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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XLIIP  ANNÉE.  -  SECONDE  PÉRIODE 


TOME  CIV.    —  1"  MARS  1873. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


— «w^5 


XLIIP   ANNEE.    —   SECONDE    PÉRIODE 


TOME  CENT  QUATRIÈME 


PARIS 

BDREAU    DE    LA   REYUE   DES    DEUX    MONDES 

RUE    BONAPARTE,   17 


1873 


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LA 


GUERRE  DE  FRANCE 


1870     1871 


IV. 

l'invasion     en     NORMANDIE.    —    LA     CAMPAGNE      DU     NORD 
ET     LE     GÉNÉRAL     FAIDHERBE     (1). 


,  Campagne  du  nord  en  1870-181i,  par  le  général  Faidherbe,  1  vol.  in-S».  —  II.  La  vérité 
sur  les  événemens  de  Rouen,  rapport  au  conseil-général  de  la  Seine- Inférieure,  par  M.  Es- 
tanceUn.  —  III.  Souvenirs  de  l'invasion  prussienne  en  Normandie,  par  M.  le  baron  Ernouf. 
—  IV.  La  Guerre  en  province,  par  M.  Ch.  de  Freycinet.  —  V.  Opérations  des  années 
allemandes  depuis  la  bataille  de  Sedan  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre,  par  "W".  Blume,  major 
au  grand  état-major  prussien,  traduction  du  capitaine  Costa  de  Cerda.  —  VI.  Guerre  des 
jrontib-cs  du  Rhin,  1870-1871,  par  le  colonel  Rûstow,  traduction  du  colonel  Savin  de  Lar- 
clause,  2  vol.  —  VII.  La  Campagne  de  1870,  par  le  correspondant  du  Times.  —  VIII.  Opé- 
rations de  l'armée  du  sud  pendant  les  tnois  de  janvier  et  février  1871,  par  le  comte  de  War- 
tensleben,  colonel  d'état-major.  —  IX.  Les  Chemins  de  fer  pendant  la  guerre  de  1870-1871, 
par  M.  Jacqmin,  etc.,  etc. 


Lorsqu'à  la  fin  de  1813  et  au  commencement  de  181  ù  la  fatalité 
de  la  guerre  livrait  la  France  à  une  invasion  qui  était  alors  la  pre- 
mière et  qui  malheureusement  ne  devait  pas  être  la  dernière  dans 
ce  siècle,  cette  invasion  était  comme  un  reflux  de  l'Europe  entière 
sur  notre  pays.  L'armée  de  Napoléon  battant  en  retraite  depuis 
Moscou,  épuisée  de  combats  et  de  marches  à  travers  l'Allemagne, 
se  retrouvait  après  plus  d'une  année  de  lutte  aux  frontières  de  la 
vieille  France,  suivie  pas  à  pas,  serrée  de  près  par  ces  armées  des 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  septembre,  du  15  octobre  et  du  15  décembre  1872. 


6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nations  coalisées  qu'elle  venait  de  rencontrer  à  Leipzig  dans  un 
formidable  choc,  et  qui  maintenant  s'avançaient  de  tous  les  côtés  à 
la  fois  pour  se  rejoindre  sur  notre  territoire.  Par  la  Hollande  et  la 
Belgique  au  nord,  par  le  Rhin  central,  par  la  Suisse  et  le  Jura,  sur 
tous  les  points  entre  la  Mer  du  Nord  et  les  Alpes  débordait  cette 
coalition  européenne  poussant  ses  légions  à  travers  nos  frontières 
démantelées.  Tout  était  menacé  en  même  temps,  tout  cédait  d'un 
seul  coup  sous  l'effort  ennemi.  L'invasion  de  1870  ne  pouvait  s'ac- 
complir et  ne  s'est  point  accomplie  de  la  même  manière.  La  neutra- 
lité suisse  mieux  garantie,  sérieusement  sauvegardée  cette  fois, 
protégeait  au  moins  d'un  côté  jusqu'à  Bàle  la  France  de  l'est.  La 
neutralité  belge,  œuvre  plus  récente  d'une  politique  de  paix  et  de 
préservation,  couvrait  le  nord  jusqu'au  Luxembourg.  L'invasion  al- 
lemande n'avait  qu'une  issue  :  elle  s'est  précipitée  comme  un  tor- 
rent par  les  provinces  du  Rhin,  par  le  palatinat,  se  frayant  un  pas- 
sage entre  Strasbourg  et  Metz,  immobilisant  ces  deux  places,  mieux 
encore  cernant  une  armée  tout  entière  sous  les  murs  de  la  citadelle 
lorraine,  se  repliant  un  instant  pour  aller  achever  la  destruction 
d'une  seconde  armée  à  Sedan,  puis  courant  droit  sur  Paris,  même 
jusqu'à  la  Loire,  sans  s'inquiéter  de  ce  qui  se  passait  sur  ses  flancs. 
Ce  n'est  qu'avec  le  temps,  lorsqu'elle  était  déj  i  campée  au  centre 
de  la  France,  qu'elle  a  été  conduite  à  se  retourner  vers  l'est,  vers 
le  nord  et  le  nord-ouest,  qu'elle  avait  d'abord  négligés. 

Évidemment,  si  avant  d'engager  celte  guerre  néfaste  on  avait  eu 
la  prévoyance  de  laisser  dans  l'est  et  dans  le  nord,  je  ne  dis  pas 
des  armées  toutes  faites,  —  on  ne  pouvait  en  avoir  partout,  celles 
qu'on  avait  devant  l'ennemi  étaient  déjà  trop  faibles,  —  mais  les 
premiers  élémens  nécessaires  pour  reconstituer  promptement  des 
armées  nouvelles,  pour  créer  deux  centres  énergiques,  efficaces  de 
défense  et  d'action,  l'invasion  n'aurait  pas  marché  si  hardiment,  si 
présomptueusement  sur  Paris.  Elle  se  serait  sentie  menacée,  elle 
aurait  été  peut-être  obligée  de  disséminer  ses  forces;  en  prenant  du 
temps  avant  d'aller  plus  loin,  elle  en  aurait  donné,  et  si  elle  ne 
s'était  pas  arrêtée,  elle  aurait  été  exposée  à  se  voir  assaillie  sur  ses 
communications,  à  être  prise  entre  deux  feux.  Ce  que  l'est  aurait  pu 
devenir  pour  la  défense  nationale  dans  ces  conditions,  je  l'ai  dit. 
Le  nord  pouvait  avoir  un  rôle  au  moins  aussi  décisif  par  sa  position 
et  par  ses  ressources,  —  appuyé  d'une  part  à  la  Belgique  neutre, 
touchant  à  la  mer,  donnant  la  main  à  la  Normandie  et  à  l'ouest, 
hérissé  de  forteresses  sous  la  protection  desquelles  on  pouvait  tout 
organiser,  tout  préparer  et  tout  tenter. 

Sans  doute  on  se  trouvait  jeté  subitement  dans  une  situation 
étrange,  inattendue,  les  événemens  avaient  marché  de  façon  à  con- 


LA   GUERRE    DE   FRANCE.  7 

fondre  toutes  les  prévisions,  toutes  les  combinaisons  de  ceux  qui, 
depuis  des  siècles,  ont  travaillé  à  constituer  la  puissance  défensive 
de  notre  pays.  Lorsque  le  génie  de  Vauban,  après  une  étude  pro- 
fonde des  conditions  et  des  points  vulnérables  de  la  France,  élevait 
ce  qu'on  a  si  souvent  appelé  la  «  frontière  de  fer,  »  de  Dunkerque  à 
Bâie;  lorsque  notamment  dans  ces  régions  du  nord  il  créait  toutes 
ces  places  fortes  qui  ont  sauvé  deux  fois  l'intégrité  française,  en 
1794  comme  en  1712,  —  Condé,  Valenciennes,  Bouchain,  Cambrai 
sur  l'Escaut,  —  Maubeuge,  Landrecies  sur  la  Sambre,  —  Avesnes, 
Rocroi,  entre  la  Sambre  et  la  Meuse,  —  Givet,  Mézières,  Sedan  sur 
la  Meuse;  lorsque  Yauban  accomplissait  toutes  ces  œuvres  d'un  art 
savant  et  prévoyant,  il  ne  songeait  qu'à  opposer  un  front  inexpu- 
gnable à  une  invasion  venant  par  le  nord.  Tout  était  calculé  dans 
ce  sens  :  faire  face  à  l'ennemi  assaillant  la  frontière  du  nord,  fermer 
les  trouées  au  bout  desquelles  est  Paris,  en  se  ménageant  en  arrière 
comme  une  suprême  ressource  de  défense  toutes  ces  lignes  straté- 
giques de  la  Marne,  de  l'Aisne,  de  l'Oise,  de  la  Somme,  fortifiées 
elles-mêmes  de  façon  à  pouvoir  disputer  le  terrain  ^  retarder  la 
marche  de  l'envahisseur.  C'est  Landrecies  qui  sauvait  la  France  au 
commencement  du  xviii*'  siècle  en  laissant  à  Villars  le  temps  de  res- 
saisir la  victoire  à  Denain.  C'est  Maubeuge  qui  arrêtait  l'invasion  au 
mois  d'octobre  179li  en  laissant  à  Jourdan  le  temps  d'aller  vaincre 
Cobourg  à  Wattignies.  C'est  sur  la  Marne,  sur  l'Aisne,  sur  l'Oise  que 
Napoléon,  réduit  à  la  dernière  extrémité,  prodiguait  des  miracles  de 
génie  qui  faillirent  faire  reculer  la  coalition.  C'est  là  en  raccourci 
le  rôle  de  ce  vieux  système  défensif  de  la  France. 

Qu'est-il  arrivé  cependant  en  1870?  Par  une  combinaison  de  fa- 
talités meurtrières  qui  ne  s'est  jamais  rencontrée  à  ce  degré,  même 
aux  heures  les  plus  critiques,  même  en  1814,  tout  s'est  trouvé  sou- 
dainement interverti.  L'invasion,  libre  de  se  porter  en  avant  après 
ses  premières  et  décisives  victoires,  s'est  vue  en  un  mois  de  guerre 
dans  cette  position  où  c'était  elle  désormais  qui  pouvait  se  servir 
contre  nous  de  ces  lignes  de  la  Marne,  de  l'Aisne,  de  l'Oise,  —  où 
elle  pouvait  prendre  à  revers  les  places  du  nord  au^si  bien  que  les 
Vosges.  La  destination  de  ces  places  du  nord  se  trouvait  par  le  fait 
annulée  ou  du  moins  transformée,  et,  chose  nouvelle,  la  tête  de 
défense  contre  l'ennemi  de  ce  côté  était  maintenant  non  plus  sur 
l'Escaut  ou  sur  la  Sambre,  à  Valenciennes  ou  à  Maubeuge,  mais  sur 
un  seul  point  de  l'Oise,  à  La  Fère,  sur  la  Somme,  à  Péronne  et  à 
Amiens,  ou  à  la  petite  citadelle  de  Ham.  Voilà  la  situation. 

Même  dans  ces  conditions  si  étranges,  si  prodigieusement  ag- 
gravées ou  interverties,  le  nord  pouvait  être  un  puissant  et  efficace 
retranchement  pour  la  défense,  s'il  y  avait  eu  un  noyau  de  force 


8  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

militaire,  un  commencement  d'organisation,  une  direction.  Tout 
manquait  au  premier  instant  dans  le  nord  aussi  bien  et  plus  en- 
core que  dans  l'est.  Il  y  avait  même  des  places  dont  l'armement 
n'était  pas  complet.  Quant  à  des  élémens  militaires  réguliers,  il  n'y 
en  avait  d'aucune  espèce.  Les  forteresses  étaient  occupées  par  des 
mobiles,  par  des  gardes  nationaux,  tout  au  plus  par  quelques  déta- 
chemens  de  conscrits  ramassés  au  hasard  dans  des  dépôts.  Les  Al- 
lemands ne  s'y  méprenaient  pas,  ils  voyaient  que  dans  tous  les  cas 
ils  avaient  du  temps  devant  eux,  et  voilà  comment  ils  s'étaient 
avancés  avec  une  imperturbable  assurance  jusqu'à  Paris,  se  bornant 
à  laisser  des  postes  d'observation  de  l'Oise  à  la  Normandie,  atten- 
dant le  moment  de  pousser  plus  loin  l'invasion. 

Malgré  leur  vigilance,  ils  se  risquaient  souvent  beaucoup,  ces 
implacables  envahisseurs  de  la  France,  ils  comptaient  sur  l'ascen- 
dant de  la  victoire  et  sur  la  désorganisation  qu'ils  rencontraient  par- 
tout. On  demandait  à  cette  époque  à  des  officiers  prussiens  s'ils  ne 
craignaient  pas  d'être  surpris  en  s'aventurant  ainsi  au  milieu  de 
toutes  les  lignes  intérieures  de  la  France,  et  ces  officiers  répondaient 
qu'ils  n'avaient  point  d'inquiétudes  sérieuses,  que  le  temps  de  l'au- 
dace était  passé  pour  les  Français.  Ils  auraient  pu  dire  tout  au 
moins  que  le  temps  du  bonheur  était  passé  pour  nous;  mais  si  l'in- 
vasion avait  pour  elle  l'audace  et  le  bonheur,  sans  parler  de  la  dan- 
gereuse et  impitoyable  habileté  de  ceux  qui  la  conduisaient,  elle 
avait  encore  plus  d'un  combat  sanglant  à  livrer,  et  même  dans  ces 
contrées  du  nord,  du  nord-ouest,  où  tout  semblait  pour  le  moment 
immobile,  sur  cette  longue  ligne  qui  va  de  la  basse  Seine  à  la  Meuse 
en  passant  par  Amiens,  par  Saint-Quentin,  elle  allait  rencontrer  une 
certaine  résistance  facile  à  vaincre  sans  doute  en  Normandie,  plus 
tenace  dans  le  nord  proprement  dit.  Ici  l'invasion  allait  trouver  un 
adversaire  assez  habile  pour  lui  opposer,  à  l'abri  de  ses  fortes  posi- 
tions, une  méthodique  stratégie.  En  un  mot,  ce  que  Chanzy  essayait 
sur  la  Loire  et  sur  la  Sarthe,  ce  que  Bourbaki  poursuivait  dans  l'est, 
le  général  Faidherbe  le  tentait  à  sa  manière  dans  le  nord.  C'est  en- 
core un  des  épisodes  de  cette  guerre  tourbillonnant  autour  de  Pa- 
ris muet,  retranché  du  monde  et  attendant  la  délivrance  dans  ses 
lignes  hérissées  de  feux. 

I. 

La  campagne  du  nord  ne  commençait  par  le  fait  qu'aux  derniers 
jours  de  novembre  1870,  à  la  chute  d'Amiens,  le  premier  des  postes 
de  la  Somme  tombé  au  pouvoir  de  l'ennemi.  Que  s'était-il  passé 
jusque-là  dans  les  deux  camps? 


LA   GUERRE    DE   FRANCE.  0 

Au  moment  où  l'invasion  arrivait  devant  Paris  au  19  septembre, 
elle  ne  pouvait  songer  à  s'étendre  sur-le-champ,  à  dépasser  l'aire 
stratégique  déjà  fort  étendue  qu'elle  occupait.  Elle  avait  besoin  de 
régulariser,  de  garantir  ses  communications,  peu  menacées,  il  est 
vrai,  mais  gênées  par  quelques  places  dont  elle  n'avait  pu  avoir 
raison  du  premier  coup.  Elle  ne  disposait  pas  d'ailleurs  de  toutes 
ses  forces.  Elle  était  provisoirement  obligée  de  laisser  autour  de 
Metz  plus  de  200,000  hommes  pour  garder  Bazaine  et  son  armée. 
Strasbourg  et  les  places  de  l'Alsace  retenaient  plusieurs  divisions. 
Que  la  zone  d'occupation  dût  s'étendre  à  mesure  que  la  guerre  se 
prolongerait,  c'était  surtout  l'affaire  des  circonstances  ;  les  chefs  de 
l'état-major  prussien  y  étaient  préparés,  et  ils  ne  doutaient  point 
assurément  de  pouvoir  faire  face]  à  toutes  les  entreprises  qui  s'im- 
poseraient à  eux  lorsqu'ils  auraient  retrouvé  la  libre  disposition  de 
leurs  forces.  Ils  se  proposaient  ce  jour-là  d'aller  enlever  Amiens  et 
de  faire  de  cette  place  le  pivot  des  opérations  nouvelles  qu'ils  en- 
treprendraient, qu'ils  pourraient  diriger  alternativement,  d'un  côté 
vers  le  nord  s'il  y  avait  quelque  apparence  d'armée  française,  d'un 
autre  côt-é  vers  Rouen,  la  basse  Seine  et  la  mer.  Pour  le  moment,  on 
ne  pouvait  aller  jusque-là. 

La  première  préoccupation  des  chefs  prussiens  était  de  mettre  à 
l'abri  de  toute  menace  l'investissement  de  Paris,  d'assurer  leurs 
communications,  qui  devenaient  définitivement  libres  à  partir  du 
15  octobre  par  la  chute  de  Soissons,  de  s'organiser  enfin  de  façon  à 
vivre  sur  le  pays  conquis,  en  tirant  des  contrées  environnantes  tout 
ce  qu'on  pourrait,  fût-ce  par  les  plus  impitoyables  rigueurs  de  la 
guerre.  Du  côté  du  sud,  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  l'état- 
major  allemand  à  peine  établi  à  Versailles  s'était  immédiatement 
occupé,  on  le  sait,  d'envoyer  des  forces  dans  la  direction  d'Orléans 
en^même  temps  que  vers  Chartres  et  vers  l'Eure.  Du  côté  du  nord, 
sur  la  rive  droite,  le  général  comte  de  Lippe  était  avec  une  division 
de  cavalerie  sur  la  ligne  de  Senlis,  Clermont  et  Beauvais,  couvrant 
les'magasins  créés  à  Chantilly.  Le  prince  Albrecht  de  Prusse,  le  fils 
du  vieux  prince  Albrecht  qui  vient  de  mourir,  était  avec  un  régi- 
ment de  uhlans,  quelques  bataillons  d'infanterie  et  de  l'artillerie, 
à'^Pontoise  et  à  Beaumont,  observant  la  route  de  la  Normandie.  Ces 
éclaireurs  de  l'invasion  avaient  certes  fort  peu  à  faire  pour  conquérir 
ou  pour  garder  leurs  positions  ;  ils  avaient  tout  au  plus  à  craindre 
quelques  échaufïourées  tentées  avec  plus  de  bonne  volonté  que  de 
succès  par  des  détachemens  informes  de  mobiles  ou  par  des  bandes 
de  francs- tireurs  dispersées  autour  de  Paris.  C'était  en  définitive 
une  période  d'établissement  pour  l'armée  allemande,  de  réorgani- 
sation confuse  pour  la  France  atterrée  et  foulée  par  la  conquête. 


10  RETUE    DES   DEUX   MONDES. 

D'où  pouvait  venir  la  résistance?  de  quels  élémens  disposait-elle? 
Qui  pouvait  la  coordonner  et  la  diriger?  Le  gouvernement  de  Paris, 
enfermé  dans  sa  grande  prison,  n'avait  plus  aucun  moyen  d'action 
extérieure;  il  ne  savait  plus  rien  et  ne  voyait  plus  rien  à  travers  les 
sombres  lignes  prussiennes  qui  lui  dérobaient  le  théâtre  mobile  de 
l'invasion  et  de  la  guerre.  Le  gouvernement  de  Tours  n'avait  de 
souci  que  pour  la  Loire,  et  ne  songeait  tout  au  plus  qu'à  fondre  les 
derniers  débris  de  la  vieille  armée  avec  des  mobiles  rassemblés  en 
toute  hâte  dans  ce  15''  corps,  qui  allait  devenir  le  premier  noyau 
de  l'armée  nouvelle.  Les  autres  parties  de  la  France  étaient  délais- 
sées, livrées  à  elles-mêmes.  Je  ne  parle  point  encore  du  nord  pro- 
prement dit.  La  Normandie  quant  à  elle,  la  Normandie  tout  ou- 
verte, riche,  sans  protection,  se  sentait  la  première  en  péril.  Elle 
était  dans  une  anxiété  singulière  que  la  proximité  de  l'ennemi  ne 
justifiait  que  trop  sans  doute  et  que  la  confusion  du  lendemain  d'une 
révolution  aggravait  encore.  A  chaque  instant,  on  croyait  voir  arri- 
ver les  Prussiens,  et  un  jour  même,  avant  la  fin  de  septembre,  le 
télégraphe  annonçait  jusqu'à  Caen  et  à  Évreux  qu'ils  s'avançaient 
décidément.  Ce  n'était  qu'une  panique;  l'émotion  ne  fut  pas  moins 
extraordinaire  partout.  Le  fait  est  qu'entre  l'invasion  et  P»ouen  il 
n'y  avait  que  deux  faibles  lignes  de  défense,  la  petite  rivière  de 
l'Epte  d'abord,  puis  plus  bas  une  autre  petite  rivière,  l'An'lelle, 
toutes  les  deux  coulant  à  peu  près  parallèlement  entre  le  chemin  de 
fer  qui  relie  Amiens  à  la  Normandie  et  la  Seine.  Dans  l'intervalle 
se  déroulent  les  plateaux  du  Vexiu,  dont  la  richesse  devait  être  un 
appât  pour  l'ennemi.  La  défense  de  ces  deux  lignes  médiocres, 
qu'on  ne  voulait  pas  cependant  livrer  sans  combat,  reposait  tout 
entière  sur  le  commandant  militaire  de  Rouen,  le  général  Gudin, 
qui  ne  comptait  pas  un  soldat  régulier  sous  ses  ordres,  qui  n'avait 
que  des  mobiles  fort  novices,  et  sur  un  homme  de  dévoûment,  de 
courage,  qui  allait  disposer  de  forces  plus  apparentes  que  réelles» 
Ce  chef  improvisé  était  un  député  au  corps  législatif,  Njrmand  lui- 
même,  M.  Estancelin,  qui  au  lendemain  du  A  septembre  avait  reçu 
du  gouvernement  de  la  défense  nationale  le  titre  et  les  pouvoirs  de 
commandant-général  des  gardes  nationales  des  trois  départemens 
de  la  Normandie,  la  Seine-Inférieure,  le  Calvados  et  la  Manche. 

M.  Estancelin  était  arrivé  à  Rouen  plein  d'ardeur,  non  pour  se 
mettre  en  lutte  avec  l'autorité  militaire  auprès  de  laquelle  il  se 
trouvait  placé,  mais  pour  être  avec  elle  à  l'action  et  à  la  peine,  si 
on  ne  pouvait  être  ensemble  au  succès.  Il  portait  dans  sa  mission 
une  double  pensée,  une  double  résolution  :  faire  pour  la  défense 
tout  ce  qui  serait  possible,  organiser,  habiller,  équiper  les  gardes 
nationales,  qui  n'existaient  même  pas,  ou  qui  du  moins  n'existaient 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  li 

qu'à  Rouen  et  à  Elbeuf,  pour  les  conduire  à  l'ennemi,  et  en  même 
temps  maintenir  énergiquement  l'ordre,  contenir  tous  les  déchaî- 
nemens  révolutionnaires.  Ce  n'était  vraiment  pas  une  œuvre  facile 
dans  des  conditions  oii  il  y  avait  tout  à  faire  et  où  il  fallait  tout 
faire  au  plus  vite.  Les  difficultés  étaient  de  toute  nature,  militaires, 
financières,  politiques.  M.  Estancelin  avait  emporté  en  quittant  Pa- 
ris les  plus  libérales  promesses  du  gouvernement;  mais  au  moment 
de  s'occuper  de  l'habillement,  de  l'équipement,  on  ne  recevait  plus 
rien,  ni  argent  ni  mandats.  L'armement  était  dans  le  plus  déplo- 
rable état,  il  n'y  avait  ni  fusils  ni  canons;  la  ville  de  Rouen  avait 
pour  toute  défense  quelques  vieilles  pièces  hors  de  service.  On  pou- 
vait tout  trouver  en  Angleterre;  mais  bientôt  survenait  un  décret 
interdisant  aux  déparlemens  et  aux  villes  l'achat  des  armes  à  l'é- 
tranger, pour  réserver  à  une  commission  supérieure  d'armement, 
qui  venait  d'être  créée  à  Tours,  le  monopole  des  opérations  de  ce 
genre,  et  le  décret  avait  ce  résultat  singulier,  que  d'un  côté  on  ne 
pouvait  plus  rien  acheter  à  l'étranger,  et  que  de  l'autre  on  ne  pou- 
vait rien  obtenir  de  la  commission  supérieure  de  Tours.  Le  gouver- 
nement envoya  quelques  batteries  d'artillerie  qui  étaient  loin  de 
suffire. 

Ce  n'est  pas  tout;  les  conditions  politiques  étaient  des  plus 
graves.  Rouen  avait  échappé  aux  désastreuses  dominations  déma- 
gogiques qui  régnaient  à  Lyon,  à  Marseille,  à  Toulouse.  Les  mêmes 
éiémens  de  dt^sordre  existaient  cependant.  Les  agitateurs  du  ra- 
dicalisme et  de  l'Internationale  se  réunissaient  dans  un  «  comité  de 
vigilance,  j)  et  naturellement  on  criait  à  la  trahison,  on  réclamait 
la  dissolution  du  conseil  municipal,  la  destitution  de  tous  les  fonc- 
tionnaires, l'enrôlement  des  congréganistes,  la  levée  en  masse,  le 
droit  de  former  des  corps  francs  «  en  dehors  de  l'action  des  autori- 
tés, »  etc.  On  était  obligé  de  se  débattre  avec  ces  turbulences,  qui 
ne  faisaient  qu'ajouter  à  la  confusion.  Malgré  ces  difficultés  de  toute 
sorte,  on  agissait  cependant  autant  qu'on  le  pouvait;  on  travaillait 
de  son  mieux  à  s'organiser  et  à  s'armer.  Le  général  Gudin  établis- 
sait les  forces  dont  il  disposait  sur  l'Andelle,  faute  de  pouvoir  cou- 
vrir la  première  ligne  de  l'Epte,  et  de  son  côté  M.  Estancelin,  avec 
un  détachement  de  la  garde  nationale  de  Rouen,  tentait  aux  der- 
niers jours  de  septembre  une  reconnaissance  assez  hardie  jusqu'à 
Mantes,  où  la  présence  des  Prussiens  avait  été  signalée;  on  poussa 
même  jusqu'à  Meulan.  C'est  la  seule  force  française  qui  se  soit  ap- 
prochée si  près  de  Paris  pendant  cinq  mois.  Malheureusement  c'é- 
tait une  reconnaissance  inutile,  il  n'y  avait  eu  que  quelques  cou- 
reurs ennemis  qui  avaient  disparu.  Les,  Prussiens  n'arrivaient  pas 
par  Meulan  et  par  Mantes,  ils  arrivaient  d'un  autre  côté,  et  ce  qui 


12  REVUE    DES   DEDX   MONDES. 

n'était  qu'une  panique  quelques  jours  auparavant  devenait  bientôt 
la  plus  triste  réalité. 

L'invasion  qui  menaçait  la  Normandie  se  dessinait  en  effet  dès  le 
9  octobre,  sur  l'Epte,  par  Gisors.  Elle  était  conduite  par  le  prince 
Albrecht,  qui  avait  Zi,000  hommes  et  deux  batteries  d'artillerie 
pour  occuper  une  ville  sans  défense.  Sans  doute  c'était  un  malheur 
que  cette  première  ligne  fût  ainsi  abandonnée,  puisqu'on  livrait 
le  Vexin  aux  déprédations  ennemies.  Ceux  qui  étaient  chargés  de 
couvrir  Rouen  cédaient  évidemment  à  la  plus  douloureuse  néces- 
sité pour  échapper  à  l'inévitable  désastre  qui  les  attendait,  s'ils 
avaient  voulu  courir  la  chance  de  soutenir  le  choc  de  l'ennemi  sur 
une  ligne  si  avancée  avec  les  médiocres  forces  qu'ils  avaient  à  leurs 
ordres.  On  s'était  borné  à  envoyer,  assez  inutilement,  il  faut  l'a- 
vouer, quelques  compagnies  de  mobiles,  qui  étaient  arrivées  le  ma- 
tin de  l'attaque,  et  qui  se  dispersaient  aux  premiers  sifllemens  des 
obus  prussiens.  Le  prince  Albrecht  ne  se  montrait  pas  moins  irrité 
à  son  arrivée  à  Gisors,  non  pas  précisément  pour  cette  défense  des 
mobiles,  mais  parce  que  non  loin  de  là,  au  passage  de  l'Epte,  ses 
soldats  avaient  été  un  instant  arrêtés  dans  leur  marche  par  les  ha- 
bitans  de  la  commune  de  Bazincourt.  Ces  braves  gens,  sans  se  lais- 
ser émouvoir  par  l'inégalité  de  la  lutte,  s'étaient  courageusement 
battus.  Ils  avaient  des  morts  et  des  blessés,  ils  avaient  aussi  fait  du 
mal  à  l'ennemi,  qu'ils  avaient  tenu  en  échec  pendant  quelques 
heures.  Le  prince  Albrecht  ne  parlait  de  rien  moins  que  de  brûler  le 
village;  il  crut  sans  doute  être  fort  humain  en  se  bornant  à  exercer 
d'impitoyables  représailles  contre  de  malheureux  Français  qui  n'a- 
vaient fait  que  défendre  leurs  foyers,  et  ici,  par  cet  épisode  san- 
glant de  Bazincourt ,  qui  marquait  les  premiers  pas  des  Prussiens 
en  Normandie,  je  voudrais  montrer  le  caractère  nouveau,  ineffa- 
çable, que  prenait  de  plus  en  plus  cette  invasion  allemande. 

Jusque-là,  on  n'était  point  sorti  des  règles  militaires.  Maintenant, 
àmesure  que  les  Prussiens  s'avançaient  en  France,  la  lutte  commen- 
çait à  changer  de  nature  et  devenait  farouche.  Ah  1  sans  doute  la 
guerre  est  toujours  la  guerre,  une  invasion  est  toujours  une  inva- 
sion. Toutes  les  fois  qu'on  déchaîne  les  passions  meurtrières,  qu'on 
jette  un  peuple  sur  un  autre  peuple,  on  peut  s'attendre  à  voir  se 
dérouler  le  lugubre  spectacle  des  massacres  organisés,  des  villes 
incendiées ,  des  extorsions  de  la  soldatesque,  des  représailles  in- 
stantanées et  sanglantes ,  des  réquisitions  à  main  armée  et  des 
ruines;  mais  ce  n'étaient  là,  jusqu'ici,  on  pouvait  le  croire,  que  des 
violences  accidentelles  de  la  guerre.  Ce  qu'il  y  a  de  particulier 
dans  ce  grand  conflit  de  1870,  c'est  l'esprit  même  qui  préside  à 
l'invasion,  qui  organise  la  destruction  au  lieu  de  la  limiter,  qui 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  13 

transforme  en  usage  calculé  et  méthodique  ce  qni  n'était  que  l'ex- 
cès ou  la  fatalité  du  combat.  Les  Allemands  ont  eu  le  mérite  d'in- 
venter ou  de  perfectionner  ce  qu'un  écrivain  étranger,  qui  ne  leur 
est  pas  défavorable ,  le  colonel  Riistow,  appelle  «  la  guerre  de  ter- 
reur. »  Ils  ont  notamment  employé  deux  procédés  au  moins  étranges. 
L'un  de  ces  procédés  est  le  système  des  otages,  qui  a  été  pratiqué 
dans  la  plus  large  mesure,  et  dont  le  dernier  mot  a  été  l'envoi  d'un 
membre  de  l'Institut  de  France,  de  M.  le  baron  Thénard,  en  Alle- 
magne, —  sans  doute  par  suite  du  respect  bien  connu  des  Alle- 
mands pour  la  science!  Cet  abus  de  la  force  généralisé,  appliqué  à 
propos  de  tout,  par  prévention  ou  comme  garantie,  est-ce  un  droit 
légitime  de  la  guerre?  C'est  une  question  d'équité  et  d'honneur 
entre  les  peuples  civilisés.  Un  autre  procédé  consistait  à  rendre 
les  villes  entières,  les  villages  responsables  de  la  moindre  mésa- 
venture d'un  soldat  allemand ,  à  considérer  comme  des  bandits  de 
simples  gardes  nationaux,  à  traiter  la  moindre  résistance  par  le  fer 
et  le  feu,  par  la  fusillade  et  le  pétrole,  à  promener  partout  enfin 
une  loi  du  talion  implacable  et  aveugle.  C'était  l'esprit  de  la  guerre 
de  trente  ans  se  réveillant  en  plein  xix"  siècle,  et  mieux  encore  c'é- 
tait, selon  le  mot  du  colonel  Riistow,  «  la  destruction  ordonnée  de 
sang- froid,  dans  le  plus  grand  calme.  » 

Au  même  instant,  dès  le  mois  d'octobre,  ce  système  éclatait  dans 
toute  sa  violence  partout  où  passait  l'invasion.  Je  ne  parle  pas  des 
villes  ouvertes,  bombardées  et  brûlées  après  le  combat,  comme 
Châteaudun.  Dans  le  pays  chartrain,  le  petit  village  d'Ablis  était 
livré  aux  flammes  avec  des  rafliuemens  cruels  en  expiation  du  dé- 
sastre d'un  escadron  de  hussards  surpris  par  une  bande  française. 
Dans  les  Ardennes  s'accomplissait  un  drame  qui  vient  de  se  dévoiler 
devant  les  tribunaux.  Un  sous-officier  allemand  avait  été  tué  dans 
un  engagement  avec  des  francs-tireurs,  non  loin  du  village  de  Vaux. 
Le  lendemain,  une  colonne  ennemie  arrivait,  on  s'empara  de  tous 
les  hommes  qu'on  put  saisir,  ils  étaient  quarante,  et  on  les  enferma 
dans  l'église  en  les  prévenant  qu'ils  allaient  être  décimés.  Le  chef 
du  détachement  allemand,  c'était  un  colonel  de  landwehr  prus- 
sienne, tint  une  façon  de  conseil  de  guerre  au  presbytère;  il  pres- 
sait le  curé,  pour  en  finir,  de  désigner  les  trois  plus  mauvais  sujets 
de  l'endroit,  qui  seraient  punis  pour  les  autres.  Le  curé  se  refusait 
énergiquement  à  cette  complicité,  il  répondait  que  dans  son  village 
comme  partout  il  y  avait  du  bon,  du  médiocre  et  du  mauvais,  mais 
qu'il  n'y  avait  aucun  coupable,  que  personne  n'avait  fait  le  coup 
de  feu,  et  le  brave  prêtre  s'offrait  lui-même  en  sacrifice  pour  ses 
paroissiens.  Touché  de  l'émotion  et  du  dévoûment  de  l'honnête  ec- 
clésiastique, le  colonel  s'écriait  :  «  Pensez- vous,  monsieur  le  curé, 


ih  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

que  c'est  avec  plaisir  que  j'exécute  cet  ordre  venu  de  haut?  »  De 
guerre  lasse,  on  prit  un  casque  où  l'on  mit  des  billets,  et  on  le  fit 
passer  aux  prisonniers  en  leur  disant  de  tirer  au  sort.  Que  se  passa-^ 
t-il  entre  ces  malheureux  enfermés  dans  l'église  pendant  soixante- 
seize  heures?  Toujours  est-il  que  trois  victimes  furent  désignées, 
non  par  le  sort,  mais  à  la  majorité  des  voix,  et  un  peu  sans  doute  par 
un  abus  d'influence  de  quelques-uns  des  prisonniers.  Les  trois  sa- 
crifiés, malgré  leurs  supplications  et  leurs  protestations,  furent  con- 
duits auprès  du  cimetière,  où  ils  furent  fusillés,  en  présence  du 
curé,  qui  les  accompagnait  au  supplice,  et  du  colonel  prussien,  qui 
était  auprès  du  curé,  le  soutenant  au  moment  de  la  détonation. 

Ce  qui  se  passait  à  Vaux  était  à  peu  près  justement  ce  qui  arrivait 
à  Bazincourt  après  le  combat  de  l'Epte.  On  avait  réussi  à  pré>erver 
le  village  de  l'incendie,  mais  huit  habitans  furent  saisis  comme  ban- 
dits. On  parvint  encore,  à  force  de  dém.arches,  à  sauver  trois  des 
prisonniers,  qui  reçurent  la  bastonnade.  Les  cinq  autres  furent  im- 
pitoyablement fusillés.  Il  y  avait  parmi  eux  un  vieillard  septuagé- 
naire qui  n'avait  fait  que  se  défendre  dans  sa  maison.  Peu  après, 
les  Prussiens,  définitivement  établis  à  Gisors,  rayonnaient  tout  au- 
tour, allant  à  Vernon,  aux  Andelys,  à  Hebécourt,  à  Écouis,  et  dé- 
ployant partout  sur  leur  passage  les  mêmes  procédés  de  violence. 
Ainsi  se  manifestait  cette  invasion  de  la  INormandie,  conduite  par 
un  prince  de  taille  effilée,  de  santé  assez  frêle,  qui  suivait  en  ce 
moment-là  une  cure  de  lait  en  ordonnant  des  exécutions,  des  bora- 
bardemens  et  des  réquisitions  ! 

Les  Prussiens,  dans  ce  premier  mouvement  sur  la  Normandie, 
ne  dépassaient  point  en  réalité  une  certaine  ligne  entre  Gournay, 
par  où  ils  se  rapprochaient  du  chemin  de  fer  d'Amiens  à  Rouen,  et 
la  Seine,  par  où  ils  rejoignaient  les  autres  détachemens  allemands, 
qui  sur  la  rive  gauche  atteignaient  déjà  les  contrées  de  l'Eure.  Ils 
complétaient  ainsi  de  ce  côté  le  cercle  d'avant-postes  destiné  à 
protéger  l'armée  de  siège  campée  autour  de  Paris,  en  étendant  le 
rayon  de  ravitaillement.  C'était  là  ce  que  se  proposaient  provisoire- 
ment les  chefs  de  l'état-raajor  de  Versailles.  Ce  n'est  pas  cepen- 
dant que  cette  occupation  dont  Gisors  restait  le  centre  lût  toujours 
paisible.  Pendant  près  de  deux  mois  au  contraire,  sur  toute  cette 
ligne  de  Gournay  à  la  Seine,  on  se  battait  incessamment  et  quel- 
quefois vivement;  on  se  battait  à  Formerie,  à  Écouis,  au  Thil,  à 
Vernon,  où  les  mobiles  de  l'Ârdèche,  vaillans  et  alertes  monta- 
gnards, tenaient  vigoureusement  tête  aux  Prussiens,  puis  plus  loin, 
au-delà  de  la  Seine,  dans  l'Eure.  Ce  n'était  point  assurément  une 
guerre  de  savante  stratégie,  c'était  plutôt  une  série  d'escarmouches 
que  le  gouvernement  et  les  préfets  exagéraient  souvent  de  la  ma- 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  15 

nière  la  plus  fantastique,  mais  qui  en  définitive  avaient  pour  objet 
et  parfois  pour  résultat  de  harceler  l'ennemi,  de  le  dégoûter  des 
incursions  trop  hardies,  de  le  troubler  dans  ses  réquisitions.  Par 
le  fait,  on  ne  perdait  pas  de  terrain,  on  regagnait  des  villages  qu'on 
avait  d'abord  abandonnés,  on  prenait  de  la  hardiesse  dans  ces  mê- 
lées incessantes  où  l'on  se  rencontrait  avec  les  Prussiens,  et  toutes 
ces  forces  éparses,  agitées,  occupées  à  batailler  en  avant  de  la  val- 
lée de  l'Andeile,  finissaient  par  former  ce  qui  s'est  appelé  l'armée 
de  Normandie. 

C'était,  à  dire  vrai,  une  armée  un  peu  étrangement  composée. 
Elle  comptait,  sans  parler  des  gardes  nationales,  deux  régimens  de 
cavalerie,  le  S*"  de  hussards  et  le  i2«  de  chasseurs,  envoyés  par  le 
gouvernement,  de  l'infanterie  de  marche  formée  en  toute  hâte,  des 
mobiles  de  plusieurs  départemens,  même  de  départemens  assez  éloi- 
gnés, des  mobilisés  du  pays,  et  une  nuée  de  francs-tireurs,  d'éclai- 
reurs,  de  guides  tourbillonnant  de  tous  les  côtés.  Les  gardes  natio- 
nales, prises  en  masse,  auraient  pu  réunir  plus  de  200,000  hommes  : 
c'était  le  nombre,  c'est-à-dire  une  force  d'ostentation,  plus  embar- 
rassante que  capable  de  servir  à  une  action  sérieuse.  L'armée  pro- 
prement dite,  avec  un  peu  de  temps  et  sous  une  discipline  éner- 
gique, aurait  pu  fournir  un  noyau  de  20,000  ou  25,000  hommes, 
peut-être  un  peu  plus.  Le  commandement,  d'abord  partagé  entre 
le  général  Gudin,  comme  chef  militaire,  et  M.  Estancelin,  comme 
chef  des  gardes  nationales,  passait  bientôt  tout  entier  au  général 
Briand,  chargé  de  la  direction  supérieure  des  opérations  devant 
l'ennemi.  Le  général  Briand  avait  certainement  assez  à  faire  pour 
organiser  et  conduire  ces  forces,  peu  propres  encore  à  une  cam- 
pagne régulière,  suffisantes  du  moins  pour  contenir  l'ennemi,  pour 
couvrir  Bouen  d'une  apparence  d'agitation  militaire.  C'est  dans  un 
de  ces  corps  improvisés  pour  la  défense  de  la  Normandie  que  se 
trouvait  alors  et  qu'est  resté  jusqu'au  bout  un  jeune  officier  perdu 
dans  la  foule  pour  servir  son  pays,  inconnu  de  son  général  aussi 
bien  que  de  ses  soldats,  réduit  à  cacher  le  duc  de  Chartres  sous  le 
nom  du  capitaine  Robert  le  Fort. 

On  avait  refusé  une  place  dans  l'armée  française  aux  princes 
d'Orléans  accourus  à  Paris  au  lendemain  du  II  septembre.  Ils  étaient 
repartis  tristement  pour  l'Angleterre;  seulement  deux  d'entre  eux 
étaient  sortis  par  Boulogne  pour  rentrer  par  Le  Havre,  et  tandis  que 
le  prince  de  Joinville  se  rendait  à  Tours  frappant  à  toutes  les  portes, 
sollicitant  sans  se  lasser  le  droit  de  combattre  pour  la  France,  le 
duc  de  Chartres  s'arrêtait  à  Rouen.  11  avait  voulu  d'abord  s'engager 
dans  un  bataillon  de  mobiles,  il  n'avait  pas  de  papiers  à  produire. 
Il  ne  savait  trop  que  faire  lorsqu'il  rencontrait  dans  les  rues  d,e 


16  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Rouen  un  officier  qu'il  connaissait,  M.  de  Beaumini,  attaché  à  l'état- 
major  de  M.  Estancelin.  On  allait  aussitôt  ensemble  chez  le  com- 
mandant des  gardes  nationales  de  la  Normandie.  Quelle  que  fût  sa 
bonne  volonté,  M.  Estancelin  faisait  remarquer  au  duc  de  Chartres 
que  le  gouvernement  ne  tolérerait  pas  sa  présence  dans  l'armée 
française,  que  son  nom  était  un  obstacle  à  la  réalisation  de  son  dé- 
sii».  —  «  Que  m'importe  mon  nom?  dit  le  prince;  je  veux  me  battre 
pour  mon  pays;  si  vous  ne  voulez  pas  de  moi,  je  trouverai  des  offi- 
ciers de  francs-tireurs  moins  difficiles,  et  j'irai  me  faire  casser  la  tète 
avec  eux.  »  Alors  on  concertait  cette  pieuse  fraude  de  patriotisme 
qui  est  devenue,  comme  on  l'a  dit,  une  des  légendes  de  la  guerre. 
Le  duc  de  Chartres  disparaissait,  il  ne  restait  plus  que  le  capitaine 
Robert  le  Fort  né  en  Lorraine,  établi  lui -même  en  Amérique  et  venu 
tout  exprès  pour  prendre  du  service.  Dès  le  lendemain,  le  capitaine 
Robert  le  Fort  allait  prendre  le  commandement  des  guides  de  la 
Seine -Inférieure  dans  la  forêt  de  Lyons,  aux  avant- postes,  où  il 
passait  près  de  deux  mois,  se  battant  en  soldat  qui  avait  fait  la 
guerre  en  Italie  et  aux  États-Unis,  montrant  autant  de  zèle  que  de 
coup  d'œil,  prenant  rapidement,  par  sa  bonne  grâce,  par  son  intré- 
pidité, un  véritable  ascendant  sur  tous  ceux  qui  l'entouraient,  qui 
reconnaissaient  très  volontiers  sa  supériorité,  et  qui  l'aimaient  sans 
le  connaître.  Le  secret  devait  rester  entre  M.  Estancelin,  le  colonel 
Hermel,  son  chef  d'état-major,  et  M.  de  Beaumini;  il  a  été  gardé 
jusqu'au  bout. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  pendant  cinq  mois  de  guerre 
rien  n'ait  trahi  ce  mystère  du  dévoûment  patriotique  d'un  jeune 
prince  abdiquant  son  nom  et  son  rang  pour  servir  obscurément 
son  pays.  On  répétait  un  peu  partout,  il  est  vrai,  que  le  duc  de 
Chartres  était  en  France,  même  qu'il  était  en  Normandie.  Les  jour- 
naux étrangers  racontaient  toute  sorte  d'histoires.  Personne  ne  sa- 
vait la  vérité,  sauf  ceux  qui  ne  la  disaient  pas.  A  cette  époque,  un 
personnage  allemand  se  rendait  chez  le  duc  d'Aumale  à  Londres,  et 
il  lui  demandait  s'il  était  vrai  que  le  duc  de  Chartres  fût  en  France, 
où  il  se  trouvait,  sous  quel  nom  il  servait;  c'était  un  envoyé  de  la 
reine  de  Prusse  qui  désirait  savoir  ces  détails  pour  que  le  prince 
pût  être  traité  avec  égard,  s'il  avait  le  malheur  d'être  pris  ou  de 
tomber  blessé  aux  mains  des  Allemands.  Le  duc  d'Aumale  répondait 
qu'en  effet  son  neveu  était  vraisemblablement  en  France,  on  ne  sa- 
vait où,  que  certainement  il  faisait  son  devoir  là  où  il  était,  et  qu'il 
n'avait  rien  de  plus  à  désirer  que  de  suivre  la  fortune  de  tous  les 
soldats  français  exposés  comme  lui.  Plus  d'une  fois  cependant  le 
duc  de  Chartres  avait  à  passer  par  de  dangereuses  épreuves.  Un 
jour,  étant  en  service  à  Rouen  pour  quelques  heures,  il  dînait  chez 


LA    GUERRE    DE    FRANCE.  17 

M.  Estancelin.  Un  des  convives,  le  colonel  La  Perrine,  commandant 
d'un  régiment  de  mobilisés  de  la  Seine-Inférieure,  ancien  onicler 
de  chasseurs  d'Afrique,  se  mettait  tout  à  coup  à  évoquer  le  souve- 
nir de  ses  campagnes  de  l'Algérie  et  du  duc  d'Orléans,  sous  le- 
quel il  avait  servi.  Il  parlait  avec  attendrissement  du  prince,  de  ses 
qualités  brillantes,  de  sa  mort,  de  ses  deux  fils,  qu'il  avait  vus  tout 
enfans.  Le  duc  de  Chartres,  la  tète  baissée,  rouge  d'émotion,  avait 
de  la  peine  à  se  maîtriser;  il  se  contint  pourtant,  et  on  ne  s'aperçut 
pas  de  son  trouble.  D'autres  fois  il  avait  h  écouter  dms  les  camps 
les  plus  étranges  conversations  sur  sa  famille,  sur  lui-même.  Il 
mettait  tous  ses  soins  à  ne  point  éveiller  un  soupçon  ;  il  était  si  bien 
inconnu  que  pendant  ces  quelques  mois  il  a  pu  pas-er  des  guides 
de  la  Seine-Inférieure  à  l'état-major  de  l'armàe  de  Normandie,  puis 
à  l'état-major  du  19''  corps,  formé  à  Cherbourg,  être  régulijiemdht 
commissionné  comme  officier,  être  proposé  pour  le  grade  dé  chef 
d'escadron,  pour  la  croix  de  la  Légion  d'honneur,  sans  que  le  gé- 
néral Briand,  le  général  Dargent,  le  général  Chanzy,  M.  Gambetta, 
le  général  Le  Fiô  lui-même,  aieut  su  quel  était  l'officier  qu'ils  avaient 
auprès  d'eux,  qu'ils  proposaient  ou  qu'ils  nommaient.  Quoi  encore? 
Lorsque  vint  l'armistice,  ayant  été  chargé  pour  la  France  de  négo- 
cier la  délimitation  de  l'occupation  étrangère,  et  s'en  étant  tiré  à 
son  honneur,  Robert  le  Fort  avait  la  bizarre  fortune  de  recevoir 
l'accolade  républicaine  d'un  préfet  de  M.  Gambetta,  qui  le  remer- 
ciait avec  effusion  du  service  qu'il  venait  de  rendre,  et  qui  ne  se 
doutait  certainement  pas  qu'il  embrassait  une  «  aliesse  »  dans  le 
jeune  officier  revenant  de  sa  mission  vêtu  d'une  peau  de  bique,  cou- 
vert de  neige. 

Aux  premiers  momens,  aux  mois  d'octobre  et  de  novembre,  pen- 
dant que  de  tous  côtés  on  brodait  des  histoires  sur  lui,  le  capitaine 
Robert  le  Fort  était  tout  simplement  dans  la  forêt  de  Lyons,  aux 
avant-postes  de  cette  armée  de  Normandie  occupée  à  tenir  tête  aux 
Prussiens,  à  leur  disputer  un  pont  de  la  Seine,  un  village,  une  ré- 
quisition d'avoine  ou  de  blé. 

II. 

Elle  pouvait  sans  doute  se  maintenir,  cette  armée,  elle  pouvait 
jouer  en  avant  de  Rouen  ce  rôle  de  défense  tourbillonnante,  tant  que 
l'invasion  ne  prenait  pas  un  caractère  plus  décidé,  des  proportions 
plus  sérieuses.  Ceci  dépendait  de  ce  qui  se  passait  dans  le  nord  et 
de  ce  que  feraient  les  Allemands,  surtout  après  la  chute  de  Metz, 
qui  leur  rendait  200,000  hommes,  —  de  ce  qui  pouvait  aussi  sur- 
venir à  Paris  ou  môme  sur  la  Loire.  Au  nord,  les  ressources  de  la 

TOME  civ.  —  1873.  2 


18  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

défense  n'étaient  pas  aux  premiers  jours  beaucoup  plus  grandes 
qu'en  Normandie.  Le  nord  était,  il  est  vrai,  couvert  par  ses  places; 
mais  ces  places  avaient  été  épuisées  de  matériel  au  profit  de  Paris, 
de  même  que  les  dépôts  d'infanterie  établis  dans  la  contrée  étaient 
épuisés  d'hommes  au  profit  du  centre  de  la  France  et  des  corps 
formés  sur  la  Loire.  Pour  tonte  cavalerie,  il  y  avait  un  dépôt  de 
dragons  qui  pouvait  fournir  quelques  cavaliers  d'escorte,  et  il  res- 
tait à  Lille  une  seule  batterie  d'artillerie  hors  d'état  de  marcher.  On 
avait  nommé,  bientôt  après  le  h  septembre,  un  commissaire  extra- 
ordinaire de  la  défense  pour  les  quatre  départemens  du  Nord,  du 
Pas-de-Calais,  de  la  Somme  et  de  l'Aisne  :  c'était  un  médecin, 
M.  Testelin,  qui  naturellement  avait  toute  l'aptitude  d'un  homme 
complètement  étranger  aux  choses  militaires.  M.  Testelin,  fort  em- 
baA'assé  de  sa  situation,  s'était  adjoint  le  directeur  des  fortifications 
de  Lilkî,  le  colonel  Farre,  immédiatement  élevé  au  grade  de  géné- 
ral, et  on  s'était  mis  à  l'œuvre.  Sur  ces  entrefaites,  vers  le  22  oc- 
tobre arrivait  le  général  Bourbaki,  envoyé  par  le  gouvernement  de 
Tours,  après  sa  romanesque  sortie  de  Metz,  pour  prendre  le  com- 
mandement supérieur  de  la  région  du  nord.  Bourbaki  avait  certes 
bien  peu  d'illusions.  Sous  son  énergique  impulsion  cependant,  avec 
le  concours  du  général  Farre,  resté  auprès  de  lui  comme  chef  d'état- 
major,  l'organisation  à  peine  ébauchée  se  coordonnait,  et  prenait 
rapidement  une  certaine  consistance.  On  développait  l'artillerie,  on 
multipliait  les  approvisionnemens  de  guerre,  on  créait  un  petit 
noyau  de  cavalerie  avec  quelques  escadrons  de  dragons  et  de  gen- 
darmes. Quant  à  l'infanterie,  elle  se  composait  de  régimens  de 
marche  organisés  dans  les  dépôts  et  de  bataillons  de  mobiles  pris 
dans  le  pays  ou  appelés  des  départemens  voisins. 

Une  circonstance  d'ailleurs  favorisait  de  jour  en  jour  la  forma- 
tion de  cette  armée  nouvelle.  C'est  par  le  nord  que  passaient  tous 
les  officiers,  les  sous-officiers  qui  s'étaient  dérobés  à  la  capitulation 
de  Sedan,  ceux  qui  s'échappaient  des  prisons  d'Allemagne,  et  bien- 
tôt les  évadés  de  Metz.  De  ce  nombre  étaient  le  colonel  Lecointe,  qui 
venait  de  commander  un  régiment  de  la  garde  et  qu'on  faisait  gé- 
néral ,  le  chef  d'escadron  Charon,  à  qui  on  donnait  le  commande- 
ment de  l'artillerie.  Le  général  Faidherbe  assure  qu'on  retrouvait 
ainsi  près  de  300  officiers;  c'était  un  élément  précieux  pour  l'armée 
du  nord,  qui  s'en  est  toujours  ressentie. 

Au  demeurant,  vers  la  mi-novembre,  on  était  arrivé  à  créer  six 
batteries  nouvelles  d'artillerie  de  campagne.  On  avait  une  première 
division  d'infanterie  à  peu  près  en  état  de  combattre  et  on  organi- 
sait une  seconde  division.  Avec  ces  forces  destinées  à  former  le 
22''  corps  de  l'armée  française,  le  général  Bourbaki  allait  se  porter, 
sans  perdre  de  temps,  sur  la  ligne  d'Amiens  à  Rouen,  de  hron  à. 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  19 

menacer  l'ennemi  par  Beauvais  et  par  Creil.  On  en  était  là  quand 
tout  à  coup  le  gouvernement  de  Tours,  cédant  aux  délations  ridi- 
cules de  quelques  agitateurs  des  villes  du  nord,  rappelait  le  géné- 
ral Bourbaki.  C'était,  on  en  conviendra,  une  étrange  manière  de 
servir  la  défense  que  d'enlever  à  cette  armée  naissante  du  nord  un 
chef  brillant  et  expérimenté  au  moment  même  où  elle  allait  avoir  à 
combattre,  à  supporter  l'orage  qui  se  préparait  devant  elle. 

Que  se  passait-il  en  effet  au  camp  prussien?  Jusque-là  les  Alle- 
mands s'étaient  bornés  en  quelque  sorte  à  contourner  le  nord  sans 
y  pénétrer.  A  deux  reprises,  il  est  vrai ,  ils  avaient  voulu  remonter 
jusqu'à  Saint-Quentin.  Une  première  fois  ils  avaient  échoué  devant 
la  résistance  de  la  population  bravement  conduite  au  feu  par  le 
préfet  de  l'Aisne,  M.  Anatole  de  La  Forge,  blessé  lui-même  dans  le 
combat.  Une  seconde  fois  ils  s'étaient  présentés  de  façon  à  s'ouvrir 
toutes  les  portes;  ils  étaient  entrés  dans  la  ville,  ils  l'avaient  ru- 
doyée, rançonnée,  puis  ils  s'étaient  retirés  en  laissant  derrière  eux 
les  plus  violentes  menaces.  Maîtres  de  Laon  depuis  les  premiers 
jours  de  septembre,  de  Soissons  depuis  le  15  octobre,  ils  se  tenaient 
sur  leurs  lignes  de  Verdun  à  Gompiègne  et  à  Beauvais,  s' éclairant  de 
tous  les  côtés,  bataillant  avec  les  francs- tireurs  de  l'Argonne  ou  des 
Ardennes,  observant  à  l'autre  extrémité  Amiens  et  la  Somme.  La 
chute  de  Metz,  aux  derniers  jours  d'octobre,  changeait  la  face  de 
la  situation.  Dès  lors  l'invasion,  délivrée  de  ce  grand  souci,  était  en 
mesure  d'agir  plus  énergiqueraent,  d'étendre  son  action  partout  où 
elle  sentait  une  résistance  gênante.  Tandis  qu'une  partie  des  forces 
de  Metz,  la  deuxième  armée,  conduite  par  le  prince  Frédéric-Charles, 
hâtait  sa  marche  sur  la  Loire,  l'autre  partie,  la  première  armée, 
—  I",  vii%  VIII*  corps  et  3^  division  de  cavalerie,  —  devait,  sous  le 
général  de  Manteuffel,  se  porter  vers  l'ouest  en  menaçant  la  régioa 
du  nord.  De  cette  première  armée  un  corps,  le  vii%  restait  pour  le 
moment  à  Metz  pour  surveiller  le  transport  des  prisonniers  fran- 
çais, puis  pour  faire  le  siège  de  Thionville  et  de  Montmédy.  Une 
division  était  détachée  devant  Mézières,  où  elle  allait  être  bientôt 
remplacée  par  de  la  landwehr,  et  une  brigade  était  désignée  pour 
aller  investir  La  Fère.  Avec  le  gros  de  ses  forces,  s'élevant,  sans  le 
vu*  corps,  à  45,000  hommes,  le  général  de  Manteuffel  s'acheminait 
dans  la  direction  qui  lui  avait  été  assignée,  et  dès  le  21  novembre 
il  était  sur  l'Oise,  ayant  un  de  ses  corps  à  Gompiègne,  l'autre  k 
Noyon,  jetant  sa  cavalerie  en  avant  sur  les  routes  du  nord. 

Le  mouvement  de  Manteuffel,  dans  la  pensée  de  l'état-major  de 
Versailles,  tendait  vers  Rouen  et  la  mer,  soit  par  Le  Havre,  soit  par 
Dieppe;  mais  avant  de  tenter  la  marche  décisive  en  Normandie,  ii 
fallait  s'assurer  de  l'importance  des  rassemblemens  français  an 
nord,  et  dans  tous  les  cas  Amiens  était  une  position  de  premier 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ordre  à  enlever,  parce  qu'on  avait  ainsi  tout  à  la  fois  un  passage 
de  la  Somme  et  une  tète  de  chemin  de  fer  sur  Rouen.  La  question, 
pour  le  général  de  Manteuilel,  était  de  savoir  ce  qu'il  avait  réelle- 
ment devant  lui.  Ce  qu'il  y  avait,  c'était  cette  jeune  armée  en  for- 
mation à  laquelle  le  gouvernement  de  Tours  venait  d'enlever  son 
chef  trois  jours  auparavant,  de  sorte  qu'au  moment  du  péril  c'était 
un  commandant  provisoire,  le  général  Farre,  qui  restait  avec  la  res- 
ponsabilité d'une  décision  des  plus  graves  et  d'une  action  pro- 
chaine. La  petite  armée  française  comptait  non  pas  35,000  hommes 
selon  l'évaluation  du  colonel  Riistow,  ni  même  30,000  hommes 
comme  le  dit  le  major  Blume,  mais  trois  brlga^Ies,  à  peu  près 
17,000  hommes,  et  avec  la  garnison  d'Amiens  commandée  par  le 
général  Paulze  d'Ivoy,  moins  de  25,000  hommes.  Avec  cela,  on 
avait  à  tenir  tête  à  deux  corps  allemands  et  à  une  division  de  cava- 
lerie. Malgré  le  désavantage  de  la  situation,  le  général  Farre  n'hé- 
sitait pas  à  se  préparer  aii  combat.  Tout  considéré,  ayant  à  la  fois 
à  sauvegarder  Amiens,  qu'on  ne  pouvait  défendre  directement,  et 
à  protéger  Corbie  qui  couvrait  sa  ligne  de  retraite  par  le  chemin 
de  fer  du  Nord,  le  chef  français  allait  s'établir  entre  la  Somme  et  la 
petite  rivière  de  l'Avre  sur  une  série  de  positions,  qui  se  reliaient  à 
Amiens  même  et  dont  la  petite  ville  de  Villers-Bretonneux  était  le 
point  culminant.  On  faisait  bravement  face  à  l'ennemi  qui  s'avan- 
çait par  Breteuil,  Montdidier  et  Roye. 

Dès  le  24  novembre,  sur  toute  la  ligne  les  engagemens  partiels 
se  succédaient,  et  le  général  de  ManteulTel  s'apercevait  qu'il  allait 
rencontrer  une  résistance  sérieuse.  Le  27,  la  lutte  éclatait  et  elle 
était  des  plus  vives  à  Dury,  en  avant  d'Amiens,  à  Boves,  à  Longueau, 
àGentelles,  surtout  à  Villers-Bretonneux,  où  quelques  dCtachemens 
de  marins  récemment  arrivés  se  trouvaient  aux  prises  avec  les  Prus- 
siens. La  défense  seule  de  Villers-Bretonneux  nous  coûtait  114  morts 
et  500  blessés.  C'était  la  première  action  sérieuse  de  cette  jeune 
armée  du  nord,  qui  peu  auparavant  n'existait  pas  et  qui  mainte- 
nant, sans  être  victorieuse,  sans  garder  son  terrain,  se  battait  as- 
sez énergiquement  pour  infliger  à  l'ennemi  une  perte  de  plus  de 
1,500  hommes  en  restant  elle-même  maîtresse  de  ses  lignes  de  re- 
traite par  Amiens  et  par  Corbie.  Malheureusement  cette  retraite, 
honorable  après  une  rude  journée,  mais  inévitable,  laissait  à  décou- 
vert la  ville  d'Amiens,  qui  était  le  point  essentiel  pour  les  Allemands. 
L'armée  une  fois  partie,  Amiens  n'avait  d'autre  protection  que  sa 
citadelle  tournée  au  nord  et  quelques  ouvrages  en  terre  improvisés. 
L'armement  était  incomplet.  La  garnison  du  fort,  après  quelques 
désertions,  se  composait  de  400  hommes,  presque  tous  du  pays.  On 
ne  pouvait  prolonger  la  résistance  qu'au  prix  de  la  destruction 
d'une  partie  de  la  ville.  Tout  cela  était  certainement  favorable  à 


LA    GUERRE    DE    FRANCE.  21 

l'ennemi  qui,  dès  le  28,  se  rapprochait  assez  pour  couvrir  la  cita- 
delle de  son  feu,  après  l'avoir  vainement  sommée  de  se  rendre. 
Le  commandant  de  la  place,  le  capitaine  Vogcl,  était  un  officier 
énergique  qui  avait  témoigné  de  la  résolution  jusqu'au  bout,  lorsque, 
visitant  les  bastions  sous  une  grêle  de  projectiles,  il  tombait  frappé 
à  mort.  C'était  par  le  fait  la  désorganisation  de  la  défense,  qui 
restait  confiée  à  un  commandant  de  l'arLillerie  de  la  mobile  d'A- 
miens et  à  une  poignée  d'hommes  peu  préparés  à  soutenir  un  siège, 
émus  d'avance  de  se  voir  réduits  à  tirer  sur  leur  propre  ville.  C'é- 
tait la  chute  de  la  citadelle,  qui,  après  un  jour  de  feu,  capitulait  le 
lendemain  devant  une  sommation  nouvelle  de  l'ennemi.  On  était  au 
29  novembre.  Les  Allemands  avaient  ce  qu'ils  voulaient,  ils  tenaient 
Amiens. 

Au  moment  enfin  où  la  marche  des  événemens  se  dessinait  ainsi 
vers  le  nord,  la  campagne,  suspendue  pour  quelques  jours  après 
Goulmiers,  allait  recommencer  sur  la  Loire,  un  suprême  et  sanglant 
effort  allait  être  tenté  sous  Paris,  Les  faits  se  pressaient  ou  se  pré- 
paraient, les  uns  menaçans,  les  autres  propres  à  stimuler  les  cou- 
rages et  à  réveiller  les  espérances.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  de 
toutes  parts  à  la  fois  éclataient  les  signes  d'une  crise  qui  pouvait 
être  décisive.  Une  sorte  de  frisson  courait  en  avant  des  lignes  de 
l'invasion  en  Normandie,  où  le  bruit  de  la  prochaine  sortie  pari- 
sienne se  répandait  déjà.  On  sentait  que  l'heure  de  l'action  était  ve- 
nue pour  tous,  et  le  général  Briand,  qui  jusque-là  s'était  borné  à  te- 
nir l'ennemi  en  respect  en  couvrant  Rouen,  Briand  se  décidait,  lui 
aussi,  à  soitir  de  ses  lignes  de  défense  pour  se  porter  en  avant.  Il 
se  flattait  de  pousser  jusqu'à  Gisors,  par  une  marche  hardie,  et  de 
surprendre  peut-être  les  Prussiens,  le  prince  Albrecht  lui-même.  Il 
ne  savait  pas  que  le  prince  Albrecht,  rappelé  sous  Paris,  venait  de 
quitter  Gisors,  où  il  avait  été  remplacé  par  le  comte  de  Lippe,  en- 
voyé de  Beauvais  avec  des  Saxons.  Ce  qu'il  savait  encore  moins, 
c'est  qu'au  même  instant  le  comte  de  Lippe  méditait  un  mouvement 
à  peu  près  semblable  en  sens  contraire.  Les  Allemands  se  propo- 
saient de  pousser  jusqu'à  Écouis,  sur  la  route  de  Piouen,  tout  près 
de  l'AndelIe,  en  passant  par  Étrépagny  et  Tilîières-en-Vexin.  Le 
général  Briand,  de  son  côté,  se  disposait  à  marcher  sur  Gisors  par 
les  mêmes  chemins.  Si  le  chef  français  ne  savait  pas  ce  qui  se  pas- 
sait devant  lui,  l'ennemi  n'était  pas  mieux  fixé  sur  nos  mouvemens. 
On  s'engageait  de  part  et  d'autre  dans  l'inconnu  et  dans  l'imprévu. 
Le  résultat  inévitable  était  une  des  plus  curieuses  surprises  de  cette 
guerre,  ce  qui  s'est  appelé  l'échauffourée  d'Étrépagny,  incident  noc- 
turne désastreux  pour  les  Allemands,  heureux  pour  les  Français, 
mais  en  définitive  inutile  comme  toutes  les  échauffourées  qui  ne 
changent  pas  la  marche  des  événemens. 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  scène  se  passait  à  Étrépagny,  gros  bourg  sur  la  route  de 
Bouen,  où  les  Allemands,  forts  d'un  millier  d'hommes  d'infanterie 
avec  300  chevaux  et  deux  pièces  de  canon,  arrivaient  le  29  no- 
vembre, et  où  ils  s'arrêtaient  le  soir,  buvant,  se  livrant  à  toutes  les 
licences  de  la  conquête,  réquisitionnant  même  tous  les  pianos  de 
l'endroit.  Ces  Saxons  du  comte  de  Lippe  s'amusaient,  puis  s'endor- 
snaient  de  l'épais  sommeil  de  l'ivresse,  sans  se  douter  absolument 
de  rien.  C'était  justement  cette  soirée  que  le  chef  français  avait 
choisie  pour  tenter  son  coup  de  main  sur  Gisors.  Il  avait,  lui  aussi, 
plusieurs  colonnes,  dont  l'une,  celle  du  centre,  assez  forte  et  dirigée 
par  le  général  lui-même,  touchait  à  Étrépagny  vers  minuit.  Au  si- 
gnal imprévu  de  quelques  vedettes  ennemies  donnant  l'alarme,  le 
général  Briand,  prenant  ce  qu'il  avait  de  cavalerie,  s'élançait  impé- 
tueusement dans  la  grande  rue  du  village,  qui  descend  vers  la  petite 
rivière  de  la  Bonde  pour  se  relever  au-delà  par  une  pente  douce.  A 
la  suite  du  général  venait  comme  avant-garde  un  bataillon  d'infan- 
terie de  marche  heureusement  assez  solide  et  conduit  avec  fermeté 
par  un  officier  de  mérite,  le  commandant  Rousset,  aujourd'hui  pro- 
fesseur à  l'école  de  Saiut-Cyr;  puis  c'était  le  gros  de  la  colonne  avec 
de  l'artillerie  et  des  mobiles  de  la  Loire -Inférieure,  des  Hautes- 
Pyrénées,  des  Landes,  de  la  Seine-Inférieure. 

11  faisait  une  nuit  sombre  et  froide.  Le  bataillon  Rousset,  déjà 
engagé  dans  le  village  et  ayant  défilé  en  partie,  ne  tardait  pas  à 
essuyer  une  vive  fusillade  de  la  part  des  Saxons  réveillés  en  toute 
hâte  et  en  désordre.  Le  commandant  qui  était  en  avant,  à  la  tête 
de  ses  premières  compagnies,  s'arrêtait  à  l'instant  et  se  mettait  en 
défense  lorsqu'il  entendait  tout  à  coup  un  galop  de  chevaux  der- 
rière lui.  Sans  hésiter,  comprenant  que  c'était  nécessairement  de 
la 'cavalerie  ennemie  qui  essayait  de  se  frayer  un  passage,  il  ran- 
geait ses  soldats  sur  les  côtés  de  la  route,  et  au  moment  où  les 
cavaliers  saxons  arrivaient  il  ordonnait  le  feu.  Plus  de  quatre-vingts 
chevaux  tombaient  pêle-mêle  avec  les  hommes  dans  l'obscurité. 
C'était  aussitôt  une  confusion  indescriptible  sur  ce  point  et  sur  tous 
les  autres  points  du  village.  Les  mobiles  entraient  à  leur  tour,  on 
pénétrait  dans  les  maisons,  on  faisait  main  basse  sur  les  Alle- 
mands, tuant  ceux  qui  se  défendaient,  retenant  les  autres  prison- 
niers. Tout  était  fini  qu'on  savait  à  peine  ce  qui  venait  de  se  pas- 
ser. Seulement  les  morts  encombraient  les  maisons  et  la  rue.  Or 
avait  pris  un  canon.  Les  Saxons  avaient  perdu  plus  de  200  hommes, 
et  ceux  qui  pouvaient  échapper  à  la  sanglante  bagarre  se  sauvaient 
de  toutes  parts.  Les  Français  restaient  à  coup  sûr  maîtres  de  ce 
singulier  champ  de  bataille.  Malheureusement  cette  victoire  de 
surprise  nocturne  avait  un  terrible  lendemain.  Le  général  Briand, 
voyant  qu'il  ne  pouvait  plus  songer  à  un  coup  de  main  imprévu 


LA    GUERRE    DE    FRANCE.  23 

sur  Gisors,  apprenant  en  même  temps  que  ses  autres  colonnes 
avaient  complètement  échoué,  ayant  à  craindre  un  retour  oiïenslf 
de  l'ennemi  aussitôt  que  celui-ci  se  serait  reconnu,  Briand  s'était 
hâté  de  battre  en  retraite  sans  plus  attendre,  et  les  Prussiens,  re- 
venant furieux  de  Gisors  sur  Étrépagny,  livraient  le  village  aux 
flammes  et  au  pillage.  Yingt-quatre  heures  étaient  à  peine  écou- 
lées que  les  flammes  de  l'incendie  rougissant  l'horizon  annonçaient 
aux  populations  la  vengeance  allemande  ! 

Qu'on  remarque  bien  ceci  :  l'échauiïourée  d'Ëtrépagny  est  du 
30  novembre,  la  veille  Manteuffel  était  entré  à  Amiens,  et  après 
avoir  réduit  la  petite  armée  du  nord  à  l'impuissance  au  moins  pour 
quelques  jours,  il  restait  libre.  C'était  un  événement  des  plus  me- 
naçans  pour  la  Normandie  et  Rouen,  qu'on  pouvait  jusqu'à  un  cer- 
tain point  essayer  de  protéger  sur  la  ligne  de  l'Andelle  contre 
l'invasion  venant  par  la  vallée  de  la  Seine,  mais  qui  étaient  abso- 
lument découverts  contre  l'invasion  venant  d'Amiens.  De  ce  côté, 
la  défense  eût  été  au  pays  de  Bray,  où  l'on  était  peu  préparé.  Ce 
même  jour  du  30  novembre,  il  est  vrai,  Paris  tentait  son  grand 
effort,  et  l'armée  de  la  Loire  se  disposait  à  l'action;  mais  que  sa- 
vait-on encore?  Le  général  Briand,  chargé  avant  tout  de  couvrir 
Piouen,  ne  laissait  pas  de  sentir  le  péril,  ayant  à  tenir  tête  à  un 
ennemi  qui  pouvait  marcher  sur  lui  de  deux  côtés,  et  même  de 
trois  côtés  en  comptant  les  forces  allemandes  lancées  sur  la  rive 
gauche  de  la  Seine.  Il  n'était  pas  sans  souci  en  revenant  de  son 
aventure  d'Ëtrépagny,  quand  tout  à  coup,  le  1"'  décembre  au  soir, 
il  recevait  de  Tours,  avec  la  nouvelle  de  la  sortie  du  général  Du- 
crot  sur  la  Marne,  un  ordre  fait  pour  ajouter  à  son  trouble.  «  Ra- 
massez tout  ce  que  vous  pourrez,  lui  disait- on,  et  marchez  vi- 
goureusement sur  Paris.  »  Ce  qu'il  y  a  de  mieux,  c'est  que,  pour 
faciliter  les  choses,  une  indiscrétion  coupable  ou  frivole  livrait  cet 
ordre  au  public;  c'était  dire  tout  haut  aux  Prussiens  de  Manteulïel 
qu'ils  pouvaient  s'avancer,  qu'ils  trouveraient  la  route  libre  puisque 
les  forces  françaises  allaient  remonter  la  Seine.  Le  général  Briand, 
de  plus  en  plus  ému,  se  hâtait  de  faire  connaître  au  gouvernement 
la  gravité  de  la  situation,  le  danger  d'une  marche  de  l'ennemi.  Le 
préfet  de  la  Seine-Inférieure,  préoccupé  de  la  sûreté  de  Rouen, 
mise  en  péril,  intervenait  de  son  côté.  On  répondait  de  Tours  qu'il 
n'y  avait  point  à  s'inquiéter,  que  Manteuffel  était  rappelé  en  toute 
hâte  sous  Paris ,  que  les  Prussiens  étaient  assez  occupés  pour  n'a- 
voir pas  le  temps  d'aller  «  se  promener  en  Normandie.  » 

On  vivait  à  Tours  dans  une  telle  atmosphère  d'illusions  ou  de 
surexcitations,  on  était  si  bien  renseigné,  on  traitait  si  étrangement 
les  affaires  les  plus  sérieuses,  que  M.  Gambetta,  déjà  triomphant, 
disait  dans  ses  dépêches  à  tous  les  préfets  de  France  :  «  Grande 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

victoire  à  Pra-is...  Ëtrépagny  enlevé  aux  Prussiens  et  Amiens  éva- 
cué... Ce  sera  l'éternel  honneur  de  la  république  d'avoir  rendu  à 
la  France  le  sentiment  d'elle-même,  et  l'ayant  trouvée  abaissée, 
désarmée,  trahie,  occupée  par  l'étranger,  de  lui  avoir  ramené  l'hon- 
neur, la  discipline,  les  armes,  la  victoire.  L'envahissei/r  est  main- 
tenant sur  la  route  où  l'attend  le  l'eu  de  nos  populations  soule- 
vées... »  Cruel  abus  de  la  déclamation  lorsqu'il  s'agissait  du  salut 
du  pays,  et  lorsque  ce  salut  n'était  possible  que  si  on  commençait 
par  s'avouer  la  vérité,  si  on  savait  mettre  dans  cette  défense  de 
l'ordre,  de  la  précision,  une  activité  prévoyante,  le  sentiment  de  la 
gravité  des  choses.  On  se  grisait  de  dépêches  retentissantes  et  on 
trompait  le  paj  s.  La  «  grande  victoire  de  Paris  »  était  malheureu- 
sement stérile.  Étrépagny  était  «  délivré  »  d'une  singulière  façon, 
—  par  le  fer  et  le  feu  des  Prussiens  !  Manteufïel,  au  lieu  de  quitter 
Amiens  pour  se  replier  sous  Paris,  était  déjà  en  marche  sur  Rouen 
le  l*""  décembre,  poussant  son  viii«  corps  par  Poix  et  Forges,  son 
1"  corps  par  Breteuil  et  Gournay.  Si  on  ne  le  voyait  pas  à  Tours, 
on  ne  pouvait  s'y  méprendre  en  Normandie,  et  tout  en  préparant 
son  mouvement  «  sur  Paris,  »  le  général  Briand  ne  cessait  de  signa- 
ler le  danger.  M.  Estancelin  à  son  tour  faisait  une  dernière  tenta- 
tive le  3  décembre  en  prévenant  le  gouvernement  que  l'ennemi  se 
rapprochait  d'heure  en  heure,  qu'il  n'était  plus  qu'à  8  lieues  de 
Rouen,  que,  si  le  général  Briand  partait,  la  ville  était  menacée  d'une 
occupation  immédiate,  et  l'armée  de  Normandie  pouvait  être  com- 
promise. 

Cette  fois  on  envoyait  un  contre-ordre  de  Tours,  ou  du  moins 
on  laissait  aux  chefs  militaires  la  liberté  d'agir  selon  les  circon- 
stances; mais  on  avait  perdu  deux  jours  en  marches  et  en  contre- 
marches, en  efforts  agités  et  confus  pour  le  transport  des  troupes, 
du  matériel,  des  approvisionnemens  dans  la  direction  de  Paris. 
Tout  était  à  refaire  dans  un  autre  sens,  et  on  ne  disposait  plus 
que  de  quelques  heures  de  nuit,  si  bien  que  lorsque  l'ennemi,  ve- 
nant par  Neufchâtel  ou  Forges,  se  présentait  le  h  au  matin  à  la 
hauteur  de  Buchy,  en  avant  cle  Rouen,  on  était  certainement  peu 
en  mesure  de  l'arrêter.  On  avait  eu  à  peine  le  temps  d'envoyer  sur 
ce  point  une  dizaine  de  miille  hommes  sous  les  ordres  du  capitaine 
de  vaisseau  Mouchez,  tandis  que  siir  la  gauche  M.  Estancelin  était 
chargé  de  protéger,  avec  ses  gardes  nationales,  la  ligne  de  Dieppe. 
Ces  malheureuses  troupes  n'avaient  pas  même  de  vivres;  il  y  avait 
des  corps  qui  n'avaient  pas  mangé  depuis  la  veille.  Que  pouvait  être 
une  lutte  ainsi  engagée?  L'affaire  de  Buchy  était  moins  une  bataille 
qu'une  mêlée  assez  rapide,  où  les  mobilisés  du  colonel  La  Ferrine, 
les  éclaireurs  Mocquart  se  conduisaient  avec  quelque  fermeté,  et  qui 
était  bientôt  suivie  d'une  retraite  précipitée,  bravement  couverte 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  25 

par  le  3*  de  hussards.  Tout  pliait  sons  le  seul  poids  des  Prussiens, 
qui  arrivaient  de  divers  côtés.  Dès  le  soir,  ils  avaient  coupé  la  ligne 
de  Dieppe,  ils  étaient  presque  aux  portes  de  Rouen.  A  chaque  in- 
stant, le  péril  grandissait. 

La  défense  de  Rouen  restait-elle  encore  possible?  Ce  n'était  plus 
seulement  une  question  militaire,  il  faut  le  dire,  c'était  presque 
une  question  d'existence  pour  une  ville  ouverte  que  l'artillerie  al- 
lemande, facilement  maîtresse  de  positions  dominantes,  pouvait 
détruire  en  quelques  heures.  Était-on  décidé  à  résister  et  le  pou- 
vait-on? Dès  l'après-midi  du  h,  le  plus  émouvant  débat  s'agitait 
entre  l'autorité  militaire  et  le  conseil  municipal  réuni  sous  le  coup 
de  la  débâcle  de  Buchy.  Le  conseil  municipal,  sans  recaler  devant 
l'extrémité  d'une  défense  désespérée,  offrant  au  contraire  le  plus 
énergique  concours,  tenait  visiblement  à  ne  pas  sortir  de  son  rôle, 
à  laisser  au  chef  militaire  la  responsabilité  de  la  décision  suprême. 
Le  général  Briand,  de  son  côté,  ne  cachait  pas  que  les  circonstances 
étaient  difficiles,  qu'il  s'agissait  «  de  mettre  en  ligne  15,000  hommes 
contre  /iO,000  ou  50,000;  »  il  ne  déclarait  pas  moins  que  malgré 
tout  il  fallait  résister,  qu'une  ville  comme  Rouen  «  ne  pouvait  se 
rendre  sans  tirer  un  coup  de  fusil,  »  que  pour  lui,  «  dCit-il  être 
seul,  il  présenterait  sa  poitrine  à  l'ennemi  plutôt  que  de  reculer,  » 
qu'il  esjycrait  que  ses  troupes  le  suivraient.  La  vérité  est  que  de 
part  et  d'autre  les  esprits  flottaient  entre  la  révolte  du  patriotisme 
poussant  au  combat  et  le  sentiment  de  la  difllculté,  sinon  de  l'im- 
possibilité d'une  défynse  sérieuse.  Les  motions  se  succédaient,  oa 
parlait  d'appeler  la  population  tout  entière  sous  les  armes,  de  «  son- 
ner le  tocsin.  »  Bref,  on  se  séparait  le  soir  après  avoir  résolu  qu'il 
fallait  résister  à  outrance,  qu'on  serait  au  combat  le  lendemain  au 
point  du  jour. 

Ce  n'était  pas  tout  cependant  de  décider  la  «  résistance  à  ou- 
trance. »  A  mesure  que  la  nuit  s'avançait,  la  situation  prenait  ua 
caractère  de  plus  en  plus  redoutable.  Le  général  Briand  finissait 
par  se  demander  si,  avec  les  forces  dont  il  disposait,  il  pouvait  en- 
gager cette  terrible  partie  sur  d'informes  lignes  de  défense  à  peine 
tracées  aux  abords  de  Rouen,  s'il  ne  s'exposait  pas  lui-même  à  voir 
sa  retraite  coupée  par  les  ponts  de  la  Seine,  aussitôt  que  les  Prus- 
siens auraient  pris  position  avec  leur  canon  sur  les  hauteurs  qui 
dominent  la  ville.  Soldat  intrépide,  mais  obsédé  du  souvenir  des 
catastrophes  militaires  qui  se  succédaient  depuis  quatre  mois  de 
guerre,  il  ne  voulait  pas  «  se  laisser  prendre  dans  une  souricière,  » 
comme  il  le  disait,  et  le  5,  avant  que  le  jour  parût,  il  se  décidait 
précipitamment  à  se  retirer  sur  Honlleur  avec  toutes  ses  troupes, 
emmenant  les  mobilisés  comme  les  autres.  Pendant  ce  temps,  le 
conseil  municipal,  réuni  à  six  heures  du  matin,  restait  seul,  con- 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sterne  de  la  situation  qui  lui  était  faite,  du  sort  qui  attendait  la 
ville,  et  ne  sachant  plus  à  quel  parti  s'arrêter.  Autour  de  lui  les 
passions  populaires  commençaient  à  faire  explosion.  On  vociférait 
au  dehors  contre  le  général  Briand,  contre  le  conseil  municipal, 
qu'on  accusait  de  trahison,  d'intelligence  secrète  avec  l'ennemi.  Les 
agitateurs  de  toute  sorte,  jusque-là  contenus  à  Rouen,  ne  laissaient 
pas  échapper  cette  occasion  d'exploiter  une  grande  émotion  pu- 
blique. Ils  pillaient  des  armes,  non  pas  bien  entendu  pour  aller  à 
la  rencontre  de  l'ennemi,  mais  pour  assaillir  l'hôtel  de  ville  à  coups 
de  fusil.  Les  balles  criblaient  les  croisées  du  palais  municipal,  de 
la  salle  même  où  siégeait  le  conseil.  Les  conseillers  ne  pouvaient 
sortir  sans  être  outragés  et  violentés;  ils  étaient  prisonniers,  tou- 
jours menacés  d'un  assaut.  Ces  scènes  étranges  duraient  depuis 
assez  longtemps  déjcà,  lorsqu'à  deux  heures  de  l'après-midi  on  ap- 
prenait que  l'ennemi  était  aux  portes  de  la  ville,  attendant  les  au- 
torités municipales.  Le  maire  refusait  de  se  rendre  à  cette  sorte 
d'injonction,  et  peu  après  un  officier  prussien,  le  major  Sachs,  es- 
corté d'un  piquet  d'infanterie,  entrait  en  pleine  salle  du  conseil, 
déclarant  qu'il  prenait  possession  de  la  ville  au  nom  de  son  général. 
—  ((  Vous  êtes  ici  par  la  force,  répondit  le  maire;  les  troupes  fran- 
çaises nous  ont  quittés  ce  matin,  nous  sommes  contraints  de  subir 
vos  ordies.  »  Le  major  Sachs  demandait  que  la  ville  garantît  la  sé- 
curité des  troupes  allemandes,  on  lui  montra  les  marques  de  la  fu- 
sillade un  peu  partout,  ce  qui  pouvait  lui  faire  entendre  que  les 
Allemands  n'avaient  qu'à  se  garantir  eux-mêmes.  Alors  l'officier 
prussien,  voyant  les  traces  des  balles,  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  : 
«  Ah  !  vous  avez  à  la  fois  la  révolution  et  l'occupation  étrangère, 
c'est  trop  !  »  C'était  trop  en  effet.  A  dater  de  cette  heure,  la  capitale 
de  la  INormandie  était  aux  Prussiens  pour  plus  de  quatre  mois. 

Ainsi  Amiens  avait  capitulé  le  29  novembre,  Paris  avait  échoué 
dans  sa  dernière  sortie  du  2  décembre,  Piouen  tombait  le  5,  Orléans 
voyait  le  même  jour  recommencer  l'occupation  étrangère.  C'est  le 
triste  et  dramatique  commentaire  de  cette  dépêche  partie  de  Tours 
le  soir  du  1"  décembre  et  disant  à  tous  les  préfets  :  «  La  victoire 
nous  revient;...  elle  nous  favorise  sur  tous  les  points!  » 

IIL 

Tout  n'était  pas  fini  cependant,  j'en  conviens,  même  après  ces 
coups  multipliés  de  la  mauvaise  fortune,  et  au  moment  où  contrai- 
rement aux  calculs  du  gouvernement  de  Tours  l'invasion  trouvait  le 
temps  d'aller  «  se  promener  en  INormandie,  »  la  lutte  continuait 
aux  bords  de  la  Loire  sous  Chanzy;  elle  allait  se  rallumer  d'un  autre 
côté  dans  cette  région  du  nord  dont  Manteuffel  venait  de  se  détour- 


LA    GUERRE    DE    FRANCE.  27 

ner  pour  courir  sur  Rouen,  et  ici  môme  ce  n'est  plus  comme  en 
Normandie  une  certaine  confusion  agitée,  c'est  une  vraie  campagne 
prudemment,  habilement  conduite  par  un  clief  qui  réussit  tout  au 
moins  à  éviter  les  grands  revers,  s'il  ne  peut  aspirer  aux  succès 
éclatans  et  décisifs.  Je  reprends  cet  écheveau  d'opérations  compli- 
quées et  obscures  qui  auraient  pu  devenir  funestes  aux  Allemands, 
s'il  y  avait  eu  à  Tours  un  gouvernement  d'organisateurs  au  lieu 
d'un  gouvernement  d'agitateurs. 

Manteufifel  est  le  5  décembre  à  Rouen.  Une  fois  maître  de  ce 
centre  de  la  Normandie,  et  après  avoir  laissé  respirer  un  instant  ses 
troupes,  il  forme  des  colonnes  mobiles  qu'il  lance  un  peu  dans 
toutes  les  directions,  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  vers  Hondeur, 
sur  la  rive  droite,  vers  Dieppe,  qu'on  occupe  bientôt,  puis  enfin 
vers  Le  Havre,  la  grande  place  de  commerce,  objet  suprême  de  la 
convoitise  allemande,  qu'on  essaie  de  menacer,  qu'on  voudrait  en- 
lever, qu'on  enlèverait  peut-être  en  brusquant  une  attaque,  mais 
devant  laquelle  on  s'arrête  de  peur  de  s'attarder  dans  un  nouveau 
siège.  En  étendant  l'occupation  autour  de  Rouen,  Mantcuffel  ne 
laisse  pas  d'avoir  les  yeux  tournés  vers  Amiens  et  le  nord,  où  il  peut 
être  à  chaque  instant  rappelé.  Ici  en  effet  que  se  passe -t-il?  Avant 
de  se  jeter  en  Normandie,  l'invasion  a  sans  doute  pris  ses  sûretés. 
Avec  Amiens  et  La  Fère,  dont  la  prise  est  du  27  novembre,  elle 
a,  selon  le  mot  du  major  Blume,  «  deux  excellens  points  d'appui 
contre  le  nord.  »  Elle  possède  aussi  la  petite  place  de  Ham.  Si  elle 
avait  Péronne,  elle  serait  maîtresse  de  la  forte  ligne  de  la  Somme, 
elle  va  bientôt  l'assiéger.  Par  la  bataille  de  Villers-Bretonneux  en- 
fin, elle  s'est  assuré  de  ce  côté  quelques  jours  de  répit  en  obligeant 
la  petite  armée  française  du  nord  à  se  replier  vers  Arras.  Cette  ar- 
mée cependant,  elle  est  loin  d'avoir  disparu  dans  la  première 
épreuve  du  feu  qu'elle  vient  de  subir.  C'est  au  contraire  le  moment 
où  elle  va  se  constituer  définitivement  pour  reparaître  sous  un  nou- 
veau chef.  Ce  chef,  c'est  le  général  Faidherbe,  récemment  appelé 
d'Afrique  pour  succéder  au  général  Bourbaki  et  prendre  le  com- 
mandement de  toutes  les  forces  françaises  du  nord. 

Ancien  élève  de  l'École  polytechnique,  officier  de  génie  distingué, 
esprit  studieux  et  réfléchi,  le  général  Faidherbe  était  surtout  connu 
pour  ses  services  aux  colonies  et  en  Afrique.  Désigné  dès  185/i, 
quoique  simple  capitaine ,  pour  prendre  le  gouvernement  du  Séné- 
gal, il  s'en  était  tiré  avec  succès,  menant  tout  à  la  fois  les  plus  sé- 
rieux travaux  d'organisation  et  d'incessantes  expéditions  de  guerre, 
méritant  d'être  fait  général  après  neuf  ans  de  cette  vie  meurtrière 
pour  sa  santé.  Il  avait  servi  depuis  en  Algérie,  où  il  employait  ses  loi- 
sirs à  étudier  les  inscriptions  numidiques.  Au  moment  de  la  guerre, 
il  avait  désiré  être  appelé  à  l'armée  du  Rhin,  on  l'avait  laissé  en 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Afrique.  II  arrivait  maintenant  de  Constanline  pour  prendre  la  direc- 
tion supérieure  des  opérations  dans  le  nord.  Le  premier  soin  de  Faid- 
herbe,  dès  son  arrivée  vers  les  premiers  jours  de  décembre,  était 
de  compléter  l'organisation  de  son  armée,  c'est-à-dire  du  22*  corps, 
qu'on  portait  immédiatement  à  trois  divisions,  l'une  sous  le  général 
Lecointe,  l'autre  sous  le  général  Paulze  d'Ivoy.  Une  troisième  divi- 
sion, sous  les  ordres  de  l'amiral  Moulac,  comptait  un  régiment  de  fu- 
siliers-marins qui  était  des  plus  solides.  Bientôt  on  créait  un  23''  corps 
où  les  mobilisés  entraient  nécessairement  pour  une  grande  part. 
L'armée  se  trouvait  ainsi  composée  de  deux  corps  placés,  l'un  sous 
les  ordres  du  général  Lecointe,  l'autre  sous  le  général  Paulze  d'I- 
voy. Elle  n'a  jamais  dépassé  de  beaucoup  40,000  hommes;  aux 
meilleurs  momens,  elle  ne  comptait  guère  plus  de  30,000  ou 
35,000  hommes  au  feu.  La  seconde  préoccupation  de  Faidhjrbe 
était  naturellement  de  savoir  ce  qu'il  ferait  avec  cette  armée.  Il 
sentait  que,  réduit  à  ses  propres  ressources,  ayant  peu  de  commu- 
nications avec  le  reste  de  la  France,  dont  il  était  séparé  de  tous  côtés 
par  l'invasion,  il  ne  pouvait  que  bien  difficilement  frapper  de  grands 
coups;  mais  il  comprenait  aussi  que,  protégé  par  les  places  du  nord, 
ayant  toujours  ce  puissant  abri  assuré  dans  ses  retraites,  il  pouvait 
manœuvrer  de  façon  à  menacer  incessamment  l'ennemi,  à  l'inquié- 
ter dans  ses  positions,  en  attendant,  en  cherchant  l'occasion  de 
pousser  en  avant  par  quelque  entreprise  plus  décisive.  C'était  en 
un  mot  une  guerre  de  tactique  qui  s'imposait  d'elle-même,  que  la 
nature  du  champ  d'opérations  inspirait  et  favorisait. 

Les  jours  étaient  précieux.  A  peine  arrivé,  Faidherbe,  sans  perdre 
un  instant,  mettait  en  mouvement  les  trois  divisions  dont  il  pou- 
vait déjà  disposer.  Une  simple  apparition  des  forces  françaises  vers 
Saint-Quentin  suffisait  pour  faire  reculer  les  détachemens  ennemis. 
Dès  le  9  décembre,  le  général  Lecointe,  par  un  vigoureux  coup  de 
main,  enlevait  la  petite  place  de  Ilam,  où  il  faisait  210  prisonniers. 
Trois  jours  après,  on  se  présentait  devant  La  Fère,  qu'on  ne  pou- 
vait sans  doute  se  flatter  d'enlever  aussi  aisément  que  Ham,  mais 
que  la  présence  des  soldats  français  étonnait  singulièrement.  Ainsi 
cette  armée  du  nord  que  les  Allemands  croyaient  avoir  détruite  ou 
désorganisée  le  27  novembre  rentrait  en  campagne,  et  revenait  sur 
les  lignes  ennemies  avant  le  15  décembre.  La  pensée  du  général 
Faidherbe  était  de  se  rejeter  sur  Amiens,  de  tenter  l'attaque  des 
positions  prussiennes,  et  dans  tous  les  cas  de  dégager  par  ses  dé- 
monstrations la  Normandie,  la  place  du  Havre,  qu'on  croyait  déjà 
sérieusement  menacée.  Averti  de  ce  changement  de  situation  par 
les  mouvemens  de  l'armée  française  aussi  bien  que  par  la  rupture 
des  lignes  télégraphiques  entre  La  Fère,  Amiens  et  Rouen,  le  gé- 
néral de  Manteuffel  ne  tardait  pas  en  effet  à  s'inquiéter,  et  se  met- 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  29 

tait  aussitôt  en  mesure  de  ramener  vers  le  nord  une  grande  partie 
de  son  arm(''e.  Le  vin"  coips  prussien,  qui  était  à  Dolbec,  devait  no- 
tamment regagner  la  Somme.  Le  chemin  de  fer  de  Rouen-Amiens, 
qu'on  rétablissait  au  plus  vite,  était  un  moyen  utile  et  rapide  pour 
le  transport  des  troupes.  De  Paris  même,  de  l'armée  du  piiuce  de 
Saxe,  on  envoyait  desdétachemens  sur  le  nord,  si  bien  que  le  21  dé- 
cembre les  Allemands  commençaient  à  se  retrouver  en  force  autour 
d'Amiens. 

Ce  qu'il  y  a  d'assez  étrange,  c'est  que  le  commandant  du  viu''  corps 
prussien,  le  général  de  Gœben,  a  entrepris  de  prouver  dans  une  re- 
lation récente  que  la  marche  du  général  Faidherbe  n'avait  eu  nul- 
lement pour  effet  de  dégager  Le  Havre,  qu'on  avait  tout  simplement 
renoncé  à  prendre  ce  port  de  commerce  après  avoir  reconnu  que 
l'opération  ferait  perdre  trop  de  temps  et  nécessiterait  trop  de  forces. 
Assurément  si  on  avait  eu  le  temps,  on  n'aurait  pas  manqué  de 
s'assurer  la  possession  du  Havre;  si  le  mouvement  du  général  Faid- 
herbe ne  s'était  pas  dessiné  au  nord,  on  aurait  eu  ce  temps  néces- 
saire aussi  bien  que  les  moyens  d'attaque,  et  le  général  de  Gœben 
n'aurait  pas  été  obligé,  comme  il  l'avoue  lui-même,  de  quitter  Bol- 
bec  dès  le  11  pour  revenir  sur  l'armée  française  à  marches  forcées. 
Le  général  Faidherbe  avait  évidemment  réussi  dans  ses  calculs  puis- 
qu'il avait  attiré  une  bonne  partie  de  l'armée  de  Manleuffel;  seule- 
ment c'était  lui  maintenant  qui  allait  avoir  affaire  à  des  forces  supé- 
rieures, et  il  ne  reculait  pas  devant  le  choc  qui  devait  en  résulier 
inévitablement,  il  s'y  préparait  au  contraire  en  tâchant  de  suppléer 
à  tout  ce  qui  lui  manquait  par  le  choix  de  bonnes  positions  de 
combat. 

Par  le  fait,  à  la  date  du  21,  les  deux  armées  se  trouvaient  en  pré- 
sence. Les  Allemands  avaient  leurs  divisions  du  vin"  corps  répar- 
ties à  l'est  et  à  l'ouest  d'Amiens,  avec  une  brigade  de  réserve  dans 
la  ville*^même.  D'heure  en  heure,  de  nouveaux  bataillons  expédiés 
de  Rouen  venaient  grossir  l'armée  de  Manteuffel,  tandis  qu'une  bri- 
gade de  cavalerie  de  la  garde,  aux  ordres  du  prince  Albrecht,  arri- 
vait de  Paris  et  qu'une  autre  brigade,  détachée  de  Compiègne, 
s'avançait  vers  la  Somme.  L'armée  française,  quant  à  elle,  était 
venue  s'établir  en  avant  d'Amiens,  dans  la  vallée  où  coule  la  petite 
rivière  de  l'Hall ue,  descendant  du  nord  vers  la  Somme,  et  où  s'é- 
chelonnent de  nombreux  villages,  Contay,  Bavelincourt,  Frechen- 
court,  Pont- Noyel les,  Querrieux,  Bussy,  Daours.  Sur  la  rive  gauche 
de  l'Hallue  s'élèvent  des  coteaux  qui  sont  la  force  de  la  position. 
Faidherbe  occupait  la  vallée  par  ses  postes  avancés  et  les  hauteurs, 
où  il  s'était  habilement  retranché.  A  la  gauche  de  l'armée,  à 
Daours,  la  division  Moulac  couvrait  la  route  de  Corbie;  à  la  droite, 
à  Contay,  la  division  Derroja  faisait  face  aux  mouvemens  qui  pou- 


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valent  se  produire  par  l'ouest  d'Amiens.  Au  centre,  à  Querrieux,  à 
Pont-Noyelles,  se  tenait  une  autre  division.  Ainsi  établi,  Faidherbe 
attendait  avec  confiance  une  attaque  que  l'ennemi  semblait,  lui 
aussi,  attendre  de  son  côté.  Cependant  drjà  le  2*2  décembre  une 
forte  reconnaissance  allemande  lancée  sur  Querrieux  était  vigou- 
reusement repoussée  par  le  18*  bataillon  de  chasseurs  à  pied  et  un 
bataillon  du  33*  de  ligne.  Alors  le  général  de  Manteufïcl  se  décidait 
à  l'attaque,  et  le  23  s'engageait  la  bataille  qui  a  gardé  pour  les 
Français  le  nom  de  Pont-Noyelles,  que  les  Allemands  ont  appelée 
la  bataille  de  l'Hallue. 

Le  matin,  le  feu  s'ouvrait  de  tous  les  côtés  par  une  canonnade 
échangée  entre  les  hauteurs  de  la  rive  droite,  appartenant  aux  Alle- 
mands, et  les  hauteurs  de  la  rive  gauche,  occupées  par  les  batteries 
françaises.  Le  général  de  Gœben  devait  attaquer  de  front  les  posi- 
tions qui  couvrent  la  route  de  Gorbie  pendant  qu'une  autre  de  ses 
divisions  devait  essayer  de  tourner  le  flanc  droit  de  notre  armée. 
Tant  qu'il  ne  s'agissait  que  de  s'avancer  dans  la  vallée  de  l'Hallue, 
les  Prussiens  gagnaient  facilement  du  terrain,  repoussant  nos  p*ostes 
et  nos  tirailleurs,  qui  avaient  du  reste  l'ordre  de  se  replier  en  com- 
battant; mais  c'est  ici  que  la  lutte  prenait  un  caractère  des  plus 
sérieux,  sur  cette  courbe  de  12  kilomètres  où  se  livrait  la  bataille. 
Sur  la  droite,  le  général  Derroja  tenait  tête  avec  avantage  au  mou- 
vement tournant  par  lequel  l'ennemi  voulait  déborder  l'armée  fran- 
çaise. Sur  la  gauche,  du  côté  de  Daours,  les  marins  de  l'amiral 
Moulac  soutenaient  un  combat  acharné.  Au  centre,  les  Allemands 
avaient  passé  l'Hallue,  ils  commençaient  à  gravir  les  pentes,  ils 
étaient  à  Pont-Noyelles.  Au-delà,  ils  étaient  arrêtés  par  la  résistance 
la  plus  opiniâtre,  et  même  rejetés  en  partie  jusqu'à  la  iivière.  La 
bataille  restait  toujours  incertaine.  A  quatre  heures  de  l'après-midi, 
le  général  Faidherbe  décidait  un  retour  offensif,  une  attaque  géné- 
rale pour  reprendre  les  villages.  Tout  semblait  réussir  d'abord,  nos 
soldats  rentraient  à  Pont-Noyelles,  à  Daours,  lorsque  la  nuit  venait 
interrompre  le  combat,  et  à  la  faveur  de  la  nuit  une  surprise  ame- 
nait une  évacuation  nouvelle  des  villages.  A  qui  restait  définitive- 
ment la  victoire?  Les  Français  avaient  à  peu  près  1,200  hommes 
hors  de  combat,  les  pertes  de  l'ennemi  étaient  certainement  plus 
graves.  Les  Prussiens  gardaient  la  vallée  de  l'Hallue,  nos  soldats 
restaient  sur  les  hauteurs,  maîtres  de  leurs  positions.  Ils  bivoua- 
quaient sur  place  par  une  nuit  sombre,  sous  une  température  de 
7  ou  8  degrés  de  froid,  n'ayant  pas  de  bois  pour  se  réchauffer  et 
nourris  d'un  morceau  de  pain  gelé. 

L'affaire  restait  si  bien  indécise  que  le  lendemain  les  deux  armées 
se  retrouvaient  face  à  face  en  ordre  de  bataille.  Le  général  de  Man- 
teuffcl,  selon  les  récits  allemands,  hésitait  à  reprendre  immédiate- 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  31 

ment  l'attaque;  il  bornait  son  ambition,  pour  la  journée  du  24,  «  à 
se  maintenir  sur  le  terrain  conquis,  »  en  attendant  l'arrivée  de 
nouveaux  renforts.  Faidherbo,  qui  était  resté  sur  ses  positions  prêt 
à  recevoir  le  choc  dès  le  matin,  ne  pouvait  se  méprendre  sur  la  vraie 
raison  de  cette  sorte  de  trêve  qu'on  lui  laissait,  et  comme  il  n'at- 
tendait pas  de  renforts,  quant  à  lui,  —  comme  c'eût  été  une  grande 
témérité  de  laisser  à  son  adversaire  le  temps  de  se  rejeter  avec  des 
forces  nouvelles  sur  son  armée  éprouvée  par  une  bataille  et  par  les 
nuits  rigoureuses  du  bivouac,  il  se  décidait  à  la  retraite.  Il  partait 
du  reste  en  bon  ordre,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  en  homme 
maître  de  ses  résolutions;  il  se  proposait  d'aller  se  refaire  un  in- 
stant dans  des  cantonnemens  sûrs,  derrière  la  Scarpe,  entre  Arras 
et  Douai.  Ce  n'est  que  le  lendemain  que  le  général  de  Gœben  et  la 
cavalerie  du  prince  Albrecht  se  jetaient  dans  le  vide  laissé  par  l'ar- 
mée française;  ils  «  suivaient  »  cette  armée,  on  peut  le  dire,  ils  ne 
la  «  poursuivaient  »  pas.  Ici  encore  une  fois  Manteufiel  se  retrou- 
vait dans  cette  condition  singulière  d'avoir  à  faire  face  à  deux  or- 
dres d'opérations, —  en  Normandie,  où  l'occupation  avait  de  nouveau 
affaire  à  nos  détachemens  rentrés  en  campagne,  et  au  nord,  où  il 
avait  à  surveiller  Faidherbe.  Le  chemin  de  fer  d'Amiens  à  Rouen 
restait  pour  lui  le  grand  moyen  d'action,  le  lien  des  deux  ailes  de 
son  armée.  11  prenait  quelques  bataillons  pour  les  ramener  momen- 
tanément en  Normandie.  En  définitive  cependant  la  masse  de  l'ar- 
mée de  Manteuffel  ne  quittait  pas  le  nord.  Les  Allemands  se  déci- 
daient désormais  à  investir  Péronne,  qui  les  gênait  singulièrement 
dans  leurs  évolutions  sur  la  Somme,  et  le  gros  des  forces  prus- 
siennes, sous  les  ordres  du  général  de  Gœben,  se  portait  en  avant 
autour  de  Bapaume,  avec  le  double  objet  de  couvrir  le  siège  de 
Péronne  en  tenant  tète  à  Faidherbe,  dont  un  retour  offensif  était 
toujours  à  craindre. 

Faidherbe  en  effet  ne  restait  pas  longtemps  inactif  dans  ses  can- 
tonnemens de  la  Scarpe.  Il  se  hâtait  d'autant  plus  qu'il  sentait  la 
nécessité  de  dégager  Péronne,  poste  précieux  à  conserver  pour  nous, 
utile  à  conquérir  pour  les  Allemands,  qui  procédaient  déjà  par  le 
bombardement.  Le  31  décembre,  Faidherbe  était  de  nouveau  en 
avant  d' Arras,  sur  la  route  de  Bapaume,  allant  à  la  rencontre  de 
l'ennemi.  La  lutte  recommençait;  le  1*^'  et  le  2  janvier  1871,  elle 
était  marquée  par  deux  combats  sanglans  à  Achiet-le-Grand  et  à 
Behagnies,  l'un  favorable  pour  nos  armes,  l'autre,  celui  de  Beha- 
gnies,  plus  heureux  pour  l'ennemi,  mais  en  réalité  sans  résultat 
pour  lui,  puisqu'il  se  voyait  obligé  de  se  replier  en  présence  de  la 
marche  décidée  de  Faidherbe.  Le  3  janvier,  l'action  devenait  géné- 
rale. Les  Allemands  n'avaient  pas  des  forces  trop  considérables;  ils 
avaient  eu  cependant  le  soin  de  les  grossir  de  quelques  bataillons 


32  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

détachés  du  siège  de  Péronne  avec  h  batteries  d'artillerie,  et  ils 
avaient  surtout  une  cavalerie  infiniment  supérieure  à  nos  quel- 
ques modestes  escadrons.  Le  général  de  Kuminer,  avec  'Jl  batail- 
lons, U  escadrons  et  36  bouches  à  feu,  était  chargé  de  défendre  le 
centre  des  positions  en  avant  de  Bapaume,  sur  une  ligne  de  villages, 
SapigniKS,  Biefvillers,  Grevillers,  Favreuil,  tandis  que  le  prince  Al- 
brecht  et  le  général  de  cavalerie  de  Groëben  devaient  opérer  sur 
les  deux  flancs  de  notre  armée  en  marche. 

Cette  fois  l'attaque  venait  de  nous;  elle  fut  vivement  engagée 
par  la  division  Du  Bessol,  qui  était  chargée  d'assaillir  Biefvillers, 
pendant  que  la  division  Derroja  marchait  sur  Grevillers,  et  que 
l'ancienne  division  Moulac,  maintenant  sous  les  oi'dres  du  capitaine 
de  vaisseau  Payen,  se  jetait  sur  Sapignies  pour  se  rabattre  aussitôt 
sur  Favreuil.  Tous  ces  villages  étaient  défendus  avec  la  plus  vio- 
lente ténacité.  Le  combat  était  particulièrement  acharné  à  Bief- 
villers, qui  fut  plusieurs  fois  pris  et  repris  avant  de  rester  en  nos 
mains.  A  midi,  le  général  de  Kummer  était  obligé  de  céder  le  ter- 
rain et  de  se  replier  à  Bapaume  même,  où  une  de  nos  têtes  de  co- 
lonne, emportée  par  son  ardeur,  s'engageait  sous  le  feu  terrible  de 
l'artillerie  prussienne.  Le  combat,  poursuivi  encore  sur  plusieurs 
points,  notamment  au  viliage  de  Tilloy,  ne  cessait  que  le  soir  à 
sept  heures.  On  n'avait  pas  pris  Bapaume,  mais  toutes  les  positions 
environnantes,  si  vio'emment  disputées,  restaient  en  notre  pouvoir. 
Les  Prussiens,  qui  ont  depuis  contesté  ce  succès  à  l'armée  fran- 
çaise, n'en  doutaient  pas  eux-mêmes  le  soir  de  la  bataille.  Ils 
avaient  essuyé  des  pertes  sensibles.  Les  chefs  allemands  jugeaient 
leur  position  si  peu  favorable,  si  difficile  à  défendre  à  Bapaume, 
qu'ils  avaient  déjà  doimé  pour  le  lendemain  l'ordre  de  la  retraite 
sur  Péronne.  Le  général  Faidherbe,  sans  douter  de  la  victoire,  puis- 
qu'il couchait  sur  le  terrain  conquis,  ne  croyait  peut-être  pas  lui- 
même  son  avantage  aussi  réel  qu'il  l'était.  Peut-être  aussi,  con- 
naissant mieux  que  tout  autre  le  tempérament  de  sa  jeune  armée, 
craignait-il  de  s'engnger  trop  avant  dans  des  opérations  où  il  ne 
tarderait  pas  à  rencontrer  des  masses  de  renforts  prussiens.  Par 
prudence,  il  évitait  de  pousser  à  bout  son  succès,  agissant  en  tac- 
ticien plutôt  qu'en  chef  audacieux  décidé  à  jouer  tout  sur  un  coup 
de  dé.  Il  ne  se  retirait  pas,  il  se  repliait  k  quelques  kilomètres, 
sur  le  chemin  de  fer  d'Arras  à  Amiens,  à  Boileux,  sans  perdre  de 
vue  Péronne,  se  tenant  toujours  prêt  à  rentrer  en  action,  —  lors- 
qu'il ap!)renait  tout  à  coup  que  Péronne  venait  de  capituler. 

Que  s'était-il  donc  passé?  Les  Prussiens  avaient  procédé  Là  comme 
ils  ont  procédé  contre  tant  d'autres  places,  négligeant  les  défenses 
régalières  pour  déployer  toutes  les  fureurs  des  bombardemens  meur- 
triers contre  les  villes  elles-mêmes  ;  système  étrange  qui  ne  tend 


LA    GUERRE    DE    FRANCE.  33 

à  rien  moins  qu'à  changer  toutes  les  conditions  de  la  guerre,  en  an- 
nulant la  force  militaire,  en  la  plaçant  sous  la  pression  des  terreurs 
et  des  ravages  dont  une  population  tout  entière  est  la  victime.  Les 
Prussiens  avaient  fait  ainsi  à  Péronne.  Ils  avaient  bombardé  la  ville 
à  outrance,  puis  ils  l'avaient  sommée  de  se  rendre.  Le  commandant 
avait  résisté  d'abord;  le  chef  du  génie  de  son  côté  disait  avec 
énergie  devant  le  conseil  réuni  pour  examiner  la  situation  :  «  Nos 
défenses  sont  intactes,  nous  n'avons  pas  une  pièce  démontée.  Le 
bombardement  ne  peut  plus  faire  de  grands  dégâts,  le  mal  est  fait. 
11  ne  s'agit  pas  de  gloriole  militaire;  Péronne  est  la  clé  de  la 
Somme,  la  possession  'de  cette  place  peut  être  pour  l'une  et  l'autre 
des  deux  armées  en  présence  d'un  immense  intérêt...  »  Le  conseil 
de  défense  n'avait  pas  partagé  cet  avis,  le  commandant  de  la  place 
s'était  résigné,  et  Péronne  avait  capitulé  le  9  janvier  !  C'était,  comme 
le  disait  le  chef  de  bataillon  du  génie  Peyre,  un  avantage  immense 
pour  les  Allemands,  qui  avaient  désormais  toute  la  ligne  de  la 
Somme,  —  protection  puissante  pour  eux,  barrière  difficile  à  fran- 
chir pour  nous  sous  les  yeux  d'un  ennemi  vigilant.  D'un  autre  côté, 
Mézières  était  déjà  tombée,  le  31  décembre,  après  un  bombarde- 
ment tout  aussi  impitoyable  que  celui  de  Péronne.  Ainsi  de  l'est  à 
l'ouest  le  cercle  se  resserrait  autour  de  cette  région  du  nord,  où  se 
débattait  une  armée  qui,  en  se  faisant  respecter,  ne  pouvait  guère 
se  promettre  de  rompre  le  réseau  de  fer  et  de  feu  tendu  devant 
elle. 

Malgré  tout,  sans  avoir  peut-être  plus  d'illusions  que  bien  d'au- 
tres, mais  sans  se  laisser  ébranler,  Faidherbe,  qui  n'avait  plus  à 
sauver  Péronne,  ne  pouvait  songer  à  rester  dans  l'inaction.  Placé  sur 
le  chemin  de  fer  du  Nord  après  l'affaire  de  Bapaume,  il  s'avançait 
ou  il  feignait  de  s'avancer  sur  Amiens;  au  15  janvier,  il  était  assez 
rapproché  pour  pouvoir  pousser  de  sérieuses  reconnaissances  jus- 
qu'aux abords  de  l'Hallue,  et  les  Prussiens  s'y  trompaient  même 
assez  pour  supposer  que  le  chef  français  méditait  quelque  tentative 
sur  la  Somme  entre  Amiens  et  Corbie.  C'eût  été  une  entreprise  sin- 
gulièrem.ent  aventureuse  de  vouloir  forcer  le  passage  de  la  Somme 
devant  ua  ennemi  difficile  à  surprendre,  maître  d'Amiens  et  de  Pé- 
ronne. Faidherbe  n'avait  pas  cette  pensée;  il  comptait  seulement 
occuper  l'ennemi  par  des  démonstrations  sur  Amiens,  attirer  peut- 
être  sur  ce  point  les  masses  prussiennes,  et,  cela  fait,  se  dérober  à 
marches  forcées  vers  l'est,  se  porter  au  sud  de  Saint-Quentin  pour 
menacer  la  ligne  de  La  Fère,  Chauny,  Noyon,  Compiègne.  Dùt-il 
échouer  dans  ce  projet,  il  croyait  pouvoir  toujours  se  rabattre  vers 
le  nord,  où  il  défierait  encore  l'ennemi  sous  la  protection  de  Cam- 
brai, de  Bouchain  ou  de  Yalenciennes.  C'était  du  reste  un  moment 

TOME  CIV.  —  1873.  -î 


3/i  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

OÙ  il  n'y  avait  plus  à  hésiter,  où  la  fortune  de  la  France  se  décidait 
de  tous  les  côtés.  Elle  était  déjà  décidée  sur  la  Sarthe  par  la  ba- 
taille du  Mans.  La  grande  partie  de  l'est  n'était  encore  ni  gagnée  ni 
perdue,  quoiqu'il  y  eût  bien  peu  de  chances.  D'un  instant  à  l'autre, 
Paris  ne  pouvait  manquer  de  faire  une  tentative  suprême  et  déses- 
pérée. L'armée  du  nord,  à  son  tour,  devait  jouer  son  rôle  dans  cette 
grande  convulsion  de  la  défense  nationale,  et  ce  rôle,  elle  ne  pou- 
vait le  jouer  qu'en  retenant  ou  en  attirant  le  plus  de  forces  pos- 
sible. Faiclherbe  le  sentait  bien,  il  savait  aussi  qu'il  allait  avoir  les 
plus  sérieuses  difficultés  à  vaincre.  «  Le  moment  de  se  dévouer 
était  venu,  »  dit-il;  c'est  le  secret  de  ce  mouvement  qui  allait  abou- 
tir quatre  jours  après  à  la  bataille  de  Saint-Quentin. 

Au  premier  moment,  les  Prussiens  ne  laissaient  pas  d'éprouver 
quelque  incertitude;  ils  hésitaient,  voyant  tout  à  la  fois  la  démon- 
stration sur  Amiens  et  d'un  autre  côté  la  rentrée  à  Saint-Quentin 
d'une  force  française  venant  directement  de  Cambrai.  Ils  étaient 
cependant  en  éveil,  ils  s'agitaient  sur  toute  la  ligne,  et  l'armée  de 
Faidherbe,  partie  le  16  janvier  d'Albert  pour  se  diriger  par  le  nord 
de  Péronne  sur  Saint-Quentin,  était  à  peine  en  marche  que  déjà 
elle  se  trouvait  aux  prises  avec  l'ennemi.  Le  17,  la  division  Derroja 
avait  un  petit  engagement  à  Templeux  avec  la  division  pru?:sienne 
Barnekow.  Le  18,  entre  Péronne  et  Saint-Quentin,  à  Yermand, 
éclatait  un  combat  des  plus  vifs  qui  nous  coûtait  500  hommes,  sans 
interrompre  toutefois  la  marche  de  nos  soldats,  qui  faisaient  la 
meilleure  contenance.  Ce  n'était  là  au  surplus  que  le  prélude  de 
l'affaire  décisive  qui  se  préparait.  La  vérité  est  que,  le  lendemain 
19  janvier,  les  deux  armées,  qui  se  suivaient  presque  parallèlement, 
se  trouvaient  assez  rapprochées  autour  de  Saint-Quentin  pour  que 
le  choc  fût  inévitable,  et  par  une  coïncidence  qui  n'avait,  je  crois, 
rien  de  calculé,  qui  résultait  d'un  simple  hasard,  c'était  ce  jour-là 
même  que  Paris  tentait  cette  sortie  de  Montretout  où  allait  expirer 
le  dernier  souffle  de  la  défense. 

L'armée  française,  forte  à  peu  près  de  âO,000  hommes,  était 
allée  camper  le  soir  du  18  aux  abords  de  Saint-Quentin,  qu'elle  con- 
tournait par  l'ouest  et  le  sud,  faisant  face  tout  à  la  fois  aux  quatre 
routes  de  Péronne,  de  Ilam,  de  Chauny,  de  La  Fère,  par  où  l'en- 
nemi devait  venir.  Elle  avait  de  solides  positions  sur  des  hauteurs 
à  3  ou  /i  kilomètres  de  la  ville.  A  l'ouest,  le  23^  corps  se  dévelop- 
pait entre  le  moulin  de  Recourt  et  le  village  de  Fayet,  fortement 
occupé,  de  façon  à  garder  la  ligne  de  retraite  par  les  chemins  de 
GamlDrai  et  du  Cateau.  Au  sud,  le  22«  corps  s'étendait  de  Gauchy  à 
Grugis.  C'était  une  sorte  d'arc  de  cercle  décrit  autour  de  Saint- 
Quentin  et  coupé  par  le  canal,  dont  nous  occupions  les  deux  côtés. 


LA.   GUERRE    DE    FRANCE.  35 

Ainsi  on  avait  de  bonnes  positions,  l'appui  d'une  ville  abondante  en 
ressources  et  une  retraite  assurée  vers  Cambrai.  L'armée  allemande 
que  Faidherbe  avait  devant  lui  et  qui  était  restée  sous  le  comman- 
dement supérieur  du  général  de  Gœben  depuis  que  Manteuffel  était 
parti  pour  l'est,  cette  armée  était  certainement  considérable,  et  de 
toute  façon  elle  avait  l'avantage.  Elle  avait  pour  elle  la  puissance 
de  l'organisation  avec  l'orgueil  du  succès,  toutes  les  facilités  de 
concentration  et  de  recrutement,  l'appui  des  places  de  l'Oise  et  de 
la  Somme,  de  La  Fère  et  de  Péronne.  Dès  le  17  janvier,  elle  comp- 
tait hS  bataillons,  52  escadrons  et  162  bouches  à  feu  ;  elle  atten- 
dait en  outre  une  brigade  qu'on  lui  promettait  de  Paris,  qu'on 
expédiait  par  le  chemin  de  fer,  et  la  garnison  d'Amiens,  qu'on 
faisait  partir  pour  Ham  en  la  remplaçant  par  des  troupes  de  Rouen. 
Elle  s'était  concentrée  rapidement  et  avait  pu  arriver  aussitôt  que 
nous  devant  Saint- Quentin,  par  une  raison  assez  simple,  c'est  qu'elle 
avait  à  suivre  une  ligne  droite,  tandis  que  nos  soldats,  partant  d'Al- 
bert, sur  le  chemin  de  fer  du  Nord,  avaient  à  décrire  une  courbe 
pour  éviter  Péronne.  Aussi  se  trouvait-elle  en  position  le  soir  du 
18  en  même  temps  que  notre  armée,  elle  était  à  15  kilomètres  de 
Saint-Quentin  en  face  de  Faidherbe.  Le  général  de  Gœben  avait,  à 
ce  qu'il  paraît,  un  plan  des  plus  sommaires,  il  voulait  tout  simple- 
ment nous  «  envelopper.  »  Ses  seules  dispositions  pour  la  bataille, 
dit  le  major  Blum,  se  bornaient  à  donner  l'ordre  à  toutes  les  troupes 
«  de  se  mettre  en  mouvement  à  huit  heures  du  matin  et  d'aborder 
l'adversaire  dans  la  direction  de  Saint- Quentin,  »  par  la  route  de 
Péronne,  par  la  route  de  Ham,  par  le  chemin  de  fer  de  Tergnier, 
par  la  route  de  La  Fère.  Pour  simplifier  les  choses,  le  général  de 
Gœben  avait  confié  l'exécution  de  son  plan  au  général  de  Kummer, 
chargé  de  tous  les  mouvemens  de  son  aile  gauche,  et  au  général 
Barnekow,  chargé  de  toutes  les  opérations  de  son  aile  droite.  Ainsi 
s'engageait  cette  bataille  meurtrière  par  un  temps  qui  n'était  plus 
aussi  froid  que  quelques  jours  auparavant,  mais  qui  n'était  pas  plus 
favorable  à  une  action  militaire  :  un  effroyable  dégel  avait  détrempé 
les  champs  et  défoncé  les  routes. 

Ce  n'était  pourtant  pas  aussi  facile  que  le  croyait  le  général  de 
Gœben  de  déloger  nos  soldats.  —  Le  19  au  matin,  le  combat  com- 
mence du  côté  du  22«  corps,  sur  lequel  se  portent  les  divisions 
prussiennes  conduites  par  Barnekow,  el;  ici  pendant  sept  heures  la 
lutte  se  prolonge  au  milieu  des  péripéties  les  plus  sanglantes.  Le 
général  Du  Bessol  est  gravement  blessé  en  manant  sa  division  au 
combat.  Le  colonel  Aynès,  commandant  d'une  brigade,  tombe  mor- 
tellement frappé  à  la  tête  de  ses  troupes.  Aux  efforts  des  Allemands 
pour  déborder  nos  positions  de  gauche,  on  oppose  la  résistance  la 


36  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  énergique.  Le  commandant  Tramond,  avec  des  bataillons  du 
68*  de  marche,  charge  les  Prussiens  à  la  baïonnette  et  arrête  leur 
mouvement.  Six  fois  les  hauteurs  avancées  de  Gauchy  sont  assaillies 
par  l'ennemi  avec  des  troupes  toujours  nouvelles,  et  six  fois  nos 
soldats  repoussent  ces  assauts.  Ils  s'avancent  jusqu'à  vingt  pas  des 
Prussiens,  ils  brisent  de  leur  feu  une  charge  d'un  régiment  de  hus- 
sards lancé  contre  eux.  Au  bout  de  tant  d'efforts,  après  sept  heures 
de  combat,  notre  ligne  finit  par  se  rompre  et  nos  soldats  sont  obli- 
gés de  se  replier  jusqu'à  Saint-Quentin,  jusqu'au  faubourg  d'Isle, 
où  ils  profitent  de  quelques  barricades  pour  arrêter  l'ennemi.  Du 
côté  du  23*^  corps,  à  l'ouest,  la  lutte,  engagée  un  peu  plus  tard  par 
le  général  Kummer,  n'est  pas  moins  vive.  C'est  d'abord  un  combat 
de  tirailleurs  et  d'artillerie  pour  la  possession  des  bois  et  des  vil- 
lages qui  séparent  les  deux  armées.  Vers  deux  heures,  Kummer, 
déployant  des  forces  considérables,  fait  attaquer  vigoureusement  le 
village  de  Fayet,  où  les  Prussiens  entrent  un  instant,  menaçant 
ainsi  la  route  de  Cambrai  ;  mais  une  brigade  de  la  division  Payen 
ne  tarde  pas  à  revenir  à  la  charge,  et,  appuyée  par  la  brigade  Pauly 
des  mobilisés  du  Pas-de-Calais,  elle  réussit  à  reprendre  le  village, 
qui  reste  heureusement  en  nos  mains  jusqu'à  la  nuit.  Sur  la  route 
de  Ham,  le  général  Paulze  d'ivoy  s'efforce  de  disputer  le  terrain  et 
d'ar^'êter  les  progrès  des  Allemands. 

On  lutte  tant  qu'on  peut.  A  travers  tout  cependant  le  mouvement 
de  l'ennemi  s'accentue  sur  les  divers  points  de  ce  vaste  champ  de 
bataille,  et  à  la  tombée  de  la  nuit  nos  troupes,  exténuées  par  une 
journée  de  combat  succédant  à  trois  jours  de  marches  forcées,  se 
rejettent  sur  Saint-Quentin.  Les  têtes  de  colonnes  prussiennes  pé- 
nètrent à  notre  suite  dans  la  ville.  Le  désordre  se  met  un  peu  par- 
tout. C'est  une  cohue  de  soldats  qui  cherchent  leurs  corps,  de  dé- 
bandés, de  fuyards,  sur  lesquels  le  vainqueur  fait  main  basse.  Le 
général  Faidherbe  néanmoins  a  pu  sauver  ses  lignes  de  retraite, 
et  à  la  faveur  de  la  nuit  il  se  replie,  poussant  le  22*  corps  sur  Le 
Gâteau,  le  23*  corps  sur  Cambrai,  laissant  derrière  lui  plus  de 
3,000  hommes  sur  le  terrain,  quelques  milliers  de  prisonniers,  la 
plupart  mobilisés,  quatre  ou  cinq  petits  canons  abandonnés  dans  la 
ville,  mais  ramenant  ses  quinze  batteries  de  campagne  intactes  à 
Cambrai. 

C'était  une  bataille  perdue,  complètement  perdue  pour  nous,  ce 
n'est  pas  douteux.  Elle  avait  pourtant  coûté  cher  à  l'ennemi,  qui 
avait  près  de  /i,000  hommes  hors  de  combat.  Les  Prussiens  avaient 
eu  besoin  pour  vaincre  de  toutes  les  forces  dont  ils  disposaient,  et 
même  de  cette  brigade  qu'on  leur  envoyait  de  Paris.  Ici  encore,  il  est 
vrai,  le  général  de  Gœben  nie  que  l'issue  de  l'affaire  ait  pu  dépendre 


LA   GUERRE    DE    FRANCE.  37 

de  ces  renforts,  qui  ne  seraient  d'ailleurs  arrivés  qu'en  petite  partie 
pendant  l'action.  Ils  ne  sont  peut-être  pas  arrivés,  mais  ils  allaient 
arriver,  et  la  certitude  de  leur  apparition  prochaine  était  une  ga- 
rantie pour  les  chefs  prussiens,  qui  sans  cela  se  seraient  engagés 
moins  résolument,  de  môme  que  le  général  français  eût  disputé  en- 
core le  champ  de  bataille,  s'il  eût  été  certain  devoir  10,000  hommes 
arriver  d'un  instant  à  l'autre  à  son  secours.  Malgré  tout  ce  qu'ils 
avaient  déployé  de  forces,  les  Prussiens  étaient  tellement  épuisés 
eux-mêmes  le  soir  de  la  bataille  de  Saint- Quentin,  qu'ils  étaient 
obligés  de  laisser  à  Faidherbe  cette  heureuse  trêve  d'une  nuit  qui 
lui  permettait  de  se  dérober  avec  son  armée.  Le  lendemain  seule- 
ment ils  commençaient  «  une  poursuite  générale  et  sans  relâche,  » 
Kummer  vers  Cambrai,  Barnekovv  vers  Clary  et  Caudry,  un  troi- 
sième vers  Guise  et  Cateau-Cambrésis;  mais  il  était  déjà  un  peu 
tard.  Tout  ce  que  pouvaient  faire  les  Prussiens,  c'était  de  promener 
leurs  colonnes  mobiles  dans  ces  contrées  du  nord,  d'aller  adresser 
une  vaine  sommation  à  Cambrai,  qui  refusait  naturellement  de  se 
rendre,  ou  d'aller  essayer  contre  Landrecies  un  bombardement  qui 
n'avait  pas  plus  de  succès.  Puis  ils  revenaient  sur  la  Somme.  Pen- 
dant ce  temps,  Faidherbe,  réfugié  entre  Cambrai,  Pouai,  Yalen- 
ciennes,  Arras  et  Lille,  s'occupait  de  réparer  ses  pertes  et  de  re- 
constituer ses  forces. 

C'est  alors  que  l'armistice  du  28  janvier  venait  dire  le  dernier 
mot  de  cette  latte  sanglante  pour  le  nord  comme  pour  toutes  les 
autres  parties  de  la  France.  La  reddition  de  Paris  ne  pouvait  être 
que  le  préliminaire  de  la  reddition  définitive  du  pays,  trahi  de  tous 
côtés  par  la  fortune.  Les  armes  tombaient  des  mains  des  combat- 
tans,  la  guerre  était  finie.  Dans  quelle  mesure  cette  armée  du  nord, 
qui  restait  encore  U  moins  compromise  de  nos  armées,  avait-elle 
coopéré  à  l'ensemble  de  la  défense  nationale?  Elle  avait  eu  certaine- 
ment son  rôle  et  même  une  physionomie  à  part.  Armée  improvisée 
en  toute  hâte,  composée  d'élémens  incohérens,  de  soldats  de  la  veille 
et  d'officiers  assez  novices,  elle  n'avait  pu  sans  doute  frapper  de 
grands  coups;  elle  n'avait  pas  fait  des  sorties  décisives  en  dehors  de 
ses  lignes,  et  dans  ses  mouvemens  les  plus  hardis  elle  n'avait  jamais 
dépassé  la  Somme.  Telle  qu'elle  était  cependant,  elle  venait  de  faire 
une  campagne  de  soixante  jours  où  elle  avait  prodigué  sa  bonne 
volonté.  Existant  à  peine  au  20  novembre,  elle  avait  en  deux  mois 
livré  quatre  grandes  batailles  et  de  petits  combats  incessans,  dé- 
fendant son  terrain,  infligeant  à  l'ennemi  les  pertes  les  plus  sé- 
rieuses, s'aguerrissant  rapidement  sous  un  chef  prudent  et  attentif 
qui  savait  ménager  ses  forces,  et  qui  avait  fini  par  l'animer  de  son 
esprit  en  lui  inspirant  une  entière  confiance.  Facilement  accessible 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  émotions  et  aux  paniques  comme  toutes  les  armées  improvisées, 
mais  aussi  très  prompte  à  se  rallier  et  à  se  reconstituer  à  l'abri 
des  forteresses  qui  lui  servaient  de  refuge,  elle  se  serait  rapide- 
ment réorganisée.  Même  après  Saint-Quentin,  qui  était  sa  dernière 
et  sa  plus  cruelle  épreuve,  elle  n'avait  eu  besoin  que  de  quelques 
jours  pour  se  rétablir,  et  peu  après  l'armistice  le  général  en  chef 
passant  une  revue  sur  les  glacis  d'Arras  était  frappé  de  l'air  martial 
de  ses  jeunes  soldats. 

L'armée  du  nord  existait  toujours  sans  doute,  elle  avait  eu  la 
bonne  fortune  de  ne  pas  disparaître  dans  une  catastrophe,  elle  se 
serait  battue  encore,  s'il  l'avait  fallu.  En  réalité,  quel  élément  de 
décision  portait-elle  dans  ce  cruel  débat  de  la  paix  ou  de  la  guerre 
qui  s'agitait  en  ce  moment  pour  la  France?  Elle  ne  pouvait  plus 
rien.  Le  général  Faidherbe  lui-même  ne  se  faisait  point  illusion.  On 
lui  adressait  de  Bordeaux  cette  terrible  question  :  «  Peut-on  conti- 
nuer la  guerre?  »  Faidherbe  répondait  avec  chagrin,  mais  sans  hé- 
siter, par  le  rigoureux  exposé  de  la  situation.  —  Aussitôt  que  les 
hostilités  se  rouvriraient,  l'armé-e  du  nord  ne  pourrait  plus  tenir 
la  campagne.  Les  Prussiens,  maîtres  dé  Paris,  disposant  de  toutes 
leurs  forces,  enverraient  nécessairement  deux  armées  suffisantes, 
l'une  contre  les  places  maritimes,  Boulogne,  Calais,  Gravelines, 
Dunkerque,  l'autre  contrôles  places  orientales  des  départemens  du 
nord,  Arras,  Douai,  Cambrai,  Lille,  Yalenciennes.  Tout  allait  leur 
être  facile  dans  un  pays  riche,  dans  des  plaines  couvertes  de  voies 
ferrées  et  de  routes  qui  leur  permettraient  de  se  transporter  en  un 
jour,  avec  leur  matériel,  d'une  forteresse  à  l'autre.  Les  places  ma- 
ritimes protégées  par  les  inondations  et  par  le  voisinage  de  la  mer 
pourraient  tenir  six  semaines;  les  autres  tiendraient  sans  doute  un 
mois,  à  moins  que  la  violence  des  bombardemens  ne  vînt  hâter  la 
reddition.  Avec  une  grande  constance  et  la  meilleure  volonté  dans 
la  défense,  les  Prussiens  pourraient  être  obligés  de  mettre  deux 
mois  et  demi  à  faire  la  conquête  de  toute  la  contrée,  et  ce  qu'il  y 
avait  d'étrange,  ce  qui  restait  un  trait  caractéristique,  c'est  que  cette 
fois  l'ennemi  venait  sur  Lille  et  Yalenciennes,  non  plus  par  la  Bel- 
gique, mais  par  l'intérieur  de  la  France.  — Ainsi  de  toutes  parts,  au 
nord  comme  au  sud,  à  l'est  comme  à  l'ouest,  éclatait  la  nécessité  du 
fatal  et  inexorable  dénoùment,  d'une  paix  poignante  et  ruineuse, 
expiation  d'une  guerre  commencée  par  l'imprévoyance,  continuée 
par  l'agitation  stéiile  dans  la  confusion. 

Charles  de  Mazade. 


LES  FINANCES 

DE    L'EMPIRE  D'ALLEMAGNE 


I.  J'ahrbuch  (ûr  Geselzijehung ,  Yerwalhnig  urid  Reclttspflege  des  deutschcn  Reiclis,  von  Franz 
■von  Holtzendorf,  Leipzig  18"2.  —  II.  De)'  déutsche  Zollvei'dn,  voa  Weber,  Leipzig  1871. 
—  m.  Die  Bestencrimg  des  Tabaks  im  Zollverein,  Stuttgart  1868.  —  IV.  Hirlh's  Annalcn 
des  deutschcn  Reieltes,  IS'.S.  —  V.  Amlliclie  Statistik  des  Reiclis,  Berlin  18"3. 


On  a  beaucoup  écrit  en  France  sur  la  fortune  publique  de  l'An- 
gleterre, des  États-Unis  et  de  l'Italie,  mais  la  critique  semble  avoir 
délaissé,  comme  par  système,  tout  ce  qui  appartient  aux  finances  de 
l'Allemagne.  Cette  indifférence  se  justifiait  en  quelque  sorte,  il  y  a 
plusieurs  années,  par  l'aridité  du  sujet  et  par  le  peu  d'intérêt  que 
l'on  porte  d'habitude  aux  pays  qui  n'exercent  pas  une  influence 
décisive  dans  le  domaine  de  la  politique.  Nous  n'avions  d'ailleurs 
rien  à  emprunter  aux  conceptions  de  nos  voisins,  car  les  lois  fiscales 
de  la  révolution,  si  généralement  attaquées  aujourd'hui  par  les 
hommes  mêmes  qui  visent  à  être  les  continuateurs  de  cette  grande 
époque,  ces  lois,  auxquelles  M.  Thiers  restituait  naguère  à  la  tribune 
leur  véritable  caractère,  demeureront  longtemps  encore,  au  moins 
dans  l'ensemble,  la  plus  sûre  expression  de  nos  rapports  économi- 
ques et  sociaux.  Les  Allemands  ont  bien  compris  cette  supériorité, 
et  ils  respectent  depuis  soixante  ans  les  institutions  que  nous  avons 
apportées  dans  celles  de  leurs  provinces  qui  furent  incorporées  au 
territoire  français.  C'est  ainsi  que,  dans  les  anciens  départemens 
du  Rhin  et  en  Westphalie,  le  cadastre  continue  d'être  régi  par  nos 
lois,  tandis  que  l'organisation  en  est  à  peine  ébauchée  pour  les 


ho  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autres  régions  de  la  Prusse.  En  Bavière,  dans  le  Palatinat,  on  re- 
trouve les  droits  d'enregistrement  tels  que  l'administration  française 
les  avait  établis.  Enfin,  dans  la  province  d'Alsace-Lorraine,  l'em- 
pire a  maintenu  les  impôts  en  vigueur,  sauf  certaines  modifications 
que  le  Zollvcrcîn  rendait  indispensables.  Si  nous  avons  beaucoup 
trop  négligé  en  général  d'observer  ce  qui  se  passait  au-delà  de  nos 
frontières,  on  ne  saurait  adresser  le  même  reproche  au  gouverne- 
ment prussien ,  qui  de  tout  temps  fit  étudier  très  attentivement 
en  France  les  événemens  de  nature  à  l'intéresser.  Dès  la  fin  du 
xviii^  siècle,  il  s'approprie  notre  législation  sur  le  monopole  du 
tabac  et  sur  les  contributions  indirectes;  en  1816,  il  substitue  notre 
organisation  de  l'amortissement  à  celle  qu'il  avait  créée  quatre  an- 
nées auparavant.  En  dernier  lieu,  le  Reidislag  allemand  vient  d'a- 
dopter notre  système  décimal  des  poids  et  mesures,  et  c'est  en 
termes  français  germanisés  que  les  employés  du  fisc  impérial  de- 
vront désormais  régler  la  perception  des  impôts. 

Nous  le  répétons  à  dessein  :  la  cause  du  progrès  n'a  guère  à  ga- 
gner dans  l'étude  des  financiers  d'outre-Rhin.  Si  la  république  doit 
avoir  un  jour  son  Colbert,  c'est  à  l'Amérique  et  à  l'Angleterre  qu'il 
demandera  ses  modèles,  en  se  faisant  aussi  économe  que  l'une  et 
aussi  libéral  que  l'autre.  Malheureusement  la  situation  financière 
de  l'Allemagne  est  devenue,  par  notre  faute  et  par  notre  argent, 
l'une  des  données  principales  du  problème  européen,  et  sous  ce 
rapport  elle  touche  à  nos  préoccupations  les  plus  intimes.  Les  «  mil- 
liards français  »  serviront-ils  à  léconder  cette  terre  et  à  porter  le 
bien-être  dans  ce  pays  classique  de  la  pauvreté  et  de  l'émigration? 
Voilà  ce  qu'il  est  opportun  de  rechercher.  Nous  nous  proposons 
d'examiner  les  dépenses  les  plus  importantes  du  budget  impérial, 
les  voies  et  moyens  dont  il  dispose,  et  l'emploi  qu'ont  reçu  jusqu'ici 
les  fonds  provenant  de  l'indemnité  française. 

I. 

Les  dépenses  de  l'empire  seul  ont  été  arrêtées  pour  1873  à  la 
somme  de  hhQ  millions  de  francs,  sur  laquelle  les  budgets  spéciaux 
de  la  guerre  et  de  la  marine  prélèvent  Zi22  millions.  Le  surplus  est 
destiné  au  service  des  emprunts  contractés  avant  les  événemens  de 
1870,  ainsi  qu'aux  dépenses  du  parlement,  de  la  chancellerie  fédé- 
rale, des  ambassades  et  consulats,  de  la  cour  des  comptes  et  du 
tribunal  supérieur  de  commerce.  En  dehors  de  ces  branches  essen- 
tielles de  l'administration  pubhque,  que  l'empire  s'est  chargé  de 
diriger  et  de  défrayer,  la  souveraineté  des  états  reste  à  peu  près 
intacte,  notamment  pour  les  écoles,  le  culte,  la  justice  et  les  tra- 


LES    FINANCES    DE    l'eMPIRE    D' ALLEMAGNE.  Al 

vaux  d'intérêt  local.  L'empereur  n'a  pas  voulu  tout  prendre  à  ses 
alliés;  il  s'est  contenté  de  la  meilleure  part  de  leurs  prérogatives  et 
du  plus  clair  de  leurs  revenus. 

Le  budget  de  la  guerre  appelle  naturellement  tout  d'abord  notre 
attention.  Il  est  de  ohO  millions  de  francs,  non  compris  le  chapitre 
des  pensions,  qui  s'élève  à  Zi6  millions,  et  dont  l'indemnité  fran- 
çaise doit  faire  exclusivement  les  frais.  On  sait  que  la  constitution 
des  états  du  nord,  acceptée  en  novembre  1870  par  les  plénipoten- 
tiaires du  sud  réunis  à  Versailles,  fixe  la  composition  de  l'efTectif 
de  paix  au  centième  de  la  population  totale,  et  qu'elle  règle  la  part 
contributive  de  chacun  des  gouvernemens  alliés  sur  le  pied  de 
"225  thalers  ou  8/Î3  francs  par  soldat.  Cette  disposition  devait 
prendre  fin  à  partir  du  1"  janvier  1872;  mais  elle  a  été  prorogée 
pour  trois  années  dans  des  circonstances  que  nous  aurons  bientôt 
à  rappeler.  Disons  d'abord  que  l'effectif  normal  de  l'armée  alle- 
mande pour  1873  est  de  401,659  hommes,  de  93,7/i2  chevaux, 
et  qu'il  peut  être  porté  en  cas  de  guerre  à  1,301,397  hommes  et 
283,137  chevaux,  chiffres  qui  ont  été  dépassés  pendant  la  dernière 
campagne.  En  comparant  cette  situation  avec  celle  de  l'ancienne 
armée  fédérale,  on  relève  un  accroissement  considérable,  car  il  ne 
comprend  rien  de  moins  que  5  corps  d'armée,  33  régimens  d'infan- 
terie, 10  bataillons  de  chasseurs,  18  régimens  de  cavalerie,  8  régi- 
mens d'artillerie,  1  régiment  du  génie  et  75  bataillons  de  landivehr. 
En  outre  on  vient  d'augmenter  l'effectif  des  bataillons  d'infanterie 
et  de  chasseurs,  des  batteries  à  pied  et  des  compagnies  d'ouvriers, 
ainsi  que  le  nombre  des  chevaux  de  rartillerie.  Divers  actes  ont 
agrandi  d'une  manière  sensible  l'organisation  du  ministère  de  la 
guerre,  de  la  trésorerie  de  l'armée,  de  Fétat-major  général,  de  l'ad- 
judanture,  et  celle  des  établissemens  militaires  les  plus  importans, 
tels  que  l'académie  de  guerre,  l'école  de  l'artillerie  et  du  génie, 
l'école  des  cadets,  l'école  de  pyrotechnie,  les  écoles  des  sous-ofii- 
ciers,  les  écoles  de  tir,  l'école  de  cavalerie,  le  gymnase  central,  les 
fabriques  d'armes,  les  fonderies  de  canons,  l'institut  de  médecine 
et  de  chirurgie.  On  a  établi  à  Metz  une  école  de  guerre  et  une  pou- 
drerie, à  Strasbourg  un  arsenal  d'artillerie.  Les  forteresses  cédées 
par  la  France  et  celles  qui  appartenaient  aux  états  du  sud  de  l'Al- 
lemagne ont  reçu  un  nombreux  état-major  de  commandans  et  de 
fonctionnaires.  Enfin  le  ministère  de  la  guerre  a  été  autorisé  à  pré- 
lever sur  les  versemens  de  l'indemnité  une  somme  de  ih^  millions 
pour  mettre  rapidement  la  province  d' Alsace-Lorraine  sur  un  pied 
de  défense  formidable,  et  à  ce  propos  une  pièce  officielle  que  nous 
avons  sous  les  yeux  déclare  expressément  que,  le  jour  où  cessera 
roccupation  du  territoire  français,  l'empire  devra  échelonner  sur 


Zi2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nos  frontières  des  forces  suffisantes  pour  parer  à  toute  éventualité 
de  conflit. 

En  communiquant  ces  réformes  au  Reichslag^)  le  gouvernement, 
d'accord  avec  le  conseil  fédéral,  jugea  l'occasion  favorable  pour  de- 
mander l'augmentation  du  contingent  de  225  thalers.  Provisoire- 
ment, —  on  était  alors  à  la  fin  de  1871,  —  il  acceptait  ce  chilfre, 
parce  qu'il  espérait  couvrir  le  déficit  en  n'appelant  point  aux  exer- 
cices les  soldats  de  la  réserve,  en  retardant  la  levée  des  recrues 
dans  l'Alsace-Lorraine,  et  en  profitant  des  crédits  rendus  dispo- 
nibles par  les  troupes  d'occupation  à  la  solde  du  trésor  français  ; 
mais  à  partir  du  1"  janvier  1873  il  lui  paraissait  impossible  de 
répondre  aux  nouvelles  exigences  de  la  situation  avec  les  res- 
sources du  passé,  u  En  effet,  dirent  ses  délégués,  quatre  ans  se 
sont  écoulés  depuis  que  l'on  a  fixé  la  capitation  à  225  thalers, 
et  le  prix  de  toutes  choses  s'est  accru  au-delçi  des  prévisions  offi- 
cielles. Le  renchéj  issement  de  la  viande  et  des  denrées  a  nécessité 
une  allocation  supplémentaire  de  10  centimes  par  homme  pour  l'or- 
dinaire, et  cette  allocation  même,  devenue  aujourd'hui  insuffisante, 
doit  être  portée  à  lA  centimes,  ce  qui  augmentera  de  20  millions  de 
francs  les  dépenses  du  budget  annuel.  En  outre  il  est  indispensable 
d'améliorer  le  pain  de  munition,  fait  exclusivement  de  son,  parce 
que  les  troupes  nouvellement  admises  dans  l'armée  allemande  re- 
cevaient un  pain  confortable  et  qu'on  ne  peut  soumettre  à  des  ré- 
gimes différons  les  soldats  d'une  môme  patrie.  Le  moment  est  venu 
aussi  d'accroître  la  solde  des  grades  inférieurs,  pour  donner  aux 
officiers  et  aux  employés  'militaires  le  moyen  de  vivre  honorable- 
ment. Le  prix  de  la  main-d'œuvre  et  la  valeur  des  matériaux  ont 
tellement  augmenté  que  les  crédits  antérieurs  se  trouvent  hors  de 
proportion  avec  les  frais  d'entretien  des  bâtimens  et  des  forts.  Enfin 
les  dernières  lois  sur  les  pensions  et  sur  les  invalides  de  la  guerre 
exigeront  un  supplément  considérable  de  ressources  (1).  »>  En  ré- 
sumé, le  gouvernement  réglait  le  budget  de  1872  d'après  la  capi- 
tation ordinaire,  toutefois  sous  le  bénéfice  des  réserves  exprimées 
pour  le  budget  de  1873.  Lorsque  ce  projet  fut  porté  à  la  connais- 
sance du  Reichstag,  on  vit  se  produire  deux  contre-propositions, 
l'une  de  MM.  Lasker  et  Stauffenberg,  tendant  à  une  réduction  de 
1,500,000  francs,  l'autre  de  MM.  Hoverbeck  et  Richter,  organes  du 
parti  progressiste,  pour  retrancher  un  peu  plus  de  5  millions. 
MM.  Lasker  et  Stauffenberg  déposèrent  en  outre  un  article  addi- 
tionnel à  la  loi  de  finances,  disant  que  l'effectif  de  /i01,659  hommes 
serait  considéré  comme  un  maximum,  et  invitant  le  chancelier  à 

(1)  AnnaUi^  des  deutschen  Reiehs,  1873,  N"  1. 


LES    FINANCES    DE    l' EMPIRE    D' ALLEMAGNE.  AS 

faire  en  sorte  que  les  dépenses  militaires  ne  pussent  à  l'avenir 
excéder  la  somme  actuellement  inscrite  au  budget.  L'amendement 
des  progressistes  était  encore  plus  radical.  On  mettait  le  chancelier 
en  demeure  de  couvrir,  par  une  augmentation  du  nombre  des  con- 
gés, le  surcroît  de  charges  annoncé  par  le  gouvernement.  Toute 
réforme  nouvelle  devait  être  ajournée,  si  elle  avait  pour  résultat 
d'élever  le  budget  de  la  guerre  au-delà  du  chiffre  normal.  Dans  le 
cas  où  les  circonstances  exigeraient  impérieusement  une  dépense 
extraordinaire,  il  était  recommandé  d'y  pourvoir,  soit  en  diminuant 
l'effectif  de  présence  en  temps  de  paix,  soit  en  réduisant  de  trois  à 
deux  ans  la  durée  du  service  dans  les  régimens  d'infanterie. 

Les  commissaires  du  gouvernement,  —  on  le  devine,  —  firent  à 
ces  idées  une  vive  opposition.  Néanmoins  ils  annoncèrent  l'inten- 
tion de  déposer  un  projet  de  loi  qui  rendrait  applicable  aux  années 
1873  et  iS7h  le  budget  présenté  pour  1872;  toute  augmentation 
serait  ainsi  écartée  pendant  trois  ans,  et,  quelque  pénible  que  fût 
cette  condition  pour  l'empereur,  il  n'hésitait  point  à  faire  un  sacri- 
fice pour  éviter  jusqu'à  l'apparence  d'un  conflit  avec  la  représenta- 
tion nationale.  Cette  concession  ne  désarma  personne,  et  les  ora- 
teurs de  l'opposition  insistèrent  sur  ce  point,  que  l'adoption  d'un 
budget  triennal  assurerait  un  minimum  à  l'administration ,  sans 
empêcher  les  demandes  de  crédits  supplémentaires  pour  des  faits 
accomplis  à  l'insu  du  parlement,  que  le  ministère  serait  d'autant 
plus  à  l'aise  pour  enfler  ses  dépenses  qu'il  pourrait  toujours  invo- 
quer les  nécessités  d'une  réorganisation  militaire  dont  le  Reichstag 
ne  savait  rien  ou  presque  rien,  que  le  moment  était  venu  pour  les 
représentans  de  la  nation  d'entrer  dans  la  voie  constitutionnelle  en 
réglant  le  budget  année  par  année,  et  qu'ils  n'avaient  point  le  droit 
de  lier  leurs  successeurs  en  statuant  pour  une  période  de  trois  ans, 
alors  que  leur  mandat  expirait  avant  ce  terme.  Si  les  assemblées 
politiques  étaient  faites  pour  écouter  les  conseils  de  la  raison  et  du 
bon  sens,  l'opposition  eût  obtenu  en  cette  circonstance  un  facile 
triomphe.  Son  argumentation  était  irréfutable,  et  ses  craintes  à 
l'endroit  d'un  accroissement  de  dépenses  ont  été  justifiées  depuis 
par  les  événemens.  Le  ministère  résolut  de  faire  face  au  danger  en 
appelant  à  son  secours  la  stratégie  des  grandes  journées  parlemen- 
taires, la  passion  et  la  peur.  M.  de  Roon,  ministre  de  la  guerre, 
s'efforça  d'abord  de  prouver  que  le  gouvernement  renonçait  à  une 
prérogative  essentielle  an  acceptant  ce  même  système  de  budget  à 
longue  échéance  qu'il  avait  jadis  imposé  avec  tant  d'éclat  aux 
chambres  prussiennes.  Malgré  l'habileté  de  son  discours,  la  victoire 
du  gouvernement  demeurait  incertaine.  C'est  alors  que  le  ministre 
d'état  président  de  la  chancellerie  crut  devoir  évoquer  le  spectre 


hl\  REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 

de  Vennemi  hcrédilaîrc.  «  Pour  les  puissances  alliées,  dit  M.  Del- 
bruck,  toute  la  valeur  du  projet  qui  vous  est  soumis  réside  en  ce 
fait,  que  le  budget  triennal  prouvera  au  monde  entier  notre  ferme 
volonté  d'être  prêts  à  faire  la  guerre  en  187ZI,  comme  nous  le 
sommes  aujourd'hui.  Les  gouvernemens  de  l'Allemagne  ne  perdent 
point  de  vue  qu'un  conflit  peut  éclater  immédiatement,  et  que, 
malgré  l'heureuse  issue  de  la  dernière  campagne,  la  paix  n'est  rien 
moins  que  garantie  pour  longtemps.  Le  traité  conclu  avec  la  France 
ne  sera  entièrement  exécuté  qu'en  lS7Zi.  Or  chacun  de  vous,  j'en 
suis  sûr,  lit  les  journaux  et  prête  l'oreille  aux  échos  de  ce  pays... 
Chacun  de  vous  sait  qu'on  y  parle  tout  haut  de  la  revanche  en  lui 
assignant  pour  terme  le  jour  où  le  dernier  milliard  aura  été  payé.  Le 
gouvernement  français  est  hostile  à  ces  courans,  et  nous  avons  l'en- 
tière confiance  qu'il  remplira  avec  une  loyauté  parfaite  ses  engage- 
mens;  mais  vous  connaissez  la  situation  de  nos  voisins.  Vous  savez 
que  ce  peuple,  de  nature  impétueuse  et  gonflé  d'orgueil  national, 
cherche  en  ce  moment  son  centre  de  gravité.  Quelles  alternatives 
devons-nous  craindre  jusque-là?  Personne  ne  saurait  le  dire.  Notre 
mission  est  de  faire  tous  les  efforts  possibles  pour  qu'il  atteigne  ce 
but  rapidement,  et  sans  trop  de  secousses  pour  le  monde.  Je  par- 
tage l'opinion  de  ceux  qui  pensent  que  l'essai  d'une  revanche  ne 
serait  pas  plus  heureux  que  les  précédentes  tentatives  contre  l'in- 
dépendance de  l'Allemagne;  ukùs  enfin  cela  ne  dépend  pas  de 
moi.  Avant  toutes  choses,  nous  devons  empêcher  une  agression 
qui  verserait  sur  nous  des  malheurs  incalculables,  même  en  nous 
laissant  la  victoire.  En  un  mot,  notre  devoir  est  de  maintenir  la 
paix  jusqu'au  moment  critique,  et,  pour  obtenir  ce  résultat,  il 
n'est  rien  de  plus  eflicace  que  d'assurer  le  sort  de  l'armée  jusqu'en 
187/i.  )) 

Celte  vigoureuse  sommation  ne  pouvait  manquer  de  convertir  un 
certain  nombre  de  députés  au  projet  du  gouvernement.  MM.  Bam- 
berger  et  Miquel  déposèrent  alors  un  nouvel  amendement  pour  ré- 
duire à  deux  années  la  durée  de  la  concession;  mais  le  ministère  en 
demanda  le  rejet,  «  parce  que  ce  serait  le  pire  des  expédiens.  » 
L'amendement  fut  écarté  par  190  voix  contre  8/i,  et  le  budget  trien- 
nal adopté  par  152  voix  contre  128,  c'est-à-dire  avec  une  majorité 
de  2h  voix  seulement.  Les  membres  du  Ueiclistag  qui  avaient  ac- 
cepté le  compromis  dans  l'espoir  de  contenir,  au  moins  pendant 
quelques  années,  les  prodigalités  du  budget  de  la  guerre,  doivent 
reconnaître  aujourd'hui  leur  méprise.  Quoique  l'administration  ait 
perdu  par  ce  vote  la  faculté  d'élever  avant  1875  le  chiffre  de  la 
capitation,  ses  journaux  annoncent  pour  1873  un  accroissement  de 
dépenses  de  près  de  UO  millions,  motivé  par  la  réforme  du  maté- 


LES    FINANCES    DE    l' EMPIRE   d'aLLEMAGNE.  Zi5 

riel  de  rartillerie,  par  l'amélioration  des  petits  traitemens  et  de 
l'ordinaire  des  soldats,  et  par  une  augmentation  sensible  de  l'effectif 
de  présence  en  temps  de  paix.  Ainsi  une  armée  permanente  de 
/iOO,000  hommes  ne  suffirait  plus  à  l'empire,  et  les  timides  efforts 
que  nous  avons  tentés  pour  reconstituer  nos  régimens  lui  porte- 
raient déjà  ombrnge  !  Libre  à  ses  hommes  d'état  de  nous  prêter  une 
pensée  de  revanche  immédiate  :  c'est  à  nous  de  savoir  s'il  ne  con- 
vient pas  de  prendre  d'abord  cette  revanche  sur  nous-mêmes;  mais 
les  «  échos  de  France  »  disent  que  le  gouvernement  est  tout  entier 
à  la  libération  du  territoire,  que  la  loi  militaire  est  à  peine  ébau- 
chée, que  la  première  pierre  de  nos  forteresses  n'est  point  posée, 
et  que  la  nation,  dans  ses  masses  profondes,  se  préoccupe  de  sa 
réorganisation  et  non  du  prince  de  Bismarck. 

De  tous  les  états  que  la  constitution  impériale  a  courbés  sous  le 
miHtarisme  prussien,  la  Bavière  ssule  a  conservé  le  droit  de  régler 
l'importance  de  son  effectif  en  temps  de  paix.  Elle  doit,  à  la  vérité, 
donner  à  ses  troupes  une  organisation  identique  à  celle  de  l'armée 
allemande  pour  la  formation,  l'instruction,  l'armement,  l'équipe- 
ment et  les  insignes  de  chaque  grade,  mais  elle  reste  maîtresse  de 
la  question  des  contingens.  Son  budget  est  marqué  au  coin  de  cette 
situation  équivoque,  car,  en  même  temps  que  la  loi  oblige  le  gouver- 
nement de  dépenser  autant  de  fois  225  thalers  qu'il  compte  d'hommes 
sous  les  drapeaux,  elle  lui  laisse  la  faculté  de  répartir  les  crédits  h 
sa  guise  et  d'en  contrôler  l'emploi.  Sans  doute  il  ne  lui  serait  point 
permis  d'affecter  les  ressources  de  cette  origine  à  des  dépenses 
d'ordre  civil,  mais  cette  prohibition  est  purement  morale,  et  reste 
dépourvue  de  sanction.  Les  autres  états  qui  ont  conservé  une  admi- 
nistration militaire  distincte,  —  le  royaume  de  Saxe,  les  deux  du- 
chés de  Mecklembourg  et  le  Wurtemberg,  —  relèvent  entièrement 
du  Reichstag ,  qui  vote  leur  budget  de  la  guerre  et  en  vérifie  les 
résultats  après  l'expiration  de  l'exercice.  Toutefois  le  Wurtemberg 
a  été  l'objet  d'une  faveur  spéciale  :  les  économies  qu'il  peut  réaliser 
sur  ses  dépenses  annuelles  lui  sont  acquises,  au  lieu  de  profiter  aux 
finances  de  l'empire,  comme  le  voudrait  la  constitution  fédérale.  Sa 
situation  serait  donc  au  fond  tout  aussi  privilégiée  que  celle  de 
la  Bavière,  n'était  le  contrôle  exercé  par  le  Reichstag  sur  les  faits  et 
gestes  de  l'administration  wurtembergeoise,  et  qui  diminue  singu- 
lièrement la  portée  de  cette  concession.  Rien  n'empêche  le  gouver- 
nement bavarois  d'opérer  des  viremens  entre  les  crédits  de  la  guerre 
et  ceux  de  tout  autre  budget,  puisqu'il  n'a  pas  à  redouter  le  blâme 
du  parlement,  puisqu'il  ne  rend  point  compte  de  l'emploi  des  fonds 
mis  à  sa  disposition  pour  l'entretien  de  l'armée.  Ce  dernier  vestige 
de  son  indépendance  ne  pouvait  manquer  de  devenir  un  prétexte  à 


A6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  discussions  passionnées,  et  tout  récemment  encore  une  feuille 
militaire  (1),  à  laquelle  on  prête  des  attaches  officielles,  publiait  un 
article  étendu  où,  précisément  à  l'occasion  du  budget  de  la  guerre, 
le  particularisme  bavarois  est  fort  malmené.  Nul  doute  qu'il  n'y  ait 
là  pour  un  avenir  prochain  le  germe  de  très  grandes  difficultés  entre 
le  suzerain  et  le  vassal. 

Les  36  millions  consacrés  à  la  marine  ont  pour  objet  la  défense 
des  côtes  et  la  construction  de  navires  cuirassés.  D'autres  sommes 
relativement  considérables  ont  été  prélevées  avec  la  même  destina- 
tion sur  le  montant  de  l'indemnité  française.  On  sait  qu'une  loi  de 
18(37,  fondée  sur  le  principe  du  service  obligatoire,  organise  le  re- 
crutement des  équipages,  et  les  divise  en  deux  parties  :  la  flotte, 
c'est-à-dire  l'armée  active,  et  la  défense  maritime,  c'est-à-dire  la 
landwehr.  Tout  marin  est  tenu  de  servir  dans  la  flotte  durant  sept 
années,  dont  trois  d'une  manière  non  interrompue  et  quatre  comme 
réserviste;  il  appartient  ensuite  pendant  cinq  ans  à  la  défense  ma- 
ritime. Toutefois,  en  raison  des  aptitudes  spéciales  que  possèdent 
déjà  la  plupart  des  appelés,  on  peut  les  congédier  après  un  an  de 
présence  à  bord.  Les  engagemens  volontaires  sont  autorisés  après 
examens  pour  former  les  officiers  et  sous-officiers  de  la  réserve.  Les 
engagés  servent  pendant  une  année,  mais  ils  ne  sont  point  tenus 
de  s'habiller  à  leurs  frais,  ce  qui  permet  aux  examinateurs  d'ad- 
mettre au  volontariat  beaucoup  de  sujets  distingués  qui  ne  pour- 
raient entrer  au  même  titre  dans  l'armée  de  terre. 

Les  intérêts  de  la  dette  ne  prennent  que  la  somme  de  2,6Ù8,000  fr. 
applicable  exclusivement  aux  obligations  contractées  avant  la  guerre. 
Dès  1867,  le  RcicJistag,  usant  de  son  droit  constitutionnel  de  faire 
appel  au  crédit,  avait  autorisé  le  gouvernement  à  émettre  pour  les 
dépenses  extraordinaires  de  la  marine  un  emprunt  de  37  millions, 
qui  fut  porté  en  1869  à  (Sk  millions.  Cette  double  négociation  se  fit 
en  bons  du  trésor,  parce  que  les  valeurs  de  cette  nature  offraient 
l'avantage  d'utiliser  les  capitaux  provisoirement  disponibles  et  de 
ne  comporter  qu'un  faible  intérêt.  Plusieurs  émissions  eurent  lieu 
successivement  au  taux  de  3  1/2  et  à  l'échéance  maxima  d'un  an; 
on  estime  aujourd'hui  qu'elles  ont  coulé  1  ou  1  1/2  pour  100  moins 
cher  que  la  création  de  rentes  consolidées  :  aussi  a-t-il  été  entendu 
que  l'amortissement  des  bons  serait  ajourné  jusqu'après  l'extinc- 
tion totale  des  engagemens  beaucoup  plus  onéreux  qu'il  fallut  sou- 
scrire pendant  la  guerre. 

Le  premier  emprunt  véritablement  important  date  de  la  loi  du 

(1)  Neue  milittir.  Dlalter.  —  Der  bayerische  Separatismus  im  deutschen  Beerwesen, 
Leipzig  1872. 


LES   FINANCES    DE    l'eJIPIRE    d' ALLEMAGNE.  kl 

21  juillet  1870. 11  était  fixé  à  450  millions  de  francs,  soit,  en  tenant 
compte  des  112  millions  du  trésor  militaire  prussien,  une  ressource 
totale  de  562  millions  pour  les  débuts  de  la  campagne.  Le  gouver- 
nement fédéral  avait  été  d'abord  autorisé  à  créer  des  rentes  5  pour 
100  suffisantes  pour  réaliser  une  somme  de  300  millions  au  cours 
de  88,  mais  le  patriotisme  allemand  fit  la  sourde  oreille,  et  lors  des 
journées  de  Wissembourg  et  de  lleichshofen  la  souscription  attei- 
gnait à  peine  225  millions  de  capital  intrinsèque,  ou  255  millions 
de  capital  nominal.  Un  décret  du  2  octobre  limita  ensuite  à  ces 
chiffres  l'emprunt  en  rentes  5  pour  100;  mais  quelques  jours  plus 
tard  le  trésor  se  faisait  remettre  en  banque  75  millions,  et  un  autre 
décret  de  janvier  1871,  modifiant  de  nouveau  la  répartition  primi- 
tive, éleva  de  300, à  hll  millions  le  capital  à  négocier  en  rentes 
consolidées  par  application  de  la  loi  du  21  juillet  1870.  Dès  l'ori- 
gine, et  pour  compléter  la  somme  de  450  millions  allouée  par  cette 
loi ,  on  avait  créé  plusieurs  séries  de  bons  formant  ensemble 
150  millions,  et  c'est  vraisemblablement  pour  faire  face  au  rem- 
boursement de  ces  valeurs,  dont  l'échéance  moyenne  était  de  six 
mois,  que  les  émissions  de  rentes  ont  été  augmentées  plus  tard 
dans  une  si  grande  proportion. 

Le  deuxième  emprunt  de  guerre,  autorisé  par  la  loi  du  29  no- 
vembre 1870,  fut  arrêté  à  375  millions,  que  le  gouvernement  de- 
vait réaliser  par  une  nouvelle  émission  de  bons  à  longue  échéance. 
La  haute  banque  de  Londres  intervint  pour  cette  vaste  opération, 
qui  eût  infailliblement  échoué  en  Allemagne  malgré  les  succès  ob- 
tenus par  les  armées  de  la  confédération.  Les  bons  émis  à  cette 
époque  rep>'ésentaient  une  valeur  nominale  de  383  millions,  au  taux 
de  5  pour  100,  et  ils  devaient  être  remboursés  le  1"  novembre 
1875,  sauf  le  droit  pour  les  gouvernemens  alliés  de  se  libérer  par 
anticipation.  Bref,  en  ajoutant  au  produit  net  des  emprunts  la  ré- 
serve du  trésor  militaire,  les  avances  faites  par  la  caisse  des  prêts, 
les  contributions  levées  en  France,  et  une  partie  de  la  rançon  de  la 
ville  de  Paris,  on  atteint  le  chiffre  énorme  de  l,ZiOO  millions,  qui 
exprime  assez  exactement  les  ressources  mises  à  la  disposition  deja 
Prusse  dans  l'intervalle  du  16  juillet  1870  au  15  février  1871.  Sa 
pénurie  était  néanmoins  complète  au  moment  de  l'armistice,  et,;si 
les  hostilités  avaient  dû  continuer,  elle  n'aurait  pu  se  dispenser  de 
faire  un  appel  immédiat  aux  capitaux  anglais.  Le  Reidistag  auto- 
risa bientôt  un  nouvel  emprunt  de  Zi50  millions,  qui  fut  réduit  à 
112  millions  1/2,  grâce  à  un  premier  à-compte  payé  par  le  gou- 
vernement de  la  république  sur  le  montant  de  l'indemnité  de 
guerre.  On  sait  que  ce  versement,  fixé  à  120  miUions,  eut  lieu  en 
billets  de  la  Banque  de  France,  par  dérogation  aux  clauses  du 


llS  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

traité,  —  précisément  pour  subvenir  aux  impérieuses  nécessités  du 
trésor  prussien. 

Une  loi  en  date  du  28  octobre  1871  invitait  le  prince-chancelier 
à  procéder,  au  fur  et  à  mesure  de  la  liquidation  de  l'indemnité,  à 
l'amortissement  des  trois  emprunts  contractés  pour  les  frais  de  la 
campagne.  Cette  opération  est  aujourd'hui  terminée  (1),  et  il  ne 
reste  au  passif  de  l'empire  qu'une  somme  de  /lO  millions  environ 
appartenant  aux  emprunts  de  la  marine,  et  dont  le  rembourse- 
ment est  ajourné  jusqu'au  'parfait  paiement  de  la  contribution  de 
guerre. 

II. 

Les  recettes  ordinaires  pour  1873  sont  évaluées  à  300  millions 
de  francs,  qui  se  répartissent  de  la  manière  suivante  :  bénéfice  net 
des  postes  et  des  télégraphes,  13  millions,  —  douanes  et  impôts, 
251  millions,  —  revenu  net  de  l'exploitation  des  chemins  de  fer 
dans  la  province  d' Alsace-Lorraine,  Ih  millions,  —  produits  divers 
et  éventuels,  22  millions.  Les  dépenses  s'élevant  à  Zi/l6  millions,  on 
a  rétabli  l'équilibre  en  demandant  aux  états  92  millions  à  titre  de 
quotes-parts  matriculaires  et  en  prélevant  bh  millions  sur  l'indem- 
nité française. 

La  poste  et  la  télégraphie,  ces  deux  puissans  moteurs  de  la  pro- 
spérité publique,  sont  après  l'armée  les  points  les  plus  intéressans 
de  l'organisation  générale  de  l'empire,  et  nous  ne  surprendrons  per- 
sonne en  ajoutant  que  c'est  la  loi  prussienne  qui  a  fourni  les  mo- 
dèles. D'ailleurs  le  gouvernement  de  Berlin  avait  réussi  de  longue 
date,  au  moyeu  de  conventions  passées  avec  les  petits  états  qui 
l'environnaient,  à  se  rendre  maître  de  leurs  relations  postales,  et, 
quand  surgirent  les  événemens  de  1866,  le  royaume  de  Saxe  et  les 
duchés  de  Mecklembourg,  de  Brunswick  et  d'Oldenbourg  se  trou- 
vaient seuls  en  possession  d'un  service  indépendant.  La  télégraphie 
était  tombée  également  aux  mains  de  la  Prusse,  sauf  pour  quelques 
principautés  de  peu  d'étendue.  En  un  mot,  tous  les  moyens  qui  pou- 
vaient accentuer  la  cohésion  des  intérêts  allemands  et  faire  regret- 
ter l'absence  d'un  pouvoir  commun  aux  diverses  fractions  de  «  la 
grande  patrie  »  furent  habilement  exploités,  et  la  constitution  fé- 
dérale, en  décrétant  l'organisation  actuelle,  n'eut  guère  d'autre 
mérite  que  d'enregistrer  un  fait.  D'après  l'article  hS,  la  poste  et  la 
télégraphie  sont  placées  sous  la  haute  autorité  de  l'empereur,  et 
elles  doivent  être  administrées  d'une  manière  uniforme  dans  tous 

(1)  nirtWs  xlnnalea  des  deutschen  Reiches,  18"3,  p.  130, 


LES    FINANCLS    DE    l'e.MI'IRE    d'aLLEMAGNE.  Zi9 

les  états.  L'empereur  nomme  les  directeurs,  inspecteurs  et  contrô- 
leurs, mais  les  at^ens  locaux  sont  nommés  par  le  gouvernement  sur 
le  territoire  duquel  ils  exercent,  satisfaction  bien  innocente  accor- 
dée à  l'esprit  particulariste,  qui  sullit  néanmoins  pour  exaspérer  les 
partisans  de  l'unité  à  outrance  :  aussi  plusieurs  principautés,  no- 
tamment celles  d'Oldenbourg,  de  Saxe,  de  lleuss  et  de  Brunswick, 
ont-elles  déjcà  renoncé  à  cette  prérogative.  Le  grand-duc  de  Hesse 
avait  depuis  longtemps  adopté  la  législation  fédérale,  même  pour 
ses  provinces  du  sud,  et  les  traités  de  novembre  1870  ne  modi- 
fièrent point  sensiblement  à  cet  égard  la  situation  de  ses  finances. 
Le  gouvernement  bavarois  manifesta  d'abord  une  antipathie  ab- 
solue pour  ce  régime,  et  plus  tard,  par  une  contradiction  qui  ne  se 
justifie  guère,  il  céda  sur  toutes  les  difficultés.  Quant  au  Wurtem- 
berg, il  avait  bien  formulé  çà  et  là  un  certain  nombre  de  réserves, 
mais  le  traité  définitif  fut  rédigé  de  telle  façon  que  ce  petit  état 
semblait  avoir  perdu  précisément  les  droits  qu'il  tenait  à  conser- 
ver. Les  diplomates  prussiens  se  sont  défendus,  —  probablement 
avec  raison,  —  de  toute  pensée  de  supercherie,  et  la  constitution 
d'avril  1871  est  venue  trancher  le  conflit  en  faisant  au  Wurtemberg 
une  condition  identique  à  celle  de  la  Bavière.  Le  gouvernement, 
dans  chacun  de  ces  deux  états,  administre  comme  par  le  passé  le 
service  des  postes  et  des  télégraphes,  nomme  à  tous  les  emplois  et 
dispose  librement  des  produits;  mais  en  cas  de  guerre  la  direction 
supérieure  des  lignes  télégraphiques  passe  à  l'empereur,  en  tant 
qu'il  s'agit  des  intérêts  miliLaires.  De  plus,  le  Wurtemberg  est  tenu 
dès  à  présent  de  mettre  son  organisation  télégraphique  au  niveau 
de  celle  de  l'empire,  et  de  créer  une  télégraphie  de  campagne  en 
rapport  avec  l'effectif  de  son  corps  d'armée. 

Dans  l'organisation  prussienne,  les  postes  et  les  télégraphes  ne 
formaient  qu'une  seule  direction  générale,  placée  sous  l'autorité 
du  ministre  du  commerce,  et  les  deux  administrations  devaient  se 
prêter  un  mutuel  appui.  La  constitution  de  1866  en  prononce  au 
contraire  la  séparation  malgré  l'exemple  des  Éiats-Unis  et  de 
l'Angleterre,  où  ce  dualisme  a  été  jugé  superflu  et  surtout  fort 
onéreux.  Le  gouvernement  fédéral  se  proposait  évidemment  de 
donner  au  service  télégraphique  une  allure  plus  dégagée,  pour  en 
faire  l'utile  auxiliaire  de  la  stratégie,  et  l'on  sait  jusqu'à  quel  point 
il  a  réussi.  A  cette  heure,  la  direction  générale  des  postes  consti- 
tue la  première  division  administrative  de  la  chancelleiie;  elle  a 
dans  sa  dépendance  immédiate,  outre  les  bureaux  de  centralisation 
siégeant  à  Berlin,  trente-huit  directions  provinciales  et  l'office  des 
postes  allemandes,  créé  à  Constantinople  au  commencement  de 
1870.  Le  travail  de  refonte  et  d'assimilation  nécessité  par  les  évé- 

TOME  cîv.  —  1873.  4 


50  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nemens  politiques  est  à  peine  achevé;  il  imposera,  comme  consé- 
quence, des  changemens  essentiels  dans  les  attributions  du  di- 
recteur-général et  des  organes  qui  lui  sont  subordonnés,  et  le 
gouvernement  a  promis,  à  cette  occasion,  d'entrer  dans  les  voies 
de^la  décentralisation  la  plus  large.  Relativement  aux  bureaux, 
l'organisation  prussienne  manquait  de  simplicité,  de  plus  elle  coû- 
tait fort  cher  à  cause  de  son  personnel  exubérant,  quoique  mal 
payé.  Gomme  il  était  impossible  de  l'étendre  aux  territoires  an- 
nexés sans  grever  outre  mesure  le  budget  fédéral,  on  simplifia 
d'abord  la  marche  du  service,  et  plus  tard  on  remplaça  les  bureaux 
proprement  dits  par  des  distributions  modelées  sur  l'original  fran- 
çais, et  qui  doivent  être  gérées  par  des  personnes  du  lieu  moyen- 
nant une  modique  rémunération.  La  remise  des  lettres  à  domicile, 
généralement  défectueuse  dans  les  nouvelles  provinces,  ne  pouvait 
manquer  d'appeler  l'attention  de  la  chancellerie,  qui  s'efforça  de 
donner  satisfaction  à  tous  les  intérêts  et  en  môme  temps  d'impri- 
mer à  ses  créations  un  caractère  d'uniformité  qui  attestât  la  pré- 
sence d'un  gouvernement  fort  et  respecté. 

D'après  la  constitution,  le  législateur  de  l'empire  a  seul  qualité 
pour  fixer  l'étendue  du  monopole,  déterminer  les  rapports  juridi- 
ques de  la  poste  avec  les  citoyens,  et  régler  les  franchises  ainsi  que 
le  tarif  du  port  des  lettres.  Son  autorité  s'applique  même  à  la  Ba- 
vière et  au  Wurtemberg,  en  ce  qui  touche  leur  tarif  intérieur  et 
leurs  relations  avec  les  autres  états  de  l'Allemagne  ou  avec  les 
pays  étrangers.  Les  gouvernemens  de  Munich  et  de  Stuttgart  con- 
servent le  droit  de  faire  des  conventions  avec  ceux  des  territoires 
limitrophes  qui  n'appartiennent  point  à  la  confédération,  et  encore 
un  délégué  de  l'empereur  doit-il  assister  aux  préliminaires  des  né- 
gociations, pour  défendre  les  intérêts  allemands  et  probablement 
aussi  pour  surveiller  et  rendre  compte.  Le  parlement  fédéral  avait 
déjà  voté  plusieurs  lois  sur  le  monopole,  les  franchises  et  la  taxe 
des  lettres.  Elles  inaugurent  un  régime  plus  libéral,  notamment 
par  la  restriction  qu'elles  apportent  sur  certains  points  au  droit  ré- 
galien de  l'état,  et  par  la  modération  des  tarifs.  Le  monopole,  en 
Prusse,  consistait  dans  le  privilège  de  l'administration  pour  le 
transport  àes  personnes ,  des  correspondmices  et  âes  paquets,  pri- 
vilège absolu  que  fortifiaient  des  pénalités  rigoureuses  depuis  l'a- 
mende jusqu'à  la  confiscation.  Ce  code  a  été  adouci,  et  le  monopole 
a  été  aboli  pour  les  paquets,  sauf  le  droit  de  l'administration  de 
faire  concurrence  à  l'industrie  privée.  Les  partisans  des  idées  éco- 
nomiques dans  le  parlement  blâmèrent  avec  vivacité  cette  dernière 
réserve,  comme  étant  de  nature  à  compromettre  les  intérêts  géné- 
raux du  pays.  11  est  vrai  que  la  législation  de  l'Angleterre,  de  l'I- 


LES    FINANCES   DE    l'eMPIRE    d' ALLEMAGNE.  51 

talie,  des  États-Unis,  etc.,  ne  comporte  rien  de  semblable;  mais  le 
gouvernement  envisageait  la  question  à  un  autre  point  de  vue.  Pen- 
dant la  campagne  de  1806,  la  poste  avait  transporté  en  quelques 
jours  38,000  paquets  à  l'adresse  des  soldats,  et  dans  l'hypothèse 
d'une  guerre  contre  la  France  elle  pouvait  être  appelée  à  rendre 
les  plus  grands  services.  La  chancellerie  insista  pour  le  maintien 
de  ce  système,  et  les  événemens  lui  ont  donné  raison. 

Le  port  des  paquets  est  réglé  sur  la  distance  à  parcourir  et  le 
poids  de  chaque  envoi,  mais  il  ne  doit  jamais  excéder  25  centimes 
par  10  livres  du  poids  total.  Le  tarif  du  port  des  lettres  a  été  com- 
plètement transformé.  Depuis  quelques  années  déjà,  le  parlement 
prussien  proposait  de  le  simplifier  en  établissant  deux  taxes  au 
lieu  de  trois;  le  Reichstag  dépassa  ce  vœu  en  adoptant  la  taxe 
unique  de  1  silbergros  pour  toute  lettre  ordinaire  de  15  grammes 
et  au-dessous,  expédiée  à  une  distance  quelconque  en  Allemagne, 
en  Autriche  ou  dans  le  grand-duché  de  Luxembourg.  Malgré  cette 
réforme  radicale,  les  recettes  brutes  s'élevèrent,  dès  l'année  1868, 
à  plus  de  86  millions  de  francs.  Mentionnons  enfin,  comme  une  des 
tendances  de  l'esprit  nouveau,  l'abolition  des  franchises  postales 
qui  avaient  été  concédées  à  un  certain  nombre  de  particuliers  à 
titre  onéreux  ou  gratuit,  et  la  réserve  faite  par  le  Reichstag  de  sta- 
tuer désormais,  à  l'exclusion  du  gouvernement,  sur  les  franchises 
qu'il  conviendrait  d'accorder  aux  agens  des  services  publics. 

Toutes  ces  innovations,  quel  qu'en  fût  le  mérite,  n'étaient  pas  de 
plein  droit  applicables  à  la  Bavière  et  au  Wurtemberg,  la  première 
ayant  stipulé  d'une  manière  formelle  que  les  lois  fédérales  ne  pour- 
raient lui  être  imposées  qu'en  vertu  d'une  loi  spéciale  du  parle- 
ment allemand,  et  le  second  ayant  refusé  de  se  soumettre  au  régime 
postal  des  états  du  nord,  s'il  devait  aggraver  le  monopole  et  le 
rendre  plus  onéreux  pour  ses  populations.  La  constitution  d'avril 
1871,  interprétant  à  sa  manière  les  réserves  faites  dans  les  traités, 
attribua  au  Reichstag  le  droit,  —  sans  restriction,  —  de  légiférer 
sur  les  postes  et  les  télégraphes,  et  bientôt  après,  par  une  consé- 
quence prévue,  on  rendit  obligatoires  pour  les  gouvernemens  de 
Bavière  et  de  Wurtemberg  ces  mêmes  lois  fédérales  dont  ils  avaient 
décliné  l'autorité.  Aussi  un  docteur  prussien  (1) ,  enregistrant  ce 
fait,  s'écrie-t-il  avec  joie  ;  «  La  liste  des  droits  particuliers  du  sud 
a  encore  été  diminuée  d'une  unité  !  » 

Les  télégraphes  ont  une  place  à  part  dans  le  mécanisme  consti- 
tutionnel de  l'empire.  Sous  l'ancienne  confédération  germanique, 
ils  pouvaient  être  exploités  librement  comme  toute  autre  industrie, 

(1)  Fischer,  Die  Verkehrsanstalten  d»s  deutschen  Mchs,  Leipzig  1872. 


52  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sauf  en  Saxe,  où  l'on  avait  introduit  dès  1855  le  principe  du  mono- 
pole. La  confédération  de  l'Allemagne  du  nord  l'a  généralisé  à  son 
profit,  mais  en  l'adoucissant  par  des  exceptions  de  fait,  et  c'est  ainsi 
que  1,350  stations  de  chemins  de  fer  continuent  à  expédier  des  dé- 
pêches privées  concurremment  avec  l'administration.  Par  une  re- 
marquable dérogation  au  droit  commun,  toutes  les  questions  rela- 
tives à  ce  service,  même  celle  des  tarifs  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur 
de  l'Allemagne,  sont  réglées  par  voie  de  simple  décret,  le  législa- 
teur ayani  voulu  laisser  au  gouvernement  toute  liberté  pour  obser- 
ver et  pour  appliquer  les  progrès  de  la  science.  La  direction-géné- 
rale des  télégraphes,  actuellement  aux  mains  d'un  personnage 
considérable  de  l'armée,  forme  la  deuxième  division  administrative 
de  la  chancellerie;  elle  a  dans  son  ressort  immédiat  les  directions 
provinciales,  au  nombre  de  douze.  Au  commencement  de  1871,  sur 
1,078  stations  appartenant  à  la  confédération  du  nord,  277  étaient 
gérées  exclusivement  par  les  employés  des  lignes  télégraphiques,  et 
()3/i  par  ceux-ci  concurremment  avec  le  service  des  postes  malgré 
le  dualisme  de  l'autorité  centrale.  Les  autres  stations  situées  dans 
des  localités  peu  importantes  étaient  confiées  à  des  particuliers 
ayant  une  occupation  sédentaire. 

En  résumé,  si  l'unité  de  législation  est  à  peu  près  complète,  il 
s'en  faut  de  beaucoup  que  l'unité  administrative  soit  aussi  avancée. 
Pourtant  il  serait  puéril  de  s'arrêter  longtemps  aux  réserves  faites 
sur  ce  point  par  les  goavernemens  de  Bavière  et  de  Wurtemberg. 
En  renonçant  de  gré  ou  de  force  au  droit  de  régler  les  tarifs,  même 
dans  les  limites  de  leurs  propres  territoires,  ils  se  sont  livrés  à'  dis- 
crétion, et  le  législateur  de  l'empire  saura  bien  profiter  du  moment 
favorable  pour  rompre  le  fil  qui  retient  encore  un  fragment  de  leur 
autonomie. 

Quant  au  problème  de  la  séparation  des  postes  et  du  télégraphe, 
l'exemple  de  l'Allemagne  ne  peut  infirmer  les  résultats  obtenus  en 
Angleterre  et  aux  États-Unis.  D'ailleurs  le  gouvernement  de  Berlin, 
en  confiant  à  un  major-général  la  haute  direction  des  lignes  télé- 
graphiques, révèle  nettement  les  motifs  qui  font  conduit  à  donner 
à  ce  service  une  individualité  distincte.  Rien  ne  prouve  que  la  fu- 
sion des  deux  directions  générales  soit  un  obstacle  au  but  qu'il  se 
propose,  et  que  nous  devrions  nous-mêmes  chercher  à  atteindre. 

Dans  tous  les  cas,  s'il  est  permis  de  douter  encore  de  la  perfec- 
tion de  son  système  appliqué  à  l'administration  civile,  on  doit  re- 
connaître que  ses  procédés  pour  l'organisation  de  la  poste  et  de  la 
télégraphie  militaires  laissent  peu  à  désirer,  comme  tout  ce  qui  a 
trait  aux  intérêts  de  cet  ordre.  Les  hommes  qui  ont  entrepris  la 
tâche  de  refaire  une  armée  à  la  France  étudieront  avec  fruit  ce  mo- 


LES    FINANCES    DE    l'lMPIRE   d'aLLEMAGNE.  53 

dèle,  car  nous  n'avons  eu  jusqu'à  ce  jour  ni  postes  ni  télégraphes 
de  campagne,  et  le  gouvernement  a  toujours  attendu  le  lendemain 
de  la  déclaration  de  guerre  pour  inviter  l'administration  des  finances 
à  réunir  hâtivement  un  personnel  et  un  matériel  d'emprunt.  L'orga- 
nisation allemande,  quoique  permanente,  n'impose  aucune  charge 
en  temps  de  paix,  les  agens  qui  en  font  partie  ayant  leur  place 
marquée  dans  les  bureaux  ordinaires.  Dès  le  25  juillet  1870,  elle 
étnit  mise  sur  le  pied  de  guerre  avec  l,6/i6  agens,  1,933  chevaux  et 
/i65  voitures.  A  la  même  date,  les  employés  non  mobilisés  reçurent 
un  avis  où  se  reflètent  les  préoccupations  qui  dominaient  alors  les 
esprits  au-delà  du  Rhin  malgré  certaines  fanfaronnades  bien  con- 
nues. Dans  la  prévision  d'un  envahissement  du  territoire  allemand, 
l'administration  des  postes  défendit  à  son  personnel,  sous  peine  de 
révocation  immédiate,  de  se  mettre  en  rapports  avec  les  chefs  de 
l'armée  française ,  et  pour  enlever  tout  prétexte  à  la  défection  elle 
fit  payer  à  chacun,  par  anticipation,  les  émolumens  de  six  mois  (1). 
Dès  que  les  troupes  fédérales  eurent  franchi  notre  frontière,  la 
poste  militaire  organisa,  entre  la  mère-patrie  et  chaque  corps  d'ar- 
mée, quatre  courriers  par  jour.  Le  nombre  des  lettres  et  des  cartes 
postales  atteignit  bientôt  de  telles  proportions,  qu'il  fallut  impro- 
viser six  grands  bureaux  à  Berlin,  Leipzig,  Mayence,  Cologne, 
Francfort  et  Sarrebruck,  comme  intermédiaires  entre  le  service  de 
l'armée  et  celui  de  l'intérieur.  Chacun  de  ces  bureaux  recevait  jour- 
nellement de  60,000  à  80,000  objets,  celui  de  Berlin  200,000.  Par 
une  iniquité  au  moins  singulière,  surtout  dans  un  pays  où  l'on 
pratique  l'égalité  devant  la  loi  militaire,  les  lettres  des  officiers  de- 
vaient être  expédiées  plus  rapidement  que  celles  des  soldats.  Afin 
d'assurer  la  direction  des  correspondances,  l'administration  remet- 
tait tous  les  matins  aux  employés  une  feuille  imprimée  indiquant 
la  position  des  divers  corps  de  troupes,  et  les  commandans  géné- 
raux avaient  reçu  l'ordre  de  fournir  successivement  à  cet  égard  des 
renseignemens  très  précis.  Les  paquets  à  l'adresse  de  l'armée,  cen- 
tralisés d'abord  à  Berlin  et  à  Sarrebruck,  étaient  dirigés  ensuite  sur 
des  dépôts  spéciaux  établis  à  Metz,  Lagny,  Dammartin,  Corbeil, 
Lpinal,  Orléans  et  Amiens,  et,  lorsque  les  destinataires  se  trouvaient 
trop  éloignés  pour  en  opérer  eux-mêmes  le  retrait,  la  poste  se  char- 
geait de  les  leur  expédier  par  un  service  spécial  de  voitures.  C'est 
ainsi  que  le  dépôt  de  Lagny  a  desservi  pendant  quelque  temps  la 
17*^  division  d'infanterie  cantonnée  près  de  Chartres,  c'est-à-dire  à 
135  kilomètres.  L'administration  des  chemins  de  fer  tenait  chaque 

(1)  Deutschland's  Feldpost.  Ein  Gedenkblatt  an  den  deutsch-fransôsischen  Krien, 
p.  21. 


54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jour  à  la  disposition  du  directeur-général,  dans  les  principales  gares 
de  l'Allemagne,  dix  wagons  pour  le  transport  des  paquets,  dont  le 
nombre  s'est  élevé  à  2  millions  pendant  la  durée  de  la  campagne. 
En  présence  de  ces  résultats  gigantesques,  nous  dirons  encore  une 
fois  :  Il  est  indispensable  de  donner  à  l'armée  française  un  ressort 
qui  lui  a  toujours  manqué,  bien  qu'il  soit  de  nature  à  exercer  la 
meilleure  influence  sur  la  situation  matérielle  et  morale  du  soldat. 


III. 


La  ressource  fondamentale  du  budget  de  l'empire  consiste -dans 
le  produit  des  douanes  et  des  impôts  de  consommation ,  qui  est 
évalué  pour  1873  à  2Zi6  millions.  Avant  d'étudier  chacune  de  ces 
branches  de  revenu  individuellement,  nous  devons  entrer  dans 
quelques  explications  générales,  indispensables  pour  la  clarté 
même  du  sujet.  En  1815,  l'Allemagne  se  trouvait,  au  point  de  vue 
du  commerce  et  de  l'industrie,  dans  une  situation  critique.  La  Ba- 
vière depuis  1807,  le  Wurtemberg  depuis  1808,  le  duché  de  Bade 
depuis  1812,  avaient  aboli  leurs  douanes  intérieures  et  substitué  à 
ce  régime  vieilli,  sur  l'instigation  du  gouvernement  français,  celui 
des  droits  d'entrée  à  la  frontière;  mais  il  existait  encore,  dans  les 
anciennes  provinces  de  la  Prusse,  soixante  tarifs  dilTérens,  et  cha- 
cun des  autres  états  de  l'Allemagne  du  nord  avait  aussi  sa  législa- 
tion propre.  Les  plénipotentiaires  alors  réunis  à  Vienne  ayant 
décidé  que  toute  question  relative  aux  intérêts  matériels  de  la  con- 
fédération serait  bannie  des  discussions  de  la  diète,  les  états  furent 
obligés  d'adopter  une  autre  voie  pour  se  rapprocher,  et  ils  organi- 
sèrent des  conférences  générales  qui  devaient  avoir  lieu  successi- 
vement dans  les  villes  les  plus  importantes.  xMalheureusement  il 
était  difficile  d'arriver  à  une  entente,  et  les  délégués  perdirent  de 
longues  années  en  délibérations,  en  notes  de  tout  genre,  sans  pou- 
voir fixer  un  programme.  Enfin,  au  commencement  de  1828,  la 
Bavière  et  le  Wurtemberg  signaient  un  premier  traité  de  douanes, 
et  la  Prusse  ralliait  à  son  système  d'impôts  indirects  plusieurs  prin- 
cipautés de  l'Allemagne  du  nord.  Bientôt,  grâce  à  l'entraînement 
des  idées  vers  une  association  unique,  d'autres  conventions  grou- 
pèrent les  tronçons  épars  du  peuple  germanique,  et  finalement  le 
Zollverein  vint  ranger  sous  sa  loi  une  population  totale  de  27  mil- 
lions d'habitans.  Dans  le  premier  traité,  conclu  au  cours  de  l'année 
1834,  les  états  promettaient  d'adopter  un  régime  douanier  uni- 
forme et,  autant  que  possible,  un  seul  et  même  tarif  des  droits 
d'entrée,  de  sortie  et  de  transit.  Ils  proclamaient,  dans  l'intérieur 


LES    FINANCES    DE    l'eMPIRE    d'aLLEMAGNE.  55 

du  territoire  allemand,  la  liberté  du  commerce  et  des  transactions, 
ainsi  que  la  suppression  de  toutes  les  barrières  fiscales,  sauf  pour 
les  objets  donnant  lieu  à  un  monopole  et  pour  ceux  qui,  en  raison 
de  la  trop  grande  variété  des  taxes ,  comportaient  nécessairement 
le  maintien  d'un  droit  de  douane.  11  était  stipulé  que  les  anciens 
péages  sur  les  routes,  les  ponts,  les  écluses  et  les  canaux  seraient 
abolis  ou  au  moins  diminués  dans  une  large  proportion.  On  devait 
aussi  établir  un  système  commun  de  monnaies,  poids  et  mesures, 
comme  corollaire  de  l'unité  commerciale  et  douanière.  Quant  aux 
droits  perçus  à  l'entrée  et  à  la  sortie  des  marchandises,  ils  étaient, 
sans  distinction  d'origine,  répartis  chaque  année  entre  les  mem- 
bres du  Zollverein,  au  prorata  de  la  population.  Peu  à  peu  de 
nouveaux  traités,  élargissant  le  but  primitif  de  cette  union  ,  établi- 
rent des  impositions  plus  ou  moins  uniformes  sur  certains  objets 
de  consommation  généi-ale,  tels  que  le  sucre,  le  sel,  l'eau-de-vie, 
la  bière  et  le  tabac;  mais  à  l'heure  actuelle  ce  problème  n'est  pas 
encore  résolu.  Le  législateur  de  1867,  ayant  à  organiser  le  régime 
financier  de  la  confédération  du  nord,  s'appropria  naturellement 
les  taxes  dont  le  produit  était  depuis  longtemps  déjà  mis  en  com- 
mun entre  les  principautés  appelées  à  faire  partie  de  cette  confé- 
dération, et  à  ce  point  de  vue  il  est  incontestable  que  le  Zollverein 
a  puissamment  aidé  à  la  fondation  de  l'unité  politique. 

Les  réserves  et  les  réticences  que  nous  avons  déjà  signalées  à  pro- 
pos du  budget  de  la  guerre  et  de  l'administration  des  postes  et  des 
télégraphes  existent  aussi  dans  la  question  des  impôts,  qu'elles 
rendent  sur  quelques  points  inextricalDle  et  confuse.  Tandis  que  les 
taxes  sur  le  sel,  le  sucre  et  le  tabac  sont  soumises  à  une  seule  et 
même  législation,  à  un  seul  et  même  tarif  dans  toute  l'étendue  de 
l'empire,  l'imposition  de  la  bière  et  de  l'eau-de-vie  continue  à  être 
réglée  dans  l'Allemagne  du  nord  par  le  Reichsiag,  et  dans  celle  du 
sud  par  chaque  état  isolément.  Les  gouvernemens  alliés  conservent 
d'ailleurs,  au  nord  comme  au  sud,  le  droit  de  taxer  librement  et  pour 
leur  compte  personnel  le  pain,  la  farine,  la  viande,  la  graisse,  le 
vin,  le  vinaigre,  le  cidre  et  les  jeux  de  cartes.  Quant  aux  municipa- 
lités, elles  peuvent  imposer,  outre  les  combustibles  et  les  fourrages 
apportés  sur  leurs  marchés,  tous  les  objets  de  consommation  qui 
sont  déjà  frappés  d'un  droit  au  profit  du  trésor  public,  à  l'exception 
du  sel,  du  sucre,  du  tabac,  de  l'eau-de-vie  et  du  vin.  Les  traités 
fixent  des  maxima  a,ux  tarifs  concernant  l'alcool,  la  bière  et  le  vin, 
mais  l'imposition  des  autres  objets  de  consommation  n'a  pas  été  ré- 
glementée. En  principe,  les  produits  qui  ont  payé  la  taxe  de  fabri- 
cation dans  l'un  des  états  confédérés  ne  sont  point  exempts  de  la 
taxe  de  consommation  dans  les  autres  parties  du  territoire  aile- 


56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mand  où  ils  peuvent  être  transportés.  Les  perceptions  de  cette 
nature,  —  dernier  vestige  des  douanes  intérieures,  —  ont  pour 
but  d'établir  une  péréquation  aussi  exacte  que  possible  entre  les 
divers  tarifs,  et  il  n'est  pas  permis  aux  états,  bien  qu'ils  en  reçoi- 
vent directement  le  produit,  de  les  modifier  sans  l'autorisation  du 
conseil  fédéral.  Les  objets  qui  paient  une  taxe  uniforme  dans  toute 
l'étendue  de  l'empire  demeurent  nécessairement  affranchis  de  ces 
■  droits. 

Par  une  exception  beaucoup  plus  remarquable  encore,  le  législa- 
teur de  18G7,  s'appuyant  sur  la  raison  politique  et  sur  diverses 
considérations  d'intérêt  local,  a  permis  aux  villes  libres  de  Lubeck, 
Brème  et  Hambourg  de  vivre,  comme  par  le  passé,  en  dehors  du 
Zollverein  et  du  régime  fiscal  de  l'Allemagne  du  nord.  Cette  fran- 
chise n'est  rien  moins  que  gratuite,  car  les  territoires  exonérés  doi- 
vent payer  chaque  année  au  trésor  impérial  une  somme  qui  a  été 
Jusqu'ici  de  beaucoup  supérieure  au  rendement  probable  des 
douanes  et  des  impôts  de  consommation,  parce  qu'il  a  fallu  tenir 
compte  des  facilités  que  tout  port  libre  offre  habituellement  à  la 
contrebande.  Dès  1868,  la  ville  de  Lubeck  s'est  ralliée  au  Zollve- 
rein, mais  il  y  a  dans  le  haut  commerce  de  Brème  et  de  Hambourg 
une  répugnance  marquée  à  suivre  cet  exemple.  Sans  parler  de 
leurs  antiques  libertés,  ces  deux  villes,  situées  l'une  à  l'embou- 
chure de  l'Elbe  et  l'autre  sur  le  Weser,  ont  encore  aujourd'hui 
une  importance  exceptionnelle  au  point  de  vue  des  relations  inter- 
nationales, et  le  régime  du  Zollverein,  tout  en  leur  imposant  un 
moindre  sacrifice  d'argent  que  le  modua  vivcndi  actuel,  jetterait 
une  perturbation  générale  dans  les  afi\iires,  au  grand  préjudice 
des  intérêts  locaux  et  sans  profit  réel  pour  les  finances  de  l'empire. 
Le  parti  unitaire  de  son  côté  critique  vivement  cette  situation,  qu'il 
traite  de  privilégiée,  et  ses  écrivains  s'efforcent  de  prouver,  par 
l'exemple  de  l'Angleterre  et  de  la  Hollande,  que  le  système  des 
ports  libres  a  fait  son  temps,  que  celui  des  entrepôts  est  tout  aussi 
favorable  au  commerce,  et  que  d'ailleurs  les  changemens  apportés 
dans  les  tarifs  de  douane  et  de  poste,  la  nécessité  d'améliorer  le 
mode  de  perception  des  revenus  indirects,  d'autres  motifs  encore 
réclament  impérieusement  la  fin  de  ce  régime  d'exception  ;  mais  il 
est  douteux  que  les  populations  de  Brème  et  de  Hambourg  se  lais- 
sent toucher  même  par  tant  de  raisons,  et  qu'elles  renoncent  vo- 
lontairement à  ce  reste  de  liberté ,  qui  est  encore  la  base  de  leur 
fortune. 

En  définitive,  l'unité  fiscale  est  loin  d'être  un  fait  accompli, 
même  sur  les  questions  où  elle  apparaît  comme  une  nécessité  de 
principe.  Maintenant  est-il  juste  de  prétendre  que  le  Zollverein  ait 


Li;S    FINANCES    DE    L  EMPIRE    D  ALLEMAGNE.  57 

été  le  précurseur  de  l'empire,  le  grand  facteur  du  pangermanisme 
et  de  l'avènement  de  la  force  brutale  contre  le  droit?  Nous  ne  le 
croyons  point,  car  l'histoire  du  Zollverein,  c'est  l'histoire  même  des 
dissensions  intestines  de  l'Allemagne  depuis  soixante  ans,  c'est  le 
«  fragment  de  miroir  »  où  se  reflètent  toutes  les  jalousies,  toutes 
les  rivalités  d'état  à  état  que  le  régime  féodal  avait  engendrées,  et 
qui  se  réveilleront  peut-être  un  jour  plus  profondes  que  jamais. 
Les  confé-rences  générales,  au  lieu  de  fournir  aux  gouvernemens 
une  occasion  favorable  pour  resserrer  leurs  liens  naturels,  devin- 
rent une  sorte  de  champ-clos  où  chacun  donnait  libre  cours  à  ses 
récriminations.  Les  états  du  sud  s'y  montraient  rarement  en  com- 
munion d'idées  avec  ceux  du  nord,  et  l'attitude  de  la  Prusse  en 
particulier  avait  le  don  de  les  irriter.  Loin  de  préparer  l'unité  ac- 
tuelle, —  la  seule  peut-être  qui  ne  fût  point  chimérique,  —  ces 
conférences  devaient  fatalement  la  rendre  impossible.  En  un  mot, 
l'empire  allemand  est  issu  en  droite  ligne  du  second  empire  fran- 
çais, qui  employa  son  peu  d'intelligence  des  choses  politiques  à  fa- 
voriser l'agrandissement  de  la  Prusse,  quand  il  étail,  incapable  de 
défendre  contre  elle  notre  propre  territoire. 

Après  ces  données  sommaires  sur  l'ensemble  des  revenus  indi- 
rects, nous  pouvons  aborder  les  points  essentiels  de  la  législation 
qui  les  concerne.  La  douane,  par  l'influence  qu'elle  peut  exercer 
sur  le  commerce  international,  et  par  l'importance  relative  du  pro- 
duit qu'elle  fournit,  —  103  millions  en  1873,  —  a  sa  place  natu- 
rellement marquée  au  centre  du  système,  et  les  membres  du  Zollve- 
rein l'ont  toujours  considérée  comme  la  pierre  angulaire  de  leurs 
budgets.  L'ancien  tarif  comprenait,  dans  des  proportions  très  diffé- 
rentes, des  droits  fiscaux  et  des  droits  protecteurs;  mais,  bien  que 
ces  derniers  eussent  l'apparence  de  l'exception ,  ils  apportaient  à 
la  recette  un  appoint  considérable.  La  Prusse,  à  plusieurs  reprises, 
proposa,  au  sein  des  conférences,  de  réformer  ce  tarif  dans  un  sens 
libéral,  mais  le  droit  de  veto  accordé  par  les  traités  à  chacune  des 
puissances  contractantes  rendait  l'entente  impossible  sur  les  ques- 
tions de  cet  ordre.  Cependant,  k  dater  de  186/i  et  par  suite  du  traité 
de  commerce  avec  la  France,  on  entre  dans  une  voie  nouvelle,  et  les 
membres  de  l'union,  loin  de  poursuivre /(^r  fas  et  nefas  un  accrois- 
sement de  revenu,  font  servir  à  de  certaines  modérations  la  plus- 
value  des  produits  dans  leur  ensemble.  Par  la  suppression  d'un 
grand  nombre  d'articles  peu  importans,  et  par  la  réduction  des 
taxes  exorbitantes  imposées  aux  produits  fabriqués,  le  tarif  acquit 
bientôt  une  remarquable  simplicité  en  même  temps  qu'il  perdait 
tout  caractère  prohibitif  ou  purement  protecteur.  Le  chapitre  le 
plus  intéressant  est  celui  des  Material-und  Spezerei-  Waaren,  qui 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comprend  le  café,  le  tabac  en  feuilles,  le  vin,  le  riz,  les  fruits  secs, 
les  harengs,  l'eau-de-vie,  le  rhum,  le  cacao,  le  thé,  les  fromages, 
les  cigares,  les  confitures,  le  beurre,  la  bière  et  le  poisson,  soit 
une  recette  brute  de  85  millions  par  an.  Citons  aussi  le  chapitre 
des  laines  et  cotons  (fils  et  tissus),  qui  donne  de  lli  à  15  millions, 
et  celui  des  fers  bruts  et  ouvrés,  dont  le  produit  est  de  6  millions. 
Antérieurement  à  la  guerre  franco-allemande,  le  Reichstag  avait 
pris  pour  règle  de  n'admettre  aucune  réforme  de  tarif  susceptible 
d'amoindrir  le  rendement  de  l'impôt,  et  même  de  remplacer  par  des 
taxes  fiscales  les  rares  droits  protecteurs  qui  existaient  encore  et  que 
lanécessité  commanderait  d'abolir.  Cependant,  à  défaut  d'une  réduc- 
tion de  revenu,  que  l'on  persiste  à  déclarer  impraticable  même  avec 
l'appoint  de  l'indemnité  française,  les  hommes  politiques  deman- 
dent aujourd'hui  la  révision  de  certaines  parties  de  ce  tarif,  comme 
témoignage  des  bonnes  dispositions  de  l'empire  pour  ses  nouveaux 
sujets,  et  au  premier  rang  ils  placent  :  1°  la  suppression  des  taxes 
qui  frappent  le  beurre,  le  porc,  le  hareng,  le  riz  et  divers  autres 
objets  entrant  dans  la  consommation  générale,  2°  la  diminution  des 
droits  excessifs  que  paient  le  poivre  et  les  articles  d'épicerie  or- 
dinaire, 3°  la  surimposition  des  denrées  à  l'usage  exclusif  des  fa- 
milles aisées,  de  façon  que  les  nouvelles  taxes  atteignent  au  moins 
50  pour  100  de  la  valeur  vénale  des  marchandises,  h°  l'abolition  de 
l'impôt  du  sel,  et  tout  au  moins  une  réduction  considérable  du 
droit  d'entrée,  sauf  à  compenser  la  moins-value  par  une  aggrava- 
tion du  tarif  en  ce  qui  concerne  d'autres  objets,  notamment  le  café, 
5°  enfin  une  péréquation  de  l'impôt  du  sucre,  par  la  diminution  si- 
multanée du  droit  de  douane  et  de  la  taxe  de  fabrication.  En  quel- 
ques années,  la  consommation  du  sucre  dans  le  Zollverein  s'est 
élevée  de  5  à  11  livres  par  tête,  et  l'opinion  s'autorise  de  ce  fait 
pour  demander  un  dégrèvement  qui  assure  à  la  production  de  nou- 
veaux débouchés,  et  au  trésor  un  surcroît  de  ressources.  Toutes  ces 
réformes  eussent  été  impossibles  dans  l'ancienne  organisation  de 
l'Allemagne,  mais  sous  la  constitution  de  1867,  et  surtout  depuis 
la  restauration  de  l'empire,  elles  doivent  rencontrer  peu  d'obstacles. 
Les  adversaires  de  l'impôt  du  sel  ont  déjà  trouvé  dans  le  Ueichstag 
une  majorité  suffisante  pour  menacer  sérieusement  cette  branche 
essentielle  du  revenu  public.  Dès  1867,  on  avait  aboli  le  monopole, 
et  substitué  aux  taxes  multiples  perçues  par  les  états  un  droit 
unique  de  15  francs  par  quintal,  mais  l'uniformité  n'avait  point 
supprimé  les  inconvéniens  attachés  à  ce  genre  particulier  de  capi- 
tation.  En  même  temps  que  le  tarif  subissait  une  légère  réduction 
pour  la  Prusse,  il  était  sensiblement  aggravé  pour  le  duché  de 
Bade,  et  si  la  consommation  s'est  maintenue  dans  quelques  états 


LES    FINANCES    DE    L'eMPIRE    d'aLLEMAGNE.  59 

du  nord,  en  revanche  elle  a  faibli  en  Saxe  et  dans  les  trois  états  da 
sud.  D'ailleurs  le  taux  anormal  de  cet  impôt  inquiète  les  amis  de 
l'empire,  parce  qu'ils  y  voient  un  auxiliaire  pour  l'agitation  socia- 
liste. En  réalité,  il  excède  à  peine  1  franc  par  tête  et  par  an,  mais 
il  faut  considérer  que  l'alcool  et  le  tabac,  —  produits  de  luxe,  — 
demeurent  à  peu  près  indemnes,  et  que  les  sectaires  trouvent  dans 
cette  inégalité  un  argument  favorable  à  leur  cause.  Le  gouverne- 
ment, soit  qu'il  se  juge  assez  fort  pour  ne  tenir  aucun  compte  de 
ces  critiques,  soit  que  les  nécessités  financières  l'obligent  de  main- 
tenir dans  son  intégrité  un  revenu  de  â2  millions,  s'est  montré 
jusqu'à  présent  hostile  à  l'abolition  du  Salzsteiier,  et  dernièrement 
encore  il  saisissait  le  conseil  fédéral  d'un  projet  de  règlement  sur 
la  dénaturation  du  sel;  mais  plusieurs  députés,  s'emparant  de  cette 
circonstance,  déposèrent  une  proposition  de  loi  qui  invite  les  gou- 
vernemens  alliés  à  statuer  sur  le  principe  même  de  l'impôt,  et  le 
conseil  fédéral  dut  charger  immédiatement  l'un  de  ses  comités  de 
l'étude  des  moyens  propres  à  combler  le  déficit  que  ferait  naître 
une  réforme  radicale.  Cette  étude  se  poursuit  encore  à  l'heure  pré- 
sente; toutefois  le  problème  est  de  ceux  qui,  une  fois  posés,  n'ad- 
mettent point  d'ajournement,  et  il  est  probable  qu'il  sera  résolu 
conformément  à  l'intérêt  des  classes  laborieuses. 

L'impôt  sur  le  tabac  paraît  destiné  à  rétablir,  au  moins  dans  une 
certaine  proportion,  l'équilibre  budgétaire  menacé  par  le  pro- 
gramme de  la  majorité  du  Reichsiag.  Même  sous  le  régime  du  Zoll- 
verein,  le  tabac  fut  toujours  traité  d'une  manière  différente  dans 
chacun  des  territoires  de  l'Allemagne,  et  c'est  en  1855  seulement 
que  la  Prusse  proposa  pour  la  première  fois  de  soumettre  la  cul- 
ture de  cette  plante  à  une  taxe  uniforme  de  150  francs  par  hectare. 
Les  états  du  sud,  où  la  culture  demeurait  libre  de  toute  entrave,  re- 
poussèrent l'avis  du  délégué  prussien,  préférant  pour  leur  compte 
le  monopole  à  une  complication  stérile  pour  le  trésor.  Dix  ans  plus 
tard,  on  parvint  à  s'entendre  sur  le  principe  même  d'un  impôt 
commun,  mais  au  moment  d'en  fixer  l'assiette  et  la  perception, 
les  divergences  reparurent  aussi  accentuées,  aussi  inconciliables 
que  jamais.  Enfin,  dans  le  cours  de  1868,  alors  que  les  conférences 
générales  venaient  de  faire  place  au  parlement  douanier,  le  gou- 
vernement fédéral  présenta  de  nouveau  le  projet  de  1855,  mais  en 
abaissant  la  taxe  à  90  francs  par  hectare,  et  en  modifiant  le  droit 
d'entrée  sur  les  tabacs  exotiques.  Les  états  du  sud,  qui  avaient 
conservé  leurs  préférences  pour  le  monopole,  accueillirent  mal  cette 
réforme,  qui  ne  fut  d'ailleurs  votée  qu'à  une  faible  majorité.  On 
donne  pour  assiette  au  Tahakstcuer  la  surface  cultivée,  sans  dis- 
tinction de  parcelles  ou  de  produits.  En  Bavière  par  exemple,  où  le 


60  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sol  est  très  favorable  à  la  plantation,  le  tabac  paie  environ  7  pour 
100  de  sa  valeur,  tandis  que  pour  les  terres  les  plus  fertiles  de  la 
Poméranie  l'impôt  s'élève  jusqu'à  19  pour  100.  Et  nous  raison- 
nons ici  sur  des  chiffres  moyens,  car  les  déclarations  que  les  plan- 
teurs doivent  faire  chaque  année  devant  les  employés  du  fisc  per- 
mettent de  relever  des  différences  beaucoup  plus  saisissantes,  et  il 
n'est  point  rare  d'y  rencontrer  des  parcelles  qui  sont  entre  elles, 
pour  la  qualité  des  produits,  comme  1  est  à  18,  de  telle  façon  que 
le  quintal  de  feuilles  paie  ici  2  fr.  50  et  l<à  tib  francs.  La  législation 
prussienne  admettait  une  gradation  basée  sur  le  classement  des 
terrains  cultivés,  mais  le  gouvernement  fit  valoir  devant  le  parle- 
ment douanier  lés  dél'ectuosités  de  ce  système.  «  Tous  les  ans,  di- 
sait-il, les  experts  emploient  uniformément  le  même  moyen  de 
fraude,  qui  consiste  à  faire  passer  les  meilleurs  fonds  dans  les 
classes  inférieures,  de  façon  à  rejeter  le  poids  de  l'impôt  sur  la 
partie  du  sol  qui  produit  le  moins.  Sans  doute,  la  nouvelle  mé- 
thode équivaut,  pour  un  grand  nombre  de  planteurs,  à  la  prohi- 
bition directe;  il  ne  sera  plus  permis  d'affecter  à  la  culture  du 
tabac  toute  sorte  de  terrains,  et  ceux  qui  ne  sont  pas  doués  des 
qualités  propres  à  ce  genre  d'exploitation  devront  recevoir  un  autre 
emploi;  mais  c'est  affaire  de  temps.  Au  bout  de  quelques  années, 
les  spécialités  se  seront  classées,  et  les  parcelles  de  premier  choix 
étant  seules  réservées  pour  la  plantation,  nous  arriverons  tout  na- 
turellement et  sans  efforts  à  une  réelle  péréquation  de  l'impôt.  » 
Ces  considérations  n'ont  point  touché  l'opinion,  qui  demande  le 
retour  à  la  loi  prussienne,  l'arpentage  et  la  classification  des  ter- 
rains, en  un  mot  l'application  du  cadastre  à  l'assiette  du  Tabak- 
steuer.  D'un  autre  côté,  on  distingue  un  courant  très  vif,  surtout 
chez  les  hommes  politiques,  pour  une  augmentation  du  tarif  ac- 
tuel. En  1871-1872,  la  taxe  sur  la  culture  a  produit  1,900,000  fr., 
à  part  le  droit  de  douane,  c'est-à-dire  en  réalité  moins  de  5  cen- 
times par  habitant!  Il  s'agirait  aujourd'hui,  pour  remplacer  l'im- 
pôt sur  le  sel,  de  demander  au  tabac  ^0  millions  de  plus,  soit  au 
moyen  du  monopole,  soit  en  empruntant  le  régime  qui  existe  en 
Russie  et  aux  États-Unis  et  dont  la  France  a  fait  un  court  essai  pour 
l'impôt  sur  les  allumettes,  soit  enfin  par  une  aggravation  suffi- 
sante de  la  taxe  de  culture.  La  Prusse,  ennemie  du  monopole  au 
temps  où  elle  se  flattait  de  personnifier  le  progrès  au  sein  des  con- 
férences générales,  a  dû  sacrifier  au  succès,  et  elle  décréterait  au- 
jourd'hui ce  même  monopole,  n'était  la  crainte  des  émotions  popu- 
laires. C'est  que  le  nombre  des  planteurs  est  considérable  et  que, 
dans  certaines  contrées,  la  moyenne  des  plantations  représente  à 
peine  50  ares  par  famille.  Le  revenu  brut  de  cette  industrie  dé- 


LES    FINANCES   DE    l'EMPIRE    D  ALLEMAGNE.  Gl 

passe  30  millions  (1);  il  y  a  en  outre  3,500  fabriques  qui  occupent 
près  de  60,000  ouvriers,  et  dont  l'expropriation  exigerait  plusieurs 
centaines  de  millions.  Sans  doute  la  question  d'argent  est  bien  se- 
condaire, et  il  ne  manque  point  d'hommes  spéciaux  pour  conseiller 
au  gouvernement  d'affecter  à  cette  expropriation  une  partie  de  l'in- 
demnité française;  mais  le  monopole  troublerait  profondément  le 
pays,  et  la  Prusse,  qui  dès  1868  réduisait  de  moitié  la  taxe  qu'elle 
avait  proposée  en  1855,  ne  se  montrera  pas  moins  réservée  aujour- 
d'hui. 11  est  même  douteux  que  la  taxe  de  culture  puisse  être  aug- 
mentée sans  un  coup  d'autorité,  car  la  seule  annonce  de  ce  projet 
a  soulevé  dans  toute  l'Allemagne  un  déluge  de  pétitions  et  de  pro- 
testations qui  viennent  d'être  mises  sous  les  yeux  du  conseil  fé- 
déral. 

Le  sucre  est  un  des  élémens  les  plus  précieux  du  revenu  de  l'em- 
pire, auquel  il  apporte  un  contingent  de  liQ  millions  pour  1873. 
Dès  l'origine  du  Zollverein,  il  avait  été  l'objet  d'un  droit  de  douane; 
mais  ce  n'est  qu'en  1836  que  l'idée  d'imposer  en  même  temps  la 
production  indigène  se  fit  jour  dans  les  conférences  générales.  Le 
rapide  développement  de  la  sucrerie  française  était  de  nature  à 
éveiller  l'attention,  et,  bien  que  les  fabriques  fussent  encore  peu 
nombreuses  sur  le  territoire  allemand,  on  pouvait  craindre  à  bref 
délai  une  transformation  pleine  de  périls  pour  les  finances  des  états. 
Néanmoins  les  membres  présens  à  ces  conférences  refusèrent  de 
prendre  une  résolution,  n'étant  point,  disaient-ils,  suffisamment 
éclairés  sur  la  question;  mais,  le  rendement  des  douanes  ayant  ac- 
cusé toup  à  coup  en  ISliO  une  moins-value  considérable  dans  l'im- 
portation des  sucres  coloniaux,  on  se  hâta  de  soumettre  la  fabrica- 
tion à  une  taxe  uniforme,  dont  le  produit  devait  être  réparti  entre 
les  puissances  du  Zollverein,  au  prorata  de  la  population.  Pour  la 
première  année,  le  taux  en  était  fixé  à  20  centimes  par  quintal  de 
racines  entrant  dans  les  fabriques,  sous  la  réserve  des  modifications 
inhérentes  à  la  marche  de  l'industrie.  Il  est  maintenant  de  2  francs, 
ce  qui  représente  une  taxe  de  23  francs  par  100  kilogrammes  de 
sucre  brut  (2),  ou  le  tiers  de  ce  que  l'on  paie  en  France  depuis  la 
guerre.  Le  tarif  de  douane  a  subi  également  de  nombreuses  vicis- 
situdes. A  l'époque  où  les  états  se  rallièrent  par  force  à  l'idée  d'im- 
poser le  sucre  indigène,  il  fut  stipulé  que  la  fabrication  serait  pro- 

(1)  Pendant  la  campagne  de  1871-1872,  on  a  récolté  en  Allemagne  356,972  quintaux 
de  tabac,  et  il  en  a  été  importé  49'J,780.  Les  exportations  s'élevant  à  75,(J00,  il  reste 
pour  la  consommation  intérieure  781,000  quintaux. 

(2)  Le  rendement  de  la  betterave,  qui  était  à  peine  de  5  pour  100  en  1841,  est  au- 
jourd'hui de  8  1/2  pour  100;  en  d'autres  termes  12  quintaux  de  betteraves  donnent 
1  quiutal  de  sucre  en  poudre  et  82  kilos  de  sucre  raffiné. 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tégée  contre  la  concurrence  étrangère  par  un  droit  d'entrée  cinq 
fois  plus  élevé  que  la  taxe  intérieure,  et  à  la  faveur  de  ce  régime, 
voisin  de  la  prohibition  même,  l'industrie  nationale  prit  un  vigou- 
reux essor,  notamment  en  Prusse,  dans  les  provinces  de  Saxe, 
de  Silésie  et  de  Brandebourg.  En  1858,  le  gouvernement  de  Berlin 
réussit  enfin,  —  non  sans  peine,  —  à  entraîner  les  autres  membres 
du  Zollverein  dans  une  voie  plus  libérale,  en  faisant  valoir  que  la 
production  sucrière  avait  atteint  son  apogée,  que  d'ailleurs  le  sucre 
étranger  entrait  pour  moins  d'un  quart  dans  la  consommation  to- 
tale. Le  dr.oit  de  douane  venait  d'être  réduit,  et,  pour  affirmer  da- 
vantage encore  l'abandon  des  idées  protectionistes,  on  augmenta 
l'impôt  sur  la  fabrication.  En  même  temps,  la  Prusse  remit  sur  le 
tapis  la  question  des  restitutions  à  la  sortie  qu'elle  soulevait  inutile- 
ment depuis  185/i,  et  elle  obtint  pour  les  fabricans  exportateurs  une 
prime  de  20  francs  par  quintal  de  sucre  brut,  c'est-à-dire  l'équiva- 
lent de  la  taxe  intérieure.  La  loi  du  16  janvier  1869,  votée  par  ce 
parlement  douanier  auquel  incombait  la  mission  de  vider  les  an- 
ciennes querelles  des  membres  du  Zollverein,  augmenta  encore  la 
prime  de  sortie,  afin  de  permettre  à  l'industrie  de  soutenir  la  con- 
currence au  dehors,  et  elle  atteint  si  bien  ce  but  que  l'exportation 
s'approprie  tous  les  jours  de  nouveaux  débouchés.  Une  pareille  si- 
tuation est  de  nature  à  préoccuper  vivement  nos  législateurs,  car 
l'Allemagne,  dont  la  fabrication  arrivait  à  peine  jusqu'ici  à  200  mil- 
lions de  kilogrammes  de  sucre  brut,  en  produira  cette  année 
260  millions,  et  il  devient  urgent  de  donner  aux  industriels  fran- 
çais, par  un  meilleur  règlement  de  l'impôt,  les  moyens  de  repous- 
ser cette  nouvelle  invasion. 

Le  produit  des  droits  sur  l'alcool  [Branntiveinsteuer)  et  sur  la 
bière  {Brausteuer)  ne  se  rattache  que  partiellement  au  budget  im- 
périal, la  Bavière,  le  Wurtemberg  et  le  duché  de  Bade  conservant 
la  faculté  de  régler  ces  droits  à  leur  guise,  sauf  à  ne  prendre  au- 
cune part  dans  les  recettes  opérées  au  même  titre  par  les  états  de 
l'ancienne  confédération  de  l'Allemagne  du  nord.  Le  sud  avait  d'im- 
périeux motifs  pour  stipuler  cette  réserve,  car  le  Braustcuer,  en 
Prusse  et  dans  les  territoires  voisins,  représente  à  peine  hO  cen- 
times par  tête  en  1870,  tandis  qu'il  s'élève  par  exemple  à  5./i0  en 
Bavière,  où  la  consommation  est  beaucoup  plus  importante.  Ce- 
pendant la  constitution  de  l'empire  émet  «  le  vœu  »  que  les  confé- 
dérés s'entendent  le  plus  tôt  possible  au  sujet  d'une  loi  uniforme, 
et  les  écrivains  officieux  insistent  pour  que  l'on  supprime  résolu- 
ment tout  ce  qui  fait  obstacle  à  l'unité  administrative  du  nouveau 
gouvernement.  Les  états  du  sud  pourraient,  il  est  vrai,  adopter  les 
taxes  du  nord  en  stipulant  à  leur  profit  un  préciput  sur  la  masse 


LES   FINANCES    DE    l'eMPIRE    d'aLLEMAGNE.  63 

partageable,  de  manière  à  ne  porter  aucune  atteinte  à  leurs  reve- 
nus actuels;  mais  la  Bavière  ne  doit  pas  oublier  qu'elle  a  combattu 
énergiquement,  au  sein  des  conférences  générales,  les  prétentions 
de  la  Prusse  à  s'adjuger  un  pareil  préciput,  tantôt  sur  les  recettes 
de  l'impôt  du  vin,  tantôt  sur  d'autres  produits  communs  aux  mem- 
bres du  Zoliverein.  Aujourd'hui  encore  la  Prusse  ne  manquerait 
point  d'objecter  qu'elle  consomme  beaucoup  plus  de  denrées  colo- 
niales que  les  états  du  sud,  qu'elle  paie  de  ce  chef  aux  finances  de 
l'empire  un  tribut  énorme,  et  qu'elle  n'a  pas  moins  de  droits  à  un 
traitement  privilégié  que  la  Bavière  ou  le  Wurtemberg.  La  question 
paraît  donc  insoluble,  mais  elle  est  et  restera  un  thème  à  récrimi- 
nations. 

Comme  le  sucre,  l'alcool  et  la  bière  sont  imposés,  par  la  législa- 
tion des  états  du  nord,  d'après  les  quantités  de  matières  premières 
qui  entrent  dans  la  fabrication.  Le  Branntiveimteuer  peut  être  éva- 
lué à  3A  centimes  par  litre  d'alcool  pur,  qui  paie  en  France  1  franc 
50  centimes,  et  le  produit  ne  dépasse  point  39  millions  de  francs 
pour  une  population  de  30  millions  d'habitans.  Aussi  les  hommes 
spéciaux  demandent -ils  au  Reichstag  d'accroître  les  tarifs,  lors 
même  que  la  consommation  devrait  en  souffrir;  mais  dans  leur 
pensée  !a  plus-value  doit  être  employée  à  dégrever  le  sel  et  le 
sucre.  Le  Brausteucr  figure  pour  Ik  millions  seulement  au  budget 
de  1873.  La  modicité  de  cet  impôt  ne  le  soustrait  point  aux  repro- 
ches de  l'industrie,  qui  propose  de  le  régler,  comme  en  France, 
d'après  la  qualité  de  la  bière,  et  de  ne  le  rendre  exigible, — suivant 
le  système  américain,  —  qu'au  moment  où  la  boisson  est  livrée  au 
commerce  (1). 

Aux  taxes  qui  ont  reçu  une  assiette  uniforme  pour  toute  l'éten- 
due de  l'empire,  et  dont  le  produit  appartient  aux  voies  et  moyens 
budgétaires,  il  faut  ajouter  le  timbre  sur  les  effets  négociables,  ac- 
tuellement fixé  à  1  silbergros  par  100  thalers.  L'unité  en  cette  ma- 
tière est  la  conséquence  naturelle  de  la  suppression  des  douanes 
intérieures.  Sous  l'ancienne  confédération  germanique,  chaque  ter- 
ritoire avait  encore  sa  législation  du  timbre,  et  les  effets  appelés  à 
circuler  dans  deux  ou  plusieurs  états  devaient  payer  autant  de  fois 
une  taxe  distincte,  bien  que  les  marchandises  dont  ils  exprimaient 
la  valeur  fussent  affranchies  des  droits  d'entrée.  En  outre  les  sup- 
plémens  exigés  donnaient  lieu  à  des  répétitions  contre  les  tireurs  et 
les  endosseurs,  c'est-à-dire  à  un  surcroît  de  charges  sans  profit 
pour  personne,  et  depuis  longtemps  les  chambres  de  commerce  de- 

(1)  Habich,  Ein  Wort  sur  Verstàndlgung   uber  die  unausbleibliche  gleichmâssige 
Besteuerung  des  Braugewerbes  im  Zoliverein,  Leipzig  1868. 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mandaient  une  réforme  que  le  mauvais  vouloir  seul  de  quelques 
puissances  secondaires  avait  rendue  impraticable.  Le  produit  réel 
du  M ecJiselstcmjJclstcuer  s'élève  à  7  millions,  mais  il  est  réduit  à 
5  millions  par  une  clause  des  traités  qui  fait  remise  jusqu'au  31  dé- 
cembre 1875,  à  chacun  des  états,  d'une  portion  de  la  recelte  pour 
les  timbres  et  les  papiers  timbrés  débités  sur  son  territoire. 


IV. 

La  guerre  de  1870  a  doté  l'empire  allemand  d'une  source  parti- 
culière de  revenu  en  le  faisant  propriétaire  des  chemins  de  fer  de 
l'Alsace-Lorraine.  L'acquisition  du  matériel  nécessaire  à  l'exploita- 
tion absorba  tout  d'abord  une  somme  de  1x7  millions;  cependant  le 
bénéfice  net,  qui  n'atteignait  pas  12  millions  en  1872,  est  évalué 
pour  1873  à  \h  millions  malgré  de  notables  réductions  dans  le  ta- 
rif du  prix  des  places.  D'ailleurs  l'indemnité  de  guerre  va  permettre 
à  l'empire  d'augmenter  rapidement  son  réseau,  et  déjà  il  fait  con- 
struire une  ligne  directe  de  Berlin  à  Metz,  dans  un  intérêt  que  nous 
n'avons  pas  besoin  de  définir.  Les  députés  des  provinces  orien- 
tales de  la  Prusse  se  montrant  jaloux  de  la  faveur  accordée  à  celles 
de  l'ouest,  on  leur  promet  comme  dédommagement  plusieurs  voies 
ferrées,  qui  auront  sans  doute  pour  but  en  même  temps  de  créer 
des  rapports  plus  étroits  entre  l'Allemagne  et  la  Russie.  Les  travaux 
projetés  exigeront  un  sacrifice  considérable,  mais  les  allocations  ne 
dépassent  point,  quant  à  présent,  500  millions  de  francs.  On  sait 
que  la  constitution  donne  le  droit  au  gouvernement  fédéral  de  con- 
céder ou  de  faire  construire  tous  les  chemins  de  fer  stratégiques  et 
autres  qu'il  jugera  utiles,  sans  que  les  états  alliés,  dont  ces  lignes 
emprunteraient  le  territoire,  puissent  opposer  la  moindre  résis- 
tance. 

Les  dépenses  ordinaires  du  budget  de  l'empire  excédant  les  di- 
vers produits  que  nous  venons  de  passer  en  revue,  les  gouverne- 
mens  confédérés  sont  appelés  à  couvrir  le  déficit  au  moyen  de 
quotes-parts  matriculaires  calculées  au  prorata  de  la  population,  et 
qui  doivent  être  prélevées  sur  leurs  ressources  particulières.  Depuis 
1867  ces  quotes-parts  atteignent  un  chilïre  énorme,  et  elles  figurent 
encore  pour  92  millions  au  budget  de  1873.  On  pouvait  croire  que 
le  trésor,  grâce  à  son  «  embarras  de  richesse,  »  renoncerait  pen- 
dant quelque  temps  à  cette  subvention  ;  il  n'en  est  rien,  et  les 
fitiaiiciers  s'ingénient  tout  au  contraire  à  la  remplacer  par  des  taxes 
nouvelles.  Les  uns  se  montrent  partisans  d'un  impôt  sur  le  revenu, 
additionnel  aux  impôts  de  même  nature,  quoique  de  formes  très 


LES    FINANCES    DE    l'eMPIRE   d' ALLEMAGNE.  65 

différentes,  que  perçoivent  déjà  la  plupart  des  états,  et  qui  aurait 
mission  de  pourvoir,  à  l'instar  de  Yincomc-tax  brilannique,  aux 
exigences  subites  des  événcmens.  L'agriculture,  de  son  côté,  insiste 
pour  que  les  droits  de  timbre  et  de  succession  soient  mis  en  commun 
avec  les  taxes  de  consommation  (1),  ce  qui  obligerait  les  confédérés 
à  chercher  pour  leur  compte  personnel  un  substitut  à  ce  produit. 
D'ailleurs  la  législation  du  timbre,  comme  celle  de  l'impôt  sur  le 
revenu,  varie  essentiellement  d'un  territoire  à  l'autre,  et  il  ftuidrait 
d'abord  procéder  à  une  assimilation  qui  n'est  point  sans  dillicultés. 
Enfin  le  ministre  des  finances  de  Prusse  vient  d'annoncer  officieu- 
sement la  mise  à  l'étude  d'un  projet  qui  retranche  du  budget  de 
chaque  état,  pour  l'attribuer  à  celui  de  l'empire,  la  recette  de 
l'impôt  sur  l'industrie.  Le  gouvernement  motiverait  cette  mesure 
par  les  considérations  qui  ont  déjà  servi  à  justifier  la  loi  sur  le 
timbre  des  elïets  de  commerce,  notamment  par  la  nécessité  de  tra- 
duire en  faits  les  principes  du  Zollverein,  l'unité  commerciale  et 
la  solidarité  de  toutes  les  fractions  du  texritoire  allemand.  Il  est 
incontestable  que  les  taxes  sur  l'industrie  se  prêtent  de  leur  nature 
à  cette  combinaison,  mais  là  encore  l'excessive  variété  des  formes 
constitue  un  obstacle  sérieux,  sinon  insurmontable. 

La  situation  budgétaire  de  l'Allemagne  ne  saurait  par  elle-même 
nous  apporter  de  sérieuses  inquiétudes,  la  richesse  imposable  de  ce 
pays  n'ayant  point  une  élasticité  qui  permette  de  lui  demander 
iDeaucoup  plus  qu'on  ne  lui  demande  aujourd'hui  (2).  L'indemnité 
de  guerre  est  l'unique  ressort  sur  lequel  l'empire  puisse  asseoir  ses 
projets  pour  l'avenir,  et  à  cet  égard  les  chiffres  présentent  un  poi- 
gnant intérêt. 

Dès  la  fin  de  1871,  le  Ueiclistag  avait  décidé  que  le  gouverne- 
ment ne  pourrait  disposer  des  sommes  versées  par  la  France  sans 
y  être  autorisé  par  une  loi,  et  dans  le  cours  de  la  troisième  session 
de  1872  il  a  réglé  les  bases  d'une  répartition  définitive  entre, les 
divers  états,  mais  sans  fixer  la  masse  partageable  et  sous  la  ré- 
serve des  prélèvemens  qu'il  y  aurait  encore  lieu  de  faire  dans  l'in- 
térêt commun  de  l'empire.  Les  capitaux  déjà  payés  ou  restant  dus 
à  l'Allemagne  comprennent,  outre  l'indemnité  de  5  milliards,  la 
rançon  de  200  millions  imposée  à  la  ville  de  Paris,  les  contribu- 
tions perçues  durant  la  guerre  dans  les  départemens  envahis,  ainsi 
que  les  réquisitions  en  argent  et  en  nature,  soit  une  somme  ap- 

(1)  Landwirthschaftliche  Jahrbucher,  Jalirgang  1871,  Breslau  1872. 

(2)  Les  budgets  réunis  des  vingt-cinq  états  qui  constituent  l'empire  ne  dépassent 
point  1,700  millions,  et  sur  cette  somme  500  millions  au  moins  représentent  le  pro- 
duit des  domaines,  des  forêts,  de  la  loterie,  etc.  Les  taxes  proprement  dites  s'élèvent 
donc  à  1,200  millions.  Les  dettes  sont  de  4  milliards  1/2. 

TOME  ciy.  —  1873.  5 


66  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

proximative  de  hOO  millions  (1),  les  intérêts  du  principal  de  l'in- 
demnité, que  l'on  peut  évaluer,  jusqu'au  jour  du  règlement  final,  à 
320  millions  (2),  enfin  :130  millions  pour  les  dépenses  d'entretien  de 
l'armée  d'occupation  jusqu'à  la  même  époque,  au  total  6  milliards 
50  millions,  sans  parler  du  revenu  des  territoires  annexés.  Les  con- 
tributions et  les  réquisitions  locales  ayant  été  affectées  aux  frais  de 
la  campagne  jusqu'à  concurrence  de  3/iO  millions  (3),  il  reste  un  ex- 
cédant disponible  de  5  milliards  710  millions;  mais  d'autre  part 
les  prélèvemens  autorisés  par  le  Rcidisiag  ont  absorbé  1  milliard 
260  millions  {h),  auxquels  il  faut  ajouter  950  millions  pour  l'amor- 
tissement des  trois  emprunts  de  guerre,  ce  qui  fixe  les  prélèvemens 
à  2  milliards  210  m.illions  et  l'excédant  provisoire  à  3  milliards 
500  millions.  En  admettant  que  la  construction  des  nouvelles  lignes 
de  chemins  de  fer,  la  réforme  de  l'artillerie,  la  réorganisation  de 
Tarmée,  le  rétablissement  du  matériel,  les  pensions  accordées  à  la 
suite  de  la  campagne  (5),  exigent  1  milliard  100  millions,  l'empire 
conservera  encore  entre  ses  mains  2  milliards  ZiOO  millions  pour 
donner  des  dividendes  aux  vingt-quatre  états  ou  plutôt  à  la  Prusse, 
en  qui  se  personnifient  vingt- deux  d'entre  eux.  L'équité  aurait 

(1)  Voyez  The  Economisl  du  l'"'  juillet  1872,  dont  les  chiffres  n'ont  pas  été  contestés 
en  Allemagne. 

(2)  Les  intérêts  à  5  pour  100  des  3  derniers  milliards  s'élevaient,  au  1"  mars  187?, 
à  150  millions,  qui  ont  été  payés.  En  tenant  compte  des  verscmens  anticipés,  le  gou- 
vernement devra  payer  pour  le  môme  motif,  le  1"  mars  prochain,  \'iO  millions.  Les 
intérêts  à  courir  ultérieurement  ne  paraissent  pas  devoir  excéder  40  millions. 

(3)  Un  document  officiel  porte  à  CO  millions  la  somme  restée  disponible  sur  les 
•iOO  millions  perçus  à  titre  de  contributions  et  de  réquisitions. 

(4j  Entwurf  eines  Gesetzes  betreffend  die  franzôsische  Entschâdigung  nebst  Moti- 
ven,  Berlin  1872.  —  L'exposé  des  motifs  qui  précède  ce  projet  de  loi  contient  une  énu- 
mération  détaillée  des  prélèvemens,  que  nous  allons  résumer  ainsi  :  dépenses  causées 
directement  par  la  guerre,  telles  que  pensions  des  invalides,  remboursement  aux  états 
de  certaines  avances,  indemnités  aux  personnes  ayant  subi  des  dommages  sur  terre  ou 
sur  mer,  secours  aux  familles  des  soldats  de  la  landwehr,  reconstitution  du  trésor  mi- 
litaire prussien,  etc.,  050  millions,  —  dépenses  d'intérêt  général  non  justifiées  par  la 
guerre,  telles  que  le  rachat  des  chemins  de  fer,  la  création  d'un  fonds  courant  de  la 
caisse  militaire,  la  construction  de  nouvelles  fortifications,  etc.,  595  millions,  —  dé- 
penses sui  generis  pour  dotations  aux  princes  et  généraux,  15  millions.  —  En  un  mot, 
sur  les  1,200  millions  qui  appartiennent  à  cette  première  séiio  de  prélèvemens,  610  mil- 
lions, —  près  de  la  moitié,  —  représentent  un  bénéfice  net  pour  l'Allemagne. 

(5)  Le  gouvernement  soumettra  au  Reichstag,  dans  sa  prochaine  session,  un  projet 
de  loi  qui  institue,  sous  la  direction  du  chancelier  de  l'empire  et  à  l'aide  des  fonds  de 
l'indcniuiié  française,  un  trésor  de  700  millions  (187  millions  de  thalers),  dont  les 
intérêts  serviront  à  payer  les  pensions  militaires.  Ce  capital  doit  être  employé  en 
rentes  d'état,  en  obligations  des  cercles,  des  villes  et  des  communes,  en  obligations 
de  priorité  des  chemins  de  fer,  ou  en  toutes  autres  valeurs  garanties.  Les  pensions 
étant  viagères,  la  somme  de  700  millions  redeviendra  disponible  pour  le  gouvernement 
dans  un  assez  bref  délai. 


LES    FINANCES    DE    l'eMPIRE    d' ALLEMAGNE.  «07 

voulu  que  cette  répartition  se  fît  sur  un  pied  d'égalité  entre  tous 
les  confédérés,  puisque  la  guerre  a  été  soutenue,  s'il  faut  ajou- 
ter foi  au  langage  officiel,  dans  l'intérêt  commun  de  l'Allemagne; 
mais  les  motifs  de  la  loi  que  nous  avons  sous  les  yeux  disent  for- 
mellement que  cette  communauté  ne  s'est  jamais  étendue  à  la  ques- 
tion linancière,  et  qu'il  a  toujours  été  convenu  que  chaque  état 
suffirait  aux  dépenses  militaires  avec  ses  moyens  propres,  sauf  rè- 
glement ultérieur.  Or  ce  règlement  ne  laisse  aux  états  du  sud  que 
les  miettes  du  festin.  Les  trois  premiers  quarts  de  l'indemnité  se- 
ront répartis  en  prenant  pour  hase  les  préparatifs  de  campagne  des 
confédérés,  et  le  quatrième  quart  pioportionnellement  aux  quotes- 
parts  matriculaires  payées  par  chacun  d'eux.  Les  dépenses  qui,  de 
leur  nature,  ne  comportaient  point  une  répartition  proportionnelle 
aux  préparatifs  de  campagne  ou  aux  contingens  matriculaires,  ont 
dû  être  réglées  séparément.  Telles  sont  les  dépenses  pour  l'arme- 
ment et  le  désarmement  des  forteresses,  pour  le  matériel  de  siège, 
pour  la  marine  et  la  défense  des  côtes,  pour  les  travaux  de  con- 
struction ou  de  reconstruction  de  certaines  voies  ferrées,  etc.,  en- 
semble 220  millions,  sur  lesquels  les  états  du  nord  réclamaient  plus 
de  200  millions.  Les  bases  de  la  répartition,  en  ce  qui  concerne  les 
trois  premiers  quarts  de  l'excédant  net  de  l'indemnité,  ont  été  cal- 
culées d'après  la  moyenne  des  effectifs,  du  16  juillet  1870  au 
1"  juillet  1871,  aussi  bien  pour  les  troupes  placées  sur  le  théâtre 
de  la  guerre  que  pour  les  réserves,  employées  à  l'intérieur  de  l'Al- 
lemagne. Dans  cette  moyenne,  l'homme  —  ou  le  cheval  —  mobi- 
lisé est  représenté  par  1,  l'homme  —  ou  le  cheval  —  non  mobilisé 
par  1/2,  soit,  en  fin  de  compte,  108  parts  pour  les  états  du  nord, 
15  pour  la  Bavière ,  à  pour  le  Wurtemberg,  3  pour  le  duché  de 
Bade,  et  2  pour  la  Hesse.  Relativement  au  dernier  quart,  dont  la 
répartition  doit  être  faite  au  prorata  des  contingens  matriculaires, 
les  conditions  obtenues  par  les  états  du  sud  sont  un  peu  plus  avan- 
tageuses. Si  l'excédant  net  s'élève  à  2  milliards  /jOO  millions  suivant 
nos  prévisions,  les  états  du  nord  représentant  l'ancienne  confé- 
dération recevront  1,880  millions,  la  Bavière  303,  le  Wurtem- 
berg 101,  le  duché  de  Bade  67,  et  la  Hesse  h9,  soit  au  résumé 
65  francs  par  habitant  du  nord  et  /i3  francs  par  habitant  du  sud. 
Il  importe  d'ailleurs  de  ne  point  oublier  que  parmi  les  prélèvemens 
dont  il  a  été  question  figurent  des  capitaux  disponibles  ou  pro- 
ductifs de  revenus,  et  notamment  325  millions  formant  le  prix  de 
rachat  des  chemins  de  fer  de  l'Alsace- Lorraine,  150  millions  du 
trésor  militaire  prussien ,  et  31  millions  qui  constituent  des  ré- 
serves de  trésorerie.  Enfin  les  impôts  levés  dans  les  provinces  an- 
nexées procureront  à  l'empire  un  bénéfice  net  de  20  millions  par 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

an,  y  compris  2  millions  provenant  de  l'exploitation  de  nos  an- 
ciennes manufactures  de  tabac. 

Si  le  moment  n'est  pas  venu  de  porter  un  jugement  définitif 
sur  les  dures  exigences  du  vainqueur,  nous  avons  le  droit  de  dire 
que,  malgré  cet  énorme  déplacement  de  capitaux,  l'Allemagne  ne 
sera  ni  plus  riche,  ni  plus  prospère.  Sans  doute,  l'empereur  va  dis- 
poser de  moyens  d'action  irrésistibles  :  avec  son  armée  d'une  part 
et  ses  trésors  de  l'autre,  il  atteint  l'apogée  de  la  force,  et  il  peut 
non-seulement  couvrir  l'Europe  de  ses  soldats,  comm«  Napoléon, 
mais  s'approprier  le  rôle  des  hommes  d'état  anglais  et  fournir  des 
subsides  à  ses  alliés.  Sachons  reconnaître  cette  situation,  quelque 
douloureuse  qu'elle  soit  pour  notre  patriotisme  ;  seulement  gar- 
dons-nous de  l'exagérer,  comme  il  arrive  toujours  à  ceux  qui  se 
sont  vu  arracher  subitement  leurs  plus  chères  affections.  Ce  gou- 
vernement, auquel  nous  faisons  un  don  gratuit  de  près  de  quatre 
milliards,  ne  se  trouve  même  point  en  mesure  d'accorder  la  plus 
petite  réduction  d'impôts,  et  ce  n'est  qu'à  son  corps  défendant, 
après  avoir  stipulé  des  compensations  (1),  qu'il  renonce  à  la  taxe 
si  impopulaire  du  sel  !  Si  l'on  compare  son  budget  avec  le  nôtre, 
les  chiflïes  accusent  une  disproportion  effrayante,  puisque  la  France 
doit  20  milliards,  —  cinq  fois  plus  que  tous  les  états  réunis  de 
l'empire;  mais  les  chiffres  n'ont  ici  qu'une  signification  relative,  et 
personne  n'oserait  soutenir  que  l'Angleterre  par  exejnple,  qui  est 
depuis  soixante-dix  ans  tout  aussi  endettée  que  la  France  d'au- 
jourd'hui, eût  à  prendre  ombrage  des  trésors  accumulés  à  Berlin. 
Le  baromètre  de  la  puissance  financière  d'un  pays,  c'est  le  crédit. 
Or,  au  lendemain  de  la  déclaration  de  guerre,  la  confédération  de 
l'Allemagne  du  nord  émettait  un  emprunt  de  Zi50  millions  à  88, 
qui  aboutit  à  un  échec  malgré  les  garanties  offertes  aux  souscrip- 
teurs par  un  gouvernement  qui  n'avait  point  de  dettes  et  qui  dis- 
posait d'une  armée  sans  rivale.  Après  les  victoires  de  Wissembcurg, 
de  Reichshofen  et  de  Sedan,  la  Prusse  est  obligée  de  demander  à  un 
marché  étranger  les  ressources  qu'elle  ne  trouve  point  chez  elle, 
dans  ce  pays  par  excellence  de  la  spéculation  et  du  jeu;  encore 
doit-elle  payer  alors  un  intérêt  supérieur  à  5  pour  100.  Après  les 
défaites  des  armées  de  l'est  et  de  l'ouest,  après  la  capitulation  de 
Paris,  après  la  commune,  après  un  traité  de  paix  qui  enlevait  à  la 
France  près  de  deux  millions  d'habitans,  des  industries  de  premier 
ordre  et  ses  meilleures  forteresses,  le  gouvernement  de  la  répu- 


(1)  Ces  compensations  doivent  être  fournies  par  une  augmentation  de  l'impôt  sur 
le  tabac,  et  par  un  nouvel  impôt  que  l'on  se  propose  d'établir  sur  les  négociations  de 
bourse. 


LES    FINANCES    DE    l'eMPIRE    d' ALLEMAGNE.  69 

blique  reçoit  une  offre  de  50  milliards  à  des  conditions  qui  ne 
diffèrent  point  beaucoup  de  celles  que  la  confédération  du  nord 
faisait  au  moment  même  de  lancer  ses  troupes  sur  notre  territoire. 
Eh  bien!  ces  résultats  mesurent  assez  exactement  la  distance  qui 
sépare  les  deux  pays,  et  qu'il  dépend  de  nous  de  rendre  encore 
plus  sensible.  Que  faut-il  en  définitive  k  la  France  pour  reconsti- 
tuer son  épargne  et  reprendre  le  rang  qui  lui  appartient?  Rien  que 
la  patience  et  le  travail.  Son  soi,  merveilleusement  doué,  défie  toute 
comparaison  avec  cette  grande  sablière  qu'on  appelle  le  royaume 
de  Prusse,  où  des  populations  clair-semées  trouvent  à  peine  leur 
subsistance.  La  petite  propriété,  aux  mains  de  nos  paysans,  a  décu- 
plé tout  à  la  fois  le  capital  foncier  et  le  nombre  des  défenseurs  de 
l'ordre  social,  tandis  que  la  féodalité  allemande,  avec  ses  latifun- 
dia, compromet  la  fortune  publique  et  allume  au  sein  des  masses 
des  convoitises  qui  auront  leur  jour.  Le  mouvement  comparé  des 
caisses  d'épargne  met  en  relief  cette  influence  de  la  constitution 
de  la  terre,  et  encore  faut-il  ne  point  perdre  de  vue  que,  depuis 
vingt  ans,  les  capitaux  économisés  dans  nos  villages  ont  en  grande 
partie  suivi  d'autres  courans.  Les  officiers  prussiens  ne  cachaient 
point  leur  surprise  à  la  vue  du  bien-être  qui  règne  aujourd'hui 
parmi  les  populations  rurales,  et,  comparant  cette  situation  avec 
celle  de  leur  pays,  ils  s'écriaient  que  jamais  l'Allemagne  n'aurait 
pu  supporter  le  quart  des  maux  infligés  à  nos  départemens  par  l'in- 
vasion. Un  peuple  où  le  nombre  a  l'aisance  ne  doit  point  douter  de 
ses  destinées.  «  Les  ressources  de  la  France  sont  inépuisables,  »  a 
dit  Napoléon  III  en  présence  des  chambres  assemblées,  et  cette  pa- 
role imprudente  fut  blâmée  à  la  tribune  par  M.  Thiers  dans  un 
discours  fameux.  Etrange  ironie  du  sort  !  l'homme  qui  prenait  la 
France  pour  un  Pactole  l'a  mise  brusquement  à  deux  doigts  de  sa 
perte,  et  c'est  M.  Thiers,  l'inutile  prophète  de  tant  de  ruines,  que 
les  événemens  ont  choisi  pour  prouver  au  monde  entier,  par  un 
ensemble  d'opérations  financières  où  le  merveilleux  le  dispute  à  la 
science,  que  les  richesses  de  notre  pays  sont  réellement  «  inépui- 
sables. » 

Eugène  Trolard. 


PHILIPPE 


I. 


Par  une  belle  soirée  du  mois  de  mai,  .orsqu'il  faisait  jour  encore 
et  que  les  oiseaux  chantaient  dans  les  arbres  du  jardin,  M'"*d'IIesy, 
un  livre  à  la  main,  était  assise  près  d'un  guéridon,  dans  un  él  'gant 
salon  du  rez-de-chaussée  de  son  hôtel.  C'était  une  femme  d'une 
soixantaine  d'années,  d'une  physionomie  réfléchie,  intelligente  et 
douce.  De  jolis  cheveux  blancs  en  bandeaux  encadraient  son  vi- 
sage; des  chairs  pleines,  d'un  ton  mat,  avec  de  légères  rides,  at- 
testaient une  existence  matériellement  tranquille,  que  les  soucis  et 
les  chagrins  avaient  cependant  visitée.  Les  yeux,  d'un  bleu  pâle, 
presque  effacé,  étaient  d'une  mélancolie  souriante;  les  lèvres,  larges, 
avaient  une  exquise  bonté.  M"""  d'Hesy  rêvait  alors  plutôt  qu'elle  ne 
lisait.  Elle  regardait  par  instans  avec  une  sorte  de  joie  intérieure  et 
calme  le  paysage  en  miniature  qui  s'étendait  à  ses  pieds,  tout  res- 
plendissant de  fleurs,  tout  embaumé  de  parfums.  Si  ses  chagrins 
avaient  été  vifs  au  point  de  laisser  des  traces  ineffaçables,  ils  étaient 
assurément  loin  derrière  elle,  et  de  sereines  jouissances  les  avaient 
remplacés.  En  ce  moment-là,  peut-être  sans  en  avoir  conscience, 
elle  songeait  à  ce  passé  disparu  dont  il  n'était  plus  à  craindre  que 
les  douleurs  endormies  se  réveillassent  jamais. 

L'obscurité  venant  avec  la  fraîcheur  du  soir,  M'"^  d'Hesy  posa  son 
livre  sur  la  table,  et  regarda  la  pendule  :  —  Déjà  neuf  heures! 
dit-elle. 

Elle  sonna;  un  domestique  parut. 

—  Est-ce  que  ma  fdle  n'est  pas  rentrée?  demanda-t-elle. 

—  Mademoiselle  rentre  à  l'instant,  et  va  se  rendre  près  de  ma- 
dame. 

M"*  d'Hesy  arriva  en  effet  presque  aussitôt.  A  trente  ans  passés, 
elle  était  dans  tout  l'éclat  d'une  beauté  splendide  et  pure.  Ses 


PHILIPPE.  71 

traits,  d'une  régularité  parfaite,  un  peu  sévère,  avaient  une  expres- 
sion d'énergie  vaillante  et  résignée.  Elle  devait  avoir  souffert  des 
mêmes  chagrins  que  sa  mère  et  les  avoir,  comme  elle,  à  demi  ou- 
bliés. Elle  était  en  grande  toilette,  ce  qui  donnait  à  sa  démarche 
une  majesté  gracieuse.  Ses  cheveux  et  ses  yeux  noirs,  son  nez  droit, 
sa  bouche,  discrètement  fermée  sous  le  sceau  d'un  secret,  offraient 
tous  les  indices  de  la  femme  généreuse  qui  de  parti-pris  a  renoncé 
au  bonheur,  mais  qui  s'est  faite  au  sacrifice  et  n'accuse  pas  la  des- 
tinée. Elle  embrassa  M'"^  d'Hesy  avec  une  vraie  tendresse  d'amie 
et  de  fille. 

—  A  la  bonne  heure  !  lui  dit  sa  mère;  te  voilà  belle  et  souriante. 
Laisse-moi  te  regarder  un  peu.  Gomme  la  toilette  te  va  bien  ! 

—  Ne  dirait-on  pas  que  tu  ne  m'as  jamais  vue  ainsi? 

—  Je  t'y  vois  si  rarement! 

Clotilde  s'assit.  Elle  revenait  d'une  matinée  musicale.  On  l'avait 
gardée  à  diner  après  le  concert;  et  voilà  pourquoi  elle  rentrait  si 
tard.  Elle  se  mit  à  raconter  à  sa  mère  ce  qu'elle  avait  vu,  ce  qu'elle 
avait  entendu,  tous  les  menus  détails  de  conversation  ou  de  toi- 
lettes. Les  deux  femmes  causaient  avec  un  enjouement  égal,  avec 
une  entente  complète  d'appréciations  et  de  jugemens.  Elles  se  res- 
semblaient par  le  visage,  par  le  son  de  la  voix,  par  les  gestes. 
Toute  leur  vie  passée  ensemble  les  avait  en  quelque  sorte  fondues 
l'une  dans  l'autre,  par  les  mêmes  épreuves  et  par  les  mêmes  joies. 
C'étaient  moins  la  mère  et  la  fille  que  deux  compagnes  qui  ne  se 
sont  jamais  quittées,  auxquelles  une  affection  puissante  et  par- 
tagée tient  lieu  sans  réserve  de  sentimens  plus  vifs,  irréalisables  ou 
brisj^s. 

—  Y  avait-il  beaucoup  de  jolies  femmes?  demanda  M™^  d'Hesy. 

—  Comme  à  l'ordinaire...  Elle  se  reprit  :  —  Ah!  si  fait,  une  ra- 
vissante jeune  fille  que  je  n'avais  point  encore  vue.  Les  plus  beaux 
cheveux  et  les  plus  jolis  yeux  du  monde,  tout  un  ensemble  de  phy- 
sionomie étrange  et  caressant,  la  grâce  d'une  enfant  avec  une  fierté 
juvénile.  J'allais  demander  qui  elle  était  lorsqu'elle  a  disparu  daps 
le  salon  voisin  pour  ne  plus  revenir. 

—  Ah!  fît  M'""  d'Hesy,  et  Philippe? 

Elle  avait  à  peine  prononcé  ces  mots,  que  Philippe  entra.  C'était 
un  vrai  jeune  homme  aux  allures  gaies  et  pétulantes,  d'une  char- 
mante expression  de  visage  avec  des  yeux  hardis  et  limpides,  un 
prompt  et  spirituel  sourire. 

—  Bonsoir,  chère  maman!  dit-il  tout  d'abord  en  embrassant 
M'"«  d'Hesy;  puis  il  embrassa  Clotilde,  et  se  posant  devant  elle  : 
—  Et  toi,  grande  sœur,  comme  te  voilà  jolie  !  Mais  sais- tu  que  c'est 
très  mal  de  te  cacher,  ainsi  que  tu  l'as  fait,  parmi  les  douairières, 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  moins  que  ce  ne  soit  par  coquetterie?  Je  n'ai  pu  m'approclier  de 
toi  un  seul  instant.  Et  puis  j'écoutais  ce  qu'on  disait.  «  —  Voilà  la 
belle  M'^''  d'IIesy.  —  On  ne  la  voit  presque  jamais.  —  Quel  dom- 
mage! —  Elle  a  l'air  de  conduire  un  peu  maternellement  son  jeune 
frère  dans  le  monde.  —  Celui-là  serait  bien  heureux  qui  parvien- 
drait à  lui  plaire.  —  Les  hommes  du  plus  grand  mérite  ont  de- 
mandé sa  main,  elle  n'a  jamais  voulu  se  marier.  »  —  Il  changea 
de  ton  avec  une  raillerie  affectueuse  :  —  Voyons,  mademoiselle,  est- 
ce  que  cela  durera  toujours  ainsi? 

—  Mais,  vilain  enfant,  dit  Clotilde,  j'ai  trente-six  ans. 

—  Tu  en  as  vingt-cinq.  Vois  donc,  chère  mère,  continua-t-il  en 
se  tournant  vers  M'""'  d'IIesy,  si  on  peut  être  aussi  entêtée  quand  on 
est  aussi  jolie.  Mais  non,  elle  est  farouche  comme  Diane  ou  comme 
sainte  Catherine,  et  encore  Diane  était-elle  coquette  avec  tndymion. 
Ce  n'est  pas  un  métier  que  d'être  une  déesse  ou  une  sainte.  On  est 
faite  pour  être  femme,  une  bonne  et  heureuse  femme.  Cela  vaut 
mieux,  que  diable! 

—  Bon  !  le  voilà  qui  jure,  dit  Clotilde.  —  Elle  s'efforçait  de  plai- 
santer, mais  elle  avait  les  yeux  humides.  —  Cher  Philippe  ! 

—  Je  n'ai  pas  voulu  te  faire  de  la  peine,  répondit  Philippe;  j'aime 
mieux  croire  que  tu  es,  comme  la  grande  Mademoiselle,  éprise  de 
quelque  beau  Lauzun  qu'on  aura  enfermé  dans  une  bastille.  Il  en 
sortira  très  tard,  et  vous  vous  marierez  très  vieux. 

—  C'est  cela,  fit  Clotilde,  tu  as  deviné. 

—  Ne  tourmente  donc  pas  Clotilde,  et  sois  sérieux,  dit  M"*  d'Hesy; 
songe  que  tu  n'es  plus  un  enfant  et  que  tu  as  vingt  ans. 

—  C'est  vrai,  vingt  ans  déjà!  Gomme  le  temps  passe!  murmura 
Clotilde. 

Il  y  eut  un  moment  de  silence.  M'"*  et  M"*  d'Hesy  contemplaient 
Philippe  avec  une  admiration  muette,  avec  une  affection  sans  li- 
mites. Leur  cœur  de  mère  était  tout  à  lui.  Elles  plongeaient  vague- 
ment dans  le  passé,  y  revoyaient  sans  doute  cet  enfant  qu'elles 
avaient  élevé,  qui  avait  grandi  sous  leurs  caresses,  qui  maintenant 
était  un  homme.  En  le  regardant,  elles  prévoyaient  l'avenir,  elles 
l'avaient  déjà  prévu.  Que  feraient-elles  de  Philippe?  Un  soldat?  II 
pouvait  être  tué,  et  elles  en  frissonnaient.  Elles  avaient  songé  à  la 
diplomatie;  il  était  si  élégant,  si  rempli  d'intelligence  et  de  distinc- 
tion qu'il  y  ferait  vite  son  chemin  ;  mais  il  eût  été  toujours  loin 
d'elles.  Elles  se  disaient  alors  qu'il  ferait  ce  qu'il  voudrait,  qu'elles 
devaient  s'en  remettre  à  lui  et  à  Dieu,  qui  l'avait  fait  ce  qu'il  était, 
qui  le  conduirait  dans  la  bonne  route,  et  le  leur  conserverait  comme 
il  le  leur  avait  gardé  jusque-là.  Elles  se  disaient  aussi  qu'elles  eus- 
sent été  des  ingrates  de  ne  point  se  confier  à  la  Providence.  IS'a- 


PHILIPPE.  73 

vaient-elles  pas  éprouvé  que  cette  Providence  retient  son  bras  en 
frappant  et  fait  sortir  de  profonds  bonheurs  des  douleurs  mêmes 
qu'elle  nous  envoie?  Ne  pouvaient-elles  d'ailleurs  attendre  encore? 
Philippe  leur  répétait  si  souvent  qu'il  vivait  doucement  auprès 
d'elles  et  qu'il  était  heureux  d'être  au  monde.  Il  n'avait  d'autre 
ambition  que  de  laisser  s'écouler  son  existence  entre  leur  affection, 
qui  ne  le  quittait  pas,  et  ses  ch^3rs  loisirs,  qui  ne  connaissaient  pas 
l'ennui.  Puis  il  ne  se  refusait  à  rien.  IN'ajoutait-il  pas  en  riant,  sans 
orgueil,  mais  sans  modestie  feinte,  qu'il  avait  eu  des  prix  au  grand 
concours,  qu'il  était  bachelier  ès-lettres  et  bachelier  ès-sciences, 
qu'il  n'avait  que  vingt  ans,  montait  à  cheval  et  faisait  très  bien  des 
armes?  Il  était  riche  en  outre,  et,  n'ayant  besoin  d'arriver  à  quoi 
que  ce  fût,  il  était  capable  d'arriver  à  tout. 

—  Bah!  dit-il  alors,  non  sans  quelque  rougeur  et  un  peu  d'em- 
barras, vous  songez  toujours  à  me  donner  une  carrière.  Moi,  j'ai 
trouvé  tout  seul ,  ou  plutôt  j'ai  rencontré  tout  seul  ce  qu'il  me 
fallait. 

—  Et  c'est?  demanda  M'"^  d'Hesy. 

—  De  me  marier. 

—  Te  marier,  toi?  s'écria  Clotilde. 

—  Yoilà  bien  le  cri  du  cœur!  dit  Philippe;  mais,  puisque  tu  ne 
te  marieras  que  très  tard,  il  faut  bien,  pour  qu'il  y  ait  compensa- 
tion, que  je  me  marie  de  très  bonne  heure.  Qu'est-ce  que  la  famille 
deviendrait  sans  cela? 

—  Soyons  sérieux,  mon  enfant,  fit  M'"*  d'Hesy.  Te  marier!  Tu 
n'y  songes  pas. 

—  Je  parle  très  sérieusement,  ma  mère. 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  que  je  suis  amoureux. 

—  Ce  n'est  pas  une  raison. 

—  Je  croyais  que  c'était  la  meilleure. 

—  A  ton  âge  ! 

—  J'ai  vingt  ans,  je  le  sais  bien,  dit  Phihppe  avec  fermeté.  C'est 
l'âge  où  mon  père  t'a  épousée.  Est-ce  qu'il  n'a  pas  été  heureux  avec 
toi,  est-ce  qu'il  ne  t'a  pas  rendue  heureuse?  Je  ne  l'ai  pas  connu. 
11  est  mort  presque  au  moment  où  je  naissais;  cependant  je  vous  ai 
vues  toutes  les  deux  le  pleurer  trop  souvent  pour  qu'il  ne  fût  pas 
digne  de  tous  nos  regrets. 

Clotilde  et  sa  mère  étaient  très  émues  et  se  taisaient.  Cette  réso- 
lution de  Philippe  était  si  prompte,  les  prenait  si  fort  au  dépourvu, 
et  cependant  ne  leur  paraissait  point  tout  à  fait  déraisonnable.  Les 
précoces  unions  n'effarouchent  pas  les  femmes  simples  et  bonnes; 
elles  y  voient  la  consécration  de  l'amour  et  de  la  jeunesse.  Encore, 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avant  de  prononcer  un  mot  d'approbation  ou  de  consentement, 
fallait-il  savoir  de  quelle  femme  il  s'agissait. 

—  Et  comment  cela  t'est-il  donc  venu?  dit  d'une  voix  tremblante 
M'"«  d'Hesy. 

—  Où  l'as-tu  donc  connue,  elle?  fit  Clotilde  avec  une  jalousie 
involontaire. 

—  Cela  m'est  venu  tout  simplement;  je  l'ai  vue  jeune  et  jolie, 
loyale  et  charmante,  je  l'ai  aimée.  Je  crois  que  je  lui  ai  plu  aussi. 
JNous  n'avons  pas  trop  tardé  à  nous  le  dire,  afin  d'en  être  plus  sûrs 
l'un  et  l'autre,  et  nous  avons  décidé  d'en  parler  à  nos  parens, 
comme  doivent  le  faire  des  enfans  bien  élevés  et  qui  sont  certains 
qu'on  ne  les  contrariera  pas.  YoiLà  pourquoi  je  t'en  parle,  ma  mère, 
et  à  toi  aussi,  Glotiîde. 

—  Est-ce  possible,  tout  cela?  s'écria  Clotilde.  Si  je  la  connaissais 
au  moins  ! 

—  Mais  tu  l'as  vue  ce  matin  ;  elle  était  au  concert. 

—  Mon  Dieu,  mère,  dit  Clotilde  à  M'""  d'IIesy,  c'est  peut-être 
cette  jeune  fille  dont  je  t'ai  parlé.  Quand  je  pense,  ajouta-t-elle 
naïvement,  qu'elle  m'a  semblé  ravissante  ! 

Philippe  frappa  joyeusement  des  mains.  —  Ravissante,  c'est 
elle  !  Ce  n'est  pas  moi  qui  te  le  fais  dire.  Elle  était  en  bleu. 

—  Oui,  et  accompagnée  d'une  dame  ou  demoiselle  qui  n'est 
certes  point  sa  mère. 

—  En  efl'et,  elle  n'a  plus  sa  mère.  C'est  sa  gouvernante,  miss 
Paget,  qui  l'accompagne. 

—  Qui  est-ce  enfin?  demanda  M'"*"  d'Hesy. 

Alors  Philippe  raconta  ce  qu'il  savait  de  sa  fiancée.  Elsie  était  la 
fille  d'un  riche  Américain.  Il  n'était  point  cependant  tout  à  fait 
exact  de  dire  que  ce  fût  un  Américain,  car  c'était  un  propriétaire 
de  la  Martinique;  mais  il  avait  vécu  très  longtemps  aux  États-Unis, 
et  c'était  Là  surtout  qu'Elsie  avait  été  élevée.  Deux  ans  auparavant, 
quand  elle  avait  perdu  sa  mère,  son  père  n'avait  plus  pensé  qu'à 
réaliser  sa  fortune  et  à  revenir  en  France.  Cela  prenait  beaucoup 
de  temps;  Elsie  s'était  décidée  à  partir  la  première.  Elle  avait  tra- 
versé l'Océan  avec  sa  gouvernante,  avait  été  reçue  à  bras  ouverts 
par  la  colonie  américaine  de  Paris,  et,  comme  elle  aimait  le  monde 
et  les  plaisirs,  elle  s'était  mise  à  courir  les  bals  et  les  fêtes.  C'était 
alors  que  Philippe  et  elle  s'étaient  rencontrés. 

Au  fur  et  à  mesure  qu'il  parlait,  l'inquiétude  se  peignait  sur  les 
traits  de  Clotilde  et  de  M""'  d'Hesy.  —  Ce  ne  sont  point  là,  dit 
cette  dernière,  des  mœurs  de  jeune  fille. 

Philippe  ne  se  tint  pas  pour  battu.  Il  accordait  que  les  jeunes 
filles  françaises  n'avaient  point  cette  manière  de  vi\Te;  mais  en 


PHILIPPE.  75 

Amérique  elle  était  toute  simple.  Là-bas,  pendant  tout  le  jeune 
âge,  on  cherchait  gaîment  un  mari  dans  le  tourbillon  de  la  ville  ou 
dans  le  calme  des  champs.  C'était  avec  le  préféré  de  quelques 
heures  qu'on  s'abandonnait  à  des  valses  sans  fm  ou  qu'on  interro- 
geait les  marguerites  sous  les  ombreuses  allées  du  bois,  jusqu'au 
moment  où  l'on  se  disait  gravement  :  «  Voulez  -  vous  que  nous 
soyons  fiancés?  »  Alors,  bien  que  cela  se  dît  tout  bas  dans  la  foule 
ou  à  la  face  de  la  grande  nature,  qui  ne  paraissait  pas  s'en  émou- 
voir, il  semblait  qu'il  y  eût  à  recueillir  le  oui  fatal  d'invisibles  et 
tout-puissans  témoins.  —  Ce  n'étaient  pas  seulement,  ajoutait  Phi- 
lippe en  essayant  de  plaider  légèrement  sa  cause,  les  purs  sentlmens 
de  la  vingtième  année  et  leur  loyauté  secrète  qui  liaient  le  jeune 
hbmme  à  la  jeune  fille,  c'étaient  aussi  les  lois  et  les  mœurs  qui 
prot(^geaient  cette  dernière  contre  tout  abandon.  Celui  qui  l'eût 
trahie  n«  se  dérobait  que  par  la  fuite  ou  par  la  honte,  pire  que  la 
fuite,  à  la  magistrature  qui  le  frappait,  à  la  poursuite  des  parens, 
à  la  flétrissure  de  l'opinion  publique.  Ce  n'était  point  là  pour  les 
jeunes  filles  une  plus  mauvaise  égide  que  cette  prudence,  mère  de 
la  sûreté,  dont  on  ne  les  laisse  point  se  départir  en  France. 
M'"*  d'Hesy  hochait  la  tête  et  Clotilde  écoutait  tristement. 

—  Mais  puisque  je  vous  le  dis  !  insistait  Philippe.  Et,  quand 
vous  verrez  Elsie,  vous  serez  de  mon  avis.  Vous  comprendrez  tout 
ce  qu'il  y  a  de  volonté  réfléchie  sous  cette  apparente  liberté  de 
mœurs  et  de  sagesse  pratique  dans  cette  éducation  un  peu  virile. 
Elsie  a  une  confiance  hardie  et  naïve  qui  vous  ira  au  cœur.  Vous 
devinerez  qu'elle  saurait  très  bien  se  garder,  et  qu'elle  ne  brave 
que  les  dangers  qui  n'en  sont  point.  La  preuve,  c'est  que,  si  elle 
m'a  choisi,  moi,  en  revanche  je  suis  incapable  de  la  tromper. 
Enfin  ce  qui  m.ontre  encore  qu'on  peut  se  marier  à  mon  âge,  c'est 
que  le  père  d'Elsie  s'est  marié  jeune,  lui  aussi,  car  il  n'avait. guère 
que  vingt-trois  ou  vingt-quatre  ans. 

—  Et  comment  s'appelle-t-il?  demanda  M™^  d'Hesy. 

—  C'est  vrai,  je  ne  vous  l'ai  point  dit. 

En  ce  moment,  Clotilde,  avec  un  peu  d'agitation,  prit  machina- 
lement une  tasse  qui  était  devant  elle.  Philippe  se  méprit  à  son 
geste.  —  Tu  veux  du  thé?  lui  dit-il. 

—  Oui,  répondit-elle. 
Philippe  lui  en  versa. 

—  Eh  bien?  dit  M'"=  d'Hesy. 

—  Il  s'appelle  M.  de  Reynie. 

A  ce  nom,  Clotilde,  qui  tenait  sa  tasse  d'une  main  tremblante, 
voulut  la  poser  sur  la  table,  et  l'y  heurta  assez  violemment. 

—  Qu'as- tu  donc?  s'écria  Philippe. 


76  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  C'est  une  maladresse. 

Elle  ne  répondit  rien  autre,  non  plus  que  M'"®  d'Hesy.  Toutes 
/  deux,  profondément  troublées,   cherchaient  à  se  dominer,  et  n'y 
parvenaient  qu'avec  peine. 

—  Je  vous  ai  fait  ma  communication  ce  soir,  poursuivit  Philippe, 
parce  qu'Elsie  l'a  voulu  et  que  M.  de  Reynie  doit  arriver  au  premier 
jour.  Il  faut  bien  que,  Clolilde  et  toi,  vous  vous  prépariez  à  lui  dire 
que  je  suis  digne  d'épouser  sa  fille. 

—  C'est  prochainement,  dis-tu,  murmura  faiblement  Clotilde, 
que  M.  de  Reynie  arrive? 

—  Oui. 

—  Eh  bien  !  mon  enfant,  dit  M™*  d'Hesy,  nous  irons  le  voir. 

—  Allons,  reprit  Philippe,  vous  voilà  toutes  bouleversées  d'une 
nouvelle  aussi  simple.  Que  je  vous  embrasse,  vous  êtes  bonnes 
toutes  les  deux  comme  le  bon  Dieu.  Et  puis,  je  vais  vous  laisser 
réfléchir  à  ce  que  vous  direz  en  ma  faveur. 

Ce  n'était  point  seulement  pour  cela  que  Philippe  les  quittait. 
Avec  la  fougue  et  la  confiance  de  son  âge,  il  n'avait  pas  deviné  les 
secrètes  agitations  de  M'"'=  d'Hesy  et  de  Clotilde,  et  n'avait  rien  vu 
au-delà  du  consentement  qu'elles  -paraissaient  accorder  à  ses  pro- 
jets. Il  courait  en  porter  la  bonne  nouvelle  à  Elsie.  La  jeune  fille 
l'attendait  avec  impatience,  car  elle  savait  la  démarche  qu'il  allait 
tenter,  et  l'y  avait  sollicité. 

Tant  qu'elle  n'avait  aimé  Philippe  qu'avec  une  heureuse  gaîté, 
dans  les  plaisirs  et  dans  le  monde,  et  qu'elle  n'avait  accepté  de 
lui  que  des  soins  de  prévenance  et  de  galanterie,  Elsie  s'était  es- 
timée sa  meilleure  gardienne  et  n'avait  eu  personne  à  mettre 
dans  la  confidence  de  l'affection  qui  s'éveillait  en  elle;  mais  de- 
puis qu'elle  et  lui  s'étaient  fait  l'aveu  de  leur  amour,  qu'elle  n'a- 
vait plus  à  s'occuper  d'elle  seule  en  des  joies  sans  conséquence 
et  sans  lendemain,  elle  s'était  sentie  un  peu  aventurée,  un  peu  iso- 
lée dans  ce  pays  qui  n'était  pas  le  sien,  et  elle  avait  eu  besoin  de 
sympathie  et  de  protection.  C'était  auprès  de  M"-"  d'Hesy  et  de  sa 
fille,  qui  lui  étaient  déjà  chères  sans  qu'elle  les  connût,  qu'elle 
avait  résolu  de  venir  chercher  l'appui  qui,  pour  la  première  fois, 
lui  semblait  nécessaire  à  sa  jeunesse.  —  Dès  demain  j'irai  chez  elles, 
dit-elle  à  Philippe. 

—  Et  pourquoi  pas  ce  soir?  répondit-il.  Elles  sont  tout  émues 
de  ce  que  je  leur  ai  dit  de  vous.  Faites-leur  cette  visite  tout  de 
suite.  Je  leur  dirai  que  je  l'ai  voulu,  afin  qu'elles  en  eussent  la 
surprise  et  la  joie. 

—  Soit,  dit-elle,  j'ai  un  si  grand  désir  de  les  voir. 
Cependant,  lorsque  Philippe  avait  été  parti,  M'°^  d'Hesy  et  GIo- 


PHILIPPE.  77 

tilde  étaient  demeurées  en  une  sorte  de  stupeur.  Elles  se  regar- 
daient, n'osaient  se  parler.  Bientôt  Clotilde  ne  se  contraignit  plus. 
Elle  devint  très  pâle  et  mit  la  main  sur  son  cœur.  —  Quoi  coup  j'ai 
reçu  làl  dit-elle.  Apprendre  ainsi  qu'il  existe,  et  dans  quelles  cir- 
constances, mon  Dieu  !  Je  ne  savais  pas  ce  qu'il  était  devenu,  j'espé- 
rais presque  ne  jamais  le  savoir. 

M™*  d'Hesy,  moins  troublée  en  apparence,  était  intérieurement 
tout  aussi  émue.  Elle  prit  les  deux  mains  de  sa  fille,  et  les  serra  for- 
tement.— Nous  allons  songer  à  ce  qu'il  faut  faire.  C'est  du  bonheur 
de  Philippe  qu'il  s'agit.  Nous  combattrons  ensemble,  Clotilde.  Je 
suis,  tu  ne  l'ignores  pas,  ta  meilleure  amie,  et  nous  avons  encore 
du  temps  devant  nous. 

—  Qui  sait?  fit  Clotilde  abattue. 

Au  même  instant,  comme  pour  lui  donner  raison,  le  domestique 
apporta  une  carte  à  M'"^  d'Hesy.  —  C'est,  dit-il,  une  jeune  fille, 
accompagnée,  je  crois,  de  sa  gouvernante,  qui  désire  être  reçue  par 
madame. 

C'était  la  carte  d'Elsie.  Cette  visite  imprévue,  à  une  heure  déjà 
avancée,  augmenta  l'anxiété  de  M'"*  et  de  M"^  d'Hesy.  Si  leurs  in- 
quiétudes n'eussent  été  très  grandes,  cette  démarche  les  eût  éton- 
nées d'une  façon  pénible  comme  un  manque  de  tact  chez  une  jeune 
fille  dont  elles  n'étaient  que  trop  portées  à  s'exagérer  l'étrangeté 
de  conduite.  Elles  dirent  cependant  au  domestique  d'introduire 
les  personnes  qui  se  présentaient. 

M"^  de  Reynie  entra  seule. 

—  Pardon,  mademoiselle,  lui  dit  froidement  M""*  d'Hesy,  je 
croyais  que  vous  étiez  accompagnée. 

—  C'est  vrai,  j'avais  avec  moi  miss  Paget,  qui  est  ma  gouver- 
nante et  mon  amie;  mais  la  démarche  que  je  fais  auprès  de  vous, 
madame,  et  de  M"*"  d'Hesy,  m'est  tellement  personnelle  que  j'ai 
prié  miss  Paget  de  venir  me  retrouver.  Vous  m'accorderez  bien,|.je 
l'espère,  une  entrevue  de  quelques  instans.  —  Elle  s'était  aperçue 
de  la  froideur  de  M'"*  d'Hesy,  et  prononça  ces  derniers  mots  d'une 
voix  faible  et  timide. 

D'ailleurs  Elsie  était  bien  telle  que  Philippe  l'avait  dépeinte.  Sa 
taille,  assez  petite,  était  élégante  avec  d'exquises  proportions.  Les 
mains  et  les  pieds  étaient  ceux  d'un  enfant.  Tous  les  traits  avaient 
une  extrême  et  transparente  finesse.  Le  front  pur  s'entourait  de 
boucles  blondes  et  dorées.  Ses  grands  yeux,  bleus  et  limpides,  re- 
gardaient bien  en  face.  Le  nez  légèrement  busqué  se  terminait  par 
des  narines  roses  et  mobiles  qui  s'ouvraient  facilement  à  l'émotion. 
La  bouche,  correcte,  était  pleine  de  décision.  Cette  toute  jeune  fille 
se  montrait  déjà  femme  par  la  volonté,  par  les  vertus  vaillantes, 


78  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

par  une  gracieuse  et  suprême  dignité.  Aussi  avait-elle  foi  dans  les 
autres  autant  qu'en  elle-même,  et  ne  supposait-elle  point  qu'on  pût 
mal  interpréter  aucun  de  ses  actes,  que  lui  dictaient  seules  une  con- 
fiance spontanée  et  une  naïve  noblesse  de  sentimens. 

Ce  fut  d'un  ton  pénétrant  et  doux  qu'elle  expliqua  les  motifs 
qui  l'amenaient. — Je  n'ai  plus,  dit-elle  en  terminant  à  M'"*  d'Hesy, 
je  n'ai  plus  ma  mère,  à  qui  j'eusse  avoué  ces  sentimens  de  mon 
cœur,  et  qui  vous  les  eût  confiés;  j'ai  pensé  que  je  ne  devais  plus 
rester  une  étrangère  pour  celles  à  qui  mon  fiancé  doit  d'être  ce 
qu'il  est,  et  qui,  avant  de  me  le  donner,  ont  le  droit  de  me  con- 
naître et  de  me  juger.  Voilà  pourquoi  je  suis  venue  à  vous,  ma- 
dame. 

—  Et  Philippe  savait-il  que  vous  viendriez  ? 

—  Oui,  c'est  lui  qui  a  voulu  que  je  vinsse  ce  soir  même.  11  pen- 
sait, ajouta-t-elle  tristement,  que  vous  seriez  loin  de  m'en  vouloir. 

Clotilde,  que  l'émotion  de  la  jeune  fille  commençait  à  gagner,  se 
leva  brusquement  et  fit  quelques  pas  dans  le  salon,  puis,  s'aperce- 
vant  que  M'"""  d'Hesy  et  Elsie  la  suivaient  des  yeux,  elle  s'arrêta  de- 
vant une  glace  et  feignit  d'arranger  ses  cheveux  :  —  Je  ne  puis 
pourtant  pas  la  recevoir  autrement,  dit -elle  tout  bas.  —  Elle  revint 
s'asseoir. 

M'"^  d'Hesy  demeurait  sévère  et  polie.  —  Et  votre  père,  made- 
moiselle, M.  de  Reynie,  quand  doit-il  arriver  en  France? 

—  Dans  quinze  jours  probablement. 

—  Il  s'embarquerait  alors  en  ce  moment. 

—  Oui. 

—  Nous  le  verrons  à  son  arrivée.  Nous  causerons  de  vous,  ma- 
demoiselle, de  mon  fils.  C'est  une  chose  grave  qu'un  mariage.  Les 
enfans,  lorsqu'ils  sont  francs  et  loyaux,  comme  vous,  mademoiselle, 
comme  Philippe,  vont  l'un  vers  l'autre.  Il  y  aurait  de  la  rigueur  à 
les  en  blâmer;  mais  il  est  du  devoir  des  parens,  avant  de  consacrer 
de  leur  aveu  ces  entraînemens  du  cœur,  de  les  juger  au  point  de 
vue  tout  positif  de  la  vie  et  de  l'avenir,  avec  la  réflexion  et  l'expé- 
rience. 

—  Vous  avez  raison,  madame,  répondit  timidement  Elsie. 

Elle  comprenait  aussi  que  c'était  son  congé  qu'on  lui  donnait; 
mais  sa  déception  était  si  grande  qu'elle  ne  savait  comment  s'en 
aller. 

Le  domestique  annonça  que  la  gouvernante  de  M'"  de  Reynie  l'at- 
tendait dans  sa  voiture. 

—  Madame,  ne  put  s'empêcher  de  dire  Elsie  à  la  mère  de  Phi- 
lippe, vous  me  permettrez  de  venir  vous  voir  quelquefois? 

—  Oui,  mademoiselle,  et  nous-mêmes  nous  irons  vous  voir.  Nous 


PHILIPPE.  79 

avons  besoin,  fit-elle  d'un  Ion  grave,  de  nous  connaître  et  de 
compter  les  unes  sur  les  autres. 

—  Adieu  donc,  madame. 

—  Au  revoir,  mademoiselle,  dit  Clotilde. 

Elsie  sortit  lentement,  comme  à  regret.  Ce  n'était  pas  un  cha- 
grin qu'elle  avait  cru  trouver  en  franchissant  le  seuil  de  cette 
maison. 

A  peine  Elsie  fut-elle  partie,  que  Clotilde  alla  précipitamment  à 
M'"*"  d'Hesy.  —  Eh  bien  !  ma  mère,  lui  dit-elle. 

—  C'est  le  malheur  qui  vient  à  nous,  mon  enfant. 

—  Et  de  quelle  façon?  Cette  jeune  fille  est  charmante. 

—  Ce  ne  serait  qu'un  danger  sans  cela.  —  Elle  ne  put  retenir  un 
geste  de  douleur.  —  Dieu  est  juste,  mais  il  est  cruel. 

—  Oh!  mère,  s'écria  Clotilde,  toi,  si  résignée,  si  forte!..  Est-ce 
donc  moi  qui  dois  te  venir  en  aide?  —  Et,  faisant  comme  un  retour 
sur  elle-même  :  —  Moi! 

—  Non,  Clotilde,  je  serai  vaillante,  il  le  faut;  mais,  ne  nous  le  dis- 
simulons pas,  c'est  à  partir  de  ce  moment  que  commencent  pour 
nous  la  lutte  et  l'expiation. 


II. 


Les  jours  qui  suivirent  se  passèrent  tranquillement  en  appa- 
rence. M"^  d'Hesy  et  Clotilde  avaient  tenu  leur  promesse  et  rece- 
vaient Elsie  ou  la  voyaient  chez  elle.  Mieux  elles  la  connaissaient  et 
plus  elles  rendaient  justice  à  la  jeune  fille.  Sa  grâce,  sa  beauté,  le 
charme  qui  émanait  d'elle,  son  caractère  ferme  et  confiant,  les  tou- 
chaient profondément.  Elsie  de  son  côté  se  sentait  attirée  vers  elles, 
mais  non  sans  crainte.  Elles  lui  paraissaient,  sinon  hostiles,  au 
moins  redoutables.  D'un  commun  et  tacite  accord,  il  n'était  point 
question  du  mariage.  On  attendait  M.  de  Reynie.  Quant  à  Philippe, 
il  ne  soupçonnait  aucun  obstacle  à  cette  union  qu'il  désirait  de 
toutes  les  forces  de  son  âme,  et  il  était  parfaitement  heureux. 
jjme  d'Hesy  et  Clotilde  ne  lui  avaient-elles  pas  dit  que  sa  destinée 
dépendait  de  M.  de  Reynie?  et  Elsie  ne  doutait  pas  de  son  père.  Il 
passait  une  partie  de  la  journée  à  courir  les  magasins,  tantôt  seul, 
tantôt  avec  Elsie,  à  choisir  la  corbeille  de  sa  fiancée.  Il  était  insou- 
ciant et  gai,  avait  des  tendresses  subites,  il  plaisantait  Clotilde  et 
sa  mère  sur  leurs  façons  graves  en  leur  disant  qu'il  ne  valait  pas  la 
peine  qu'on  le  regrettât  si  fort,  et  que  ce  mariage  ne  les  séparait 
pas  de  lui,  mais  leur  donnait  seulement  une  fille  de  plus  à  aimer, 
il  lutinait  miss  Paget,  lui  reprochait  de  n'être  pas  assez  coquette, 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  la  comblait  d'élégans  cadeaux  qui  partageaient  l'excellente  femme 
entre  la  reconnaissance  et  la  joie.  C'est  ainsi  qu'il  obtenait  d'elle 
qu'elle  lui  apprît  tout  ce  qui  touchait  à  l'enfance  d'Elsie.  Ces  récits 
étaient  fort  simples.  Elsie  avait  déjà  quelques  années  lorsque  M.  de 
Reynie  lui  avait  donné  miss  Paget  pour  gouvernante.  M'"*  de  Rey- 
nie  adorait  sa  fille  et  respectait  son  mari  autant  qu'elle  le  chéris- 
sait. Elle  avait  toujours  été  d'une  faible  santé  et  était  morte  jeune. 
Miss  Paget,  après  avoir  été  l'amie  de  la  mère,  s'était  consacrée 
tout  entière  à  l'éducation  de  la  fille;  mais  elle  avait  été  surtout  sa 
compagne  et  sa  confidente.  C'était  Elsie  qui  avait  voulu  venir  en 
France,  c'était  à  elle  que  M.  de  Reynie  avait  confié  la  vieille  fille 
en  lui  disant  :  —  Prends  bien  garde  à  miss  Paget!  —  Et  miss  Pa- 
get, emmenée  par  Elsie,  avait  franchi  les  mers.  Elle  n'avait  d'autre 
volonté,  d'autres  plaisirs  que  ceux  de  son  élève.  Elle  aimait  Phi- 
lippe parce  qu'Elsie  l'aimait;  s'il  eût  déplu  à  Elsie,  il  lui  eût  déplu 
également.  Depuis  quelques  jours,  elle  voyait  son  enfant  flotter  de 
la  crainte  à  l'espoir,  et  elle  ne  s'en  alarmait  pas  trop. —  Quand  on 
va  se  marier,  disait-elle  à  Philippe,  on  ne  peut  être  heureuse  sans 
un  peu  de  chagrin,  et  c'est  le  cas  de  ma  chère  Elsie,  qui  a  peur 
sans  doute  de  ne  pas  être  aimée  de  vous  autant  qu'elle  vous  aime. 

Philippe  se  récriait,  accourait  auprès  d'Elsie,  et,  par  sa  gaîlé 
tendre,  par  son  affection,  qui  évoquait  tour  à  tour  leur  passé  si 
court,  mais  si  heureux,  leur  avenir  rempli  de  promesses,  il  lui 
rendait  pour  quelques  instans  la  sécurité  et  la  joie.  Il  lui  disait 
que  M'""  et  M""  d'Hesy  se  montraient  pour  lui  pleines  de  préve- 
nances et  de  soins,  et  qu'elles  ne  parlaient  de  sa  fiancée  que  pour 
en  faire  l'éloge  avec  une  sympathie  vive  et  attendrie.  N'était-ce 
donc  point  assez?  Il  ne  fallait  pas  qu'Elsie  leur  en  voulût,  il  fallait 
qu'elle  fût  bonne  pour  elles,  car  ce  mariage  les  avait  troublées. 
Elles  y  songeaient  si  peu  pour  lui,  qu'elles  avaient  cru  garder  en- 
core longtemps  tout  à  elles  comme  un  enfant  qui  n'a  pas  grandi. 
Elles  étaient  un  peu  jalouses,  pas  autre  chose,  et  n'attendaient, 
pour  se  prononcer  tout  à  fait,  que  l'arrivée  en  France  de  M.  de 
Reynie. 

Elsie  l'écoutait  et  restait  pensive.  Elle  croyait  que  son  père  arri- 
verait au  premier  jour;  cependant  elle  n'en  était  point  sûre  encore, 
La  dernière  fois  qu'elle  avait  reçu  de  ses  nouvelles,  il  lui  écrivait 
qu'il  serait  peut-être  auprès  d'elle  en  même  temps  que  sa  lettre, 
mais  que  peut-être  aussi  il  ne  partirait  d'Amérique  que  par  le  pro- 
chain courrier;  c'eût  été,  dans  ce  cas,  un  retard  de  quinze  jours. 
D'ailleurs  il  était  bien  disposé  pour  Philippe;  il  l'avait  été  dès 
qu'Elsie  lui  en  avait  parlé.  Elle  lui  avait  dit  qu'elle  avait  rencontré 
un  jeune  homme  qu'elle  aimait,  et  M.  de  Reynie  avait  répondu  que, 


PHILIPPE.  81 

si  ce  jeune  homme  était  aussi  charmant  qu'elle  le  dépeignait,  il  ne 
pouvait  qu'approuver  le  choix  de  sa  fille.  Ce  n'était  pas  tout.  Dans 
la  lettre  qu'elle  avait  reçue  la  veille  môme  en  réponse  à  celle  où 
elle  lui  apprenait  le  nom  de  Philippe  et  où  elle  lui  racontait  la  dé- 
marche qu'elle  avait  faite  auprès  de  la  famille  de  son  fiancé,  M.  de 
Reynie  écrivait,  avec  un  ton  d'émotion  qui  avait  frappé  Elsie,  que 
nul  mariage  ne  pouvait  le  rendre  plus  heureux,  car  il  avait  connu 
autrefois,  lorsqu'il  était  en  France,  M'"^  et  M"^  d'IIesy  et  leur  avait 
gardé  la  plus  respectueuse  et  la  plus  reconnaissante  affection.  — 
Voilà  qui  est  d'un  hon  augure,  s'écria  joyeusement  Philippe  quand 
Elsie  le  lui  apprit,  et  c'est  assez  surprenant.  Elles  ne  m'ont  jamais 
dit  qu'elles  eussent  connu  M.  de  Reynie. 

—  Ah!  fit  Elsie. 

—  Et  cependant,  je  crois  vous  l'avoir  déjà  dit,  lorsque  j'ai  pro- 
noncé pour  la  première  fois  le  nom  de  votre  père  devant  ma  sœur, 
elle  m'a  paru  soudainement  émue. 

Elsie  tressaillit.  —  Oui  vraiment,  vous  me  l'avez  dit. 

Philippe  ne  voyait  en  cela  rien  d'étrange  ou  de  dangereux,  car  il 
se  pencha  vers  Elsie  avec  malice,  tout  en  mettant  un  doigt  sur  ses 
lèvres.  —  Chut!  dit-il,  il  a  peut-être  été  amoureux  d'elle  autrefois, 
et  elle  amoureuse  de  lui. 

—  Peut-être,  fit  Elsie,  qui  réfléchissait  toujours. 

—  Ce  serait  tant  mieux  alors,  reprit  Philippe.  Ils  ne  contrarie- 
raient pas  notre  mariage.  —  Il  sourit  en  baissant  la  voix  :  —  Dites 
donc,  Elsie,  en  se  retrouvant,  s'ils  allaient  s'aimer  encore  !  cela 
ferait  deux  mariages  au  lieu  d'un. 

—  Oui,  dit  elle  distraitement. 

—  Ah!  s'écria  Philippe,  comme  s'il  fût  passé  tout  à  coup  à  une 
autre  idée,  je  voudrais  bien  que  votre  père  arrivât.  Je  ne  serai 
tranquille  que  lorsqu'il  m'aura  vu. 

—  De  quoi  avez-vous  peur? 

—  J'ai  peur  de  ne  pas  lui  plaire.  Il  ne  sait  pas  comment  je  suis. 
Elle  le  regarda.  —  Je  lui  ai  fait  votre  portrait. 

—  Et  lui,  comment  est-il? 

—  Il  est  très  bien,  d'une  jolie  taille,  élégant.  —  Elle  l'examina 
plus  attentivement.  —  Oui,  il  a  quelque  chose  de  vous,  de  vos 
yeux,  de  votre  sourire. 

—  C'est  pour  cela  que  je  vous  ai  plu,  sans  doute? 
Elle  ne  répondit  pas. 

—  Oh!  Elsie,  reprit  Philippe,  je  me  sens  tout  tremblant  lorsque 
je  pense  que  notre  bonheur  est  si  proche.  Nous  avons  été  bien  heu- 
reux en  nous  aimant;  nous  allons  l'être  davantage.  Nous  ne  nous 
voyions  que  dans  le  monde  et  dans  les  fêtes,  j'avais  l'enivrement 

TOME  civ.  —  1873,  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  votre  beauté,  de  vos  premiers  regards;  mais  j'étais  presque  ja- 
loux de  tous  les  hommages  qu'on  vous  adressait,  qui  me  prenaient 
une  partie  de  vous-même.  Désormais  nous  aurons  encore  ces  plai- 
sirs que  nous  avons  partagés,  mais  nous  aurons  aussi  la  vie  à  deux, 
les  longues  soirées  passées  ensemble,  nos  causeries  qu'on  ne  viendra 
plus  interrompre,  la  solitude  et  la  sécurité  de  notre  bonheur  et  de 
notre  avenir. 

—  Dieu  vous  entende,  Philippe!  murmura- 1- elle. 

—  Mais  il  m'entendra,  il  m'entend  certainement,  fit-il.  Voyons, 
Elsie,  pourquoi  ce  temps-là  n'arriverait-il  pas? 

—  Est-ce  que  je  le  sais?  —  Elle  leva  ses  yeux  sur  lui,  et  le  vit 
déjà  inquiet;  alors,  pour  le  rassurer,  elle  se  mit  à  rire  d'une  façon 
un  peu  nerveuse  :  —  C'est  que,  moi  aussi,  je  voudrais  être  à  ce 
temps-là.  Tant  que  nous  n'y  serons  point,  j'aurai  ce  malaise  et  ces 
fâcheux  pressentimens.  J'irai  malgré  moi  à  des  chimères  et  à  des 
craintes,...  et  c'est  bien  fou. 

—  Oui,  c'est  fou,  car  ma  mère  ne  songe  qu'à  vous,  je  vous  l'as- 
sure. Justement  elle  va  venir  vous  voir.  Elle  serait  partie  avec  moi, 
si  elle  n'avait  voulu  me  permettre  d'être  seul  avec  vous.  Elle  est 
si  bonne  ! 

—  Ah  !  votre  mère  va  venir. 

—  Oui,  et  moi  je  vais  vous  quitter.  J'ai  vu  une  si  jolie  parure  qui 
fera  merveille  sur  vos  cheveux  blonds,  je  ne  veux  pas  la  laisser 
échapper. 

Quand  le  jeune  homme  ne  fut  plus  là,  Elsie  se  sentit  dans  un 
état  singulier.  Qu'éprouvait- elle  donc?  D'oii  venaient  cette  agita- 
tion qui  la  gagnait  et  ce  doute  dont  elle  était  envahie?  Elle  se  de- 
mandait inutilement  quelle  en  était  la  cause,  et  ne  voyait  pins  clair 
dans  sa  pensée.  Quel  était  donc  l'obstacle  qui  la  séparait  de  Phi- 
lippe? car  à  coup  sûr  il  y  avait  un  obstacle  qu'elle  ne  définissait 
pas.  Tout  se  faisait  ténèbres  autour  d'elle.  Elle  essayait  de  se  rat- 
tacher à  la  radieuse  espérance  dont  elle  s'était  bercée,  d'aimer, 
d'épouser  Philippe.  Cette  espérance,  la  compagne  de  ses  beaux 
jours,  si  près  d'elle  encore,  avait  disparu,  avait  fait  place  à  l'isole- 
ment et  au  trouble.  Par  degrés,  elle  reprit  quelque  force  et  quelque 
lucidité  d'esprit.  Il  lui  importait  trop  de  deviner  ce  secret  qui  la 
hantait  pour  qu'elle  ne  s'y  efforçât  pas  de  toute  sa  volonté,  de  toute 
£on  intelligence.  Elle  examinait,  l'un  après  l'autre,  les  divers  inci- 
dens  de  son  amour  pour  Philippe.  D'abord  tout  s'était  passé  très 
simplement.  Le  jeune  homme  l'avait  aimée,  et  elle  l'avait  aimé  à 
son  tour;  c'était  le  droit  de  leur  jeunesse  et  de  leur  loyauté.  Elle 
s'arrêtait  à  ce  temps-là,  qui  lui  paraissait  un  rêve  ;  son  cœur  alors 
ne  batiait  que  de  plaisir,  jamais  de  crainte.  Puis  le  moment  était 


PHILIPPE.  83 

venu  où,  sûre  de  son  fiancé  comme  il  était  sûr  d'elle-même, 
elle  avait  jugé  qu'il  lui  fallait  s'ouvrir  de  son  amour  à  M'"^  et  à 
M"^  d'IIesy.  Elle  avait  été  mal  inspirée  ce  soir-là,  et  pourtant  elle 
avait  cru  bien  faire.  Son  tort  avait  été  de  vouloir  qu'on  l'agréât 
tout  de  suite,  parce  qu'elle  était  toute  disposée  à  se  livrer.  Dès  ce 
premier  instant,  l'accueil  de  la  mère  et  de  la  sœur  de  Philippe  avait 
été  tel  qu'Elsie  crut  avoir  commis  une  inconséquence  de  jeune  fille; 
et  cependant  non,  ce  n'était  pas  cela.  Ce  froid  accueil  ne  lui  était 
pas  personnellement  hostile,  ne  lui  reprochait  pas  une  démarche 
aventurée  :  elle  y  avait  bien  réfléchi  et  s'en  était  comme  assurée 
d'instinct;  il  accusait  chez  les  deux  femmes  le  trouble  de  l'âme  et 
la  terreur  d'une  situation  grave.  Elsie,  à  n'en  point  douter,  arrivait 
à  elles  comme  un  danger;  mais  lequel?  En  vain  elle  avait  cherché. 
Plusieurs  fois  elle  avait  interrogé  Philippe  sur  les  circonstances  qui 
avaient  précédé  cette  première  visite.  Aussi  longtemps  qu'il  n'avait 
parlé  que  d'une  jeune  fille  qu'il  aimait,  cette  bru  inconnue  n'avait 
éveillé  contre  elle  que  des  susceptibilités  de  tendresse  et  de  jalou- 
sie; ce  n'était  que  lorsqu'il  avait  prononcé  le  nom  de  famille  de  sa 
fiancée  que  tout  avait  changé.  Alors,  —  ne  venait-il  pas  de  le  lui 
répéter?  — sa  sœur  s'était  émue,  et  M'"®  d'Hesy  était  demeurée  si- 
lencieuse. Or  ce  nom  évidemment  ne  signifiait  rien  en  ce  qui  tou- 
chait Elsie;  c'est  donc  son  père  qu'il  mettait  en  cause.  De  quelle 
façon?  Là  encore  elle  avait  cherché  avec  une  douloureuse  obstina- 
tion. M'"^  d'Hesy  et  sa  fille  venaient  la  voir,  usaient  de  détours, 
l'entouraient  de  caresses  et  de  défiance,  ne  se  décidaient  point 
toutefois  à  parler.  Que  savaient-elles  donc  contre  son  père,  qu'a- 
vaient-elles entendu  dire  qu'elles  n'osassent  l'avouer  ?  Mais  voilà 
que,  depuis  la  veille  où  elle  avait  reçu  la  lettre  de  M.  de  Reynie, 
Elsie  avait  pressenti  autre  chose.  Son  père  avait  connu  les  deux 
femmes,  il  se  faisait  une  joie  de  ce  mariage  qu'on  lui  annonçait, 
il  était  inconscient  de  ce  qui  se  passait,  il  hâtait  son  retour.  On 
voyait  qu'il  avait  aimé,  qu'il  aimait  encore  Clotilde  d'Hesy;  il  le 
cachait  à  peine  à  sa  fille.  H  eût  été  bien  simple  que  M'"«  d'Hesy 
et  Clotilde  eussent  dit  en  ce  cas  à  Elsie  qu'elles  connaissaient 
M.  de  Reynie.  Elles  ne  l'avaient  pas  fait;  bien  plus,  elles  n'a- 
vaient jamais  prononcé  le  nom  de  cet  homme  devant  Philippe. 
Pourquoi  cela? 

C'est  à  C3  point  de  ses  déductions  et  de  ses  recherches  que  s'ar- 
rêtait Elsie.  Elle  ne  savait  plus  quelle  accusation  on  pouvait  for- 
muler contre  son  père.  Tant  d'années  écoulées,  un  tel  silence  gardé 
par  la  mère  et  la  fille,  la  tendresse  de  M.  de  Reynie  pour  elle,  le 
respect  qu'elle  avait  pour  lui,  ce  combat  de  la  vie,  plein  de  mystère 
et  de  périls  où  elle  était  jetée,  de  folles  et  coupables  suppositions 
qui  l'assaillaient,  qu'elle  écartait,  son  innocence  instruite  qui  la 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

précipitait  aux  extrêmes,  sa  pudeur  de  jeune  fille  qui  se  révoltait, 
tout  confondait  sa  raison,  épaississait  l'obscurité  autour  d'elle, 
et  la  livrait  à  un  trouble  dévorant,  impatient  de  lutte  et  de  lu- 
mière. Philippe  lui  avait  dit  que  M'"*  d'Hesy  allait  venir,  elle  l'at- 
tendait de  pied  ferme,  résolue  à  l'interroger,  à  la  foicer  dans  son 
secret.  Elle  avait  assez  différé,  il  fallait  que  le  voile  se  déchirât, 
qu'elle  vît  clair  dans  cette  nuit,  faite  peut-être  de  honte  et  de  dou- 
leur, où  se  débattaient  p(3ut-être  aussi  sa  propre  dignité,  son  propre 
bonheur  et  sa  vie.  Elle  ne  savait  ce  qu'elle  ferait  devant  M'"^  d'Hesy, 
ce  qu'elle  lui  dirait;  mais  elle  comptait  sur  la  fataliié,  car  elle  ne 
pouvait  appeler  autrement  ce  mouvement  inquiet  de  son  âme  qui 
la  poussait  en  avant,  incertaine  et  tremblante,  et  qui,  au  moment 
décisif,  trouverait  des  accens  et  des  mots  pour  traduire  en  pleine 
terreur  le  vertige  de  son  esprit  et  de  sa  pensée. 

^jme  d'Hesy  arriva.  Les  inquiétudes  et  les  tourmens  l'avaient 
changée  et  pâlie,  mais  elle  avait  une  dignité  triste  et  calculée  qui 
la  laissait  maîtresse  de  ses  émotions  et  de  ses  paroles.  Elle  avait  le 
parti-pris  de  la  dissimulation  et  de  l'attente.  Elle  tendit  la  main  à 
Elsie,  et  lui  dit  presque  aussitôt  :  — Est-ce  que  vous  êtes  souffrante, 
ce  matin? 

—  Non,  répondit  Elsie.  Pourquoi  me  demandez-vous  cela? 

—  C'est  que  votre  main  est  brûlante. 

—  Oh!  ce  n'est  rien.  Je  suis  ainsi  depuis  quelques  jours.  —  Elle 
montra  le  canapé  à  M"'^  d'Hesy,  et  s'assit  près  d'elle  sur  une  chaise 
basse.  —  Vous  allez  bien,  vous,  madame? 

—  Assez  bien. 

—  Et  mademoiselle  votre  fille? 

—  Glotilde?  je  vous  remercie.  Elle  est  sortie,  et  viendra  sans 
doute  me  rejoindre  ici. 

M""'  d'Hesy  et  Elsie  parurent  s'observer  l'une  l'autre.  —  Je  suis 
bien  touchée  des  visites  que  vous  me  faites,  dit  enfin  Elsie. 

—  Il  n'y  a  rien  que  de  naturel  à  ce  que  nous  venions  vous  voir. 
Philippe  vous  aime,  et  vous  l'aimez.  Nous  avons  pour  vous,  made- 
moiselle, nous  avons  pour  vous,  ma  chère  Elsie,  une  affection  vé- 
ritable, de  tous  les  momens.  Il  faut  nous  pardonner  si  elle  se  montre 
inquiète  et  vigilante;  c'est  notre  enfant  que  vous  nous  avez  pris,  et 
nous  hésitons  encore  à  vous  le  donner. 

—  Ah  !  fit  Elsie. 

—  Il  y  a  dans  la  vie,  poursuivit  M'"^  d'Hesy  d'une  voix  légère- 
ment altérée,  de  soudains  accidens  qu'on  n'aurait  jamais  prévus, 
et,  quand  ils  éclatent,  ils  nous  rendent  incertains  et  tiniides.  Il  faut 
s'y  faire;  cela  prend  du  temps.  Il  n'y  a  pas  là  de  quoi  nous  en 
vouloir. 

—  Je  ne  vous  en  veux  pas,  madame,  ni  à  vous,  ni  à  M"'  d'Hesy. 


PHILIPPE.  85 

—  Vous  avez  vu  Philippe  aujourd'hui? 

—  Il  me  quitte,  —  elle  prit  un  carton  qui  était  près  d'elle,  —  et 
voici  ce  qu'il  m'apportait,..,  —  elle  fit  une  seconde  pause,  —  pour 
notre  mariage. 

—  M'"'  d'Hesy  se  pencha.  —  Oui,  je  vois,  murmura-t-elle. 

—  Cette  couronne,  reprit  Elsie,  —  elle  se  la  mit  au  front,  —  et 
ce  bouquet;  —  elle  se  l'attacha  au  corsage.  —  Me  voilà  en  mariée, 
dit-elle  avec  mélancolie.  Il  voulait  me  voir  ainsi,  car  il  croit  à  l'a- 
venir. Moi,  je  ne  l'ai  pas  voulu.  —  Elle  ôta  lentement  la  couronne 
et  le  bouquet;  sa  poitrine  se  soulevait,  ses  mains  erraient  un  peu 
au  hasard,  ses  yeux  se  remplissaient  de  larmes.  Quant  à  M'"^  d'Hesy, 
elle  baissait  le  regard  et  ne  disait  mot. 

—  Ah!  fit  sourdement  Elsie,  c'était  ma  dernière  épreuve,  je  vois 
bien  qu'il  faut  en  finir. 

Ce  fut  cependant  M'"^  d'Hesy  qui  rompit  le  silence.  —  Yous  avez 
des  nouvelles  de  votre  père?  demanda-t-elle. 

—  Oui. 

—  Et  il  arrive? 

—  Je  ne  sais  plus  quand.  S'il  était  arrivé,  comme  il  nie  l'écrivait, 
en  même  temps  que  sa  lettre  que  j'ai  reçue  hier,  il  serait  ici;  mais 
il  n'y  est  pas,  et  il  est  probable  alors  qu'il  n'arrivera  que  dans  un 
mois. 

—  Seulement!  dit  M™^  d'Hesy  en  secouant  la  tête. 

—  Oui,  fit  Elsie  provocante,  et  cela  vous  paraît  très  éloigné  en- 
core, madame? 

jjme  d'jjesy  se  sentit  offensée.  —  Mademoiselle  ! 
Mais  Elsie  se  leva,  et,  la  regardant  bien  en  face  :  —  Pourquoi 
n'avez-vous  pas  la  franchise  de  me  le  dire? 

—  Eh  bien!  je  l'ai,  répondit  M'"*  d'Hesy  en  se  levant  à  son  tour. 
Oui,  j'aurais  voulu  que  votre  père  arrivât  enfin,  tout  de  suite, 
parce  que  nous  ne  saurions  vivre  plus  longtemps  dans  l'incertitude 
où  nous  sommes,  et  que  cette  question  de  mariage,  d'où  dépendent 
votre  bonheur  et  celui  de  Philippe,  d'où  notre  sort  dépend,  à  moi 
et  à  ma  fille,  j'aurais  voulu  sur-le-champ  la  terminer  avec  lui. 

—  Alors,  dit  résolument  Elsie,  puisque  mon  père  n'est  point  là, 
pourquoi  ne  la  traiteriez-vous  pas  avec  moi,  madame? 

M'"'  d'Hesy  ne  put  retenir  un  geste.  —  Avec  vous! 

—  Avec  moi.  C'est  de  ma  destinée  qu'il  s'agit.  Aussi  bien  que  le 
ferait  mon  père,  je  vous  répondrai.  Interrogez-moi. 

—  Vous  interroger,  moi  !  Et  si  en  un  pareil  sujet  j'avais  à  dire 
quelque  chose  que  vous  ne  puissiez  entendre?  Oh!  mademoiselle, 
acheva-t-elle  d'un  ton  glacial,  restons  chacune  dans  notre  rôle,  et, 
puisqu'il  nous  faut  attendre,  attendons. 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  Elsie  ne  se  possédait  plus,  était  toute  frémissante.  —  At- 
tendre! s'écria-t-elle,  et  si  je  ne  le  puis  pas?  Vous  avez,  vous,  ma- 
dame, l'expérience  acquise,  les  chagrins  éprouvés  déjà,  la  force 
qu'ils  donnent,  tandis  que  j'en  suis,  moi,  à  ma  première  douleur, 
qui  sera  peut-être  celle  de  toute  ma  vie.  Je  veux  savoir,  iit-elle 
d'une  voix  brève,  pourquoi  l'on  ne  veut  point  de  moi,  pourquoi  l'on 
me  repousse. 

—  Je  n'ai  pas  dit  cela. 

—  Tout  le  dit  pour  vous.  Ëcoutez-moi,  je  vous  le  prouve. 

Elle  dit  alors  ses  inquiétudes  et  ses  craintes,  ses  doutes  et  ses 
soupçons  depuis  sa  première  visite  à  M'"^  d'Hesy  et  à  sa  fille  jus- 
qu'à cette  dernière  révélation  que  Philippe  lui  avait  faite,  qu'il  n'a- 
vait jamais  entendu  prononcer  le  nom  de  M.  de  Reynie.  Elsie  par- 
lait par  saccades,  avec  un  emportement  triste,  et  au  fur  et  à  mesure 
qu'elle  parlait,  sa  pensée  secrète,  qu'elle  n'avait  pas  su  démêler 
jusque-là,  dont  elle  n'avait  osé  sonder  la  profondeur  terrible,  se 
dégageait  de  son  obscurité  et  de  ses  liens.  La  jeune  fille  y  marchait 
malgré  elle,  plus  effrayée,  plus  clairvoyante  à  chaque  instant  qui 
s'écoulait.  Les  mots  eux-mêmes  en  se  répétant  apportaient  de  si- 
nistres preuves.  —  Pourquoi,  depuis  vingt  ans  qu'il  a  quitté  la 
France,  disait- elle  en  son  transport,  ni  votre  fille  ni  vous  n'avez- 
vous  prononcé  le  nom  de  mon  père?  Philippe,  qui  a  vingt  ans,  ne 
l'a  jamais  entendu  s'échapper  de  vos  lèvres,  il  me  l'a  dit  en  inno- 
cent complice  de  mon  épouvante.  Pour  qu'une  femme  comme 
M"^  d'IIosy  ne  prononce  jamais  le  nom  de  l'homme  qui  l'a  aimée, 
il  faut,...  il  faut  que  cet  homme  se  soit  mal  conduit  envers  elle. 

—  Vous  accusez  ma  fille!  s'écria  M'"''  d'Hesy,  vous  accusez  Clo- 
tilde! 

—  Je  l'accuse,  fit  résolument  Elsie. 

— Eh  !  malheureuse  fille,  reprit  M'""  d'Hesy  dans  un  grand  trouble, 
songez- vous  à  ce  que  vous  dites?  Qu'auraient  à  faire  en  fin  de 
compte  nos  ressentimens  conti'e  M.  de  Reynie  à  votre  mariage  avec 
Philippe? 

—  Rien  certes,  répondit  Elsie  d'une  voix  agitée.  Aussi  c'est  là 
que  je  m'arrête  et  que  je  tremble,  c'est  là  que  je  me  refuse  à  la  lu- 
mière qui  se  fait  en  moi,  c'est  là  que  je  ne  veux  plus  songer  à  ce 
que  Philippe  m'a  dit  de  sa  sœur,  de  sa  tendresse  pour  lui,  des 
soins  qu'elle  lui  a  prodigués.  Je  veux  oublier  que,  lorsque  je  l'ai 
vu,  lui,  pour  la  première  fois,  il  m'a  semblé  l'avoir  vu  déjà,  que  je 
retrouvais  en  lui  des  regards,  des  sourires,  des  gestes,  qui  ne  m'é- 
taient point  étrangers.  Ah!  poursuivit-elle  en  éclatant,  je  suis  folle, 
tenez,  madame!  —  Elle  se  jeta  tout  en  pleurs  aux  pieds  de 
M'"*  d'Hesy.  —  H  serait  pourtant  bon  et  généreux  à  vous  de  vous 


PHILIPPE.  87 

courroucer,  de  me  traiter  comme  une  fille  impudente,  ou  de  me 
dire  un  mot  et  de  me  ï-endre  ma  raison. 

M'""  d'Ilesy  se  déhaUait.  —  Laissez-moi,  laissez-moi!  je  n'ai  rien 
à  vous  dire. 

Ce  fut  à  ce  moment  que  Glotilde  entra.  En  l'apercevant,  Elsie 
se  releva.  —  Oh!  cria-t-el!e,  celle-là  me  le  dira!  —  Et  marchant  à, 
Glotilde  :.  —  Mademoiselle ,  pourquoi  Philippe  ressemble-t-il  tant 
à  mon  père  ? 

M""  d'Hvisy  devint  d'une  extrême  pâleur,  et,  s'adressant  à 
T^Ime  d.'Hesy,  lui  dit  faiblement  ;  —  Ah  !  ma  mère,  vous  m'avez 
trahie  ! 

—  Yous  voyez  bien!  fit  Elsie. 

M""^  d'Hesy,  aussi  pâle  que  sa  fille,  mais  puisant  dans  sa  douleur 
une  énergie  suprême,  s'avança  gravement.  —  J.e  ne  t'ai  pas  trahie, 
Glotilde,  dit-elle.  — Puis,  lui  montrant  Elsie  :  —  Autant  vaut  main- 
tenant qu'elle  sache  tout.  Eh  bien!  oui,  mademoiselle,  votre  père, 
avant  de  quitter  la  France,  avait  séduit  et  perdu  ma  fille.  Et  moi, 
pour  la  sauver,  mon  mari  étant  mort  en  ce  temps-là,  j'ai  pris  pour 
moi,  lui  donnant  un  noai  et  une  famille,  un  enfant  qui  ne  naissa,it, 
par  le  crime  de  M.  de  Reynie,  que  pour  la  honte  et  l'abandon. 

Elsie  ne  répondit  pas.  Elle  s'affaissa,  sur  le  point  de  défaillir. 

Les  trois  femmes  entendirent  la  voix  de  Philippe.  Il  demandait 
gaîment  à  miss  Paget  si  elles  se  trouvaient  au  salon.  M'"^  d'Iîesy  cou- 
rut à  Elsie.  —  Debout,  debout  !  lui  dit -elle,  c'est  Philippe;  —  puis, 
regardant  Glotilde,  elle  mit  seulement  un  doigt  sur  ses  lèvres  pour 
lui  recommander  la  force  et  le  silence.  Elles  étaient  toutes  trois  pro- 
fondément remuées  encore,  mais  s'efforçant  de  sourire,  lorsque  Phi- 
lippe parut. 

—  A  la  bonne  heure  !  dit-il.  Vous  voilà  ensemble.  J'espère  que 
vous  parliez  de  moi. 

—  Oui,  mon  enfant,  répondit  M""^  d'Hesy. 

—  J'aurai  la  parure,  dit-il  à  Elsie;  il  était  temps,  on  allait  l'ache- 
ter. Imagine-toi,  Glotilde,  que  c'est  un  diadème  de  perles.  Tu  vois 
cela  d'ici,  dans  un  bal,  sur  ses  cheveux  blonds.  —  Il  regardait  El- 
sie, mais  il  reporta  ses  yeux  sur  Glotilde.  —  Qu'as-tu?  Tu  es  souf- 
frante ? 

—  Glotilde,  déjà  tout  à  l'heure,  n'était  point  à  son  aise,  répondit 
]\jme  d'Hesy,  —  et,  s'adressant  à  Elsie  :  —  Vous  nous  pardonnerez, 
mademoiselle;  je  crois  que  ma  fille  fera  bien  de  rentrer. 

—  Oui,  ajouta  Piiilippe  avec  inquiétude,  et  je  vais  vous  accom- 
pagner. Il  faut  que  je  soigne  ma  grande  sœur.  —  Il  sourit  à  Elsie 
en  lui  désignant  Glotilde  :  —  Toute  jeune  qu'elle  est,  c'est  un  peu 
ma  mère. 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ah  !  viens-t'en ,  s'écria  Clotilde  à  ce  mot,  —  et  elle  entraîna 
Philippe.  Quant  à  M'"*  d'Hesy,  elle  les  suivit;  puis,  au  moment  de 
franchir  le  seuil  de  la  porte,  elle  tendit  avec  supplication  ses  mains 
vers  Elsie,  qui  disposait  désormais  de  son  sort  et  de  celui  de  ses 
enfans. 

Elsie,  demeurée  seule,  resta  d'abord  anéantie.  Trop  faible  pour 
résister  debout  au  coup  qui  la  frappait,  elle  s'était  jetée  sur  un  di- 
van, et  s'enfonçait  en  sanglotant  la  tête  dans  les  coussins.  Mille 
pensées  confuses  l'assaillaient,  au  milieu  desquelles  il  en  était  une 
qui  revenait  sans  cesse,  implacable  et  terrible.  Philippe  était  perdu 
pour  elle,  Philippe  était  son...  Elle  ne  prononçait  pas  ce  mot-là; 
mais  en  gémissant  elle  accusait  sa  jeunesse,  son  amour  et  sa  vie. 
S'il  faut  que  les  crimes  aient  leur  châtiment,  pourquoi  Dieu  se  ven- 
geait-il sur  elle  et  sur  Philippe,  qui  étaient  innocens?  Qu'allait- 
elle  devenir,  qu'allait-elle  faire?  Elle  n'avait  à  compter  que  sur 
elle-même.  Miss  Paget  ne  lui  était  qu'une  inutile  consolation,  son 
père  était  au  loin,  M'"^  d'IIesy  et  sa  fille  lui  étaient  hostiles  et  de- 
vaient la  fuir  déjà  comme  les  coupables  fuient  leur  victime;  Phi- 
lippe seul,...  mais  celui-là,  il  fallait  à  tout  prix  ne  plus  le  revoir. 
Elle  l'avait  aimé,  grand  Dieu  !  Pourquoi  l'avait-elle  connu?  11  fallait 
qu'il  perdît  à  jamais  sa  trace.  C'était  là  le  vrai,  l'unique  parti  à 
prendre.  Elle  n'avait  point  à  songer  à  elle,  pas  plus  qu'au  chagrin 
de  Philippe,  pourvu  que  le  jeune  homme  ne  sût  jamais  rien  de  ce 
qui  s'était  passé.  —  Oui,  s'écria-t-elle  toute  frissonnante,  en  se  le- 
vant avec  des  yeux  subitement  séché?,  d'une  voix  brève,  —  pas 
de  lâche  douleur  !  hâtons-nous. 

Elle  appela  miss  Paget.  —  Je  pars,  lui  dit-elle,  je  veux  partir. 
Il  faut  tout  préparer  en  une  heure,  le  plus  tôt  possible. 

—  Vous  voulez  partir?  fit  miss  Paget.  Je  ne  comprends  pas. 

—  Tu  n'as  pas  besoin  de  comprendre,  répondit  brusquement  El- 
sie. Il  faut  que  nous  partions;  voilà  tout. 

—  Mais  nous  ne  pouvons  pas  partir.  Votre  père  est  arrivé. 

—  Arrivé,  lui?  mon  père?  Tu  te  trompes,  cela  n'est  pas. 

—  Ses  bagages  sont  dans  la  cour.  Il  sera  ici  dans  un  instant. 

—  Ah  !  murmura  Elsie  en  laissant  tomber  ses  bras,  la  fatalité  est 
sur  moi. 

—  Je  l'entends,  dit  miss  Paget. 

—  Va  au-devant  de  lui.  Retiens-le  une  minute.  Qu'il  ne  me  voie 
pas  dans  cet  état  ! 

Quand  miss  Paget  fut  sortie,  tout  émue  du  désordre  de  sa  maî- 
tresse, Elsie  s'essuya  les  yeux,  composa  ses  traits.  —  Ah  !  dit-elle 
avec  une  décision  fiévreuse,  il  faut  que  lui  non  plus  ne  sache  rien. 

Elle  était  presque  calme  pour  recevoir  son  père.  M.  de  Reynie,  à 


PHILIPPE.  89 

plusieurs  reprises,  l'étreignit  dans  ses  bras.  Il  était  animé,  rempli 
de  joie.  Depuis  la  veille,  il  avait  débarqué;  ses  affaires  l'avaient  re- 
tenu au  port  tout  un  jour.  Il  arrivait  enfin,  il  revoyait  son  enfant 
chérie.  Il  la  trouvait  plus  belle,  grandie.  Il  se  remit.  —  Tu  ne  me 
dis  rien,  fit-il,  et  cependant... 

Elsie  pâlit  malgré  elle.  —  Pardon,  répondit-elle,  je... 

—  Qa'as-tu?  lui  demanda-t-il  vivement. 

Elle  se  maîtrisa.  —  C'est  la  surprise,  l'émotion... 

M.  de  Reynie  fut  rassuré.  Il  semblait  si  loin  de  croire  à  quelque 
malheur.  —  Tu  m'effrayais,  dit-il;  —  puis,  avec  caresse  et  à  demi- 
voix,  —  tu  sais,  je  viens  pour  ton  grand  projet,  pour  ton  ma- 
riage. 

Elsie  se  recula.  —  C'est  inutile. 

—  Quoi?  fit  M.  de  Reynie.  Est-ce  qu'il  est  arrivé  quelque  chose 
à  ton  fiancé  ? 

—  Je  ne  l'aime  plus. 

—  Ce  n'est  pas  possible...  après  ce  que  tu  m'as  écrit! 

—  Gela  est  pourtant,  et  même  je  vous  prierai  de  m'emmener  d'ici. 
Je  veux  m'en  aller,  tout  de  suite. 

Elle  parlait  vite,  avec  égarement.  M.  de  Reynie  paraissait  si  peu 
comprendre  le  chagrin  d'Elsie  qu'il  eut  bientôt  un  sourire.  —  Je 
vois  ce  que  c'est.  Il  y  aura  eu  quelque  brouille  d'amoureux  entre 
vous  deux.  J'arrangerai  cela.  Je  vais  chez  M'"°  d'Hesy. 

—  N'y  allez  pas! 

Il  y  eut  un  effroi  si  spontané,  si  réel,  dans  la  manière  dont  Elsie 
prononça  ces  paroles,  que  M.  de  Reynie  devint  subitement  grave  et 
pensif.  — Et  pourquoi?  Serait-ce  donc  alors  M'"^  d'Hesy,  serait-ce 
sa  fille,  qui  s'opposeraient  à  votre  amour?  J'ai  charge  de  ton  bon- 
heur, mon  enfant,  dit-il  résolument;  je  vais  les  voir. 

Il  embrassa  Elsie  et  sortit.  Alors  M"*  de  Reynie  se  laissa  tomber 
à  genoux  en  s'écriant  avec  désespoir  :  —  Mon  Dieu,  ayez  pitié  de 
nousl 


III. 


jjme  d'Hesy  et  Glotilde  étaient  rentrées  chez  elles  en  proie  à  une 
détresse  et  à  une  terreur  qui  devaient  s'accroître  d'heure  en  heure. 
Ainsi  ce  redoutable  secret,  qu'elles  avaient  porté  à  elles  deux,  ne  se 
dressait  plus  seulement  menaçant  devant  elles,  il  appartenait  à  une 
autre.  Quel  usage  en  ferait-elle,  ou  plutôt  ne  la  terrasserait -il  pas? 
Elsie,  frappée  dans  son  bonheur,  épouvantée  dans  son  amour,  gar- 
derait-elle sa  générosité  ou  sa  raison?  Et  Philippe,  que  n'allait -il 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  tenter  pour  savoir  la  vérité?  Déjà  il  n'était  plus  le  même.  Cette 
entrevue  où  il  avait  surpris  M'"*  d'Hesy  et  Clotilde  avec  Elsie  l'avait 
alarmé.  Il  voyait  évidemment  qu'un  obstacle  le  si'paiait  de  son  dé- 
sir et  de  ses  espérances,  et  il  cherchait  à  le  deviner.  Depuis  qu'il 
avait  quitté  la  maison  de  M"*"  de  Reynie,  il  restait  obstinément  au- 
près de  sa  mère  et  de  sa  sœur.  Elles  étaient  muettes  et  sombres,  et 
il  les  observait  avec  défiance.  11  n'osait  les  interroger  encore,  mais 
tout  son  chagrin  grondait  et  s'irritait  en  lui.  11  n'échangeait  que  de 
rares  paroles  et  les  épiait.  Quand  M.  de  Reynie,  après  avoir  quitté 
sa  fille,  se  présenta  chez  M'"^  d'Hesy,  Philippe  était  là.  M""*  d'Hesy, 
toute  tremblante,  avait  pu  cependant  détourner  un  instant  l'atten- 
tion de  Philippe  et  répondre  au  domestique  qu'elle  ne  recevrait  per- 
sonne. Elle  et  Clotilde  se  sentaient  perdues  d'avance,  si  M.  de  Rey- 
nie fût  entré.  Que  lui  auraient-elles  dit  en  présence  de  Philippe? 
Le  péril  n'était  que  différé,  M.  de  Reynie  reviendrait  le  lendemain. 
Dans  les  rares  momens  où  le  jeune  homme  les  laissait  seules,  la  mère 
et  la  fille  se  concertaient.  11  fallait  avant  tout  que  M.  de  Reynie 
et  Philippe  ne  se  vissent  pas  ainsi,  à  l'improviste.  Le  père  d'Elsie 
accueillerait  en  effet  Philippe  avec  des  promesses  et  de  la  joie,  et 
alors,  quand  elles  auraient  toutes  deux  à  s'opposer  à  ce  mariage, 
que  ne  dirait  point  Philippe,  que  ne  suppo.^erait-il  pas? 

Elles  convinrent  d'écrire  à  M.  de  Reynie.  M'"^  d'Hesy  lui  deman- 
derait un  lieu,  une  heure  où  elle  pût  le  rencontrer;  là,  elle  lui  di- 
rait la  vérité.  Il  n'était  point  douteux  qu'il  n'emmenât  sa  fille  au 
plus  vite.  La  catastrophe  serait  conjurée.  Elle  ne  le  serait  que  mo- 
mentanément, hélas!  ni  M'"«  d'Hesy  ni  Clotilde  ne  pouvaient  se 
faire  d'illusions  à  cet  égard.  Elles  connaissaient  trop  Philippe  pour 
ne  pas  prévoir  le  lendemain.  Quand  il  saurait  Elsie  partie  et  perdue 
pour  lui,  c'est  sur  elles  deux  que  sa  colère  tomberait.  Elles  se  de- 
mandaient en  frémissant  quelles  questions  il  leur  adresserait  alors 
et  ce  qu'elles  pourraient  y  répondre.  Et  si  ses  soupçons  s'éveillaient, 
si  la  comparaison  qu'il  ne  manquerait  pas  de  faire  entre  sa  sécurité 
de  la  veille  et  son  malheur  désormais  accompli,  si  leurs  réticences, 
le  désordre  et  les  pleurs  do  Clotilde,  ce  nom  de  M.  de  Reynie  qu'elle 
n'entendait  plus  sans  frissonner,  si  mille  indices  qui  s'accuseraient 
en  réalités  sinistres  le  mettaient  sur  le  chemin  de  la  vérité,  au- 
raient-elles donc,  les  infortunées,  à  l'y  combattre  ou  à  l'y  suivre? 

La  nuit  se  passa  pour  elles  en  ces  perspectives  funestes  des  mal- 
heurs plus  ou  moins  grands  qu'elles  avaient  à  redouter.  Dès  le 
matin,  M'"«  d'Hesy  fut  prête  à  sortir.  Elle  s'était  décidée  à  aller 
trouver  M.  de  Reynie  ou  à  lui  laisser,  s'il  n'était  pas  chez  lui,  un 
rendez-vous  où  elle  l'attendrait.  Au  moment  de  partir,  elle  ren- 
contra Philippe.  Il  venait  d'apprendre  la  visite  que  M.  de  Reynie 


PHILIPPE.  91 

avait  voulu  faire,  la  veille  au  soir,  à  sa  mère,  et  se  souvenait  que 
celle-ci  n'avait  point  voulu  le  recevoir.  Il  était  irrité,  maintenu  seu- 
lement par  le  respect.  —  Je  vais  aller  moi-même  chez  M.  de  Reynie, 
dit-il  à  M™^  d'Hesy. 

—  Va,  mon  enfant,  va,  eut-elle  la  force  de  lui  répondre,  et  ra- 
mène-nous-Ie,  nous  aurons  plaisir  à  le  voir,  —  et  elle  se  hâta  en 
même  temps  de  se  mettre  en  route  pour  le  devancer  à  cette  visite. 

Cependant  Elsie  n'était  ni  moins  malheureuse  ni  moins  agitée 
que  M""^  d'IIesy  et  que  Gîotilde.  Elle  savait  que  son  père  était  allé 
chez  les  deux  femmes  et  que  celles-ci  ne  l'avaient  point  reçu.  Pour- 
quoi? Youlaient-elles  donc  lui  laisser  porter  à  elle  seule  le  poids  de 
ce  secret  qui  les  liait  toutes  trois?  Elle  ne  le  pouvait  pas,  puisque 
son  père  se  refusait  à  l'emmener  sur  sa  simple  prière.  Aussi  bien 
elle  s'indignait.  C'était  à  M'"'  et  à  M"«  d'Hesy  autant  qu'à  elle  de  se 
défendre  en  ces  extrémités.  Ce  matin-là,  elle  n'avait  point  encore  vu 
M.  de  Reynie.  Elle  avait  appris  de  miss  Paget  qu'il  était  parti  de 
fort  bonne  heure  sans  aucune  apparence  de  préoccupation  ou  de 
tristesse.  Ainsi  il  était  heureux,  lui;  il  ne  le  serait  pas  longtemps. 
Elsie,  de  plus  en  plus  accablée,  se  débattait  dans  la  solitude  et  dans 
Pattente. 

Miss  Paget  vint  l'avertir  que  M""'=  d'Hesy  demandait  à  la  voir.  La 
jeune  fille  eut  un  geste  de  refus,  presque  de  répulsion.  —  Elle! 
Qu'elle  voie  mon  père,  et  non  pas  moi! 

—  Il  n'est  pas  de  retour.  Mademoiselle,  ajouta  miss  Paget,  elle 
pleure. 

—  Prie-la  d'entrer,  dit  alors  Elsie. 

A  peine  entrée.  M'"'  d'Hesy  courut  à  Elsie.  —  Ah!  mademoiselle, 
au  nom  du  ciel ,  sauvez-nous  ! 

—  Et  de  quoi,  madame?  Êtes-vous  donc  plus  menacées  que  je 
ne  le  suis,  car  je  présume  que  c'est  de  votre  fille  et  de  vous  qu'il 
s'agit? 

—  Oui,  c'est  de  nous,  mais  c'est  aussi  de  Philippe.  Ah!  made- 
moiselle, par  pitié,  écoutez-moi.  —  D'un  mouvement  rapide  elle 
s'inclina.  —  Faut-il  me  mettre  à  vos  genoux?  J'y  suis. 

Elsie  l'arrêta.  —  Je  ne  veux  pas  vous  voir  ainsi,  madame;  rele- 
vez-vous. 

—  Mademoiselle,  reprit  vivement  M"""  d'Hesy,  je  verrai  votre 
père  le  plus  tôt  possible,  il  saura  où  nous  en  sommes,  et  il  avisera; 
mais  en  ce  moment  ce  n'est  pas  de  lui  qu'il  est  question,  c'est  de 
Philippe,  qui  me  suit,  qui  va  chercher  à  vous  voir. 

Elsie  mit  la  main  sur  son  cœur.  —  De  Philippe!  dit-elle. 

—  De  Philippe  éperdu,  soupçonneux,  plein  de  chagrin  et  de  co- 
lère. 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  ne  le  recevrai  pas,  madame;  je  ne  le  verrai  plus  jamais. 
Je  pars. 

—  Vous  partez  ! 

—  Quand  vous  aurez  parlé  à  mon  père,  il  ne  refusera  plus  de 
m'emmener. 

M'"*  d'Hesy  se  tut  quelques  instans.  Ce  départ,,  qu'elle  avait 
prévu,  qui  d'ailleurs  était  inévitable,  ce  n'était  plus  assez;  trop  de 
dangers  et  d'angoisses  le  suivraient  pour  elle  et  pour  Glotilde.  Fré- 
missant d'amour  maternel  et  de  crainte,  elle  rêvait  déjà,  de  la  part 
de  cette  noble  jeune  fille,  qu'elle  admirait  profondément,  et  si 
cruellement  frappée  qu'elle  fût,  un  dévoûment  plus  grand,  une  ré- 
solution plus  haute;  ne  les  définissant  pas  bien  encore  dans  le  dé- 
sarroi de  son  âme  et  de  sa  pensée,  mais  s'enhardissant  par  degrés, 
elle  lui  dépeignit  en  traits  hésitans  d'abord,  plus  saisissans  bientôt, 
l'existence  qui  leur  était  réservée  à  elle  et  à  sa  fille. 

Elsie  l'écoutait,  ne  sachant  où  elle  en  voulait  venir.  Le  courroux 
et  le  dédain,  moins  que  la  pitié,  plissaient  ses  lèvres.  —  Et  quand 
cela  serait,  M"'  d'Hesy  ne  l'aurait-elle  pas  mérité? 

—  Hélas!  mademoiselle,  est-elle  donc  la  seule  coupable,  et  n'est- 
ce  point  votre  père  que  vous  accusez  autant  qu'elle? 

Mais  Elsie  répondit  gravement  ;  — Je  n'ai  plus  à  juger  mon  père, 
madame.  Est-ce  que  l'expiation  ne  va  point  venir  pour  lui?  Est-ce 
qu'il  ne  va  pas  avoir  à  pleurer  sur  mon  sort  et  à  rougir  devant  sa 
fille? 

—  Grand  Dieu,  mademoiselle  !  s'écria  M'"*  d'Hesy;  voudriez-vous 
donc  qu'il  en  fût  ainsi  pour  Glotilde?  Ah!  mademoiselle!  ah!  mon 
enfant,  — je  suis  assez  vieille  pour  vous  nommer  ainsi,  —  songez- 
vous  au  sort  qui  nous  menace?  Songez- vous  que  depuis  vingt  ans 
Philippe  adore  sa  sœur  comme  une  sainte,  qu'elle  est  l'objet  de  sa 
tendresse,  comme  il  est,  lui,  sa  joie  et  son  orgueil  ?  Le  voyez-vous 
apprenant  tout  à  coup  que  la  chaste  créature  qu'il  a  connue  n'est 
qu'une  fille  coupable,  qu'une  mère  de  hasard,  et  que  je  ne  suis, 
moi,  avec  mes  cheveux  blancs,  que  la  complaisante  éhontée  de  cette 
femme?  Philippe  n'est  encore  qu'un  enfant,  il  sera  implacable. 
Gomprendra-t-il  jamais,  cet  enfant  blessé  au  cœur,  ce  que  j'ai  dû 
faire  pour  sauver  ma  fille,  admettra-t-il  ce  mensonge  d'une  mère 
au  désespoir?  INe  me  dira-t-il  pas  que  toute  fraude  est  impie,  et 
que,  puisque  le  mal  était  fait,  j'aurais  du  vivre  avec  ma  fille  dans 
une  solitude  lointaine?  Ne  nous  rendra-t-il  pas  responsables  de  ces 
hasards  vengeurs  qui,  exhumant  la  faute  que  l'on  croit  enfouie  dans 
les  repentirs  et  le  chagrin,  la  produisent  au  grand  jour  et  la  châ- 
tient? Ah!  certes  oui,  nous  eussions  dû  vivre  à  l'écart,  et  je  suis 
assez  punie  de  ne  l'avoir  point  fait;  mais,  quand  il  saura  tout,  que 


PUILIPPE.  93 

lui  sera  notre  foyer  où  la  honte  s'assoira,  notre  amour  qu'il  mau- 
dira, notre  douleur  qui  avivera  la  sienne  ?  Que  serons-nous,  déchues 
de  nos  droits  et  de  son  respect,  pour  ce  jeune  homme  qui  ne  croira 
plus,  ayant  cessé  de  les  trouver  en  nous,  ni  à  la  loyauté,  ni  à  la 
vertu,  ni  à  l'honneur?  Ah!  tenez,  ce  n'est  plus  même  pour  nous 
que  je  vous  supplie,  c'est  pour  lui,  pour  qu'il  reste  honnête  et 
vaillant.  Il  faut  qu'il  ne  sache  rien  de  ce  passé  funeste. 

Elsie  commençait  à  comprendre.  —  Et  moi,  que  puis-je  donc  à 
cela?  murmura-t-elle.  Qu'allez-vous  me  demander,  madame? 

—  Ce  que  vous  seule  pouvez  faire,  mon  enfant,  non  sans  cruauté, 
je  l'avoue,  mais  sans  honte.  Oui,  votre  cœur  saignera,  vous  aurez 
tous  les  déchiremens  du  sacrifice;  mais  en  lui  disant  que  c'est  vous 
qui  renoncez  à  lui,  vous  le  sauvez  de  l'abîme  où  il  tomberait,  et  il 
y  aura  deux  pauvres  femmes  à  vous  remercier  humblement  et  à 
vous  bénir. 

—  Je  ne  le  pourrais  pas,  je  ne  le  veux  pas,  madame  !  s'écria  Elsie. 
Je  partirai  sans  le  voir,  c'est  tout  ce  que  je  puis  pour  vous,  et,  quand 
je  serai  loin,  vous  lui  direz  de  moi  tout  ce  que  vous  voudrez.  Vous 
vous  justifierez  en  m'accusant. 

—  Il  ne  nous  croira  pas,  nous,  répondit  M'"*  d'Hesy.  Adieu,  ma- 
demoiselle! —  Et  baissant  tristement  son  voile,  après  ces  derniers 
mots  de  la  mère  humiliée  et  vaincue,  elle  se  dirigea  vers  la  porte  en 
chancelant. 

Alors,  avec  un  violent  effort  sur  elle-même,  mais  dans  un  élan 
de  jeunesse  et  de  générosité,  Elsie  lui  cria  :  —  Partez  tranquille, 
madame!  c'est  moi  seule  qu'il  maudira. 

Elle  attendit  Philippe.  Qu'allait-elle  lui  dire?  Elle  ne  le  savait 
pas,  cherchait,  ne  trouvait  rien.  Ses  tempes  battaient  violemment, 
sa  pensée  était  confuse.  Ce  qui  lui  paraissait  certain,  c'est  qu'elle 
ne  le  convaincrait  pas.  Il  fallait  pourtant  qu'elle  essayât,  elle  l'avait 
promis.  Alors  elle  imagina  de  banales  défaites,  les  seules  qui  lui 
vinssent  à  l'esprit.  Son  père  aurait  vu  M'"^  d'Hesy,  il  lui  aurait  dit 
que,  par  suite  d'un  voyage  indispensable  et  qui  devait  s'entre- 
prendre sur-le-champ,  son  intention  n'était  point  de  marier  encore 
sa  fille,  qu'elle  était  bien  jeune  d'ailleurs,  que  Philippe  l'était  aussi, 
n'avait  point  de  carrière,  qu'il  lui  en  fallait  une,  que  tous  deux  de- 
vaient attendre,  enfin  qu'il  ne  fallait  pas  songer  à  cette  union  avant 
plusieurs  années.  Oui,  c'était  bien  cela  qu'elle  avait  à  dire;  mais  ce 
devait  être  inutile.  Philippe  arriva.  Lorsque,  dans  son  inquiétude 
et  sa  douleur,  il  la  pressa  de  questions,  la  malheureuse  enfant  ne 
sut  que  balbutier.  Il  avait  si  facilement  raison  de  ces  prétextes! 
Comment  M.  de  Reynie,  qui  s'était  montré  plein  de  joie  k  la  pensée 
de  ce  mariage,  aurait-il  donc  changé  d'avis?  Qu'importait  au  reste? 


9a  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Philippe  tenait  pour  vrai  tout  ce  qu'Elsie  lui  disait,  il  admettait 
même  que  ce  fût  juste;  mais  il  voulait  qu'elle  lui  répétât  en  toute 
sincérité  que  ce  n'était  là  qu'une  épreuve  à  laquelle  on  le  soumet- 
tait, et  alors,  sur  l'honneur,  ce  délai  qu'on  lui  imposait,  il  le  subi- 
rait, cette  carrière  qu'il  fallait  qu'il  eût  pour  obtenir  sa  femme,  il 
l'aurait  ! 

Hélas!  Elsie  se  taisait,  et  si  parfois,  se  souvenant  dupasse,  il  ten- 
tait de  lai  prendre  la  main,  elle  la  retirait  avec  terreur.  Il  y  avait 
donc  pour  Philippe  à  ce  déni  de  parole,  à  ce  renversement  de  ses 
espérances,  plus  que  des  raisons  qu'on  pût  avouer,  il  y  avait  une 
cause  qu'on  ne  révélait  pas,  un  secret  qu'on  s'efforçait  de  cacher. 
Toutefois  il  le  saurait,  dût-il  contraindre  sa  mère  et  sa  sœur,  ou 
M.  de  Reynie  à  parler.  Alors  E!sie,  tremblante,  lui  avouait,  entre 
ses  réticences  et  ses  larmes,  qu'il  y  avait  en  effet  un  secret,  mais 
que  ce  secret  ne  regardait  ni  M'"^  ni  M"*  d'Hesy,  qu'il  concernait 
seul  M.  de  Reynie,  qui  saurait  le  défendre  et  le  garder.  C'était  en 
vain;  Philippe  en  arrivait  à  croire  qu'elle  se  jouait  de  lui,  et  l'acca- 
blait de  ses  doutes  et  de  son  ironie.  Est-ce  qu'un  pareil  secret,  que 
sa  mère  et  sa  sœur  ignoraient,  que  M.  de  Reynie  ne  dirait  pas,  ne 
serait  point,  par  hasard,  le  secret  même  de  la  jeune  fille?  Ne  serait- 
ce  donc  point  qu'elle  avait  cessé  d'aimer  Philippe,  et  que  le  pre- 
mier subterfuge  venu  lui  servait  à  couvrir  sa  trahison? 

A  cette  accusation,  à  cet  outrage,  Elsie  n'y  tint  plus.  —  Laissez- 
moi!  lui  dit-elle;  vous  me  torturez,  c'est  plus  que  je  n'en  puis  sup- 
porter. J'allais  fuir.  Oubliez-moi.  Ne  nous  revoyons  jamais  !  — 
Puis  avec  l'accent  d'une  prière  qui  lui  échappa  :  —  Aie  pitié  de 
moi,  Philippe  ! 

—  Ah!  Elsie,  dit  le  jeune  homme,  tu  m'aimes  encore.  Je  le  sens 
à  ta  voix,  à  tes  sanglots,  à  tout  ton  être  qui  tressaille.  Eh  bien!  je 
ne  veux  plus  te  faire  de  mal.  Je  renoncerai  à  toi,  si  vraiment  la 
fatalité  le  veut;  mais  cette  fatalité,  c'est  bien  le  moins  que  je  la 
connaisse.  J'en  serai  juge  comme  toi.  Entre  deux  cœurs  qui  s'ai- 
ment, il  n'y  a  pas  de  secret.  Puisque  tu  sais  celui-là,  dis-le-moi. 

—  Je  ne  le  peux  pas. 

—  Dis-le-moi,  je  t'en  supplie!  Il  n'y  a  peut-être  là  qu'un  mal- 
heur que  nous  conjurerons  ensemble. 

—  Il  y  a  plus  qu'un  malheur. 

—  Quand  cela  serait,  ce  m'est  égal.  Quoi  que  ton  père  ait  fait, 
que  m'importe?  c'est  toi  que  j'aime. 

—  Quand  je  vous  dis  que  je  ne  puis  pas! 

—  Et  moi,  je  l'exige. 

—  C'est  impossible.  —  Elle  le  regarda  bien  en  face  avec  une 
supplication  désespérée.  —  Mais,  voyons,  est-ce  qu'il  n'y  a  pas 


PHILIPPE.  95 

pour  les  hommes  des  secrets  qu'ils  ne  sauraient  livrer  sans  man- 
quer à  l'honneur,  pour  lesquels  il  est  inutile  d'insister?  Est-ce 
qu'une  fille  ferait  moins  pour  son  père  qu'un  homme  pour  un  autre 
homme?  Ce  secret  est  un  de  ceux-là.  —  Avec  une  résolution  subite 
et  sans  appel,  elle  ajouta  :  —  C'en  est  assez,  monsieur,  je  me 
tairai. 

—  C'est  bien,  Elsie,  dit  froidement  Philippe,  je  vous  laisse;  mais 
si  je  vous  perds,  je  me  tuerai. 

—  Ah  !  c'est  lâche  cela,  s'écria-t-elle,  tandis  qu'il  sortait.  Il  ne 
vous  manquait  plus  que  de  me  menacer  de  votre  mort! 

Elle  était  à  bout  de  forces,  s'assit  accablée,  et  murmura  seule- 
ment :  —  Pardonnez-moi,  mon  Dieu,  je  n'ai  pas  pu  lui  laisser  croire 
que  je  ne  l'aimais  plus. 

Comme  elle  prononçait  ces  derniers  mots,  M.  de  Reynie,  qui  était 
entré  doucement,  lui  prit  la  rnain.  —  Tu  vois  bien  que  tu  l'aimes 
encore,  lui  dit-il. 

Elsie  se  leva,  et  tout  d'un  coup  se  jeta  en  pleurant  dans  ses  bras. 

—  Ah!  mon  père,  ah!  père,  je  souffre  trop,  mon  cœur  se  gonfle, 
ma  tête  s'égare;  j'en  deviendrais  folle,  il  se  tuerait.  Il  faut  que  je 
vous  dise  tout.  Au  point  où  nous  en  sommes,  il  n'y  a  que  vous  peut- 
être,  vous  qui  nous  avez  perdues,  qui  nous  puissiez  sauver. 

—  Je  vous  ai  perdues!  fit  M.  de  Pieynie.  De  qui  parles-tu,  mal- 
heureuse enfant,  de  M™**  d'Hesy  sans  doute?  —  il  baissa  la  voix  : 

—  de  Glotilde? 

—  Oui,  oui,  dit-elle  à  la  hâte.  Savez-vous  pourquoi  je  ne  puis 
pas  épouser  Philippe? 

—  Dis. 

—  Parce  qu'il  n'est  pas  le  frère  de  M"''  d'Hesy. 

—  A.lors,  dit-il  haletant,  il  est  son... 
Elsie  laissa  tomber  ce  mot  :  —  Oui. 

—  Ah  !  fit  M.  de  Reynie  avec  une  singulière  expression  de  joie, 
ah!  je  l'aimais  déjà. 

Cette  joie,  ces  paroles  étonnèrent  si  profondément  Elsie  qu'elle 
essaya  de  se  dégager  de  l'étreinte  de  son  père.  Elle  se  demandait  si 
elle  avait  bien  entendu,  si  ce  n'était  pas  lui  à  son  tour  qui  perdait 
la  raison.  Mais  il  la  retint  dans  ses  bras,  et  poursuivit  :  —  Et  toi, 
mon  Elsie,  mon  enfant  chérie,  c'est  ton  chagrin  seul  qui  t'a  trahie, 
car  tu  voulais  ne  me  rien  dire,  être  généreuse  jusqu'à  la  fin.  Tu 
voulais  fuir.  Ah!  tu  es  un  noble  cœur.  —  Il  fit  une  légère  pause; 
puis  remué  d'un  sentiment  secret  et  puissant  :  —  Et  tu  seras  ma  fille 
plus  que  jamais! 

—  Je  serai  votre  fille?  répéta-t-elle. 

Il  la  baisa  au  front  et  lui  tendit  la  main  avec  une  émotion  con- 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenue.  —  Oui,  maintenant  envoie  miss  Paget  chercher  Philippe.  Il 
ne  doit  pas  être  loin,  les  amoureux  ne  s'en  vont  pas  si  vite,...  et 
garde-le  près  de  toi,  j'aurai  bientôt  besoin  de  vous  deux.  Va  sans 
crainte,  mon  enfant,  tu  peux  l'aimer. 

Dès  qu'il  fut  seul,  M.  de  Reynie  écrivit  deux  lettres  à  Clotilde  et 
à  M'"*  d'Hesy,  et  les  fit  porter  promptement  à  leur  adresse,  puis  il 
attendit.  Son  cœur  battait  avec  force.  11  lui  semblait  qu'il  eût  un 
éblouissement  de  bonheur  et  de  surprise.  Après  tant  d'années,  il 
allait  donc  revoir  Clotilde,  lui  dire  qu'il  l'aimait,  qu'il  n'avait  ja- 
mais cessé  de  l'aimer!  Hélas!  en  ce  moment  sans  doute  elle  ne  son- 
geait guère  à  cet  amour;  elle  avait  dû  tant  souffrir  pendant  ces 
derniers  jours!  Mais  elle  lui  appartiendrait  du  moins  par  la  joie 
qu'il  allait  lui  apporter,  par  le  chagrin  dont  il  allait  la  sauver.  Il 
redescendait  alors  dans  le  passé;  il  se  voyait  arrivant  en  France, 
accueilli  comme  un  fils  dans  la  famille  de  M.  d'Hesy,  aimant  bientôt 
Clotilde  de  toute  son  came.  Elle  était  si  charmante,  elle  l'aimait 
tant  aussi!  Cependant  lorsqu'il  avait  demandé  sa  main,  M.  d'Hesy 
avait  refusé  de  l'accepter  pour  gendre.  C'est  alors  que  Clotilde  et 
lui,  dans  un  désespoir  d'amour  et  de  révolte,  avaient  pensé  qu'ils 
feraient  fléchir  cette  volonté  paternelle  qui  leur  était  contraire. 
C'était  ensuite  un  autre  obstacle  qui  les  avait  soudain  et  violem- 
ment séparés  :  il  avait  été  rappelé  en  Amérique  par  son  père  mou- 
rant, et  qui  était  mort  en  effet  entre  ses  bras,  et  il  était  parti  sans 
connaître  le  malheur  qu'il  laissait  derrière  lui.  Ce  malheur,  il  ne 
l'avait  ja^mais  connu,  jamais  sans  doute  aussi  on  ne  le  lui  avait 
pardonné,  car  toutes  ses  lettres  à  M.  et  à  M'"*  d'Hesy,  dans  les- 
quelles il  leur  redemandait  Clotilde,  étaient  restées  sans  réponse. 
?i'avait-il  pas  dû  se  croire,  et  pour  toujours,  repoussé  par  les  pa- 
rens  de  Clotilde  et  oublié  par  elle?  Il  se  rappelait  son  chagrin, 
ses  angoisses,  combien  en  ce  temps-là  il  eût  désiré  revenir  en 
France;  mais  le  devoir  le  retenait  au  loin.  L'honneur  commercial 
de  son  père  avait  été  compromis,  il  lui  fallait  le  réhabiliter.  Il  était 
allé  sans  relâche  des  États-Unis  à  la  Martinique,  acharné  à  sa  tâche 
et  répudiant,  dans  son  labeur  assidu,  toutes  les  illusions  de  sa  jeu- 
nesse. Les  années  s'étaient  écoulées;  il  s'était  marié.  A  ce  souve- 
nir, où  sa  pensée  s'arrêtait,  le  front  de  M.  de  Reynie  ne  s'assom- 
brissait pas,  ses  yeux  calmes  évoquaient  l'image  elïacée  de  ce  passé 
déjà  lointain,  et  un  doux  et  mélancolique  sourire  errait  sur  ses 
lèvres. 

A  un  bruit  léger  qu'il  entendit,  il  sortit  comme  en  sursaut  de  sa 
rêverie.  Clotilde  était  devant  lui.  Il  la  regarda  quelques  instans, 
en  proie  à  une  émotion  si  vive,  qu'il  ne  pouvait  parler.  La  jeune 
femme  qu'il  venait  d'évoquer  dans  son  cœur,  aimante  et  belle 


PHILIPPE.  97 

comme  autrefois,  lui  apparaissait  pâle  et  triste  et  d'une  sévérité 
qui  le  glaçait.  Elle  ne  se  souvenait,  elle,  que  de  ses  chagrins,  ne 
songeait  qu'aux  malheurs  du  présent.  — Me  voici,  monsieur,  lui 
dit-elle;  pourquoi  m'avez-vous  fait  venir? 

—  Parce  qu'il  s'agit  d'Elsie  et  de  Philippe,  et  que  Dieu,  Clotilde, 
ne  punit  pas  les  innocens. 

Elle  secoua  la  tête  :  —  Je  ne  vous  comprends  pas. 

—  Si  dès  hier  vous  m'aviez  reçu,  je  vous  eusse  épargné,  à  votre 
mère  et  à  vous,  une  nuit  d'angoisse  et  d'épouvante. 

—  De  grâce,  expliquez-vous,  murmura-t-elle. 

—  Elsie  n'est  pas  ma  fille. 

—  Ah  !  Dieu  de  bonté,  s'écria  Clotilde,  dans  ma  douleur  et  dans 
ma  folie  je  me  révoltais  contre  vous!  —  D'un  mouvement  spon- 
tané elle  s'agenouilla  et  se  mit  à  prier  avec  ferveur. 

DeReynie  attendit  qu'elle  eût  fini,  puis  il  alla  vers  elle. — Plus  tard, 
je  vous  dirai  quelle  a  été  ma  vie;  je  dois  vous  dire  maintenant  com- 
ment Elsie  n'est  point  ma  fille.  Un  jour,  durant  l'exil  que  je  subissais, 
une  de  mes  parentes  éloignées,  qui  n'avait  plus  que  moi  pour  fa- 
mille, vint  se  réfugier  dans  ma  maison.  Elle  arrivait  sans  ressources, 
malade,  désolée,  abandonnée  par  l'homme  qui  avait  dû  l'épouser,  et 
qui  depuis  avait  misérablement  péri.  Elle  avait  une  enfant,  Clotilde, 
et  je  ne  sais  dans  quel  ressentiment  inquiet  je  m'émus  de  tendresse 
et  de  pitié  pour  elle.  Je  lui  donnai  mon  nom,  et  j'élevai  son  enfant 
comme  s'il  eût  été  le  mien.  Pendant  seize  ans,  cette  femme  a  été 
sinon  la  compagne  de  mon  cœur,  car  je  ne  devais  plus  jamais  re- 
trouver celle  que  j'avais  rêvée  au  début  de  ma  vie,  mais  la  com- 
pagne dévouée  de  mon  existence  et  de  mes  efforts.  Je  vous  dis 
cela  sur  elle  et  sur  moi,  afin  que  vous  n'accusiez  ni  sa  détresse  ni 
le  souvenir  que  je  vous  gardais.  J'ai  été,  de  toutes  façons,  envers 
vous  bien  plus  m.alheureux  que  coupable. 

—  Je  ne  vous  accuse  pas,  dit  M"''  d'Hesy.  —  Et,  d'une  voix  plus 
basse,  où  se  traduisait  le  trouble  de  son  cœur,  elle  ajouta  :  —  Je 
ne  vous  ai  jamais  accusé. 

—  Ahl  Clotilde,  fit  alors  M.  de  Reynie,  permettez-moi  de  vous 
dire  plus  encore.  Depuis  que  je  suis  devenu  libre  et  que  j'ai  su  que 
vous  l'étiez  aussi,  tout  mon  passé  a  ressuscité  en  moi.  Je  n'ai  plus 
songé  qu'à  vous  revoir,  et  vous  me  pardonnez.  Pourquoi  le  bon- 
heur que  nous  nous  étions  promis  autrefois  ne  nous  appartien- 
drait-il pas  aujourd'hui?  Pourquoi,  puisque  vous  ne  m'avez  point 
oublié,  ne  laisserlez-vous  point  tomber  votre  main  dans  la  mienne, 
et  ne  diriez-vous  pas  comme  moi  :  ces  vingt  ans  de  séparation  et 
de  chagrin  ont  cessé  d'être,  et  nous  nous  retrouvons  au  seuil  de 
nos  espérances,  pleins  de  confiance,  d'affection  et  d'avenir? 

TOME  CIV.  —  1873.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

11  lui  prit  sa  main,  qu'elle  ne  retira  pas;  mais  elle  était  brisée 
d'émotion. —  Charles,  dit-elle  faiblement,  épargnez-moi.  Occupons- 
nous  d'abord  des  autres.  Ah  !  pourquoi  ma  mère,  qui  a  tant  souf- 
fert aussi,  n'est-elle  pas  prévenue  comme  moi? 

—  Elle  l'est;  je  lui  ai  écrit  en  même  temps  qu'à  vous,  et  je  lui  ai 
dit  en  deux  mots  la  vérité;  mais  je  voulais  vous  voir  la  première 
et  décider  avec  vous,  cœur  à  cœur,  du  sort  de  Philippe  et  d'Elsie,  et 
du  nôtre. 

Miss  Paget  annonça  M""^  d'Hesy.  Clotilde  aussitôt  s'élança  vers  sa 
mère,  et  lui  montrant  de  Reynie  :  —  Mère,  nous  sommes  sauvées, 
et  par  lui. 

—  C'est  Dieu  d'abord  qui  nous  sauve,  mon  enfant,  reprit-elle. 
De  Reynie  s'inclina  respectueusement  devant  M'"^  d'Hesy  :  — 

Madame,  lui  dit-il,  vous  avez  raison.  Maintenant,  puis-je  faire  ve- 
nir nos  enfans?  Consentez-vous  à  recevoir  dans  votre  famille  la  fille 
d'adoption  que  la  Providence  m'a  confiée  ? 

—  J'y  consens. 

De  Reynie  appela  Elsie  et  Philippe.  Ils  entrèrent,  se  tenant  par 
la  main ,  partagés  entre  l'inquiétude  et  le  bonheur.  Philippe  s'a- 
vançait timidement.  11  voyait  là  Clotilde  et  sa  mère,  qui  l'accueil- 
laient avec  un  sourire  et  des  larmes,  qui  ne  lui  parlaient  pas. 
Était-ce  donc  pour  le  désespérer  encore  qu'elles  venaient  cette  fois? 
De  Reynie  le  contemplait  avec  une  émotion  croissante  :  — \'ous  êtes 
M.  Philippe  d'Hesy?  lui  dit-il. 

—  Oui,  monsieur. 

De  Reynie  eût  voulu  le  serrer  dans  ses  bras.  Il  se  contraignit, 
lui  tendit  seulement  la  main,  et,  le  poussant  tout  à  coup  vers  El- 
sie :  —  Embrassez-la,  Philippe;  elle  est  à  vous. 

—  Oui,  elle  est  à  toi,  dit  M'"^  d'Hesy,  et  puisses-tu  l'aimer  pour 
Clotilde  et  pour  moi!  Tu  ne  l'aimeras  jamais  assez. 

Philippe  embrassa  Elsie;  puis,  avec  un  grand  soupir  d'allége- 
ment :  —  Allons,  Elsie,  voilà  qui  est  fait.  —  Il  parut  ensuite  s'a- 
dresser à  tout  le  monde  avec  gaîté.  —  Mais  je  voudrais  bien  savoir 
à  présent  quel  était  ce  mystérieux  obstacle. 

—  C'était  mon  secret,  Philippe,  fit  de  Reynie.  C'est  devenu  celui 
de  votre  femme,  elle  vous  le  dira.  —  En  même  temps  il  attira  Elsie 
vers  lui,  et,  lui  parlant  bas  tout  en  continuant  de  sourire  à  Phi- 
lippe :  —  Tu  lui  diras  que  ta  mère  bien-aimée  avait  à  elle,  lorsque 
je  l'épousai,  une  enfant  que  j'ai  adoptée  et  chérie  de  toute  mon 
âme.  Il  t'aime  assez  pour  que  tu  puisses  le  lui  dire. 

—  Oh  oui!  fit  la  jeune  fille. 

—  Eh  bien!  Elsie?  demanda  Philippe. 

—  Je  te  dirai  ce  secret-là,  répondit-elle  simplement. 


PHILIPPE.  dd 

—  Comme  cela,  tout  d'un  coup?  •• 

—  Quand  tu  voudras. 

—  Alors,  puisqu'on  me  le  dirait,  s'écria-t-il  avec  une  insouciance 
étourdie,  je  n'ai  plus  besoin  de  le  savoir.  Seulement... 

—  Quoi?  interrogea  Elsie. 

—  C'est  à  Clotilde  que  je  veux  dire  cela. 

11  la  prit  à  part.  M""=  d'IIesy,  de  Rcynie,  Elsie,  se  mirent  à  trem- 
bler. Philippe  avait-il  donc  deviné  quelque  chose  de  ce  fatal  secret 
qu'ils  croyaient  être  parvenus  à  lui  dérober  au  prix  de  tant  de 
chagrin  et  de  tant  de  soins?  Son  enjouement  même  ne  les  rassurait 
point.  Il  pouvait  accepter  légèrement  en  ce  jour  de  bonheur  ce  dont 
il  ne  se  souviendrait  que  trop  plus  tard.  Clotilde  pâlissait  et  chan- 
celait. 

—  Dis-moi,  grande  sœur,  lui  demanda  Philippe  avec  malice, 
est-ce  que  ce  beau  Lauzun  dont  je  t'avais  parlé  ne  serait  pas  par 
hasard  M.  de  Reynie? 

—  Mais... 

—  C'est  qu'il  est  sorti  de  sa  bastille,  ou  plutôt  qu'il  est  revenu 
d'Amérique.  Si  tu  l'épousais?  Tu  me  l'as  promis,  et  j'y  tiens.  Je 
veux  être  sûr,  pour  vous  deux  d'abord,  puis  pour  Elsie  et  pour 
moi,  que  vous  ne  vous  fâcherez  plus  jamais  à  l'avenir. 

Le  sang  revint  aux  joues  de  Clotilde,  ses  yeux  humides  brillèrent 
de  joie.  Philippe  n'avait  surpris  de.  son  secret  que  ce  qu'il  en  fal- 
lait pour  la  rassurer  et  dissiper  les  soupçons  que  les  redoutables 
incidens  de-  ces  derniers  jours  auraient  pu  lui  faire  concevoir. 
M"'^  d'IIesy  regardait  Clotilde;  elle  vit  qu'il  n'y  avait  rien  à  craindre. 
—  Qu'est-ce  donc  que  te  dit  Philippe?  demanda-t-elle  en  s' appro- 
chant. 

—  Je  vous  le  dirai,  ma  mère,  et,  ajouta-t-elle  en  s' adressant 
à  de  Reynie,     vous  aussi,  mon  ami. 

Henri  Rivière. 


IMPRESSIONS 

DE  VOYAGE   ET  D'ART 


VIII. 

SOUVENIRS    DE    BOURGOGNE   (1). 


I.    —    ACTIN.    —    SAINT-LAZARE.   —   LE    SAINT    SYMPUOniEN    D'INCRES. 
LE    PRÉSIDENT    JEANNIX. 

De  la  magnificence  des  jours  anciens,  il  ne  reste  plus  à  Autun 
que  ce  que  les  hommes  n'ont  pu  lui  ravir,  c'est-à-dire  son  assiette 
naturelle;  mais  cette  assiette  est  admirable,  et  suffit  à  elle  seule  à 
révéler  "quelle  importance  cette  ville  eut  autrefois.  Autun  fut  la 
ville  gauloise  favorite  des  Romains,  et  c'est  sans  doute  à  son  em- 
placement qu'elle  dut  cette  faveur  de  ses  maîtres,  grands  connais- 
seurs, comme  on  le  sait,  en  matière  de  sites.  Ce  n'est  pas  que  cette 
situation  soit  très  forte  ;  en  la  regardant,  on  s'explique  assez  aisé- 
ment la  destinée  malheureuse  de  cette  ville,  qui  a  été  prise  au- 
tant de  fois  qu'elle  a  été  assiégée,  si  bien  qu'elle  ait  été  défendue. 
Masquée  plutôt  que  protégée  par  les  montagnes  qui  l'entourent,  la 
vaste  plaine  qui  s'étend  à  ses  pieds  dut  toujours  être  d'un  accès 
assez  facile  à  tout  ennemi  vigilant;  mais,  si  la  pensée  des  fonda- 
teurs d' Autun  fut  de  créer  une  ville  dont  l'aspect  s'imposât  comme 
un  spectacle,  et  qui  éblouît  de  son  éclat  l'œil  de  tout  barbare  dès  le 
premier  regard  jeté  sur  elle,  nulle  situation  ne  fut  jamais  mieux 
choisie.  Autun  offre  cette  particularité,  que,  de  quelque  point  qu'on 
la  contemple,  elle  se  présente  à  découvert  avec  une  netteté  et  un 
relief  saisissans,  sans  rien  de  cette  confusion  monotone,  si  vite  las- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1''  janvier. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  101 

santé  pour  l'œil,  qui  dépare  d'ordinaire  le  panorama  des  plus  belles 
villes.  Soit  qu'on  y  entre  par  la  plaine  en  descendant  du  chemin  de 
fer,  soit  qu'on  la  regarde  de  la  pittoresque  cascade  de  Brise-Cou  en 
revenant  du  château  de  Montjeu,  on  la  découvre  gravissant  sa  col- 
line, non  avec  vivacité  et  furie  comme  Joigny  et  Tonnerre,  non  avec 
une  difficile  énergie  comme  Montbard  et  \ézelay,  mais  avec  une 
sorte  de  sage  et  tranquille  lenteur,  et  comme  en  prenant  des  temps 
de  repos  marqués  par  des  étages  assez  nettement  tracés.  Le  coup 
d'œil  est  vraiment  superbe,  mais  ce  devait  être  une  féerie  lors- 
qu'en  place  de  ces  modernes  bicoques  brunes  et  grises,  si  mornes 
au  regard,  elle  présentait  l'éclatante  blancheur  des  marbres  de  ses 
temples,  les  colonnades  lumineuses  de  ses  thermes,  de  ses  palais  et 
de  ses  portes,  et  les  gaies  couleurs  de  ses  villas  antiques.  De  tous 
ces  points  de  vue  cependant,  le  plus  remarquable,  et  celui  qu'il 
faut  avant  tout  autre  recommander  aux  curieux,  est  celui  qu'on  a 
de  la  plaine  en  se  plaçant  hors  de  la  large  voie  qui  mène  à  l'hôtel 
de  ville.  De  là  le  double  passé  de  la  ville  se  résume  avec  une  élo- 
quente concision  par  deux  monumens  qui  se  font  face,  l'un  mu- 
tilé, solitaire  et  comme  à  jamais  vaincu,  l'autre  entier,  robuste, 
triomphant  encore  au  sein  de  la  vie.  Devant  vous,  au  faîte  de  la 
colline,  se  dresse  la  masse  vigoureuse  de  la  cathédrale  de  Saint- 
Lazare,  presque  aussi  distincte  que  si  l'on  était  à  ses  pieds;  par  der- 
rière vous  se  présente  le  carré  étroit  et  haut  du  temple  de  Janus. 
Ainsi  le  spectateur  embrasse  d'un  seul  regard  l'histoire  entière  d'Au- 
tun  :  le  temple  de  Janus,  voilà  l'ancienne  vie  païenne,  si  luxueuse  et 
si  prospère;  Saint-Lazare,  voici  la  seconde  existence  d'Autun,  la  vie 
non  de  réparation,  mais  de  consolation,  qui  remplaça  une  prospé- 
rité détruite  avec  un  acharnement  cruel  par  tous  les  barbares  du 
monde,  depuis  les  paysans  bagaudes  jusqu'aux  pirates  normands. 
Un  tel  contraste  non-seulement  plaît  au  regard,  mais  fait  penser. 
Que  ce  temple  de  Janus  est  petit  et  paraît  mesquin  en  regard  de 
l'immense  cathédrale,  et  qu'il  semble  bien  nous  dire  par  le  peu 
d'espace  qu'il  recouvre  combien  peu  de  place  tint  le  paganisme 
romain  dans  la  vie  populaire  des  Gaules!  Aujourd'hui  l'Arroux  le 
parque  dans  sa  solitude  rustique  comme  pour  le  séparer  à  jamais 
de  la  vie  moderne  avec  laquelle  il  n'a  plus  aucun  rapport  ni  pro- 
chain, ni  éloigné.  A  ce  superbe  paysage  architectural,  ouvrage 
des  hommes,  la  nature  a  prêté  un  cadre  digne  du  tableau.  Un  cercle 
de  hautes  montagnes  largement  dessiné  ferme  l'horizon  à  une 
distance  qu'on  dirait  mesurée  avec  exactitude  pour  faire  naître 
le  double  sentiment  de  la  proximité  et  de  l'éloignement;  plaine  et 
montagnes  forment  ainsi  un  des  plus  majestueux  amphithéâtres 
qu'on  puisse  voir.  Cet  horizon  dut  plaire  beaucoup  aux  Romains, 
car  il  était  fait  pour  leur  rappeler  quelques-uns  des  paysages  de 


102  REVUE    DES    DEUX   MOiNDES. 

leur  patrie,  par  exemple  les  montagnes  de  la  Sabine  vues  de  la 
villa  Albani,  ou  plus  exactement  de  la  campagne  où  s'élève  l'illustre 
petit  mont  sacré  ;  malheureusement  la  lumière  est  ici  dure,  sèche 
et  froide,  et  ces  montagnes  farouches  ne  s'en  laissent  pas  amou- 
reusement pénétrer  comme  les  collines  romaines  qui,  visitées  par 
les  dieux,  ont  reçu  de  leur  passage  le  privilège  de  la  transparence, 
et  dont  la  masse  se  présente  comme  une  ouate  vaporeuse  imbibée 
de  soleil. 

Autun  est  une  grandeur  déchue;  mais  il  y  a  bien  des  manières  de 
déchoir,  et,  s'il  s'agit  d'expliquer  en  quoi  consiste  la  nuance  de  cette 
déchéance,  la  tâche  devient  assez  difficile.  A  ces  mots  de  ville  dé- 
chue, l'imagination  évoque  aussitôt  un  spectacle  de  ruine,  de  soli- 
tude ou  de  silence,  la  mélancolie  grandiose  des  antiques  quartiers 
de  Rome,  la  léthargie  des  vieilles  villes  italiennes,  le  profond  mu- 
tisme des  rues  de  Malines  et  de  Bruges.  L'aspect  d'Autun  ne  pré- 
sente rien  d'analogue,  et  le  visiteur,  pour  peu  qu'il  se  soit  promis 
les  plaisirs  d'une  rêverie  élégiaque,  aura  le  droit  de  se  déclarer 
désappointé  et  mystifié.  Volontiers  on  désirerait  cette  ville  un  peu 
plus  déguenillée  et  meurtrie;  mais  non,  tout  dans  son  extérieur 
est  décent,  convenable,  propret,  et  en  très  suffisant  accord  avec 
le  caractère  des  villes  tout  à  fait  modernes.  Hélas!  c'est  précisé- 
ment dans  cette  modestie  décente  que  se  révèle  la  déchéance 
d'Autun.  Il  est  arrivé  à  cette  ville  quelque  chose  de  pire  que  de 
porter  des  guenilles  de  pierre,  c'est  qu'elle  s'est  arrangée  de  sa 
déchéance,  et  que  de  reine  elle  est  descendue  au  rang  de  simple 
bourgeoise  sans  paraître  trop  en  souffrir.  Il  y  a  si  longtemps,  si 
longtemps  qu'elle  est  déchue,  qu'une  végétation  de  vie  a  eu  le 
temps  de  pousser  sur  ses  ruines,  seulement  cette  végétation  a  été 
celle  d'une  nature  qui  a  épuisé  ses  plus  grandes  forces.  Le  vrai 
malheur  d'Autun,  c'est  peut-être  de  n'avoir  jamais  pu  mourir  com- 
plètement des  coups  qui  lui  étaient  portés,  car  elle  s'est  trouvée 
soustraite  ainsi  à  ce  miracle  de  résurrection  dont  tant  de  villes  il- 
lustres ont  été  favorisées.  Lorsqu'elle  fut  définitivement  frappée, 
ce  fut  par  les  mains  des  Sarrasins,  quelque  temps  avant  la  défaite 
que  leur  infligea  Charles  Martel;  vous  voyez  qu'il  y  a  beaux  jours 
de  cela.  Cependant  la  vie  persista  dans  cette  ville  tenue  pour 
morte,  et,  quand  vinrent  les  Normands,  elle  eut  encore  assez  de 
force  pour  supporter  leur  assaut.  Elle  se  releva  et  continua  d'exer- 
cer les  prérogatives  politiques  dont  l'investissaient  son  illustration 
et  son  ancienneté;  mais  elle  ne  retrouva  plus  la  santé  des  jours 
d'autrefois.  Trois  siècles  plus  tard,  le  premier  duc  héréditaire  de 
race  capétienne,  fils  de  notre  roi  Robert,  la  trouva  debout  encore 
et  marchant  malgré  ses  blessures;  il  n'osa  pas  se  fier  à  cette  valé- 
tudinaire qui  avait  perdu  tant  de  sang,  et,  retirant  la  prééminence 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE    ET   d'ART.  103 

politique  à  cette  ville  à  l'étoile  malheureuse,  il  fit  de  Dijon,  alors 
jeune  et  destiné  à  un  constant  bonheur,  la  capitale  de  ses  états.  A 
partir  de  cette  dernière  époque,  si  lointaine  encore  ((iremière  moi- 
tié du  xi'"  siècle),  Autun  ne  marque  plus  quelques  pulsations  de  vie 
politique  que  par  son  évèché,  un  des  plus  illustres  des  Gaules;  ces 
faibles  témoignages  de  vitalité  vont  s'allaiblissant  eux-mêmes  bien- 
tôt, et  Autun  s'efface  alors  complètement  de  notre  histoire,  où 
pendant  deux  périodes  successives  elle  avait  tenu  une  place  si  pré- 
pondérante. Il  faut  voir  dans  le  poème  en  l'honneur  de  Philippe- 
Auguste,  qu'écrivit  le  chroniqueur  Guillaume  le  Breton  au  commen- 
cement du  xiii"  siècle,  quel  tableau  lamentable  il  trace  de  cette  ville, 
qui,  en  place  de  trésors  et  d'habitans,  n'a  plus  que  des  bruyères. 
Depuis  lors  elle  a  vécu  comme  elle  a  pu  avec  le  blé  qu'elle  a  semé, 
avec  le  commerce  qu'elle  a  pu  faire,  humblement,  modestement, 
comme  si  elle  n'avait  pas  été  la  capitale  des  Éduens,  et,  le  temps  et 
le  travail  aidant,  elle  s'est  transformée  en  une  agréable  ville.  C'est 
là,  comme  disait  jadis  Henri  Heine  à  propos  d'un  malheur  moins 
grand  que  celui  d'Autun,  c'est  dans  cette  métamorphose  de  condi- 
tion, c'est  dans  cette  vie  perpétuée  à  travers  les  siècles,  vaille  que 
vaille,  que  se  trouve  la  pointe  tragique  de  cette  destinée,  la  véri- 
table catastrophe.  Le  spectacle  le  plus  lamentable  de  l'histoire,  ce 
n'est  pas  le  sort  de  Charles  I"  ou  de  Louis  XVI,  c'est  celui  du  fils 
de  Persée,  dernier  roi  de  Macédoine,  s'arrangeant  de  vivre  en  co- 
piant des  écritures  dans  l'étude  d'un  procureur  romain. 

Cette  déchéance  d'Autun,  loin  d'être  frappante,  comme  l'ont  pré- 
tendu fort  à  tort  certains  touristes,  est  au  contraire  si  bien  masquée 
par  la  modestie  décente  et  bourgeoise  de  son  extérieur  actuel, 
qu'elle  n'est  visible  qu'aux  yeux  de  l'esprit  et  par  le  moyen  de  cette 
lanterne  magique  que  l'imagination  et  la  mémoire  allument  de  con- 
cert dans  l'âme  de  tout  visiteur  lettré.  Matériellement  il  serait  même 
impossible  de  s'en  apercevoir  sans  la  circonstance  très  particulière 
de  son  emplacement.  L'emplacement  d'Autun  appelle  nécessaire- 
ment une  ville  superbe,  puisque  tout  s'en  découvre  à  distance  : 
aussi  l'œil,  en  parcourant  ces  lieux,  improvise-t-il  spontanément  et 
comme  par  l'efl^t  d'une  exigence  de  la  nature  un  décor  de  temples, 
de  théâtres,  de  portiques,  de  colonnades.  Il  appelle  une  cité  popu- 
leuse non  moins  que  magnifique,  car  l'idée  de  choisir  un  tel  lieu 
pour  y  établir  une  ville  de  moyenne  étendue  et  de  moyenne  popu- 
lation ne  pourrait  jamais  venir  à  personne.  Autun  n'occupe  pas  le 
tiers  de  l'espace  qu'elle  devrait  logiquement  recouvrir;  la  vaste 
plaine  qui  s'étend  à  ses  pieds  frappe  comme  une  absurdité  dès  le 
premier  regard  qu'on  jette  sur  elle.  On  dirait  une  ville  qui  ne  com- 
mence pas  et  qui  attend  encore  la  moitié  de  ses  quartiers,  ou  mieux 
encore  une  ville  amputée  jusqu'au  buste,  qui  ne  possède  plus  que 


lOA  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  tête  et  le  tronc;  il  en  est  ainsi  en  réalité,  car  à  l'époque  de  sa 
splendeur  Autun  traversait  l'Arroux,  et  s'allongeait  évidemment 
dans  la  plaine  bien  au-delà  du  temple  de  Janus,  qui  en  est  séparé 
aujourd'hui  par  un  espace  considérable.  Ou  bien  une  grande  capi- 
tale, ou  bien  la  campagne  déserte,  — la  vue  d'un  tel  emplacement 
ne  laisse  pas  à  la  raison  un  troisième  choix,  et  c'est  par  là  que  l'on 
sent  tout  ce  qu' Autun  a  perdu,  tout  ce  qu'il  fut  et  tout  ce  qu'il  n'est 
plus. 

Il  est  également  fort  difficile  de  juger  de  la  splendeur  passée 
d'Autun  par  les  monumens  qui  sont  restés  de  l'époque  romaine, 
d'abord  parce  qu'ils  sont  rares,  ensuite  parce  qu'ils  n'ont  pas  tout 
l'intérêt  et  toute  l'importance  historique  qu'on  pourrait  croire.  Ces 
monumens  sont  au  nombre  de  cinq,  les  deux  portes  d'Arroux  et  de 
Saint-André,  le  temple  de  Janus,  la  pyramide  de  Couhard  et  le 
théâtre.  Or  de  ces  cinq  monumens,  deux,  le  temple  de  Janus  et  la 
pyramide  de  Couhard,  sont  d'origine  incertaine  et  pour  ainsi  dire 
d'authenticité  douteuse.  On  ne  sait  pas  très  bien  si  le  temple  de 
Janus  était  réellement  un  temple,  ou  s'il  n'était  pas  une  sorte  d'ou- 
vrage avancé  construit  pour  des  nécessités  militaires  pendant  la 
longue  période  des  invasions.  Dans  le  cas  où  cette  dernière  hypo- 
thèse serait  vraie,  il  serait  difficile  de  s'expliquer  à  quoi  pouvaient 
servir  les  niches  pratiquées  dans  les  encoignures  des  murailles,  si 
elles  n'étaient  pas  destinées  à  recevoir  des  statues.  Il  est  très  pos- 
sible cependant  que  ces  deux  opinions  soient  vraies  à  la  fois,  et  que 
ce  temple  de  Janus  ait  servi  en  effet  d'ouvrage  de  défense  à  une 
époque  où  sa  destination  première  avait  cessé  déjà  d'avoir  sa  raison 
d'être.  Quant  à  la  pyramide  de  Couhard,  gigantesque  maçonnerie 
compacte  assise  dans  la  campagne  à  quelque  distance  d'Autun,  c'est 
un  véritable  logogriphe  de  pierre  qui  a  résisté  jusqu'à  présent  à 
toute  la  science  des  antiquaires,  et  devant  lequel  les  archéologues 
les  plus  ingénieux,  un  Mérimée  et  un  Stendhal  par  exemple,  sont 
restés  à  court  d'hypothèses  tout  comme  le  premier  ignorant  venu. 
Est-ce  une  gigantesque  fantaisie  barbare?  est-ce  le  tombeau  d'un 
chef  gaulois?  est-ce  une  maçonnerie  destinée  à  servir  de  fanal?  Quoi 
qu'il  en  soit  de  ces  deux  monumens,  une  chose  est  certaine,  c'est 
que,  s'ils  nous  révèlent  peu  de  chose  sur  le  passé  d'Autun,  ils  font 
admirablement  bien  dans  le  paysage.  Les  deux  portes  d'Arroux  et 
de  Saint-André,  la  première  à  pilastres  corinthiens,  la  seconde  a 
pilastres  ioniques,  nous  en  disent  davantage.  Ce  sont  en  effet  deux 
beaux  ouvrages,  mais  qui  ont  l'air  comme  dépaysés  au  milieu  des 
bicoques  qui  les  entourent.  De  tous  ces  monumens,  un  seul  nous 
parle  avec  une  réelle  éloquence  de  ce  lointain  passé,  le  théâtre, 
et  cependant  c'est  à  peine  s'il  en  reste  une  pierre.  Cela  peut  sem- 
bler un  paradoxe  excessif  que  d'avancer  que  le  principal  édifice 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'ART.  105 

d'une  ville  est  un  édifice  dont  il  ne  reste  pas  le  moindre  débris,  et 
pourtant  rien  n'est  plus  exact.  Ce  théâtre,  sans  constructions,  est 
la  perle  d'Autun,  le  véritable  fleuron  de  sa  couronne  antique,  et 
l'une  des  choses  les  plus  originales  que  nous  ayons  vues.  Vous  rap- 
pelez-vous certain  charmant  vestige  humain  trouvé  à  Pompéi,  ce 
sein  d'une  danseuse  surprise  par  la  lave  qui  a  laissé  son  empreinte 
dans  la  cendre  durcie,  à  peu  près  comme  les  feuillages  des  végé- 
taux primitifs  et  les  coquilles  des  mollusques  de  la  première  créa- 
tion ont  laissé  leurs  figures  dans  les  blocs  de  houille  ou  dans  les 
dessins  des  marbres  et  des  pierres?  Le  théâtre  romain  d'Autun  est, 
comme  le  sein  de  la  danseuse  de  Pompéi,  une  empreinte,  et  rien 
de  plus.  Là  où  il  s'élevait  verdoie  maintenant  une  prairie,  mais 
cette  prairie  garde  la  forme  circulaire  et  descend  pour  ainsi  dire  de 
gradin  en  gradin  jusqu'au  tapis  vert  de  la  petite  plaine  en  demi- 
lune  qui  fut  autrefois  son  arène.  Rien  de  plus  immatériellement 
gracieux  ;  la  nature  s'est  chargée  de  faire  passer  à  l'état  de  forme 
pure  et  insubstantielle,  à  l'état  d'âme  sans  corps,  ce  qui  fut  une 
très  concrète  et  très  massive  réalité.  Elle  a  complété  ainsi  ou,  pour 
mieux  dire,  métamorphosé  de  la  manière  la  plus  poétique  l'œuvre 
de  destruction  des  hommes.  L'histoire  de  cette  destruction  rappelle 
quelque  peu  le  méfait  que  la  population  romaine  a  reproché  aux 
Barberini  dans  un  vers  resté  célèbre.  Il  était  encore  debout  dans  la 
seconde  moitié  du  xvii^  siècle,  et  ses  pierres  servirent  alors  à  bâtir 
le  petit  séminaire,  vaste  construction  qui  n'en  est  séparée  que  par 
une  promenade  dont  les  sièges  ont  été  formés  avec  les  marbres  et 
les  blocs  de  pierre  tirés  des  décombres.  Quant  aux  pierres  sculp- 
tées et  aux  ornemens,  la  municipalité  autunoise  les  a  utilisés  en  en 
faisant  construire  une  petite  maison  dont  les  murailles  ressemblent 
ainsi  à  un  échiquier  aux  figures  variées  et  bizarres. 

Voilà,  en  y  ajoutant  quelques  débris  précieux  recueillis  au  musée 
d'Autun,  —  une  belle  mosaïque  découverte  il  y  a  une  quarantaine 
d'années,  une  petite  statue  de  gladiateur  trouvée  plus  récemment  et 
transportée  au  musée  du  Louvre,  —  tout  ce  qui  reste  pour  raconter 
la  splendeur  romaine  de  cette  ville.  Moins  nombreux  encore  sont 
les  témoins  de  ce  christianisme  primitif  qui  fleurit  simultanément 
avec  la  période  romaine,  et  se  prolongea  sous  la  période  mérovin- 
gienne jusqu'à  l'agonie  d'Autun,  c'est-à-dire  jusqu'au  viii*  siècle. 
La  vie  chrétienne  que  nous  raconte  la  cathédrale  de  Saint- Lazare 
est  très  curieuse,  très  mystique,  un  peu  occulte  et  cabalistique; 
mais,  bien  des  siècles  avant  qu'elle  fût  édifiée,  Autun  avait  été  le 
foyer  d'un  christianisme  autrement  puissant,  autrement  fécond, 
autrement  héroïque.  Rien  plus  ici  ne  nous  parle  de  saint  Germain, 
de  saint  Syagre,  surtout  de  ce  grand  saint  Léger,  l'adversaire 
d'Ebroïn,  qui  donna  sa  vie  pour  soutenir  le  triomphe  des  idées  ro- 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maines  en  matière  de  gouvernement,  et  qui,  comme  s'il  eût  prévu 
le  prochain  établissement  de  la  féodalité  et  les  résultats  de  l'usur- 
pation héréditaire,  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  établir  que  les  grandes 
charges  politiques  devaient  être  viagères.  Tout  ce  qui  reste  de  ce 
christianisme  primitif  se  compose  d'une  inscription  grecque  du 
II*  siècle  dans  laquelle  les  théologiens  veulent  reconnaître  déjà 
nettement  formulées  les  doctrines  du  symbole  de  îsicée,  et  dont 
les  curieux  trouveront  le  texte  dans  Y  Histoire  d'Autun  du  chanoine 
Edrae  Thomas,  —  de  quelques  tombes  gallo-romaines  et  des  débris 
du  tombeau  de  la  reine  Brunehaut.  Au-dessus  de  ces  derniers  frag- 
mens,  on  a  placé  une  inscription  latine  écrite  au  dernier  siècle  par 
un  évêque  de  Beauvais,  inscription  qui  est  tout  un  jugement  histo- 
rique des  pli;s  pénétrans,  oix  la  rivale  de  Frédégonde  est  présen- 
tée comme  une  grande  reine,  pleine  de  nobles  idées  de  civilisation, 
victime  des  passions  aveugles  de  la  barbarie  franque,  incomprise 
de  son  époque,  dont  elle  dépassa  trop  le  niveau  moral,  et  mal  com- 
prise des  siècles  plus  modernes,  qui  l'ont  calomniée  à  la  légère  ou 
défigurée  avec  ignorance.  En  lisant  cette  inscription,  je  me  suis  de- 
mandé quel  était  le  jugement  vrai  en  histoire  qui  n'avait  pas  été 
porté  avant  nous.  J'avais  toujours  cru  que  c'était  à  la  sagacité  de 
notre  siècle,  à  notre  intelligence  plus  poétique  et  plus  vraie  de  la 
barbarie,  que  revenait  l'ingénieux  honneur  d'avoir  pour  la  première 
fois  établi  l'opposition  nettement  tranchée  des  deux  rôles  de  Frédé- 
gonde et  de  Brunehaut,  l'une  représentant  la  barbarie  germanique 
dans  toute  sa  férocité,  l'autre  représentant  la  défense  héroïque  de 
la  civilisation  romaine  par  une  Germaine  d'une  âme  forte  et  intelli- 
gente. Or  voilà  que  ce  rôle  romain  de  Brunehaut  est  très  parfaite- 
ment mis  en  relief  par  cette  inscription;  il  n'y  a  donc  pas  de  juge- 
ment vrai  qui  n'ait  été  depuis  longtemps  porté,  pas  d'idée  vraie 
qui  n'ait  été  entrevue,  au  moins  pour  ce  qui  regarde  nos  modernes 
civilisations  et  les  sources  d'où  elles  découlent  (1). 

La  cathédrale  de  Saint-Lazare  est  un  imposant  édifice  appartenant 

(1)  Tous  les  olijcts  que  nous  venons  de  signaler  dans  ce  dernier  paragraphe  se  trou- 
vent au  musée  archéologique  d'Autun,  dont  l'crigine  remonte  à  un  M.  Jovet,  qui  mou- 
rut, il  y  a  quarante  ans,  en  léguant  à  sa  ville  natale  une  précieuse  collection  d'an- 
tiquités assemblées  par  lui  et  après  avoir  lutté  assez  infructueusement  pour  propager 
pai'mi  ses  compatriotes  Tétude  de  Tarchéologie  locale.  Je  n'ai  pu  profiter  aussi  bien 
que  je  l'aurais  voulu  de  ce  curieux  musée  pour  plusieurs  raisons.  La  première,  c'est 
qu'une  mauvaise  étoile  a  voulu  qu'aucun  des  membres  principaux  de  la  Société 
éduenne  ne  se  trouvât  à  Autuu  à  mon  passage  dans  cette  ville;  la  seconde,  c'est  que 
CCS  objets  attendent  encore  un  catalogue  qui  permette  de  se  reconnaître  au  m-ilieu 
d'un  tel  pêle-mêle.  Non-seulement  ils  ne  sont  pas  catalogués,  mais  ils  ne  sont  pas 
classés,  et  un  grand  nombre  de  fragmens  gisent  épars  dans  l'herbe  de  la  petite  cour 
qui  fait  suite  au  musée,  et  qui  par  le  fait  de  cette  négligence  présente  l'aspect  pitto- 
resque d'un  cimetière  dont  les  monumens  auraient  été  mis  en  pièces. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'arT.  107 

à  cette  architecture  de  transition  dont  Notre-Dame  de  Beaune  nous 
a  oflert  déjà  un  si  beau  spécimen.  Gomme  nous  avons  décrit,  en 
parlant  de  cette  dernière  église,  le  genre  particulier  de  sensations 
que  nous  faisait  éprouver  cette  architecture  intermédiaire,  nous 
n'avons  point  à  y  revenir,  et  nous  préférons  insister  sur  les  parties 
qui  sont  plus  spécialement  propres  à  Saint-Lazare,  et  que  nous  ne 
pourrions  retrouver  ailleurs.  Or  la  partie  tout  à  fait  originale  de 
cette  église  est  celle  des  sculptures  et  des  ornemens  dont  on  ne 
trouve  pas  l'analogue,  même  à  Vézelay,  pour  la  richesse,  la  variété, 
le  soigneux  travail,  la  fantaisie  d'imagination  et  la  profondeur  de 
pensée.  Les  premières  et  les  plus  considérables  de  ces  sculptures 
sont  celles  du  porche,  un  des  plus  beaux  d'ordre  roman  que  nous 
ayons  encore  vus.  Ce  porche,  auquel  on  arrive  par  un  escalier  vaste 
et  haut,  présente  trois  portes,  séparées  entre  elles  par  des  colonnes 
dont  les  ornemens  infiniment  variés,  palmes,  feuillages  exotiques, 
bandes  et  lanières  ciselées,  amusent  longtemps  le  regard.  Autour 
du  pilier  du  milieu  se  présentent  groupées  trois  figures  étranges 
qui  frappent  comme  des  rêves  sculptés.  Ces  trois  figures  sont  celles 
de  Lazare  le  ressuscité  et  de  ses  sœurs  Marthe  et  Marie.  Ce  sont 
trois  longs  corps  maigres  et  fluets,  surmontés  de  trois  visages 
pâles  et  tristes  dont  le  regard  plonge  dans  le  monde  des  songes 
et  dont  les  traits  creusés  sont  comme  frappés  d'extase.  La  figure 
de  Lazare  surtout,  qui  occupe  le  centre  du  groupe  en  vêtemens 
pontificaux,  —  on  sait  que,  selon  une  tradition  légendaire,  saint 
Lazare  fut  le  premier  évêque  de  Marseille,  —  est  tout  à  fait  celle 
d'un  homme  qui  vient  de  se  réveiller  du  sommeil  de  la  mort 
et  qui  a  traversé  les  effrois  du  monde  invisible.  Je  n'ai  rien  vu 
d'aussi  mystique  et  qui  m'ait  rendu  aussi  vif  le  sentiment  reli- 
gieux du  moyen  âge  que  ces  trois  fantômes,  œuvre  d'un  art  vision- 
naire. Gela  ressemble  à  ces  ombres  de  pensées,  fuyantes  comme 
des  nuages,  mais  invariablement  tristes,  qui  passent  à  la  sur- 
face de  l'âme  lorsque,  sous  le  coup  d'une  préoccupation  doulou- 
reuse, elle  se  plonge,  pour  parler  comme  Shakspeare,  dans  la 
mer  de  la  mélancolie;  c'est  la  seule  analogie  que  je  puisse  trouver 
parmi  les  phénomènes  de  notre  vie  morale  moderne  pour  faire 
comprendre  quelque  chose  du  sentiment  de  ces  sculptures.  Le  nom 
de  l'auteur  de  ce  groupe  est  inconnu  :  peut-être  est-ce  ce  même 
Gislebert  ou  Gilbert,  auquel  on  doit  les  sculptures  du  tympan,  peut- 
être  est-ce  un  certain  moine  Martin  qui  s'était  fait  admirer,  pa- 
raît-il, pour  les  -sculptures  du  tombeau  consacré  aux  reliques  de 
saint  Lazare  (l). 

Le  tympan  du  grand  portique  représente  la  scène  du  jugement 

(i)  Malheureusement  ce  groupe,  sous  sa  forme  actuelle,  n'est  qu'une  reproduction 
faite  avec  intelligence  sur  les  indications  restantes  de  l'œuvre  primitive. 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dernier.  Malgré  la  gaucherie  relative  de  l'exécution ,  c'est  une 
œuvre  du  plus  grand  mérite  par  l'abondance  des  détails  qui  in- 
dique chez  son  auteur  une  remarquable  fécondité  et  une  imagi- 
nation de  vrai  poète.  Il  n'y  a  qu'un  artiste  de  génie  qui  pouvait 
rencontrer  l'idée  de  l'épisode  gracieusement  émouvant  que  voici. 
Les  moi'ts  sont  sortis  précipitamment  de  leurs  tombeaux  à  l'ap- 
pel de  la  trompette,  et  déjà  le  jugement  a  commencé;  mais  deux 
pauvres  âmes  elïarées  courent  se  réfugier  dans  les  plis  de  la  robe 
de  l'archange  saint  Michel,  soit  qu'elles  cherchent  un  abri  contre 
les  flammes  de  la  chaudière  d'enfer  qui  bout  non  loin  de  là,  soit 
qu'elles  espèrent  ainsi  passer  inaperçues  et  échapper  à  leur  ju- 
gement, soit  enfin  qu'elles  croient  qu'emportées  dans  le  vol  de 
l'archange  ignorant  des  atomes  de  poussière  morale  attachés  à  sa 
robe,  elles  pourront  pénétrer  avec  lui  dans  le  ciel.  La  pensée  et  le 
sentiment  de  cet  épisode  sont  entièrement  dignes  de  Dante;  cela 
rappelle  ces.mouvemens  d'effroi  ou  de  timidité  pieuse  des  âmes 
coupables  qu'il  a  décrits  dans  l'Enfer  et  le  Purgatoire  avec  une  si 
inépuisable  variété  de  tours,  et  va  droit  au  cœur  avec  la  même 
force  de  pénétrante  sympathie.  Au  reste,  puisque  l'occasion  se  pré- 
sente de  nommer  Dante  à  propos  d'une  scène  qui  touche  de  si 
près  à  sa  grande  conception,  disons  qu'il  n'est  pas  une  de  ses  bi- 
zarreries les  plus  hardies  dont  on  ne  retrouve  facilement  l'origine 
dans  les  sculptures  du  moyen  âge.  Par  exemple  dans  ce  tympan, 
l'enfer  est  représenté  par  un  être  excentriquement  hybride,  à  moi- 
tié chose,  à  moitié  créature,  un  diable  qui  est  une  chaudière  et 
une  chaudière  qui  est  un  diable.  Gela  tient  à  la  fois,  comme  on  le 
voit,  de  Dante  et  de  Callot;  mais  n'est-il  pas  facile  de  distinguer 
comment  une  telle  fantaisie  baroque,  transformée  par  le  génie, 
peut  devenir  le  Satan  gigantesque  qui  sert  de  clé  de  voûte  et  de 
porte  à  son  enfer?  Cette  sculpture  n'indique  pas  seulement  chez  son 
auteur  un  génie  de  poète,  elle  témoigne  encore  d'une  culture  d'es- 
prit curieuse  et  subtile.  Ce  vieux  Gislebert  semble  avoir  appartenu 
à  une  sorte  de  christianisme  ésotérique,  quelque  peu  occulte  et 
hermétique,  qui  paraît  avoir  compté  dans  Autun  de  nombreux  ini- 
tiés. J'indique  un  des  épisodes  qui  peuvent  faire  comprendre  la 
nature  de  ce  christianisme  plus  secret.  Cet  épisode  représente  le 
jugement  de  deux  âmes.  La  balance  sort  des  nuées  tenue  par  une 
main  invisible;  le  démon  et  l'archange  saint  Michel  procèdent  au 
pesage  des  deux  âmes  ;  or ,  pour  empêcher  que  la  bonne  âme 
l'emporte  sur  la  mauvaise,  Satan  ajoute  au  plateau  qui  lui  appar- 
tient un  lézard,  bête  vive  et  froide,  emblème  de  péché.  Cela  rap- 
pelle les  scènes  symboliques  de  la  sculpture  égyptienne  qui  repré- 
sentent les  jugemens  après  la  mort,  et  semble  en  être  en  effet 
comme  un  lointain  et  obscur  souvenir.  L'épisode  est  bizarre,  mais 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  109 

il  n'est  en  rien  contraire,  comme  on  le  voit,  à  la  doctrine  de  l'église 
sur  le  jugement.  Aussi  faut-il  entendre  ce  mot  de  christianisme 
occulte  et  hermétique  non  dans  le  sens  d'une  hérésie  secrète,  mais 
seulement  comme  synonyme  de  symbolisme  raffiné  et  d'interpréta- 
tion subtile  des  mystères  des  dogmes  chrétiens. 

Là  oii  ce  christianisme  ésotérique  se  déploie  dans  toute  la  va- 
riété de  ses  allégories  et  de  ses  symboles,  c'est  autour  des  chapi- 
teaux des  piliers  de  la  cathédrale.  La  présence  d'une  doctrine  plus 
ou  moins  mystérieuse,  pareille  à  une  plante  invisible  dont  l'église 
est  la  racine  et  la  tige,  et  dont  les  ornemens  de  ces  chapiteaux  sont 
les  fleurs  et  les  rameaux,  est  ici  un  fait  tellement  évident,  qu'il 
frappe  dès  la  première  promenade  le  long  de  la  nef.  On  ne  peut 
s'empêcher  de  remarquer  en  effet  que  tous  ces  ornemens  se  com- 
posent de  petits  drames  que  l'on  doit  prendre  nécessairement  pour 
des  scènes  d'histoire  religieuse  ou  des  allégories  mystiques.  Certes 
ces  sortes  de  scènes  ne  sont  point  rares  dans  les  églises  romanes, 
dont  la  décoration  aime,  comme  on  le  sait,  à  mêler  aux  ornemens  de 
ses  arabesques  et  de  ses  feuillages  de  petits  bas-reliefs  qui  se  dérou- 
lent autour  des  chapiteaux  des  colonnes.  D'ordinaire  cependant  le 
nombre  de  ces  bas-reliefs  est  limité  à  quelques  chapiteaux;  ici  il  y  en 
a  autant  que  de  piliers.  Si  le  curieux  est  averti  par  le  grand  nombre 
de  ces  sculptures,  il  l'est  encore  bien  davantage  par  leur  variété  et 
leur  singularité.  Il  y  en  a  toute  une  partie  qu'il  comprend  sans  effort, 
et  une  autre  qui  échappe  à  son  intelligence,  à  ses  souvenirs.  Je  re- 
connais sans  peine  la  chute  de  l'homme,  Daniel  dans  la  fosse  aux 
lions,  le  lavement  des  pieds,  la  trahison  de  Judas,  le  martyre  de 
saint  Etienne,  Jésus  apparaissant  aux  saintes  femmes,  Simon  le  ma- 
gicien et  les  apôtres,  les  jeunes  Hébreux  dans  la  fournaise;  mais 
que  veulent  dire  ce  personnage  bizarre  qui  porte  des  clochettes  aux 
pieds  et  aux  mains  comme  un  fantasque  fou  de  cour,  ce  cavalier 
qui  foule  aux  pieds  de  son  cheval  un  pauvre  petit  diable  dont  l'ex- 
pression d'épouvante  a  été  admirablement  rendue,  ces  deux  coqs 
perchés  sur  des  pommes  de  pin,  qui  se  battent  à  la  grande  joie  de 
deux  espèces  de  singes  placés  derrière  eux,  cet  homme  qui  lutte 
contre  un  griffon?  Passe  encore  pour  la  sculpture  qui  représente 
un  moine  terrassant  un  lion  :  celle-là  offre  un  sens  intelligible,  et 
il  est  facile  d'y  voir  l'emblème  de  l'âme  rendue  invincible  par  la 
foi  et  triomphant  de  la  brutalité  païenne  de  la  chair;  mais  toutes 
les  autres  sont  évidemment  des  arcanes  qu'on  ne  peut  ouvrir  sans 
clé.  En  effet,  un  écrit  ingénieux,  publié  il  y  a  déjà  longtemps  par 
un  chanoine  d'Autun  sur  la  signification  de  ces  sculptures,  nous 
apprend  que  le  personnage  aux  clochettes  est  une  représentation 
de  la  fausse  charité,  telle  qu'elle  a  été  définie  par  saint  Paul,  — 
que  le  cavalier  foulant  un  homme  aux  pieds  de  son  cheval  représente 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  roi  de  la  superbe,  qui  est  opposé  au  roi  de  l'humilité,  Jésus-Christ, 
—  qu3  les  deux  coqs  qui  se  battent  sont  les  passions  humaines  en 
lutte  attisées  par  les  démons,  et  que  l'homme  qui  lutte  contre  un 
griffon  représente  un  personnage  allégorique  nommé  le  Macrobe, 
c'est-à-dire  l'homme  à  la  longue  vie,  qui  met  à  mort  le  monstre,  gar- 
dien jaloux  de  la  \érlté.  La  plupart  de  ces  allégories  sont  fort  ingé- 
nieuses, comme  on  le  voit,  mais  la  dernière  est  admirable,  et  porte 
plus  loin  encore  que  ne  me  le  dit  l'enthousiaste  chanoine  qui  m'ouvre 
le  sens  de  ces  sculptures.  Je  ne  puis  m'empêcher  de  songer  longue- 
ment devant  ce  Macrobe  qu'en  effet  la  plus  grande  source  de  nos 
erreurs  vient  de  la  brièveté  de  notre  existence.  La  recherche  indi- 
viduelle à  peine  commencée  est  interrompue  par  la  mort,  la  vérité 
dévoilée  se  dénature  après  la  mort  du  révélateur,  ou  même  quelque- 
fois disparaît  sous  l'oubli,  chaque  génération  successive  a  sa  part  de 
ténèbres  à  traverser,  et  aucune  n'a  jamais  joui  d'une  lumière  sans 
ombre;  en  nous  disputant  les  jours,  le  temps  avare  met  la  vérité  à 
l'abri  de  nos  atteintes.  Celui  qui  pourrait  enchaîner  le  temps  et  le 
faire  esclave,  de  tyran  qu'il  est,  celui-là  posséderait  la  vérité;  mais 
qui  peut  disposer  du  temps?  L'âme,  puisqu'elle  est  éternelle  de  sa 
nature,  répond  le  philosophe,  —  l'humanité,  puisque  sa  vie  s'aug- 
mente d'une  nouvelle  période  avec  chaque  génération,  répond  le 
moderne  rêveur;  la  réponse  de  cette  vieille  sculpture  est,  je  le 
crois,  fort  différente  :  le  véritable  Macrobe,  c'est  l'église  du  Christ, 
puisqu'il  lui  a  été  promis  une  vie  aussi  longue  que  celle  de  la 
terre,  et  que,  disposant  des  jours,  la  longue  suite  de  ses  efforts 
doit  enfin  triompher  de  la  bête  qui  interdit  aux  hommes  la  posses- 
sion de  la  vérité. 

Ces  sculptures  des  chapiteaux  de  Saint -Lazare  se  composent 
donc  en  partie  de  scènes  historiques,  en  partie  de  scènes  allégo- 
riques, qui  se  rapportent  aux  mystères  abstraits  du  monde  méta- 
physique, ou  aux  prophétiques  espérances  des  âmes  chrétiennes. 
Scènes  historiques  et  scènes  allégoriques  s'opposent,  se  combinent, 
se  complètent,  et  enfin  se  réunissent  dans  la  synthèse  d'une  doc- 
trine générale  dont  il  est  plus  facile  de  sentir  l'existence  que  de 
déterminer  la  nature.  Selon  l'auteur  que  nous  avons  cité,  le  lien 
général  de  ces  sculptures  se  rapporterait  aux  persécutions  que  l'é- 
glise a  subies  déjà  et  à  celles  qu'elle  doit  subir  encore  dans  le  cours 
des  siècles.  Généralisons  encore  davantage  cette  idée,  et  disons 
que  ce  qui  nous  apparaît  dans  cette  suite  de  bas-reliefs,  c'est  l'his- 
toire de  la  lutte  du  bien  et  du  mal  continuée  à  travers  toute  la 
chaîne  des  temps  depuis  la  création  de  l'homme  jusqu'à  la  consom- 
mation des  jours,  ou,  pour  mieux  dire  et  pour  serrer  de  plus  près 
la  doctrine  que  nous  croyons  apercevoir,  la  lutte  du  vrai  bien  et  du 
faux  bien,  le  vrai  bien  concentré  dans  l'unique  christianisme,  le 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE    ET   d'aRT.  111 

faux  bien  répandu  dans  tout  ce  qui  n'est  pas  lui,  paganisme,  hé- 
résie, gloire  du  monde.  Nous  savons  que  le  mal  existe,  nous  disent 
ces  chapiteaux,  et  cependant  il  n'est  encore  rien  paru  sur  la  terre 
qui  ait  eu  l'audace  d'en  prendre  le  nom.  Invariablement  toutes  les 
erreurs,  tous  les  mensonges,  toutes  les  passions  ont  eu  et  auront 
recours  à  l'hypocrisie,  se  sont  présentées  et  se  présenteront  sous 
les  noms  du  bien  et  de  la  vérité;  mais  de  même  qu'on  juge  l'arbre  à 
ses  fruits,  on  reconnaît  le  véritable  bien  du  faux  bien  à  la  qualité 
de  ses  vertus.  C'est  donc  cette  qualité  qu'il  faut  chercher,  si  l'on  ne 
veut  pas  confondre  le  Christ  avec  Satan^  et  cette  qualité,  les  vieux  ar- 
tistes qui  décorèrent  Saint-Lazare  se  sont  ingéniés  à  la  montrer  avec 
une  subtilité  souvent  admirable  en  opposant,  tantôt  par  les  exemples 
de  l'histoii'e,  tantôt  par  les  enseignemens  de  l'allégorie,  la  vraie 
gloire  à  la  fausse  gbire,  la  vraie  charité  à  la  fausse  charité,  l'hu- 
mihté  sincère  à  l'humilité  hypocrite.  Je  ne  pousserai  pas  plus  loin 
mon  interprétation,  non  certes  parce  qu'elle  épuise  le  sens  de  ces 
sculptures,  mais  parce  que,  arrêtée  à  ce  point,  elle  reste  claire,  ne 
peut  s'éloigner  de  la  vérité,  évite  la  conjecture  et  rend  un  com-pte 
fidèle  sinon  du  tout,  au  moins  d'une  partie  de  l'œuvre.  J'ai  vu  clair 
jusqu'où  je  l'ai  dit  et  pas  plus  loin,  et  je  m'arrête  là  où  les  ténèbres 
commencent  pour  moi. 

Saint-Lazare  possède  quelques  beaux  vitraux;  comme  ils  ne  m'ont 
rien  dit,  distrait  que  j'étais  par  les  sculptures  des  chapiteaux,  je 
n'en  parlerai  pas.  Une  des  chapelles  contient  aussi  des  restes  de 
peintures  à  fresque  de  la  fm  du  xv^  siècle  qui  laissent  encore  aper- 
cevoir sous  leur  effacement  quelques  vestiges  de  beauté,  une  main 
qui  fait  désirer  inutilement  de  voir  le  visage  ou  la  moitié  d'un  pro- 
fil qui  fait  supposer  une  noble  figure  ;  cependant  elles  me  donnent 
à  regarder  plus  de  peine  que  de  plaisir,  et  je  m'en  détourne  avec 
empressement  pour  aller  revoir  encore  une  fois  le  Saint  Sympho- 
rien  que  Ingres  composa  pour  cette  église  même,  sur  la  demande 
de  l'évêque  d'Autun  sous  la  restauration,  M^'"  de  Yichy.  L'œuvre  est 
fort  belle;  toutefois  il  faut  avouer  que  l'artiste  y  a  mis  le  temps. 
Commandé  en  1824,  ce  tableau  ne  fut  livré  qu'en  1832;  total,  huit 
années.  Je  ne  sais  vraiment  ce  qu'il  faut  admirer  le  plus,  de  la 
patience  de  l'artiste  prolongée  pendant  huit  années,  ou  de  la  pa- 
tience des  autorités  qui  ont  été  assez  intelligemment  indulgentes 
pour  attendre  si  longtemps  sans  récriminations  ni  reproches  l'exé- 
cution d'une  promesse.  Elles  en  ont  été  récompensées,  car  cette 
toile  est  un  chef-d'œuvre,  en  dépit  des  critiques  qu'on  peut  lui 
adresser.  Eh  1  sans  doute  elle  a  ses  défauts  :  la  couleur,  tantôt 
morne,  tantôt  violente,  n'est  pas  précisément  agréable  à  l'œil;  la 
composition  embrasse  tant  de  personnages  qu'il  en  résulte  quelque 
confusion  ;  il  n'y  a  peut-être  pas  assez  d'air  et  d'espace  dans  cette 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

foule  trop  pressée,  trop  entassée,  qui  s'attroupe  derrière  le  cortège 
du  martyr;  l'artiste  a  peut-être  trop  multiplié  les  expressions  et  les 
attitudes,  et  quelque  fatigue  naît  certainement  de  cette  abondance 
de  richesses.  En  revanche,  que  de  beautés  !  Jamais,  à  mon  avis, 
Ingres  ne  s'est  élevé  aussi  haut.  Oserai-je  dire  toute  ma  pensée?  Eh 
bien  !  le  Saint  Symphoricn  me  paraît  la  plus  grande  page  d'histoire 
qu'ait  produite  l'école  française  depuis  Poussin  et  Lesueur.  Je  vais 
plus  loin  encore,  et,  sortant  du  domaine  trop  circonscrit  de  la 
peinture,  je  n'hésite  pas  à  dire  que,  le  Polyeurlc  de  Corneille  mis  à 
part,  nulle  œuvre  du  génie  français  n'a  su  rendre  à  ce  point  l'ar- 
deur de  martyre  et  le  zèle  de  combat  du  christianisme  héroïque  des 
âges  de  prosélytisme.  Quelle  intelligente  ordonnance  dans  la  com- 
position de  cette  vaste  page  !  Quelle  pantomime  pathétique  que 
celle  de  cette  mère  qui  se  penche  hors  du  rempart  comme  pour  se 
rapprocher  de  son  fils,  étend  les  bras  comme  pour  l'embrasser,  et 
lui  envoie,  au  lieu  de  suprême  adieu,  une  dernière  exhortation  à 
mourir!  Quant  au  personnage  du  saint,  jamais  le  pinceau  français 
n'a  atteint  à  une  pareille  pureté,  pas  même  lorsque,  tenu  par  Le- 
sueur, il  a  retracé  les  angéliques  images  de  saint  Gervais  et  de 
saint  Protais.  Deux  candeurs  fondues  en  une  seule  et  fortifiées  l'une 
par  l'autre  reluisent  sur  ce  jeune  et  pcâle  visage,  candeur  de  l'ado- 
lescence virginale  dont  la  limpidité  native  n'a  pas  encore  été  trou- 
blée, et  candeur  de  la  foi  confiante.  Blanc  est  le  vêtement  qui  couvre 
le  corps,  blanc  le  visage,  blanche  l'âme  qui  s'y  répand  comme  une 
lueur  douce  et  tiède;  ce  personnage  du  saint  Symphorien,  c'est 
l'effigie  même  de  l'innocence.  Et  quel  sentiment  profond  l'artiste 
a  su  faire  exprimer  par  cette  foule  qui  se  presse  autour  du  saint! 
Si,  comma  nous  l'avons  dit,  l'air  et  l'espace  lui  manquent  un  peu 
trop,  il  faut  avouer  que  de  ce  défaut  même  naît  un  intérêt  de 
plus.  Cette  foule  compacte,  moins  curieuse  que  morne,  révèle  ad- 
mirablement l'importance  du  personnage  qui  marche  au  supplice. 
Celui  qui  va  périr  est  un  enfant  de  la  ville  même,  le  fils  d'un  des 
hommes  les  plus  considérables  de  la  cité,  connu  de  tous,  honoré  de 
tous,  aimé  d'un  grand  nombre.  Aussi  tous  ses  concitoyens  sont-ils 
sortis  pour  suivre  sa  marche  au  supplice,  comme  ils  auraient  suivi 
ses  funérailles  ou  fait  escorte  à  sa  fête  nuptiale.  En  outre  cette 
foule  n'est  ni  bruyante  ni  agitée;  l'étonnement  de  ce  spectacle  la 
laisse  pensive  et  silencieuse,  elle  sent  confusément  qu'un  grand  in- 
térêt moral  est  dans  l'air  et  comprend  d'instinct  que  cet  événement 
est  un  signe  précurseur  d'une  révolution  immense,  comme  les  bêtes 
sentent  venir  les  tremblomens  de  terre  alors  que  les  hommes  ne  se 
doutent  pas  encore  du  péril  qui  approche.  Et  quelle  variété  finement 
cherchée  et  heureusement  trouvée  dans  les  expressions  de  ceux  des 
personnages  de  cette  foule  qui  sont  placés  au  premier  plan!  L'at- 


IMPRESSIONS    Dli    VOYAGE    ET    D'aRT.  113 

tendrissement  des  femmes  surtout  a  été  nuancé  de  la  manière  la 
plus  exquise.  Si  la  pitié  et  l'émotion  pieuse  dominent,  d'autres  sen- 
timens  plus  profanes  n'ont  pas  abdiqué  pour  cela;  la  religion  ne 
fait  pas  taire  la  nature,  et  l'amour  perce  dans  le  regret  qu'emporte 
le  jeune  saint.  Le  regard  de  celle-ci  dit  visiblement  :  —  si  jeune  et 
quand  il  avait  tant  de  bonheur  à  recevoir  !  —  et  le  regard  de  celle-là 
répond,  comme  le  refrain  d'un  chœur  antique  :  — si  jeune  et  quand 
il  avait  tant  de  bonheur  à  donner!  Merveilleux  encore  est  le  person- 
nage decettj  petite  fille  qui  se  tient  sur  le  premier  plan,  aux  côtés 
de  sa  mère;  tous  les  sentimens  de  son  sexe  sont  déjà  chez  elle  à 
l'état  d'embryon.  Elle  lève  sur  le  jeune  saint  des  yeux  pleins  d'une 
curiosité  étonnée  et  où  domine  une  sorte  de  joie,  joie  du  plaisir  que 
lui  cause  la  vue  d'un  si  beau  visage,  étonnement  naïf  d'une  résolu- 
tion dont  son  âme  ne  peut  encore  comprendre  la  grandeur.  Quant 
aux  personnages  purement  épisodiques,  quelques-uns  sont  admi- 
rables; je  me  contente  d'indiquer  le  jeune  soldat  à  cheval,  qui  se 
retourne  pour  apercevoir  la  mère  qu'il  entend  crier  du  rempart  :  on 
le  croirait  détaché  d'une  belle  fresque  italienne  de  la  renaissance; 
il  n'y  a  de  pareils  mouvemens  et  de  pareilles  attitudes  que  dans 
les  fresques  de  Raphaël  et  quelquefois  dans  le  Dominiquin. 

Non  loin  de  la  place  où  l'on  voit  le  Saint  Symphorien  se  trou- 
vait le  monument  funèbre  du  président  Jeannin,  fils  d'un  tanneur 
d'Autun,  et  de  sa  femme  Anne  Guéniaud,  fille  d'un  petit  médecin  de 
Semur.  Ces  noms  et  qualités  disent  assez  nettement  que,  de  même 
que  la  nature  n'a  pas  eu  besoin  d'attendre  l'ère  de  la  démocratie 
pour  faire  sortir  un  Rubens  des  reins  d'un  épicier  et  un  Haydn  de 
l'union  d'un  charretier  et  d'une  cuisinière,  les  anciennes  sociétés 
n'avaient  pas  eu  besoin  d'attendre  nos  modernes  principes  pour  re- 
connaître les  droits  du  mérite;  mais  passons.  Ce  monument  a  été 
brisé  pendant  la  révolution;  heureusement  il  en  reste  la  partie  la 
plus  précieuse,  et  comme  art  et  comme  document  historique,  les 
statues  du  président  et  de  sa  femme.  Les  deux  effigies  sont  age- 
nouillées, le  président  revêtu  de  son  costume  à  paremens  de  four- 
rures, la  présidente  en  habits  de  dame  de  la  régence  de  Marie  de 
Médicis.  Ce  sont  deux  très  belles,  mais  très  solides  et  très  substan- 
tielles figures  bourguignonnes,  qui  se  sentent  du  tempérament  de 
leur  province  et  de  la  vigueur  de  leur  extraction.  On  devinerait  as- 
sez aisément  sans  autre  indication  que  leur  aspect  qu'ils  sont  les 
premiers  de  leur  race,  tant  la  santé  apparaît  intacte  et  la  nature 
libre  de  tout  germe  délétère.  Sous  ces  chairs  épaisses,  mais  d'une 
singulière  fermeté  et  dont  l'abondance  est  arrêtée  avec  précision  au 
point  voulu  pour  que  la  beauté  des  formes  et  du  visage  soit  res- 
pectée, on  sent  une  ossature  puissante,  legs  d'une  hérédité  obscure 

TOME  civ.  —  1873.  8 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  laborieuse.  Rarement  deux  époux  furent  mieux  assortis  selon  la 
nature,  tant  le  tempérament,  la  santé  et  le  genre  de  beauté  se  cor- 
respondent visiblement  :  c'est  plus  que  le  mari  et  la  femme,  c'est 
vraiment  le  mâle  et  la  fcnielle,  et  leurs  physionomies  à  tous  les 
deux  indiquent  que  les  convenances  morales  furent  aussi  bien  ob- 
servées que  les  convenances  physiques,  que  les  âmes  ne  furent  pas 
moins  bien  mariées  que  les  corps.  Quelle  mâle  et  honnête  figure 
que  celle  de  ce  président  Jeannin  !  On  y  lit  une  énergie  sans  fra- 
cas faite  de  patience  et  de  lenteur,  une  bonhomie  sans  trivialité 
faite  de  dignité  et  de  rectitude  :  ce  n'est  point  le  visage  d'un  bel 
esprit  ni  d'un  poursuivant  de  chimères,  c'est  l'enveloppe  d'un  sens 
droit,  d'un  jugement  certain,  d'une  prudence  assurée;  il  y  a  chez 
ce  personnage  du  poids  et  de  l'aplomb.  La  physionomie  d'Anne 
Guéniaud  indique  une  âme  aussi  bien  lestée  que  celle  de  son  mari. 
Cette  superbe  matrone  possède  évidemment  les  qualités  d'une  mé- 
nagère qui  connaît  Fart  de  tenir  une  maison  et  saurait  au  besoin 
■vérifier  ses  comptes.  Sa  sérieuse  beauté  ne  brille  ni  par  la  finesse, 
ni  par  la  noblesse,  ni  par  la  hauteur,  mais  se  présente  à  nous  toute 
reluisante  de  bonne  humeur  bourgeoise  avec  une  nuance  de  malice 
narquoise  assez  fortement  marquée.  L'épitaphe  latine,  sauvée  de  la 
destruction,  vante  avec  ampleur  ses  vertus  domestiques,  son  esprit 
d'ordre,  ses  habitudes  d'économie,  son  bon  sens  pratique;  or  pour 
qui  sait  lire  entre  les  lignes  et  voir  sous  les  euphémismes  de  l'é- 
loge funèbre,  les  termes  de  cette  apologie  disent  assez  clairement 
que  la  présidente,  pour  parler  le  langage  du  peuple,  ne  fit  jamais 
la  dispendieuse  folie  d'attacher  ses  chiens  par  des  cordes  de  sau- 
cisses. Ce  président  Jeannin,  c'est  véritablement  Gorgibus  noble,  et 
cette  présidente,  c'est  Dorine  grande  dame.  Au-dessus  de  la  niche 
qui  contient  les  deux  statues,  on  voit  un  médaillon  en  marbre  re- 
présentant l'effigie  d'un  autre  membre  de  cette  famille,  ISicolas 
Jeannin,  abbé  de  Saint-Bénigne  :  je  ne  sais  trop  si  c'est  celle  de  son 
frère  ou  celle  de  son  petit- lils,  qui  tous  deux  appartinrent  à  l'é- 
glise; le  visage  est  plu^  fin,  mais  il  est  loin  d'avoir  la  solidité  et  le 
mâle  caractère  de  celui  du  président. 

Président  à  mortier  au  parlement  de  Dijon,  confident  de  Mayenne, 
ambassadeur  de  la  ligue  auprès  de  Philippe  II,  conseiller  d'Henri  IV, 
négociateur  auprès  dçs  provinces  unies  de  Hollande,  ministre  de 
Marie  de  Médicis,  Pierre  Jeaimin  fut  à  son  époque  un  personnage 
tout  à  fait  considérable.  Le  temps  a  fort  réduit  cette  importance; 
cependant  même  à  la  distance  où  nous  sommes  de  lui,  on  peut  en- 
core le  reconnaître  pour  un  des  bons  et  utiles  ouvriers  de  la  gran- 
deur française,  et  le  saluer  avec  respect;  mais,  si  sa  mémoire  n'est 
plus  pour  les  Français  en  général  que  celle  d'un  habile  serviteur, 
elle  mérite  de  rester  éternellement  vivante  dans  sa  province  na- 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  115 

taie  comme  celle  d'un  père  et  d'un  bienfaiteur.  C'est  grâce  à  son 
adresse  et  à  sa  présence  d'esprit  que  les  horreurs  de  la  Saint- 
Barthélémy  furent  épargnées  à  la  Bourgogne.  Fort  jeune  encore 
alors,  mais  déjà  fort  estimé,  il  avait  été  appelé  à  faire  partie  du 
conseil  de  Bourgogne  auprès  du  comte  de  Charny,  lieutenant  du 
roi  pour  cette  province.  Pendant  que  la  Bourgogne,  comme  la  France 
entière,  écoutait  frémissante  de  passions  contraires  les  bruits  sinis- 
tres qui  partaient  de  Paris,  voici  qu'arrivent  auprès  du  conseil  deux 
gentilshommes  porteurs  de  simples  lettres  de  créancs  du  roi,  sans 
autres  instructions,  ce  qui  voulait  dire  :  vous  accorderez  comme  à 
nous-même  confiance  aux  paroles  des  porteurs  de  ces  lettres,  et 
vous  exécuterez  comme  vous  étant  donnés  par  nous-même  les 
ordres  qu'ils  vous  donneront  verbalement.  Ces  gentilshommes,  de- 
manda Jeannin,  consentiraient-ils  à  signer  ces  créances?  Refus  des 
envoyés,  qui  répondent  que,  le  roi  ne  leur  ayant  rien  remis  par  écrit, 
leur  parole  doit  suffire.  Alors  Jeannin,  rappelant  la  loi  de  Théodose, 
qui  défendait  aux  gouverneurs  de  province  d'exécuter  tout  com- 
mandement extraordinaire  avant  un  délai  de  vingt  jours,  afin  qu'on 
eût  le  temps  d'en  appeler  à  l'empereur,  demanda  qu'on  envoyât 
auprès  du  roi,  et  qu'on  obtînt  de  lui  des  lettres  patentes  pour  l'exé- 
cution de  ses  ordres.  Jeannin  réussit  donc  à  obtenir  un  salutaire 
sursis  :  or  deux  jours  plus  tai'd  arrivèrent  des  lettres  de  la  cour, 
qui,  représentant  le  mouvement  de  Paris  comme  le  fait  non  de  l'état, 
mais  des  Guises,  qui  avaient  voulu  se  venger  de  l'amiral,  dis- 
pensaient d'exécuter  les  ordres  verbalement  apportés.  Attaché  à 
partir  de  cette  époque  au  duc  de  Mayenne,  il  le  servit  avec  une  par- 
faite loyauté  sans  jamais  manquer  dans  une  situation  aussi  déhcate 
et  glissante  à  la  fidélité  qu'il  devait  au  roi  légitime.  Il  sut  rester  sujet 
tout  en  vivant  au  milieu  des  factions.  Nos  pères  savaient  réahser  de 
ces  merveilles  d'équilibre  qui  nous  seraient  impossibles  aujourd'hui, 
et  cet  art,  qui  leur  était  comme  naturel,  c'est  à  l'habitude  séculaire 
de  la  monarchie  qu'ils  le  devaient.  Aussi  loin  qu'aille  Jeannin,  il 
est  toujours  un  point  précis  auquel  il  s'arrête,  le  respect  de  l'an- 
tique constitution  politique  de  la  France.  Lorsque  sous  Henri  III 
les  Guises  s'apprêtèrent  à  prendre  les  armes  contre  le  roi,  Jeannin 
eut  par  Mayenne  confidence  de  leurs  mouvemens,  et  il  fît  tout  ce 
qu'il  put  pour  les  détourner  de  leur  projet,  leur  démontrant  avec 
sagacité  que  ce  serait  la  ruine  de  leur  maison,  car  dès  lors  on  ver- 
rait en  eux  non  des  défenseurs,  mais  des  destructeurs  de  l'ordre 
traditionnellement  établi  en  France.  Plus  tard,  lorsque  la  mort  de 
Henri  III  et  l'incertitude  où  l'on  restait  de  la  conversion  du  roi  de 
Navarre  eurent  mis  tout  Français  en  demeure  de  choisir  entre  la 
fidélité  à  l'antique  constitution  de  l'état  et  la  fidélité  à  la  constitu- 
tion plus  antique  encore  des  habitudes  et  des  mœurs  de  la  France, 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Jeannin  n'hésita  pas  à  se  prononcer  pour  la  ligue.  Il  fut  donc  li- 
gueur, mais  sans  rien  d'espagnol,  ni  fanatisme  d'aucune  sorte,  et 
tout  en  se  réservant  de  retourner  au  roi  légitime  le  jour  où  il  se  ren- 
drait au  vœu  national,  et  où  sa  réconciliation  rétablirait  l'intégrité 
de  notre  constitution  traditionnelle,  car,  s'il  ne  voulait  pas  sacrifier 
l'église  au  roi,  il  ne  tenait  pas  davantage  à  sacrifier  le  roi  à  l'église. 
La  réconciliation  s'accomplit  enfin,  et  Jeannin,  retrouvant  avec  la 
conversion  de  Henri  IV  l'équilibre  de  ses  opinions,  n'eut  qu'à  suivre 
sa  pente  naturelle  pour  revenir  à  la  monarchie.  Il  la  servit  pendant 
deux  règnes  avec  talent,  dignité  modeste  et  exacte  probité. 

De  toutes  les  négociations  dans  lesquelles  Jeannin  fut  engagé,  il 
n'y  en  a  pas  de  plus  délicate  et  où  il  se  soit  mieux  montré  à  son 
avantage  que  celle  qu'il   dut  poursuivre  durant  deux  années  et 
demie  pour  amener  la  paix  entre  la  Hollande  et  l'Espagne  sur  une 
base  favorable  aux  intérêts  de  la  France.  En  l'année  1607,  Henri  IV 
apprend  tout  à  coup  que  les  provinces-unies,  lasses  de  la  longue 
guerre  qu'elles  soutiennent  contre  l'Espagne,  sont  prêtes  à  signer 
la  paix  à  la  seule  condition  que  leur  indépendance  sera  reconnue. 
Grand  émoi  d'Henri  IV,  qui,  voyant  déjà  l'Espagne  libre  de  sesmou- 
vemens,  redoute  que  cette  liberté  ne  se  retourne  contre  lui  et  ne 
détruise  l'œuvre  de  son  règne.  Il  était  donc  dans  l'intérêt  du  roi  que 
les  provinces-unies  continuassent  la  guerre,  ou  du  moins  qu'elles 
ne  fissent  la  paix  qu'à  des  conditions  dictées  par  lui.  La  question 
se  présentait  fort  complexe  et  fort  embrouillée.  Il  était  difficile  en 
eiTet  de  persuader  aux  provinces-unies  qu'elles  devaient  continuer 
la  guerre  pour  servir  les  intérêts  de  Henri  IV,  et  si,  par  impos- 
sible, on  les  amenait  à  cette  résolution,  il  était  évident  qu'une 
telle  docilité  de  leur  part  impliquerait  pour  le  roi  l'obligation  de 
les  soutenir.  Or  c'était  ce  que  le  roi  ne  voulait  pas;  il  était  trop  fin 
politique  pour  aller  se  jeter  dans  un  péril  infaillible,  afin  de  se  pré- 
server d'un  péril  problématique.  Dans  une  telle  situation,  Jeannin 
était  le  négociateur  désigné  d'avance  à  la  sagesse  et  à  l'expérience 
du  roi.  Ce  n'était  pas  un  négociateur  absolu,  impérieux  et  tranchant 
qu'il  fallait  ici,  c'était  un  négociateur  patient,  prudent,  incapable 
d'incartades,  passé  maître  en  fait  de  subtilités  juridiques,  de  distinc- 
tions, d'arguties  diplomatiques,  et  que  l'ennui  de  voir  chaque  jour 
casser  sous  ses  doigts  les  fils  de  cet  écheveau  embrouillé  ne  rebutât  ni 
ne  mit  jamais  hors  de  lui-même.  Supposez  par  exemple  Villeroy  à  la 
place  de  Jeannin,  et  il  n'est  pas  douteux  qu'avec  le  caractère  hau- 
tain, la  netteté  de  décision  et  l'arrogance  de  ton  que  nous  révèlent 
ses  dépêches,  les  négociations  n'eussent  été  bien  vite  compromises 
et  rompues.  En  outre  ce  n'était  pas  un  grand  seigneur  qu'il  fallait 
envoyer  auprès  de  ces  opulens  bourgeois  des  provinces-unies,  dont 
Barneveldt  était  alors,  à  la  sourde  colère  du  prince  Maurice,  l'âme 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  117 

et  l'organe,  c'était  un  homme  de  leur  trempe  et  de  leur  condition, 
qui  pût  leur  parler  comme  à  des  égaux  et  qui  eût  pour  eux  la  défé- 
rence amicale,  familière,  bien  intentionnée,  qu'on  a  toujours  pour 
ses  pairs,  qui  en  un  mot  connût  d'instinct,  comme  par  savoir  de 
naissance  et  expérience  de  consanguinité,  les  moyens  de  leur  ré- 
sister et  de  les  séduire.  Or  nul  parmi  les  conseillers  du  roi  ne  réa- 
lisait mieux  ce  personnage  que  Jeannin.  Un  tel  choix  dans  de  telles 
circonstances  est  un  de  ces  mille  détails  auxquels  nous  reconnais- 
sons la  fine  sagesse  et  l'admirable  esprit  politique  de  Henri  IV. 

La  personne  de  l'ambassadeur  était  si  bien  appropriée  aux  cir- 
constances que  sa  mission  eut  un  succès  complet.  Non-seulement 
Jeannin  revint  négociateur  heureux,  mais  il  revint  l'homme  le  plus 
populaire  qu'il  y  eût  en  Hollande  en  l'an  1609,  et  presque  consi- 
déré comme  un  concitoyen  par  les  habitans  des  provinces-unies. 
Cette  popularité  n'a  rien  qui  nous  étonne.  Il  est  évident  que  Jeannin 
s'était  senti  comme  en  famille  au  milieu  de  ces  bourgeois  lettrés  et 
opulens  avec  lesquels  il  pouvait  discourir  de  droit  international  en 
citant  Cicéron,  auxquels  il  pouvait  proposer  ses  expédiens  diplo- 
matiques en  citant  Horace.  Nous  venons  de  lire  durant  ces  der- 
niers mois  la  plus  grande  partie  de  ses  dépêches;  l'impression 
qu'elles  nous  laissent  est  qu'il  servit  presque  autant  la  cause  des 
provinces-unies  que  les  intérêts  de  Henri  IV,  et  qu'il  conseilla  Bar- 
neveldt  beaucoup  mieux  que  celui-ci  ne  se  conseillait  lui-même. 
Quand  il  arriva  en  Hollande ,  il  trouva  Barneveldt  et  derrière  lui 
toute  l'oligarchie  bourgeoise  des  provinces-unies  prêts  à  conclure 
avec  l'Espagne  une  paix  telle  quelle.  Le  premier  soin  de  Jeannin  fut 
de  relever  le  courage  de  Barneveldt  et  de  le  dissuader  de  livrer  les 
destinées  de  son  pays  aux  chances  d'une  paix  inconsidérée.  Les 
provinces-unies,  lui  disait-il,  ne  peuvent  faire  une  paix  trop  facile, 
car  une  telle  paix  serait  une  conclusion  sans  dignité  d'une  lutte  si 
longue  et  si  acharnée,  et  révélerait  à  l'adversaire  une  lassitude  dont 
il  ne  manquerait  pas  de  tenir  compte  pour  recommencer  l'agression 
à  l'heure  qu'il  choisirait  lui-même,  lorsqu'il  aurait  suffisamment 
réparé  ses  forces;   elles  ne  peuvent  pas  non  plus  faire  la  paix  à 
elles  seules,  car  elles  sont  engagées  par  reconnaissance  envers  le 
roi  de  France,  qui  les  a  secourues  de  ses  hommes  et  de  son  argent. 
En  ce  cas,  c'est  la  guerre,  répondait  invariablement  Barneveldt; 
soit,  donnez-nous  alors  les  moyens  de  la  continuer;  ce  sera  par 
chaque  année  tant  de  milliers  d'hommes  et  tant  de  millions  d'écus. 
A  ces  propositions,  le  roi  bondissait  :  Je  ne  donnerai,  écrivait-il  en 
substance  à  Jeannin,  ni  autant  d'hommes  ni  autant  d'écus;  ce  sera  le 
cinquième,  le  quart,  le  tiers  tout  au  plus,  mais  sur  de  bonnes  garan- 
ties et  des  engagemens  formels.  —  Cependant,  répliquait  Jeannin 
respectueusement  et  avec  toute  sorte  de  circonlocutions  prudentes. 


118 


REVUE    DES   DEUX   MONDES. 


il  faudra  bien  arriver  à  une  conclusion,  et,  si  nous  ne  voulons  pas 
qu'ils  fassent  la  paix,  il  semble  juste  qu'on  leur  donne  les  moyens 
de  continuer  la  guerre.  Que  faire  donc?  Avec  une  sagacité  pro- 
fonde, Jeannin  découvrit  dès  le  début  de  ces  longues  négociations 
le  moyen  terme  qui  pouvait  le  mieux  tirer  d'embarras  les  provinces- 
unies,  une  trêve  à  longue  échéance.  11  était  évident  que,  si  on  trai- 
tait d'une  paix  définitive  l'Espagne  voudrait  l'imposer  à  des  condi- 
tions trop  dures,  et  que  les  provinces-unies,  ou  bien  se  rendraient 
trop  facilement,  ce  qui  rallumerait  la  querelle  à  court  délai,  ou 
bien  rompraient  les  négociations,  ce  qui  remettrait  les  choses  dans 
l'état  d'où  on  voulait  sortir.  En  négociant  une  trêve  à  long  terme  au 
contraire,  l'Espagne  se  montrerait  plus  coulante;  les  provinces- 
unies  obtiendraient  le  repos  dont  elles  avaient  besoin,  et  leur  avenir 
serait  assuré  beaucoup  mieux  que  par  une  paix  toujours  prête  à  être 
rompue,  assuré  par  l'ennemi  lui-même,  qui  consentirait  facilement 
à  ajourner  ses  espérances,  sans  s'apercevoir  que  le  temps  aurait  la 
puissance  de  changer  le  provisoire  en  définitif. 

Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  ce  moyen  terme  fut  accepté,  car 
personne  n'en  voulait.  L'oligarchie  bourgeoise  des  provinces-unies 
y  répugnait,  parce  qu'elle  aspirait  avec  ardeur  à  quelque  chose 
de  définitif.  Maurice  de  Nassau  n'y  tenait  pas  plus  qu'à  la  paix, 
car  l'une  et  l'autre  avaient  le  même  inconvénient  pour  lui,  celui  de 
laisser  le  pouvoir  aux  mains  de  l'oligarchie  bourgeoise  et  de  le 
faire  rentrer  dans  un  clair-obscur  dont  son  âme  froide  et  terrible 
goûtait  peu  les  douceurs.  Henri  IV  résistait  singulièrement,  et  son 
raisonnement,  très  ferme  et  très  royal,  était  celui-ci  :  une  longue 
trêve  aura  pour  eux  tous  les  inconvéniens  de  la  paix  sans  en  avoir 
la  sécurité;  ils  vont  s'amollir  durant  cet  intervalle  dans  la  richesse, 
le  travail  pacifique,  le  loisir,  et,  quand  ils  auront  fait  œuvre  de 
marchands  pendant  douze  ou  quinze  ans,  ils  seront  incapables  de 
retrouver  leur  énergie  et  de  redevenir  des  soldats.  L'Espagne  n'en 
voulait  pas,  se  doutant  bien  que  le  temps,  dans  l'intervalle,  se  char- 
gerait de  la  désarmer,  et  elle  ne  consentait  qu'à  une  trêve  à  court 
délai.  Enfin  le  second  médiateur  entre  les  deux  belligérans,  le  roi 
Jacques  1"  d'Angleterre,  repoussait  absolument  la  trêve  comme 
inefficace,  et  se  prononçait  pour  la  paix,  parce  qu'il  espérait  que  la 
paix  serait  acceptée  telle  quelle,  et  livrerait  pieds  et  poings  liés  la 
Hollande,  qu'il  aimait  peu,  à  l'Espagne,  dont  il  convoitait  l'alliance. 
H  fallut  pourtant  se  rendre  au  bout  de  deux  ans  de  chicanes,  de 
querelles,  de  propositions  acceptées  et  abandonnées,  de  négocia- 
tions rompues  et  reprises.  Jeannin  triomphait  triplement,  d'abord 
parce  que  cette  trêve  était  son  œuvre  plus  que  celle  d'aucun  autre 
négociateur,  en  second  lieu  parce  qu'il  rendait  le  repos  à  la  Hol- 
lande par  le  moyen  et  au  nom  de  son  maître,  enfin  parce  qu'il  dé- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'arT.  119 

barrassait  ce  môme  maître  d'une  tutelle  onéreuse,  et  le  dispensait 
pour  l'avenir  de  subsides  qui  alFligeaient  son  esprit  d'économie. 

Jamais  je  n'ai  mieux  senti  qu'en  lisant  les  dépêches  do  Jeannin 
la  védté  de  ces  paroles,  qui  me  furent  dites  un  jour  par  le  célèbre 
sir  Henry  Bulwer:  «  Nous  autres,  diplomates,  nous  sommes  beau- 
coup plus  qu'on  ne  le  croirait  des  personnages  sacrifiés.  C'est  un 
métier  dans  lequel  il  faut  dépenser  beaucoup  de  talent,  et  sans  es- 
poir de  célébrité.  On  n'acquiert  la  célébrité  en  ce  monde  qu'en  fai- 
sant ou  en  défaisant  quelque  chose;  mais  notre  tâche,  ingrate  entre 
toutes,  consiste  précisément  à  empêcher  que  les  choses  ne  se  dé- 
fassent. »  Les  négociations  de  Jeannin  sont  un  exemple  remarquable 
de  cette  lutte  difficile  avec  des  circonstances  qui  échappent  sans 
cesse.  Pendant  même  que  l'on  négocie,  les  choses  se  déplacent 
non  d'une  manière  grossièrement  apparente,  mais  avec  subtilité. 
Quelle  finesse  d'œil  il  faut  pour  apercevoir  cet  invisible  déplace- 
ment, que  d'adresse  pour  les  ramener  au  point  précis  d'où  elles 
se  sont  écartées,  que  de  souplesse  d'esprit  pour  reprendre  la  ques- 
tion sur  ce  nouveau  terrain  et  maintenir  la  fixité  du  but  qu'on  pour- 
suit au  milieu  d'une  perpétuelle  mobilité!  Des  qualités  de  premier 
ordre  sont  ici  nécessaires,  et  cela  pour  lutter  avec  des  circonstances 
qui  huit  jours  après  qu'on  en  a  triomphé  n'ont  plus  le  moindre 
intérêt.  De  là  naît  pour  le  diplomate  un  nouveau  désavantage,  et  le 
plus  cruel  peut-être  de  tous  :  c'est  que  ses  écrits,  quelque  habiles 
qu'ils  soient,  survivent  à  peine  aux  incidens  qui  leur  donnent  nais- 
sance. On  a  dit  avec  justesse  que  la  lecture  rétrospective  des  vieux 
pamphlets  poliliques  et  des  vieux  discours  de  tribune  ressemblait 
d'ordinaire  à  celle  des  almanachs  de  l'an  passé.  S'il  en  est  ainsi  du 
publiciste  et  de  l'orateur,  que  sera-ce  du  diplomate,  qui  ne  peut  et 
ne  doit  avoir,  pour  défendre  sa  renommée,  les  ressources  de  la 
passion  !  Aussi  n'y  a-t-il  pas  de  labeur  comparable  à  la  lecture  des 
collections  diplomatiques  même  les  plus  considérables  et  les  plus 
justement  célèbres.  Les  Négociations  de  Jeannin,  malgré  tout  leur 
mérite,  sont  loin  de  faire  exception  à  cet  égard,  et  il  y  a  même  ici 
une  raison  toute  particulière  qui  ajoute  encore  à  la  fatigue  que 
font  éprouver  ces  sortes  de  collections  :  chez  Jeannin,  l'esprit  vaut 
mieux  que  la  parole  et  la  substance  mieux  que  la  forme.  Il  ne  'se 
soucie  que  d'être  clair  et  exact,  et  ce  souci  l'entraîne  à  de  telles 
minuties  de  détail  qu'il  en  atteint  souvent  le  résultat  contraire  à 
celui  qu'il  cherche.  Ajoutez  que  Jeannin  est  resté  comme  écrivain 
l'homme  de  sa  jeunesse;  en  pleins  règnes  de  Henri  ÏV  et  de  Louis  XHl, 
il  écrit  encore  comme  on  écrivait  au  temps  de  Charles  IX,  et  c'est 
avec  une  peine  infinie  que  l'on  suit,  dans  ses  circonlocutions,  ses  in- 
cidentes et  ses  parenthèses,  sa  longue  phrase  traînante  comme  une 
toge  de  magistrat  d'une  mode  ancienne.  Quelle  différence  sous  ce 


120  REVDE    DES   DEUX    MONDES. 

rapport  entre  Jeannin  et  ses  illustres  correspondans  diplomatiques, 
Henri  IV,  "Villeroy,  Sully  lui-même!  Certes  Villeroy  est  loin  d'avoir 
la  prudence  et  la  sagesse  de  Jeannin,  mais  quelle  netteté  et  quelle 
propriété  d'expression,  et  que  sa  phrase  simple,  logique,  allant 
droit  au  but,  est  agréable  et  facile  à  suivre  quand  on  la  met  en 
regard  de  la  phrase  à  méandres  de  Jeannin  !  Les  seules  de  ces  dé- 
pêches qui  soient  vraiment  belles  cependant,  ce  sont  celles  de 
Henri  IV.  Voilà  cette  fois  qui  s'appelle  parler.  Quelle  fermeté  de 
ton  !  quel  royal  langage  !  Comme  avec  lui  on  s'élève  au-dessus  de 
ces  misérables  incidens  que  chaque  jour  amène,  et  comme  on  rap- 
porte aisément  chacun  de  ces  incidens,  aussi  passager  soit-il,  aux 
principes  premiers  d'où  toute  politique  découle!  Que  ce  style  est 
moderne  et  se  sent  peu  des  régimes  précédens!  Dans  cette  réunion 
d'hommes  éminens  d'autrefois  que  nous  présentent  les  négociations 
de  Jeannin  ,  non-seulement  Henri  IV  est  le  plus  grand  esprit,  mais 
il  est,  et  de  beaucoup,  le  meilleur  écrivain. 


II.    —    AUXONNE    :    LA    STATUE   DB    BONAPARTE     ADOLESCENT    DE    M.    J  0  C  F  F  E  0  ï  . 
—    FIXIN    :     LE    MONl'MENT    FUNEBRE    DE    NAPOLÉON     PAR     RIDE. 

A  Auxonne,  de  même  qu'à  Yézelay  et  à  Âvallon,  on  se  sent  déjà 
hors  de  la  Bourgogne.  Ici  nous  rencontrons  la  Saône  pour  la  pre- 
mière fois,  et  pour  la  première  fois  aussi  nous  remarquons  ce 
paysage  reposant  et  un  peu  monotone  de  vastes  prairies  dont  la 
Saône  semble  avoir  le  privilège  exclusif,  car  il  en  accompagne  les 
rives  partout  où  nous  avons  pu  la  suivre,  à  Châlon,  à  Tournus,  à 
Mâcon.  D'autre  part,  le  caractère  des  habitations  change,  les  bal- 
cons commencent  à  y  abonder  tant  à  l'intérieur  qu'à  l'extérieur, 
et  les  façades  bien  dessinées,  d'une  régularité  quelque  peu  fan- 
tasque, annoncent  le  voisinage  d'une  autre  province.  On  s'aperçoit 
encore  à  d'autres  signes  qu'on  se  trouve,  par  suite  des  circon- 
stances présentes,  dans  un  pays  particulièrement  délicat  pour  le 
quart  d'heure;  mais  mieux  vaut  nous  taire  sur  ce  pénible  sujet. 

Le  plus  renommé  des  édifices  d' Auxonne  est  l'église  de  Notre- 
Dame,  construite  par  la  duchesse  Marguerite  de  Flandres,  la  femme 
de  Philippe  le  Hardi,  que  les  habitans  d' Auxonne  désignent  tra- 
ditionnellement, je  ne  sais  trop  pourquoi,  sous  le  nom  de  la 
reine  Blanche,  galant  sobriquet  qu'elle  dut  peut-être  à  son  teint 
de  Flamande,  mais  qui  ne  laisse  pas  que  de  dérouter  un  instant 
le  voyageur.  Malgré  le  renom  de  Notre-Dame,  nous  en  dirons  peu 
de  chose,  car  cette  église  est  entièrement  vide  de  témoignages  his- 
toriques et  ne  rappelle  aucun  souvenir  intéressant.  Aucun  saint  n'a 
passé  par  là,  aucun  héros  n'a  dormi  sous  cette  voûte,  et,  quand 
l'homme  n'a  pas  laissé  en  un  édifice  la  trace  de  son  âme,  il  est 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  121 

rare  que  cet  édifice  ait  le  privilège  d'intéresser  fortement,  si  beau 
qu'il  soit.  Or  il  y  a  dans  le  monde  quantité  de  choses  autrement 
belles  que  Notre-Dame  d'Auxonne,  et,  sans  sortir  de  la  Bour- 
gogne, celte  église  n'a  rien  qui  puisse  la  mettre  sur  le  même  rang 
que  les  églises  d'Auxerre,  de  Vézelay,  d'Autun,  de  Beaune,  de 
Pontigny,  de  Dijon.  Les  amateurs  de  curiosités  architecturales  si- 
gnalent une  déviation  assez  prononcée  du  côté  gauche  de  la  nef, 
déviation  qui,  disent-ils,  a  pour  but  de  reproduire  l'inflexion  du 
Christ  sur  la  croix;  mais  ce  n'est  là  qu'une  singularité  de  nature 
amusante  et  non  pas  une  beauté.  Tout  ce  qui  me  plaît  de  cette 
'église,  c'est  son  porche  gothique  bizarrement  posé  de  biais  et  ri- 
chement orné,  à  tous  les  étages  de  ses  colonnes,  d'un  peuple  de 
prophètes  et  d'apôtres.  Un  détail  curieux  et  bon  à  noter  pour  les 
archéologues  m'a  frappé  pendant  que  je  me  promenais  sous  ce 
porche  en  examinant  ses  statuettes  :  c'est  que  celles  qui  représen- 
tent les  images  de  Moïse,  d'Isaïe,  de  Zacharie  et  de  Daniel  sont  les 
copies  exactes  des  admirables  prophètes  du  puits  de  Moïse  de  Claux 
Slutter,  fait  qui,  ajouté  aux  figurines  du  célèbre  retable  déposé  au 
musée  de  Dijon,  sert  à  démontrer  de  quelle  popularité  a  joui  en 
Bourgogne,  presque  dès  sa  création,  l'œuvre  de  V imagier  de  Phi- 
lippe le  Hardi.  Sans  doute,  Notre-Dame  d'Auxonne  ne  mérite  pas 
autant  de  froideur,  et  peut-être  étions-nous  en  mauvaise  disposi- 
tion, ce  qui  serait  excusable,  car  il  nous  a  fallu  pendant  deux  jours 
contempler  cette  église  abrité  sous  un  parapluie.  S'il  en  est  ainsi, 
il  se  trouvera  certainement  un  autre  voyageur  pour  l'admirer  avec 
plus  d'enthousiasme  qu'il  ne  nous  est  possible  de  le  faire. 

Un  embryon  du  musée  a  été  installé  dans  une  petite  salle  atte- 
nante à  la  bibliothèque  publique,  laquelle  par  parenthèse  est  un 
joli  petit  édifice  bien  conçu  qui  n'a  que  le  tort  de  faire  croire  à  un 
théâtre,  et  qui  est  l'œuvre  d'un  architecte  de  talent  porteur  du  nom 
bizarre  de  Phal-Blando.  Ce  musée  embryonnaire  contient  plusieurs 
objets  intéressans,  parmi  lesquels  il  faut  citer  en  première  ligne 
un  portrait  de  Jean  sans  Peur,  débris  échappé  de  quelque  ruine 
du  voisinage,  mais  dont  on  n'a  pu  m'indiquer  la  provenance  exacte. 
Il  serait  cependant  intéressant  d'en  connaître  l'origine  et  de  pouvoir 
en  constater  l'authenticité,  car  il  diffère  sensiblement  de  tous  les 
autres  portraits  existans  du  duc  tant  pour  l'âge  que  pour  les  traits. 
Jean  nous  y  est  représenté  dans  la  toute  première  fleur  de  l'ado- 
lescence, avant  même  qu'il  fût  d'âge  à  commander  la  chevaleresque 
équipée  de  Nicopolis.  C'est  un  tout  à  fait  joli  garçon  qui  reproduit 
exactement,  mais  en  très  beau,  les  traits  de  son  père  Philippe. 
Impossible  d'y  découvrir  le  plus  petit  germe  de  cette  physionomie 
de  dogue  hargneux  que  nous  lui  voyons  dans  les  portraits  de  son 
âge  mûr,  où,  coiffé  de  son  affreux  bonnet  de  forme  phrygienne,  ce 


i22  BE7UE  DES  DEUX  MONDES. 

chef  de  la  démagogique  faction  des  bouchers  de  Paris  ressemble 
au  symbole  anticipé  du  sans-culottisme  futur.  Ce  portrait,  si  par 
hasard  il  était  vrai,  posséderait  encore  un  autre  mérite,  c'est  qu'il 
démentirait  la  laideur  que  les  anciennes  images  attribuent  inva- 
riablement aux  Valois  d'avant  la  branche  d'Angoulème,  laquelle 
a  toujours  passé  pour  avoir  inauguré  la  beauté  physique  sur  le 
trône  de  France.  Pour  les  ducs  de  Bourgogne  en  particulier,  les 
portraits  abondent;  le  château  de  Bussy-Rabutin  par  exemple  en 
possède  quatre  dont  l'authenticité  n'a  jamais  été  mise  en  doute 
par  personne.  Je  n'ai  rien  vu  de  plus  laid;  ce  ne  sont  pas  des  vi- 
sages, c'est  un  horrible  amas  de  rides  et  de  pattes  d'oie.  Tou- 
tefois il  est  très  possible  que  cette  laideur  soit  une  calomnie  de 
la  maladresse,  et  provienne  de  l'infériorité  relative  de  la  peinture 
sur  la  sculpture  de  cette  époque,  car  nous  remarquons  qu'il  y  a 
sous  ce  rapport  une  très  notable  différence  entre  les  images  peintes 
et  les  images  sculptées  des  ducs,  et  nous  aimons  mieux  en  croire 
Claux  Slutter  et  Jehan  de  la  Verta  que  le  peintre  anonyme  des  por- 
traits du  château  de  Bussy.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  peut  que  re- 
commander ce  portrait  de  Jean  sans  Peur  adolescent  aux  recherches 
des  archéologues  de  la  localité. 

A  voir  ce  portrait  de  Jean  tout  avenant  de  la  candeur  de  l'adoles- 
cence, l'imagination  a  peine  à  se  figurer  les  actes  effroyables  dont 
sa  vie  va  se  remplir  et  se  souiller,  le  meurtre  da  Louis  d'Orléans, 
les  massacres  répétés  des  Armagnacs,  les  connivences  avec  l'Anglais. 
Un  sentiment  de  nature  analogue  se  réveille  à  la  vue  de  quelques 
objets  ayant  appartenu  à  Bonaparte  jeune  que  possède  ce  petit  mu- 
sée. C'est  ici  en  effet  que  Bonaparte  a  passé  les  années  les  plus 
pures  et  les  plus  heureuses  de  sa  vie.  Auxonne  fut  sa  première  et 
on  peut  dire  son  unique  garnison,  car,  arrivé  dans  cette  ville  en 
1788,  comme  lieutenant  en  second  du  régiment  de  La  Fère,  il  ne 
la  quitta  qu'en  1791,  au  moment  mêm.e  où  dans  les  profondeurs 
des  destinées  l'étoile  fatidique  commençait  à  se  mettre  en  marche 
pour  venir  se  poser  sur  sa  tète.  Les  habitans  d' Auxonne  ont, 
comme  on  peut  croire,  soigneusement  recueilli  tous  les  détails  qui 
se  rapportaient  au  séjour  d'un  tel  hôte  dans  leurs  murs;  quelques- 
uns  sont  intéressans  et  font  rêver.  Ainsi  Bonaparte  a  failli  s'y  noyer 
deux  fois,  la  première  en  se  baignant  dans  la  Saône,  la  seconde  en 
patinant  sur  les  fossés  de  la  forteresse,  où  périrent  deux  de  ses  ca- 
marades, sur  lesquels  le  destin  n'avait  évidemment  de  vues  d'aucune 
espèce.  C'est  à  croire  en  effet  que  la  fatalité  agit  souvent  comme 
une  personne  libre  de  ses  choix,  et  le  fait  que  nous  avons  cité  en 
dernier  lieu  en  est  un  bien  curieux  exemple.  Au  moment  où  la  glace 
allait  se  rompre,  il  la  quitte  pour  aller  dîner;  ses  deux  camarades 
s'obstinent  à  prolonger  encore  de  quelques  minutes  leur  exercice  en 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'arT.  123 

l'invitant  à  faire  comme  eux;  il  hésite,  refuse,  et  au  même  instant 
les  deux  patineurs  disparaissent  sous  l'eau  gelée.  Pourquoi  cette 
hésitation  à  cette  minute  précise?  N'est-ce  pas  à  en  admettre  la 
connivence  secrète  d'une  puissance  mystérieuse?  Rien  n'empêchait 
que  Bonaparte  partageât  le  sort  de  ses  deux  camarades,  et  alors 
l'histoire  suivait  nécessairement  un  autre  cours;  mais  lequel?  Voilà 
ce  qu'il  est  assez  difficile  d'imaginer.  Je  crois  bien  volontiers  que 
le  sort  de  la  France  n'en  aurait  pas  été  plus  malheureux;  mais  j'ai 
peine,  je  l'avoue,  à  comprendre  ce  qui  serait  advenu  de  la  révolu- 
tion française  si,  pour  ne  rien  dire  de  plus,  Bonaparte  ne  se  fut  pas 
trouvé  là  juste  à  point  pour  détourner  sur  sa  personne  les  colères 
que  la  révolution  avait  soulevées  et  pour  se  substituer  à  elle  comme 
point  de  mire  de  l'Europe,  car,  lorsque  les  puissances  coalisées 
triomphèrent  en  JSlZi,  elles  ne  détrônèrent  que  Napoléon,  tandis 
qu'en  1795  c'était  la  révolution  même  qu'elles  visaient  et  qui  eût 
infailliblement  péri  sous  leurs  efforts.  11  transforma  la  nature  et 
l'objet  des  haines  de  l'Europe;  n'y  eût-il  que  cela  dans  son  règne, 
ce  fait  seul  suffirait  pour  constituer  un  changement  considérable 
dans  l'histoire  générale. 

Les  souvenirs  des  habitans  d'Auxonne  nous  le  représentent  au 
début  de  la  révolution  préludant  en  quelque  sorte  à  son  rôle 
du  13  vendémiaire,  et  réprimant  quelques  minuscules  émeutes 
à  Seurre,  à  Cîteaux,  à  Auxonne  même.  La  plus  sérieuse  de  ces 
échauffourées  fut  celle  de  Seurre,  et  la  tradition  lui  prête  à  cette 
occasion  un  mot  curieux  qui  doit  être  vrai,  car  il  peint  bien  son 
adroite  et  quelquefois  cauteleuse  énergie.  Bonaparte  venait  de  don- 
ner l'ordre  à  l'attroupement  de  se  disperser;  vains  efforts,  l'at- 
troupement n'écoutait  pas.  Alors  il  commande  de  charger  les 
armes,  fait  mettre  la  foule  enjoué,  puis  au  moment  d'ordonner 
le  feu  :  ((  Citoyens,  dit-il  en  s' avançant,  que  les  honnêtes  gens 
se  retirent  bien  vite,  je  n'ai  ordre  de  tirer  que  sur  la  canaille.  » 
Sur  ce  mot,  chacun  s'empresse  de  s'éloigner  pour  ne  pas  donner 
de  sa  personne  une  mauvaise  opinion.  Sauf  ces  menus  incidens, 
quel  contraste  entre  cette  vie  des  jeunes  années  à  Auxonne  et  celle 
qui  allait  presque  aussitôt  s'ouvrir  pour  lui!  Nous  avons  ici  un  Bo- 
naparte avant  l'ambition  et  les  rêves  de  grandeur,  n'entrevoyant 
pas  même  l'avenir  qui  lui  est  réservé,  studieux,  rangé,  vivant  de 
laitage  par  économie,  un  Bonaparte  presque  bourgeois,  portant  le 
sac  à  ouvrage  de  M'"^  Lombard,  la  femme  de  son  professeur  de  mathé- 
matiques, fréquentant  les  bonnes  maisons  bourgeoises  de  la  ville  et 
s'estimant  heureux  d'y  être  admis,  faisant  la  partie  deboston  de  ses 
hôtes  et  prenant  sur  ses  maigres  économies  pour  donner  de  temps 
en  temps  en  retour  de  leur  hospitalité  quelque  petit  cadeau  à  leurs 
femmes  et  à  leurs  filles.  De  ce  nombre  sont  un  mince  portefeuille  en 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soie  et  une  pelote  à  épingles  donnés  à  une  certaine  M™*  Naudin  et 
à  une  certaine  M"^  Pilon,  deux  noms  de  forme  modeste,  comme 
vous  voyez,  et  mal  frappés  pour  la  gloire.  Le  musée  d'Auxonne  pos- 
sède encore  un  souvenir  de  nature  plus  tendre  :  deux  fiches  de  jeu 
en  ivoire  sur  lesquelles  Bonaparte  a  écrit  familièrement  le  mot  de 
Manesca,  prénom  à  tournure  romanesque  d'une  demoiselle  Pillet, 
fille  d'un  marchand  de  bois,  pour  laquelle  il  semble  avoir  eu  de 
l'amitié,  et  qu'il  eut  un  moment  la  pensée  d'épouser.  11  serait  cu- 
rieux de  savoir  jusqu'à  quel  point  elle  lui  rendait  sa  sympathie  et 
comment  elle  envisageait  ce  projet  de  mariage  ;  tout  cela  presque 
à  la  veille  du  pont  d'Arcole  et  de  la  campagne  d'Italie  :  le  chan- 
gement de  fortune  est  à  n'y  pas  croire.  Je  ne  connais  pas  dans 
l'histoire  un  second  exemple  d'une  entrée  aussi  subite  dans  la  re- 
nommée (1). 

Une  statue  monumentale  due  au  ciseau  de  M.  JoulTroy  consacre 
à  Auxonne  le  souvenir  de  ces  années  de  paix  et  de  bonheur  modeste. 
L'œuvre  est  doublement  remarquable,  et  par  l'originalité  de  l'idée, 
et  par  l'élégance  de  l'exécution.  C'est  une  idée  originale  en  effet 
que  d'avoir  représenté  Bonaparte  à  vingt  ans,  avant  toute  gloire  et 
tout  malheur,  et  lorsque  ces  traits  mêmes  de  médaille  antique  par 
lesquels  nous  le  connaissons  n'étaient  pas  encore  formés.  Le  voilà 
donc  devant  nous  à  l'état  de  page  blanche;  le  destin  n'a  pas  encore 
écrit  sur  son  visage  la  première  ligne  de  sa  vie.  Il  se  dresse  sur 
son  piédestal,  élégant,  svelte,  élancé,  revêtu  de  l'habit  militaire  du 
temps.  La  tête  est  nue  et  sans  coiffure;  les  cheveux,  destinés  à  deve- 
nir rares  si  vite,  mais  qui,  avant  de  s'éclaircir,  li^  rendront  le  signalé 
service  de  lui  constituer  une  si  superbe  crinière  de  lion  républicain 
et  compléteront  ainsi  une  des  physionomies  les  mieux  faites  pour 
frapper  l'imagination  des  contemporains,  arrivent  sur  son  front  en 
touffes  nombreuses,  que  l'artiste  a  légèrement  bouclées,  de  manière 
à  y  faire  apercevoir  le  germe  de  la  fameuse  mèche  napoléonienne. 
Le  type  physique  traditionnel  du  futur  héros  est  comme  prédit  par 
une  main  introduite  dans  l'ouverture  du  gilet,  habitude  restée  cé- 
lèbre et  que  d'innombrables  portraits  ont  rendue  populaire.  C'est 
à  ces  légers  indices  et  à  ces  pronostics  presque  insaisissables  que 
l'artiste  s'en  est  finement  tenu,  sans  tomber  dans  le  piège  grossier 
où  plus  d'un  aurait  à  sa  place  aisément  donné,  de  mettre  le  plus 
possible  du  Bonaparte  de  1796  ou  de  1800  dans  le  Bonaparte  de 
1788,  ou  de  faire  transparaître  l'empereur  à  travers  le  lieutenant 
d'artillerie.  La  physionomie,  très  reconnaissable,'est  sérieuse,  pres- 

(1)  Tous  les  objets  que  nous  venons  de  mentionner  ont  été  donnés  au  musée 
d'Auxonne  par  M.  Claude  Pichard,  ancien  maire  de  cette  ville  et  auteur  d'une  bro- 
chure où  il  a  réuni  les  plus  menus  souvenus  du  séjour  de  Bonaparte  parmi  ses  con- 
citoyens. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  125 

que  austère,  pensive,  avec  une  pointe  de  mélancolie  qui  lui  donne 
quelque  chose  de  wertherien,  avenante  et  gracieuse  cependant 
comme  l'est  toujours  l'heureuse  adolescence,  même  lorsqu'elle  est 
morose  et  sombre.  Cette  élégante  statue  est  accompagnée  de  quatre 
bas-reliefs  destinés  à  marquer  les  étapes  si  peu  nombreuses  que  va 
parcourir  la  prodigieuse  fortune  de  cet  enfant.  Le  premier  nous 
montre  le  point  de  départ,  et  le  sujet  en  a  été  pris  dans  la  vie  de 
Bonaparte  à  Auxonne  même.  Une  petite  chapelle  s'élève  en  pleine 
campagne  à  quelque  distance  d'Auxonne;  Bonaparte  en  faisait  un 
but  fréquent  de  ses  promenades.  C'est  au  milieu  de  ce  paysage  que 
l'artiste  l'a  représenté  appuyé  mélancoliquement  contre  un  chêne 
sous  lequel  il  s'asseyait  de  préférence  et  auquel  il  a  laissé  son  nom, 
le  menton  soutenu  par  la  main,  avec  une  nuance  de  vvertherisme 
encore  plus  marquée  que  celle  de  la  statue. 

Que  ne  suis-je  un  berger,  que  ne  suis-je  Tityrel 

Ce  vers,  que  Théophile  Gautier,  dans  son  poème  de  la  Comédie 
de  la  mort,  fait  prononcer  par  Napoléon  lui  -  même  pour  expri- 
mer le  regret  de  ne  pas  avoir  donné  à  sa  vie  un  emploi  pacifique, 
nous  a  été  remis  en  mémoire  par  ce  bas-relief,  devant  lequel  il 
perd  la  teinte  de  ridicule  dont  il  nous  avait  toujours  paru  marqué. 
Ce  bas-relief  est  en  effet  une  charmante  bucolique,  une  idylle  à  un 
seul  personnage,  et,  si  l'on  ne  savait  que  les  rêveries  mélancoliques 
qu'atteste  ce  jeune  visage  sont  celles  de  l'ambition  anxieuse  et  non 
celles  de  l'amour  attristé,  on  pourrait  prendre  cet  adolescent  pour 
le  héros  d'une  mondaine  pastorale  à  la  manière  du  xviir  siècle 
agonisant.  Le  second  bas-relief,  plein  de  feu  et  de  mouvement,  est 
consacré  à  cet  épisode  du  pont  d'Arcole  dont  le  retentissement  pro- 
digieux logea  pour  toujours  le  nom  du  général  de  l'armée  d'Italie 
dans  l'esprit  des  populations.  C'est  la  guerre  dans  toute  sa  furie 
meurtrière  sans  rien  d'horrible,  la  guerre  environnée  d'une  splen- 
deur d'héroïsme  et  de  jeunesse,  la  déesse  Bellone  elle-même  dans 
sa  fleur  de  beauté.  Quelle  dilïérence  entre  ce  tableau  de  la  guerre 
et  celui  que  le  pinceau  de  Gros  nous  représente  sur  le  champ  de 
bataille  d'Eylau,  sous  la  neige  et  l'air  glacé!  Barement  on  a  mieux 
rendu  ce  beau  soleil  de  gloire  qui  salua  l'avènement  de  Bonaparte 
à  la  renommée.  Dans  le  troisième  bas-relief,  consacré  à  l'étape  du 
consulat  et  représentant  une  séance  du  conseil  d'état  présidée  par 
Bonaparte,  l'artiste  a  su  triompher  d'un  sujet  plus  ingrat  par  l'heu- 
reuse disposition  des  groupes  et  la  fidèle  reproduction  des  portraits. 
Le  quatrième,  qui  a  eu,  paraît-il,  auprès  des  Auxonnois  moins  de 
succès  que  les  autres,  me  semble  le  plus  beau  ds  tous.  Il  est  con- 
sacré au  couronnement.  Au  premier  plan,  Joséphine  est  agenouillée; 
l'empereur  s'est  avancé  vers  elle,  et  d'un  geste  altier  il  détache  la 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

couronne  qu'il  vient  de  ceindre  pour  la  poser  sur  sa  tête;  sur  les 
côtés  apparaissent  quelques  dignitaires  de  la  cour  naissante,  et 
par  derrière,  immobiles  et  impassibles,  se  tiennent  le  souverain 
pontife  et  les  prélats  qui  l'assistent.  On  dirait  une  scène  du  moyen 
âge  sous  des  costumes  modernes;  pour  la  composer,  l'artiste  s'est 
très  habilement  souvenu  de  ce  que  nous  appellerons  ses  lectures 
de  statuaire.  Nous  en  dirons  autant  du  premier  bas- relief,  dans  le- 
quel M.  Jouffroy  nous  paraît  s'être  inspiré  des  charmantes  sculp- 
tures de  la  façade  du  palais  ducal  de  Nevers  représentant  la  chasse 
de  saint  Hubert  et  l'histoire  du  chevalier  du  Cygne,  sculptures 
qu'il  a  lui-même  restaurées  et  comme  recréées  avec  un  soin  et  un 
goût  qu'à  mon  avis  on  n'a  pas  assez  loués. 

Par  une  coïncidence  assez  singulière,  les  deux  raonumens  les 
plus  originaux  qu'ait  inspirés  Napoléon,  cette  statue  de  Bonaparte 
adolescent  et  le  monument  funèbre  de  Rude,  se  trouvent  placés 
presque  côte  à  côte  dans  ces  mêmes  régions  où  les  souvenirs  de 
181Ù  et  de  1815  ont  laissé  des  traces  plus  profondes  et  où  la  ré- 
sistance aux  alliés  fut  plus  vive  peut-être  que  partout  ailleurs. 
L'histoire  de  ce  dernier  monument,  qui  n'a  aucun  caractère  officiel 
et  qui  est  l'œuvre  d'une  simple  fantaisie  individuelle,  est  intéres- 
sante et  curieuse.  A  Fixin,  non  loin  de  Dijon,  tout  près  de  la  côte 
où  croît  le  fameux  chambertin,  vivait  naguère  encore  un  vétéran 
des  campagnes  de  l'empire,  M.  Noisot,  commandant  des  grenadiers 
de  la  garde,  un  des  assistans  des  adieux  de  Fontainebleau.  Posses- 
seur d'une  fortune  qui  lui  permettait  une  assez  large  aisance,  il 
conçut,  entre  les  années  18/iO  et  18/i5,  la  pensée  d'élever  un  mo- 
nument funèbre  à  la  mémoire  de  son  empereur  au  sein  même  de 
sa  propriété.  Ce  monument  fut-il  un  acte  spontané  de  sa  piété  mi- 
litaire? C'est  possible;  cependant,  comme  il  se  rapproche  singuliè- 
rement par  sa  date  de  la  translation  des  cendres  de  Napoléon  en 
1840,  je  serais  assez  porté  à  croire  que  c'est  à  cet  événement,  qui 
aura  redonné  une  vivacité  nouvelle  aux  souvenirs  assoupis  du 
vieux  soldat,  qu'il  en  faut  rapporter  l'origine  première.  Quand  les 
pensées  sont  nobles,  hautes  et  bien  venues  dans  leur  principe,  il 
est  très  rare  qu'elles  ne  trouvent  pas  un  cadre,  des  instrumens, 
une  forme  dignes  d'elles;  il  en  fut  ainsi  pour  l'inspiration  du  com- 
mandant Noisot.  Il  possédait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  que  sa  pensée 
fût  réalisée  avec  grandeur,  c'est-à-dire  un  ami  qui  s'appelait  Rude 
et  une  propriété  qui  par  son  caractère  se  prêtait  merveilleusement 
à  servir  de  cadre  à  un  monument  funèbre.  Nul  paysage  plus  mo- 
rose en  effet.  Pour  atteindre  à  cette  propriété,  on  gravit  pendant 
près  d'un  quart  d'heure  un  sentier  pierreux,  escarpé,  difficile,  des- 
siné d'une  manière  informe,  qui  déchire  ou  plutôt  ravine  le  flanc 
d'une  colline  d'aspect  chagrin,  quasi  misanthropique,  dont  le  tapis 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'akT.  j  27 

de  moussas  claires  et  d'herbes  pâles,  seule  végétation  que  puisse 
porter  ce  sol  maigre,  est  comme  troué  çà  et  là  par  quelque  pointe 
ou  quelque  sommet  de  rocher  qui  perce  hors  de  terre.  Tout  en  haut 
de  ce  coteau  sauvage  se  présente  un  mur  à  demi  ruiné  qui  entoure 
une  plantation  d'ifs,  de  sapins,  de  cyprès,  qu'on  ne  s'étonne  pas 
de  voir  en  telle  solitude,  car  ces  vivans  emblèmes  de  mort  croissent 
de  préférence  là  où  rien  ne  peut  pousser,  et  leur  allière  stérilité 
reclierche  par  sympathie  naturelle  les  terres  désertes  et  infertiles. 
Le  lieu  est  tellement  bien  disposé  pour  les  monumens  de  la  mort, 
et  fait  naître  si  naturellement  les  pensées  lugubres  que,  n'aperce- 
vant pas  d'abord  la  maison  de  campagne  du  commandant  INoisot, 
masquée  qu'elle  est  par  cette  sombre  plantation,  j'ai  pris  cet  enclos 
pour  le  cimetière  de  la  bourgade  de  Fixin.  Si  ce  n'est  pas  tout  à 
fait  un  cimetière,  cela  n'en  diffère  pas  de  beaucoup.  Le  petit  parc 
est  disposé  en  étages,  reliés  entre  eux  par  des  allées  sinueuses;  à 
chacun  de  ces  étages,  une  chambre  de  verdure  abrite  le  souvenir 
d'un  mort.  Au  premier  se  présente  le  monument  funèbre  de  Napo- 
léon, au  second  une  petite  colonne  commémorative,  surmontée  du 
buste  de  Rude  et  élevée  par  un  de  ses  élèves  reconnaissans,  et 
enfin  au  troisième  la  tombe  même  et  le  buste  du  commandant 
Woisot,  qui  a  voulu  être  enterré  dans  ce  parc,  dont  il  a  fait  cadeau  à 
la  bourgade  de  Fixin,  en  ne  se:  réservant  que  les  six  pieds  de  terre 
qui  lui  étaient  indispensables  pour  attendre  le  jour  du  jugement. 

Tout  à  l'heure  dans  la  statue  de  M.  Jouffroy  nous  contemplions 
une  œuvre  originale  et  élégante;  mais  ici  nous  sommes  en  présence 
d'une  œuvre  de  génie.  L'idée  foncière  de  ce  monument,  idée  forte, 
vibrante,  sublime,  aussi  vraie  philosophiquement  qu'elle  est  émou- 
vante poétiquement,  —  au  moins  pour  les  âmes  qui  sont  capables 
d'en  sentir  la  beauté,  —  est  la  même  que  nous  admirons  dans  la 
Symphonie  héroïque  de  Beethoven.  Yous  rappelez-vous  le  con- 
traste étrange  qui  règne  entre  les  deux  parties  de  cette  œuvre? 
A  une  première  audition,  cela  frappe  comme  un  désaccord,  et  il 
semble  que  ces  deux  morceaux  appartiennent  à  deux  œuvres  de 
caractère  différent  associés  par  un  caprice  d'une  audace  presque 
choquante  ;  mais  bientôt  ce  contraste  apparent  nous  révèle  sa  di- 
vine et  vraiment  héroïque  harmonie.  A  peine  est-il  besoin  de  rap- 
peler le  sens  de  la  première  partie ,  car  il  est  tellement  saisissabla 
qu'il  s'imposerait  même  aux  oreilles  les  plus  rebelles.  Qu'enten- 
dons-nous dans  ce  tumultueux  andcmie,  sinon  le  vacarme  ardent 
du  combat  de  la  vie ,  tapage  presque  aaarchique  dans  la  brusqus 
succession  de  ses  accens  et  dans  la  variété  infinie  de  ses  cla- 
meurs, voix  impérieuses,  appels,  désespérés ,  chants  d'allégresse, 
plaintes  de  vaincus,  cris  de  colère,  paroles  d'exhortation?  ilais  un 
son  lugubre  a  retenti;  c'est  le  héros  qui  vient  de  tomber  frappé,  et 


128  EEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nous  accompagnons  lentement  son  convoi  aux  sombres  accords  de 
la  marche  funèbre.  Tout  à  coup  cependant,  avant  même  que  les 
roulemens  des  tambours  voilés  de  crêpe  aient  cessé  de  se  faire  en- 
tendre, voilà  qu'éclatent  presque  indécemment  des  accens  où  fer- 
mentent et  pétillent  toutes  les  ivresses  de  la  vie,  joyeux  comme  des 
farandoles,  bruyans  comme  les  explosions  de  plaisir  d'une  fête  po- 
pulaire, heureux  comme  l'allégresse  des  âmes  amoureuses  au  sein 
delà  sécurité.  Qu'est-ce  donc?  vous  dites-vous,  comme  réveillé 
en  sursaut  de  votre  léthargie  de  tristesse  par  ces  fanfares  de  bon- 
heur; voilà  des  instrumens  qui  prennent  vraiment  bien  leur  temps  ! 
L'éternel  scherzo  n'aurait-il  donc  pu,  changeant  de  rôle  pour  une 
fois,  mettre  sa  vivacité  au  service  de  la  douleur?  Que  veulent  dire 
ces  accens  intempestifs?  Expriment-ils  le  triomphe  de  l'ennemi  heu- 
reux de  voir  tomber  son  vainqueur,  ou  bien,  ironie  plus  désespé- 
rante, proclament-ils  le  soulagement  qu'éprouvent  les  survivans  à 
se  sentir  débarrassés  de  la  contrainte  héroïque  qu'ils  subissaient  ou 
l'emportement  avec  lequel  ils  se  précipitent  au-devant  de  la  douce 
paix?  Le  doute  se  dissipe  promptement,  et  l'auditeur,  d'abord  sur- 
pris, en  vient  vite  à  partager  l'allégresse  de  l'orchestre,  et  à  com- 
prendre comment  ces  accens  joyeux  sont  le  véritable  hymne  funèbre 
qui  convient  au  héros.  «  Pourquoi  serions-nous  tristes,  disent  ces 
voix,  puisque  nous  savons  que  la  mort  ne  peut  atteindre  que  ce  qui 
est  mortel?  Nous  n'avons  légué  à  la  terre  que  ce  qui  appartenait  à  la 
terre,  mais  ce  qui  fut  lui  vit  toujours,  son  âme  nous  reste  dans  celle 
même  qu'il  nous  donna.  Nous  sentons  sa  présence  au  rhythme  que  bat 
notre  cœur  et  à  l'enthousiasme  qui  possède  tout  notre  être  comme 
l'ivresse  du  vin  nouveau.  »  Cette  joie  cependant  est  charnelle  en- 
core, comme  toute  joie  qui  tient  à  la  terre  :  aussi  une  autre  lui  suc- 
cède-t-eîle  bientôt,  éthérée,  lumineuse,  comme  celle  que  nous  res- 
sentons à  contempler  le  ciel  étoile  dans  les  nuits  sans  brume.  Le 
héros  est  entré  dans  l'immortalité,  le  voilà  maintenant  parmi  ces 
âmes  que  Dante  vit  courir  devant  lui  sous  forme  de  lumières  vi- 
vantes; ceux  qui  le  connurent  sur  la  terre  ont  tous  disparu  à  leur 
tour,  en  sorte  que  ce  qui  restait  de  terrestre  dans  son  souvenir  s'est 
effacé,  et  cette  joie  sans  mélange  est  celle  de  la  lointaine  postérité 
pour  qui  le  héros  n'est  plus  qu'une  belle  idée,  un  noble  objet  de 
contemplation,  une  source  constante  d'initiation  à  la  grandeur  et  à 
la  vérité. 

Avec  cette  analyse  de  la  Symphonie  héroïque,  nous  venons  de 
traduire  presque  exactement  la  série  de  sentimens  que  nous  fait 
parcourir  l'œuvre  de  Rude.  Qu'est-ce  que  nous  contemplons?  Est-ce 
un  monument  funèbre,  est-ce  une  apothéose?  Ce  n'est  ni  l'un  ni 
l'autre  particulièrement,  et  cependant  c'est  l'un  et  l'autre.  C'est 
bien  une  tombe  qui  est  ici  représentée;  d'où  vient  donc  que  nous  ne 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT,  129 

ressentons  devant  elle  aucune  des  mélancolies  de  la  tombe?  Ce 
suaire  funèbre  devient  vivant,  il  se  meut,  se  soulève,  se  gonfle 
comme  une  voile  de  navire,  s'arrondit  au-dessus  de  la  tète  du  mort 
comme  un  dais  royal;  mais  que  dis-je,  le  mort!  il  n'y  a  devant  nous 
qu'un  homme  endormi.  Comme  une  potion  narcotique  engourdit 
par  degrés  le  corps,  en  sorte  qu'une  partie  des  membres  dort  déjà 
tandis  que  l'autre  veille  encore,  ainsi  agit  l'immortaliié  sur  le  per- 
sonnage que  nous  contemplons,  vivant  dans  toutes  les  parties  qu'elle 
a  pénétrées,  captif  dans  toutes  celles  qu  elle  n'a  pas  atteintes.  Elle 
le  soulève  dormant  encore,  elle  redonne  à  ses  membres  la  sou- 
plesse de  la  vie,  un  sourire  radieux  fond  sur  les  lèvres  l'austérité 
glacée  du  trépas,  et  sur  ces  joues  tout  à  l'heure  livides  court,  di- 
rait-on, une  huile  incorruptible.  Ce  visage  ne  porte  plus  trace  des 
misères  de  la  terre;  le  séjour  dans  le  tombeau  a  débarrassé  ce  mort 
vivant  de  son  corps  de  limon,  et  il  ne  lui  reste  plus  que  celui  qu'on 
appelle  en  magie  le  corps  de  lumière  astrale.  Tout  est  anéanti  et 
oublié  maintenant  des  souillures  qui  obscurcirent  sa  noblesse  :  la 
tragédie  des  fossés  de  Vincennes,  le  guet-apens  de  Bayonne,  les 
boucheries  horribles  de  Saragosse  et  de  Tarragone,  les  six  cent 
mille  hommes  de  la  grande  armée  ensevelis  sous  les  neiges,  le 
champ  de  bataille  de  Leipzig,  les  trois  millions  d'hommes  morts  pour 
réaliser  des  rêves  gigantesques.  Tout  cela  n'est  plus,  et  c'est  ce  que 
dit  avec  énergie  cette  aigle  si  profondément  morte  au  pied  du  mo- 
nument. Le  héros  va  vivre  parce  qu'il  est  une  âme  et  qu'il  a  son 
refuge  parmi  les  dieux;  lo  roi  reste  mort  parce  que  son  pouvoir,  s'é- 
tant  exercé  sur  ce  qui  est  périssable,  n'a  plus  de  séjour  parmi  les 
hommes.  La  date  du  monument  est  18/i6;  on  sait  aujourd'hui  dans 
quelle  mesure  les  événemens  se  chargèrent  de  démentir  la  pensée 
du  grand  artiste.  N'importe,  cette  pensée  demeure  vraie,  et  le  ra- 
dieux destin  qu'il  a  raconté  dans  cette  page  superbe  sera  éternelle- 
ment celui  de  tous  les  héros,  dont  les  âmes  restent  un  permanent 
sujet  d'enthousiame,  lorsque  tout  ce  qui  semblait  les  composer,  actes, 
paroles,  idées,  croyances  même,  a  péri  depuis  longtemps  ou  n'a 
plus  cours  parmi  les  hommes.  Combien  j'en  pourrais  citer  de  héros 
qui  font  encore  notre  admiration,  et  dont  cependant  nous  ne  parta- 
geons plus  la  plus  petite  des  croyances!  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que 
l'âme  est  supérieure  à  ses  actes,  que  sa  virtualité  intrinsèque  est 
tout,  et  que  toutes  les  expressions,  même  les  plus  sublimes,  qu'elle 
peut  donner  d'elle-même  ne  sont  rien? 

Ce  n'est  pas  du  premier  coup  que  le  sculpteur  est  arrivé  à  cette 
représentation  du  héros,  la  seule  vraie  et  la  seule  philosophique.  11 
s'était  d'abord  arrêté  à  une  pensée  plus  vulgairement  dramatique 
dont  nous  avons  le  modèle  au  petit  musée  formé  par  le  comman- 

TOUE  civ,  —  1873.  9 


130  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

dant  Noisot  dans  une  des  chambres  de  sa  maison.  Dans  ce  projet 
de  monument,  l'empereur,  raidi  par  la  mort,  est  étendu  sur  la 
crête  d'un  rocher  battu  de  toutes  parts  par  les  vagues  ennemies. 
Il  est  mort,  et  bien  mort,  mais  son  aigle  enchaînée  est  vivante  au 
contraire,  et,  se  comprenant  abandonnée  pour  toujours  de  son 
maître,  elle  pousse  des  cris  de  désespoir  à  réveiller  tous  les  échos 
de  la  terre.  Le  monument  eût  été  fort  beau  encore,  cependant  nous 
croyons  que  Rude  fit  sagement  d'abandonner  cette  idée.  En  s'arrê- 
tant  à  ce  premier  et  très  matérialiste  projet,  il  ne  se  fût  pas  élevé 
beaucoup  au-dessus  d'un  Gharlet  et  d'un  Déranger;  en  adoptant  la 
conception  idéale  du  second,  il  s'est  élevé  au  niveau  des  plus  il- 
lustres esprits,  et  il  est  resté  au  niveau  de  lui-même,  car  Rude  est 
un  grand  artiste,  un  des  plus  grands  dont  ce  siècle  puisse  se  vanter, 
et  sa  place  ne  me  semble  pas  avoir  encore  été  marquée  à  son  rang. 
Je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler  des  œuvres  qui  doivent  être  fami- 
lières aux  yeux  de  tout  Parisien  ;  mais  en  parcourant  ce  petit  musée 
Noisot  où  se  rencontrent  plusieurs  modèles  de  ses  statues,  je  reste 
frappé  de  la  force  et  de  la  beauté  intellectuelle  de  ses  idées.  Avec 
quelle  intelligence  et  quel  sentiment  de  la  nature  de  Jeanne  d'Arc 
il  a  représenté  l'héroïne  écoutant,  l'oreille  légèrement  tendue  en 
haut,  les  ordres  des  voix  célestes!  Gomme  il  a  bit.n  senti  que  la 
vraie  grandeur  de  Jeanne  est  intérieure  et  doit  être  cherchée  dans 
sa  nature  intime  et  non  dans  le  personnage  extérieur  de  la  guer- 
rière! Et  quelle  adorable  divinisation  des  formes  de  la  jeunesse  que 
ce  Mercure  d'une  sveltesse  et  d'une  élégance  si  accomplies  qui  se 
baisse  rajustant  son  cothurne  avant  de  reprendre  son  vol!  J'ai  vu 
sous  la  loggia  de'  Lanzi  le  charmant  Persée  de  Benvenuto  Gellini, 
tant  admiré  et  à  certains  égards  fort  digne  de  l'être,  et  je  n'hésite 
pas  à  dire  qu'il  y  a  dans  le  Mercure  de  Rude  une  tout  autre  no- 
blesse et  une  tout  autre  harmonie.  Mais  que  ce  peu  de  mots  suffise; 
parler  des  œuvres  de  Rude  qui  sont  autres  que  celle  dont  nous 
avons  dû  nous  occuper  nous  retarderait  trop  longtemps. 

En  revenant  de  Fixin,  je  me  suis  arrêté  un  instant  à  Crochon 
pour  y  voir  le  manoir  de  Grébillon,  dont  j'ai  eu  la  curiosité,  pendant 
mon  séjour  en  Bourgogne,  de  relire  les  tragédies,  que  j'espère  bien 
ne  plus  ouvrir  de  ma  vie,  quel  que  soit  le  nombre  d'années  que  me 
prête  la  nature.  Il  n'y  a  de  remarquable  à  Brochon  qu'un  petit  en- 
clos de  vigne,  dit  le  clos  de  Crébillon,  dont  les  produits  étaient 
déjà,  du  vivant  de  ce  roi  de  l'hiatus  et  des  vers  sans  césure  (1),  in- 

(1)  J'en  ai  compté  plus  de  cinquante  où  l'hémistiche  n'est  pas  marqué.  Il  faut  que 
le  respect  qu'inspirait  à  nos  pères  la  forme  de  la  tragédie  fût  bien  grand  pour  qu'ils 
accordassent  leur  admiration  à  de  semblables  rapsodies.  Chaque  époque  a  son  féti- 
chisme, et  nous  en  avons  peut-être  quelqu'un  qui  paraîtra  tout  aussi  ridicule  à  no» 
B  :veux. 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   D'aRT.  131 

finiment  supérieurs  à  ceux  de  sa  muse,  lesquels  ne  valent  certaine- 
ment pas  le  plus  mauvais  vin  du  plus  médiocre  plant  de  gamay. 
Je  profite  de  l'occasion  que  me  présentent  ce  clos  de  Crébillon  et 
les  innombrables  vignes  que  je  rencontre  sur  ma  route  pour  com- 
pléter mon  instruction  relativement  au  pinol  et  au  gr^'iay,  et  j'in- 
terroge sur  ce  sujet  le  paysan  qui  me  conduit.  Il  m'apprend,  à  ma 
grande  surprise,  que  le  gamay  usurpateur  réclame  beaucoup  plus 
de  soin,  plus  de  travail  et  de  dépenses  que  le  plant  fin.  —  Mais 
alors,  lui  dis-je,  pourquoi  donc  le  cultiver  avec  cet  acharnement? 
—  Ah!  voilà,  me  répond- il,  c'est  que  le  plant  de  gamay  donne 
toujours  une  récolte  sûre,  tandis  que  la  vigne  fine,  qui,  à  la  vérité, 
n'a  pas  besoin  qu'on  s'occupe  d'elle,  est  plus  sensible  au  froid  et  à 
la  pluie.  Il  est  bien  certain  qu'avec  cette  dernière,  dont  les  produits 
n'ont  pas  de  pnx,  les  bonnes  années  compensent  largement  les 
mauvaises  ;  mais  il  faut  attendre ,  et  les  petits  propriétaires  ne  le 
peuvent  pas.  Avec  le  gamay,  ils  sont  sûrs  d'un  revenu  chaque  an- 
née, tandis  qu'avec  le  plant  fin  ils  se  passeraient  souvent  de  rente. 
Cette  raison  me  touche  comme  elle  le  doit;  mais  ce  que  j'en  conclus 
directement,  c'est  que,  s'il  n'y  avait  pas  quelques  grandes  proprié- 
tés en  Bourgogne,  Ghambertin,  clos  Vougeot,  Romané-Conti  et 
Saint-Georges  courraient  risque  de  disparaître  de  ce  monde,  "ce 
qui  serait  vraiment  dommage.  Puis,  faisant  un  retour  sur  les  choses 
morales,  je  me  dis  qu'il  en  est  à  peu  près  dans  le  monde  des  âmes 
comme  dans  le  monde  des  vignes,  et  que  le  gamay  et  le  pinot  se 
comportent  exactement  comme  le  vulgaire  et  l'élite  humaine.  Les 
belles  âmes  et  les  grandes  intelligences  croissent  toutes  seules  à]la 
grâce  de  la  nature,  tandis  que  Dieu  seul  sait  les  peines  qu'il  faut 
se  donner  pour  attendrir  et  rendre  productif  le  coriace  gamay  hu- 
main. Seulement,  une  fois  que  ce  travail  acharné  a  pris  fin ,  ce  ga- 
may donne  invariablement  ses  produits,  tandis  que  le  noble  j^înot 
des  âmes  d'élite  donne  les  siens  avec  intermittence  et  voit  souvent 
ses  fleurs  brûlées  par  la  gelée,  et  ses  fruits  entraînés  par  l'action  des 
pluies. 

ni.   —  TODRNUS.    —    MAÇON.    —    P  AR  AT-LE-MONI  AL. 

Si  l'on  en  excepte  la  légendaire  sainte  Reine  à  Alise,  les  deux 
saints  qui  sont  restés  les  plus  chers  aux  habitudes  de  la  piété  po- 
pulaire bourguignonne  sont  saint  Edme  et  saint  Philibert;  or,  par 
une  singularité  assez  remarquable,  ni  l'un  ni  l'autre  n'appartien- 
nent à  la  Bourgogne,  et  c'est  à  peine  s'ils  appartiennent  à  la  France. 
Nous  avons  raconté  déjà  dans  notre  visite  à  Pontigny  par  suite  de 
quelles  circonstances  saint  Edme,  archevêque  de  Cantorbéry  sous 
Henry  III  d'Angleterre,  avait  passé  en  Bourgogne  ses  deux  dernières 


132  BEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

années.  Saint  Philibert  nous  appartient  plus  directement  par  les 
bienfaits  de  sa  vie,  mais  il  ne  nous  touche  guère  de  beaucoup  plus 
près  par  l'origine.  C'était  un  noble  Franc  du  vu*  siècle,  qui,  comme 
saint  Faron  de  Meaux  et  tant  d'autres  grandes  âmes  issues  de  la 
population  conquérante,  chercha  dans  le  cloître  et  la  religion  le 
remède  et  la  consolation  à  la  barbare  anarchie  dont  il  était  témoin. 
11  fut  le  fondateur  et  le  premier  abbé  des  deux  célèbres  abbayes  de 
Jumiéges  et  de  Noirmoutiers.  Ces  deux  illustres  fondations  nous  té- 
moignent de  sa  piété;  quant  au  degré  de  ses  lumières,  il  nous  est 
attesté  par  son  hostilité  à  la  politique  du  maire  du  palais  Ébroïn  et 
par  les  persécutions  qu'il  eut  à  souffrir  pour  sa  fidélité  à  la  cause 
contraire.  Le  fait  cependant  qui  nous  touche  le  plus  dans  sa  vie, 
parce  qu'il  nous  montre  quelles  profondes  et  lointaines  origines 
ont  toujours  les  très  grands  événemens,  c'est  que  nous  trouvons 
en  lui,  et  cela  au  moment  de  la  première  et  irrésistible  expansion 
de  l'islamisme,  le  germe  originaire,  le  minuscule  atome  généra- 
teur du  sentiment  qui  lança  les  croisades  quatre  siècles  plus  tard. 
Ému  de  pitié  par  les  récits  qu'on  lui  faisait  des  souffrances  que  les 
chrétiens  d'Orient  avaient  à  supporter  de  leurs  vainqueurs,  il  fut 
le"'premier  qui  organisa  des  moyens  de  rachat  pour  les  captifs  faits 
par  h'S  infidèles.  Neustrien  et  Aquitain  par  ses  fondations,  il  sem- 
blerait logiquement  que  c'est  en  Normandie,  en  Vendée,  en  Poitou 
qu'il  faut  aller  chercher  les  débris  de  sa  mémoire.  Eh  bien!  point 
du  tout,  c'est  au  village  de  Saint-Philibert,  près  de  ces  bourgades 
de  Fixin  et  de  Brochon,  que  nous  venons  de  quitter,  où  une  fon- 
taine miraculeuse  coule  en  l'honneur  de  ses  vertus,  c'est  à  Tournus 
où  son  souvenir  a  eu  la  puissance  d'exhéréder  un  saint  depuis 
longtemps  en  possession,  saint  Yalérien.  Par  quel  hasard  ce  saint 
est-il  donc  si  populaire  en  Bourgogne,  où  il  ne  mit  jamais  les 
pieds? 

Cette  dévotion  a  son  origine  dans  une  des  périodes  les  plus  té- 
nébreuses de  nos  annales,  et  à  sa  petite  clarté  nous  pouvons  aper- 
cevoir au  sein  de  l'ombre  épaisse  quelques-unes  des  horreurs  mul- 
tipliées de  cette  lointaine  époque.  Au  ix*  et  au  commencement  du 
X®  siècle,  alors  que  les  Normands  tenaient  toutes  les  populations 
françaises  sous  la  terreur  de  leurs  surprises  homicides,  il  y  eut 
dans  notre  pays  un  grand  remue-ménage  de  reliques.  Comme  ces 
baibares  s'attaquaient  aux  monastères  avec  une  rage  si  particu- 
lière que  les  âmes  pieuses  en  avaient  ajouté  une  prière  aux  lita- 
nies :  a  ISonnannorum  furore  libéra  nos,  Domine,  les  moines  des 
abbayes  situées  sur  les  côtes  ou  riveraines  des  grands  fleuves, 
tremblant  pour  leurs  dépôts  sacrés,  les  transportèrent  autant  qu'ils 
purent  dans  l'intérieur  des  terres.  Alors  commença  pour  la  plu- 
part de  nos  saints  français  une  existence  posthume  souvent  fort 


IMPRESSIONS    DE    YOYAGE    ET   d'ART.  133 

accidentée.  Ils  étonnèrent  et  réjouirent  de  leurs  miracles  des  pays 
qu'ils  n'avaient  pas  connus  de  leur  vivant,  et  devinrent  vénérables 
comme  des  bienfaiteurs  inattendus  à  des  populations  qui  avaient 
souvent  ignoré  leur  ancienne  existence.  On  peut  aisément  ima- 
giner avec  quel  empressement  ces  hôtes  nouveaux  étaient  reçus 
en  tous  lieux,  mais  un  danger  presque  aussi  grand  que  la  fureur 
normande  naissait  pour  eux  de  ce  zèle  hospitalier  qui  souvent 
dégénérait  en  convoitise.  Nombre  de  ces  reliques  furent  volées; 
d'autres  confiées  provisoirement  à  tel  ou  tel  château  y  furent  ou- 
bliées, et  plus  d'une  fois  lorsqu'on  vint  par  la  suite  les  réclamer 
le  dépôt  fut  nié  ou  brutalement  refusé;  on  n'a  qu'à  lire  dans  Orde- 
ric  Vital  ce  qui  advint  aux  reliques  du  fondateur  de  son  abbaye 
d'Ouche,  saint  Evroul.  Enfin  le  voyage  était,  dans  la  plupart  des 
cas,  long,  difficile  et  semé  de  périls.  On  ne  pouvait  voyager  qu'à 
petites  journées,  et  à  chaque  station  il  fallait  s'arrêter  longuement 
pour  complaire  à  la  piété  des  fidèles  envieux  d'éprouver  pour  le  sou- 
lagement de  leurs  corps  l'efficacité  de  vertus  qui  leur  étaient  nou- 
velles. Le  temps  ainsi  pieusement  perdu  ne  se  réparait  pas  toujours, 
et  souvent  on  apprenait  qu'on  avait  devant  soi  ces  Normands  qu'on 
fuyait;  il  fallait  alors  changer  brusquement  d'itinéraire,  c'est-à-dire 
aller  au-devant  de  nouvelles  aventures.  Quelquefois  on  croyait  avoir 
trouvé  le  port  de  salut  définitif,  on  séjournait  dans  tel  lieu  deux  ans, 
cinq  ans,  dix  ans;  tout  à  coup  le  danger  apparaissait,  et  il  fallait 
chercher  un  nouvel  asile.  De  toutes  ces  vies  posthumes  de  voyages, 
une  des  plus  longues  à  coup  sûr  fut  celle  de  saint  Philibert,  car  elle 
dura  environ  quarante  ans.  Le  corps  fut  emporté  de  l'île  de  Noir- 
moutiers  vers  836,  en  871  c'est  à  peine  s'il  touchait  à  son  Ithaque 
définitive.  Après  un  premier  et  long  séjour  en  Vendée,  où  il  a  laissé 
son  nom  à  la  localité  qui  donna  refuge  à  ses  os,  il  passa  successive- 
ment à  Gunault  en  Anjou,  à  Messay  en  Poitou,  et  à  Saint-Pourçain 
dans  le  Bourbonnais.  De  là  ses  reliques  furent  transportées  à  Tournus 
où  elles  sont  encore  aujourd'hui,  paraît-il,  sauvées  qu'elles  furent 
sous  la  révolution  par  la  piété  d'une  femme  du  peuple.  Deux  siècles 
et  demi  plus  tard  environ,  les  templiers  établirent  une  de  leurs 
commanderies  près  de  Fixin,  et,  comme  ils  étaient  très  particu- 
lièrement dévots  à  saint  Philibert,  le  nom  de  leur  patron  favori 
devint  tout  naturellement  celui  de  la  localité.  Et  voilà  comment  le 
vieil  abbé  neustrien  se  trouve  populaire  sur  les  bords  de  la  Saône, 
et  comment  l'église  abbatiale  de  Tournus  lui  est  dédiée. 

Cette  église  de  Saint-Philibert,  dont  la  fondation  remonte  à  l'époque 
carlovingienne,  fut  détruite  plusieurs  fois,  d'abord  par  les  Hongrois, 
puis  par  un  incendie;  mais  comme  les  dates  de  ces  destructions^se 
trouvent  fort  rapprochées  de  celle  de  sa  naissance,  il  est" plus  que 
probable  que  dans  ces  reconstructions  l'architecture  primitive  fut 


134  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

scrupuleusement  respectée,  et  que  c'est  à  cette  circonstance  qu'il 
faut  attribuer -son  caractère  de  force  et  son  air  d'antiquité  sévère 
qui  frappent  comme  le  spectacle  d'une  vieillesse  robuste.  Certains 
connaisseurs  accusent  assez  justement  de  lourdeur  la  nef  et  le  nar- 
ihex;  mais  nous  qui  nous  soucions  beaucoup  moins  du  style  que  du 
sentiment,  ce  sont  les  parties  de  l'édifice  qui  nous  plaisent  le  plus. 
On  éprouve  quelque  chose  comme  un  mouvement  de  respect  crain- 
tif lorsqu'en  entrant  dans  cette  église  on  aperçoit  ces  colonnes 
énormes  qui  montent  lentement  vers  la  voûte,  pareilles  à  des  tours. 
Il  règne  dans  cette  nef  une  sorte  de  majesté  baiijare  rendue  plus 
saisissante  encore  par  le  contraste  du  narthex,  ou  église  des  caté- 
chumènes, profond  et  obscur  vestibule,  dont  la  voûte  basse  est 
soutenue  par  d'énormes  piliers  massifs  et  trapus  à  un  tel  degré 
qu'on  ne  les  peut  comparer  qu'à  des  mastodontes  primitifs  symé- 
triquement attelés  au  même  écrasant  fardeau.  Si  l'architecte  avait 
voulu  dire  par  hasard  :  la  nef  est  la  salle  de  prières  de  fidèles 
exhaussés  par  la  foi  jusqu'à  la  taille  de  géans  spirituels,  tandis  que 
le  lutrthcx  est  la  geôle  d'attente  de  pauvres  fourmis  humaines  qui 
tâtonnent  dans  les  ténèbres  et  dont  l'erreur  laisse  encore  les  âmes 
dans  leur  taille  de  names  impuissantes,  il  aurait  vraiment  réussi, 
car  cette  antithèse  mystique  naît  tout  naturellement  dans  l'esprit 
à  l'aspect  du  contraste  qui  règne  entre  ces  deux  parties  de  l'édifice. 
Comme  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  le  remarquer  en  opposant  ce  nar- 
thex  à  celui  de  Vézelay,  rien  ne  rend  mieux  le  sentiment  qui,  dans 
l'église  primitive,  donna  naissance  à  cette  disposition  architectu- 
rale; c'est  tout  à  fait  un  purgatoire  visible  pour  des  ânies  qui,  espé- 
rant se  réunir  à  la  communion  des  fidèles,  attendent  au  sein  d'un 
noir  crépuscule  l'aurore  de  la  lumière  de  vérité.  Pour  nous  qui 
demandons  avant  tout  aux  choses  une  émotion  morale ,  le  grand 
intérêt  de  cette  église  est  surtout  dans  ce  contraste  entre  la  nef  et 
le  narthex,  et  dans  le  caractère  de  l'une  et  de  l'autre;  mais  elle 
ofTre  en  outre  au  curieux  un  certain  nombre  de  dispositions  singu- 
lières. Nous  en  citerons  deux  entre  autres  qui  sont  plus  particuliè- 
rement remarquables  ;  la  première  est  une  église  restée  inachevée, 
bâtie  au-dessus  du  narilicx  dans  l'espace  qui  sépare  les  deux  tours, 
comme  un  premier  étage  est  bâti  au-dessus  d'un  rez-de-chaussée. 
Les  dispositions  de  cet  entresol  suivent  exactement  celle  du  nar- 
iliex,  et  comme  les  parties  qui  ont  été  construites  n'ont  jnmais  reçu 
leur  revêtement,  elles  permettent  de  surprendre  la  structure  in- 
térieure de  ces  piliers  massifs  qui  produisent  en  bas  un  si  grand 
effet  :  c'est  une  simple  maçonnerie  en  briques  revêtue  d'une  épaisse 
cuirasse  de  mortier  et  de  chaux.  La  seconde  de  ces  curiosités  est 
une  crypte  qui  s'ouvre  sur  l'un  des  côtés  de  l'église  à  l'entrée  du 
chœur.  Elle  a  cela  d'amusant  qu'elle  paraît  interminable  et  qu'elle 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE    ET   d'arT.  135 

est  cependant  aussi  petite  qu'une  simple  chapelle;  les  piliers  en 
sont  disposés  de  telle  sorte  qu'ils  ont  l'air  d'être  une  forêt,  tandis 
qu'ils  ne  sont  qu'un  fort  petit  nombre;  on  s'engage  résolument  entre 
leurs  intervalles,  et  au  bout  de  trois  pas  on  se  trouve  ramené  au 
point  de  départ  comme  ces  héros  des  romans  de  chevalerie  égarés 
dans  un  méandre  magique  qui,  quelque  route  qu'ils  prennent,  re- 
tombent toujours  à  la  même  place. 

L'homme  célèbre  de  Tournus,  c'est  cet  aimable  Greuze,  qui  est 
en  peinture  ce  que  son  contemporain  Sedaine  est  en  littérature. 
Tous  les  deux,  menue  monnaie  de  Diderot  et  issus  des  théories  ré- 
pandues par  lui,  ils  inaugurent  timidement  un  art  démocratique 
inconnu  avant  eux  et  destiné  progressivement  à  tout  envahir.  Ce 
n'est  pas  que  la  réprésentation  de  la  vie  populaire  ait  été  absente 
de  l'art  clu  xviii^  siècle,  mois  ce  qui  les  caractérise  très  particuliè- 
rement l'un  et  l'autre,  c'est  que  chez  eux  la  démocratie  se  prend 
au  sérieux  pour  la  première  fois.  Chez  Lancret,  Lantara,  les  Lenain, 
la  vie  populaire  lient  certes  une  grande  place ,  mais  seulement 
sous  forme  de  scènes  légères,  joyeuses  ou  grotesques;  comme  si 
elle  estimait  elle-même  qu'elle  ne  compte  pas,  elle  ne  se  propose 
que  de  nous  amuser,  et  rire  est  tout  ce  qu'elle  désire.  Dans  Char- 
din, la  vie  bourgeoise  apparaît  fort  s-^rieuse,  mais  elle  garde  encore 
sa  modestie  et  reste  exempte  d'ambition.  Avec  Greuze  et  Sedaine 
au  contraire,  les  personnages  de  la  commune  humanité  viennent 
pour  la  première  fois  réclamer  non  plus  la  complaisance  do  nos 
rires,  mais  le  privilège  de  nos  larmes.  Ils  pleurent  pour  tout  de 
bon  vraiment,  et  même,  comme  s'ils  craignaient  de  manquer  leur 
but  et  de  ne  pas  fondre  la  glace  de  notre  inattention,  ils  accom- 
pagnent leurs  larmes  de  petits  sanglots  aigus  et  d'une  pointe  d'em- 
phase criarde  afin  de  mieux  avoir  prise  sur  notre  cœur.  Ce  sont 
deux  petits  prophètes  à  voix  timide  de  l'ère  qui  s'avance;  Là  est  leur 
intérêt  durable  à  l'un  et  à  l'autre.  On  voit  encore  à  Tournus  la  petite 
maison  où  Greuze  naquit  et  fut  élevé,  elle  est  presque  aussi  laide 
que  celle  de  Prud'hon  à  Cluny.  A  Cluny,  j'ai  remarqué  une  res- 
semblance frappante  entre  la  grâce  physique  de  la  population  et 
le  genre  de  beauté  qui  est  propre  à  Prud'hon;  je  n'ai  fait  à  Tour- 
nus aucune  observation  analogue  pour  Greuze,  et  je  doute  qu'il  faille 
y  chercher  l'origine  de  sa  gentillesse;  en  revanche  sa  petite  maison, 
située  dans  une  longue  et  très  étroite  ruelle  populaire ,  m'explique 
assez  bien  l'origine  de  sa  mise  en  scène.  Dans  ce  milieu,  il  put  con- 
templer plus  d'une  fois  ces  drames  de  la  vie  de  famille,  qui  abondent 
dans  le  peuple  plus  que  dans  les  autres  classes  de  la  société,  et 
prendre  goût  à  ce  pathétique  lacrymatoire  très  particulier  aussi  au 
peuple,  qui,  de  même  qu'il  rit  avec  moins  de  réserve,  pleure  avec 
moins  de  retenue  qu'on  ne  rit  et  qu'on  ne  pleure  ailleurs.  Il  se  pour- 


136  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rait  donc  bien  que  ce  fût  dans  les  spectacles  familiers  au  voisinage  de 
sa  petite  maison  qu'il  fallût  chercher  le  germe  premier  de  la  Cruche 
cassée,  de  V Accordée  de  village,  de  V Enfant  jnaudit,  et  de  tant  d'au- 
tres œuvres  si  agréables  aux  heures  où  il  ne  déplaît  pas  à  notre  sen- 
sibilité qu'on  lui  demande  un  soupçon  de  larmes.  Tournus  a  élevé  à 
son  aimable  enfant  une  statue  qui  lui  donne  l'air  d'un  jeune  mar- 
quis en  habit  de  velours  et  en  jabot  de  dentelles,  échappé  d'un  jardin 
de  Watteau;  il  est  bien  vrai  qu'il  tient  à  la  main  une  palette  et  un 
pinceau,  mais  ces  insignes  de  sa  profession  semblent  n'être  là  que 
pour  nous  dire  :  vous  voyez,  notre  maître  peint  pour  s'amuser,  et  à 
ses  heures  de  loisir.  Pendant  que  je  regarde  cette  statue,  où  le  talent 
de  Greuze  a  été  fort  infidèlement  représenté,  un  jeune  ouvrier  tout 
près  de  moi  fait  le  geste  de  lancer  contre  elle  un  marteau  dont  il  est 
armé.  Ce  geste  iconoclaste  m'a  donné  un  moment  l'envie  presque 
irrésistible  de  m'adresser  à  son  auteur,  et  de  lui  dire  :  «  Ma  foi, 
casse  si  cela  t'amuse,  d'autant  plus  que  tu  ne  casseras  pas  un  chef- 
d'œuvre.  Et  puis  le  malentendu  de  ta  brutale  plaisanterie  ne  laissera 
pas  que  d'être  divertissant,  car,  si  tu  crois  que  celui  dont  voici  la 
représentation  fut  élevé  sur  les  genoux  d'une  duchesse,  tu  es  dans 
la  plus  grande  des  erreurs.  Casse  donc,  c'est  l'efTigie  d'un  des  tiens, 
l'image  d'un  de  tes  frères,  plus  pauvre  à  l'origine  que  tu  ne  me 
parais  l'avoir  jamais  été,  mais  qui  par  l'adresse  intelligente  de  sa 
main,  par  l'application  studieuse  de  son  œil,  et  la  gentille  sensi- 
bilité de  son  cœur,  a  su  s'élever  jusqu'à  une  sphère  dont  ton  geste 
brutal  montre  que  tu  ne  serais  pas  digne,  et  mérité  de  laisser  un 
souvenir  aimable  dans  la  mémoire  des  hommes.  » 

Mâcon  ne  m'a  offert  qu'une  seule  particularité  vraiment  intéres- 
sante, c'est  le  contraste  que  présentent  ses  édifices  civils  avec  ceux 
de  la  plupart  des  villes  de  France.  L'hôtel  de  ville,  qui  étend  devant 
la  Saône  sa  longue  façade  jaunâtre  d'un  assez  noble  aspect,  est  l'an- 
cien palais  épiscopal  des  deux  derniers  siècles.  Le  palais  de  jus- 
tice, situé  tout  au  haut  de  la  ville,  est  un  petit  hôtel  du  dernier 
siècle,  d'un  air  suranné  tout  à  fait  charmant,  précédé  d'un  petit 
jardin  à  physionomie  vieillotte,  où  poussent  quelques  minces  tiges 
vertes  et  quelques  pâles  fleurs  semblables  aux  souriantes  paroles 
d'un  vieillard  affable  :  hôtel  et  jardin  chevrotent  avec  une  giâce 
extrême.  Ce  serait  un  local  merveilleusement  trouvé  pour  y  ouvrir 
un  cours  de  menuets,  de  gavottes  et  d'autres  danses  du  bon  vieux 
temps,  accompagnés  sur  la  harpe  et  le  clavecin.  A  la  bonne  heure  ! 
une  fois  au  moins  nos  yeux  n'auront  pas  été  ennuyés  de  cet  inva- 
riable temple  grec  précédé  de  ses  maussades  colonnes  qu'on  dé- 
core partout  du  nom  de  palais  de  justice.  Malgré  le  faible  intérêt 
que  Mâcon  offre  au  touriste  dans  son  état  actuel,  j'ai  prolongé  ce- 
pendant mon  séjour  dans  cette  ville,  parce  que  j'étais  désireux  de 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  137 

visiter  les  différentes  maisons  de  campagne  de  Lamartine,  qui  sont 
à  des  distances  assez  considérables  les  unes  des  autres  pour  exiger 
plusieurs  voyages.  Hélas  !  de  ces  propriétés  pour  la  conservation 
desquelles  le  grand  poète  s'était  condamné  à  un  labeur  si  inces- 
sant, une  seule,  Saint-Point,  garde  encore  quelque  trace  de  lui. 
Montceaux  est  vendu  et  démeublé  jusqu'aux  ferremens;  Milly  est 
vendu  et  fermé,  et  j'en  ai  trouvé  le  seuil  insulté  par  la  plus  sèche 
ingratitude.  Il  ne  faudrait  pas  croire  que  ces  résidences  dont  les 
noms  sont  connus  de  toute  la  France  aient  rien  de  fastueux;  ja- 
mais je  n'ai  mieux  senti  qu'en  les  visitant  que  le  véritable  prix  des 
choses  est  celui  qu'y  attachent  nos  souvenirs.  Montceaux  a  pu  être 
et  peut  redevenir  aisément  une  très  agréable  résidence;  on  y  arrive 
par  une  avenue  originale  dont  je  n'ai  vu  que  ce  seul  exemple,  une 
longue  allée  bien  tracée  bordée  au  lieu  d'arbres  d'une  double  haie 
de  vignes  charmante  encore  en  automne ,  et  qui  dans  les  mois  de 
la  pleine  floraison  doit  présenter  un  spectacle  délicieux.  Milly  est 
simplement  la  maison  d'une  bonne  ferme.  Saint-Point,  près  de 
Cluny,  est  assez  pittoresquement  situé  sur  une  hauteur,  d'où  il  do- 
mine même  la  petite  église  du  village,  malheureusement  il  n'est  pas 
très  bien  découvert,  et  on  ne  l'aperçoit  guère  que  lorsqu'on  y  ar- 
rive. C'est  la  seule  des  propriétés  de  Lamartine  qui  n'ait  pas  été 
vendue,  et  qui  conserve  quelques  souvenirs.  Parmi  les  portraits  de 
famille,  il  en  est  un  qui  attire  très  particulièrement  l'attention,  ce- 
lui du  père  même  de  Lamartine,  figure  belle,  fine  et  un  peu  triste, 
dans  laquelle  on  reconnaît  tous  les  traits  de  son  fils,  mais  avec 
une  moins  souveraine  élégance.  Le  port  de  tête  est  bien  le  même,  et 
voilà  bien  l'origine  de  ce  superbe  profil  qui  faisait  ressembler  le 
poète  à  un  lévrier  de  grande  race.  Selon  une  mode  qui  prévalut  pen- 
dant un  certain  temps,  le  père  du  poète  s'est  fait  peindre  en  costume 
de  ville,  et  le  col  sans  cravate,  et  ce  détail  d'une  chemise  déshéritée 
de  tout  ruban  de  soie  suffit  pour  donner  à  ce  portrait  quelque 
chose  de  rustique  qu'il  n'aurait  pas  sans  cela  et  qui  n'est  pas  dans 
le  caractère  de  la  physionomie.  On  voit  aussi  avec  intérêt  une  che- 
minée peinte  par  M'"''  de  Lamartine,  et  représentant  les  figures  des 
poètes  favoris  de  son  mari.  En  haut,  les  trois  maîtres  souverains'de 
toute  poésie,  Homère,  Shakspeare  et  Dante;  sur  les  deux  côtés,  les 
trois  plus  grands  poètes  de  l'Italie  et  les  trois  plus  grands  poètes 
de  la  France,  Pétrarque,  Arioste  et  Tasse  d'une  part,  Corneille, 
Racine  et  Molière  de  l'autre.  Au-dessus  de  ces  trois  groupes,  qui 
forment  à  eux  trois  le  nombre  des  muses,  on  lit  cette  inscription 
tirée,  je  crois,  de  Dante  :  maestri  e  diici  cli  color  cite  sanno^  maî- 
tres et  chefs  de  ceux  qui  savent.  Un  autre  souvenir  de  M'"^  de  La- 
martine se  trouve  encore  à  Saint-Point,  deux  tableaux  peints  pour 
l'église  du  village,  et  représentant  l'un  sainte  Elisabeth  et  l'autre 


13S  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sainte  Geneviève ,  que  je  n'ai  pas  vus  sans  attendrissement,  car  je 
n'ai  pu  m'empêcher  de  remarquer  qu'elle  avait  donné  une  expres- 
sion bien  douloureuse  à  la  sainte  grande  dame,  tandis  que  la  santé 
et  la  lumière  de  la  joie  brillaient  au  contraire  sur  le  visage  de  la 
fileuse  aux  pieds  nus.  Celle  qui  peignit  ces  figures  repose  main- 
tenant dans  la  chapelle  funèbre  que  M.  de  Lamartine  avait  fait 
élever  à  la  mémoire  de  sa  fille,  et  dont  le  fronton  porte  cette  in- 
scription tirée  de  l'Écriture,  qui  pourrait  servir  d'épigraphe  à  toute 
vie  humaine,  car  elle  ressemble  à  une  phrase  qui  attend  sa  con- 
clusion :  Speravit  anima  nica,  mon  âme  espéra.  Sa  statue  funèbre, 
œuvre  de  M.  Adam  Salomon,  reproduit  avec  bonheur  cette  douceur 
invariable,  et  pour  ainsi  dire  ce  mélancolique  équilibre  de  résigna- 
tion que  lui  ont  connu  ceux  qui  l'ont  approchée  dans  les  dernières 
années  de  sa  vie.  Sur  le  socle  de  la  statue  est  écrite  au  crayon  cette 
inscription  qui  attend  encore  d'y  être  gravée,  inscription  dont  nos 
lecteurs  comprendront  sans  doute  l'attristante  profondeur  et  la  trop 
certaine  vérité  :  «  Il  est  plus  doux  de  partager  les  douleurs  des 
grands  hommes  que  leurs  triomphes,  car  leurs  triomphes  appar- 
tiennent à  tout  le  monde,  tandis  que  leurs  douleurs  n'appartiennent 
qu'à  ceux  qui  les  aiment.  » 

Et  maintenant,  poètes  et  hommes  illustres  qui  croyez  que  votre 
gloire  couvre  vos  faiblesses,  écoutez  la  leçon  de  morale  qui  sort  de 
la  petite  aventure  que  voici.  Un  piédestal  qui  attend  son  monument 
se  dresse  à  l'entrée  d'une  petite  place  du  village  de  Milly,  en  face 
même  de  la  maison  du  poète.  Qu'est-ce  donc  là?  demandai-je.  — 
C  est,  me  répondit-on,  le  socle  de  la  statue  de  M.  de  Lamartine.  — 
Cette  statue  n'est  donc  pas  faite  encore?  —  Pardon,  elle  est  ter- 
minée depuis  un  an;  il  est  dommage  que  la  maison  soit  fermée 
maintenant,  car  vous  auriez  pu  l'y  voir.  —  Eh  bien!  si  elle  est 
terminée  depuis  si  longtemps,  pourquoi  donc  ne  l'éiige-t-on 
pas?  — À  ces  mots,  un  vieux  paysan,  au  visage  pointu,  tenant  à  la 
fois  de  la  belette  suceuse  d'œufs  et  du  procureur  rongeur  d'héri- 
tages, s'approcha  et  me  dit  avec  une  sécheresse  de  papier  timbré 
dont  rien  ne  peut  rendre  la  froide  netteté  :  «  Les  affaires  ne  sont 
pas  réglées,  Lamartine  doit  encore,  il  doit  aux  vignerons,  aux  fer- 
miers, et  l'on  attend  que  tout  soit  fini,  parce  qu'on  ne  veut  pas 
élever  une  statue  à  un  homme  qui  doit  [sic).  »  Irrité  par  l'apparition 
de  ce  moraliste  intempestif,  je  n'ai  pu  cette  fois  m'empêcher  de  ré- 
pondre :  «  En  ce  cas,  il  était  bien  plus  simple  de  ne  pas  ériger  de 
piédestal,  d'autant  mieux  que  M.  de  Lamartine  peut  se  passer  de 
statue.  »  Je  suis  parti  sur  ces  mots,  mais  à  ce  moment  je  me  sentais 
capable  de  faire  un  discours  misanthropique  à  l'égal  de  ceux  du 
Timon  d'Athènes  de  Shakspeare.  «  Il  fut  prodigue  avec  excès,  avec 
folie,  cela  n'est  que  trop  vrai,  aurais-je  voulu  dire,  mais  est-ce  à 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE    ET   D  ART.  139 

VOUS  à  condamner  sa  prodigalité?  Tant  qu'il  vécut,  ne  l'avez-vous 
pas  tous  suivi  comme  à  la  piste  pour  ramasser  les  pièces  d'or  qui 
tombaient  de  ses  poches  avec  plus  d'abondance  que  ne  tombèrent 
jamais  les  flocons  de  manne  sur  les  Hébreux  affamés.  Cet  argent 
qu'il  vous  doit  encore,  combien  de  fois  ne  vous  l'a-t-il  pas  rendu 
sous  les  formes  les  plus  variées  de  l'aumône  et  du  don,  sans  comp- 
ter celle  de  l'usure  inventive  en  expédions  qu'il  exerçait  contre  lui- 
même  et  à  votre  profit!  Si  l'on  examinait  les  choses  au  point  de  vue 
de  la  justice  absolue,  peut-être  trouverait-on  qu'il  ne  vous  doit 
rien,  et  si  on  les  examine  selon  la  logique  de  certains  docteurs  dé- 
mocratiques, qui  ne  manqueront  pas  un  jour  ou  l'autre  de  vous 
faire  mal  user  de  ce  suffrage  universel  dont  il  vous  a  fait  cadeau, 
peut-être  trouverait-on  qu'il  vous  a  payé  plus  que  votre  dû.  Sa 
prodigalité  l'a  fait  mourir  endetté  envers  Pierre,  mais  d'un  autre 
côté  il  a  enrichi  Jean  auquel  il  ne  devait  rien,  et  qu'importe  que 
ce  soit  Jean  qui  ait  reçu  ce  qui  est  dû  à  Pierre?  La  solidarité  a-t-elle 
donc  besoin  d'un  autre  équilibre  de  compte,  et  est-ce  ainsi  que 
vous  comprenez  les  doctrines  qui  vous  la  recommandent  au  nom 
de  la  démocratie?  »  Cependant  une  fois  mon  indignation  refroidie, 
je  ne  pus  m'empêcher  de  trouver  que,  selon  la  loi  sociale,  c'était  ce 
paysan  qui  avait  raison,  et  je  pensai  à  ce  sergent  de  justice  qui,  le 
jour  des  funérailles  de  Shéridan,  interrompit  le  convoi  que  suivait 
tout  ce  que  l'Angleterre  avait  d'illustre,  et  étendit  sa  baguette  sur 
le  cercueil  du  grand  orateur  pour  dire  qu'il  mourait  insolvable. 
C'était  ce  même  rôle  solennel  de  vengeur  de  la  loi  que  ce  paysan 
venait  de  remplir,  et  de  remplir  avec  une  perfection  de  dureté  qui 
dépassait  de  beaucoup  en  sérieux  la  mascarade  légale  du  convoi 
de  Shéridan.  La  conclusion  à  tirer  de  cette  scène,  c'est  que  nous 
vivons  dans  un  monde  où  il  est  de  bonne  prudence  de  se  rappeler 
chaque  matin  le  mot  de  Dunois  à  l'avènement  de  Louis  XI  :  «  Que 
chacun  songe  à  se  pourvoir.  » 

Paray-le-Monial  a  été  la  dernière  étape  de  ces  longues  excur- 
sions en  Bourgogne.  C'est  une  gentille  petite  ville  d'origine  ecclé- 
siastique, comme  le  dit  clairement  son  nom-,  et  les  souvenirs  inté- 
ressans  que  j'y  ai  trouvés  debout  sont  bien  en  harmonie  avec  cette 
origine,  car  ils  se  rapportent  tous  exclusivement  à  notre  vie  reli- 
gieuse, même  celui  de  son  hôtel  de  ville.  L'histoire  curieuse  de  cet 
édiuce  se  rattache-en  effet  étroitement  à  nos  querelles  théologiques 
du  xvi^  siècle,  qu'elle  éclaire  d'une  lumière  toute  gauloise  et  qu'elle 
raille  plaisamment  comme  une  sorte  de  facétieux  fabliau.  Dans  la 
première  moitié  du  xvi^  siècle  vivaient  à  Paray  deux  frères  du  nom 
de  Jayet,  marchands  drapiers  de  leur  profession.  L'un  de  ces  frères 
était  catholique  fervent,  l'autre  était  huguenot  enragé;  c'est  assez 
dire  qu'ils  s'exécraient  fraternellement  et  n'avaient  pas  de  plus  doux 


1/iO  REVUE    DES   DEDX   MONDES, 

passe-temps  que  de  se  jouer  de  mauvais  tours.  «  Je  veux  avoir  la 
plus  belle  maison  de  la  ville,  se  dit  un  jour  le  huguenot,  tenté  par 
le  diable  de  l'orgueil,  et  non-seulement  de  la  ville,  mais  de  tout  le 
Charolais,  et  on  viendra  voir  de  loin  la  maison  de  M.  Jayet.  Quel- 
ques-uns en  crèveront  de  dépit,  mais  ce  sera  tant  mieux,  car  j'ai 
entendu  dire  qu'il  vaut  mieux  faire  envie  que  pitié.  »  Et  incontinent 
il  se  mit  à  faire  bâtir  un  bijou  de  la  renaissance  tout  brillant  d'ara- 
besques et  de  fines  sculptures,  avec  des  figures  de  chevaliers  et  des 
emblèmes  féodaux  au  premier  étage,  avec  des  médaillons  à  l'ita- 
lienne au  second;  puis,  cela  fait,  il  signa  l'œuvre  de  son  portrait 
sculpté  et  de  celui  de  sa  femme,  qui  se  présentent  à  l'intérieur,  à 
l'entrée  même  du  vestibule,  comme  pour  souhaiter  la  bienvenue  aux 
visiteurs.  La  femme  est  une  bourgeoise  qui  aurait  mérité  de  passer 
pour  jolie  dans  toute  condition;  le  mari  est  un  bourgeois  à  l'air  go- 
guenard, visiblement  bon  vivant  et  porteur  d'un  grand  nez,  bossue 
par  le  milieu,  qui  le  fait  ressembler  à  une  parodie  respectueuse  de 
François  I".  —  «  Ah!  c'est  comme  cela,  dit  à  son  tour  le  catholique, 
en  bien  !  moi,  je  ferai  mieux;  je  vais  bâtir  non  pas  une  maison,  mais 
une  église,  et  je  la  placerai  devant  la  maison  de  mou  frère,  et  cette 
église  lui  enlèvera  l'air  et  la  lumière,  l'écrasera  et  l'éteindra.  »  Il  fit 
comme  le  lui  suggérait  la  haine,  et  un  énorme  édifice  dédié  à  saint 
Michel  masqua  pendant  trois  siècles  la  maison  de  son  frère.  La  ville 
de  Paray,  leur  héritière  à  tous  deux,  a  gagné  à  cette  haine  un 
charmant  hôtel  de  ville,  plus  de  spacieux  bâtimens  pour  sa  justice 
de  paix,  ses  comices  et  autres  fonctions  de  sa  vie  sociale,  et  a  pu 
s'épargner  ainsi  des  frais  d'édifices  civils.  Il  eût  été  heureux  que 
nos  querelles  religieuses  eussent  partout  d'aussi  aimables  résultats. 
L'ancienne  église  abbatiale  de  Paray  est  un  superbe  édifice  dont 
l'architecture,  calquéa  sur  celle  de  Cluny,  permet  de  juger  en  di- 
minutif de  quelques-uns  des  caractères  de  ce  monument  colossal. 
Nue  sans  froideur,  robuste  sans  lourdeur,  cette  église  nous  dé- 
montre une  fois  de  plus  à  quel  point  il  est  faux  que  l'architecture 
romane  se  prête  moins  bien  que  l'architecture  gothique  à  l'expres- 
sion du  sentiment  religieux.  Cependant ,  en  dépit  de  sa  beauté, 
nous  ne  nous  y  arrêterons  que  pour  remarquer  la  disposition  du 
transept,  qui  la  coupe  en  croix  latine  avec  une  netteté  et  une  pré- 
cision dont  nous  n'avons  rencontré  l'analogue  nulle  part  ailleurs. 
De  ses  ornemens  intérieurs,  un  seul  lui  reste,  le  riche  dais  gothi- 
que qui  surmonte  le  monument  funèbre,  aujourd'hui  vide,   des 
anciens  barons  de  Digoine,  et,  à  la  voir  ainsi  veuve  de  souvenirs 
on  dirait  une  princesse  qui  a  conservé  sa  beauté  en  perdant  mé- 
moire de  sa  grandeur.  Un  tableau  relatif  à  Marie  Alacoque,  que  je 
rencontre  dans  une  chapelle,  me  rappelle  que.  c'est  ici  même  à  Pa- 
ray qu'est  née  cette  toute  moderne  dévotion  du  sacré    cœur,  quia 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'arT.  1^1 

exercé  une  si  grande  influence  depuis  deux  siècles  sur  les  habi- 
tudes de  la  piété  catholique,  et  semble  avoir  eu  une  si  forte  prise 
sur  la  partie  la  plus  sensible  du  peuple  des  fidèles. 

Je  suis  sorti  immédiatement  pour  me  rendre  au  couvent  de  la  Vi- 
sitation où  la  religieuse  bourguignonne  eut  l'aimant  cauchemar  de 
Jésus  entr'ouvrant  sa  poitrine  pour  lui  montrer  son  cœur  enflammé. 
Jamais  ma  curiosité  n'a  été  mieux  satisfaite  qu'elle  ne  le  fut  dans 
la  petite  chapelle  de  la  Visitation.  Cette  chapelle  est  un  vrai  chef- 
d'œuvre,  je  le  déclare  tout  net  au  risque  de  scandaliser  les  partisans 
du  goût  austère,  un  chef-d'œuvre  non  par  l'architecture,  à  laquelle 
on':  ne  songe  guère,  mais  par  la  couleur  et  l'harmonie.  C'est  bien 
mieux  qu'un  souvenir  de  Marie  Alacoque  que  j'ai  trouvé  là,  c'est  la 
représentation  même  de  l'état  d'âme  de  la  religieuse  et  de  l'atmos- 
phère ambiante  dans  laquelle  elle  plongeait  lorsque  la  vision  se 
produisit.  La  chapelle  est  exclusivement  consacrée  à  la  dévotion 
du  sacré  cœur,  et  tout  a  été  calculé  avec  une  finesse  profonde  pour 
ramener  l'imagination  à  cette  unique  pensée.  Il  semble  que  la  vi- 
sion va  se  produire  naturellement,  tant  son  théâtre  est  merveilleu- 
sement préparé.  Un  crépuscule  éternel  y  règne;,  crépuscule  arrêté 
avec  une  précision  toute  féminine,  assez  profond  pour  que  les  yeux 
de  la  chair  renoncent  à  l'ambition  de  distinguer  les  objets,  assez 
doux  pour  qu'ils  aient  plaisir  à  goûter  le  repos  de  l'ombre.  Des 
lumières  nombreuses  descendent  en  grappes  des  voûtes,  mais  ne 
portent  pas  la  plus  petite  atteinte  à  ce  crépuscule,  car  elles  sont 
pour  ainsi  dire  sans  clarté  :  lueurs  rouges  pareilles  à  de  petites 
langues  de  flamme,  elles  brûlent  mornes  et  sans  jet,  comme  le 
ferait  une  lumière  comprimée  trop  longtemps  et  à  laquelle  l'air 
manquerait.  Ces  lampes  sont  à  la  fois  un  symbole  très  parlant 
d'une  âme  concentrée  dans  sa  muette  rêverie  comme  celle  de  Marie 
Alacoque,  et  une  représentation  très  sensible  de  cette  nature  de 
flamme  qu'on  peut  supposer  errante  autour  d'un  cœur  enfermé 
dans  son  obscure  prison.  Le  silence,  s'ajoutant  au  crépuscule  et  aux 
lumières  sans  clarté,  complète  le  mystère.  Des  chants  retentissent 
cependant,  mais  ces  chants  de  religieuses  invisibles  dans  les  salles 
qui  avoisinent  le  sanctuaire  ne  troublent  pas  plus  le  frais  silence  de 
la  chapelle  que  les  chants  des  cigales  ne  troublent  à  midi  le  silence 
ardent  des  campagnes,  et  je  reste  longtemps  à  admirer  comment 
tous  ces  élémens  se  sont  fondus  en  une  unité  où  se  révèle  ce  génie 
particulier  des  détails  et  des  nuances  qui  fait  les  bouquets  exquis, 
les  toilettes  harmonieuses,  les  dentelles  légères  et  les  tapisseries 
douces  à  l'œil,  c'est-à-dire  le  raffmement  de  sensibilité  de  la  na- 
ture féminine. 

Emile  Montégut. 


UN 


NATURALISTE  PHILOSOPHE 


LAMARCK,   SA    VIE    ET   SES   ŒUVRES. 


Il  y  a  deux  classes  de  savans.  Les  uns,  suivant  les  traces  de 
leurs  prédécesseurs,  agrandissent  le  domaine  de  la  science  et  ajou- 
tent des  découvertes  à  celles  qui  ont  été  faites  avant  eux;  leurs 
travaux  sont  immédiatement  appréciés,  et  ils  jouissent  pleinement 
d'une  réputation  bien  méritée.  Les  autres,  quittant  les  sentiers 
battus,  s'alTianchissent  de  la  tradition,  font  éclorc  les  germes  de 
l'avenir  latens  pour  ainsi  dire  dans  les  enseignemens  du  passé  : 
quelquefois  ils  sont  estimés  pendant  leur  vie  à  leur  juste  valeur;  plus 
souvent  encore  ils  passent  méconnus  du  public  scientifique  de  leur 
époque,  incapable  de  les  comprendre  et  de  les  suivre.  L'inertie,  la 
routine  et  l'ignorance  leur  opposent  dans  le  présent  une  résis- 
tance insurmontable,  ils  meurent  délaissés;  cependant  la  science 
marche,  les  faits  se  multiplient,  les  méthodes  se  perfectionnent, 
et  le  public,  attardé  de  leur  vivant,  les  rejoint  sur  la  route  du  pro- 
grès. Alors  lous  leurs  mérites  oubliés  se  révèlent  avec  éclat;  on  rend 
justice  à  leurs  efforts,  on  admire  leur  génie,  on  constate  leur  pré- 
vision de  l'avenir,  et  une  gloire  posthume  console  leurs  disciples  de 
l'oubli  qui  a  dû  attrister  les  années  pendant  lesquelles  ils  ont  lutté 
vainement  pour  le  triomphe  de  la  vérité.  Lamarck  appartient  à  la 
fois  aux  deux  classes  de  savans  dont  nous  venons  de  parler.  Par 
ses  travaux  descriptifs  en  botanique  et  en  zoologie,  par  les  perfec- 
tionnemens,  acceptés  de  ses  contemporains,  qu'il  a  introduits  dans 
la  classification  des  animaux,  il  a  occupé  un  des  premiers  rangs 
parmi  les  naturalistes  de  son  temps;  mais  ses  vues  philosophiques 
sur  les  êtres  organisés  en  général  ont  été  repoussées,  elles  n'ont 


UN    NATURALISTE    PHILOSOPHE.  1A3 

pas  môme  eu  l'honneur  d'être  discutées  sérieusement.  On  ne  leur 
accordait  que  la  politesse  du  silence  ou  les  dédains  de  l'ironie.  Nous 
ferons  voir  cependant  que  les  conceptions  capitales  de  Lamarck 
sont  celles  qui  commencent  à  dominer  en  botanique  et  en  zoologie. 
Aux  exemples  trop  peu  nombreux  cités  par  l'auteur,  nous  ajoute- 
rons ceux  que  la  science  moderne  a  réunis. 

Cherchant  à  persuader  par  le  raisonnement  plutôt  que  par  des 
faits  positifs,  Lamarck  a  partagé  le  travers  des  philosophes  atle- 
mands  de  la  nature,  Goethe,  Oken,  Carus,  Steffens.  Aujourd'hui  on 
raisonne  moins,  et  l'on  démontre  davantage.  Le  lecteur,  pour  être 
convaincu,  exige  des  preuves  palpables,  des  faits  matériels  bien 
constatés;  à  chaque  objection,  il  veut  une  réponse  précise,  et  il  ne 
se  rend  que  lorsqu'il  est  pour  ainsi  dire  accablé  sous  le  poids  de 
l'évidence.  C'est  ainsi  que  nous  procéderons;  nous  accumulerons 
ces  preuves  qui  avaient  entraîné  la  conviction  personnelle  de  La- 
marck, mais  qu'il  eut  le  tort  de  ne  pas  communiquer  h  l'appui  de 
ses  raisonnemens.  Quand  on  lit  sa  Philosophie  zoologique,  on  en- 
trevoit pourquoi  des  esprits  rigoureux  tels  que  Cuvier  et  Laurent  de 
Jussieu  n'ont  point  admis  ses  conclusions;  on  comprend  qu'ils  les 
aient  combattues.  On  ne  saurait  en  effet  attendre  d'un  savant  ab- 
sorbé par  ses  propres  recherches  qu'il  se  mette  en  quête  des  faits 
qui  doivent  étayer  les  théories  conçues  par  un  autre.  Il  ne  faut  donc 
pas  s'étonner  si  l'éloge  académique  de  Lamarck  par  Cuvier,  lu 
après  la  mort  de  Cuvier  lui-même  par  M.  Sylvestre  à  la  séance  pu- 
blique de  l'Institut  du  26  novembre  1832,  renferme  à  côté  d'éloges 
sincères  un  blâme  immérité  des  doctrines  philosophiques  de  La- 
marck, et  ait  inauguré  ce  genre  d'éloges  désigné  plus  tard  sons  le 
nom  peu  académique  à'éreintemens.  L'impartiale  postérité  excuse 
ces  injustices  involontaires  sans  les  ratifier.  Dans  les  sciences  comme 
dans  la  politique,  le  temps  seul  nous  place  à  un  point  de  vue  assez 
éloigné  pour  pouvoir  porter  des  jugemens  équitables  sur  les  hommes, 
leurs  opinions  et  leurs  actes.  ?Jous  essaierons  de  traduire  ce  juge- 
ment rétrospectif;  mais  auparavant  nous  croyons  devoir  donner  une 
courte  biographie  de  Lamarck.  La  vie  d'un  savant  est  le  commen- 
taire obligé  de  ses  œuvres  :  elle  explique  ses  succès  dans  la  re- 
cheixhe  de  la  vérité,  et  permet  d'apprécier  les  causes  de  ses  dé- 
faillances. De  là  l'intérêt  plus  vif  que  celui  d'une  simple  curiosité 
qui  s'attache  aux  notices  biographiques  des  hommes  célèbres  dans 
le  domaine  de  l'intelligence. 

I.    —    BIOGRAPHIE    DE    LAMARCK. 

Jean-Baptiste-Pierre-Ântoine  de  Monet,  autrement  appelé  le  che- 
valier de  Lamarck,  naquit  à  Bazentin,  village  situé  entre  Albert  et 


14Û  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Bapaume  dans  l'ancienne  Picardie,  le  l*""  août  17 hh.  Il  était  le  on- 
zième enfant  de  Pierre  de  Monet,  seigneur  de  ce  lieu,  issu  d'une 
ancienne  maison  du  Béarn  dont  le  patrimoine  était  fort  modeste. 
Son  père  le  destinait  à  l'église,  ressource  ordinaire  des  cadets  de 
famille  à  cette  époque,  et  le  fit  entrer  aux  jésuites  d'Amiens.  Ce 
n'était  point  la  vocation  du  jeune  gentilhomme.  Tout  dans  sa  fa- 
mille lui  parlait  de  gloire  militaire.  Son  frère  aîné  était  mort  sur  la 
brèche  au  siège  de  Berg-op-Zoom;  les  deux  autres  servaient  encore, 
et  la  France  s'épuisait  dans  une  lutte  inégale.  Son  père  résistait  ce- 
pendant à  ses  désirs;  mais  lorsqu'il  mourut,  en  1760,  Lamarck,  libre 
de  suivre  son  inclination,  s'achemina  sur  un  mauvais  cheval  vers 
ra.mée  d'Allemagne  campée  près  de  Lippstadt  en  Westphalie.  Il 
était  porteur  d'une  lettre  écrite  par  une  de  ses  voisines  de  cam- 
pagne, M'""  de  Lameth,  qui  le  recommandait  au  colonel  du  régi- 
ment de  Beaujolais,  M.  de  Lastic.  Celui-ci,  voyant  arriver  ce  jeune 
homme  de  dix-sept  ans  qu'une  mine  chétive  faisait  encore  paraître 
au-dessous  de  son  âge,  l'envoya  à  son  quartier.  Le  lendemain,  une 
bataille  était  imminente.  M.  de  Lastic  passe  la  revue  de  son  régi- 
ment, et  voit  son  protégé  au  premier  rang  d'une  compagnie  de  gre- 
nadiers. L'armée  française  était  sous  les  ordres  du  maréchal  de  Bro- 
glie  et  du  prince  de  Soubise;  les  troupes  alliées  avaient  pour  chef 
le  prince  Ferdinand  de  Brunswick.  Les  deux  généraux  français,  di- 
visés entre  eux,  furent  battus.  La  compagnie  où  se  trouvait  La- 
marck est  foudroyée  par  l'artillerie  ennemie  ;  dans  la  confusion  de 
la  retraite,  on  l'oublie.  Les  officiers  et  les  sous-officiers  sont  tués,  il 
ne  restait  plus  que  quatorze  hommes;  le  plus  ancien  propose  de  se 
retirer.  Lamarck,  improvisé  commandant,  répond  :  «On  nous  a  as- 
signé ce  poste,  nous  ne  devons  nous  retirer  que  si  on  nous  relève.  » 
Heureusement  le  colonel,  voyant  que  cette  compagnie  ne  se  ral- 
liait pas,  lui  envoya  une  ordonnance  qui  se  glissa  par  des  sentiers 
couverts  jusqu'à  elle.  Le  lendemain,  Lamaick  était  nommé  officier, 
et  peu  de  temps  après  lieutenant.  Heureusement  pour  la  science,  ce 
brillant  début  ne  devait  point  décider  de  son  avenir.  Envoyé  après  la 
paix  en  garnison  à  Toulon  et  à  Monaco,  une  inflammation  des  gan- 
glions lymphatiques  du  cou  nécessita  une  opération  faite  cà  Paris 
par  Tenon,  mais  qui  lui  laissa  toute  sa  vie  de  profondes  cicatrices. 
L'aspect  de  la  végétation  des  environs  de  Toulon  et  de  Monaco 
avait  éveillé  l'attention  du  jeune  officier  :  il  avait  puisé  quelques  no- 
tions de  botanique  dans  le  Traité  des  plantes  usuelles  de  Chomel.  Re- 
tiré du  service,  réduit  à  une  modeste  pension  alimentaire  de  hOO  fr., 
il  travaillait  à  Paris  chez  un  banquier;  mais,  poussé  irrésistiblement 
vers  l'étude  de  la  nature,  il  observait  de  sa  mansarde  les  formes  et 
les  mouvemens  des  nuages,  et  étudiait  les  plantes  au  Jardin  du  Roi 
ou  dans  les  herborisations  publiques.  Il  se  sentait  dans  sa  voie,  et 


UN  NATURALISTE   PHILOSOPHE.  Hlb 

comprit,  comme  Voltaire  l'a  dit  de  Condorcet,  que  des  découvertes 
durables  pouvaient  l'illustrer  autrement  qu'une  compagnie  d'infan- 
terie. Mécontent  des  systèmes  de  botanique  en  usage,  il  écrivit  en 
six  mois  sa  Flore  française,  précédée  de  la  Clé  dirhofonn'que,  à 
l'aide  de  laquelle  il  est  facile,  même  à  un  commençant,  d'arriver 
sûrement  au  nom  de  la  plante  qu'il  a  sous  les  yeux  (1).  C'était  en 
1778,  Rousseau  avait  mis  la  botanique  à  la  mode,  les  gens  du 
monde,  les  dames  s'en  occupaient.  BufTon  fit  imprimer  les  trois  vo- 
lumes de  la  Flore  française  à  l'imprimerie  royale,  et  l'année  sui- 
vante Lamarck  entrait  à  l'Académie  des  Sciences.  Voulmt  faire 
voyager  son  fils,  BufTon  lui  donna  Lamarck  pour  guide  avec  une 
commission  du  gouvernement  :  il  parcourut  ainsi  la  Hollande,  l'Al- 
lemagne et  la  Hongrie,  et  noua  des  relations  avec  Gleditsch  à  Ber- 
lin, Jacquin  à  Vienne  et  Murray  à  Gœttingne. 

L'Enrycîopédie  méthodique  commencée  par  d'Alembert  et  Dide- 
rot n'était  pas  terminée.  Lamarck  en  écrivit  quatre  volumes,  où  il 
décrit  toutes  les  plantes  connues  alors  dont  les  noms  commen- 
çaient par  les  lettres  de  A  à  P  :  travail  immense,  achevé  par  Poiret, 
et  qui  comprend  douze  volumes,  lesquels  ont  paru  de  1783  à  1817. 
L^ne  œuvre  plus  importante  encore,  faisant  également  partie  de 
VEncylopcdie,  citée  perpétuellement  par  les  botanistes,  est  inti- 
tulée Illustration  des  genres  :  Lamarck  y  donne  les  caractères  de 
2,000  genres,  illustrés,  comme  le  dit  le  titre,  par  900  planches.  Un 
botaniste  seul  peut  se  faire  une  idée  des  recherches  dans  les  her- 
biers, les  jardins  et  les  livres  que  suppose  un  pareil  travail.  La- 
marck suffisait  à  tout  par  son  activité.  Un  voyageur  arrivait-il  à 
Paris,  il  était  le  premier  qui  vînt  le  voir.  Sonnerat  revient  de  l'Inde 
en  1781  avec  des  collections  immenses  :  personne  ne  daigne  les 
visiter,  sauf  Lamarck,  et  Sonnerat,  indigné  de  cette  indifférence, 
lui  donne  l'herbier  magnifique  qu'il  avait  rapporté.  Malgré  ce  la- 
beur incessant,  la  position  de  Lamarck  était  des  plus  précaires  :  il 
vivait  de  sa  plume;  il  était  aux  gages  des  libraires.  On  lui  disputa 
même  une  chétive  place  de  garde  des  herbiers  du  cabinet  du  roi. 
Comme  la  plupart  des  naturalistes,  il  se  débattit  ainsi  contre  les 
difficultés  de  la  vie  pendant  quinze  ans.  Une  circonstance  heureuse 
améliora  sa  situation  en  changeant  la  direction  de  ses  travaux.  La 
convention  gouvernait  la  France.  Carnot  organisait  la  victoire.  La- 
kanal  entreprit  d'organiser  les  sciences  naturelles.  Sur  sa  proposi- 
tion, le  Muséum  d'histoire  naturelle  fut  créé.  On  avait  trouvé  des  pro- 
fesseurs pour  toutes  les  chaires,  sauf  pour  la  zoologie;  mais  dans  ces 

(1)  Une  seconde  édition  de  cette  Flore  française,  publiée  en  1815  par  de  Candolle, 
est  encore  l'ouvrage  capital  pour  la  connaissance  des  plantes  de  notre  pays, 
TOME  civ.  —  1873.  10 


146  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

temps  d'enthousiasme,  si  différens  de  l'époque  où  nous  vivons,  la 
France  suscitait  des  hommes  de  guerre  et  des  hommes  de  science 
partout  où  elle  en  avait  besoin,  Etienne  Geoffroy  Saint-Hilaire  était 
âgé  de  vingt  et  un  ans,  il  s'occupait  de  minéralogie  sous  la  direction 
d'Haûy.  Daubenton  lui  dit  :  «  Je  prends  sur  moi  la  responsabilité 
de  votre  inexpérience;  j'ai  sur  vous  l'autorité  d'un  père;  osez  en- 
treprendre d'enseigner  la  zoologie,  et  qu'un  jour  on  puisse  dire 
que  vous  en  avez  fait  une  science  française.  »  Geoffroy  accepte,  et  se 
charge  des  animaux  supérieurs.  Lakanal  avait  compris  qu'un  seul 
professeur  ne  pouvait  suffire  à  la  tâche  de  ranger  dans  les  collec- 
tions le  règne  animal  tout  entier.  Geoffroy  devant  classer  les  verté- 
brés seulement,  restaient  les  invertébrés,  à  savoir  les  insectes,  les 
mollusques,  les  vers,  les  zoophytes,  c'est-à-dire  le  chaos,  Y  inconnu, 
Lamarck,  dit  M.  Michelet,  accepta  l'inconnu.  Il  s'était  un  peu  oc- 
cupé de  coquilles  avec  Bruguières;  mais  il  avait  tout  à  apprendre, 
je  dirai  mieux,  tout  à  créer  dans  ce  monde  inexploré,  où  Linné  avait 
pour  ainsi  dire  renoncé  à  introduire  l'ordre  méthodique  qu'il  avait 
su  si  bien  établir  parmi  les  animaux  supérieurs.  Lamarck  ouvrit 
son  cours  au  Muséum  dans  le  printemps  de  179Ù  après  un  an  de 
préparation  et  créa  dès  l'abord  la  grande  division  des  animaux  en 
vertébrés  et  invertébrés,  qui  est  restée  dans  la  science.  Conservant 
pour  les  animaux  vertébrés  la  division  de  Linné  en  mammifères, 
oiseaux,  reptiles  et  poissons,  il  divisa  les  invertébrés  en  mollusques, 
insectes,  vers,  échlnodernes  et  polypes.  En  1799,  il  sépara  l'ordre 
des  crustacés  des  insectes,  avec  lesquels  ils  étaient  confondus;  en 
1800,  il  établit  celui  des  arachnides,  distincts  des  insectes,  en  1802 
celui  des  annélides,  subdivision  des  vers,  et  celui  des  radiaires, 
différens  des  polypes.  Le  temps  a  consacré  la  légitimité  de  ces 
coupes,  fondées  toutes  sur  l'organisation  des  animaux;  c'est  la  mé- 
thode rationnelle  introduite  dans  la  science  par  Guvier,  Lamarck  et 
Geoffroy  Saint-Hilaire. 

Cette  étude  étant  uniquement  consacrée  à  Lamarck  envisagé 
comme  naturaliste,  nous  ne  nous  occuperons  point  de  quelques 
ouvrages  où  il  aborde  la  physique  et  la  chimie  :  erreurs  d'un 
puissant  esprit,  croyant  pouvoir  établir  par  le  raisonnement  seul 
des  vérités  qui  reposent  uniquement  sur  l'expérience,  ou  bien 
résurrections  d'anciennes  théories  telles  que  celles  du  phlogis- 
tique,  ces  tentatives  n'eurent  même  pas  les  honneurs  de  la  réfuta- 
tion ;  elles  ne  les  méritaient  pas,  et  doivent  servir  d'exemple  à 
tous  ceux  qui  veulent  écrire  sur  une  science  sans  la  connaître  et 
sans  l'avoir  pratiquée.  C'est  un  travers  assez  commun,  et  nous 
voyons  tous  les  jours  produire  avec  éclat  des  objections  contre  les 
sciences  physiques  et  naturelles  ne  prouvant  qu'une  chose,  l'igno- 
rance profonde  de  ceux  qui  les  articulent.  Leur  point  de  départ 


UN  NATURALISTE   PHTLOSOPHE,  147 

est  souvent  uns  hypothèse  philosophique  ou  un  dogme  théologique, 
bases  fi-agiles  qui  ne  résistent  ni  à  l'observation  quant  aux  faits,  ni 
à  l'expérimentation  quant  aux  phénomènes.  Les  généralisations  de 
Lamarck  sur  la  géologie  et  la  météorologie,  sciences  naissant  à  peine 
à  l'époque  où  il  écrivait,  ont  un  autre  vice  radical  :  elles  sont  pré- 
maturéi3S.  Toute  science  doit  commencer  par  la  connaissance  des 
faits  et  des  phénomènes  particuliers;  quand  ceux-ci  sont  assez  nom- 
breux, les  générahsations  partielles  deviennent  possibles;  elles  s'a- 
grandissent à  mesure  que  la  base  s'élargit,  mais  les  systèmes  ayant 
la  prétention  d'être  absolus  et  définitifs  ne  le  seront  jamais,  car  ils 
supposent  que  tous  les  faits,  tous  les  phénomènes,  sont  connus  : 
synthèse  impossible,  quelle  que  soit  la  durée  de  l'humanité.  C'est 
là  le  défiiut  de  Y Ilydrogéologie  de  Lamarck.  Au  commencement  du 
siècle,  la  géologie  n'existait  pas;  on  observait  peu,  on  f^iisait  des 
systèmes  embrassant  le  globe  tout  entier.  Lamarck  fit  le  sien  en 
1802,  et  vingt-trois  ans  plus  tard  l'esprit  judicieux  de  Guvier  cé- 
dait encore  à  cet  entraînement  en  publiant  son  discours  Sur  les  ré- 
volulions  du  globe.  Le  mérite  de  Lamarck  est  d'avoir  compris  qu'il 
n'y  avait  point  eu  de  révolutions  en  géologie,  car  des  actions  lentes 
mille  fois  séculaires  rendent  compte  beaucoup  mieux  que  des  per- 
turbations violentes  des  prodigieux  changemens  dont  notre  planète 
a  été  le  théâtre.  «  Pour  la  nature,  dit  Lamarck,  le  temps  n'est 
rien,  et  n'est  jamais  une  difficulté  :  elle  l'a  toujours  à  sa  disposition, 
et  c'est  pour  elle  un  moyen  sans  bornes  avec  lequel  elle  fait  les  plus 
grandes  choses  comme  les  moindres.  »  Le  premier,  il  distingua  (1) 
les  fossiles  littoraux  des  fossiles  pélagiens;  mais  personne  aujour- 
d'hui ne  saurait  accepter  son  idée  que  les  mers  se  creusent  par  l'ac- 
tion des  marées,  et  se  déplacent  à  la  surface  de  la  terre  sans  que  le 
niveau  relatif  des  dilTérens  points  de  cette  surface  ait  changé.  En 
présence  des  faits  connus,  il  est  impossible  d'attribuer  l'origine  de 
toutes  les  vallées  au  creusement  des  eaux.  Autant  les  déductions 
de  Lamarck  ont  été  judicieuses  et  souvent  prophétiques  dans  la 
science  des  êtres  organisés,  qu'il  connaissait  si  bien,  autant  elles 
sont  aventureuses,  hasardées  et  démenties  par  l'avenir  dans  les 
sciences  qui  lui  étaient  étrangères  :  comme  les  métaphysiciens,  il 
construisait  des  édifices  en  l'air,  et,  comme  les  leurs,  les  siens  se 
sont  écroulés  faute  de  base. 

Achevons  la  biographie  de  Lamarck.  Fixé  dans  ses  irrésolutions 
scientifiques  par  sa  chaire  du  Muséum  et  le  devoir  de  classer  les 
collections,  il  se  livra  tout  entier  à  ce  double  travail.  En  1802,  il  pu- 
blia ses  Considérations  sur  V organisation  des  corps  vivans,  en  1809 
sa  Philosophie  zoologiguc,  développement  des  Considérations,  et  de 

(1)  Hydrogéologie,  p.  72. 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1816  à  1822  Y  Histoire  natnrelle  des  animaux  sans  vertèbres  en  sept 
volumes;  c'est  son  ouvrage  capital,  et,  comme  il  est  uniquement 
descriptif  et  taxonomique,  il  fut  accueilli  par  l'approbation  unanime 
des  savans.  Son  mémoire  sur  les  coquilles  fossiles  des  environs  de 
Paris,  où  sa  profonde  connaissance  des  coquilles  vivantes  lui  permit 
de  classer  sûrement  celles  qui  n'étaient  plus  que  la  dépouille  d'a- 
nimaux disparus  depuis  des  milliers  de  siècles,  reçut  également  un 
accueil  favorable.  Lamarck  avait  commencé  l'étude  de  la  zoologie 
à  cinquante  ans;  l'examen  minutieux  de  petits  animaux  visibles 
seulement  à  la  loupe  et  au  microscope  fatigua,  puis  affaiblit  sa  vue. 
Peu  à  peu  les  nuages  qui  l'obscurcissaient  s'épaissirent,  et  il  devint 
complètement  aveugle.  Marié  quatre  fois,  père  de  sept  enfans,  il 
vit  disparaître  son  mince  patrimoine  et  même  ses  premières  écono- 
mies dans  quelques-uns  de  ces  placemens  hasardeux  offerts  par  la 
spéculation  à  la  crédulité  publique.  Son  modeste  traitement  de 
professeur  le  préservait  seul  de  la  misère.  Les  amis  des  sciences 
que  sa  réputation  comme  zoologiste  et  comme  botaniste  attirait  au- 
près de  lui  voyaient  ce  délaissement  avec  surprise;  il  leur  semblait 
qu'un  gouvernement  éclairé  aurait  dû  s'informer  avec  un  peu  plus 
de  soin  de  la  position  d'un  vieillard  qui  avait  illustré  son  pays;  mais 
les  gouvernemens,  on  le  sait,  réservent  leurs  faveurs  pour  d'autres 
services,  et  la  misère  d'un  vieux  savant  aveugle  a  rarement  droit 
à  leur  sollicitude.  Lamarck  passa  donc  les  dix  dernières  années 
de  sa  laborieuse  vie  plongé  dans  les  ténèbres,  entouré  des  soins 
affectueux  de  ses  deux  filles.  L'aînée  écrivit  encore  sous  sa  dictée 
une  partie  du  sixième  et  une  partie  du  septième  volume  de  l'His- 
toire des  animaux  sans  vertèbres.  Depuis  que  le  père  ne  quittait 
plus  la  chambre,  la  fille  ne  quittait  plus  la  maison;  à  sa  première 
sortie,  elle  fut  incommodée  par  l'air  libre  dont  elle  avait  perdu 
depuis  si  longtemps  l'habitude.  Lamarck  mourut  le  18  décembre 
i829  à  l'âge  de  quatre-vingt-cinq  ans;  Latreille  et  de  Blainville  fu- 
rent ses  successeurs  au  Muséum.  Le  nombre  des  animaux  sans  ver- 
tèbres s'était  tellement  accru  qu'il  fallut  créer  deux  chaires  là  où 
une  seule  avait  suffi,  grâce  à  l'incroyable  activité  du  premier  titu- 
laire. Ses  deux  filles  restèrent  sans  ressources.  J'ai  vu  moi-même, 
en  1832,  M"^  Cornélie  de  Lamarck  attacher  pour  un  mince  salaire 
sur  des  feuilles  de  papier  blanc  les  plantes  de  l'herbier  du  Muséum 
où  son  père  avait  été  professeur.  Souvent  des  espèces  nommées  et 
décrites  par  lui  ont  passé  sous  ses  yeux,  et  ce  souvenir  ajoutait  sans 
doute  à  l'amertume  de  ses  regrets.  Filles  d'un  ministre  ou  d'un 
général,  les  deux  sœurs  eussent  été  pensionnées  par  l'état;  mais 
leur  père  n'était  qu'un  grand  naturaliste,  honorant  son  pays  dans 
le  présent  et  dans  l'avenir,  elles  devaient  être  oubliées,  et  le  furent 
en  effet. 


UN   NATURALISTE    PHILOSOPHE.  1Û9 

Dans  ses  études  sur  Darwin  cl  ses  prédécesseurs  français  (1), 
M.  de  Quatrefages  a  exposé  brièvement  les  travaux  de  Lamarck  et 
rendu  pleine  justice  à  la  grandeur  et  à  l'originalité  de  la  plupart 
de  ses  idées;  il  lui  assigne  la  première  place  parmi  les  ancêtres 
scientifiques  de  Darwin,  mais  signale  en  même  temps  et  combat 
les  points  faibles  de  ses  conclusions.  Notre  but  dans  les  pages  qui 
vont  suivre  est  au  contraire  de  faire  ressortir  les  points  forts  et  de 
montrer,  en  les  corroborant  par  un  grand  nombre  de  faits,  quelles 
sont  les  vérités  que  Lamarck  a  le  premier  formulées  au  milieu  de 
l'inattention  et  malgré  la  critique  peu  compréhensive  dont  elles  ont 
été  l'objet  pendant  tout  le  cours  de  sa  longue  existence. 

II.     —    LA    PHILOSOPHIE    ZOOLOGIQUE     DE     LAMARCK.    —    INFLUENCE 
DES     MILIEUX. 

C'est  à  l'analyse  de  la  Philosophie  zoologique,  publiée  par  La- 
marck en  1809,  que  sera  surtout  consacrée  cette  étude.  Lamarck 
connaissait  un  nombre  immense  de  végétaux  et  d'animaux,  condition 
nécessaire  pour  pouvoir  s'élever  à  des  généralisations  comprenant 
l'ensemble  du  monde  organisé.  Dans  ses  travaux  spéciaux,  descrip- 
tion, classement,  détermination  d'espèces  végétales  et  animales,  il 
avait  été  frappé  de  leurs  différences,  mais  encore  plus  de  leurs  ana- 
logies; il  avait  constaté  leurs  variations,  et  il  en  était  résulté  pour 
lui  une  triple  impression  :  la  certitude  de  la  variabilité  de  l'espèce 
sous  l'influence  des  agens  extérieurs,  celle  de  l'unité  fondamentale 
du  règne  animal,  enfin  la  probabilité  de  la  génération  successive 
des  différentes  classes  d'animaux,  sortant,  pour  ainsi  dire,  les  unes 
des  autres  comme  un  arbre  dont  les  branches,  les  feuilles,  les  fleurs 
et  les  fruits  sont  le  résultat  des  évolutions  successives  d'un  seul 
organe,  la  graine  ou  le  bourgeon.  Cependant,  je  le  répète,  au  lieu 
de  multiplier  les  exemples,  comme  on  le  fait  aujourd'hui,  il  s'efforce 
de  convaincre  le  lecteur  par  des  raisonnemens;  il  les  enchaîne  les 
uns  aux  autres  sans  s'apercevoir  qu'il  a  souvent  quitté  le  terrain 
solide  des  faits,  et  que  le  moindre  écart,  la  moindre  lacune  dans 
ses  déductions  l'engage  nécessairement  dans  un  labyrinthe  compa- 
rable à  celui  où  les  métaphysiciens  égarent  ceux  qui  ont  le  courage 
de  les  suivre.  Je  m'attacherai  donc  à  montrer  com.ment  les  faits  acquis 
à  la  science  depuis  la  mort  de  Lamarck  ont  confirmé  sa  théorie  fon- 
damentale, désignée  maintenant  sous  le  nom  de  théorie  de  la  des- 
cendance. Cette  théorie  consiste  à  supposer  que  les  milieux  dans 
lesquels  les  animaux  ont  vécu  se  sont  souvent  et  profondément  mo- 
difiés. Beaucoup  d'animaux,  ne  pouvant  pas  s'accommoder  à  ces 
changemens,  ont  péri;  les  autres,  modifiés  comme  le  milieu,  se 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  décembre  1868. 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  adaptés  à  lui  et  ont  transmis  ces  modifications  à  leurs  descen- 
dans,  chez  lesquels  elles  se  sont  fixées.  Ceux-ci  constituent  alors  ce 
qu'on  nomme  des  espèces  :  elles  nous  paraissent  invariables  parcs 
que  nous  ne  les  connaissons  que  depuis  un  laps  de  temps  tellement 
court,  qu'il  n'est  qu'une  fraction  imperceptible  de  la  longue  période 
nécessaire  pour  amener  des  cbangemens  dans  le  milieu  ambiant, 
terre,  eau,  climat,  température,  et  par  suite  dans  les  êtres  exposés  à 
ces  influences  diverses.  En  effet,  l'argument  tiré  de  l'identité  des 
espèces  étudiées  depuis  les  temps  historiques  est  sans  valeur.  Cu- 
vier  avait  conclu  à  la  fixité  de  l'espèce,  parce  que  les  momies  des 
chats,  des  ibis,  des  crocodiles  de  l'Egypte  sont  identiques  aux  es- 
pèces actuelles  vivant  encore  dans  le  pays.  Or  ce  que  Cuvier  disait  de 
l'espèce  est  également  vrai  des  variétés  ou  des  races  obtenues  dans 
les  temps  les  plus  reculés;  ainsi  le  bélier  représenté  sur  les  raonu- 
mens  égyptiens  est  identique  au  bélier  nubien  actuel  (1).  Le  petit 
cheval  des  paysans  lithuaniens  ne  diffère  pas  du  daîno  illustré  dans 
les  chants  primitifs  de  ces  peuples,  et  dont  les  squelettes  se  retrou- 
vent dans  les  anciens  tombeaux.  Pourquoi  auraient -ils  changé, 
puisque  le  milieu  ambiant  est  resté  le  même  et  que  les  peuples  qui 
ont  succédé  à  ces  nations  primitives  n'ont  rien  fait  pour  améliorer 
ces  races  par  des  croisemens  ou  la  sélection  artificielle?  A  plus 
forte  raison  ne  voyons-nous  pas  les  espèces  ou  les  races  sauvages 
se  modifier  sous  nos  yeux  à  moins  que  l'homme  n'intervienne  par 
la  culture  et  l'hybridation  pour  les  végétaux,  par  le  régime  alimen- 
taire et  le  croisement  pour  les  animaux.  Examinons  successivement 
l'iafluence  des  divers  changemens  du  milieu  ambiant  qui  modifient 
l'organisation  des  végétaux  et  des  animaux,  à  savoir  l'eau,  l'air,  la 
lumière  et  la  chaleur. 

L'action  de  l'eau  sur  les  végétaux  est  des  plus  évidentes.  La- 
marck  cite  la  renoncule  aquatique.  Cette  plante  est  en  effet  sin- 
gulièrement modiûée  par  son  séjour  dans  l'eau.  Les  feuilles  sub- 
mergées sont  finement  découpées  et  comme  capillaires;  celles  qui 
s'élèvent  au-dessus  de  la  surface  liquide  sont  arrondies  et  sim- 
plement lobées.  Suivant  que  les  feuilles  ont  séjourné  plus  ou  moins 
longtemps  dans  l'eau,  suivant  que  celle-ci  est  courante  ou  stag- 
nante, elles  présentent  toutes  les  transitions  imaginables  entre  ces 
deux  extrêmes,  et  les  botanistes  en  ont  fait  des  espèces  et  des 
variétés  sans  nombre  {rainmcidus  aquatilis,  tripartitus,  ' Baudot i, 
trichophyllos ,  flidtans,  etc.).  Les  feuilles  submergées  de  la  châ- 
taigne d'eau  [trapa  natans)  sont  également  capillaires,  les  feuilles 
aériennes  ne  le  sont  pas.  Dans  ces  renoncules  et  le  trapa  natans, 
l'action  de  l'eau  amène  la  disparition  partielle  du  parenchyme  de 

(1)  Settegast,  die  Thiersucht,  p.  60  et  pi.  I. 


UN   NATURALISTE   PHILOSOPHE.  151 

la  feuille.  Le  dernier  terme  de  cette  modification  se  voit  sur  une 
naïadée  de  Madagascar,  Vouvirandra  fenestralis  (1).  Dans  celte 
plante  aquatique,  la  feuille  immergée  se  réduit  à  une  fine  dentelle 
à  mailles  quadrilatères  formée  par  les  nervures  longitudinales  et 
des  cloisons  transversales.  Les  feuilles  des  hippuris,  des  myrio- 
phyllum,  des  callitriche  et  des  ceratophyllum  nous  montrent  l'état 
accidentel  des  feuilles  submergées  de  la  renoncule  aquatique  et 
de  la  châtaigne  d'eau  devenu  constant  par  le  fait  de  l'hérédité. 
•  La  sagittaire  doit  son  nom  à  ses  feuilles  aériennes,  qui  ont  exac- 
tement la  forme  d'un  fer  de  flèche;  mais,  lorsqu'elles  sont  plongées 
dans  une  eau  courante ,  elles  forment  de  longs  rubans  ondulans 
suivant  le  fil  de  l'eau.  Le  plantain  d'eau  [almna  plmUafjo)  offre  la 
même  modification;  dans  les  eaux  courantes,  sss  feuilles  ovalaires 
deviennent  rubanaires  et  flottantes.  Le  jonc  lacustre  {scirpus  la- 
cuslris)  n'a  point  de  feuilles,  il  n'a  que  des  gaines  rougeâtres  termi- 
nées par  un  petit  limbe.  Quand  la  plante  est  dans  une  eau  peu  pro- 
fonde, celui-ci  avorte  complètement;  mais  dans  une  rivière  ce 
limbe  se  développe,  s'allonge  et  atteint  quelquefois  une  longueur 
de  1  à  2  mètres.  Le  botaniste  Scheuchzer,  qui  vivait  à  Zurich  au 
commencement  du  xvin°  siècle,  avait  déjà  noté  cette  particula- 
rité. —  Les  feuilles  flottantes  du  nénufar  jaune  sont  étalées  à  la  sur- 
face de  l'eau  ;  ce  sont  des  disques  arrondis,  mais  les  feuilles  sub- 
mergées sont  presque  transparentes  et  bosselées  comme  celles  du 
chou  pommé.  Ces  deux  modifications  morphologiques,  la  forme  ru- 
banaire  et  la  forme  bosselée,  deviennent  constantes  et  permanentes 
dans  les  plantes  marines  :  la  première  dans  les  laminaires,  les  zos- 
tères,  les  cymodocées,  la  seconde  dans  les  ulvacées. 

Un  autre  effet  de  l'eau,  c'est  de  favoriser  la  formation  de  lacunes 
qui  renferment  de  l'air.  Ainsi  les  rameaux  de  l'utriculairG  portent 
de  petites  vessies  aériennes  appelées  ascidies.  Dans  V aldrovandia 
vesiculosa,  ce  sont  les  feuilles  elles-mêmes,  dans  certains  fucus 
ce  sont  les  frondes  qui  deviennent  vésiculeuses.  Le  péticle  des 
feuilles  aériennes  du  t?^apa  natans,  du  poniederia  crassipes,  se  rem- 
plit également  d'air.  De  même  les  tiges  de  beaucoup  de  plantes 
aquatiques,  les  nymphœo,  le  nelumhium,  les  jussiœa,  Y oponogeton 
dystachion,  les  pilulaires,  les  joncs,  sont  creusées  de  grandes  la- 
cunes aériennes  cloisonnées  (2).  L'eau  a  même  le  pouvoir  de  trans- 
former certains  organes  et  de  les  adapter  à  des  fonctions  com- 
plètement différentes  de  celles  qu'ils  remplissaient  originairement. 
Le  jussicea  repens  est  une  plante  aquatique  produisant  de  longs 
rameaux  ou  stolons,  maintenus  à  la  surface  de  l'eau  par  des  corps 
cylindriques,  spongieux,  d'un  blanc  rosé,  qui  jouent  le  rôle  de 

(1)  Voyez  Delessert,  Icônes  selectœ,  t.  III,  fîg.  99. 

(2)  Du  val -Jouve,  De  quelques  joncs  à  feuilles  cloisonnées,  1872. 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  vessies  gonflées  d'air  qu'on  fixe  sous  les  aisselles  d'un  na- 
geur inexpérimenté;  ces  stolons  se  garnissent  de  fleurs  s'épanouis- 
sant  au-dessus  de  la  surface  de  l'eau.  Les  corps  qui  soutiennent 
ces  rameaux  fleuris  sont  des  racines  transformées  par  l'action  de 
l'eau.  En  effet,  les  stolons  qui  rampent  à  la  surface  de  la  terre 
sèche  sont  pourvus  de  racines  adventives  ordinaires;  mais,  si  le 
stolon  se  trouve  de  nouveau  en  contact  avec  l'eau,  ces  racines  se 
transforment  en  racines  aérifères.  J'ai  pu  obtenir  ain^i  sur  un  seul 
jet  des  parties  qui  étaient  alternativement  pourvues  ou  dépourvues 
de  ces  vessies  natatoires.  La  tige  même  devient  quelquefois  spon- 
gieuse et  se  remplit  d'air.  Dans  l'eau,  les  feuilles  de  la  même  plante 
sont  lisses,  ol)Ovales,  et  acquièrent  une  longueur  de  10  centimètres 
de  long  et  2  de  large,  tandis  que,  sur  un  terrain  sec  ou  desséché, 
elles  sont  étroites,  aiguës,  longues  de  1  centimètre  au  plus  et  cou- 
vertes de  poils.  Ces  deux  formes  d'une  même  plante  ont  été  con- 
sidérées comme  deux  espèces  distinctes  (1).  Ainsi  l'eau  imprime  à 
l'organisme  végétal  des  modifications  profondes  qui  se  traduisent 
non-seulement  clans  les  formes  extérieures,  mais  dans  la  structure 
anatomique.  M.  Duval-Jouve  a  démontré  qu'une  plante  aquatique, 
quelle  que  soit  la  famille  à  laquelle  elle  appartienne,  présente  des 
cellules  cloisonnées  aérifères.  Dans  un  môme  genre,  le  genre  iris 
par  exemple,  les  iris  germanica,  iris  florentina,  plantes  terrestres, 
ne  présentent  pas  de  cellules  cloisonnées,  les  iris  fœtida^  iris 
pseudûrorus,  espèces  aquatiques,  en  sont  pourvues.  Dans  le  genre 
a^yngium,  mêmes  différences  :  les  espèces  européennes  sont  ter- 
restres, les  feuilles  ont  des  nervures  divergentes;  les  espèces  aqua- 
tiques de  l'Amérique  portent  de  longues  feuilles  rubanaires  à  ner- 
vures parallèles,  réunies  entre  elles  par  des  cloisons  transversales. 
L'influence  de  l'eau  sur  la  forme  et  l'organisation  des  animaux 
n'est  pas  moins  remarquable,  et  le  développement  des  réservoirs 
d'air  chez  les  végétaux  aquatiques  est  analogue  aux  cloisons  tra- 
versées par  le  siphon  des  coquilles  univalves  du  nautile  et  des 
ammonites ,  les  vésicules  aérifères  des  acalèphes  hydrostatiques, 
les  boucliers  avec  canaux  aérifères  des  vellèles,  les  bulles  d'air 
emprisonnées  dans  le  mucus  sécrété  par  le  pied  de  la  janthine  et 
même  la  vessie  natatoire  des  poissons,  organes  inconnus  dans  les 
animaux  terrestres;  mais  c'est  dans  les  batraciens  que  nous  ver- 
rons avec  la  dernière  évidence  que  les  branchies,  appareils  res- 
piratoires des  animaux  aquatiques,  se  développent  sous  l'influence 
d'un  milieu  liquide.  Chez  certains  d'entre  eux,  les  branchies  sont 
temporaires  :  ainsi  les  têtards  de  la  grenouille  et  du  crapaud  res- 

(1)  Voyez  Ch.  Martins,  Mémoire  sur  les  racines  aérifères  ou  vessies  natatoires  des 
tspèces  aquatiques  du  genre  Jussiœa  {Mém.  de  l'Acad.  de  Montpellier,  t.  VI,  p.  353, 
1866). 


UN   NATURALISTE    PHILOSOPHE.  153 

pirent  par  des  branchies;  mais  à  mesure  que  les  pattes  pousse3[it  et 
que  la  queue  servant  de  nageoire  se  résorbe,  les  poumons  se  déve- 
loppent et  les  branchies  s'atrophient,  l'animal,  d'aquatique  qu'il 
était,  devient  amphibie.  Les  tritons  vivant  dans  l'eau  pendant  la 
première  période  de  leur  vie  respirent  par  des  branchies,  plus  tard 
ils  se  tiennent  habituellement  sur  le  bord  des  mares;  les  branchies 
disparaissent,  des  poumons  les  remplacent.  Cependant,  si  l'on  force 
ces  animaux  à  rester  dans  l'eau,  la  métamorphose  ne  s'accomplit 
pas.  Les  protées  des  lacs  souterrains  de  la  Carniole,  ayant  à  la  fois 
des  poumons  et  des  branchies,  peuvent  respirer  dans  l'air  comme 
dans  l'eau.  —  On  connaît  sous  le  nom  d'axolotl  [siredon  piscifor- 
mis)  un  gros  têtard  à  branchies  extérieures  vivant  dans  le  lac  qui 
avoisine  la  ville  de  Mexico.  Un  grand  nombre  de  ces  animaux  ayant 
été  donnés  à  la  ménagerie  du  Muséum  d'histoire  naturelle  de  Paris, 
la  plupart  ne  se  modifièrent  pas;  mais  le  10  octobre  1865,  M.  Au- 
guste Duméril  remarqua  que  plusieurs  présentaient  des  taches 
jaunes,  leur  crête  caudale  s'atrophiait,  ainsi  que  les  branchies,  et 
le  6  novembre  de  jeunes  axolotls  s'étaient  transformés  en  un  triton 
du  genre  amblystoina,  dont  les  espèces  habitent  l'i^mérique  du 
Nord,  c'est-à-dire  en  un  animal  amphibie  respirant  par  des  pou- 
mons, dépourvu  de  branchies  et  à  queue  cylindrique.  Le  même  sa- 
vant eut  l'idée  de  couper  les  branchies  d'un  certain  nombre  d'axo- 
lotls ;  quelques-uns  se  métamorphosèrent  en  tritons,  d'autres  res- 
tèrent à  l'état  de  têtards.  Ajoutons  que,  ces  axolotls  se  multipliant, 
ce  fait  nous  démontre  que  la  reproduction  des  protées  ne  prouve 
en  aucune  manière  qu'ils  ne  soient  pas  les  têtards  d'un  reptile 
encore  inconnu.  11  existe  encore  d'autres  animaux  qui  ne  sont 
probablement  que  des  têtards  n'ayant  pas  subi  toutes  leurs  mé- 
tamorphoses; je  citerai  les  ménobranches,  qui  ont,  comme  le  pro- 
tée,  des  branchies  extérieures  et  quatre  pattes,  la  grande  sirène 
lacertine  des  rizières  de  la  Caroline,  munie  de  trois  houppes  de 
branchies  saillantes,  mais  n'ayant  que  deux  pattes  antérieures  ter- 
minées par  quatre  doigs,  et  le  menopôme,  qui  porte  sur  les  côtes  du 
cou  des  fentes  branchiales  et  se  meut  au  moyen  de  quatre  pattes 
très  courtes.  Tout  le  monde  connaît  la  rainette,  cette  petite  gre- 
nouille verte  qui  se  tient  habituellement  sur  les  feuiles  des  plantes 
aquatiques  :  elle  pond  des  œufs  d'où  éclôt  un  têtard;  mais  un  na- 
turaliste, M.  Bavay  (1),  a  observé  une  espèce  des  Antilles  où  la 
métamorphose  s'accomplit  dans  l'œuf  même.  Celui-ci  contient  un 
têtard  muni  d'une  queue  et  de  branchies,  et  pourtant  au  bout  de  dix 
jours  il  en  sort  une  rainette  sans  queue,  sans  branchies  et  respirant 

(1)  Sur  ïHylodes  martinicensis  {Revue  des  sciences  naturelles,  t.  P'',  p.  281,  1872). 


154  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

par  des  poumons.  Blumenbach  avait  déjà  vu  le  même  fait  sur  le  cra- 
paud pipa  de  Surinam,  Ces  métamorphoses,  accomplies  tantôt  hors 
de  l'œuf,  tantôt  dans  l'œuf  même,  nous  éclairent  sur  les  métamor- 
phoses des  animaux  supérieurs,  qui  parcourent  dans  le  sein  de  leur 
mère  les  différentes  phases  de  leur  développement  sériai  à  partir 
d'une  classe  d'animaux  inférieure  à  celle  dont  ils  font  partie. 

Tous  les  vertébrés  aquatiques,  à  quelque  classe  qu'ils  appar- 
tiennent, ont  le  corps  allongé,  cylindrique  ou  aplati  latéralement, 
et  des  membres  terminés  par  des  extrémités  en  forme  de  nageoires. 
Dans  certains  poissons,  les  gymnotes,  les  carapes,  les  donzelles 
{ophidhmî),  et  dans  les  cétacés,  les  membres  postérieurs  manquent, 
et  dans  les  poissons  du  genre  des  anguilles  et  des  pétromyzons  ils 
avortent  tous;  mais,  si  nous  voulons  apprécier  l'influence  de  Teau, 
nous  ne  devons  pas  considérer  des  animaux  complètement  aquati- 
ques tels  que  les  cétacés  ou  les  poissons  chez  lesquels  une  hérédité 
prolongée  a  fixé  l'organisation  adaptée  à  ce  milieu  ;  nous  devons 
étudier  comparativement  des  animaux  appartenant  à  une  classe  où 
les  uns  sont  terrestres,  les  autres  amphibies  ou  aquatiques,  telles 
que  les  auires  mammifères,  les  oiseaux,  les  reptiles,  les  mollus- 
ques et  les  insectes. 

Il  exis'e  dans  l'ordre  des  mammifères  carnassiers  un  groupe  d3 
petits  animaux,  parfaitement  naturel,  connu  sous  le  nom  û'animaiix 
vermi formes  :  il  comprend  la  marte  commune  [miistela  martes)^ 
la  fouine,  le  putois,  la  belette,  etc.  La  marte  commune,  effroi  des 
poulaillers  européens  depuis  la  Méditerranée  jusqu'à  l' Océan-Gla- 
cial, est  un  animal  essentiellement  terrestre;  dans  ce  même  genre 
se  rencontre  pourtant  une  forme  aquatique  tellement  voisine,  que 
Linné,  Cuvier  et  beaucoup  d'autres  zoologistes  la  considéraient 
comme  une  espèce  du  genre  marte;  c'est  la  loutre  d'Europe,  dont 
la  distribution  géographique  est  la  même  que  celle  de  la  marte.  La 
loutre  en  effet  est  une  marte  amphibie  qui  se  nourrit  de  poissons, 
de  grenouilles,  d'écrevisses,  tandis  que  sa  congénère  mange  les 
poules,  les  perdreaux  et  les  petits  lapins.  Les  deux  animaux  se  res- 
semblent prodigieusement  :  la  dentition  est  la  même  ainsi  que  le 
pelage;  tous  deux,  bas  sur  jambes,  ont  des  membres  terminés  par 
des  doigts  armés  d'ongles  crochus;  mais,  la  loutre  cherchant  sa 
proie  dans  les  eaux,  ce  nouveau  milieu  a  imprimé  à  son  organisa- 
tion des  différences  peu  apparentes  à  l'extérieur  et  néanmoins  très 
réelles.  Ainsi  les  doigts,  libres  dans  la  marte,  sont  unis  par  des 
membranes  dans  la  loutre.  La  queue,  au  lieu  d'être  cylindrique,  est 
aplatie  de  haut  en  bas  comme  celle  d'un  castor,  et  dans  le  ventre 
un  grand  sinus  veineux  permet  au  sang  de  s'y  accumuler  lorsque 
l'animal,  plongeant  sous  l'eau,  suspend  sa  respiration  pendant  quel- 


UN   NATURALISTE   PHILOSOPHE.  155 

que  temps.  La  loutre  est  donc  une  marte  amphibie,  comme  le  des- 
maa  est  une  musareigne  également  amphibie  dont  les  doigts  sont 
palmés  et  dont  le  terrier  s'ouvre  sous  l'eau. 

Dans  les  carnivores  dits  amphibies,  tels  que  les  phoques  et  les 
morses,  nous  trouverons  l'exemple  de  grands  animaux  dont  l'exis- 
tence est  encore  plus  aquatique  :  aussi  les  modifications  de  l'orga- 
nisme sont-elles  plus  profondes  que  dans  la  loutre.  Ces  carnassiers 
amphibies  forment  la  transition  des  mammifères  terrestres  aux  cé- 
tacés, mammifères  marins  complètement  incapables  de  se  mouvoir 
sur  un  terrain  solide.  Lamarck  (1)  avait  été  très  frappé  par  la  vue 
d'un  phoque  vivant.  Les  pieds  de  derrière  jouent  pour  la  natation 
le  même  rôle  que  la  nageoire  caudale  des  cétacés  et  des  poissons. 
A  terre,  le  phoque  progresse  par  bonds  de  la  totalité  du  corps, 
s'appuyant  seulement  sur  l'avant -bras,  sans  faire  usage  de  ses 
membres  comme  instrumens  de  progression.  Les  extrémités  posté- 
rieures sont  appliquées  sur  les  parties  latérales  du  corps.  Or  l'or- 
ganisation d'un  phoque  est  celle  d'un  chien.  La  dentition  est  ana- 
logue, la  langue  lisse  chez  l'un  et  chez  l'autre,  le  canal  intestinal 
caractérisé  par  un  cœcum  court;  ils  se  nourrissent  tous  deux  de 
chair,  sans  être  exclusivement  carnivores.  Les  doigts  sont  terminés 
par  des  ongles;  la  douceur,  l'intelligence,  la  sociabilité  et  les  senti- 
mens  d'alTection  pour  l'homme  sont  aussi  développés  chez  le  phoque 
que  chez  le  chien  (2).  Voilà  pour  les  analogies;  mais,  soit  que  l'on 
considère  le  chien  comme  une  forme  terrestre  dérivée  du  phoque, 
ou  le  phoque  comme  une  forme  amphibie  du  chien,  toujours  est-il 
que  les  modifications  dues  au  milieu  aqueux  sont  les  suivantes.  Le 
corps  du  phoque  est  plus  allongé  que  celui  du  chien,  cylindroïde, 
beaucoup  plus  large  en  avant  qu'en  arrière;  le  poil  est  court  et 
ras,  les  doigts,  très  longs,  sont  réunis  par  des  membranes,  les  os 
du  bras  et  de  la  cuisse,  de  l'avant-bras  et  de  la  jambe  sont  courts 
et  forts,  les  membres  postérieurs  dirigés  d'avant  en  arrière  paral- 
èlement  à  la  queue.  Les  narines  peuvent  se  fermer  quand  l'animal 
plonge,  et  la  parotide,  devenue  moins  nécessaire,  est  atrophiée; 
l'animal  mangeant  toujours  dans  l'eau,  la  sécrétion  salivaire  de- 
venait superflue.  Le  chien  de  Terre-Neuve,  essentiellement  nageur 
et  employé  dans  certains  pays  au  sauvetage  des  individus  en  dan- 
ger de  se  noyer,  a  les  doigts  unis  à  la  base,  et  transmet  à  S3S  petits 
par  hérédité  cette  conformation,  indice  chez  tous  les  animaux  de 
l'action  prolongée  de  l'eau  sur  leurs  extrémités  digitales. 

Dans  les  mammifères,  le  phoque  n'est  pas  la  dernière  expres- 
sion de  la  puissance  d'un  milieu  liquide  pour  transformer  un  or- 

(1)  Additions,  t.  II,  p.  413. 

(2j  Voyez  à  ce  sujet  Blasius,  Saugefhiere  Deutschlands,  p.  250. 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

ganisme  animal.  Chez  les  cétacés  herbivores  appelés  lamentins 
ou  vaches  marines,  qui  habitent  les  grands  fleuves  de  l'Afrique 
et  de  l'Amérique,  les  membres  se  réduisent  aux  deux  antérieurs, 
les  postérieurs  manquent  complètement  ;  mais  la  queue  est  trans- 
formée en  une  puissante  nageoire  dont  l'action  mécanique  est  la 
même  que  celle  des  extrémités  postérieures  des  phoques  et  des 
morses.  La  peau,  épaisse,  chagrinée,  est  garnie  de  poils  rares,  et 
la  bouche  munie  de  molaires  plates  qui  se  remplacent  d'arrière  en 
avant  comme  celles  des  éléphans.  Le  canal  intestinal  est  fort  long, 
car  ces  animaux  se  nourrissent  exclusivement  de  plantes  marines. 
Les  lamentins  sont  en  réalité  des  pachydermes  qui  se  rattachent 
d'un  côté  aux  hippopotames,  et  de  l'autre  aux  cétacés  soullleurs 
tels  que  les  dauphins  et  les  baleines,  mammifères  devenus  exclu- 
sivement marins. 

Dans  la  classification  des  oiseaux,  on  comprend  habituellement 
sous  le  nom  d'échassiers  et  de  palmipèdes  tous  ceux  dont  les  doigts 
sont  plus  ou  moins  réunis  par  des  membranes,  c'est-à-dire  palmés; 
mais,  si  l'on  étudie  ces  animaux  avec  plus  d'attention,  on  reconnaît 
qu'on  peut  les  considérer  comme  des  formes  aquatiques  d'autres 
espèces  terrestres  (1).  Ainsi  les  palmipèdes  longipennes,  les  al- 
batros, les  frégates,  les  cormorans,  correspondent  aux  grands  ra- 
paces,  tels  que  les  aigles  et  les  vautours.  Les  mouettes,  les  pé- 
trels, sont  les  analogues  des  faucons  et  des  milans.  Les  sternes 
ont  été  appelées  hirondelles  de  mer,  tant  l'analogie  est  évidente 
entre  ces  deux  espèces.  Les  hérons,  les  cigognes,  les  flamans,  rap- 
pellent les  autruches  et  les  casoars.  Les  cygnes,  les  oies  et  les 
canards  sont  d'excellens  voiliers  et  de  parfaits  nageurs,  la  marche 
seule  leur  est  difficile.  Ainsi  les  doigts  palmés,  indices  d'une  vie 
essentiellement  aquatique,  ne  sont  pas  liés  au  reste  de  l'organi- 
sation, ils  sont  uniquement  le  résultat  d'une  natation  prolongée. 
Voici  quelques  exemples  :  parmi  les  oies,  Vameranas  a  les  doigts 
presque  libres;  le  bec -en -fourreau  [chionis)  est  une  véritable 
mouette,  mais  dont  les  doigts  ne  sont  pas  palmés;  la  poule  sultane 
{fiilica  porphyria)  et  la  bécasse  aux  doigts  libres  ressembleni  sin- 
gulièrement à  la  macreuse  et  à  l'avocette  aux  doigts  palmés.  La 
cigogne  et  le  flamant,  la  grèbe  et  le  plongeon,  sont  des  genres  très 
voisins  :  les  doigts  sont  plus  ou  moins  libres  dans  les  premiers, 
réunis  dans  les  seconds.  Enfin  les  manchots  sont,  par  rapport  aux 
autres  oiseaux,  ce  que  les  phoques  et  les  morses  sont  aux  autres 
mammifères;  étant  presque  entièrement  aquatiques,  ils  présentent 
des  modifications  analogues  à  celles  des  mammifères  amphibies, 
témoin  les  pingouins  et  les  manchots;  leur  corps  est  allongé  comme 

(1)  Lamarck,  t.  P',  p.  '2i8. 


UN  NATURALISTE    PHILOSOPHE.  157 

celui  des  phoques,  les  membres  postérieurs  sont  dirigés  comme 
chez  eux  d'avant  en  arrière  dans  le  prolongement  de  l'axe  du  corps. 
Chez  les  macareux,  les  ailes  très  réduites  soutiennent  encore  l'a- 
nimal dans  les  airs  pendant  quelques  instans  ;  mais  dans  le  grand 
pingouin  et  les  manchots,  elles  deviennent  complètement  impropres 
au  vol.  Chez  ces  derniers,  les  plumes  avortent,  et  ressemblent  à  des 
écailles;  l'aile  n'est  plus  qu'une  rame  avec  laquelle  l'oiseau  se  meut 
dans  les  eaux.  Chez  le  phoque,  ce  sont  les  mains,  chez  les  man- 
chots ce  sont  les  ailes  qui  sont  devenues  des  organes  remplissant  les 
fonctions  des  nageoires  des  poissons,  et  inversement  chez  ceux-ci, 
dans  quelques  espèces,  les  poissons  volans  par  exemple,  les  na- 
geoires pectorales  très  développées  permettent  à  l'animal  de  s'é- 
lancer hors  de  l'eau  et  de  décrire  dans  l'air  une  trajectoire  assez 
longue  pour  échapper  à  ses  ennemis. 

Des  exemples  analogues  abondent  dans  les  mollusques.  Ainsi 
nous  retrouvons  les  mêmes  formes  dans  les  gastéropodes  terrestres 
et  les  gastéropodes  aquatiques;  les  premiers  respirent  par  des  pou- 
mons, les  seconds  par  des  branchies.  Tout  le  monde  connaît  la  li- 
mace de  terre  :  elle  respire  par  des  poumons;  les  oncidies,  qui  lui 
ressemblent  prodigieusement,  vivent  sur  les  plages  baignées  par  les 
flots  de  la  mer,  elles  sont  amphibies,  et  ont  à  la  fois  un  sac  pulmo- 
naire et  sur  le  dos  des  filamens  branchiaux.  Enfin  les  doris  et  les 
éolides,  véritables  limaces  marines,  ne  respirent  plus  que  par  les 
branchies  dont  leur  corps  est  couvert.  Les  colimaçons  ou  hélix  sont 
également  des  gastéropodes  pulmonaires.  Les  ampiillaires,  dont  la 
coquille  est  la  même,  ont  des  poumons  et  des  branchies  et  peuvent 
vivre  à  la  fois  dans  l'air  et  dans  l'eau;  enfin  les  lymnées  et  les  pla- 
norbes  sont  de  véritables  hélix  à  branchies  habitant  les  eaux  douces 
du  monde  entier. 

Parmi  les  insectes,  les  scarabées  et  les  hannetons  appartiennent 
aux  coléoptères  ppntamères  :  leur  vie  est  aérienne;  mais  il  existe  des 
scarabées  aquatiques,  les  dytisques  et  les  hydrophiles,  dont  les  pattes 
postérieures  sont  élargies  en  forme  de  rames.  Les  hémiptères  qui 
portent  le  nom  de  punaises  se  divisent  en  géocorises  ou  punaises 
terrestres  dont  l'une  des  espèces,  celle  des  lits,  est  trop  connue 
de  tout  le  monde,  et  en  hydrocorises  ou  punaises  d'eau,  telles  que 
les  nepes,  les  ranaties  et  les  notonectes.  Dans  ces  insectes,  l'ap- 
pendice caudal,  tour  à  tour  aiguillon  chez  l'abeille,  tarière  chez 
l'ichneumon,  crochets  chez  les  scarabées,  se  convertit  en  un  tube 
conduisant  l'air  aux  stigmates ,  ouvertures  des  tubes  ramifiés  des 
trachées,  qui  forment  le  système  respiratoire  de  l'animal. 

De  tous  les  faits  qui  viennent  d'être  énumérés,  nous  pouvons 
conclure  avec  Lamarck  que  les  modifications  de  l'organisation  des 
animaux  aquatiques  s'opèrent  sous  l'influence  du  milieu  qu'ils  habi- 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tent  et  non  pas  en  vertu  d'une  harmonie  préétablie  entre  cette 
organisation  et  le  milieu  dans  lequel  l'animal  est  destiné  à  se 
mouvoir. 

Lamarck  ne  craint  pas  d'attribuer  à  l'air  toute  l'organisation  des 
oiseaux,  l'adhérence  des  poumons  avec  la  colonne  vertébrale,  la  per- 
foration de  ces  poumons  et  la  pénétration  de  l'air  dans  tout  le  corps 
de  l'animal,  et  le  développement  des  plumes.  Toutes  ces  particula- 
rités sont  pour  lui  le  résultat  des  efforts  faits  par  l'animal  pour  se 
soutenir  dans  un  milieu  aérien.  La  science  ne  possède  pas  encore 
assez  de  faits  pour  pouvoir  démontrer  directement  chacune  de  ces 
assertions;  néanmoins  elle  nous  fournit  déjà  quelques  preuves  qui 
permettent  de  prévoir  qu'un  jour  la  démonstration  sera  complète. 
L'illustre  naturaliste  avait  remarqué  que,  chez  les  animaux  qui 
vivent  sur  les  arbres  et  qui  s'élancent  de  l'un  à  l'autre,  la  répétition 
de  cet  exercice  pendant  une  longue  suite  de  générations  amenait  le 
dévelop[:ement  d'une  membrane  en  forme  de  parachute  étendue  de 
chaque  côté  du  corps,  depuis  le  membre  antérieur  jusqu'au  membre 
postérieur.  Ainsi  parmi  les  écureuils  on  en  connaît  maintenant  sept 
espèces  désignées  sous  le  nom  d'écureuils  volans  [pteroimjs)^  munies 
de  ce  paracliute  qui  leur  permet  de  se  laisser  choir  sans  danger 
du  haut  des  arbres  qu'ils  habitent.  Dans  les  marsupiaux  frugivores, 
on  distingue  également  un  groupe  {petaurus)  de  ces  animaux  aus- 
traliens qui  sont  munis  d'un  parachute.  Enfin  chez  le  gaiéopi- 
thèque,  animal  intermédiaire  entre  les  singes  et  les  chauves-souris, 
ce  parachute  s'étend  depuis  le  cou  jusqu'à  la  queue  et  forme  un 
véritable  manteau;  en  le  déployant,  le  singe  volant  peut  s'élancer 
d'un  arbre  à  l'autre.  Chez  les  chauves-souris,  le  même  appareil 
existe;  il  se  complète  par  une  véritable  aile  membraneuse  :  les  os 
du  métacarpe  et  les  doigts,  le  pouce  excepté,  sont  très  longs;  une 
seconde  membrane,  se  continuant  avec  le  parachute,  réunit  ces  os 
entre  eux.  L'animal  ainsi  organisé  vole  aussi  longtemps  et  aussi 
rapidement  qu'un  oiseau. 

Mais,  dira- 1- on,  ces  faits  n'expliquent  en  aucune  façon  le  déve- 
loppement de  l'aile  munie  de  plumes  telle  que  nous  la  voyons  chez 
les  oiseaux.  Cela  est  vrai;  cependant  nous  ferons  remarquer  que  les 
anciens  anatomistes,  de  Blainville  et  d'autres,  avaient  déjà  constaté 
l'étroite  analogie  qui  unit  les  oiseaux  aux  reptiles,  analogie  justifiée 
dans  les  idées  de  Lamarck  et  de  Darwin  par  l'hypothèse  très  probable 
que  les  oiseaux  ne  sont  que  des  reptiles  transformés.  Il  y  a  plus,  l'his- 
tologie ou  anatomie  microscopique  prouve  que  la  plume  de  l'oiseau 
et  l'écaillé  du  reptile  sont  originairement  identiques,  et  que  la  plume 
n'est  qu'une  écaille  plus  développée  (1).  Déjà  nous  avons  remarqué 

(1)  Voyez  Gegenbanr,  Vergleichende  Anatomie,  p.  585. 


UN  NATURALISTE    PHILOSOPHE.  159 

l'extrême  ressemblance  des  plumes  avortées  des  manchots  avec  des 
écailles  de  reptiles.  Ajoutons  que,  parmi  les  reptiles,  le  dragon  vo- 
lant est  soutenu  par  un  parachute  semblable  à  celui  des  écureuils 
et  des  phalangers  volans.  Ainsi  donc,  s'il  est  impossible,  dans  l'état 
actuel  de  nos  connaissances,  de  démontrer  comment  l'air  a  pu  mo- 
difier si  profondément  l'organisme  des  oiseaux ,  on  voit  poindre 
déjà  les  premiers  indices  qui  permettront  de  le  faire  sans  s'appuyer 
sur  une  adaptation  préconçue  de  l'organe  à  la  fonction  qu'il  remplit. 

La  lumière  est  indispensable  aux  végétaux.  Sous  l'influence  de 
cet  agent,  la  matière  verte  se  forme,  l'acide  carbonique  de  l'air  est 
décomposé,  et  le  carbone,  base  du  tissu  végétal,  est  fixé.  A  l'obscu- 
rité, la  plante  languit,  s'étiole,  les  entre-nœuds  s'allongent,  les 
feuilles  se  développent  à  peine,  les  fleurs  et  les  fruits  avortent,  les 
mouvemens  tels  que  ceux  des  feuilles  de  la  sensitive  sont  abolis  : 
aussi,  quelques  plantes  parasites  exceptées,  la  lumière  est-elle  une 
condition  nécessaire  de  la  vie  végétale.  Certaines  fl;jurs  ne  s'épa- 
nouissent que  sous  l'action  d'une  lumière  très  vive  :  telles  sont 
celles  du  nelimibium  de  l'Inde  et  des  bougainvillcBa  du  Brésil.  Vai- 
nement on  leur  prodigue  la  chaleur  dans  les  serres  du  nord  de 
l'Europe;  elles  ne  fleurissent  pas  ou  fleurissent  mal,  tandis  que 
déjà  dans  le  midi  de  la  France,  en  Provence  et  en  Languedoc,  ces 
plantes  se  couvrent  de  fleurs  tous  les  ans  malgré  une  température 
plus  basse  et  moins  égale  que  celle  des  serres  d'Angleterre  ou  de 
Hollande.  Toutes  les  plantes  sans  exception  cherchent  la  lumière; 
placées  dans  une  chambre  éclairée,  elles  se  dirigent  vers  les  fe- 
nêtres, dans  une  cave  obscure  vers  le  soupirail. 

La  lumière  est  moins  indispensable  aux  animaux  :  leur  respira- 
tion en  est  indépendante,  tous  peuvent  vivre  dans  une  demi-obscu- 
rité, et  beaucoup  dans  une  obscurité  totale;  leurs  fonctions  s'accom- 
plissent, ils  vivent  et  se  reproduisent,  seulement  leur  peau,  leur 
sang  et  leurs  tissus  ne  se  colorent  pas,  ils  s'étiolent  comme  ceux 
des  plantes.  Tous  les  animaux  du  nord  ont  des  couleurs  mates,  sauf 
le  blanc,  qui  est  quelquefois  très  pur,  surtout  en  hiver.  Ce  sont  tou- 
jours les  paities  exposées  à  la  lumière  qui  sont  le  mieux  colorées, 
le  dos  et  les  flancs  dans  les  mammifères,  les  oiseaux,  les  reptiles 
et  les  poissons.  Dans  les  coquilles,  le  contraste  est  encore  plus 
frappant;  celles  qui  vivent  dans  la  vase  ou  dans  la  mer  à  de  grandes 
profondeurs  ont  les  couleurs  ternes  et  uniformes. 

Liée  intimement  à  l'organe  de  la  vue,  sans  lequel  les  animaux  n'en 
auraient  pas  la  perception,  la  lumière  exerce  sur  cet  organe  une  action 
puissante.  Dans  l'obscurité,  les  yeux  des  animaux  s'atrophient;  à  la 
lumière,  ils  se  perfectionnent  et  s'améliorent  par  l'exercice.  Les  ai- 
gles, les  vautours,  les  faucons,  voient  à  des  distances  énormes;  c'est 
la  vue  et  non  l'odorat  qui  leur  signale  une  proie  éloignée.  La  direction 


160  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

constante  de  la  lumière  détermine  même  le  déplacement  de  l'œil  lors- 
qu'il est  placé  de  façon  à  ne  pas  pouvoir  remplir  ses  fonctions.  En 
voici  la  preuve.  Les  raies  sont  des  poissons  carnivores,  jouant  dans 
les  eaux  le  même  rôle  que  les  oiseaux  de  proie  dans  les  airs;  leur 
corps  aplati  est  horizontalement  symétrique,  et  les  deux  yeux  sont 
placés  sur  la  face  dorsale  de  la  tête.  Dans  les  pleuronectes  (1), 
la  plie,  le  turbot  et  la  barbue,  la  symétrie  est  au  contraire  verti- 
cale, comme  celle  des  poissons  ordinaires;  mais,  le  corps  étant 
aplati  latéralement,  ces  poissons  nagent  sur  le  côté,  se  cachent 
dans  le  sable,  couchés,  la  plie  sur  le  côté  gauche,  le  turbot  sur  le 
côté  droit,  et  happent  ainsi  placés  le  fretin  qui  passe  au-dessus 
d'eux.  Dans  les  poissons  adultes,  les  deux  yeux  sont  situés  l'un 
près  de  l'autre  du  côté  de  la  tête  qui  regarde  en  haut;  cependant 
originairement,  dans  l'enfance,  ces  yeux  sont  l'un  à  droite,  l'autre 
à  gauche  de  la  tête,  comme  chez  les  autres  poissons;  mais  avec 
l'âge  l'œil  situé  du  côté  qui  repose  sur  le  sable,  étant  sans  usage,  se 
déplace  et  traverse  les  os  du  crâne  pour  venir  faire  saillie  près  de 
l'œil  placé  du  côté  éclairé  de  l'animal.  C'est  ce  qui  a  été  mis  hors 
de  doute  par  un  zoologiste  danois  très  distingué,  M.  Steenstrup  (2). 
Cette  migration  d'un  organe  inutile  dans  sa  position  normale,  pour 
venir  occuper  une  place  où  il  puisse  exercer  ses  fonctions,  est  un 
des  faits  les  plus  probans  de  l'action  de  la  lumière  sur  l'économie 
vivante.  Nous  aurons  la  contre -partie  de  ce  fait  lorsque  nous  parle- 
rons de  l'influence  d'une  obscurité  prolongée  sur  l'organe  de  la  vue. 
Il  suiïira  de  mentionner  l'influence  de  la  chaleur  pour  que  le 
lecteur  se  remémore  immédiatement  les  faits  innombrables  qui 
prouvent  la  puissance  de  cette  forme  du  mouvement.  Le  sauvage 
qui  adore  instinctivement  le  soleil  et  le  savant  qui  démontre  que 
cet  astre  est  la  source  unique  de  la  chaleur  et  de  la  vie  sur  la 
terre  en  sont  aussi  convaincus  l'un  que  l'autre.  Tout  organisme, 
pour  se  développer,  pour  vivre,  pour  se  reproduire,  exige  une 
certaine  température,  supérieure  à  celle  de  la  glace  fondante;  le 
degré  varie,  mais  au-dessus  et  au-dessous  de  certaines  limites, 
fixes  pour  chaque  espèce,  tout  s'arrête,  tout  meurt.  Comparez  en 
imagination  les  régions  polaires,  ensevelies  sous  un  linceul  de  glace 
qui  ne  laisse  à  découvert  que  de  petits  intervalles  revêtus  d'une 
végétation  uniforme  de  lichens,  de  mousses  et  d'herbes  rabou- 
gries, avec  la  végétation  luxuriante  des  contrées  intertropicales 
où  la  chaleur,  la  lumière  et  l'eau  conspirent  pour  activer  les  forces 
vitales  de  la  plante.  Là  les  fougères  deviennent  des  aibres,  et  les 
arbres  des  géans.  Comparez  encore  la  faune  terrestre  d.'s  contrées 

(1)  Lamarck,  t.  I",  p.  251. 

(2)  Observations  sur  le  développement  des  pleuronectes  {Annales  des  sciences  natu- 
relles, 5'  série,  t.  II,  p.  253,  1854). 


UN   NATURALISTE    PHILOSOPHE.  161 

arctiques,  réduite  à  quelques  animaux  de  couleur  terne,  survivans 
de  l'époque  glaciaire,  et  à  des  oiseaux  voyageurs  réfugiés  tem- 
porairement dans  ces  régions  reculées,  avec  la  faune  nombreuse, 
variée,  multicolore,  qui  remplit  en  tout  temps  la  forêt  tropicale. 
Vers  le  pôle,  la  vie  s'éteint;  elle  déborde  sous  les  tropiques.  La 
plante  môme  semble  animée,  les  animaux  pullulent  et  disputent  à 
l'homme  la  possession  du  sol;  les  uns  formidables  par  leur  taille 
ou  les  armes  dont  ils  sont  pourvus,  les  autres  redoutables  par  leur 
nombre,  semblent  ligués  pour  l'exclure  du  domaine  où  ils  se  mul- 
tiplient sans  cesse.  Aussi  toutes  les  influences  dont  nous  avons 
parlé  sont-elles  sans  action,  si  la  chaleur  est  absente.  La  lumière, 
l'atmosphère  et  l'eau  seraient  impuissantes  pour  faire  germer  et 
développer  la  plante,  si  la  chaleur  n'intervenait  pas  dans  une  me- 
sure appropriée  aux  besoins  de  chaque  espèce.  Sans  chaleur,  l'a- 
nimal périt  dans  le  sein  de  sa  mère  ou  dans  l'œuf,  et  cette  chaleur 
même  a  sa  source  éloignée  dans  le  soleil.  Par  les  rayons  solaires, 
un  des  élémens  de  l'air  est  décomposé,  l'autre  absorbé;  la  matière 
verte  et  les  autres  principes  immédiats  se  déposent  dans  le  tissu 
des  végétaux;  ceux-ci  nourrissent  l'animal,  dont  ils  maintiennent  la 
température;  cette  chaleur  active  les  fonctions,  engendre  les  mou- 
vemens,  préside  à  la  reproduction  et  enfin  à  toutes  les  modifica- 
tions organiques  par  lesquelles  les  animaux  se  transforment  depuis 
la  monade  jusqu'à  l'homme.  Transformation  des  forces  physiques, 
transformation  des  espèces  organisées,  même  phénomène  sous  deux 
aspects,  ou  plutôt  la  première  une  prémisse,  la  seconde  une  con- 
séquence. Aflirmer  l'une  et  nier  l'autre  est  radicalement  illogique. 
Le  physicien  et  le  naturaliste  ne  sauraient  se  contredire,  et  la 
physiologie  expérimentale  confirme  les  jiigemens  de  l'histoire  na- 
turelle. «  En  modifiant  les  milieux  nutritifs  et  évolutifs,  a  dit 
M.  Claude  Bernard,  et  en  prenant  la  matière  organisée  en  quel- 
que sorte  à  l'état  naissant,  on  peut  espérer  d'en  changer  la  direc- 
tion évolutive  et  par  conséquent  l'expression  finale.  Je  pense  donc 
que  nous  pourrons  produire  scientifiquement  de  nouvelles  espèces 
organisées,  de  même  que  nous  créons  de  nouvelles  espèces  miné- 
rales, c'est-à-dire  que  nous  ferons  apparaître  des  formes  organisées 
qui  existent  virtuellement  dans  les  lois  organogéniques,  mais  que 
la  nature  n'a  point  encore  réalisées.  »  Ainsi  parle  notre  premier 
physiologiste,  et  l'on  voit  qu'il  est  d'accord  avec  Lamarck,  GeofTroy 
Saint-IIilaire  et  Darwin,  qui,  en  étudiant  le  monde  organisé  vivant 
et  fossile,  sont  arrivés  à  la  même  conclusion.  Je  n'insisterai  pas  da- 
vantage; il  était  nécessaire  de  prouver  l'influence  de  l'eau,  de  l'air, 
de  la  lumière  sur  les  êtres  organisés;  celle  de  la  chaleur  est  évi- 
dente. 

TOME   CIV.    —   1873.  11 


162  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

III.     —     OnC,\NES    ATROPUIÉS    DEVENUS    INCTILES. 

S'il  est  vrai  que  l'influence  de  certains  milieux,  l'eau,  l'air  ou  la 
lumière,  détermine  le  développement  des  organes  correspondans, 
qui  augmentent  de  volume  par  un  exercice  habituel  et  se  transmet- 
tent ainsi  perfectionnés  des  ascendans  aux  descendans  par  voie  de 
génération  successive,  il  l'est  également  que  ces  mêmes  organes 
diminuent  de  volume,  c'est-à-dire  s'atrophient  ou  même  disparais- 
sent, si,  le  milieu  venant  à  changer,  l'organe  reste  sans  emploi. 
C'est  ce  que  Lamarck  (1)  a  parfaitement  exprimé  lorsqu'il  a  dit  : 
«  Le  défaut  d'emploi  d'un  organe,  devenu  constant  par  les  habi- 
tudes qu'on  a  prises,  appauvrit  graduellement  cet  organe  et  finit 
par  le  faire  disparaître  et  même  l'anéantir.  »  Cette  branche  de  l'or- 
ganographie  végétale  et  animale  est  connue  maintenant  sous  le 
nom  de  dystcléologie.  Aux  exemples  cités  par  Lamarck  et  emprun- 
tés à  la  baleine,  au  fourmilier,  à  Yaspalax  et  au  protée,  nous  en 
ajouterons  un  grand  nombre  d'autres  tirés  des  deux  règnes  orga- 
niques. 

Les  botanistes  avaient  apprécié  avant  les  zoologistes  l'impor- 
tance de  ces  organes  rudimentaires.  De  Gandolle,  dans  la  première 
édition  de  sa  Théorie  élémentaire  de  la  botanique  publiée  en  1813, 
consacre  un  chapitre  spécial  à  l'avortement  des  organes.  Les  épines 
des  arbres  et  des  arbrisseaux  sont  des  branches  avortées.  Sous  l'in- 
fluence d'un  mauvais  sol,  de  la  sécheresse  ou  du  voisinage  affa- 
mant d'un  grand  nombre  d'autres  végétaux,  elles  restent  courtes, 
dures  et  pointues.  Transportez  le  prunier  épineux  d'une  haie  dans 
un  jardin,  cultivez-le,  fumez-le,  les  épines  s'allongeront  sous  forme 
de  rameaux  feuilles  et  il  ne  s'en  produira  plus  de  nouvelles.  Il 
existe  aussi  des  avortemèns  constans  dont  la  cause  nous  échappe, 
mais  dont  la  réalité  est  incontestable.  Ainsi  dans  les  labiées  et  les 
antirrhinées  la  corolle  est  irrégulière,  ne  renferme  que  deux  ou 
quatre  étamines  et  souvent  un  filet  sans  anthère  représentant  d'une 
étamine  avortée;  mais  que  la  corolle  redevienne  accidentellement 
régulière,  comme  cela  arrive  quelquefois,  la  cinquième  étamine  re- 
paraît ;  c'est  l'état  normal  et  habituel  des  familles  voisines ,  les 
solanées  et  les  boraginées,  dont  la  corolle,  toujours  régulière,  porte 
constamment  cinq  étamines.  Dans  les  liliacées,  il  y  a  ordinaire- 
ment six  étamines;  le  genre  albuca  n'en  offre  que  trois,  mais  trois 
filets  placés  entre  elles  représentent  les  étamines  absentes.  L'ovaire 
de  la  fleur  du  marronnier  d'Inde  est  à  trois  loges  contenant  six 
graines;  cependant  nous  savons  dès  notre  enfance  que  dans  le  fruit 

(1)  Philosophie  zoologique,  t.  I<:r,  p.  240. 


UN   NATURALISTE   PHILOSOPHE.  163 

mûr  on  ne  trouve  le  plus  souvent  qu'une  graine  fort  grosse,  quel- 
quefois deux,  dont  l'une  très  petite;  fort  rarement  troi>,  une  grosse 
et  deux  petites  :  il  y  a  donc  constamment  cinq,  quatre  ou  trois 
graines  qui  avortent.  Dans  quelques  familles  de  végétaux,  les  cac- 
tées, les  orobanches,  le  genre  lathrœa  et  une  espèce  de  gesse,  le 
lathynts  aphaca,  les  feuilles  manquent  complètement.  Sur  les  acacia 
de  la  Nouvelle-Hollande,  ce  sont  les  folioles  des  feuilles  composées 
qui  avortent;  le  pétiole  reste  seul,  se  dilate  et  prend  le  nom  de 
phyllode.  Les  causes  de  ces  avortemens  ne  sont  pas  toujours  évi- 
dentes. Quelquefois  on  constate  des  effets  de  compression.  Toute 
jeune  branche  de  lilas  est  terminée  par  trois  bourgeons,  mais  tou- 
jours les  deux  bourgeons  latéraux  se  développent,  celui  du  milieu 
resserré  entre  les  deux  autres  ne  s'accroît  pas,  et  la  branche  se  bi- 
furque au  lieu  de  se  trifurquer.  A  part  les  avortemens  dus  à  la  com- 
pression, au  développement  exagéré  des  organes  voisins  ou  à  une 
nutrition  insuffisante  du  végétal,    la  cause  prochaine  des  autres 
nous  échappe,  et  tient  probablement  à  des  circonstances  héréditaires 
de  végétation  :  ainsi  les  acacia  à  phyllodes  de  l'Australie  ont  des 
feuilles  composées  dans  leur  jeunesse,  et  V acacia  hetei^opliylla  en 
conserve  toute  sa  vie  un  certain  nombre,  tandis  que  dans  les  autres 
espèces  les  folioles  avortent  toutes,  et  la  feuille  se  réduit  h  un 
pétiole  élargi,  simulant  les  feuilles  simples  de  nos  saules  indigènes. 
Chez  les  animaux,  la  cause  des  avortemens  est  bien  plus  évi- 
dente :  c'est,  comme  Lamarck  l'avait  parfaitement  compris,  le  man- 
que d'exercice  d'un  organe  par  suite  d'un  changement  dans  le  milieu 
ambiant  ou  dans  les  habitudes  de  l'animal.  Rien  de  plus  instructif 
à  cet  égard  que  l'influence  de  la  lumière  sur  l'organe  de  la  vae. 
Un  animal  plongé  constamment  dans  l'obscurité  se  dirige  non  plus 
au  m.oyen  de  ses  yeux,  mais  à  l'aide  du  tact;  alors  les  yeux  dimi- 
nuent de  volume,  s'enfoncent  dans  l'orbite,  sont  recouverts  par  la 
peau,  finissent  par  s'atrophier  et  même  par  disparaître.  Ces  dispo- 
sitions se  transmettent  héréditairement  des  parens  à  leur  progé- 
niture, et  l'on  voit  des  espèces,  munies  de  leurs  yeux  quand  elles 
vivent  à  la  lumière,  devenir  aveugles  quand  elles  se  tiennent  habi- 
tuellement dans  l'obscurité.  Ainsi  dans  la  taupe  ordinaire,  animal 
souterrain,  l'œil  étant  recouvert  par  la  peau  percée  d'un  tout  petit 
canal  oblique,  la  vision  doit  être  très  imparfaite.  Deux  espèces  de 
spalax  qui  habitent  la  Russie  méridionale,  le  chrysocldore  du  Cap 
et  le  ctenomys  de  l'Amérique  du  Sud,  dont  la  vie  est  souterraine 
comme  celle  de  la  taupe,  présentent  la  même  organisation.  On 
connaît  des  reptiles  aveugles  :  tels  sont  les  lézards  apodes,  tels  que 
les  orvets,  et  parmi  les  serpens  Vacontias  cœciis  et  les  typhlops,  qui 
vivent  sous  terre  comme  nos  lombrics.  Parmi  les  batraciens,  nous 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

citerons  la  grande  sirène  lacertine,  qui  habite  les  marais  fangeux 
de  la  Caroline  du  sud  et  passe  une  partie  de  sa  vie  enfoncée  dans 
la  vase.  Cet  animal  a  sur  la  tête  deux  petits  yeux  ronds  recouverts 
d'une  peau  à  demi  transparente.  Citons  encore  les  cécilies,  dont 
l'organisation  se  rapproche  tant  de  celle  des  poissons,  et  le  protée 
des  lacs  souterrains  de  la  Carniole.  Sur  vingt  individus,  le  profes- 
seur Charles  Vogt  a  trouvé  sous  la  peau  le  globe  oculaire  avorté  de 
la  grosseur  d'une  petite  tête  d'épingle,  mais  dépourvu  de  muscles 
et  de  ses  membranes  d'enveloppe  :  il  a  pu  suivre  le  nerf  optique 
jusqu'au  cerveau  (1);  mais  le  docteur  Joseph  a  disséqué  un  individu 
chez  lequel  ces  dernières  traces  de  l'organe  de  la  vision  avaient 
disparu. 

Les  poissons  qui  vivent  constamment  dans  des  eaux  souterraines 
deviennent  également  aveugles.  Ce  fait  s'observe  dans  tous  les  or- 
dres de  cette  grande  classe  :  ainsi,  chez  les  salmones,  Vamblyop.si.s 
des  cavernes  de  l'Amérique  du  iSord  a  des  yeux  microscopiques  re- 
couverts d'une  peau  non  transparente;  parmi  les  silures,  nous 
nommerons  le  silunis  cœculiens ,  quelques  anguilles  {aplerichys 
cœcus)  et  les  myxinoïdes  parasites.  Les  crustacés  podophthalmes 
sont  ceux  qui,  à  l'instar  des  homards  et  des  langoustes,  ont  un  œil 
pédicule,  c'est-à-dire  porté  sur  un  support  mobile.  Quelques-uns 
{troglocaris  Schmidtii)  sont  aveugles  :  l'œil  a  disparu,  le  support 
est  resté.  Des  crustacés  appartenant  à  la  section  des  entomostracés 
vivent  en  parasites  sur  d'autres  animaux;  jeunes,  ils  nagent  libre- 
ment dans  l'eau  et  sont  munis  d'yeux  bien  conformés;  mais,  lors- 
qu'ils se  cachent  sous  les  écailles  ou  s'enfoncent  entre  les  branchies 
des  poissons,  ils  se  trouvent  dans  la  condition  des  animaux  des 
cavernes  :  les  yeux,  ne  fonctionnant  plus,  s'atrophient,  et  l'animal 
devient  et  reste  aveugle  toute  sa  vie. 

Les  insectes  nous  offrent  les  exemples  les  plus  nombreux  d'es- 
pèces aveugles  habitant  les  cavernes,  tandis  que  leurs  congénères 
vivant  à  l'air  libre  ne  le  sont  pas.  Parmi  les  coléoptères  de  la  famille 
des  carabiques  se  trouve  le  genre  trcclms  :  ce  sont  de  petits  ani- 
maux se  tenant  habituellement  sous  des  pierres  ou  des  amas  de 
feuilles  mortes.  Dans  les  grottes  de  la  Carniole,  on  en  compte  quatre, 
qu'on  a  réunies  dans  le  genre  anophtluilmus,  mais  qui  ne  diffèrent 
des  autres  que  par  l'absence  des  yeux.  11  en  est  de  même  des  catops, 
dont  les  espèces  aveugles  ont  été  distinguées  par  le  nom  générique 
d'adelops.  Parmi  les  staphylins,  il  existe  une  espèce,  le  lathro- 
biuni  spadiccmn,  dont  les  individus,  vivant  à  l'obscurité  dans  les 
grottes  de  la  Carinthie,  portent  à  la  place  de  l'œil  disparu  une  tache 

(1)  Vom  adriatischem  KûsUnlande  {lllustrirte  deutsche  Monatshefie,  1870). 


UN   NATURALISTE    PUILOSOPUE.  465 

ovale  derrière  les  antennes.  On  a  trouvé  de  ces  insectes  aveugles 
dans  les  cavernes  de  tous  les  pays.  M.  de  Bonvouluir  (1)  en  énumère 
vingt  et  une  espèces  dans  les  grottes  des  Pyrénées;  on  en  a  signalé 
un  grand  nombre  dans  les  cavernes  de  l'Amérique  du  Nord;  tous 
appartiennent  à  des  genres  américains  comme  ceux  d'Europe  ap- 
partiennent à  des  genres  européens.  On  peut,  avec  M.  Vogt,  résu- 
mer la  question  en  disant  que  partout  ces  insectes  sont  caractérisés 
par  l'absence  des  yeux,  une  coloration  moindre,  la  m.ollesse  rela- 
tive du  corps  et  la  diminution  des  ailes.  Des  faits  que  nous  venons 
de  citer,  il  est  impossible  de  ne  pas  conclure  que  c'est  la  lumière 
qui  entretient  et  développe  l'organe  de  la  vision;  dans  l'obscurité, 
celui-ci  disparaît,  et  l'on  est  invinciblement  amené  à  penser,  comme 
Lamarck,  que  c'est  le  milieu  qui  maintient  les  organes  :  le  milieu 
changeant,  ils  disparaissent  sans  retour. 

Ce  que  nous  avons  dit  de  l'œil  s'applique  à  tous  les  appareils, 
quelle  que  soit  la  nature  des  ibnctions  qu'ils  accomplissent;  l'exer- 
cice les  développe,  le  manque  d'usage  les  atrophie,  et  ces  modifica- 
tions se  transmettent  par  hérédité.  Nous  nous  servons  généralement 
beaucoup  moins  du  bras  gauche  que  du  bras  droit,  aussi  celui-ci 
est-il  plus  gros,  plus  lourd,  et  toutes  ses  parties,  os,  muscles,  nerfs, 
artères,  sont-elles  plus  fortes  que  celles  du  côté  opposé.  Le  natura- 
liste hollandais  L.  Ilarting  s'est  assuré  que  ces  différences  existent 
déjà  chez  le  nouveau-né  qui  n'a  encore  fait  aucun  usage  de  ses 
membres;  de  là  une  tendance  innée  à  se  servir  de  préférence  du 
bras  droit,  indépendamment  de  l'exemple  et  de  l'éducation.  Dans 
les  autruches,  anim.aux  trop  lourds  pour  pouvoir  s'élever  dans  les 
airs,  les  jambes  se  sont  fortifiées  et  allongées,  les  ailes  ont  diminué 
et  ne  font  plus  qu'office  de  voiles  lorsque  l'oiseau  court  dans  le  sens 
du  vent.  Chez  le  casoar  et  Yaptei^ix,  les  ailes  sont  réduites  à  un  ru- 
diment inutile  caché  sous  les  plumes  du  corps,  parce  que  le  genre 
de  vie  de  ces  animaux  est  complètement  terrestre  :  se  nourrissant 
de  vermisseaux  et  de  petits  reptiles,  ils  courent,  mais  ne  volent  pas. 

On  a  vu  que  chez  les  oiseaux  tout  à  fait  aquatiques,  tels  que  les 
manchots  et  les  pingouins,  ces  mêmes  ailes  se  sont  converties  en 
nageoires;  par  contre,  dans  les  poissons  volans  les  nageoires  pecto- 
rales ont  assez  d'envergure  pour  qu'ils  puissent  s'élancer  hors  de 
l'eau  et  se  soutenir  quelque  temps  dans  l'air,  afin  d'échapper  à 
leurs  ennemis.  Ces  nageoires  présagent  pour  ainsi  dire  les  ailes  des 
oiseaux  et  des  chauves-souris.  Au  contraire  dans  les  anguilles,  les 
lamproies  et  les  myxines ,  dont  le  corps  cylindrique  et  allongé 
glisse  facilement  dans  l'eau,  les  nageoires  pectorales  et  ventrales, 

(1)  Dulletin  de  la  Société  Ramond,  t.  I",  p.  131. 


166  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

devenues  inutiles,  disparaissent,  la  nageoire  caudale  suffit  seule  à 
la  natation.  Dans  une  foule  d'insectes,  les  ailes  n'existent  que  chez 
le  mâle,  sont  incomplètes  ou  avortées  chez  la  femelle.  Les  mâles 
du  papillon  des  vers  à  soie  qui  sont  élevés  dans  les  magnaneries 
n'exerçant  plus  leurs  ailes  en  volant  à  l'air  libre,  celles-ci  ont  di- 
minué de  génération  en  génération,  et  maintenant  ces  mâles  ont 
des  ailes  trop  courtes  et  incapables  de  les  soutenir;  ils  battent  des 
ailes,  mais  ils  ne  volent  plus.  La  sélection  naturelle  produit  les 
mêmes  eflets.  Dans  l'île  de  Madère  et  celles  qui  l'avoisinent,  les  in- 
sectes coléoptères  sont  souvent  emportés  par  les  vents  et  jetés  à  la 
mer  où  ils  périssent;  ils  se  tiennent  cachés  tant  que  l'air  est  en  mou- 
vement :  aussi  les  ailes  se  sont-elles  amoindries.  Cette  disposition 
est  devenue  héréditaire,  et  sur  550  espèces  répandues  dans  ces  îles, 
il  y  en  a  20O  qui  sont  incapables  de  soutenir  un  vol  prolongé.  Sur 
29  genres  indigènes,  23,  proportion  énorme!  se  composent  d'es- 
pèces aptères  ou  munies  d'ailes  imparfaites  (1). 

L'ensemble  de  ces  faits  fera  comprendre  aux  personnes  étran- 
gères à  l'étude  des  sciences  naturelles  pourquoi  les  zoologistes, 
quand  ils  veulent  s'exprimer  rigoureusement,  disent  toujours  :  les 
oiseaux  volent  parce  qu'ils  ont  des  ailes,  et  non  pas  :  les  oiseaux 
oui  des  ailes  pour  voler.  La  première  proposition  exprime  un  fait 
simple,  évident,  indiscutable.  La  seconde  se  complique  d'une  hy- 
pothèse téléologique,  pour  parler  le  langage  des  philosophes;  elle 
suppose  une  prédestination  de  l'animal  à  un  certain  genre  de  vie. 
L'observation  nous  montre  au  contraire  que  c'est  le  genre  de  vie  qui 
détermine  le  développement  ou  amène  l'atrophie  des  organes,  qui 
sont  actifs  ou  inactifs  suivant  les  circonstances  et  les  conditions  au 
milieu  desquelles  l'animal  se  trouve  placé.  Aussi  la  doctrine  des 
causes  finales,  si  fort  en  vogue  dans  le  siècle  dernier,  est-elle 
généralement  abandonnée  par  les  naturalistes  penseurs  de  notre 
temps. 

Continuons  l'étude  des  organes  avortés.  Dans  une  classe  d'ani- 
maux, les  uns  terrestres,  les  autres  aquatiques,  celle  des  reptiles, 
ce  sont  les  pattes  qui  disparaissent.  Les  crocodiles  et  les  lézards 
en  ont  quatre  :  chez  les  seps,  elles  sont  très  courtes;  dans  les 
bimanes  et  les  bipèdes,  il  n'y  en  a  plus  que  deux;  dans  le  pseudo- 
pus,  elles  se  réduisent  à  de  petits  tubercules,  dernière  trace  des 
membres  postérieurs.  Chez  l'orvet,  il  n'y  a  plus  de  membres,  mais 
on  trouve  sous  la  peau  les  os  de  l'épaule  et  le  sternum  ;  enfin  ces 
os  même  disparaissent  dans  les  serpens.  Cependant  chez  le  boa  on 
remarque  encore  deux  os  en  forme  de  cornes,  réminiscence  du 

(1)  Darwin,  Origine  des  espèces,  p.  153. 


UN   NATURALISTE   PHILOSOPHE.  167 

bassin  des  sauriens.  Lamarck  ne  craint  pas  (1)  d'expliquer  cette  dis- 
parition des  membres  par  l'Jiabitude  de  ramper,  de  se  glisser  sous 
les  pierres  ou  dans  l'herbe,  qui  existe  déjà  chez  les  lézards  ;  il  fait 
remarquer  avec  raison  qu'un  corps  aussi  allongé  que  celui  d'un 
serpent  n'aurait  pas  été  convenablement  soutenu  par  quatre  pattes, 
nombre  que  la  nature  n'a  jamais  dépassé  dans  les  animaux  verté- 
brés. Un  serpent  rampe  à  l'aide  de  ses  côtes,  devenues  des  organes 
de  progression.  L'allongement  exagéré  du  corps  a  produit  l'amoin- 
drissement de  l'un  des  poumons,  tandis  que  l'autre  se  prolonge 
jusque  dans  le  ventre.  Même  chez  les  mammifères,  les  plus  parfaits 
des  animaux,  les  organes  avortés  et  inutiles  ne  sont  pas  rares; 
ainsi  la  plupart  de  ces  animaux  présentent  les  trois  types  dentaires, 
savoir  des  incisives,  des  canines  et  des  molaires.  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  avait  déjà  remarqué  que  chez  la  baleine,  où  les  dents  sont 
remplacées  par  des  fanons,  les  germes  des  dents  existent  dans  l'é- 
paisseur de  la  mâchoire  du  fœtus  ;  depuis,  le  même  savant  les  a 
retrouvés  dans  le  bec  des  oiseaux.  Les  ruminans  ont  un  bourrelet 
calleux  à  la  place  des  incisives  supérieures,  mais  le  germe  des  dents 
existe  dans  le  fœtus.  Il  en  est  de  même  chez  les  lamentins,  qui 
n'ont  point  d'incisives  ni  en  haut  ni  en  bas  :  se  nourissant  uni- 
quement de  plantes  marines,  ils  n'en  faisaient  point  usage,  et  ces 
dents  ont  lini  par  disparaître. 

Je  terminerai  en  citant  les  organes  avortés  qui  existent  chez 
l'homme,  et  dont  il  peut  tous  les  jours  constater  l'inutilité;  atro- 
phiés faute  d'usage,  ils  semblaient  être  aux  yeux  des  anciens  na- 
turalistes autant  de  preuves  de  l'unité  de  plan  qui  a  présidé  à  la 
création  du  règne  animal.  De  même,  disaient-ils,  qu'un  archi- 
tecte soucieux  de  la  symétrie  met  de  fausses  fenêtres  qui  forment 
le  pendant  des  fenêtres  véritables,  ou  rappelle  sur  les  ailes  d'un 
édifice  les  motifs  de  la  façade  principale,  de  même  le  créateur, 
en  laissant  subsister  ces  organes,  nous  dévoile  l'unité  du  plan 
qu'il  a  suivi.  Dans  les  idées  de  Lamarck  et  de  ses  successeurs, 
ces  organes  rudimentaires  n'ont  point  cette  signification  purement 
intellectuelle;  ils  se  sont  atrophiés  faute  d'usage.  La  présence  de 
ces  vestiges  d'organes  chez  l'homme,  auquel  ils  sont  inutiles, 
prouve  seulement  que  son  organisation  se  lie  intimement  à  celle 
du  règne  animal,  dont  il  est  la  dernière  et  la  plus  parfaite  émana- 
tion. INous  possédons  sur  les  côtés  du  cou  un  muscle  superficiel 
appelé  peaucier;  c'est- celui  avec  lequel  les  chevaux  font  vibrer 
leur  peau  pour  chasser  les  mouches  qui  les  importunent.  Chez  nous, 
le  vêtement,  chez  les  sauvages,  les  corps  gras,  la  terre  ou  l'argile 

(1)  Tome  I",  p.  244. 


168  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dont  ils  s'enduisent  le  corps,  rendant  ce  muscle  inutile,  il  s'est  tel- 
lement aminci  qu'il  ne  peut  plus  imprimer  à  la  peau  le  moindre 
mouvement.  Il  en  est  de  môme  des  muscles  qui  meuvent  l'oreille  du 
cheval  et  d'autres  animaux;  nous  les  possédons  tous,  mais  ils  ne 
nous  servent  à  rien.  Placée  sur  les  côtes  et  non  pas  au  sommet  de 
la  tête,  notre  oreille  ne  saurait  diriger  l'ouverture  de  son  pavillon 
vers  tous  les  points  de  l'horizon  pour  recueillir  les  sons  qui  en  par- 
tent. Voici  d'autres  exemples  :  les  mamelles  existent  chez  l'homme 
comme  chez  la  femme;  on  observe  même  du  gonflement  et  de  la 
sécrétion  lactée  chez  quelques  jeunes  gens  à  l'âge  de  la  puberté  ; 
mais  les  fonctions  de  l'allaitement  ont  développé  les  seins  de  la 
femme,  tandis  que  ceux  de  l'homme  se  sont  atrophiés.  On  remar- 
que 'à  l'angle  interne  de  l'œil  une  petite  production  de  couleur 
rouge  sans  usage,  c'est  la  trace  de  la  troisième  paupière  des  oi- 
seaux de  proie,  qui  leur  permet  de  fixer  le  soleil  sans  fermer  les 
yeux.  —  Les  animaux  marsupiaux,  tels  que  les  sarigues  et  les  kan- 
gourous, sont  munis  d'une  poche  où  les  petits  habitent  pendant  la 
période  de  la  lactation;  cette  poche  est  soutenue  par  deux  os  en 
forme  de  V  et  fermée  par  deux  muscles.  Quoiqu'il  soit  placé  à  l'ex- 
trémité supérieure  de  l'échelle  des  mammifères,  dont  les  marsu- 
piaux occupent  les  gradins  inférieurs,  l'homme  a  conservé  les  traces 
de  cette  disposition;  ses  épines  du  pubis  représentent  les  os,  ses 
muscles  pyramidaux  sont  les  analogues  des  muscles  qui  ferment 
la  poche  marsupiale;  chez  nous,  ils  sont  évidemment  sans  usage. 
11  y  a  plus,  ces  organes  rudimentaires  peuvent  être  non-seulement 
inutiles,  mais  encore  nuisibles.  Le  mollet  est  formé  par  deux  mus- 
cles puissans  qui  s'insèrent  au  talon  par  l'intermédiaire  du  tendon 
d'Achille  ;  à  côté  d'eux  se  trouve  un  autre  muscle  long,  mince,  in- 
capable d'une  action  énergique,  le  plantaire  grêle.  Ce  muscle, 
ayant  les  mêmes  attaches  que  les  jumeaux,  semble  un  mince  fil  de 
coton  accolé  à  un  gros  câble  de  navire.  Chez  l'homme,  il  est  sans 
utilité,  et  la  rupture  de  ce  muscle,  causée  par  un  effort  pour  sauter, 
donne  lieu  à  l'accident  douloureux  connu  sous  le  nom  de  coup  de 
fouet,  et  dont  la  guérison  nécessite  un  repos  prolongé.  Chez  le  chat 
et  les  animaux  du  même  genre,  le  tigre,  la  panthère,  le  léopard,  ce 
muscle  est  aussi  fort  que  les  deux  jumeaux,  et  rend  ces  animaux 
capables  d'exécuter  des  bonds  prodigieux  quand  ils  s'élancent  sur 
leur  proie.  Autre  exemple  :  dans  les  herbivores,  le  cheval,  le  bœuf 
et  certains  rongeurs,  le  gros  intestin  présente  un  grand  appendice 
en  forme  de  cul-de-sac,  appelé  cœcion,  qui  se  rattache  au  régime 
exclusivement  herbivore  de  ces  animaux;  chez  l'homme,  dont  la 
nourriture  n'est  pas  exclusivement  végétale,  le  cœcum  se  réduit  à 
un  petit  corps  cylindrique  dont  la  cavité  admet  à  peine  une  soie  de 


UN   NATURALISTE    PHILOSOPHE.  169 

sanglier;  c'estV appendice  venni forme.  Inutile  à  la  digestion,  puis- 
que les  alimens  n'y  pénètrent  pas,  il  devient  un  danger,  si  par  ha- 
sard un  corps  dur  tel  qu'un  pépin  de  fruit  ou  un  fragment  d'arête 
de  poisson  vient  à  s'y  introduire;  le  cas  arrive,  et  il  en  résulte 
d'abord  une  inflammation,  puis  la  perforation  du  canal  intestinal, 
accidens  suivis  d'une  péritonite  souvent  mortelle.  D'autres  fois  cet 
appendice,  contournant  une  anse  intestinale  qu'elle  enserre,  pro- 
duit un  étranglement  interne  presque  toujours  fatal.  La  science  a 
déjà  enregistré  dix-huit  cas  de  ce  genre,  vérifiés  par  l'autopsie. 

Dans  tous  les  quadrupèdes,  la  moelle  épinière,  organe  central  du 
système  nerveux,  est  enfermée  jusqu'à  son  extrémité  dans  un  canal 
osseux  formé  par  la  colonne  vertébrale.  Chez  l'homme,  dont  la  sta- 
tion est  verticale,  le  poids  des  organes  renfermés  dans  le  ventre 
portant  sur  les  vertèbres  qui  composent  l'extrémité  inférieure  de 
l'os  appelé  sacrum,  ces  vertèbres  se  sont  élargies,  et  ne  sont  plus 
soudées  dans  leur  partie  postérieure.  Il  en  résulte  que  l'extrémité 
de  la  moelle  épinière  n'est  pas  renfermée  dans  un  canal  osseux 
complet  :  elle  est  seulement  protégée  en  arrière  par  une  membrane 
fibreuse  et  par  la  peau.  Or  dans  les  maladies  prolongées,  telles  que 
les  fièvres  typhoïdes,  où  le  malade  reste  longtemps  couché  sur  le 
dos,  cette  peau  s'enflamme,  s'excorie,  s'ulcère,  et  l'inflammation, 
se  propageant  aux  enveloppes  de  la  moelle,  détermine  des  ménin- 
gites rachidiennes  presque  toujours  mortelles  (1).  La  fissure  du  sa- 
crum est  donc  une  disposition  anatomique  particulière  à  Fhomme 
qui  compromet  la  vie  d'un  grand  nombre  de  malades. 

Ces  exemples  pour  ainsi  dire  personnels  doivent  suflire  pour 
montrer  le  rôle  et  la  signification  des  organes  atrophiés.  Chez 
l'homme  et  chez  les  mammifères  supérieurs,  ces  rudimens  sont  une 
réminiscence  de  l'organisation  d'un  animal  placé  plus  bas  dans  l'é- 
chelle des  êtres;  mais  dans  les  animaux  inférieurs  ils  sont  quel- 
quefois l'indication  d'un  perfectionnement  futur.  Ainsi  les  traces 
des  membres  chez  l'orvet  et  le  pseudopus  précèdent  le  développe- 
ment de  ces  membres  dans  les  lézards  et  les  tortues.  Le  pouce  des 
galagos  et  des  tarsiers  annonce  l'apparition  de  la  main  parfaite  des 
singes  et  de  l'homme.  En  un  mot,  le  règne  animal  tout  entier, 
vivant  et  fossile,  nous  présente  les  mêmes  phénomènes  que  l'évo- 
lution embryonnaire  où  l'animal, partant  delà  cellule,  complète  peu 
à  peu  son  organisme  et  s'élève  graduellement  jusqu'à  l'échelon  oc- 
cupé par  les  deux  êtres  qui  lui  ont  donné  naissance.  Cette  évolu- 
tion se  manifeste  également  dans  la  série  des  animaux  dont  les 
couches  géologiques  nous  ont  conservé  les  restes.  Les  plus  an- 

(11  p.  Broca,  Revue  anthropologique,  t.  P',  p.  590. 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciennes  ne  contiennent  que  des  invertébrés  et  des  poissons  :  les 
reptiles,  les  oiseaux  et  les  mammifères  apparaissent  successivement 
dans  leur  ordre  hiérarchique,  et  l'homme  termine  enfin  cette  série 
ascendante.  Toutes  les  mylhologies  en  ont  prévu  la  continuation  en 
imaginant  les  anges,  êtres  plus  parfaits  que  l'homme,  intermé- 
diaires entre  lui  et  son  créateur. 


I.V.  —  AUTRES  TRAVAUX  DE  LAMARCK. 

Nous  avons  essayé,  dans  les  pages  qui  précèdent,  de  réunir  les 
preuves  les  plus  frappantes  accumulées  par  la  science  moderne  à 
l'appui  des  deux  grandes  vérités  que  Lamarck  a  mises  en  lumière 
le  premier,  savoir  :  1°  l'influence  du  milieu  comme  cause  prin- 
cipale des  modifications  de  l'organisme,  2"  la  transmission  de  ces 
modifications  par  voie  d'hérédité.  La  géologie  prouvant  que  les 
milieux  ont  changé,  il  en  résulte  que  les  espèces  sont  des  formes 
temporaires  et  non  des  êtres  définitifs  et  immuables.  Il  en  résulte 
également  que  l'espèce,  dans  le  sens  que  Linné  et  Guvier  atta- 
chaient à  ce  mot,  n'existe  pas.  Lamarck  a  pleinement  accepté  les 
conséquences  de  ces  prémices;  il  conçoit  (1)  que  les  êtres  les  plus 
rudimentaires  se  soient  formés  par  génération  spontanée,  c'est-à- 
dire  par  la  combinaison  de  corps  simples  tels  que  le  carbone,  l'azote, 
l'oxygène  et  l'hydrogène,  la  volonté  du  sublime  auteur  de  toutes 
choses  (2)  les  ayant  doués  de  la  propriété  de  se  modifier,  de  se 
perfectionner  de  façoî^  qu'on  puisse  considérer  le  règne  organique 
comme  une  prodigieuse  évolution  accomplie  dans  une  série  de 
siècles  incalculable,  et  il  ajoute  éloquemment  (3)  :  «  Peut-on  dou- 
ter que  la  chaleur,  cette  mère  des  générations,  cette  âme  matérielle 
des  corps  vivans,  ait  pu  être  le  principal  des  moyens  qu'emploie 
directement  la  nature  pour  opérer  sur  des  matières  appropriées  une 
ébauche  d'organisation,  une  disposition  convenable  des  parties,  en 
un  mot  un  acte  de  vitalisation  analogue  à  celui  de  la  fécondation?  » 
Lavoisier,  de  son  côté,  avait  dit  :  «  Dieu,  en  apportant  la  lumière,  a 
répandu  sur  la  terre  le  principe  de  l'organisation,  du  sentiment  et 
de  la  pensée  [h).  »  La  lumière  et  la  chaleur  agissant  presque  tou- 
jours simultanément,  Lamarck  et  Lavoisier  sont  parfaitement  d'ac- 
cord entre  eux. 

Dans  les  dix  dernières  années,  des  sondages  faits  dans  l'océan  à  des 
profondeurs  de  i!i,000  et  même  de  8,000  mètres  par  des  zoologistes 

(1)  Tome  I",  p.  214. 

(2)  Tome  I",  p.  74,  et  t.  II,  p.  57. 

(3)  Tome  II,  p.  76. 

(4)  Traité  de  chimie,  t.  I",  p,  202. 


UN   NATURALISTE    PHILOSOPHE.  171 

anglais  ont  amené  la  découverte  d'une  substance  gélatineuse  re- 
couvrant les  piorres  et  le  fond  de  la  mer,  à  laquelle  Huxley  a  donné 
le  nom  de  balhybius  Uœckelu.  Cette  substance,  lorsqu'elle  est  divi- 
sée, forme  de  petites  masses  composées  uniquement  d'albumine, 
sans  aucune  trace  d'organisation,  mais  possédant  la  faculté  de  se 
nourrir  et  de  s'accroître  en  englobant  les  infusoires  microscopiques 
qui  s'accolent  à  elle  et  de  se  mouvoir  au  moyen  de  prolongemens 
digitiformes.  Cet  être,  le  plus  simple  que  l'on  connaisse  aujour- 
d'hui, semble  avoir  réalisé  la  conception  de  Lamarck.  L'origine  en 
est  inconnue;  mais  il  serait  possible  que  cette  substance  se  produisît 
par  voie  de  génération  spontanée  sous  les  énormes  pressions  aux- 
quelles elle  est  soumise.  En  effet,  les  expériences  modernes  ont 
prouvé  qu'il  n'y  a  point  eu  de  génération  spontanée  là  où  l'on  avait 
cru  constater  ce  phénomène,  mais  elles  n'ont  nullement  démontré 
que  la  génération  spontanée  soit  impossible  avec  le  concours  dun 
ensemble  de  circonstances  qui  n'ont  point  encore  été  réalisées  dans 
nos  laboratoires. 

Si  tous  les  êtres  animés  sont  sortis  d'une  souche  commune,  les  rap- 
ports, les  relations  que  nous  observons  entre  eux,  sont  la  conséquence 
nécessaire  d'une  même  origine  et  non  pas  la  preuve  d'un  plan  pré- 
conçu d'avance;  par  conséquent  les  classifications,  même  celle  dite 
naturelle,  constituent,  suivant  l'expression  de  Lamarck,  les  ijarliea 
de  V art  (1)  dans  la  science  des  êtres  organisés.  En  effet,  les  genres, 
les  familles,  les  ordres,  les  classes,  les  embranchemens,  ne  sont 
jamais  limités  naturellement,  il  y  a  toujours  des  passages  insen- 
sibles entre  eux.  C'est  l'idée  d'une  chaîne  animale  déjà  formulée 
nettement  par  Aristote  lorsqu'il  disait  (2)  :  «  La  nature  passe  d'un 
genre  et  d'une  espèce  à  l'autre  par  des  gradations  imperceptibles, 
et  depuis  l'homme  jusqu'aux  êtres  les  plus  insensibles,  toutes  ses 
productions  semblent  se  tenir  par  une  liaison  continue.  »  Un  grand 
zoologiste,  de  Blainville,  sans  partager  toutes  les  opinions  de  La- 
marck, a  été  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  le  défenseur  le  plus  convaincu  et 
le  plus  autorisé  de  la  chaîne  animale.  Lamarck  a  même  figuré  d'une 
manière  synoptique  la  filiation  du  règne  animal,  d'abord  dans  sa 
Philosophie  zoologique,  t.  II,  p.  h'ili,  et  ensuite  dans  Y Inii'oduction 
au  système  des  animaux  sans  vertèbres,  t.  I",  p.  320.  Ces  tableaux 
ont  été  perfectionnés  depuis  par  M.  Hœckel  dans  son  Histoire  natu- 
relle de  la  création  (3).  La  paléontologie  et  l'embryologie,  qui  n'exis- 
taient pour  ainsi  dire  pas  à  l'époque  où  Lamarck  écrivait,  sont  ve- 

(1)  Tome  I",  p.  38. 

(2)  Historia  animalium,  lib.  VIII,  cap.  i,  et  Voyage  du  jeune  Anacharsis,  t.  V, 
p.  344. 

(3)  Voysz  cet  ouvrage  et  la  Revue  du  15  décembre  1871. 


172  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nues  corroborer  les  enseignemens  de  la  faune  et  de  la  flore  actuelles. 
L'évolution  organique,  l'évolution  paléontologique  et  l'évolution 
embryologique  étant  parallèles,  cet  accord  est  une  preuve  sans  ré- 
plique de  la  solidité  du  dogme  de  l'évolution  substitué  à  celui  de  la 
création  successive  de  chaque  être  vivant  en  particulier,  telle  que 
la  concevait  Linné. 

Goethe,  contemporain  de  Lamarck,  était  pénétré  des  mêmes 
idées,  Néanmoins  on  ne  trouve  dans  ses  écrits  aucune  preuve 
qu'il  ait  connu  ses  ouvrages.  Des  observations  personnelles,  fé- 
condées par  un  puissant  esprit  de  synthèse,  l'avaient  amené  à  des 
conclusions  fort  semblables  à  celles  du  célèbre  naturaliste  français. 
Ainsi  disait-il  :  «  Une  similitude  originaire  est  la  base  de  toute  or- 
ganisation. La  variété  des  formes  résulte  des  influences  extérieures, 
et,  pour  expliquer  les  variations  constantes  ou  accidentelles  du 
type  primitif,  on  est  forcé  d'admettre  une  diversité  virtuelle  origi- 
naire et  une  transformation  continue.  » 

Dans  son  Histoire  iiaturelle  de  la  eréation,  M.  Ilœckel  proclame 
avec  raison  Goethe,  Lamarck  et  Darwin  comme  les  fondateurs  de 
l'histoire  naturelle  moderne.  Goethe  a  formulé  les  principes  géné- 
raux, conçu  le  type  ostéologique  des  animaux  supérieurs  et  appli- 
qué l'idée  de  la  métamorphose  aux  organes  si  variés  des  végétaux. 
L'influence  des  milieux  sur  l'organisme  et  la  transmission  par  l'hé- 
rédité appartiennent  à  Lamarck;  la  théorie  de  la  sélection  naturelle 
à  Darwin  et  à  Wallace.  Lamarck  l'avait  pressentie.  Il  décrit  très 
nettement  (1)  la  lutte  pour  l'existence,  et  démontre  que  ce  sont  les 
animaux  les  plus  forts  qui  survivent  aux  autres;  mais  il  n'avait  pas 
aperçu  les  conséquences  infinies  de  ce  principe  et  le  rôle  immense 
qu'il  joue  dans  la  nature  :  il  s'applique  aux  sociétés  humaines 
comme  aux  tribus  animales.  L'homme,  abusant  de  sa  supériorité, 
ne  se  contente  pas  de  détruire  les  animaux  qui  lui  sont  nuisibles  et 
de  sacrifier  ceux  qui  lui  sont  utiles;  il  tourne  ses  armes  contre  lui- 
même,  tue  son  semblable,  et  des  milliers  d'êtres  humains  périssent 
dans  l'intérêt  de  quelques  individus  privilégiés  dont  la  vie  n'est  ja- 
mais compromise  en  ces  luttes  sanglantes. 

Comme  classificateur,  Lamarck  laissera  dans  la  science  un  nom 
comnarable  à  ceux  de  Linné,  de  Guvier  et  de  Jussieu.  C'est  lui  qui 
en  1794  établit  (2)  la  division  fondamentale  des  animaux  en  deux 
embranchemens,  les  vertébrés  et  les  invertébrés.  Plus  tard,  en 
1799,  il  sépara  (3)  les  crustacés  des  autres  animaux  articulés,  avec 
lesquels  ils  étaient  confondus.  En  1800,  il  distingua  les  arachnides 

(1)  Tome  I",  p.  113. 

(2)  Tome  F',  p.  130. 
.  (3)  Tome  I",  p.  170. 


UN   NATURALISTE    PHILOSOPHE.  173 

des  insectes;  enfin  en  1802,  il  délimita  la  classe  des  annélides, 
dont  Guvier  venait  de  faire  connaître  l'organisation,  et  montra  que 
les  cirrhipèdes  différaient  des  mollusques  (1)  et  se  rapprochaient 
des  crustacés.  Le  premier  aussi,  il  fit  voir  que  les  batraciens  (2), 
quoique  munis  de  pattes,  sont  beaucoup  plus  voisins  des  poissons 
que  les  serpens,  qui  en  sont  dépourvus.  Toutes  ces  divisions,  tous 
ces  rapprochemens  ont  été  sanctionnés  par  les  zoologistes  mo- 
dernes, dont  les  travaux  ont  tant  ajouté  à  la  science  des  classifica- 
tions. 

V.     —    PHYSIOLOGIE     PSYCHOLOGIQUE     DE     LAMAHCK. 

(c  II  n'y  a  nulle  différence  dans  les  lois  physiques  par  lesquelles 
tous  les  corps  qui  existent  se  trouvent  régis,  mais  il  s'en  trouve  une 
considérable  dans  les  circonstances  où  les  lois  agissent  (3).  »  En 
parlant  ainsi,  Lamarck  définissait  d'avance  la  physiologie  mo- 
derne, dont  les  progrès  iucessans  nous  démontrent  chaque  jour 
l'identité  des  forces  physiques  avec  les  forces  que  l'on  en  distin- 
guait autrefois  sous  le  nom  de  vitales.  Celles-ci  ne  sont  que  des 
forces  physiques  agissant  au  sein  de  l'organisme  sous  l'influence 
des  agens  extérieurs.  Abordant  le  phénomène  de  la  sensation,  La- 
marck, d'accord  avec  Gondillac,  reconnaît  l'impression  reçue  comme 
cause  excitatrice  du  mouvement,  de  la  sensation  et  des  idées,  sui- 
vant la  perfection  du  système  nerveux  de  l'animal  impressionné. 
Dans  les  animaux  les  plus  inférieurs,  doués  d'un  système  nerveux 
rudimentaire,  l'impression  venant  de  l'extérieur  se  traduit  par  des 
mouvemens;  chez  d'autres  plus  parfaits,  elle  produit  en  outre  une 
sensation;  enfin  chez  les  animaux  supérieurs,  doués  d'une  moelle 
épiniôre  et  d'un  cerveau,  la  sensation  perçue  aboutit  à  la  forma- 
tion des  idées,  œuvre  de  l'intelligence.  Lamarck,  en  admettant 
des  mouvemens  indépendans  de  la  volonté,  a  entrevu  les  phéno- 
mènes connus  aujourd'hui  sous  le  nom  ô! actions  réflexes  et  par- 
faitement expliqués  par  les  connexions  des  nerfs  entre  eux.  Ce  sont 
des  phénomènes  où  une  impression  extérieure  se  traduit  par  un 
mouvement  ou  un  autre  effet,  sans  intervention  de  la  volonté.  Telle 
est  par  exemple  la  marche,  qui,  une  fois  commencée,  s'opère  auto- 
matiquement et  se  continue  quelquefois  môme  dans  le  sommeil.  La- 
marck admettait  également  l'existence  d'un  fluide  nerveux  trans- 
mettant au  cerveau  les  impressions  du  dehors,  et  les  ordres  de  la 
volonté  du  cerveau  aux  différentes  parties  du  corps  soumises  à  son 
empire;  il  avait  prévu  {h)  la  distinction  des  nerfs  en  nerfs  du  senti- 

(1)  Tome  I",  p.  179. 

(2)  Tome  V%  p.  163. 

(3)  Tome  II,  p.  89. 

(4)  Tome  II,  p.  239. 


J7h  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

ment  et  nerfs  du  mouvement,  distinction  confirmée  depuis  expéri- 
mentalement par  Walker,  Cli.  Bell,  J.  Mûller,  Longet  et  Broun- 
Sequard.  Ces  physiologistes  ont  prouvé  que  ces  nerfs  communiquent 
avec  la  moelle  épinière  par  des  racines  distinctes;  les  uns  sont  uni- 
quement sensitil's,  c'est-à-dire  aptes  à  transmettre  les  impressions  ex- 
térieures; les  autres  exclusivement  moteurs,  c'est-à-dire  capables  de 
produire  le  mouvement,  soit  par  action  réflexe,  soit  en  transmettant 
les  ordres  de  la  volonté.  Ainsi  la  langue  reçoit  deux  nerfs  principaux, 
le  glosso-pliaryngien,  par  lequel  le  cerveau  perçoit  les  impressions 
tactiles  et  celles  que  les  substances  sapides  produisent  sur  l'organe 
du  goût,  et  le  nerf  hypoglosse,  qui  provoque  les  mouvemens  que  la 
langue  exécute  pendant  l'acte  de  la  mastication  et  l'exercice  de  la 
parole.  Des  impressions  répétées,  ajoute  Lamarck,  suivies  des  mou- 
vemens qui  en  sont  la  conséquence  sans  intervention  de  la  volonté, 
engendrent  les  habitudes  ou  le  penchant  aux  mêmes  actions  qu'on 
observe  chez  les  animaux  (1).  L'homme  lui-même,  malgré  son  intel- 
ligence et  sa  spontanéité,  est  soumis  à  ces  influences.  Le  grand  ma- 
thématicien Laplace,  analysant  les  causes  des  actions  humaines,  était 
arrivé  aux  mômes  conclusions  que  le  naturaliste  Lamarck,  lorsqu'il 
a  dit  (2)  :  «  Les  opérations  du  sensorium  et  les  mouvemens  qu'il  fait 
exécuter  deviennent  plus  faciles  et  comme  naturels  par  de  fréquentes 
répétitions.  De  ce  principe  psychologique  découlent  nos  habitudes. 
En  se  combinant  avec  la  sympathie,  il  produit  les  coutumes,  les 
mœurs  et  leurs  étranges  variétés;  il  fait  qu'une  chose  générale- 
ment reçue  chez  un  peuple  est  odieuse  chez  un  autre.  »  Laplace, 
comme  Lamarck,  admet  l'hérédité  de  ces  habitudes  que  l'on  dé- 
signe vulgairement  sous  le  nom  d'instinct  lorsqu'il  dit  :  «  Plusieurs 
observations  faites  sur  l'homme  et  sur  les  animaux,  et  qu'il  est  bien 
important  de  continuer,  portent  à  croire  que  les  modifications  du 
sensorium  auxquelles  l'habitude  a  donné  une  grande  consistance  se 
transmettent  des  pères  aux  enfans  par  voie  de  génération  comme 
plusieurs  dispositions  organiques.  Une  disposition  originelle  à  tous 
les  mouvemens  extérieurs  qui  accompagnent  les  actes  habituels  ex- 
plique de  la  manière  la  plus  simple  l'empire  que  les  habitudes  en- 
racinées par  les  siècles  exercent  sur  tout  un  peuple  et  la  facilité  de 
leur  communication  aux  enfans  lors  même  qu'elles  sont  le  plus  con- 
traires à  la  raison  et  aux  droits  imprescriptibles  de  la  nature  hu- 
maine. »  Cette  transmission  des  habitudes  et  des  idées  des  parens 
aux  enfans  est  désignée  maintenant  sous  le  nom  d'alavisme.  L'in- 
fluence de  ces  habitudes  et  de  ces  penchans  héréditaires  se  traduit, 
comme  le  dit  Laplace,  dans  les  mœurs  des  peuples  et  entretient  la 

(1)  Tome  II,  p.  291. 

(2)  Théorie  des  probabilités,  p.  233  et  suivantes. 


UN   NATURALISTE    PHILOSOPHE.  175 

lutte  des  partis  qui  les  divisent.  Comment  s'étonner,  lorsqu'on  est 
convaincu  de  la  puissance  de  ces  habitudes,  que  des  hommes  bien 
nés,  bien  doués,  intelligens,  honnêtes  et  sincères,  no  puissent  s'en 
dégager  pour  accepter  un  ordre  de  choses  nouveau  imposé  par  la 
nécessité  et  justifié  par  la  raison?  Ainsi  en  France,  depuis  une 
longue  série  de  générations,  les  habitudes  et  les  idées  monarchiques 
se  sont  incrustées  pour  ainsi  dire  dans  le  cerveau  d'un  grand  nombre 
d'hommes  au  point  d'être  devenues  une  seconde  nature,  un  instinct 
profond  et  irrésistible,  que  je  ne  craindrai  pas  de  désigner  sous  le 
nom  à'aUivîsme  monarchique.  L'étude  critique,  froide  et  impartiale 
des  faits  politiques  et  sociaux  peut  seule  contre-balancer  et  modi- 
fier les  obsessions  de  l'atavisme.  Le  chef  actuel  de  l'état  est  un 
exemple  à  jamais  mémorable  de  cette  victoire  du  bon  sens,  de  l'ob- 
servation et  de  l'expérience  sur  un  instinct  acquis  et  héréditaire. 

Dans  les  animaux  invertébrés,  Lamarck,  comme  on  l'a  vu,  n'ad- 
met pas  de  mouvemens  volontaires,  il  ne  conçoit  que  des  mouve- 
mens  provoqués  par  des  impressions  extérieures  que  les  nerfs 
transmettent  au  sensorium  général.  L'organe  central  où  elles  vien- 
draient toutes  aboutir  n'existe  pas  chez  eux.  L'organisation  de  ces 
animaux  est  comparable  à  celle  d'un  pays  doté  d'un  réseau  télé- 
graphique, mais  dépourvu  d'une  station  centrale  :  les  nouvelles 
circulent;  il  en  résulte  pour  la  nation  une  connaissance  générale 
des  événemens  qui  se  passent  à  l'étranger,  mais,  les  fils  ne  con- 
vergeant pas  tous  vers  un  centre  commun,  ces  impressions  géné- 
rales ne  se  manifestent  que  par  des  mouvemens  réflexes  non  coor- 
donnés entre  eux,  et  nullement  par  des  actes  déterminés,  résultat 
d'une  volonté  unique,  résumant  et  traduisant  les  volontés  collec- 
tives de  la  nation,  en  un  mot  par  des  actes  émanés  d'un  gouverne- 
ment. Cet  organe  central  qui  recueille  toutes  les  sensations  et  d'où 
partent  les  ordres  de  la  volonté,  c'est  le  cerveau,  qui  n'existe  que 
chez  les  animaux  vertébrés.  La  volonté  est  le  résultat  d'une  déter- 
mination; cette  détermination  elle-même  suppose  un  jugement,  le 
jugement  une  comparaison  des  sensations  reçues,  c'est-à-dire  une 
série  d'idées,  en  d'autres  termes  l'intelligence.  L'intelligence  et  la 
volonté,  suivant  Lamarck,  sont  donc  intimement  liées  entre  elles, 
et,  comme  Locke  et  Condillac,  Lamarck  professe  (1)  qu'il  n'y  a  rien 
dans  l'entendement  qui  n'ait  été  auparavant  dans  la  sensation. 
Pour  lui,  les  actes  que  l'on  a  voulu  attribuer  à  des  idées  innées: 
l'enfant  qui  va  chercher  le  sein  de  sa  mère,  le  canard  qui,  en  sor- 
tant de  l'œuf,  entre  dans  l'eau,  tandis  que  le  poulet  s'en  éloigne, 
sont  des  habitudes  héréditaires  transmises  par  voie  de  génération, 
et  non  par  des  actes  de  volonté  résultant  d'idées  innées.  Lamarck 

(1)  Tome  II,  p.  320. 


{[76  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

désigne  sous  le  nom  à'hypoci'phale  l'organe  siège  de  l' intelligence 
et  de  la  volonté,  c'est-à-dire  les  deux  hémisphères  du  cerveau,  qui 
sont  d'autant  plus  développés  et  d'autant  plus  lourds  que  l'animal 
est  plus  élevé  dans  l'échelle  animale.  L'intelligence  est  en  raison 
directe  du  volume  et  du  poids  de  cette  partie  du  cerveau;  mais  cette 
intelligence,  pour  se  manifester,  a  besoin  d'être  éveillée,  cultivée, 
exercée,  perfectionnée.  «  Chaque  individu,  dit  Lamarck  (1),  depuis 
l'époque  de  sa  naissance  se  trouve  dans  un  concours  de  circon- 
stances qui  lui  sont  tout  à  fait  particulières,  qui  contribuent  en  très 
grande  partie  à  le  rendre  ce  qu'il  est  aux  différentes  époques  de  sa 
vie,  et  qui  le  mettent  dans  le  cas  d'exercer  ou  de  ne  pas  exercer  telle 
de  ses  facultés  et  telle  des  dispositions  qu'il  avait  apportées  en 
naissant;  en  sorte  qu'on  peut  dire  en  général  que  nous  n'avons 
qu'une  part  bien  médiocre  à  l'état  où  nous  nous  trouvons  dans  le 
cours  de  notre  existence  et  que  nous  devons  nos  goûts,  nos  pen- 
chans,  nos  habitudes,  nos  passions,  nos  facultés,  nos  connaissances 
même  aux  circonstances  infiniment  diversifiées,  mais  particulières, 
dans  lesquelles  chacun  de  nous  s'est  rencontré.  » 

Un  chapitre  sur  l'entendement  termine  la  philosophie  zoologique 
de  Lamarck.  Sans  se  dissimuler  qu'il  quitte  le  terrain  des  faits 
d'observation  sur  lequel  repose  la  biologie  proprement  dite,  il  es- 
saie d'analyser  le  mécanisme  de  la  formation  des  idées.  Le  pre- 
mier acte  nécessaire  est  l'attention  ou  une  préparation  de  l'organe 
intellectuel  à  recevoir  des  sensations  que  Lamarck  désigne  sous  le 
nom  de  sensations  remarquées.  Ce  qu'on  appelle  vulgairement  dis- 
traction exprime  un  état  de  l'organe  cérébral  qui  n'est  pas  préparé 
à  recevoir  une  sensation.  La  pensée  est  une  action  qui  s'exécute 
dans  l'organe  de  l'intelligence  (2),  et  l'énergie  en  est  subordonnée 
à  l'état  des  forces  et  de  la  santé  générale  de  l'individu.  L'imagina- 
tion consiste  dans  la  combinaison  des  pensées  et  la  création  d'idées 
nouvelles.  C'est  cçtte  faculté,  dit  Lamarck,  qui  dans  les  sciences 
peut  nous  égarer,  u  Cependant,  ajoute-t-il,  sans  imagination  point 
de  génie  et  sans  génie  point  de  possibilité  de  faire  des  découvertes 
autres  que  celles  des  faits,  mais  toujours  sans  conséquences  satis- 
faisantes. Or,  toute  science  n'étant  qu'un  corps  de  principes  et  de 
conséquences  convenablement  déduits  et  observés,  le  génie  est  ab- 
solument nécessaire  pour  poser  ces  principes  et  en  tirer  ces  consé- 
quences; mais  il  faut  qu'il  soit  dirigé  par  un  jugement  solide  et 
retenu  dans  les  limites  qu'un  haut  degré  de  lumière  peut  seul  lui 
imposer,  »  En  parlant  ainsi,   Lamarck  caractérisait  parfaitement 
l'étude  de  la  nature  telle  qu'il  l'avait  conçue  et  telle  qu'elle  réap- 

(1)  Tome  II,  p.  3;U. 

(2)  Tome  II,  p.  3G8. 


UN    NATURALISTE    PHILOSOPHE.  177 

paraît  après  une  éclipse  de  près  d'un  demi-siècle;  non  que  ces  cin- 
quante années  aient  été  perdues  pour  la  science,  il  n'y  en  eut  jamais 
de  plus  fécondes  :  elles  ont  été  employées  à  réunir,  à  coordonner, 
à  discuter  les  faits  sur  lesquels  on  peut  enfin  édifier  une  synthèse 
plus  générale  que  celle  qui  était  possible  à  une  époque  où  l'on  avait 
à  peine  entr'ouvert  le  livre  de  la  nature. 

Après  la  pensée,  la  mémoire  est  la  plus  importante  et  la  plus  né- 
cessaire des  facultés  intellectuelles,  puisqu'elle  nous  permet  de 
comparer  des  idées  acquises  antérieurement  avec  celles  qui  nais- 
sent actuellement  dans  noire  esprit.  Grâce  à  ces  trois  facultés  fon- 
damentales, l'attention ,  la  pensée  et  la  mémoire,  nous  pouvons 
formuler  des  jugemens  qui  sont  des  produits  de  l'intelligence,  des 
motifs  déterminans  de  notre  volonté,  c'est-à-dire  de  nos  actions. 
La  raison  n'est  autre  chose  qu'un  degré  acquis  dans  la  rectitude 
des  jugemens,  c'est  le  point  culminant  des  actes  de  l'enlendement. 

Telle  est  en  peu  de  mots  la  psychologie  de  Lamarck.  II  a  été  ac- 
cusé de  matérialisme  parce  qu'il  s'est  tenu  strictement  sur  le  ter- 
rain des  faits  et  de  l'observation  sans  chercher  à  remonter  au-delà 
pour  expliquer  des  phénomènes  dont  il  ne  pouvait  pas  se  rendre 
compte.  Il  est  toujours  très  circonspect,  très  réservé  dans  ses  con- 
clusions, et  ne  tranche  pas  des  questions  qui  ne  peuvent  être  dé- 
cidées encore.  Que  répondre  à  cette  accusation?  Matérialisme,  spi- 
ritualisme sont  des  mots  vides  de  sens  qu'il  serait  temps  de  bannir 
du  langage  rigoureux.  Qu'est-ce  que  la  matière?  Il  est  impossible 
de  la  définir.  Qu'est-ce  que  l'esprit?  Autre  énigme  insoluble.  Ces 
mots,  pris  pour  point  de  départ  de  doctrines  qu'on  oppose  l'une  à 
l'autre,  engendrent  des  discussions  oiseuses  qui  ne  sauraient  abou- 
tir. Observons,  étudions,  comparons  :  peu  à  peu  la  lumière  se  fera 
d'abord  sur  les  phénomènes  du  monde  inorganique,  puis  sur  ceux 
des  êtres  vivans;  enfin,  mais  dans  un  avenir  lointain,  ceux  de  l'ordre 
intellectuel  seront  expliqués  à  leur  tour. 

Notre  tâche  est  finie.  Nous  avons  cherché  à  réhabiliter  un  natu- 
raliste français  qui,  célèbre  par  ses  travaux  descriptifs  en  bota- 
nique et  en  zoologie,  n'était  pas  apprécié  à  sa  juste  valeur  comme 
philosophe  synthétique  en  histoire  naturelle.  Venu  trop  tôt,  il  n'a 
été  qu'un  précurseur;  mais  depuis  sa  mort  la  science  a  grandi,  elle 
s'est  prodigieusement  enrichie,  et  les  faits  accumulés  ont  confirmé 
des  généralisations  qui  ne  pouvaient  être  comprises  par  ses  contem- 
porains. L'heure  de  la  justice  a  sonné,  et  la  gloire  posthume  de  La- 
marck jette  un  éclat  inattenda  sur  la  France;  grâce  à  lui,  elle  peut 
revendiquer  une  part  notable  dans  le  mouvement  déjà  irrésistible 
qui  tranformera  la  science  des  êtres  organisés. 

Charles  Martins. 

TOME  civ.  —  1873.  12 


LES    FINANCES 


DE  LA  VILLE  DE  PARIS 


L'un  des  derniers  préfets  de  la  Seine,  celui  qu'emporta  le  coup 
de  foudre  de  18û8,  M.  de  Rambuleau,  aimait  à  raconter  qu'au  mo- 
ment où  il  quitta  ses  fonctions  la  comptabilité  de  la  ville  de  Paris 
pouvait  se  réduire  à  des  termes  très  simples  :  pas  un  sou  de  dettes, 
et  dans  les  caisses  6  millions  disponibles  pour  tout  emploi  dont 
l'urgence  serait  démontrée.  «  Cela  ne  s'est  plus  revu,  »  ajoutait-il 
avec  une  bonhomie  qui  ne  manquait  ni  de  finesse,  ni  d'amertume. 
En  effet,  cela  ne  s'est  point  revu,  pas  plus  que  le  premier  milliard 
du  budget  de  l'état  après  1830,  auquel  M.  Thiers,  quand  ce  mil- 
liard fut  dépassé ,  adressait  un  salut  ironique  et  un  congé  bien 
justifié.  Le  temps  et  les  méthodes  sont  désormais  tout  autres.  Vi- 
ser à  une  balance  en  tout  point  régulière,  maintenir  les  dépenses 
au  niveau  des  recettes,  'c'est  devenu  trop  élémentaire  pour  des 
raffinés  comme  nous,  experts  dans  le  maniement  des  chiffres,  et 
qui,  une  fois  à  l'œuvre,  en  savent  tirer  si  bien  la  quintessence.  De 
là  une  habitude  prise  de  dépenser  plus  qu'on  n'a  et  de  se  mettre, 
en  matière  de  finances,  forcément  ou  volontairement,  au  régime 
des  anticipations.  C'est,  depuis  M.  de  Rambuteau  ou  depuis  bientôt 
vingt-cinq  ans,  le  cas  de  la  ville  de  Paris. 

Les  circonstances,  il  est  vrai,  y  ont  amplement  contribué.  INous 
avons  eu,  dans  ce  laps  de  temps,  une  révolution  d'abord,  puis  une 
dictature,  la  république  en  18-48,  l'empire  en  1851,  dont  le  pas- 
sage a  laissé  dans  la  comptabilité  municipale  une  double  em- 
preinte. Avec  la  république  de  18/i8,  on  vit  d'expédiens,  le  crédit 
souffre,  l'impôt  rend  moins  ;  il  y  a  chaque  année  insuffisance  de 
ressources,  et  force  est  d'y  pourvoir;  avec  l'empire  de  1851,  les  res- 


LES    FINANCES   DE   LA   VILLE    DE    PARIS.  179 

sources,  si  abondantes  qu'elles  soient,  ne  peuvent  suffire  aux  goûts 
de  luxe  et  à  l'esprit  de  dilapidation  qui  régnent.  Gomme  des  fils  de 
famille  arrivés  inopinément  à  la  fortune,  on  fait  argent  de  tout. 
Pans  l'un  et  l'autre  régime,  on  a  donc  recours  à  l'emprunt  sous 
deux  formes  et  dans  des  proportions  très  inégales,  pour  des  néces- 
sités tant  que  dure  la  république,  et,  quand  vint  l'empire,  pour  des 
prodigalités.  Ces  prodigalités,  notre  génération  en  a  été  témoin  et 
complice.  Qui  ne  se  souvient  de  ces  heures  de  vertige,  durement 
expiées!  Paris  n'était  plus  alors  qu'un  chantier;  partout,  sous  la 
pioche  des  démolisseurs,  s'ouvraient  de  larges  trouées,  converties 
presque  à  vue  d'œil  en  avenues  monumentales.  Les  projets  d'é- 
coles ne  foisonnaient  pas  comme  aujourd'hui;  en  revanche  que  de 
parcs  et  de  squares  ouverts  aux  ébats  populaires,  et  tous  achevés 
avec  leurs  eaux  et  leur  verdure!  Que  de  boulevards  improvisés! 
Que  d'arbres  transplantés  à  grands  frais!  C'était  de  la  féerie,  mais 
c'était  en  même  temps  le  retour  de  la  dette  que  M.  de  Rambuteau 
avait  vue  s'éteindre,  et  qui  reparaissait  dans  des  termes  plus  oné- 
reux que  jamais  malgré  les  déguisemens  dont  on  s'effojçait  de  la 
couvrir. 

Voilà  où  nous  en  sommes,  et  où  nous  ont  conduits  ces  défis  in- 
sensés jetés  à  la  fortune.  L'expiation  a  suivi  de  près  l'enivrement; 
aux  prospérités  artificielles  ont  succédé  les  ruines  encore  fumantes 
de  la  guerre  étrangère  et  de  la  guerre  civile.  Le  temps  est  donc 
venu  de  se  recueillir  et  de  compter  strictement  ce  qu'ont  coûté  à  la 
ville  de  Paris  deux  années  calàmiteuses.  L'inventaire  est  assez 
triste.  L'épargne  publique,  là  où  elle  subsistait,  a  disparu;  les 
épargnes  privées  ont  été  profondément  entamées;  il  y  a  eu,  dans 
l'ensemble  des  services,  accroissement  des  charges  et  diminution 
de  revenus,  double  cause  de  mécompte,  et,  pour  comble,  ces  dom- 
mages essuyés  coup  sur  coup  ont  notablement  empiré  par  une 
contribution  de  guerre  de  200  millions  frappée  sur  la  caisse  muni- 
cipale. Telle  est  la  liquidation  qui  reste  à  faire  et  dont  un  projet  de 
loi  a  saisi  l'assemblée  nationale. 

I. 

Cette  contribution  de  guerre  avait  été  empruntée  d'urgence  à  la 
Banque  de  France,  qui  aujourd'hui  en  est  intégralement  remboursée; 
à  son  tour,  la  ville  de  Paris  en  a  poursuivi  le  recouvrement  des 
mains  de  l'état,  comme  droit  d'abord,  puis  comme  condition  essen- 
tielle du  rétablissement  de  ses  finances.  Le  droit  était  des  plus  clairs, 
il  résultait  des  termes  mêmes  auxquels  avait  été  souscrite  la  contri- 
bution de  guerre  et  des  circonstances  qui  l'avaient  accompagnée. 


180  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Rien  n'y  indiquait  un  acte  spontané  et  direct,  un  engagement  mu- 
nicipal; c'était  une  convention  conclue  le  28  janvier  1871  entre  le 
gouvernement  de  la  défense  nationale  et  le  gouvernement  alle- 
mand, où  la  somme  exigible  servait  de  gage  et  de  prélude  à  l'armis- 
tice général  qui  devait  s'étendre  à  la  France  entière.  En  vain  au- 
lait-on  objecté  que  la  ville  de  Paris  avait  exécuté  la  convention,  et 
qu'en  l'exécutant  elle  avait  ratifié  l'engagement  pris  en  son  nom. 
Ce  n'est  pas  la  ville  de  Paris,  c'est  le  gouvernement  de  la  défense 
nationale  qui,  empruntant  le  nom  de  la  ville  de  Paris,  a  exécuté  l'ar- 
ticle 11  de  la  convention,  et  il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  rap- 
peler quelle  était  à  cette  époque  l'administration  de  la  ville  de 
Paris. 

La  commission  qui,  sous  l'empire,  faisait  fonction  de  conseil  mu- 
nicipal avait  été  dissoute  par  la  force  des  choses  quand  tomba  le 
régime  impérial;  trois  jours  après  le  h  septembre  1870,  M.  Ktienne 
Arago  était  nommé  maire  de  Paris,  et  administrait  sans  conseil 
jusqu'au  mois  de  novembre,  oii  le  gouvernement  de  la  défense  na- 
tionale, par  un  scrupule  tardif,  s'avisa  qu'une  mairie  centrale  ne 
pouvait  relever  que  d'un  titulaire  pris  dans  ses  rangs,  tant  que  du- 
reraient les  conditions  exceptionnelles  du  siège.  A  raison  de  ce 
motif  et  à  ce  titre,  il  nomma  alors  M.  Jules  Ferry,  membre  du  gou- 
vernement, administrateur  délégué  de  la  ville  de  Paris.  N'était-ce 
pas  témoigner  ouvertement  qu'entre  le  gouvernement  et  la  ville  la 
partie  était  étroitement  liée,  et  que  leurs  intérêts  se  confondaient? 
La  ville  n'avait  ni  une  représentation  particulière  ni  un  agent  dis- 
tinct; le  gouvernement  stipulait  seul  pour  elle,  et  au  su  de  tout  le 
monde  disposait  de  ses  fonds  et  occupait  ses  locaux. 

Le  droit  était  donc  fondé;  le  besoin  ne  l'était  pas  moins,  et  il  y 
avait  lieu  d'en  fixer  l'étendue  comme  base  d'une  transaction  éven- 
tuelle. C'est  ce  que  fit  le  nouveau  préfet  de  la  Seine,  M.  Léon  Say, 
dès  son  entrée  en  fonctions.  Avec  une  grande  promptitude  de  coup 
d'œil,  il  porta  la  lumière  dans  une  comptabilité  qui  semblait  anéan- 
tie par  une  suite  de  dévastations,  et  parvint  à  en  reconstituer  les 
élémens.  Son  premier  acte  fut  d'assurer  par  un  emprunt  le  rem- 
boursement à  la  Banque  de  France  et  la  marche  régulière  des  ser- 
vices municipaux,  puis,  récapitulation  faite  des  diverses  annuités  de 
la  dette  consolidée  et  des  dettes  flottantes,  de  s'en  servir  comme  de 
chiffres  à  l'appui  des  répétitions  de  la  ville  vis-à-vis  de  l'état.  Ce 
passif  chargé  des  fautes  du  passé  en  résume  éloquemment  par  les 
sommes  la  gravité  et  par  les  dates  les  auteurs.  Il  consiste  en  cinq 
emprunts  qui  sont  à  des  échéances  différentes  :  le  plus  ancien  est 
de  1855,  le  suivant  de  1860,  tous  deux  seront  amortis  en  1897, 
celui  de  1865  en  1029,  celui  de  1869  en  1909  et  celui  de  1871  en 


LES    FINANCES    DE    LA    VILLE    DE    l'AKIS.  181 

19Û6,  c'est-à-dire  au  bout  de  25,  37,  57,  et  75  ans.  Ce  n'est  pas 
tout  :  en  dehors  de  ces  emprunts  proprement  dits,  la  ville  a  con- 
senti au  profit  du  Crédit  foncier  une  annuité  qui  doit  durer  37  ans, 
qui  n'a  pas  été  divisée  en  coupures,  qui  est  payée  en  deux  fois, 
en  janvier  et  en  juillet.  Comme  annuités  à  échéances  variées,  voici 
donc  ce  que  l'on  trouve  :  pour  les  emprunts  antérieurs  à  1871 
annuité  de  30,27S,à70  fr.,  pour  l'emprunt  de  1871  annuité  de 
18,772,300  fr,,  pour  le  Crédit  foncier  annuité  de  19,001,570  fr.,  en 
tout  77,112,320  fr.,  à  quoi  il  faut  ajouter  d'autres  annuités  se- 
condaires, les  unes  anciennes,  d'autres  récentes  :  pour  rachat  de 
diverses  concessions  3,/i{37,190  fr.,  pour  bons  de  la  caisse  des  tra- 
vaux 2,866,905  fr.,  pour  la  dette  immobilière  1,716,800  fr.  pour  la 
dotation  scolaire  1  million,  pour  les  travaux  de  la  Vanne  1,170,000, 
enfin  pour  déficit  en  deux  articles  des  budgets  de  1871  et  de  1872 
3,256,000  fr.  et  /i38,000  fr.;  soit  comme  chiiïre  d'ensemble  pour  les 
annuités  consolidées  ou  flottantes  91,026,913  fr.,  en  nombre  rond 
91  millions,  ce  qui  équivaut  à  un  capital  de  1  milliard  630  millions 
de  francs. 

C'est  fort  de  ces  argumens  et  de  ces  états  de  situation  que  le 
préfet  de  la  Seine,  avec  l'appui  unanime  de  son  conseil  municipal, 
a  présenté  sa  réclamation  et  vaincu  les  premières  résistances.  11  y 
en  a  eu  en  effet  d'assez  sérieuses  de  la  part  de  la  commission  du 
budget,  et  qui  répondaient  aux  dispositions  d'une  portion  de  l'assem- 
blée, moindres  de  la  part  du  gouvernement,  frappé  surtout  de  la  jus- 
tice de  la  requête.  Il  ne  se  rendit  pas  néanmoins  sans  combat,  imposa 
un  rabais  et  fit  des  restrictions  avant  de  présenter  un  projet  de  loi. 
L'exposé  des  motifs  a  gardé  les  traces  de  cette  négociation  prélimi- 
naire. «  Si  malgré  les  termes  de  la  convention,  y  est-il  dit,  l'équité 
commande  de  ne  pas  voir  une  contribution  municipale  dans  l'impôt 
énorme  qu'a  dû  payer  la  ville  de  Paris,  il  est  juste  aussi  de  recon- 
naître que  cet  impôt  n'a  pas  frappé  seulement  la  capitale  de  la 
France,  mais  qu'en  tant  que  ville  Paris  a  dû  en  supporter  une  partie, 
à  l'exemple  d'autres  communes  qui  à  ce  point  de  vue  n'avaient  pas 
davantage  été  épargnées.  »  Le  projet  de  loi  n'est  que  la  traduction 
de  cet  arrangement;  il  réduit  la  créance  de  la  ville,  et  sur  cette  por- 
tion réduite  il  frappe  de  nouvelles  charges.  Ce  n'est  plus  200  mil- 
lions que  l'état  rembourse,  et  avec  les  intérêts  et  les  frais  on  aurait 
pu  dire  202  millions;  c'est  1/iO  millions  pour  remboursement  de  la 
contribution  de  guerre  payée  aux  Allemands.  Ainsi  dispose  le  pre- 
mier article  du  projet;  le  second  autorise  la  ville  de  Paris  à  créer 
une  taxe  spéciale  destinée  à  indemniser  les  personnes  qui  ont  souf- 
fert dans  les  opérations  de  l'armée  rentrant  dans  Paris  et  celles  qui 
ont  subi  des  pertes  résultant  des  incendies  et  désastres  occasionnés 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  la  commune  insurrectionnelle.  Et  pour  que  ce  concours  ne  soit 
ni  arbitraire,  ni  ambigu,  le  projet  de  loi  en  précise  l'objet  et  l'affec- 
tation :  c'est  1°  le  solde  fixé  à  20  raillions  des  indemnités  restant 
dues  pour  la  réparation  des  dommages  matériels  causés  à  l'inté- 
rieur et  l'entour  de  Paris  par  le  fait  des  opérations  militaires  du 
second  siège;  2°  le  paiement  des  indemnités  affectées  à  la  répara- 
tion des  dommages  matériels  soufferts  par  les  propriétés  mobilières 
ou  immobilières  de  Paris  et  résultant  de  l'insurrection  du  18  mars. 
En  réalité,  ce  n'est  plus  là  un  remboursement,  c'est  un  abonnement, 
et  comme  le  disait  M.  Thlers  avec  sa  netteté  ordinaire,  «  la  ville 
reçoit  120  millions  sur  la  contribution  de  guerre  et  20  millions  pour 
être  transmis  purement  et  simplement  aux  créanciers  de  l'état.  » 

De  ces  calculs  et  des  développamens  qui  en  découlent,  la  ville  de 
Paris  tire  la  conclusion  que  les  budgets  municipaux  ne  pourront 
d'ici  à  bien  longtemps  être  présentés  en  équilibre  qu'en  y  compre- 
nant à  la  colonne  des  ressources  celle  qui  doit  provenir  de  l'annuité 
à  dégager  du  projet  de  loi  soumis  au  vote  de  l'assemblée  nationale. 
Si  en  effet  l'état  rembourse  à  la  ville,  sur  les  200  millions  de  la 
contribution  de  guerre,  la  part  qu'il  a  fixée  lui-même,  c'est-à-dire 
IZiO  millions  avec  les  intérêts  en  vingt-six  annuités,  soiL  9,738,400  fr. 
pour  chacune,  cette  somme  ne  figurera  aux  recettes  municipales 
que  comme  l'équivalent  du  service  de  l'emprunt  de  1871  destiné  à 
faire  face  à  la  contribution  de  guerre.  Comme  preuve  surabondante, 
le  môme  chiffre  se  retrouve  dans  le  déficit  du  budget  de  1872,  et 
comme  prévision  dans  les  propositions  du  budget  de  1873.  C'est 
donc  trois  démonstrations  pour  une  qui  établissent,  comme  une  né- 
cessité financière,  la  rentrée  que  la  ville  poursuit  aujourd'hui  contre 
l'état.  Ajoutons  que  dans  ce  règlement  de  compte  doivent  se  con- 
fondre d'autres  répétitions  pour  des  dépenses  de  diverses  natures 
que  la  ville  a  faites  pour  l'état  pendant  la  durée  du  siège  quand  les 
caisses  étaient  pour  ainsi  dire  communes,  et  que  le  gouvernement 
puisait  indistinctement  dans  celles  qui  se  trouvaient  le  mieux  à  sa 
portée.  11  y  a  là  une  note  supplémentaire  à  payer  dont  le  relevé  a 
été  fait,  et  qui  ne  monte  pas  à  moins  de  10,29/i,730  francs. 

Ce  n'est  pas  la  seule  concession  ni  le  seul  sacrifice  auxquels  le 
conseil  municipal  se  soit  résigné.  La  deuxième  partie  du  projet  de 
loi  contient  l'abandon  d'un  droit  formel;  elle  a  pour  objet,  comme 
on  l'a  vu  plus  haut,  d'autoriser  la  ville  de  Paris  à  créer  une  taxe  spé- 
ciale desiinée  à  payer  des  indemnités  affectées  à  la  réparation  des 
dommages  matériels  soufferts  par  les  propriétés  mobilières  et  im- 
mobilières de  Paris  résultant  de  l'insurrection  du  18  mars  1871, 
dommages  dont  le  montant  est  évalué  à  75  millions  environ.  Or  la 
loi  du  10  vendémiaire  an  iv  et  une  jurisprudence  constante  de  la 


LES    FINANCES   DE    LA    VILLE    DE    PAIUS.  183 

cour  de  cassation,  consacrée  par  trois  arrêts  des  6  avril  1836, 15  mai 
1841  et  18  décembre  18/43,  mettent  Paris  à  l'abri  de  toute  réclama- 
tion de  ce  genre  qui  ne  proviendrait  de  son  pmpre  consentement. 
Les  arrêts  surtout  sont  des  plus  explicites;  il  y  est  dit  «  que  Paris 
est  le  siège  du  gouvernement,  que  c'est  le  gouvernement  lui-même 
et  non  un  magistrat  municipal  qui  veille  à  Paris  à  la  conservation 
de  l'ordre  public,  et  qui  dispose  S'3ul  de  tous  les  moyens  de  sur- 
veillance, de  protection  et  de  répression.  »  L'immunité  est  donc 
incontestable  pour  la  ville;  en  serait-il  de  même  pour  l'état?  Il  est 
vrai  que  la  controverse  existe  sur  ce  point,  et  que  nos  gouverne- 
mens  successifs  n'ont  jamais  voulu  reconnaître  en  principe  que  l'état 
dût  être  responsable  des  dégâts  que  l'insurrection  pouvait  com- 
mettre dans  Paris;  mais  en  fait  il  a  accordé  à  diverses  reprises  des 
indemnités  à  propos  des  événemens  de  février  et  de  juin  18/i8,  plus 
tard  de  1851,  en  donnant  à  l'appui  des  motifs  qui  coïncident  avec 
les  arrêts  de  la  cour  de  cassation.  Dans  tous  les  cas,  le  désistement 
du  conseil  municipal  n'en  est  pas  moins  avantageux  par  les  éven- 
tualités qu'il  supprime  et  les  voies  qu'il   ouvre  à  un  accord.  La 
charge  est  lourde,  et,  si  l'accord  aboutit,  la  ville  liquidera  toutes 
ces  indemnités  à  ses  frais  et  risques.  Pour  un  autre  objet  et  avec 
un  concours  relatif,  la  ville  est  encore  venue  en  aide  à  l'état  :  elle 
figure  pour  une  part  très  large  dans  les  aggravations  d'impôt  que 
l'assemblée  nationale  a  successivement  autorisées  au  profit  du  tré- 
sor public.  Ainsi  du  chef  seul  de  Paris  l'impôt  sur  les  patentes 
supporte  une  augmentation  de  là,àlib,^SS  francs,  sur  les  alcools 
de  9  millions,  sur  les  vins  en  cercle  de  2  millions,  sur  les  vins  en 
bouteilles  de  200,000  fr.,  enfin  l'impôt  nouveau  sur  les  billards  four- 
nit un  contingent  de  335,580  fr.  C'est  en  totalité  25,981,638  fr.  ver- 
sés en  plus  dans  les  caisses  de  la  trésorerie;  pour  les  patentes,  c'est 
près  du  tiers  delà  contribution  générale  de  la  France  (/i5, 532, 609  fr.) 
Telles  sont  les  conditions  dans  lesquelles  le  projet  de  loi  relatif  à 
la  contribution  de  guerre  s'est  présenté  à  la  commission  chargée 
de  l'examiner. 

II. 

Ici  est  survenu  un  incident  qu'il  était  facile  de  prévoir.  Concur- 
remment avec  la  réclamation  de  Paris,  les  départemens  avaient  en- 
voyé d'autres  réclamations  plus  formidables  encore.  Ce  n'était  plus 
une  somme  facilement  appréciable  comme  celle  que  Paris  a  versée 
entre  les  mains  des  Allemands  après  l'avoir  empruntée  à  la  Banque 
de  France;  c'étaient,  en  grande  partie  du  moins  et  à  côté  de  quelques 
amendes  et  contributions  en  argent,  des  réquisitions  en  nature, 
des  dépenses  de  logement  et  nourriture  de  troupes,  des  dommages 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

résultant  de  vols,  d'incendies,  de  faits  de  guerre  et  de  charges  d'oc- 
cupation, tout  cela  évalué  par  des  commissions  départementales 
tantôt  sur  les  témoignages  de  tiers,  tantôt  sur  les  déclarations  des 
parties.  Quoi  de  plus  arbitraire,  et  le  total  le  dit  assez  clairement  : 
il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  de  720  millions  1  Voilà  à  quel  obstacle 
se  heurta  d'abord  le  projet  de  loi  concernant  la  ville  de  Paris.  Dans 
la  commission  du  budget  qui  en  a  été  saisie  d'oflice,  une  opinion 
circula  dont  elle  eut  peine  à  se  défendre,  c'est  que  l'état  ne  pouvait 
régler  ses  comptes  avec  la  ville  de  Paris  au  sujet  des  dommages  de 
guerre  sans  les  régler  en  même  temps  avec  les  départemens.  On 
devine  avec  quelle  rapidité  ce  règlement  simultané  a  fait  du  chemin 
sur  les  bancs  de  la  chambre.  En  aucun  temps  ni  sous  aucun  régime, 
les  départemens  et  Paris  n'ont  fait  bon  ménage,  et  les  circonstances 
n'étaient  pas  de  nature  à  modifier  cette  dispo>ition  habituelle  des 
esprits.  En  vain  quelques  membres  plus  réfléchis  faisaient-ils  re- 
marquer que  les  calculs  de  la  ville  étaient  rigoureux,  tandis  que 
ceux  des  départemens  auraient  eu  besoin  d'un  nouveau  contrôle, 
lis  ajoutaient  qu'à  tout  prendre  les  départemens  n'avaient  pas  à  se 
plaindre,  et  qu'avant  Paris  ils  avaient  reçu  une  satisfaction  déjà 
fort  raisonnable  dans  la  loi  du  6  septembre  1871.  Cette  loi  accorde 
en  effet  un  dédommagement  de  100  millions  à  répai  tir  plus  tard 
entre  les  départemens  envahis,  et  le  remboursement  immédiat  de 
53  millions  d'impositions  payées  aux  Allemands  dans  les  localités 
autres  que  Paris,  soit  153  millions  reçus  ou  à  recevoir.  Les  mem- 
bres de  la  majorité  ne  se  payaient  pas  de  ces  argumens;  pour  eux,  ce 
qui  était  réglé  n'impliquait  en  rien  ce  qui  restait  à  régler,  et  n'était 
pas  un  motif  pour  disjoindre  les  causes  :  quant  aux  évaluations  des 
dommages,  il  n'y  avait  pas  lieu  de  distinguer,  force  était  pour  les 
unes  comme  pour  les  autres  de  s'en  remettre  aux  documens  pro- 
duits et  de  procéder  par  approximations. 

Dans  le  cours  de  ces  préliminaires,  des  amendemens  au  projet 
ont  été  présentés,  un  entre  autres  de  M.  Caillaux,  qui  a  pour  but 
de  concilier,  autant  que  possible,  des  intérêts  prêts  à  se  combattre 
ou  tout  au  moins  à  se  neutraliser.  Pour  cela,  M.  Caillaux  fait  un  bloc 
des  réclamations  qui  se  sont  élevées  de  part  et  d'autre,  en  réduit 
quelques-unes  à  une  proportion  déterminée,  et  les  admet  toutes, 
après  justification  et  déduction  faite  des  sommes  déjà  payées,  à  un 
remboursement  en  trente  annuités  égales  et  sans  intérêt,  à  dater 
du  1"  janvier  187/i.  Le  seul  intérêt  à  servir  porterait,  à  raison  de 
5  pour  100,  sur  une  somme  de  22  millions  payés  par  annuités  à  la 
ville  de  Paris  pour  les  indemnités  du  second  siège  et  toutes  autres 
dépenses  de  guerre  qu'elle  réclame  à  l'état.  L'annuité  totale  serait 
de  9,030,000  francs  pour  Paris  et  de  5,075,000  francs  pour  les  dé- 
partemens, ensemble  lZi,100,000  francs.  Les  dommages  liquidés 


LES    riNANCES    DE    LA    VILLE    DE    PARIS.  185 

donneraient  lieu  à  une  indemnité  de  30  fr.  au  moins  et  à  des  mul- 
tiples de  30  fr.  sans  fraction,  et,  pour  en  acquitter  le  montant,  le 
ministre  des  finances  serait  autorisé  à  créer  pour  â/il,150,000  fr. 
de  titres  négociables,  nominatifs  ou  au  porteur,  de  30  fr.  au  moins 
ou  des  multiples  de  30  francs,  ne  portant  pas  intérêt  et  remboursa- 
bles en  trente  années  au  moyen  de  soixante  coupons  semestriels 
dont  le  premier  serait  payable  le  1"  janvier  187/i.  Enfui  comme  res- 
source nécessaire  pour  couvrir  à  la  fois  la  dépense  à  faire  et  la  dé- 
pense déjà  faite,  il  serait,  à  dater  du  1"  janvier  187/i,  perçu  un 
décime  de  guerre  sur  le  principal  des  trois  contributions  foncière, 
personnelle  et  mobilière,  et  des  portes  et  fenêtres.  Tel  est  dans  les 
principaux  détails  l'amendement  de  M.  Caillaux  :  discutable  en 
beaucoup  de  points,  il  a  du  moins  ce  mérite,  qu'on  néglige  trop  sou- 
vent, c'est  qu'en  proposant  une  dépense  il  crée  une  ressource  suffi- 
sante pour  en  assurer  le  paiement.  Ce  qu'il  y  faut  remarquer  en- 
core, c'est  que,  par  la  création  de  titres  négdfciables,  il  fournit  à 
chacun  le  moyen  de  liquider  sa  créance.  La  ville  de  Paris  n'aurait 
à  en  souffrir  que  pour  un  déplacement  d'échéances;  elle  ne  rece- 
vrait qu'en  ISlli  ce  que  le  projet  de  loi  du  gouvernement  lui  alloue 
dès  1872. 

Il  ne  semble  pas  néanmoins  que  la  commission  du  budget  se  soit 
sérieusement  arrêtée  à  l'amendement  de  M.  Caillaux.  Peut-être 
a-t-elle  reculé  devant  le  raffinement  des  moyens  et  l'abaissement 
des  coupures.  Elle  est  d'ailleurs  très  partagée;  ce  qui  la  trouble, 
c'est  la  nécessité  de  tenir  la  balance  égale  entre  ces  diverses  pré- 
tentions. Elle  ne  voudrait  pas  être  injuste  pour  Paris,  mais  en  même 
temps  elle  craint  de  mécontenter  la  province,  qui  a  le  nombre,  et 
qui  se  flatte  de  disposer  du  vote.  C'est  le  sort  de  Paris  d'être  battu 
quand  il  n'a  pas  surabondamment  raison.  Plusieurs  combinaisons 
ont  été  proposées  sans  qu'aucune  ait  été  définitivement  admise.  11 
en  est  une  pourtant  qui  a  failli  aboutir,  et  qui  avait  l'avantage  de  ne 
confondre  ni  les  titres  ni  les  allocations.  On  y  maintenait  pour  Paris 
toutes  les  conditions  inscrites  dans  le  projet  de  loi  présenté  par  le 
gouvernement,  les  charges  consenties,  les  annuités  promises.  La 
commission  acceptait  tout,  sans  contester  les  échéances  anticipées 
pour  les  paiemens.  Le  vote  même  avait  eu  lieu  par  16  voix  contre  5. 
Quant  aux  départemens,  le  débat  avait  pris  un  autre  tour  :  réflexion 
faite,  on  avait  écarté  pour  eux  le  service  des  annuités  comme  trop 
précaire  et  ne  répondant  point  à  des  besoins  urgens.  Se  rejetant  dans 
l'excès  contraire,  et  faute  d'avoir  sous  la  main  une  échelle  conve- 
nable et  une  forme  appropriée  pour  les  délais,  on  avait  brusque- 
ment résolu  de  donner  à  la  loi  du  6  septembre  1871  une  sanction 
immédiate  en  distribuant  dans  le  courant  de  l'année  les  100  mil- 
lions qu'elle  tient  en  réserve  pour  cette  destination.  Le  vote  avait 


186  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

eu  lieu  par  17  voix  contre  6.  Il  est  vrai  que  pour  répondre  à  des 
scrupules  tardifs  il  a  été  dit  que  la  commission  générale  du  budget 
aurait  plus  tard  à  délibérer  sur  le  mode  de  répartition  de  ces  fonds 
et  les  moyens  de  se  les  procurer.  Il  a  été  d'ailleurs  entendu  qu'avis 
serait  donné  des  décisions  prises  aux  deux  gardiens  naturels  du  tré- 
sor public,  le  président  de  la  république  et  le  ministre  des  finances. 
Il  est  probable  en  effet  qu'il  y  aura  lieu  de  revenir  sur  ce  der- 
nier vote,  qui  dessaisirait  le  trésor  à  l'improviste  de  100  millions 
dans  les  circonstances  les  plus  inopportunes.  Un  membre  de  la 
commission  a  prétendu  qu'on  les  trouverait  à  la  Banque  de  France, 
à  l'intérêt  de  1  pour  100  par  an.  Qui  garantit  le  fait?  Et  si  cela  est, 
cet  argent  à  bas  prix  ne  manquerait  pas  d'affectations  plu?» pres- 
santes. N'est-il  pas  vrai  que  Tune  des  grandes  préoccupations  du 
pays  est  aujourd'hui  l'évacuation  définitive  qui  doit  lui  rendre  une 
entière  liberté  de  mouvemens  et  une  indépendance  politique,  en- 
chaînée à  un  certaiif  degré  par  l'occupation  étrangère?  N'est-il  pas 
vrai  encore  que  tout  autre  intérêt  s'efface  devant  cet  intérêt  supé- 
rieur, et  qu'il  ne  doit  point  y  avoir  de  cesse  tant  que  les  derniers 
départemens  envahis  ne  disposeront  pas  d'eux-mêmes?  Or  ces 
lOO  millions,  que  d'un  bloc  on  distrairait  de  nos  ressources,  peu- 
vent devenir  l'appoint  nécessaire  pour  avancer  l'heure  de  la  déli- 
vrance d'un  mois,  de  deux  mois,  de  trois  mois  peut-être.  Là-dessus 
on  se  récrie,  on  parle  de  Paris,  on  insiste  pour  être  traité  sur  le 
même  pied;  mais  Paris  a  montré  plus  de  patriotisme  et  moins  d'exi- 
gence :  il  consent  à  être  payé  par  à-comptes  et  non  par  une  sorte 
de  rafle  exercée  sur  le  trésor,  et,  quant  à  la  nature  des  créances, 
c'est  en  espèces  qu'est  le  gros  de  la  sienne  et  non  en  évaluations 
recueillies  dans  les  localités  intéressées.  Qu'on  passe  là -dessus, 
qu'on  tienne  les  titres  pour  égaux  quand  ils  le  sont  si  peu,  soit; 
mais  eu  tout  état  de  cause  il  restera  toujours  à  trouver  un  mode 
de  remboursemens  successifs  qui  ne  laisse  point  à  sec  les  caisses 
publiques  dans  un  mcment  où  elles  ont  tant  besoin  de  se  ménager 
des  réserves  pour  de  prochaines  et  décisives  éventualités. 

C'est  ce  que  M.  Thiers  a  formellement  déclaré  dans  la  dernière 
entrevue  qu'il  a  eue  avec  la  commission  du  budget.  Rien  de  plus 
ferme  que  ses  paroles.  «  Je  ne  suis  pas  absolu,  a-t-il  dit;  mais,  si 
vous  me  demandez  100  millions  pour  les  départemens,  je  serai  in- 
traitable. »  Il  a  en  même  temps,  dans  un  rapide  exposé,  décrit  au 
juste  l'état  de  nos  finances.  L'équilibre  existe  et  ne  sera  pas  trou- 
blé, si  la  commission  du  budget  y  aide  par  sa  sagesse.  Point  de  con- 
descendance et  surtout  beaucoup  de  vigilance.  Il  faut  saisir  l'esprit 
du  compte  de  liquidation;  tout  le  secret  de  nos  finances  est  là.  Ce 
compte  de  liquidation  n'a  rien  de  commun  avec  les  budgets  extraor- 
dinaires du  temps  passé;  c'est  le  compte  spécial  des  malheurs  de  la 


i 


LES    FINANCES    DE    LA    VILLE    DE    PARIS.  187 

guerre.  Il  permet,  sans  mentir,  de  placer  en  dehors  du  budget  ordi- 
naire des  dépenses  indispens.'ibles,  mais  qui  ne  peuvent  se  reproduire, 
telles  que  la  reconstitution  de  notre  matériel  de  guerre,  la  construc- 
tion d'une  ligne  de  places  fortes  pour  avoir  des  frontières,  la  res- 
tauration de  certains  de  nos  grands  monumens  à  Paris  détruits  par 
la  commune,  l'entretien  des  troupes  allemandes,  l'indemnité  pour 
les  dépenses  des  mobilisés.  Tels  sont  les  motifs  du  compte  de  li- 
quidation, qui  s'élève  déjà  à  7^8  millions.  Quelles  sont  les  res- 
sources? Les  annulations  de  crédit,  les  terrains  à  vendre  dans  Pa- 
ris, les  boni  sur  les  frais  de  l'emprunt,  une  amélioration  certaine 
dans  les  produits  des  impôts  nouveaux.  Ces  ressources  s'élèvent  à 
iMih  millions  environ,  et  il  n'y  faut  pas  toucher  sous  peine  de  rou- 
vrir le  grand-livre. 

Passant  de  là  aux  réclamations  respectives  de  Paris  et  des  dé- 
partemens,  M.  Thiers  n'hésite  pas  au  sujet  de  Paris;  il  lui  paraît 
impossible  de  réduire  l'allocation  stipulée  en  sa  faveur.  La  ville  de 
Paris  a  payé  pour  la  France,  sa  résistance  a  honoré  la  France  en- 
tière; il  y  a  là  une  dette  sacrée  qu'il  faut  savoir  acquitter.  Le  besoin 
est  d'ailleurs  pressant;  son  budget  est  à  bout  de  ressources.  Quant  aux 
départemens,  leurs  droits  doivent  être  respectés,  mais  il  faut  qu'ils 
modèrent  leurs  prétentions,  et  que  la  mêaie  modération  soit  gardée 
par  ceux  qui  les  défendent;  il  faut  en  outre  qu'on  imagine  pour  eux 
une  combinaison  qui  ne  charge  pas  à  nouveau  le  compte  de  liqui- 
dation, sauvegarde  de  notre  crédit,  a  Songez  donc,  messieurs,  a 
ajouté  M.  Thiers  en  finissant,  qu'avec  100  millions  nous  pouvons 
refaire  nos  frontières.  »  A  son  tour,  le  ministre  des  finances  a  justi- 
fié le  projet  relatif  à  la  ville  de  Paris  et  la  transaction  qui  est  inter- 
venue entre  le  gouvernement  et  le  conseil  municipal.  Ce  dernier  a 
consenti  d'emblée  et  spontanément  à  tous  les  sacrifices  qu'il  était 
possible  de  faire  :  les  charges  de  la  ville  et  les  engngemens  qu'elle 
a  souscrits  ne  lui  permettent  pas  d'aller  au-delà.  Sur  ces  deux  com- 
munications, la  commission  du  budget  a  ouvert  un  débat  auquel  ont 
pris  part  plusieurs  de  ses  membres  :  quelques-uns  ont  appuyé  Paris, 
mais  il  était  évident  que  la  province  était  en  force,  si  bien  qu'à  un 
moment  donné  le  président  de  la  république  se  crut  obligé  de  calmer 
ce  flot  de  prétentions.  «  Je  ne  demande  qu'à  ra'entendre,  dit-il,  mais  il 
convient  d'être  modéré.  Examinez  avec  soin,  et  ne  faites  que  ce  qui 
est  juste.  En  défendant  les  finances  de  l'état,  j'accomplis  un  devoir 
souvent  pénible,  mais  je  dois  l'accomplir.  »  Eniin  on  va  aux  voix,  et 
la  commission  décide  :  1°  que  le  principe  des  indemnités  de  la  ville 
de  Paris  et  de  l'état  ne  sera  pas  séparé,  2°  que,  dans  le  cas  où  l'in- 
demnité de  la  ville  de  Paris  serait  diminuée,  celle  des  départemens 
serait  aussi  diminuée  proportionnellement,  3°  que  le  gouvernement 


ISS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sera  invité  à  faire  connaître  quelle  diminution  il  entendrait  faire  dans 
le  chiffre  des  indemnités  proposées. 

Est-ce  là  le  dernier  mot  de  la  commission  du  budget?  On  ne  sau- 
rait en  répondre;  il  est  d'ailleurs  soumis  à  des  conditions  inci- 
dentes qui  ne  permettront  pas  avant  quelque  temps  de  le  convenir 
en  chiffres  positifs.  Un  autre  point  reste  encore  en  suspens  au  su- 
jet des  départemens  envahis,  c'est  de  savoir  si  les  indemnités  qui 
leur  écherront,  quelles  qu'elles  soient^  seront  acquittées  en  bloc  ou 
par  fractions;  M.  Thiers  a  forlement  insisté  là-dessus,  et  la  commis- 
sion du  budgit  ne  lui  a  pas  donné  de  réponse. 

De  ces  divers  incidens,  il  y  a  maintenant  une  conclusion  à  tirer. 
Que  n'a-t-on  pas  dit  de  l'impression  que  les  derniers  événemens 
devaient  laisser  dans  les  âmes?  On  nous  dépeignait  transformés, 
rougissant  de  nous-mêmes,  touchés  d'un  repentir  salutaire.  C'était 
bien  le  moins  après  les  rudes  leçons  qui  nous  avaient  été  infligées. 
Le  démenti,  hélas!  ne  s'est  pas  fait  attendre  :  à  deux  ans  de  date, 
nous  voici  redevenus  à  peu  près  ce  que  nous  étions,  ni  plus  sages, 
ni  plus  modérés.  En  est-il  de  meilleure  preuve  que  l'animosité  in- 
vétérée de  la  province  contre  Paris,  ces  susceptibilités  qui,  à  un 
moment  donné,  l'ont  frappé  de  séquestre,  et  qui  s'attachent  inces- 
samment à  ce  qu'il  veut,  à  ce  qu'il  fait,  à  ce  qu'il  demande?  Le 
mal  est  vieux,  et  tout  prouve  qu'il  a  empiré.  On  ne  pardonne  à  Pa- 
ris, on  ne  lui  a  jamais  pardonné  ni  ce  qu'il  est,  ni  la  place  qu'il 
tient  en  France  et  en  Europe,  ni  la  grandeur  qui  survit  à  tous  ses 
écarts.  On  ne  lui  tient  pas  compte  de  ce  que  son  héroïque  popula- 
tion a  souffert  pendant  le  siège,  on  se  souvient  seulement  des  dé- 
vastations que  lui  a  fait  subir,  après  l'abandon  de  toute  force  orga- 
nisée, une  poignée  de  bandits.  C'est  là,  il  faut  le  dire  bien  haut,  un 
mauvais  sentiment,  une  injustice  criante,  (jui  couvrent  des  griefs 
dont  Paris,  le  vrai  Paris  n'est,  à  tout  prendre,  ni  auteur  ni  com- 
plice. Mieux  inspirés,  dépouillons-nous  au  moins  de  ces  préjugés 
qui  ont  si  longtemps  animé  une  portion  de  la  France  contre  l'autre! 
L'apologue  de  iMénénius  Agrippa  est  toujours  bon  à  rappeler  quand 
il  s'agit  d'une  capitale  et  de  ses  provinces;  puis  les  faits  sont  là  et 
parlent  d'eux-mêmes,  si  on  leur  donne  un  sens  vraiment  équitable. 
Il  est  vrai  que  c'est  beaucoup  demander  à  des  corps  delibérans  qui 
ont  toujours  derrière  eux  et  présentes  à  l'esprit  les  populations  dont 
ils  tiennent  leur  mandat,  et  qui,  ayant  dans  les  mains  l'argument 
du  nombre,  trouvent  plus  expédient  de  ne  pas  recourir  à  de  meil- 
leures raisons.  C'est  une  infirmité  commune,  et,  malgré  le  traite- 
ment dont  nous  relevons  à  peine,  il  paraît  que  nous  n'en  sommes 
pas  bien  guéris. 

D'autres  symptômes  confirment  celui-là.  Le  pays  avait  longtemps 


LES    FINAiNCES    DE    LA    VILLE    DE    l'ARIS,  189 

souflert  (le  ces  ligues  d'intérêts  qui,  prenant  pour  point  d'appui  un 
groupe  d'industrie,  cherchaient  à  battre  en  brèche  ou  à  réduire  à 
merci  d'autres  industries  concurrentes  ou  d(''pendantes.  Dans  les 
conditions  d'une  activité  régulière,  rien  de  plus  fécond  et  de  plus 
loyal  que  cette  lutte,  qui  exerce  le  génie  des  inventeurs  et  développe 
le  mouvement  des  capitaux.  C'est  à  la  fois  le  perfectionnement  du 
produit  et  l'abaissement  des  prix,  favorable  aux  consommateurs, 
qui  sont  les  vrais  cliens  de  la  communauté;  mais  ce  n'était  pas  tou- 
jours le  cas,  et  plus  d'une  fois  le  conflit  avait  eu  lieu  par  un  exhaus- 
sement des  tarifs  poussé  jusqu'à  la  prohibition,  c'est-à-dire  dans 
les  formes  légales  et  en  mettant  la  douane  dans  le  jeu  de  l'une  des 
parties.  On  citerait  vingt  exemples  de  ces  exécutions  officielles;  elles 
avaient  cessé  néanmoins  par  suite  de  règles  de  conduite  plus  sensées, 
et  il  n'était  pas  à  croire  qu'après  nos  désastres  on  les  vît  remettre 
en  vigueur.  Tout  conseillait  aux  industries  de  se  supporter  les  unes 
les  autres,  de  concourir  à  un  apaisement,  à  une  sécurité  dont  cha- 
cune d'elles  avait  besoin,  de  ne  pas  se  chercher  chicane  sur  leurs 
moyens  d'existence  et  les  bénéfices  qu'elles  en  peuvent  tirer,  à  plus 
forte  raison  de  ne  pas  ajouter  à  coups  de  majorité  des  ruines  éco- 
nomiques à  toutes  celles  dont  nous  avons  à  gémir.  Tel  est  pourtant 
le  spectacle  que  nous  a  donné  le  débat  sur  la  loi  des  sucres,  met- 
tant aux  prises  la  sucrerie  et  la  raffinerie,  l'agriculture  et  la  manu- 
facture. 

Ce  n'est  pas  tout;  il  y  a  un  autre  combat  en  perspective  et  moins 
facile  à  vider.  Entre  l'Angleterre  et  la  France  existait  un  traité  de 
commerce  qui  a  été  rompu  un  instant,  puis  signé  de  nouveau  avec 
quelques  amendemens.  La  Normandie  et  la  Flandre  avaient  ap- 
plaudi à  la  rupture,  elles  protestent  contre  l'accord  intervenu  et 
veulent  en  débattre  les  termes.  On  n'a  pas  tenu,  à  ce  qu'elles  pré- 
tendent, la  balance  égale  entre  les  industries  de  l'un  et  de  l'autre 
côté  du  détroit;  les  proportions  ne  sont  pas  justes,  les  calculs  ne 
sont  pas  exacts,  c'est  à  revoir.  L'Angleterre  acquiesce,  mais  pour  la 
France  tout  est  à  recommencer.  Quand  M.  Thiers  rompait  la  con- 
vention, il  n'était  pas  suspect;  il  l'est  devenu  depuis  qu'il  l'a  modi- 
fiée et  approuvée.  Peu  importe  que  l'acte  soit  politique  autant  que 
commercial;  ni  la  Normandie,  ni  la  Flandre  ne  se  paient  d'un  tel 
motif,  et  on  le  fera  bien  voir  !  Voilà  pourtant  le  langage  que  l'on 
tient  dans  le  monde  de  l'industrie;  on  n'y  reconnaît  d'autres  gou- 
vernemens  que  ceux  qui  s'en  déclarent  tributaires,  obéissent  au 
mot  d'ordre  et  défendent  avec  un  soin  jaloux  les  privilèges  du  mar- 
ché. Voilà  encore  un  de  ces  maux  dont  nous  nous  croyions  préser- 
vés et  qui  sévissent  avec  plus  de  force  que  jamais.  Ainsi  rien  ne 
s'est  amendé  pour  ce  qui  touche  à  la  vie  publique  :  dans  les  pas- 
sions locales,  dans  les  conflits  d'intérêt,  dans  les  compétitions  per- 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sonnelles  régnent  le  même  égoïsme  et  la  même  ténacité;  en  multi- 
pliant les  exemples,  on  trouverait  également  que,  pour  les  mœurs 
et  les  habitudes,  nous  sommes  restés  ce  que  nous  étions  h  peu  près. 
Somme  toute  et  quoi  qu'on  en  dise,  nous  n'avons  pas  jusqu'ici  ga- 
gné grand' chose  à  l'école  de  l'adversité. 

III. 

Nous  avons  insisté  jusqu'à  présent  sur  ce  qui  forme  le  pivot  pour 
ainsi  dire  des  finances  de  la  ville  de  Paris,  le  remboursement  au 
moins  partiel  des  200  millions  qu'elle  a  dû  emprunter  à  la  Banque 
de  France.  11  nous  reste  à  jeter  un  coup  d'œil  sur  le  budget  de  1873, 
qui  donne  en  détail  l'état  des  recettes  et  des  dépenses,  et,  mis  en 
regard  de  celui  de  1869,  permet  de  comparer  les  deux  situations 
avant  et  après  la  guerre.  Il  y  a  des  services  dont  les  allocations  ont 
augmenté,  et  dont  les  augmentations  se  justifient  d'elles-mêmes, 
d'autres  qui  n'ont  pas  sensiblement  varié,  d'autres  enfin  qui  ont  été 
réduits  et  presque  supprimés;  on  peut  prévoir  lesquels. 

L'une  des  premières  lâches  de  M.  Léon  Say,  quand  il  eut, 
après  un  long  dépouillement,  bien  fixé  la  dette,  fut  de  rechercher 
s'il  ne  serait  pas  possible  de  l'alléger  par  une  de  ces  combinai- 
sons où  il  pouvait  s'inspirer  d'études  qui  lui  sont  familières .  Il 
venait  de  faire  le  compte  des  deux  dettes ,  la  dette  fondée  et 
la  dette  flottante,  donnant  un  total  de  1  milliard  630  millions 
en  capital  pour  cinq  emprunts  principaux,  et  d'autres  emprunts 
ou  engagemens  h  diverses  échéances,  et  de  88,200,000  francs 
de  charge  annuelle.  Beaucoup  d'états  n'ont  pas  de  plus  gros  chif- 
fres; 88  millions  en  nombre  rond  à  prélever,  pendant  de  longues 
années,  sur  les  revenus  municipaux,  88  millions  de  dépenses 
obligatoires ,  au  premier  chef  irréductibles ,  de  dépenses  sur  les- 
quelles l'administration  n'a  noiiit  d'action,  tel  était  le  legs  du 
passé,  lourde  charge  dont  l'aisance  publique,  le  progrès  des  ri- 
chesses, le  développement  du  travail  peuvent  seuls  diminuer  le 
poids.  Dès  lors  pourtant  M.  Say  entrevit  dans  l'avenir  un  allé- 
gement possible  au  moyen  de  quelque  opération  de  conversion; 
de  ces  dettes,  les  unes  sont  à  échéances  longues,  et  les  autres  à 
échéances  plus  courtes,  et  l'amortissement  pourrait,  en  étant  ré- 
parti plus  également  sur  les  années  lointaines,  devenir  moins  oné- 
reux dans  le  présent.  Une  annuité  de  83,200,000  francs  mise  en 
regard  d'un  capital  de  1  milliard  630  millions  représente  5  fr.  lil  c. 
pour  100,  ou  5  fr.  30  cent,  d'intérêt,  et  11  centimes  d'amortisse- 
ment, si  l'amortissement  s'opérait  en  soixante-quinze  ans.  Or  il 
n'est  point  impossible  de  prévoir,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloi- 
gné, que  le  taux  de  l'intérêt  pourrait  être  abaissé  à  5  ou  même 


LES    FINANCES    DE    LA    VILLE    DE    PARIS.  191 

h  1/2  pour  100.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  il  serait  possible  d'imagi- 
ner clés  combinaisons  qui  procureraient  une  économie  dont  le 
maximum  résulterait  d'un  écart  d'intérêt,  soit  /i, 500, 000  francs  par 
an  dans  le  premier  cas,  et  12  millions  dans  l'autre  cas.  Les  opéra- 
tions de  ce  genre  sont,  il  est  vrai,  bien  plus  difficiles  quand  il  s'a- 
git d'emprunts  remboursables  à  primes  comme  les  emprunts  muni- 
cipaux que  s'il  s'agit  d'emprunts  émis  dans  un  type  qui  se  rapproche 
du  pair,  et  il  serait  imprudent  de  compter  sur  la  réalisation  in- 
tégrale de  ces  économies.  Ce  n'est  point,  suivant  M.  Say,  qu'il  ne 
sera  pas  opportun  un  jour,  quand  toutes  les  liquidations  seront  ter- 
minées, de  chercher  quelque  combinaison,  surtout,  en  ce  qui  con- 
cerne l'unité  quarantenaire  du  Crédit  foncier;  mais  on  ne  doit  pas 
oublier  que  les  conversions  amènent  toujours  des  déclassemens  de 
titres  et  sont  de  nature  à  ébranler  le  crédit  plutôt  qu'à  le  fortifier: 
il  ne  faut  donc  les  faire  qu'à  bon  escient  et  sans  précipitation. 

Ces  premiers  calculs  ont  été  modifiés  en  quelques  points  par 
l'adjonction  d'élémens  nouveaux,  et  on  a  pu  voir  qu'en  1873  le  to- 
tal des  deux  dettes,  fondée  et  flottante,  représente  une  annuité  de 
91  millions  au  lieu  de  88.  En  regard  de  la  dette  flottante,  peut- 
être  serait-il  utile  de  mettre  la  valeur  des  propriétés  que  la  ville  de 
Paris  pourrait  vendre,  et  que  la  direction  de  l'administration  géné- 
rale fait  figurer  à  la  date  du  20  novembre  1871  pour  71  millions, 
d'après  une  révision  faite  en  1870;  mais  ce  chiffre  reste  sujet  à  une 
vérification  plus  rigoureuse.  Plus  de  deux  ans  se  sont  écoulés  de- 
puis les  expertises,  et  le  temps  apporte  bien  des  modifications  dans 
la  valeur  des  choses.  Quoi  qu'il  en  soit,  sans  vouloir  faire  entrer 
cette  ressource  en  ligne  de  compte,  on  peut  y  trouver  le  moyen  de 
doter  certaines  opérations  de  voirie,  soit  par  la  vente,  soit  par  l'a- 
bandon en  nature  de  terrains  ou  d'immeubles.  Ce  n'est  pas  là  de 
l'argent  en  caisse;  c'est  comme  un  portefeuille  spécial  qui  contient 
des  titres  pouvant  être  donnés  en  subventions. 

Ceci  dit,  nous  voici  en  présence  du  budget  municipal  de  1873. 
Comme  tous  les  budgets,  celui-ci  se  compose  de  deux  parties,  le 
budget  ordinaire  et  le  budget  extraordinaire,  l'un  avec  des  articles 
constans  et  qui  aux  chiffres  près  se  renouvellent  à  chaque  exercice, 
l'autre  d'articles  et  d'opérations  de  passage  qui,  une  fois  menés  à 
fin,  ne  sont  pas  susceptibles  de  se  renouveler.  Le  budget  ordinaire 
porte  aux  recettes  201,812,589  fr.  91  cent,  et  aux  dépenses  la  même 
somme;  le  budget  extraordinaire  porte  aux  recettes  63,  500,000  fr. 
et  la  même  somme  également  aux  dépenses  :  total  pour  les  'deux 
budgets,  recettes  et  dépenses,  265,312,589  fr.  91  cent.  En  quelques 
mots  et  en  quelques  chiffres,  telle  est  la  situation.  Nous  avons  vu 
quelles  sont  les  dettes;  avec  quelques  supplémens  qui  s'y  rattachent, 
on  les  trouve  portées  à  96  millions  en  nombre  rond  dans  les  deux 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES,         " 

budgets  qui  en  rappellent  les  détails  et  en  assurent  le  service.  Si 
maintenant  on  désire  jeter  un  coup  d'œil  aux  chapitres  de  ces  bud- 
gets, il  suffît  de  s'arrêter  à  ceux  qui  ont  quelque  signification  et  d'en 
faire  le  rapprochement  avec  1869  :  l'octroi  d'abord,  cette  ressource 
si  précieuse  de  la  ville  et  qui  donne  plus  de  la  moitié  de  ses  re- 
cettes. L'exercice  de  1869  l'avait  laissé  à  110  millions;  il  figure  en 
prévision  pour  113  millions  environ  au  budget  de  1873.  C'est  encore 
loin  de  répondre  aux  augmentations  d'impôt  qui  ont  frappé  les  al- 
cools, les  bières  et  le  vin;  les  entrées  en  fraude  figurent  probable- 
ment dans  cette  langueur  relative  dos  acquittemens,  et  exigent  un 
redoublement  de  surveillance.  D'autres  articles  d'ailleurs  témoi- 
gnent que  les  taxes  susceptibles  d'un  contrôle  entièrement  efficace 
remplissent  leur  plein  objet,  témoin  les  droits  de  voirie,  qui  de 
6'>6,000  fr.  en  1869  sont  portés  en  1873  à  2,600,000  fr.,  et  l'ex- 
ploitation des  voiries,  qui  ne  rendaient  en  1869  que  622,000  francs 
et  en  rendront  2,600,000,  soit  li  millions  en  plus  sur  les  deux  cha- 
pitres. Il  en  est  de  même  des  entrepôts,  700,000  francs  en  1869, 
et  en  1873  2,200,000  francs,  des  halles  et  marchés,  qui  donnent 
près  de  3  millions  de  plus,  des  recettes  diverses,  qui  sans  autre 
spécification  montent  de  8  millions  à  23  millions,  accusant  ainsi  un 
énorme  accroissement  de  15  millions, — enfin  les  centimes  commu- 
naux, qui,  à  trois  années  d'intervalle,  de  5  millions  ont  été  portés 
à  9  millions. 

Tel  est,  dans  un  bref  aperçu,  l'état  et  la  proportion  des  recettes 
pour  les  services  qui  ont  éprouvé  des  variations;  les  autres  restent 
à  peu  près  stationnaires  :  on  ne  dirait  pas  qu'une  révolution  a  passé 
par  là.  Cet  octroi,  qui  est  la  mesure  la  plus  exacte  des  consomma- 
tions, semble  nourrir  le  même  nombre  de  bouches  et  prélever  la 
dîms  des  tarifs  sur  la  même  somme  d'affaires.  Tout  habitant  de 
Paris  a  pu  voir  de  ses  yeux  ce  qu'il  était  durant  le  blocus  :  c'est 
merveille  comme  il  s'est  relevé;  il  a  eu  des  défaillances  alors,  il  n'en 
a  plus.  La  recette  est  donc  en  bonnes  mains  :  voyons  la  dépense; 
elle  va  nous  prouver  une  fois  de  plus  que  les  révolutions  sont  un 
mauvais  instrument  d'économies.  Certes  le  désir  d'opérer  des  ré- 
formes animait  tout  le  monde,  préfet  et  conseil  municipal,  quand, 
après  les  deux  sièges,  on  put  voir  clair  dans  les  finances  de  Paris; 
chacun  se  mit  à  l'œuvre  avec  la  même  ardeur,  la  même  volonté  de 
bien  faire,  et  pourtant  le  résultat  n'a  pas  été  au  niveau  de  l'inten- 
tion. Le  budget  ordinaire  en  1869  ne  montait  qu'à  1/|8  millions;  il 
a  été  en  1872  de  19/i  millions,  il  sera  en  1873  de  201  millions.  Il 
est  vrai  qu'en  1872  et  1873  ce  sont  des  budgets  sincères,  tandis 
qu'en  1869  c'était  un  budget  rempli  de  fictions.  Pour  s'en  con- 
vaincre, il  suffit  de  parcourir  les  chapitres  sur  lesquels  portent  les 
plus  fortes  augmentations.  La  dette  96  millions  au  lieu  de  60,  la 


LES   FINANCES    D£   LA    VILLE    DE    PARIS.  19S 

préfecture  de  police  (pour  ordre)  20  millions  au  lieu  de  16,  la  garde 
républicaine,  la  police  de  sûreté  et  le  recrutement  h  millions  et 
demi  au  lieu  de  3  millions,  les  services  de  perception  10  millions 
au  lieu  de  8,  les  établissemens  de  bienfaisance  ih  millions  au  lieu 
de  12,  voilà  déjà  AG  millions  et  demi  que  l'empire  peut  revendiquer 
comme  un  legs  imposé  à  ses  héritiers  bénéficiaires.  La  république 
n'a  ajouté  de  son  chef  à  ce  surcroît  de  charges  que  3  millions 
de  plus  pour  l'instruction  primaire,  9  millions  au  lieu  de  6,  et 
1  million  et  demi  de  réserve  pour  des  dépenses  imprévues,  qui 
ne  figurait  pas  au  budget  de  1869.  Il  est  vrai  qu'elle  a  porté  le 
chapitre  des  travaux  de  Paris  à  33  millions  en  1873  au  lieu  de 
30  en  1869;  mais  ici  encore  ce  n'est  pas  son  œuvre  :  aucun  de 
ces  travaux,  si  ce  n'est  les  nouvelles  maisons  d'école,  ne  lui  appar- 
tient ni  par  l'idée,  ni  par  le  plan,  ni  par  l'exécution;  elle  ne  fait 
que  solder  les  comptes  et  régler  l'arriéré  de  cette  décoration  pous- 
sée à  outrance,  qui  consistait  à  démolir  pour  rebâtir,  à  exproprier 
pour  revendre,  au  prix  de  quelles  maltôtes,  on  ne  le  sait  que  trop, 
et  qui  eût  consommé  la  ruine  de  la  ville,  si  la  guerre  n'en  avait 
interrompu  le  cours. 

11  est  pourtant  parmi  ces  dépenses  un  chapitre  sur  lequel  une 
réduction  très  ample  a  paru  possible,  et  qui  a  permis  au  conseil 
municipal  et  aux  nouveaux  préfets  de  la  Seine  de  bien  marquer  par 
un  acte  et  un  vote  de  finances  ce  qui  sépare  l'administration  de 
M.  Haussmann  de  celles  de  MM.  Léon  Say  et  Galmon  :  c'est  le  cha- 
pitre inscrit  à  la  page  lU  du  budget  municipal  de  1873,  sous  le 
titre  :  Fêtes  et  cérémonies  publiques.  Le  total  pour  1869  était  de 
773,i/i0  francs,  sur  lesquels,  comme  on  le  pense,  pas  un  centime  ne 
figure  parmi  les  reliquats  de  l'exercice.  Le  détail  en  est  curieux  :  il 
y  a  pour  l'entretien  du  mobilier  des  fêtes  et  banquets  90,000  fr., 
pour  l'entretien  et  la  conservation  des  voitures  et  des  habits  de 
la  livrée  du  corps  municipal  60,000  francs,  pour  les  réceptions  à 
l'Hôtel  de  Ville  80,000  francs,  pour  les  fêtes  et  les  cérémonies  pu- 
bliques 440,000  francs,  pour  les  actes  de  bienfaisance  à  l'occasion 
de  ces  fêtes  97,110  francs.  D'un  trait  de  plume,  le  conseil  muni- 
cipal et  les  préfets  ont  rayé  cette  série  d'articles.  Il  y  a  bien  eu, 
chez  quelques  membres  du  conseil,  un  regret  pour  les  voitures 
de  gala  et  peut-être  pour  la  brillante  livrée  qui  les  montait;  c'est  de 
la  tradition,  disaient-ils.  Tradition  ou  non,  un  vote  a  coupé  court  à 
cette  dépense  somptuaire  et  décidé  que  ces  reliques  seraient  ven- 
dues à  l'encan.  Il  a  paru  que  ce  cérémonial  jurait  avec  la  simpli- 
cité de  mœurs  qui  convient  à  une  répubhque.  Une  seule  allocation 
a  été  exceptée  de  cette  mise  à  l'index,  c'est  une  somme  de  6,000  fr. 
pour  l'entretien  et  le  renouvellement  du  mobilier  des  réunions  et 

TOME  civ.  —  1873.  13 


Idh  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

des  cérémonies  publiques.  Elle  reste  là  comme  une  épave  de  ce 
naufrage  et  une  tête  de  chapitre  à  l'usage  de  temps  meilleurs. 

Nous  en  avons  fini  avec  le  budget  ordinaire;  quelques  mots  main- 
tenant sur  le  budget  extraordinaire.  Il  se  compose  en  recettes, 
1°  de  10  millions,  solde  d'un  emprunt  contracté  le  6  mai  1872  avec 
le  Crédit  industriel  pour  la  dérivation  des  sources  de  la  Vanne  et 
pour  l'utilisation  des  eaux  d'égout  dans  la  plaine  de  Genntvilliers; 
2"  d'un  emprunt  à  contracter  de  53  millions  pour  la  consolidation  des 
diverses  dettes  de  la  ville  de  Paris.  Ce  dernier  emprunt  doit  faire  face 
aux  dépenses  suivantes  :  1/1,004,000  francs  pour  remboursement  du 
principal  des  bons  de  la  Caisse  des  travaux  échéant  en  1873,  de 
janvier  à  décembre;  6,495,079  francs  pour  une  partie  de  la  dette 
immobilière  échéant  en  1873  ;  30  millions  de  francs  pour  une  partie 
du  déficit  de  1871;  enfin  2,500,000  francs,  frais  d'émission  de 
l'emprunt  de  réalisation,  de  timbre  et  de  premier  coupon,  —  total 
53  millions.  Cet  ensemble  de  travaux  et  de  dépenses  figure  au  budget 
extraordinaire  sous  des  rubriques  distinctes,  opérations  de  voirie, 
opérations  autres  que  celles  de  voirie,  établissemens  scolaires,  en- 
trepôt de  Bercy,  soit  quatre  groupes.  Le  premier  groupe,  opéra- 
tions de  voirie  y  est  celui  qui  s'étend  sur  un  moindre  nombre  d'an- 
nées; les  derniers  paiemens  viennent  à  échéance  en  1877.  Il  s'ngît 
d'opérations  de  voirie  terminées  ou  en  cours  d'exécution,  faites  avec 
des  entrepreneurs  dont  les  comptes  sont  à  solder,  ou  d'acquisitions 
d'immeubles  dont  les  prix  sont  à  payer.  Le  second  groupe,  opé- 
rations autres  que  relies  de  voirie,  ne  s'étend  en  réalité  que  jusqu'en 
1883,  et  ne  figure  au  carnet  d'échéances  de  1884  à  1922  que  pour 
une  somme  annuelle  de  1,713  francs,  qui  doit  être,  jusqu'en  1922, 
payée  par  un  terrain  repris  à  la  compagnie  du  canal  de  l'Ourcq,  si 
la  ville  n'aime  mieux  se  libérer  par  le  paiement  d'un  capital  de 
34,263  francs.  D'autres  sommes  dans  ce  groupe  représentent  le 
prix  de  terrains  ou  d'immeubles  acquis  à  terme  soit  pour  construire, 
soit  pour  installer  des  mairies,  des  presbytères,  des  marchés. 

Le  troisième  groupe,  étahlissnnens  scolaires,  s'étend  jusqu'en 
1916,  mais  sur  un  total  d'annuités  s'élevant  à  15,510,308  fr.  il 
y  en  a  pour  14,036,290  fr.  qui  sont  renfermées  dans  les  vingt- 
neuf  premières  années,  et  qui  s'éteignent  en  1901.  Il  comprend  le 
prix  de  terrain  et  de  construction  des  bâtimens  scolaires,  prix 
payable  en  général  au  moyen  d'annuités  plus  ou  moins  éten- 
dues. Les  opérations  qui  ont  été  liquidées  de  cette  manière  sont 
au  nombre  de  quarante-trois,  et  les  traités  qu'elles  comportent 
sont  de  nature  différente.  Pour  les  uns,  des  terrains  ont  été  acquis 
payables  en  plusieurs  années  par  fractions  déterminées  :  tel  est 
l'immeuble  portant  les  numéros  32  et  34  rue  de  Clichy.  Pour 
d'autres  traités,  le  prix  du  terrain  est  payable  en  totalité  à  une 


LES    FINANCES    DE    LA.    VILLE    DE    PARIS.  195 

échéance  fixe,  comme  pour  l'école  de  la  rue  de  la  Victoire,  dont  le 
terrain  doit  être  payé  /i30,511  francs  le  9  décembre  187ZI,  et  dont 
les  constructions  doivent  être  acquises  au  plus  tard  le  8  juillet  1888, 
pour  2*20,730  francs  avec  intérêts  ou  loyers  jusqu'au  jour  du  paie- 
ment. Dans  d'autres  traités  enfin,  le  prix  des  constructions  doit 
être  acquitté  en  un  certain  nombre  d'annuités,  système  ingénieux, 
mais  qui  ne  doit  être  employé  que  dans  les  conditions  que  la  loi 
elle-même  a  fixées,  de  façon  que  le  prix  par  annuité  ne  prenne 
pas  le  caractère  d'un  emprunt.  L's,vantage  du  système,  c'est  que 
l'affectation  des  capitaux  est  absolue  :  on  ne  peut  plus  les  détour- 
ner de  l'emploi  assigné;  si  c'est  une  école,  il  faut  que  l'école  se 
fasse.  On  ne  peut  plus  réaliser  un  emprunt  pour  un  objet,  et  par 
caprice  ou  par  calcul  l'appliquer  plus  tard  à  un  autre. 

Le  quatrième  et  dernier  groupe  est  intitulé  Entrepôt  de  Bercy, 
opération  dont  l'importance  est  considérable  et  dont  le  chiffre  s'é- 
lève, en  dehors  de  l'échéance  de  1872,  à  16,850,360  francs.  L'ori- 
gine de  cette  dette  est  de  notoriété  publique.  11  s'agissait  d'organi- 
ser un  entrepôt  réel  pour  les  vins,  dans  l'impossibilité  où  l'on  était 
d'étendre  l'entrepôt  fictif  à  la  ville  entière.  On  avait  en  même  temps 
pensé,  et  c'était  une  pensée  juste,  qu'on  ne  pouvait  pas  déplacer  le 
centre  du  commerce  des  vins;  c'élalt  donc  à  Bercy  qu'on  s'était  pro- 
posé d'établir  un  entrepôt  réel.  Pour  y  arriver,  on  avait  acheté  des 
immeubles;  ces  immeubles  devaient  être  remis  à  une  compagnie 
qui  les  aurait  remplacés  par  des  bâtimens  nouveaux  et  qui  aurait 
prélevé,  sous  forme  de  location  et  de  magasinage,  les  sommes  né- 
cessaires au  service  des  intérêts  du  capital  d'acquisition  et  de  con-r 
struction.  Un  marché  même  avait  été  passé  avant  l'autorisation  des 
chambres;  mais  ce  n'est  qu'en  1870  que  le  corps  législatif  a  été 
saisi  de  la  question.  Les  événemens  étant  survenus,  l'affaire  en  est 
restée  là  :  le  marché  n'a  pas  été  réalisé;  les  terrains  qui  devaient 
être  rétrocédés  à  la  compagnie  sont  demeurés  à  la  charge  de  la 
ville.  Les  échéances  arrivent,  il  faut  payer;  il  y  a  des  termes  pour 
un  grand  nombre  d'immeubles;  il  y  a  même  des  annuités  dues  au 
Crédit  foncier,  et  le  bénéfice  des  délais  a  été  passé  à  la  ville.  D'un 
autre  côté,  les  loyers  sont  perçus.  C'est  donc  là,  pour  le  conseil 
municipal  et  le  préfet  de  la  Seine,  non-seulement  un  embarras 
financier,  mais  encore  une  difficulté  législative.  Le  ministre  de  l'in- 
térieur, par  une  interprétation  de  la  loi,  a  déclaré  que  les  traiiés 
portant  engagement  d'annuités  seraient  soumis  désormais  au  pou- 
Vioir  législatif  compie  s'il  s'agissait  d'un  emprunt.  La  conséquence  à 
en  tirer  est  donc  que  la  dette  concernant  l'entrepôt  de  Bercy,  et  dont 
le  total  s'élève  à  /i/i,057,566  fr.  92  cent.,  devra  être  l'objet  d'une 
délibération  qui  sera  transmise  au  ministre  pour  devenir  ensuite 
l'objet  d'une  loi;  c'est  encore  là  un  legs  du  régime  qui  nous  a 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laissé  tant  de  réparations  à  faire  et  de  questions  litigieuses  à  vider. 

On  le  voit,  la  besogne  ne  manque  pas  au  conseil  municipal  pour 
liquider  tous  ces  engagemens  et  mettre  un  peu  d'ordre  dans  cet 
arriéré.  Bercy,  les  écoles,  la  dérivation  de  la  Vanne,  voilà  bien  la 
matière  d'occupations  immédiates,  comme  aussi  la  recherche  des 
modes  de  libération  les  plus  prompts  et  les  mieux  appropriés.  La 
ville  de  Paris  a  eu  dans  ces  derniers  temps  la  bonne  fortune  d'avoir 
successivement  à  sa  tête  deux  administrateurs  qui  ont  vécu  dans  l'é- 
tude des  maîtres,  et  pour  qui  la  science  des  finances  a  peu  de  secrets. 
Déjà  M.  Léon  Say  a  proposé  pour  les  grandes  et  petites  dettes  une 
conversion  et  des  amortissemens  qui,  à  des  combinaisons  ingé- 
nieuses, unissent  la  solidité  des  calculs  et  semblent  résoudre  le 
difficile  problème  de  soulager  le  présent  en  ne  chargeant  pas  trop 
l'avenir.  M.  Calmon  ne  manquera  pas  de  son  côté  d'émettre  ses  vues 
et  d'exposer  ses  plans;  le  conseil  municipal  aura  à  choisir  entre  ces 
propositions  et  probablement  à  les  combiner  ;  mais  de  telles  opéra- 
tions sont  des  plus  délicates,  elles  exigent  une  grande  circonspec- 
tion. Il  n'y  faut  songer  qu'à  de  certaines  heures,  suivant  les  circon- 
stances, l'état  du  crédit,  la  marche  générale  des  ailaires.  Ce  qui  est 
d'une  application  plus  constante,  c'est  la  modération  dans  la  dé- 
pense, une  vigilance  de  tous  les  instans,  un  contrôle  sérieux  dans 
les  services;  c'est  également  le  soin  de  regarder  de  près  aux  nou- 
veautés et  de  se  défendre  contre  les  surprises.  Les  plus  grands  em- 
barras de  la  ville  proviennent  d'affaires  mal  engagées ,  dont  quel- 
ques mains  intéressées  ont  presque  toujours  tenu  les  fils.  Un  autre 
écueil,  c'est  l'engouement  qui  parfois  naît  de  courans  d'opinions 
auxquels  cèdent  les  meilleurs  esprits,  les  cœurs  les  plus  sincères. 

On  a  pu  le  voir  au  sujet  de  la  stagnation  qui  depuis  la  guerre 
sévit  dans  les  travaux  du  bâtiment  :  pour  les  ouvriers  longue  in- 
terruption de  travail  qui  a  dévoré  bien  des  épargnes,  pour  les  en- 
trepreneurs liquidations  écrasantes,  pertes  sur  pertes  dans  ce  jeu 
de  la  construction,  qui  autrefois  leur  valait  de  si  belles  aubaines, 
dans  quelques  cas  impuissance  de  satisfaire  à  des  engagemens 
pris;  —  voilà  une  cruelle  revanche  du  sort  et  un  revers  de  médaille 
bien  triste.  Ce  sont  là,  il  est  vrai,  des  châtimens  individuels,  mais 
ce  châtiment  frappe  tant  de  victimes  que  c'est  presque  l'équivalent 
d'un  dommage  public.  Le  conseil  municipal  s'en  est  ému,  et  il  est 
naturel  qu'il  ait  répété  les  mots  qui  reviennent  à  toutes  les  crises 
du  même  genre,  «  quand  le  bâtiment  va,  tout  va.  »  Que  tout  aille 
lorsque  la  spéculation  privée  est  seule  en  cause,  aux  risques  et  périls 
de  qui  de  droit,  soit;  mais  si  les  caisses  municipales  sont  mises  à 
contribution  directement  ou  indirectement,  c'est  autre  chose;  il 
faut  alors  ouvrir  un  compte  au  bâtiment,  voir  ce  qu'il  coûte  et  C3 
qu'il  rapporte.  Nos  charges  présentes  prouvent  comment  ce  compte 


LES   FINANCES   DE    LA    VILLE    DE    PARIS,  107 

s'est  soldé  jusqu'ici  :  l'expérience  n'est  pas  encourageante.  Le  con- 
seil municipal  a  pourtant  insisté;  quelques-uns  de  ses  membres  sont 
même  à  diverses  fois  revenus  à  la  charge  et  ont  soutenu  un  débat 
qu'on  pourrait  nommer  la  campagne  du  bâtiment,  avec  la  singu- 
lière théorie  qu'un  état,  ou  à  défaut  de  l'état  une  commune,  est 
dans  l'obligation  de  procurer  de  la  besogne  aux  bras  qui  en  man- 
quent. Ce  n'était  ni  plus  ni  moins  que  le  fameux  droit  au  travail, 
renouvelé  de  18ZI8.  Si  touchée  qu'elle  fût  de  la  situation  des  ou- 
vriers, la  majorité  du  conseil  s'est  défendue  contre  cette  pression; 
elle  n'a  cédé  que  sur  un  point  et  pour  un  principe  moins  suspect  : 
c'est  au  sujet  des  écoles  primaires.  Le  vote  alors  est  devenu  à  peu 
près  unanime.  De  nouvelles  fondations  ont  été  résolues  :  aux  huit 
groupes  de  1871,  5  en  exercice,  3  à  la  veille  d'y  entrer,  il  a  été 
ajouté  17  autres  établissemens,  dont  15  sont  déjà  ouverts;  les  deux 
autres  seront  promptement  aménagés.  Ce  sont  des  travaux  qui  se 
justifient,  et  pourtant  même  pour  ceux-là,  si  urgens  qu'ils  soient,  le 
poids  est  déjà  lourd  dans  la  balance  des  comptes.  Les  jours  d'a- 
bondance sont  passés,  et  plus  on  va,  plus  on  reconnaît  qu'il  est  plus 
aisé  de  vider  les  caisses  que  de  les  remplir  (1). 

Bien  inspiré,  le  conseil  municipal  n'aura  plus  désormais  qu'une 
règle  de  conduite  :  compter  plus  strictement  que  jamais,  s'abstenir 
des  dépenses,  même  légitimes,  même  profitables.  Rien  ne  réussit 
aux  gens  qui  se  mettent  dans  la  gêne.  Avoir  de  bonnes  finances,  c'est 
l'essentiel;  le  reste  viendra  par  surcroît.  Après  quelques  agitations 
qui  n'ont  pas  duré,  le  conseil  municipal  de  Paris  est  devenu  ce  qu'il 
devrait  toujours  être,  la  représentation  indépendante  d'une  popu- 
lation qui,  livrée  à  diverses  carrières,  a  pourtant  un  besoin  commun, 
l'ordre  et  la  sécurité,  et  ne  demande  qu'à  être  honnêtement  et  libé- 
ralement administrée.  Cette  population,  quoi  qu'on  ait  pu  dire,  est 
un  très  bon  juge  des  intérêts  qui  la  touchent  :  ce  qui  l'effraie,  ce 
sont  les  budgets  en  déficit,  ce  qui  l'accommoderait,  c'est  que  des 
budgets  en  excédant  vinssent  apporter  des  amortissemens  impré- 
vus qui  aboutiraient  ou  à  un  amoindrissement  de  la  dette  ou  à  des 
dégrèvemens  d'impôts.  Ces  succès  vaudraient  mieux  que  les  fic- 
tions d'écritures  et  les  raffînemens  de  comptabilité  dont  naguère 
on  abusait  tant.  Pour  obtenir  ces  budgets  en  excédant,  trois  moyens 
s'offrent  en  perspective,  l'accroissement  des  produits  par  une  répres- 
sion plus  active  de  la  fraude  qu'ont  surexcitée  les  exagérations  du 
tarif  et  dont  le  personnel  s'est  accru  par  l'appât  inespéré  et  une  im- 
punité à  peu  près  constante  que  lui  ont  ménagés  les  deux  sièges. 

(1)  Rapport  de  M.  Gréard,  directeur  de  l'enseiguement  primaire,  au  préfet  de  la 
Seine  (30  septembre  1872). 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  déjà  une  marge  considérable  pour  des  augmentations  dans 
les  produits;  il  en  est  une  autre  qui  doit  survenir  des  supplémens 
de  taxe,  des  décimes  accrus,  des  taxes  nouvelles  qui,  stériles  dans 
la  période  d'essai  et  sujettes  à  des  tâtonnemens  dans  l'application, 
doivent  fructifier  avec  le  temps  et  un  maniement  plus  habile. 

Enfin  le  dernier  moyen  de  relèvement,  c'est  le  retour  complet 
du  mouvement  de  l'aisance,  ordinairement  si  vif  à  Paris,  et  qu'ont 
ralenti  des  ébranlemens  et  des  déclassemens  de  fortunes.  Il  n'y  a 
pas  là-dessus  d'illusions  à  se  faire;  pour  des  yeux  attentifs,  les 
signes  d'une  moindre  aisance  sont  manifestes,  comme  ceux  égale- 
ment d'une  moindre  activité.  Le  passant,  l'étranger  même,  peuvent 
recueillir  cette  impression  dans  un  premier  aspect.  Comment  s'en 
étonner  après  tant  de  souffrances  et  d'ignominies?  C'est  déjà  un 
miracle  que  Paris  soit  redevenu  ce  qu'il  est  et  qu'au  moment  où  il 
sombrait  dans  l'abîme  les  mains  qui  l'ont  sauvé  n'aient  pas  déses- 
péré de  lui.  Un  miracle  non  moins  grand  est  d'avoir  vu  quelques 
semaines  après  la  rentrée  de  nos  troupes  la  circulation  se  rétablir 
dans  des  rues  la  veille  désertes  ou  hérissées  d'obstacles,  les  mai- 
sons se  repeupler,  les  panneaux  des  magasins  se  rouvrir,  l'appro- 
visionnement se  reconstituer  et  la  vie  commerciale  renaître.  Depuis 
lors,  ces  symptômes  des  premières  heures  n'ont  fait  que  grandir, 
assurer  les  progrès  d'une  convalescence  rapide,  on  pourrait  dire 
d'une  résurrection,  et  n'est-il  pas  vrai  que  cette  résurrection  eût 
été  plus  prompte  et  plus  complète,  si  l'assemblée  nationale  s'y  fût 
mieux  associée,  si,  renonçant  à  des  préventions  qu'aucun  acte  n'a 
justifiées,  elle  se  fût  rapprochée  d'une  ville  qui  ne  demandait, 
après  de  cruelles  angoisses,  qu'à  vivre  en  paix  avec  tout  le  monde? 
Frappé  d'une  certaine  disgrâce,  Paris  s'est  recueilli,  et  n'a  pris 
conseil  que  de  lui-même,  travaillant  de  son  mieux,  faisant  le  moins 
de  bruit  possible.  Son  génie  l'a  servi  en  cela;  il  a  eu  également,  à 
des  heures  marquées,  pour  compagnons  et  auxihaires  ces  cœurs 
dévoués,  ces  volontés  humbles  ou  puissantes  qui,  depuis  près  d'un 
siècle,  lont  assisté  dans  toutes  ses  crises  :  celle-ci,  la  plus  rude 
sans  contredit,  prendra  fin  comme  les  autres.  Le  plus  fort  est  fait, 
et  de  plus  en  plus  les  perspectives  se  dégagent.  A  quelques  fluctua- 
tions près,  les  affaires  tendent  à  regagner  le  niveau  d'autrefois;  la 
confiance  a  moins  d'éclipsés,  le  crédit  une  meilleure  assiette,  et  ce 
n'est  pas  quelques  budgets  en  déficit  ni  quelques  opérations  de 
voirie  mal  engagées  qui  pourront  troubler  le  bénéfice  de  cette  re- 
prise d'activité. 

Louis  Reybaud. 


UN 


POETE  THÉOLOGIEN 


LA     RELIGION     ROMAINE     DANS     VIRGILE 


C'est  une  erreur  de  croire  que  tout  soit  dit  sur  les  grands  écri- 
vains qui  occupent  depuis  si  longtemps  l'attention  du  monde,  et 
qu'on  ne  puisse  plus  parler  d'eux  sans  être  condamné  à  répéter  ce 
qui  se  trouve  partout.  Il  semble  au  contraire  qu'ils  aient  ce  privi- 
lège de  suffire  à  l'admiration  de  tous  les  siècles  ;  nous  voyons  que 
chaque  étude  qu'on  fait  de  leurs  ouvrages  au  lieu  de  les  épuiser  les 
renouvelle,  et  qu'en  les  regardant  sous  d'autres  aspects  on  y  dé- 
couvre toujours  d'autres  qualités.  C'est  ce  qui  arrive  pour  Virgile. 
La  critique  de  notre  temps  a  des  préférences  qui  ne  lui  sont  pas 
favorables  :  elle  s'est  éprise  de  la  poésie  des  époques  primitives, 
de  celle  qui  naît  d'un  élan  spontané  de  l'âme,  en  dehors  de  toute 
convention  et  avant  qu'on  ait  formulé  aucune  règle.  Non-seulement 
elle  n'oserait  plus,  comme  on  le  faisait  encore  au  siècle  dernier, 
mettre  VEnéide  au-dessus  de  Y  Iliade,  mais  elle  irait  volontiers 
chercher  dans  quelque  coin  ignoré  du  monde  quelque  récit  épique 
à  moitié  barbare  pour  l'opposer  au  poème  de  Virgile;  elle  a  même 
fini  par  faire  si  peu  de  cas  de  ce  qu'elle  appelle  avec  dédain  une 
poésie  artificielle  et  factice  qu'on  l'a  vue  récemment  proclamer  d'un 
ton  superbe  que  Rome  n'a  pas  connu  l'art  véritable,  et  qu'il  ne  lui 
a  pas  été  donné  de  tremper  ses  lèvres  a  à  la  coupe  d'or  des  muses.  » 
Ce  qui  nous  rassure  pourtant  contre  ces  mépris,  c'est  qu'on  n'a  pas 
cessé  de  s'occuper  du  grand  poète  de  Rome  :  on  pourrait  même 
dire  que  jamais  peut-être  il  n'a  été  plus  étudié  ni  mieux  connu 


200  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

qu'aujourd'hui.  Ribbeck  en  Allemagne,  Conington  en  Angleterre, 
ont  publié  d'excellentes  éditions  de  ses  ouvrages,  M,  Benoist  nous 
a  fait  connaître  dans  la  sienne  les  meilleurs  travaux  des  critiques 
étrangers  (1).  On  a  surtout  mis  en  relief  certaines  qualités  de  son 
œuvre  dont  on  s'était  jusqu'ici  moins  occupé,  en  sorte  que  ce  qu'il 
a  perdu  d'un  côté,  il  le  regagne  de  l'autre,  et  que  sa  réputation 
ae  se  trouve  pas  en  somme  avoir  souffert.  Je  voudrais  attirer  l'at- 
tention sur  un  de  ces  mérites  de  "Virgile,  que  la  critique  actuelle  a 
sinon  découvert,  au  moins  mieux  saisi  et  mieux  indiqué  qu'on  ne 
l'avait  fait  encore.  Elle  a  fait  voir,  et  je  vais  montrer  après  elle,  le 
caractère  religieux  de  son  œuvre  et  l'influence  que  le  poète  a  dû 
exercer  sur  les  croyances  de  ses  contemporains.  C'est  un  sujet  d'é- 
tude qui  intéresse  à  la  fois  l'histoire  littéraire  et  politique  de  Rome. 

I. 

On  risquerait  de  mal  comprendre  la  littérature  du  siècle  d'Au- 
guste, si  l'on  oubliait,  en  l'étudiant,  les  efforts  qu'a  faits  ce  prince 
pour  ramener  les  Romains  aux  anciennes  mœurs  et  aux  vieilles 
croyances.  Ce  fut  l'œuvre  de  toute  sa  vie.  Il  travailla  pendant  tout 
son  règne  à  restaurer  l'ancienne  religion  et  à  lui  rendre  l'autorité 
qu'elle  avait  perdue.  11  rebâtit  les  temples,  il  rétablit  les  anciennes 
cérémonies,  il  accrut  le  nombre  des  prêtres  et  leurs  privilèges,  il 
rendit  au  culte  tout  son  éclat.  En  même  temps  il  tenait  à  ranimer 
dans  tous  les  cœurs  le  goût  du  passé;  il  en  imitait  les  usages,  il  en 
vantait  les  vertus.  Il  promulgua  des  lois  rigoureuses  contre  les  excès 
du  luxe  et  la  licence  des  mœurs;  il  punit  durement  les  célibataires, 
les  débauchés,  les  adultères.  Il  espérait  avoir  ainsi  corrigé  son 
siècle  et  rendu  k  la  famille  son  importance  et  son  antique  pureté. 
«  J'ai  fait  des  lois  nouvelles,  dit-il  fièrement  dans  l'inscription  d'An- 
cyre.  J'ai  remis  en  honneur  les  exemples  de  nos  aïeux,  qui  dispa- 
raissaient de  nos  mœurs,  et  j'ai  donné  moi-même  des  exemples 
dignes  d'être  imités  par  nos  descendans.  » 

Ces  tentatives  de  réformes  religieuses  et  morales  ont  laissé  des 
traces  profondes  chez  tous  les  écrivains  de  ce  temps.  Non-seule- 
ment ils  sont  unanimes  à  en  reconnaître  la  nécessité,  à  en  vanter  le 
mérite,  à  en  prédire  les  heureux  effets,  mais  ils  se  font  tous  hon- 
neur de  les  seconder.  Tous,  qu'on  leur  ait  ou  non  demandé  leur 
concours,  travaillent  à  les  faire  réussir;  tous  prêchent  la  vertu, 
tous  chantent  les  dieux,  et  l'on  peut  dire  qu'Auguste  compte  autant 

H)  Cette  édition,  qui  fait  partie  de  la  collection  d'éditions  savantes  publiée  par 
MM.  Hachette,  est  aujourd'hui  terminée.  Le  troisième  volume,  qui  contient  les  six 
derniers  livres  de  VEnéide  et  les  petits  poèmes  attribués  à  Virgile,  a  paru  il  y  a  quel- 
ques mois. 


J 


UN   POÈTE   THÉOLOGIEN.  201 

de  collaborateurs  que  nous  connaissons  de  poète?,  d'orateurs  et 
d'historiens  sous  son  règne.  Cependant,  dès  qu'on  s'approche  d'un 
peu  plus  près,  sous  ce  bel  accord  on  découvre  beaucoup  de  disso- 
nances. Il  se  trouve  que  ces  collaborateurs  empressés  de  l'empereur, 
ces  défenseurs  zélés  de  la  religion  et  de  la  morale  se  sont  souvent 
démentis  dans  leurs  livres  et  dans  leur  conduite.  Auguste  lui-même 
n'avait  pas  assez  bien  vécu  pour  s'attribuer  le  droit  de  réformer  les 
mœurs  publiques.  Sans  parler  des  débuts  sanglans  de  son  règne, 
Dion  nous  apprend  qu'au  moment  même  où  il  publiait  ses  premières 
lois  contre  l'adultère  il  était  amoureux  de  la  femme  de  Mécène,  la 
gracieuse  Térentia,  et  «  qu'il  la  faisait  de  temps  en  temps  disputer 
de  beauté  avec  Livie.  »  Ce  moraliste  si  rigoureux  pour  les  autres 
conserva  longtemps  pour  lui  le  goût  des  débauches  secrètes.  On 
sait  que  des  litières  fermées  amenaient  des  femmes  au  Palatin,  et  que 
ce  mystère  n'était  pas  tout  à  fait  ignoré  du  public,  puisqu'un  phi- 
losophe se  glissa  un  jour  dans  une  de  ces  litières  pour  venir  faire 
des  remontrances  au  prince  libertin.  La  plupart  de  ceux  qui  ser- 
vaient les  desseins  d'Auguste  n'étaient  guère  plus  autorisés  que  lui 
à  enseigner  le  respect  des  dieux  et  l'amour  de  la  vertu.  Il  n'y  avait 
pas  de  sybarite  plus  efféminé  que  ce  Mécène,  qui  se  chargeait  d'in- 
spirer aux  poètes  la  résolution  de  chanter  le  bonheur  champêtre  et 
les  charmes  de  l'antique  simplicité.  Parmi  les  écrivains  qui  célé- 
braient avec  le  plus  d'effusion  les  lois  morales  et  les  institutions 
religieuses  de  l'empereur,  il  s'en  trouvait  beaucoup  dont  la  vie 
avait  été  fort  légère,  et  que  rien  ne  préparait  à  la  mission  grave 
dont  ils  se  chargeaient  avec  un  empressement  si  étrange.  Ovide,  en 
composant  ses  Fastes,  éprouve  une  sorte  d'étonnement  naïf  du  su- 
jet nouveau  de  ses  chants.  11  rappelle  qu'avant  de  célébrer  les  dieux 
et  leur  culte  il  avait  chanté  ses  amours.  «  Qui  pouvait  croire,  dit-il, 
que  par  ce  chemin  j'en  arriverais  où  je  suis?  »  De  là  les  incohérences 
qu'on  remarque  dans  les  doctrines  et  la  conduite  des  écrivains  de  ce 
siècle,  ce  mélange  surprenant  de  scepticisme  et  de  foi,  ces  sévérités 
de  principes  tempérées  par  d'étranges  complaisances  dans  la  pra- 
tique, et  ce  sourire  d'ironie  qui  se  glisse  souvent  jusqu'au  milieu 
de  l'enthousiasme  le  plus  vif.  Ces  contradictions  diminuaient  beau- 
coup l'autorité  de  leurs  conseils  ;  ils  ne  pouvaient  pas  avoir  ces  ac- 
cens  du  cœur  qui  partent  de  la  conviction  personnelle  et  qui  la 
communiquent,  et  les  malins,  qui  s'apercevaient  qu'ils  étaient 
plus  croyans  dans  leurs  livres  que  dans  leur  vie,  devaient  les  ac- 
cuser de  n'être  pas  sincères,  de  se  prêter  par  politique  ou  par  am- 
bition aux  projets  de  l'empereur. 

Virgile  seul  échappait  à  ces  reproches.  Aucun  écrivain  n'a  servi 
avec  plus  de  zèle  et  surtout  avec  plus  de  sincérité  les  desseins 
d'Auguste ,  aucun  ne  lui  fut  plus  utile  pour  transmettre  à  ses  con- 


202  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

temporains  les  opinions  et  les  sentimens  qu'il  voulait  leur  donner. 
Les  autres,  nous  venons  de  le  dire,  étaient  mal  préparés  par  leur 
vie  et  leur  caractère  à  ce  rôle  qu'ils  s'étaient  imposé;  au  contraire, 
il  semble  que  la  natunj  avait  fait  Virgile  pour  le  remplir.  En  ac- 
complissant pour  sa  part  l'œuvre  à  laquelle  Auguste  conviait  les 
grands  esprits  de  ce  temps,  il  n'obéissait  pas  moins  à  ses  instincts 
propres  qu'aux  exhortations  de  l'empereur. 

Sa  vie  ne  commence  pour  nous  qu'avec  les  Bucoliques  :  il  avait  •■ 
près  de  trente  ans  quand  il  les  écrivit.  Ce  qu'il  fit  jusqu'à  ce  mo- 
ment est  à  peu  près  ignoré.  Il  est  probable  qu'il  s'était  acquis 
déjà  un  certain  renom  dans  sa  province,  puisque  Pollion,  qui  la 
gouvernait,  voulut  le  connaître;  il  n'est  guère  douteux  non  plus 
qu'il  n'ait  toujours  beaucoup  aimé  ces  campagnes  où  il  était  né,  et 
dont  il  a  laissé  de  si  beaux  tableaux.  Il  avait  souvent  dans  ses  pre- 
mières années  «  pris  l'ombre  et  le  frais  le  long  des  fontaines  sa- 
crées, »  il  avait  dormi  «  au  murmure  des  abeilles  bourdonnant  au- 
tour de  la  haie  de  saule,  »  il  s'était  éveillé  «  au  gémissement  des 
ramiers  et  des  tourterelles,  au  chant  lointain  du  paysan  qui  coupait 
sa  vigne,  »  et  il  n'oublia  jamais  ces  impressions  de  son  enfance.  On 
le  fit  voyager  dès  qu'il  eut  grandi.  Il  visita  Milan  et  ISaples,  il  ha- 
bita la  superbe  Rome,  «  qui  élève  sa  tête  au-dessus  des  autres  villes 
autant  que  le  cyprès  domine  les  humbles  arbrisseaux  ;  »  il  y  fré- 
quenta des  écoles  célèbres  où  il  connut  toute  la  brillante  jeunesse 
de  ce  temps,  mais  les  grandes  villes  ne  lui  firent  pas  oublier  son 
pays.  Ses  souvenirs,  ses  affections,  devaient  le  rappeler  sans  cesse 
u  vers  ces  champs  que  le  Mincius  arrose  de  ses  sinuosités  flexibles,  » 
et  il  s'empressa  d'y  revenir  quand  son  éducation  fut  achevée.  U 
s'y  trouvait  pendant  les  guerres  civiles,  il  y  serait  resté  peut-être 
sans  les  événeraens  qui  le  forcèrent  d'aller  chercher  des  protecteurs 
à  Rome. 

Ce  goût  qu'il  avait  pour  les  champs,  ce  plaisir  qu'il  trouvait  à 
y  vivre  a  du  nécessairement  influer  sur  ses  sentimens  et  ses  habi- 
tudes. N'est-ce  pas  là  par  exemple  qu'il  a  pris  en  partie  son  araour 
pour  les  choses  d'autrefois?  D'ordinaire  on  respecte  le  passé  au  vil- 
lage, on  y  répète  volontiers  les  vieilles  maximes,  on  y  conserve 
les  mœurs  antiques.  Virgile  aussi  aime  l'ancien  temps,  et,  quand 
il  en  parle,  on  sent  bien  que  son  admiration  vient  de  son  cœur, 
qu'elle  n'a  rien  de  commandé.  Tout  lui  plaît  dans  les  souvenirs  du 
passé,  aucun  détail  ne  lui  semble  indifférent  ou  grossier;  à  l'ex- 
ception «  de  la  triste  fermeté  du  premier  Riutus,  »  qui  blesse  un 
peu  cette  âme  tendre,  il  n'y  veut  rien  effacer.  Loin  d'attaquer  les 
vieux  poètes,  comme  son  ami  Horace,  il  recueille  pieusement  leurs 
expressions  et  leurs  tours  de  phrase,  il  les  imite  ou  les  copie  pour 
se  donner  un  air  d'antiquité.  La  façon  dont  il  passa  ses  premières 


UN    POÈTE   THÉOLOGIEN.  203 

années  peut  expliquer  aussi  qu'il  ait  été  si  attaché  à  la  religion  de 
son  pays  :  alors,  comme  aujourd'hui,  on  lui  restait  plus  fidèle  aux 
champs  qu'à  la  ville.  Comme  elle  y  avait  pris  naissance,  et  qu'elle 
n'était  à  l'origine  qu'une  façon  d'interpréter  les  phénomènes  natu- 
rels, il  semble  qu'on  devait  en  garder  mieux  l'intelligence  quand 
on  restait  en  contact  avec  la  nature,  et  c'est  une  des  raisons  pour 
lesquelles  les  campagnes,  qui  avaient  été  son  berceau,  furent  aussi 
son  dernier  asile. 

Ces  premières  impressions  de  Virgile  furent  profondes,  et  il 
était  dans  sa  nature  de  ne  les  oublier  jamais.  Ce  n'était  pas  une 
de  ces  âmes  heureuses  qui  se  trouvent  à  l'aise  dans  la  vie,  qui, 
séduites  chaque  jour  par  des  plaisirs  nouveaux,  risquent  d'oublier 
vite  les  anciens  souvenirs.  Son  existence  fut  en  somme  facile  et 
douce.  Il  semble  n'avoir  éprouvé  qu'une  fois  un  malhein-  sérieux  : 
il  fut  chassé  de  ce  petit  champ  qu'il  aimait  tant,  et  faillit  perdre 
la  vie  en  le  défendant  contre  le  soldat  qui  voulait  le  lui  prendre; 
mais  ce  malheur  fut  vite  réparé,  et  il  ne  suffît  pas  pour  expli- 
quer cette  tristesse,  qui  ne  cessa  de  s'accroître  avec  les  années,  à 
mesure  que  cet  incident  de  sa  jeunesse  s'éloignait  de  lui.  Il  était 
riche  :  la  libéralité  de  ses  protecteurs  lui  avait  donné  à  peu  près 
10  millions  de  sesterces  (2  millions  de  francs);  il  possédait  une 
maison  à  Rome,  sur  l'Esquilin,  une  villa  à  Noie,  en  Campanie,  une 
autre  en  Sicile.  Il  était  entouré  d'amis  dévoués.  Sa  gloire  n'était 
contestée  que  par  quelques  poètes  jaloux  ou  quelques  grammairiens 
médisans,  tous  les  gens  de  goût  admiraient  ses  vers;  ils  étaient  en- 
seignés de  son  vivant  dans  ,les  écoles,  et  un  jour  qu'il  entrait  au 
théâtre  le  peuple  se  leva  pour  le  saluer,  comme  il  faisait  à  l'arrivée 
d'Auguste.  Sa  tristesse  n'était  donc  pas  de  celles  qui  tiennent  à  des 
événemens  malheureux,  et  que  d'autres  événemens  peuvent  guérir? 
c'était  une  de  ces  maladies  que  l'âme  apporte  en  naissant,  qui, 
n'ayant  pas  de  cause  apparente,  ne  peuvent  guère  avoir  de  remède. 
Gomme  elle  lui  faisait  trouver  toujours  quelque  amertume  dans 
tous  les  agrémens  que  la  vie  lui  offrait,  elle  lui  rendait  les  souve- 
nirs du  passé  plus  précieux  et  le  ramenait  ainsi  aux  impressions 
religieuses  de  sa  jeunesse. 

Telles  étaient  ses  dispositions  lorsqu'à  trente  ans  le  succès  des 
Bucoliques  sembla  devoir  le  fixer  à  Rome;  mais  il  ne  paraît  pas  que 
les  plaisirs  de  la  grande  ville  l'aient  beaucoup  changé.  Ses  bio- 
graphes nous  disent  qu'il  ne  put  jamais  s'habituer  à  y  demeurer. 
lî  s'en  éloignait  volontiers,  non  pas  seulement,  comme  Horace,  pour 
fuir  les  importuns  ou  les  sots  et  s'appartenir  à  lui-même,  mais  pour 
jouir  de  la  paix  des  champs  et  des  beautés  de  la  nature.  Quand  il 
était  forcé  de  rester  à  Rome  et  de  fréquenter  ces  illustres  amis 
que  son  talent  lui  avait  faits,  il  semblait  un  étranger  dans  leurs 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

somptueuses  demeures.  11  y  apportait  des  manières  embarrassées 
et  «  une  figure  rustique.  »  11  ne  savait  pas  se  mettre  au  goût  du 
jour;  on  nous  dit  qu'il  arrangeait  mal  les  plis  de  sa  toge  et  que  son 
soulier  était  toujours  un  peu  grand  pour  son  pied.  II  était  timide, 
silencieux,  maladroit;  il  rougissait  au  moindre  mot.  Le  contact  de 
tous  ces  beaux  esprits,  de  tous  ces  gens  du  monde,  l'a  laissé  le 
même,  et  jusqu'à  la  fin  il  est  resté,  selon  l'expression  de  Macrobe, 
«  un  provincial,  un  fils  de  paysan,  élevé  parmi  les  broussailles  et 
les  forêts.  » 

Virgile  n'eut  donc,  pour  concourir  à  l'œuvre  d'Auguste,  ni  à  re- 
nier ses  opinions,  ni  à  faire  violence  à  sa  nature.  Il  trouvait  en  lui 
le  germe  de  tous  les  sentimens  que  les  réformes  impériales  vou- 
laient donner  ou  rendre  au  pays.  On  ne  peut  pas  allirmer  pourtant 
que  de  lui-même  il  eût  pris  tout  à  fait  la  direction  qu'il  a  suivie  ou 
qu'il  s'y  fût  engagé  d'une  manière  aussi  résolue,  et  que  l'amitié  d'Au- 
guste ,  le  désir  de  servir  sa  politique ,  n'aient  exercé  aucune  in- 
lluence  sur  lui.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  que  ses  premières  œuvres 
n'ont  pas  entièrement  le  caractère  des  autres;  à  mesure  qu'il  avance, 
le  patriotisme  et  la  religion  tiennent  plus  de  place  dans  ses  vers. 
N'est-il  pas  naturel  d'attribuer  ce  changement  à  ses  relations  avec 
le  prince  qui  méditait  de  ranimer  les  anciennes  croyances  et  de  rem- 
placer dans  les  cœurs  le  sentiment  de  la  liberté  par  l'orgueil  de  la 
grandeur  romaine  ?  Le  talent  de  Virgile  s'est  développé  conformé- 
ment à  sa  nature,  et  dans  ce  développement  naturel  les  inspira- 
tions de  l'empereur  n'ont  pas  été  inutiles.  La  vie  du  poète  nous 
prouve  qu'il  recevait  volontiers  l'impulsion  des  autres  et  se  diri- 
geait par  leurs  conseils.  Chacun  de  ses  protecteurs  (il  en  avait  tou- 
jours quelqu'un)  a  laissé  son  empreinte  sur  l'un  de  ses  ouvrages. 
C'est  Pollion  qui  lui  conseilla  d'écrire  les  Bucoliques ,  et  il  était, 
quand  il  les  composa,  l'ami  et  l'obligé  de  Cornélius  Gallus  :  on  ne 
peut  malheureusement  pas  nier  qu'il  ne  s'y  trouve  quelque  trace  de 
ces  beaux  esprits  maniérés  qui  adoraient  et  copiaient  les  Alexan- 
drins. L'œuvre  ne  comportait  pas  de  souvenirs  patriotiques  :  les 
vieux  Romains  aimaient  beaucoup  la  campagne,  mais  il  n'était  pas 
possible  d'en  faire  des  bergers  comme  ceux  de  Théocrite.  La  reli- 
gion n'y  tient  aussi  que  fort  peu  de  place;  à  l'exception  de  la  qua- 
trième églogue  dont  il  sera  question  plus  tard  et  dans  laquelle  on 
trouve  un  vrai  sentiment  religieux,  Virgile  n'y  emploie  ordinaire 
ment  les  dieux  qu'à  la  façon  dont  Ovide  s'en  sert,  comme  une  aia- 
chine  poétique  destinée  à  embellir  le  paysage.  C'est  ainsi  que  dans 
la  dixième  églogue,  où  il  transforme  en  berger  son  ami  Gallus,  qui 
fut  préfet  de  l'Egypte,  il  amène  auprès  de  lui  Apollon,  Pan  et  Syl- 
vain, qui  viennent  essayer  de  le  distraire  de  sa  douleur.  Il  agira 
plus  tard  autrement  avec  les  dieux,  et  il  leur  garde  un  rôle  plus 


UN    POÈTE    THÉOLOGIEN.  205 

grand,  plus  honorable  que  de  venir  consoler  un  administrateur 
romain  abandonné  par  une  comédienne  qu'il  aimait.  On  sent  pour- 
tant, dès  les  Jhicoliqucs,  que  Virgile  ne  s'en  tiendra  pas  à  cette  poé- 
sie de  bergers.  Tantôt  il  éprouve  la  tentation  de  chanter  la  nature, 
comme  Lucrèce;  tantôt  il  cède,  en  pleine  pastorale,  au  plaisir  de 
célébrer  les  guerriers  et  les  combats,  et  il  faut  qu'Apollon  lui  tire 
l'oreille  pour  le  rappeler  à  ses  moutons.  Évidemment  le  cadre  des 
églogues  est  trop  étroit  pour  son  génie,  et  il  en  sort  de  tous  les  cô- 
tés. Mécène  le  mit  à  l'aise  en  lui  demandant  d'écrire  les  Géorgiqiies. 
((  Sans  toi,  lui  disait  le  poète,  l'âme  n'entreprend  rien  de  grand.  » 
Virgile  tendait  au  grand  de  lui-même,  mais  ce  n'était  peut-être 
qu'un  instinct  confus  :  l'insistance  de  son  illustre  protecteur  l'aida 
à  reconnaître  sa  vocation  véritable,  et  lui  donna  des  forces  pour  la 
suivre. 

Mécène  était  l'un  des  ministres  d'Auguste,  son  confident  le  plus 
intime.  C'est  lui,  si  l'on  en  croit  Dion,  qui  lui  inspira  ses  réformes. 
Il  est  sûr  au  moins  qu'il  connaissait  ses  projets  et  qu'il  travailla  au- 
tant qu'il  put  à  leur  succès.  Ce  voluptueux,  cet  efféminé,  ne  pou- 
vait s'empêcher,  comme  le  paysan  Varron,  de  regretter  amèrement 
la  dépopulation  des  campagnes.  Il  avait  vu,  lui  aussi,  avec  la  plus 
vive  peine  «  les  pères  de  famille  se  glisser  dans  les  villes,  laissant 
la  faux  et  la  charrue,  et  ces  mains  qui  cultivaient  le  froment  et  la 
vigne  ne  plus  s'agiter  que  pour  applaudir  au  théâtre  et  au  cirque.  » 
Il  savait  tous  les  dangers  qui  en  résultaient  :  la  campagne  donnait 
à  l'empire  de  vigoureux  soldats,  la  ville  ne  formait  que  des  oisifs 
et  des  débauchés  qu'il  fallait  nourrir.  En  réveillant  dans  les  cœurs 
le  goût  de  la  vie  champêtre,  on  voulait  essayer  de  refaire  ces 
vaillantes  générations  par  lesquelles  Rome  était  devenue  «  la 
merveille  de  l'univers.  »  Le  patriotisme  est  donc  au  fond  des  Géor- 
giques,  la  religion  aussi  :  les  campagnes  ont  toujours  nourri  et  en- 
tretenu le  sentiment  religieux;  il  est  partout  dans  l'œuvre  de  Vir- 
gile. Le  poète  n'a  pas  précisément  pour  dessein  de  dépeindre  les 
délices  de  la  vie  rustique;  il  la  décrit  comme  elle  est,  il  la  montre 
rude  et  laborieuse.  L'humanité  lui  semble,  aux  champs  autant 
qu'ailleurs,  misérable  et  souffrante  (worto/e^  ((^gt^h  disert),  et  il 
nous  fait  des  tableaux  assez  tristes  de  sa  condition;  mais  cette  tris- 
tesse ne  ressemble  pas  au  désespoir  amer  de  Lucrèce.  Elle  n'est 
pas  de  celles  qui  ne  peuvent  se  consoler  que  par  les  perspectives  du 
néant,  qui  trouvent  un  charme  divin  à  songer  que  les  cieux  sont 
déserts,  que  le  monde  doit  périr,  que  l'homme  disparaît  tout  en- 
tier, que  son  existence  n'est  qu'un  point  dans  le  vide,  et  qu'il  n'y  a 
dans  toute  la  nature  que  la  mort  qui  soit  immortelle.  C'est  une  tris- 
tesse plus  douce,  et  qui  cherche  à  être  soulagée.  Il  sait  que  la  vie 
est  pénible,  «  et  que  les  jours  les  plus  heureux  sont  ceux  qui  dispa- 


206  REVUE    iJÉS 'DEUX    MONDES. 

raissent  le  plus  vite.  »  11  dit  au  laboureur  que  les  dieux  condamnent 
l'humanité  à  la  peine;  il  lui  montre,  par  une  image  saisissante,  que 
sa  vie  n'est  qu'une  lutte  de  tous  les  jours  contre  la  nature  :  dès 
qu'il  s'arrête  de  travailler,  la  nature  triomphe  de  lui  et  l'entraîne 
comme  une  barque  qui  est  emportée  à  la  dérive  quand  on  cesse  un 
moment  de  ramer.  Cependant  il  ne  prêche  pas  la  révolte  contre 
ce  pouvoir  ennemi  qui  a  fait  l'existence  si  dure;  il  veut  au  con- 
traire qu'on  se  résigne.  «  Avant  tout,  dit-il  à  son  laboureur,  adore 
les  dieux,  ùipiimis  venerarc  deosl  »  Travailler  et  prier,  voilà  la 
conclusion  des  Géorgiques;  mais  il  ne  cède  pas  à  cette  inspiration 
religieuse  qu'il  écoutera  seule  désormais  sans  se  retourner  encore 
avec  quelque  regret  vers  les  croyances  philosophiques  de  sa  jeu- 
nesse dont  il  se  sépare.  Comme  la  plupart  des  grands  esprits  de  ce 
temps,  \irgile  avait  commencé  par  être  épicurien;  comme  eux 
aussi,  la  réflexion  et  le  progrès  des  années  l'amenèrent  peu  à  peu 
vers  des  opinions  différentes.  La  transition  se  marque  dans  les  Gcor- 
giqiics  :  il  y  semble  parfois  encore  hésitant  et  incertain,  et  lors 
même  qu'il  se  décide  on  sent  qu'il  éprouve  quelque  embarras  et 
quelque  douleur  à  le  faire.  11  salue  en  vers  admirables,  avant  de 
les  quitter,  ces  doctrines  épicuriennes  dont  il  s'était  épris  à  l'école 
de  Siron,  et  le  grand  poète  qui  les  représentait  avec  tant  d'éclat  à 
Rome.  «  Celui-là,  nous  dit-il,  est  le  plus  heureux  de  tous,  qui  peut 
mettre  sous  ses  pieds  les  terreurs  de  l'avenir  et  les  bruits  de  l'Aché- 
ron;  »  mais  tout  le  monde  ne  possède  pas  cette  trempe  de  caractère 
qui  rend  insensible  «  aux  craintes  de  l'inexorable  destin.  »  A  côté  de 
ces  penseurs  énergiques,  au-dessous  d'eux,  il  y  a  place  pour  l'es- 
prit plus  timide  qui  marche  dans  les  voies  communes,  a  qui  connaît 
les  divinités  des  champs,  qui  prie  le  vieux  Sylvain,  Pan  et  les  sœurs 
du  Parnasse.  »  C'est  le  rôle  qu'il  prend  désormais  pour  lui,  et,  quoi- 
que cette  destinée  lui  semble  avoir  encore  quelque  douceur,  et  qu'il 
s'y  résigne  assez  facilement,  il  reconnaît  pourtant  qu'elle  est  moins 
grande  que  l'autre.  Il  veut  donc  nous  apprendre  dans  ce  passage 
célèbre  qu'après  avoir  sondé  sa  nature,  ne  la  trouvant  pas  propre  à 
conserver  ces  doctrines  violentes  qui  avaient  d'abord  séduit  son  ima- 
gination, il  se  décide  à  suivre  la  foule,  à  partager  ses  croyances, 
non  sans  jeter  de  loin  un  regard  de  regret  et  d'envie  sur  ces  gi'-nies 
audacieux  qui  peuvent  habiter  sans  crainte  «  les  hauteurs  sereines 
des  sages.  » 

II. 

Il  n'y  a  plus  de  ces  regrets  dans  VÉnêide.  Virgile  cesse  dès  lors 
de  se  retourner  vers  les  opinions  d'Épicure;  il  est  tout  entier  à 
d'autres  croyances.  MÉnéide  a  bien  évidemment  été  composée  sous 


UN    POÈTE   THÉOLOGIEN.  207 

l'inspiration  directe  d'Auguste.  L'empereur  fut  de  bonne  heure  dans 
la  confidence  du  poète;  il  connut  d'avance  les  plus  beaux  morceaux 
de  son  œuvre,  et,  quand  il  était  éloignij  de  Rome,  qu'il  ne  pouvait 
pas  les  entendre  lire  par  l'auteur,  il  le  priait  de  les  lui  envoyer.  Il 
ne  prenait  tant  d'intérêt  à  ce  poème  que  parce  qu'il  était  entière- 
ment conforme  à  sa  pensée.  Ovide  l'appelait  «  votre  Enéide,  JEneis 
tua,  ))  en  écrivant  à  l'empereur.  Ce  dut  être  en  effet  le  livre  de  pré- 
dilection d'Auguste,  celui  qui  répondait  le  plus  à  ses  intentions, 
qui  servait  le  mieux  ses  réformes. 

Tous  les  sentimens  qu'il  voulait  inspirer  aux  Romains  s'y  retrou- 
vent; c'est  d'abord  le  patriotisme  le  plus  vif:  jamais  Rome  n'a  été 
célébrée  avec  autmt  d'enthousiasme,  jamais  peut-être  elle  n'a  été 
plus  sincèrement  aimée  que  par  ce  poète,  dont  la  famille  n'était 
romaine  que  depuis  quelques  années.  On  en  serait  surpris,  si  l'on 
ne  savait  pas  avec  quelle  facilité  Rome  faisait  accepter  sa  domina- 
tion par  les  fils  de  ceux  qu'elle  avait  vaincus,  et  combien  elle  trans- 
formait vite  en  citoyens  dévoués  les  étrangers  qu'elle  adoptait. 
L'Enéide  devait  aussi  faire  aimer  les  vertus  antiques  et  surtout 
cette  simplicité  de  mœurs  qu'Auguste  tenait  tant  à  répandre.  Vir- 
gile en  donne  le  goût  par  les  tableaux  qu'il  en  trace.  Est-il  rien 
qui  soit  plus  fait  pour  séduire  que  cette  charmante  création  du 
vieux  roi  Évandre?  Elle  appartient  tout  entière  au  poète  :  les  tradi- 
tions représentaient  ce  roi  comme  un  fort  méchant  homme,  qui  avait 
tué  son  père;  il  est  chez  Virgile  le  type  accompli  des  bons  princes 
de  l'âge  d'or  et  du  siècle  de  Saturne.  Il  habite  une  cabane  d'où 
l'on  voit  les  bœufs  paître  dans  les  herbages  du  forum;  c'est  le  chant 
des  oiseaux  qui  l'éveille  le  matin,  et  il  n'a  d'autre  garde  que  deux 
gros  chiens  lorsqu'il  va  voir  Énée.  On  sait  les  belles  et  simples  pa- 
roles qu'il  lui  adresse  quand  il  le  reçoit  dans  son  palais  rustique  : 
Fénelon  nous  dit  qu'il  ne  pouvait  pas  les  lire  sans  pleurer. 

Mais  Virgile  aida  surtout  Auguste  dans  les  efforts  qu'il  fit  pour 
restaurer  l'ancienne  religion  romaine.  VÉnéide  est  avant  tout  un 
poème  religieux  :  on  s'expose  à  le  mal  comprendre,  si  l'on  n'en  est 
pas  convaincu.  Ce  caractère  avait  beaucoup  frappé  les  savans  de 
l'antiquité.  Virgile  était  pour  eux  ce  qu'était  surtout  Dante  pour  les 
Italiens  du  xv*"  siècle,  «  un  théologien  qui  n'ignore  aucun  dogme.  » 
On  citait  ses  vers,  on  s'appuyait  de  son  nom  quand  on  discutait  quel- 
que question  embarassante  qui  concernait  les  pratiques  du  culte  ou 
le  droit  pontifical.  Il  avait  dit,  dans  ses  Géorglques,  qu'il  était  permis 
de  mener  baigner  les  troupeaux  dans  les  fleuves  pendant  les  jours 
de  fête;  Varron  pensait  au  contraire  qu'on  n'en  avait  pas  le  droit 
parce  qu'il  ne  faut  pas  déranger  les  nymphes  un  jour  de  repos. 
Entre  les  affirmations  de  Varron  et  celles  de  Virgile,  les  savans 
restaient  indécis,  et  l'autorité  djL  poète  balançait  celle  du  grand 


208  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

théologien.  Nous  trouvons  sans  doute  qu'il  est  souvent  question  de 
la  religion  romaine  dans  V Enéide  :  il  est  aisé,  même  aux  moins  in- 
struits de  ces  matières,  de  voir  que  le  poète  a  tenu  à  y  faire  entrer 
le  nom  de  tous  les  dieux  et  le  tableau  de  toutes  les  cérémonies 
auxquelles  on  pouvait  raisonnablement  donner  une  origine  un  peu 
lointaine;  mais  les  Romains,  qui  connaissaient  mieux  l<;ur  religion 
que  nous,  l'y  retrouvaient  bien  plus  encore.  Des  expressions  que 
nous  ne  remarquons  pas  leur  rappelaient  à  tout  moment  des 
croyances  ou  des  usages  que  le  temps  leur  avait  rendus  cliers. 
Quand  Virgile  disait  qu'on  offre  aux  dieux  quatre  bœufs  de  choix, 
eximios  tauros,  ils  savaient  bien  que  c'étaient  les  termes  mêmes 
du  rituel  qu'employait  le  poète.  Ce  gâteau  fait  d'un  blé  consacré, 
furrc  2)W,  qu'Énée  donne  à  ses  lares,  leur  était  aussi  très  connu; 
c'était  celui  que  les  vestales  étaient  tenues  de  préparer  de  leurs 
mains,  qui  leur  demandait  tant  de  soin,  et  dont  le  commentateur 
Servius  nous  a  laissé  la  recette.  Lorsque  la  belle  nymphe  Cymo- 
docée,  un  de  ces  vaisseaux  d'Énée  que  Cybèle  avait  changés  en 
déesses  de  la  mer,  se  présente  à  son  ancien  maître  pour  lui  révéler 
les  dangers  qu'il  court,  elle  le  trouve  ignorant  de  ses  périls  et 
tranquillement  endormi  sur  le  navire  qui  le  porte.  «  Énée,  réveille- 
toi,  lui  dit-elle,  /Enea,  vigilal  »  Ce  mot,  qui  nous  semble  si  simple 
et  ne  nous  arrête  pas,  faisait  souvenir  les  Romains  d'une  des  plus 
imposantes  cérémonies  de  leur  culte  national.  Quand  on  était  sur  le 
point  de  commencer  une  guerre,  le  général  auquel  elle  était  con- 
fiée s'en  allait  dans  la  Regia,  agitait  les  boucliers  sacrés  et  la 
lance  de  Mars,  en  disant  :  «  Mars,  réveille-toi.  Mars,  vigila!  »  Les 
remarques  de  ce  genre  sont  importantes  :  elles  nous  montrent  que 
Virgile  avait  devant  les  yeux  les  rites  et  les  formules  de  la  religion 
de  son  pays,  et  qu'il  tenait  à  les  reproduire;  mais  les  commentateurs, 
comme  c'est  leur  habitude,  vont  beaucoup  plus  loin.  Énée  est  pour 
eux  un  pontife,  et  ils  se  donnent  une  peine  infinie  pour  nous  mon- 
trer que  toutes  ses  actions  les  plus  indifférentes,  les  plus  naturelles, 
sont  toujours  conformes  aux  prescriptions  du  rituel.  Au  premier 
ivre,  après  la  tempête,  les  Romains  jetés  sur  une  côte  inconnue 
tirent  de  leurs  vaisseaux  un  peu  de  blé  avarié  par  la  mer,  ils  l'é- 
crasent entre  deux  pierres,  et  le  font  cuire  comme  ils  peuvent.  Il 
n'est  pas  question  de  levain  dans  le  récit  de  Virgile  :  les  malheu- 
reux, que  la  faim  presse,  ne  songent  pas  à  s'en  procurer;  mais  Ser- 
vius ne  veut  pas  croire  qu'ils  s'en  passent  parce  qu'ils  n'en  ont  pas, 
—  ils  le  font  volontairement,  nous  dit-il,  parce  qu'ils  se  souvien- 
nent que  c'est  ainsi  que  le  flamine  doit  manger  son  pain.  Ce  qui  est 
plus  plaisant  encore,  c'est  qu'après  avoir  fait  d'Énée  un  pontife  ils 
se  trouvent  entraînés  à  faire  aussi  de  Didon  une  prêtresse.  Si  l'un 
est  le  modèle  accompli  du  flamen,  l'autre  doit  l'être  de  la  flami- 


UN    POÈTE   THÉOLOGIEN.  209 

nica^  quoiqii'à  vrai  dire  leur  mariage  ait  été  assez  sommaire,  et 
qu'ils  se  soient  passés  des  cérémonies  sacrées  de  la  confarreatio. 

Ces  exagérations  ridicules  n'empêchent  pas  qu'au  fond  l'opinion 
des  commentateurs  ne  soit  juste.  Virgile  est  peut-être  un  peu  moins 
préoccupé  de  la  religion  romaine  qu'ils  ne  le  supposent;  il  est  pour- 
tant certain  qu'il  y  songe  très  souvent.  En  réalité,  le  but  que  pour- 
suit son  héros,  qui  lui  fait  braver  tant  de  périls,  est  entièrement 
religieux.  Le  poète  a  grand  soin  de  nous  dire,  dès  le  début  de  l'ou- 
vrage, qu'Énée,  banni  par  le  destin,  vient  porter  ses  dieux  en  Ita- 
lie. La  patrie  elle-même,  par  la  voix  d'Hector,  les  lui  a  confiés 
pendant  la  nuit  fatale  de  Troie.  Il  doit  les  établir  dans  le  séjour 
que  le  destin  leur  réserve.  Cette  ville  qu'il  va  fonder  est  moins  une 
demeure  pour  lui  qu'un  asile  pour  ses  pénates  errans.  C'est  ce 
qu'il  répète  à  tous  ceux  qui  l'interrogent  sur  ses  projets.  «  Je  ne 
demande,  leur  dit-il,  qu'un  petit  abri  pour  mes  dieux,  dis  sedem 
exiguam  rogamus,  »  et  ce  n'est  pas  là  une  manœuvre  de  proscrit, 
de  suppliant,  qui  se  fait  modeste,  qui  ne  veut  pas  paraître  exiger 
beaucoup  de  peur  de  ne  rien  obtenir;  c'est  l'expression  exacte  de 
la  vérité.  "Virgile  y  est  revenu  plusieurs  fois,  et  il  ne  l'a  redit  avec 
cette  insistance  que  parce  qu'il  craignait  que  le  succès  de  son  œuvre 
ne  fût  compromis,  s'il  n'en  montrait  pas  très  nettement  le  dessein. 

Ce  dessein  n'a  pas  été  toujours  bien  compris;  il  est  pourtant  fa- 
cile à  saisir.  Il  suffit  de  réfléchir  un  moment  pour  reconnaître  que 
le  sujet  de  YEnéide  ne  pouvait  pas  être  l'arrivée  en  Italie  et  le 
triomphe  d'une  race  étrangère;  il  ne  s'agissait  que  de  l'introduction 
de  quelques  dieux  nouveaux.  Le  poète  tenait  avant  tout  à  compo- 
ser une  œuvre  qui  fût  patriotique  et  nationale,  et  l'on  ne  pouvait  à 
ce  moment  passer  pour  an  patriote  zélé  qu'à  la  condition  de  faire 
l'éloge  des  aïeux.  Ces  aïeux,  dont  on  était  tenu  de  célébrer  les  ver- 
tus, étaient  surtout  les  Latins  et  les  Sabins,  qui  par  leur  mélange 
avaient  formé  la  nation  romaine.  Leur  nom  était  alors  dans  la 
bouche  de  tous  les  moralistes;  c'est  chez  eux  qu'on  allait  chercher 
des  exemples  pour  faire  rougir  les  contemporains,  c'est  leur  gloire 
qu'on  était  fier  d'opposer  à  toutes  les  forfanteries  des  Grecs.  La 
moindre  offense  qu'on  se  fût  permise  à  leur  égard  aurait  été  res- 
sentie par  tout  le  monde  comme  une  insulte  personnelle.  Pour  être 
national  et  devenir  populaire ,  un  poème  devait  nécessairement 
vanter  le  courage  et  célébrer  les  victoires  de  ces  vieilles  races  ita- 
liques qui  avaient  laissé  d'elles  un  si  grand  souvenir.  Or,  par  une 
étrange  contradiction,  dans  ce  poème,  qui  se  prétendait  national, 
Virgile,  acceptant  les  légendes  grecques,  allait  être  forcé  de  mon- 
trer les  Italiens  vaincus  et  soumis  par  des  étrangers,  et,  pour 
mettre  le  comble  à  l'outrage,  il  se  trouvait  que  ces  étrangers  étaient 

TOME  civ,  —  1873.  14 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

précisément  ces  habitans  des  contrées  amollies  de  l' Asie-Mineure 
pour  lesquels  Rome  ne  déguisait  pas  son  mépris.  Il  était  d'usage 
qu'on  ne  leur  épargnât  aucune  raillerie,  et,  pour  être  sûr  d'amuser 
un  moment  la  populace  du  Forum,  on  n'avait  qu'à  se  moquer  d'eux. 
On  disait  de  quelqu'un  qu'on  regardait  comme  le  plus  méchant  des 
hommes  :  «  C'est  le  dernier  des  Mysiens;  »  on  ne  pouvait  rien  ima- 
giner au-delà.  C'étaient  des  proverbes  qu'on  répétait  partout  et 
que  Cicéron  reproduit  avec  complaisance,  «  qu'on  pouvait  tout  se 
permettre  sans  danger  sur  un  Carien,  et  qu'un  Phrygien  battu  de- 
venait meilleur.  »  Virgile  a  cédé  lui-même  une  fois  à  ces  préjugés 
populaires;  dans  un  des  passages  de  son  poème  qui  semblent  écrits 
avec  le  plus  de  verve,  un  Italien,  après  avoir  fait  un  magnifique 
éloge  des  mœurs  rudes  et  honnêtes  de  son  pays,  oppose  à  ce  ta- 
bleau celui  des  vices  des  Phrygiens.  «  Vous  autres,  leur  dit-il, 
vous  avez  des  vêtemens  qui  brillent  des  couleurs  du  safran  et  de  la 
pourpre,  les  loisirs  paresseux  vous  plaisent;  vous  aimez  à  perdre  le 
temps  à  des  danses,  vous  portez  des  tuniques  aux  longues  man- 
ches, des  mitres  aux  bandelettes  flottantes...  Entendez-vous  les 
tambours  et  les  flûtes  de  la  déesse  de  l'Ida  qui  vous  appellent  à  ses 
fêtes?  Gardez-vous  de  toucher  aux  épées,  laissez  le  fer  aux  braves!  » 
Ces  efféminés  étaient  pourtant,  d'après  les  traditions  que  suivait 
Virgile,  les  conquérans  du  Latium  et  les  véritables  ancêtres  des 
Piomains.  C'était  la  grande  difficulté  du  sujet  qu'il  avait  choisi; 
mais  il  a  vu  le  péril,  et  voici  comment  il  a  su  l'éviter.  Il  n'a  pas  re- 
présenté l'entreprise  des  Troyens  comme  une  de  ces  invasions  dans 
lesquelles  un  peuple  entier  vient  s'établir  sur  une  terre  voisine, 
exterminant  ceux  qui  l'occupent  et  fondant  une  nation  nouvelle 
avec  des  élémens  tout  à  fait  étrangers.  S'il  avait  fait  ainsi,  il  aurait 
blessé  l'opinion  publique  et  soulevé  contre  lui  la  colère  des  pa- 
triotes ;  il  a  montré  au  contraire  ces  envahisseurs  absorbés  par  les 
peuples  qu'ils  ont  vaincus  et  finissant  par  perdre  dans  ce  mélange 
leur  existence  et  leur  nom.  Au  douzième  livre,  Junon,  forcée  de 
consentir  à  la  mort  de  Turnus,  demande  à  Jupiter  des  compensa- 
tions. Elle  veut  que  le  Latium  reste  ce  qu'il  est,  qu'il  ne  perde  ni 
sa  langue  ni  ses  usages,  et  qu'il  soit  bien  accepté  d'avance  que  Rome 
ne  devra  sa  fortune  qu'au  courage  des  Italiens.  Quant  aux  Troyens, 
perdus  dans  la  masse  de  leurs  alliés  nouveaux,  ils  disparaîtront. 
Troie,  toute  victorieuse  qu'elle  paraît,  est  destinée  à  périr  encore, 
et  cette  fois  pour  ne  plus  renaître.  Il  est  donc  entendu  que  l'élé- 
ment phrygien  doit  se  fondre  dans  l'élément  latin,  que  ce  mélange 
n'altérera  pas  la  nationalité  italienne,  que  Rome  peut  continuer  à 
faire  honneur  de  sa  grandeur  et  de  sa  gloire  à  ceux  qu'elle  aime  à 
regarder  comme  ses  véritables  aïeux;  mais  alors  que  sont  venus 
faire  en  Italie  Énée  et  ses  compagnons,  et  pourquoi  les  destins 


UN    POÈTE   THÉOLOGIEN.  211 

prennent-ils  tant  d'intérêt  à  leur  entreprise?  Ils  sont  venus  y  ap- 
porter leurs  dieux;  c'est  là  l'unique  mission  qu'Énée  ait  reçue  du 
ciel.  Il  la  connaît,  et  dans  cette  fusion,  d'où  Rome  doit  sortir,  il  dis- 
tingue, aussi  nettement  que  s'il  avait  entendu  les  paroles  de  Junon, 
quelle  est  sa  part  et  celle  des  Italiens.  Il  sait  que  la  gloire  des  armes 
appartient  à  Latinus  et  à  son  peuple,  il  se  réserve  seulement  pour 
lui  et  les  siens  ce  qui  concerne  les  dieux  et  leur  culte.  C'est  ce  qu'il 
apprend  à  Latinus  lui-même  dans  ce  vers,  qui  me  semble  expli- 
quer tout  le  dessein  de  Y  Enéide  : 

Sacra  deosque  dabo,  socer  arma  Latinus  habcto. . 

Ce  partage  n'avait  plus  rien  qui  choquât  les  descendans  des  vieux 
Latins;  le  patriote  le  plus  scrupuleux  pouvait  y  souscrire  sans  ré- 
pugnance. On  reconnaissait  généralement  que  l'Orient  était  le  pays 
le  plus  religieux  du  monde.  Les  Romains  eux-mêmes  ne  faisaient 
pas  difficulté  d'admettre  qu'un  de  leurs  plus  anciens  cultes,  celui 
des  pénates,  leur  venait  de  là;  ils  le  croyaient  originaire  de  Samo- 
thrace,  et,  quand  ils  passaient  auprès  de  l'île  sacrée,  ils  ne  man- 
quaient pas,  par  reconnaissance ,  de  se  faire  initier  à  ses  mystères. 
Au  temps  où  Virgile  écrivait,  c'est  encore  dans  ces  contrées  de 
l'Asie  qu'on  allait  chercher  d'autres  croyances  pour  rajeunir  le  po- 
lythéisme épuisé.  Le  poète  évitait  donc  tous  les  reproches  en  n'at- 
tribuant d'autre  conséquence  à  la  victoire  des  Troyens  que  l'intro- 
duction de  quelques  cultes  nouveaux;  c'est  aussi  ce  qu'il  a  fait.  Dès 
lors,  il  ne  peut  plus  y  avoir  de  doute  sur  le  caractère  véritable  de 
son  ouvrage.  S'il  est  vrai  qu'Énée  n'apporte  avec  lui  que  ses  dieux 
en  Italie,  et  qu'il  n'ait  d'autre  projet  que  de  les  y  établir,  le  poème 
qui  chante  sa  pieuse  entreprise  ne  peut  être  qu'un  poème  religieux. 
Il  me  semble  que  tout  s'explique  dans  ce  poème,  que  les  diffi- 
cultés disparaissent  ou  s'atténuent  quand  on  se  pénètre  du  dessein 
véritable  de  l'auteur.  Par  exemple,  beaucoup  d'admirateurs  de  Vir- 
gile se  sont  parfois  reproché  de  prendre  trop  d'intérêt  à  Turnus,  et 
de  faire  en  secret  des  vœux  pour  lui.  Il  est  sûr  qu'au  point  de  vue 
humain  sa  cause  paraît  la  plus  juste;  mais,  quand  on  se  souvient 
que  Y  Enéide  est  un  poème  religieux,  on  est  au  contraire  forcé 
d'avouer  que  le  droit  est  du  côté  d'Énée.  Ce  droit  n'est  pas  tout 
à  fait  celui  que  sanctionnent  les  lois  humaines,  qui  résulte  d'une 
longue  possession  ou  repose  sur  des  titres  écrits.  C'est  celui  qui 
vient  de  la  volonté  divine,  appuyée  sur  l'autorité  des  prêtres,  ex- 
primée par  la  voix  des  devins  et  les  réponses  des  oracles.  «  L'o- 
lympe m'appelle,  »  dit  quelque  part  Énée,  et  il  dit  vrai.  II  arrive 
en  Italie  muni  d'ordres  réguliers  des  dieux.  Cette  terre  que  Turnus 
et  les  Latins  lui  disputent  sous  prétexte  qu'elle  leur  a  toujours 
appartenu,  elle  lui  est  donnée  par  le  ciel;  il  en  a  la  preuve  en  bonne 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

forme.  Depuis  son  départ  de  Troie,  les  oracles  se  succèdent  sans  in- 
terruption pour  lui  apporter  les  ordres  delà  destinée;  tous  les  dieux 
ne  semblent  occupés  qu'à  diriger  sa  course.  Yirgile  a  bien  raison 
de  dire,  quand  son  héros  commence  son  voyage,  «  qu'il  livre  sa 
voile  au  destin.  »  Ce  sont  les  destins  qui  le  mènent  sans  qu'il  sache 
bien  où  il  va.  Ils  le  conduisent  dans  le  pays  où  il  doit  s'établir,  et 
le  remettent  dans  sa  route  toutes  les  fois  qu'il  s'en  est  écarté.  Voilà 
quels  sont  ses  titres  de  propriété  sur  le  royaume  et  sur  la  fille  de 
Latinus.  Le  droit  humain  les  trouvera  peut-être  insuffîsans,  la  rai- 
son pourra  être  blessée  de  voir  qu'il  s'en  contente;  mais  les  reli- 
gions ont  leur  façon  particulière  d'entendre  le  droit  et  la  justice,  et 
elles  ne  sont  pas  fâchées  de  contredire  la  raison  et  de  l'humilier. 

C'est  ce  qui  explique  aussi  que  l'entreprise,  étant  toute  religieuse, 
ne  soit  pas  entièrement  conduite  par  les  moyens  ordinaires.  Les 
dieux  ont  choisi  tout  exprès  celui  qui  en  doit  être  le  héros,  et  leur 
choix,  il  faut  l'avouer,  ne  semble  pas  le  meilleur  de  ceux  qu'on 
pouvait  faire.  Pour  assurer  le  succès  d'une  guerre  difficile  et  la 
mener  rapidement,  il  fallait  un  homme  d'action;  Énée  est  trop  sou- 
vent un  mélancolique  et  un  contemplateur.  Dans  les  circonstances 
les  plus  graves,  la  vue  de  quelques  tableaux  le  jette  en  des  rêve- 
ries sans  fin,  et  l'on  a  besoin  de  lui  rappeler  que  le  temps  presse, 
qu'il  ne  faut  pas  s'oublier  à  ces  spectacles.  11  se  trouve  mêlé  à 
des  événemens  qui  contrarient  à  chaque  instant  sa  nature,  et  les 
dieux  semblent  lui  avoir  imposé  comme  à  plaisir  une  tâche  qui  lui 
répugne.  Cet  homme,  qu'on  précipite  dans  des  combats  furieux,  est 
un  ami  décidé  de  la  paix;  ce  coureur  d'aventures  adore  le  repos. 
A  chaque  pas  qu'il  fait  dans  sa  course  errante,  il  espère  être  arrivé 
au  terme;  il  veut  s'arrêter  et  s'établir.  Il  faut  que  les  dieux  le 
chassent  sans  cesse  par  des  oracles  menaçans,  par  des  apparitions, 
par  des  maladies,  et  il  a  les  larmes  aux  yeux  quand  il  reprend 
son  voyage  vers  cette  Italie  «  qui  fuit  toujours  devant  lui.  »  Il  en- 
vie le  sort  de  tous  ceux  qui  sont  fixés  et  tranquilles.  «  Heureux  le 
peuple  dont  les  murailles  s'élèvent!  »  s'écrie-t-il  en  voyant  qu'on 
bâtit  Carthage.  a  Vivez  heureux,  dit-il  tristement  à  Andromaque, 
vous  dont  la  fortune  est  faite  et  le  repos  assuré!  »  Une  fois  même, 
en  Sicile,  il  est  tenté  de  ne  pas  aller  plus  loin,  de  résister  ouver- 
tement aux  destinées.  On  voit  qu'il  ne  se  résigne  qu'avec  la  plus 
grande  peine  à  devenir  un  héros;  une  vie  modeste  et  calme  lui  con- 
viendrait mieux  que  toutes  ces  grandes  aventures  que  le  sort  lui 
prépare.  Il  a  reçu  du  ciel  une  mission  qui  lui  pèse;  il  la  subit  avec 
tristesse,  il  travaille  pour  ses  pénates,  auxquels  il  faut  bien  donner 
une  demeure  sûre,  pour  son  fils,  qu'il  ne  doit  pas  priver  de  ce 
royaume  que  le  destin  lui  promet,  pour  sa  race,  qu'attend  un  si 
glorieux  avenir.  Sa  personnalité  s'efl'ace  devant  ces  grands  intérêts; 


UN    POÈTE   THÉOLOGIEN.  213 

il  obéit  malgré  ses  répugnances  et  s'immole  aux  ordres  du  ciel. 
C'est  à  ces  signes  que  se  reconnaît  le  héros  d'une  épopée  religieuse. 
Son  peu  de  goût  pour  le  rôle  qu'on  lui  impose  ne  fait  que  mieux 
ressortir  son  obéissance,  qui  est  la  première  vertu  d'un  dévot.  Il 
peut  nous  sembler  qu'un  autre  que  lui  serait  plus  propre  à  le  rem- 
plir; mais  qui  sait  si  son  insuffisance  même  n'a  pas  été  pour  les 
dieux  une  raison  de  le  choisir?  Leur  volonté  est  plus  manifeste, 
leur  force  paraît  mieux ,  leur  triomphe  leur  appartient  davantage 
quand  l'instrument  dont  ils  se  servent  est  moins  proportionné  aux 
résultats  qu'ils  en  tirent.  Leurs  desseins  d'ailleurs  ont  quelquefois 
de  ces  caprices  que  l'homme  ne  peut  pas  pénétrer.  —  N'est-ce  pas 
à  peu  près  ainsi  que,  pour  un  janséniste  convaincu ,  la  grâce  pro- 
cède par  des  chemins  inconnus,  et  qu'elle  appelle  qui  elle  veut  sans 
paraître  se  préoccuper  des  goûts  et  des  aptitudes  de  l'élu  qu'elle  a 
choisi? 

On  adresse  généralement  beaucoup  de  critiques  au  caractère 
d'Énée;  il  n'y  en  a  qu'une  qui  me  semble  tout  à  fait  méritée  :  il 
manque  d'unité,  il  est  composé  d'élémens  divers  qui  ne  sont  pas 
toujours  bien  fondus  ensemble.  Il  y  a  d'abord  chez  lui  le  héros 
épique  qui  fait  de  grands  exploits,  et  qui  s'en  vante,  qui  dit  fière- 
ment à  l'ennemi  qu'il  vient  de  frapper  :  «  Tu  meurs  de  la  main  du 
grand  Énée.  »  Tout  ce  côté  héroïque  et  homérique  du  person- 
nage nous  surprend  beaucoup,  et  nous  plaît  médiocrement.  Il  est 
mieux  dans  sa  nature  quand  il  se  contente  d'être  ce  qu'il  est 
en  réalité,  le  héros  d'un  poème  religieux.  Il  n'a  plus  alors  de 
ces  attitudes  provocantes,  de  ces  airs  insolens,  de  ces  violences 
ou  de  ces  cruautés  qui  lui  viennent  de  l'imitation  d'Achille  et 
d'Ajax.  Il  est  modeste  dans  ses  paroles ,  comme  il  sied  à  un 
«  échappé  du  glaive  des  Grecs.  »  Il  sympathise  aux  douleurs  hu- 
maines, il  ne  compte  pas  sur  la  fortune.  Il  sent  qu'il  porte  le  poids 
d'une  triste  destinée.  Le  passé  lui  rappelle  des  pertes  cruelles,  l'a- 
venir lui  garde  d'amères  douleurs.  Cependant  ses  malheurs  immé- 
rités n'ébranlent  pas  sa  résignation,  et  ne  lui  arrachent  jamais  un 
cri  de  révolte.  A  chaque  coup  qui  le  frappe,  il  tend  les  bras  au 
ciel.  Il  est  plein  de  respect  pour  tous  les  dieux,  même  pour  ceux 
qui  le  maltraitent.  Jamais  il  ne  lui  arrive  de  se  plaindre  de  Junon, 
qui  le  poursuit  d'une  haine  implacable,  et,  au  moment  même  où 
elle  vient  de  soulever  les  enfers  contre  lui,  il  immole  en  son  hon- 
neur la  laie  blanche  avec  ses  trente  petits.  Il  a  près  de  lui  ses  lares, 
qu'il  prie  le  matin  en  s'éveillant.  Il  sait  toutes  les  prescriptions  de 
la  loi  religieuse,  et  même  dans  les  circonstances  les  plus  graves  il 
n'en  omet  aucune.  Au  milieu  de  Troie  en  flammes,  quand  il  s'agit 
de  sauver  ses  dieux  domestiques  qui  vont  brûler,  il  est  pris  tout  à 
coup  d'un  scrupule  :  il  songe  qu'il  vient  de  se  battre,  qu'il  a  du 


21 /i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

■sang  aux  mains,  qu'il  ne  lui  est  pas  permis  de  toucher  ses  dieux 
avant  qu'il  se  soit  purifié  dans  une  eau  courante,  et  il  les  confie  à 
son  père.  Ce  qui  le  préoccupe  surtout,  ce  sont  les  oracles,  les  pré- 
sages, les  signes  de  toute  sorte  par  lesquels  se  révèle  la  volonté 
divine.  Le  destin  tient  assurément  une  grande  place  dans  Homère  : 
ses  héros  font  beaucoup  d'usage  des  devins;  ceux  d'entre  eux  qui 
sont  condamnés  à  être  vaincus  et  à  périr  ne  l'ignorent  pas,  et  le  rap- 
pellent même  quelquefois;  mais  en  général  ils  Toiiblient,  et  se  con- 
duisent tout  à  fait  comme  s'ils  n'en  savaient  rien.  Ce  fond  de  fata- 
lité semble  rester  chez  lui  obscur  et  lointain  :  il  s'en  échappe  par 
momens  des  reflets  sinistres  qui  assombrissent  l'action  ;  heureuse- 
ment ce  ne  sont  que  des  éclairs,  et  sur  le  premier  plan  se  développe 
librement  l'activité  des  personnages  livrés  sans  arrière-pensée  à  la 
fièvre  de  la  vie,  et  oubliant  dans  les  passions  du  présent  les  menaces 
de  l'avenir.  Énée  au  contraire  est  tout  à  fait  dans  la  main  des 
dieux,  et  il  tient  toujours  les  yeux  fixés  sur  cette  force  supérieure 
qui  le  mène.  Jamais  il  ne  fait  rien  de  lui-même.  Quand  les  occasions 
sont  pressantes  et  qu'il  importe  de  prendre  un  parti  sans  retard,  il 
n'en  attend  pas  moins  un  arrêt  du  destin  bien  constaté  pour  se  dé- 
cider. 11  semble  que,  lorsque  Évandre  lui  offre  l'alliance  des  cités 
étrusques  dont  il  a  si  grand  besoin,  il  devrait  remercier  avec  effu- 
sion un  hôte  si  obligeant  et  s'empresser  d'accueillir  ses  proposi- 
tions; il  s'en  garde  bien,  et  reste  les  yeux  baissas  avec  le  fidèle 
Achate  jusqu'à  ce  que  les  dieux  lui  aient  fait  clairement  savoir  ce 
qu'il  doit  faire.  Il  faut  que  la  terre  tremble,  que  le  ciel  s'enflamme, 
que  le  bruit  des  armes  retentisse  dans  l'air  pour  qu'il  accepte  un 
secours  dont  il  ne  peut  guère  se  passer;  mais  une  fois  que  le  ciel  a 
parlé,  il  n'hésite  plus.  Ses  désirs,  ses  préférences,  ses  affections, 
se  taisent;  il  se  sacrifie  et  s'immole  sans  se  plaindre  aux  ordres  des 
dieux.  C'est  ce  qui  est  surtout  visible  au  quatrième  livre.  Quand  on 
le  lit  avec  soin,  on  s'aperçoit  que  Virgile  n'a  pas  semblé  tenir  à  nous 
dépeindre  directement  les  sentimens  véritables  de  son  héros  pen- 
dant ce  séjour  à  Carlhage,  où  Didon  liû  fait  oublier  quelque  temps 
l'Italie  et  les  destinées.  Sans  doute  il  ne  voulait  pas  nous  trop  dé- 
couvrir ses  faiblesses,  il  hésitait  à  le  montrer  dans  une  situation  qui 
ne  répondît  pas  à  sa  sévérité  ordinaire.  Il  laisse  pourtant  entrevoir 
que  cet  amour  était  plus  sérieux  et  plus  profond  qu'on  ne  devait 
l'attendre  d'un  si  grave  personnage.  Pour  savoir  ce  que  Didon  en 
avait  fait  en  quelques  semaines,  il  suffit  de  se  rappeler  dans  quel 
costume  le  trouva  Mercure  lorsqu'il  vint  par  l'ordre  de  Jupiter  le 
rappeler  à  son  devoir,  a  II  portait  un  cimeterre  étoile  de  diamans; 
sur  ses  épaules  resplendissait  un  manteau  de  pourpre,  présent  de 
Didon,  qui  l'avait  tissé  de  ses  mains,  mêlant  des  filets  d'or  au  riche 
tissu.  »  C'était  déjà  un  prince  tyrien.  Cependant  au  premier  mot  du 


UN    POÈTE    THÉOLOGIEN.  215 

céleste  envoyé  tout  l'effet  qu'avaient  produit  sur  son  cœur  les 
charmes  de  la  reine  et  la  beauté  de  Carthage  s'efface  :  il  brûle  de 
s'en  aller,  ardct  ûbire  fiicja.  Si  cette  impatience  nous  blesse,  c'est 
que  nous  ne  sommes  pas  assez  pénétrés  du  dessein  du  poète.  Quand 
on  y  réfléchit,  oa  trouve  que  b,  conduite  d'Énée,  qui  serait  cho- 
quante dans  un  poème  ordinaire,  convient  au  héros  d'une  épopée 
religieuse.  Il  a  pu  oublier  un  moment  la  mission  divine  dont  il  est 
chargé,  —  les  plus  graves  et  les  plus  dévots  ne  sont  pas  toujours 
à  l'abri  de  ces  surprises,  —  mais  l'apparition  de  Mercure  le  rend  à 
lui-même;  en  recevant  les  ordres  de  Jupiter  qu'un  dieu  lui  apporte, 
il  est  saisi  d'une  sorte  d'ardeur  de  sacrifice.  Il  abandonne  Bidon, 
comme  Polyeucte  dans  le  feu  d'une  conversion  nouvelle  oublie  Pau- 
line (1).  S'il  se  livre  encore  dans  son  cœur  quelques  combats  secrets, 
ils  n'ébranlent  pas  sa  résolution  et  ne  troublent  qu'un  moment  la 
sérénité  de  son  âme,  mens  immola  manet.  Ce  qui  serait  ailleurs  une 
coupable  insensibilité  peut  passer  ici  pour  un  détachement  et  un 
sacrifice  méritoires.  Ce  n'est  qu'en  triomphant  ds  ses  goûts  et  de  ses 
passions,  en  se  résignant  à  s'oublier  et  à  s'immoler,  qu'il  peut  obte- 
nir la  faveur  de  porter  ses  dieux  en  Italie  et  d'y  établir  leur  culte. 
Plus  la  victoire  qu'il  remporte  sur  lui-même  est  rapide  et  complète, 
plus  il  est  digne  du  choix  qu'a  fait  de  lui  le  destin  pour  exécuter 
ses  arrêts,  plus  il  se  montre  le  véritable  héros  d'un  poème  religieux. 
Ses  adversaires  représentent  plutôt  les  passions  et  les  sentimens 
humains,  et  c'est  peut-être  pour  ce  motif  qu'ils  nous  plaisent  da- 
vantage. Quelle  séduisante  figure  que  ce  Turnus,  si  sensible  à  l'hon- 
neur, si  brave,  si  dévoué  aux  siens,  qui  aime  tant  les  aventures  au- 
dacieuses et  se  jette  toujours  le  premier  dans  la  mêlée  sans  attendre 
ses  soldats!  Il  est  le  hardi  Turnus,  comme  son  rival  est  le  pieux 
Énée.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  respecte  aussi  beaucoup  les  dieux  :  il 
leur  fait  volontiers  des  sacrifices  et  leur  adresse  de  longues  prières. 
Cependant  il  ne  se  montre  pas  autant  qu'Énée  l'esclave  des  destins; 
il  ose  en  parler  d'un  ton  plus  léger,  et,  s'il  ne  leur  résiste  pas  ouver- 
tement, il  veut  qu'on  les  interprète  et  qu'on  les  tourne.  Ce  ne  sont  là 
que  des  irrévérences;  mais  Mézence,  son  allié,  est  un  impie  avéré  : 
il  déclare  qu'il  n'a  aucun  souci  des  dieux,  qu'il  les  méprise  et  s'en 
moque,  qu'il  n'en  veut  pas  reconnaître  d'autre  que  son  bras  et  le 
javelot  qu'il  va  lancer.  Cependant,  quand  on  lui  rapporte  le  corps 
de  son  fils,  le  premier  mouvement  de  cet  impie  est  de  lever  les  bras 
au  ciel.  Chateaubriand  a  fait  observer  que,  parmi  les  personnages 
secondaires  de  Y  Enéide,  Mézence  est  presque  le  seul  «  qui  soit  fiè- 
rement dessiné.  »  Il  est  remarquable  que  le  parti  de  Turnus  ren- 

(1)  Ce  rapprochement  n'a  rien  de  forcé,  comme  on  pourrait  le  croire.  Le  ton  d'Énée, 
quand  il  dit  à  Didon  :  Desine  nieque  tuis  incendere  teque  querelis,  est  celui  de  Po- 
lyeucte quand  il  répond  à  Pauline  :  Vives  avec  Sévère. 


2J6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ferme  le  plus  grand  nombre  de  ces  figures  vivantes;  les  compagnons 
d'Énée  sont  en  général  beaucoup  plus  ternes.  Le  poète  ne  l'a  peut- 
être  pas  fait  sans  dessein.  Il  n'était  pas  mauvais,  pour  qu'on  vît 
mieux  la  main  des  dieux  dans  les  événemens,  que  celle  de  l'homme 
n'y  fût  pas  trop  apparente,  et  la  médiocrité  générale  des  vainqueurs 
rendait  plus  éclatant  le  triomphe  de  la  volonté  divine. 

Après  avoir  établi  que  l'œuvre  de  Virgile,  par  le  choix  du  sujet 
et  le  caractère  des  personnages,  était  surtout  religieuse,  il  est  na- 
turel de  se  demander  de  quelle  manière  il  entendait  la  religion. 
Pour  savoir  exactement  quelles  étaient  ses  croyances,  il  ne  suffît  pas 
de  dire  qu'il  était  attaché  au  culte  de  son  pays.  Gomme  ce  culte  im- 
posait surtout  des  pratiques,  qu'il  ne  contenait  pas  une  doctrine 
précise  et  des  dogmes  rigoureusement  définis,  il  laissait  à  chacun 
plus  de  liberté  de  penser  des  dieux  ce  qu'il  voulait;  il  s'ensuit 
qu'alors  la  religion,  sous  une  apparence  d'uniformité,  était  tout  à 
fait  personnelle  et  pouvait  changer  d'un  homme  à  l'autre. 

Celle  de  "Virgile,  comme  de  la  plupart  de  ses  contemporains,  se 
compose  d'élémens  divers  qu'il  emprunte  à  des  époques  et  à  des 
nations  différentes.  Son  olympe  contient  des  dieux  de  tout  âge  et 
de  tout  pays.  On  y  trouve  les  vieilles  divinités  italiques,  Janus  aux 
deux  visages,  Pilumnus,  l'inventeur  de  l'engrais,  Picus,  revêtu  de 
la  trabée  et  tenant  à  la  main  le  petit  bâton  des  augures  à  côté  de 
l'orientale  Gybèle  avec  sa  couronne  de  tours  et  du  Grec  Apollon,  qui 
porte  son  arc  ou  sa  lyre.  Dans  ce  mélange,  le  passé  tient  d'abord 
une  grande  place.  Ges  vieux  mythes,  qui  remontaient  aux  premiers 
jours  de  l'humanité,  plus  ou  moins  dénaturés  par  l'âge,  ont  été 
jusqu'à  la  fin  le  fond  des  religions  antiques.  Virgile,  qui  aimait  tant 
l'antiquité,  devait  plus  qu'un  autre  leur  faire  une  large  part  dans 
ses  croyances.  Aussi  prend-il  plaisir  à  rappeller  les  anciennes  lé- 
gendes de  son  pays;  son  merveilleux  est  ordinairement  celui  de 
Y  Iliade  et  de  XOdyssce.  Il  ne  lui  était  pas  possible  de  faire  autre- 
ment, quand  il  l'aurait  voulu.  Non-seulement  comme  poète  il  trou- 
vait un  grand  avantage  à  modeler  ses  dieux  sur  ceux  d'Homère,  à 
les  faire  agir  et  parler  comme  eux,  mais  ses  lecteurs  n'en  auraient 
pas  facilement  accepté  d'autres.  Geux-là  s'étaient  imposés  depuis 
longtemps  à  l'imagination  de  tout  le  monde.  Les  mythologies  des 
peuples  les  plus  différens  avaient  subi  à  la  longue  l'influence  de 
celle  des  Grecs,  et  à  peu  près  toutes,  après  plus  ou  moins  de  ré- 
sistance, s'étaient  accommodées  de  quelque  façon  à  cet  admirable 
idéal.  La  poésie  avait  produit  alors  quelques-uns  des  effets  qu'on 
obtient  aujourd'hui  avec  des  confessions  de  foi  et  des  symboles.  Les 


UN   POÈTE   THÉOLOGIEN.  217 

dieux  d'Homère  étaient  devenus  les  types  sur  lesquels  l'imagination 
façonnait  tous  les  autres,  et  à  Rome  surtout  on  n'était  presque  plus 
capable  de  concevoir  autrement  la  divinité.  Ainsi,  quand  l'admira- 
tion n'aurait  pas  fait  un  plaisir  à  Virgile  de  suivre  les  traces  de  son 
grand  devancier,  l'opinion  générale  lui  en  faisait  une  nécessité. 

Si  la  religion  de  Y  Enéide  paraît  être  au  fond  celle  des  poèmes 
homériques,  ces  croyances  anciennes  sont  pourtant  fort  rajeunies. 
Virgile  emprunte  beaucoup  au  passé,  mais  il  doit  aussi  beaucoup  au 
présent.  Comme  il  prétendait  laisser  une  œuvre  vivante,  et  non  une 
imitation  artificielle  des  épopées  d'Homère,  il  était  bien  forcé  d'ac- 
commoder toute  cette  antiquité  aux  idées  de  son  époque.  Quand  on 
trouve  que  la  mythologie  est  chez  lui  moins  animée,  moins  pleine 
de  charme  et  d'intérêt  que  dans  V Iliade  ou  YOdy.s.sée,  on  n'accuse 
ordinairement  que  l'infériorité  de  son  génie;  il  faut  tenir  compte 
aussi  de  la  différence  des  temps.  Les  progrès  mêmes  qu'avait  ac- 
complis la  raison  humaine  pendant  tant  de  siècles  de  réflexions, 
d'études,  de  recherches,  tournaient  souvent  contre  lui.  Depuis  qu'on 
se  faisait  une  idée  plus  haute  de  la  divinité  et  qu'on  la  séparait  da- 
vantage de  l'homme,  il  était  devenu  plus  difficile  de  les  mêler  en- 
semble dans  les  mêmes  aventures.  Ce  fut  un  grand  embarras  pour 
le  poète.  Les  exigences  de  son  temps  étaient  telles  qu'il  ne  pouvait 
ni  s'écarter  entièrement  du  merveilleux  d'Homère,  ni  le  garder  tout 
à  fait.  C'est  ainsi  qu'il  fut  amené  à  le  changer  souvent  :  il  lui  a  fait 
subir  une  foule  de  modifications  de  détail  qui  finissent  par  en  alté- 
rer l'ensemble.  Il  l'a  changé  surtout  pour  le  rendre  plus  moral, 
plus  grave,  plus  conforme  à  l'idée  que  ses  contemporains  se  fai- 
saient de  la  dignité  divine. 

Virgile  était  de  ceux  qui  pensaient,  comme  Pindare,  «  qu'il  ne  faut 
rien  dire  des  dieux  qui  ne  soit  beau.  »  Après  nous  avoir  raconté  que 
Triton,  jaloux  de  Misène,  qui  jouait  trop  bien  de  la  conqae,  se  dé- 
barrassa de  son  rival  en  le  plongeant  dans  les  flots,  il  s'empresse 
d'ajouter  qu'il  lui  est  difficile  de  croire  à  ce  récit.  Quand  il  songe  aux 
causes  frivoles  qui  poussaient  Junon  à  poursuivre  de  sa  colère  un 
homme  aussi  pieux  qu'Énée,  il  ne  peut  retenir  un  cri  de  surprise  : 
Tnntœ  ne  animis  cœlesiibus  irœl  Ce  ne  sont  que  des  réserves  ti- 
mides; d'autres,  autour  de  lui,  allaient  bien  plus  loin.  Cicéron  avait 
déjà  énergiquement  attaqué  ces  fables  absurdes  «  qui  représentent 
les  dieux  enflammés  de  colère,  passionnés  jusqu'à  la  fureur,  qui  dé- 
peignent leurs  démêlés,  leurs  combats,  leurs  blessures,  qui  racon- 
tent leurs  haines,  leurs  dissensions,  leur  naissance,  leur  mort,  qui 
nous  les  montrent  gémissant  et  se  lamentant,  jetés  dans  les  fers, 
plongés  sans  réserve  dans  toute  sorte  de  voluptés,  entretenant  avec 
le  genre  humain  des  commerces  impudiques,  d'où  sortent  des  mor- 
tels engendrés  par  un  immortel.  »  Au  fond,  c'est  du  merveilleux 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Homère  que  Cicéron  se  plaignait  si  durement,  et  nous  venons  de 
voir  que  Virgile,  qui  écrivait  non  pas  pour  quelques  sages,  mais 
pour  le  grand  nombre,  ne  pouvait  pas  y  renoncer.  Il  lui  fallait  bien 
accepter  des  dieux  et  des  déesses  qui  se  mettent  en  colère,  puisque 
c'est  la  colère  de  Junon  qui  amène  les  principaux  incidens  de  son 
poème;  il  ne  lui  était  pas  possible  non  plus  de  dissimuler  tout  à 
fait  «  ces  commerces  impudiques  »  des  déesses  avec  les  humains, 
puisque  son  héros  est  précisément  le  fruit  d'un  de  ces  amours.  Il  a 
pourtant  fait  de  son  mieux  pour  sauver  les  apparences.  Il  s'interdit 
de  raconter  au  sujet  des  dieux  toutes  ces  histoires  légères  qu'Ovide 
recueillera  plus  tard  si  volontiers.  Il  tient  à  leur  donner  autant  qu'il 
peut  une  attitude  qui  inspire  le  respect.  "Vénus  elle-même  est  dé- 
peinte sous  les  traits  les  plus  chastes  et  les  plus  délicats.  Une  seule 
fois  on  nous  la  montre  employant  ses  armes  ordinaires  de  coquet- 
terie et  de  séduction;  mais,  comme  c'est  son  mari  qu'elle  veut  sé- 
duire, la  morale  la  plus  rigoureuse  n'a  pas  le  droit  de  se  plaindre. 
Dans  tout  le  reste  du  poème,  elle  ne  paraît  plus  être  la  déesse  de 
l'amour  :  c'est  une  mère  qui  tremble  pour  son  fils,  et  ce  sentiment 
qui  l'occupe  tout  entière  la  relève  et  la  purifie.  Ce  fils  est  le  grave, 
le  pieux  Énée;  il  semble  qu'elle  ne  voudrait  pas  avoir  à  rougir  de- 
vant lui,  et  par  un  raffinement  de  délicatesse,  quand  elle  lui  appa- 
raît sur  le  rivage  de  l'Afrique,  c'est  sous  les  traits  de  la  chaste 
Diane.  Jupiter  aussi  a  reçu  de  Virgile  un  maintien  plus  digne,  une 
autorité  plus  respectée.  Il  n'est  plus  question  dans  VÉnéide  de  ces 
soulèvemcns  qui  mettent  sa  puissance  en  péril.  Il  est  devenu  tout  à 
fait  le  dieu  des  dieux,  celui  en  qui  les  autres  doivent  finir  par  s'ab- 
sorber, et  qui  profite  tous  les  jours  des  progrès  que  fait  le  mono- 
théisme. Il  est  vrai  qu'il  justifie  son  pouvoir  par  le  soin  qu'il  prend 
des  affaires  du  monde.  Du  haut  du  ciel  il  regarde  la  mer  couverte 
de  voiles,  la  vaste  étendue  des  terres,  les  rivages  et  les  peuples  ; 
mais  ce  n'est  plus  seulement  pour  se  donner  une  sorte  de  distrac- 
tion parle  spectacle  de  l'activité  humaine  :  il  veut  remplir  avec 
conscience  son  rôle  de  surveillant,  et  le  poète  nous  parle  des  graves 
soucis  qui  l'agitent  pendant  qu'il  contemple  l'univers.  Il  est  aussi 
fort  occupé  à  rappeler  aux  dieux  qui  les  oublient  les  devoirs  de  la 
divinité,  et  tient  surtout  à  ne  pas  laisser  l'homme,  qu'il  sait  très 
entreprenant,  empiéter  sur  elle.  Il  a,  comme  le  Jupiter  grec,  son 
conseil  qu'il  réunit  dans  les  circonstances  importantes;  mais  ce  con- 
seil ne  ressemble  pas  tout  à  fait  à  ces  assemblées  d'Homère, 
bruyantes,  populeuses,  démocratiques,  où  se  trouvent  tous  les 
dieux  grands  et  petits.  «  Aucun  des  fleuves  n'y  manquait,  nous  dit- 
on;  aucune  des  nymphes  qui  habitent  les  belles  forêts  ou  les  sources 
des  rivières  ou  les  plaines  verdoyantes.  »  Virgile  n'y  admet  que  les 
grands  dieux.  Il  ne  les  fait  pas  délibérer  après  boire,  usage  dange- 


UN   POÈTE   THÉOLOGIEN.  219 

reux  et  qui  peut  amener  beaucoup  d'abus;  il  les  représente  grave- 
ment assis  comme  les  sénateurs  dans  la  curie.  Jupiter  leur  parle 
avec  une  dignité  toute  romaine;  puis,  quand  il  a  fini  et  qu'il  s'est 
levé  de  son  trône  d'or,  les  dieux  l'entourent  et  le  reconduisent 
comme  on  fait  pour  les  magistrats  et  les  grands  citoyens  de  Rome. 
Ces  changemens  de  détail  peuvent  sembler  quelquefois  sans  impor- 
tance; il  est  bon  cependant  de  les  signaler  :  j;e  sont  autant  de  con- 
cessions que  le  poète  fait  à  l'esprit  de  son  temps,  ils  nous  montrent 
qu'il  n'a  pas  voulu, s'en  isoler  et  de  quelle  manière  il  a  introduit  les 
idées,  les  opinions,  les  scrupules  de  ses  contemporains  jusque  dans 
ces  peintures  et  ces  récits  dont  le  fond  lui  vient  du  vieil  Homère. 

Si  Virgile  n'avait  fait  que  mêler  ensemble,  dans  ses  conceptions 
religieuses,  l'antique  et  le  moderne,  le  présent  et  le  passé,  il  ne  se 
distinguerait  guère  des  gens  de  son  époque.  C'était  en  effet  de  ce 
mélange  d'élémens  anciens  et  nouveaux  que  se  composait  alors  la 
religion  de  tout  le  monde;  mais  ce  qui  le  sépare  des  autres,  c'est 
qu'il  semble  pressentir  par  momens  les  croyances  de  l'avenir.  Sa 
poésie  paraît  avoir  quelquefois  des  accens  chrétiens.  Il  lui  arrive 
d'exprimer  des  sentimens  qui  sans  être  étrangers  au  paganisme  lui 
sont  moins  ordinaires,  et  l'on  trouve  dans  son  poème  une  couleur 
générale  qui  n'est  pas  tout  à  fait  celle  des  autres  œuvres  inspirées 
par  les  religions  antiques.  Il  a  horreur  de  la  guerre,  quoiqu'il  l'ait 
beaucoup  chantée,  et  condamne  sévèrement  «  la  criminelle  folie  des 
combats.  »  Dans  un  poème  destmé  à  célébrer  les  rois  fils  des  dieux, 
il  trouve  moyen  de  parler  avec  émotion  des  faibles  et  des  humbles. 
Il  est  plein  de  tendresse  poui-  les  malheureux  et  les  opprimés;  il 
compatit  aux  douleurs  humaines.  Son  héros  si  triste,  si  résigné,  si 
méfiant  de  ses  forces,  si  prêt  à  tous  les  sacrifices,  si  obéissant  aux 
volontés  du  ciel,  a  déjà  quelques  traits  d'un  héros  chrétien.  A  côté 
de  toutes  les  petitesses  des  dieux  du  paganisme,  qu'il  n'a  pu  corri- 
ger tout  à  fait,  quoiqu'il  les  ait  fort  atténuées,  on  est  surpris  de 
l'idée  élevée  qu'il  se  fait  parfois  de  la  divinité.  Il  la  regarde  comme 
la  dernière  ressource  du  malheureux  qu'on  outrage.  A  ces  esprits 
violens  qui  méprisent  l'humanité  et  qui  n'ont  pas  peur  de  la  force, 
il  rappelle  qu'il  y  a  des  dieux  et  qu'ils  n'oublient  pas  la  vertu  ni  le 
crime;  il  les  montre  accordant  à  ceux  qui  viennent  de  faire  une 
bonne  action  la  meilleure  et  la  plus  pure  des  récompenses,  la  joie 
de  l'âme,  la  satisfaction  du  bien  accompli.  C'est  à  eux  d'abord  qu'on 
s'adresse  quand  on  est  atteint  de  quelque  peine  intérieure,  a  On  va 
dans  leurs  temples  demander  son  pardon  au  pied  des  autels.  » 
En  leur  présence  on  est  humble  et  respectueux;  «  jetez  seulement 
les  yeux  sur  nous,  leur  dit-on,  et,  si  vous  trouvez  que  notre  piété 
le  mérite,  accordez-nous  votre  secours.  »  S'ils  refusent,  on  se  ré- 
signe; même  quand  leur  colère  tombe  sur  un  honnête  homme,  lors- 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'elle  frappe  et  perd  une  nation  innocente,  on  ne  murmure  pas  : 
«  les  dieux  l'ont  voulu,  visum  superisl  »  et  l'on  se  soumet  sans 
révolte  à  leur  volonté. 

On  comprend  que  ces  beaux  passages  aient  frappé  les  chrétiens 
qui  les  lisaient.  En  retrouvant  dans  X Enéide  des  sentimens  qui  leur 
étaient  si  familiers,  ils  ont  dû  avoir  de  bonne  heure  la  pensée  et  le 
désir  de  s'approprier  yirgile;  la  quatrième  églogue  parut  leur  en 
accorder  le  droit.  Il  est  inutile  de  rentrer  dans  tous  les  débats  dont 
elle  a  été  le  prétexte  et  qui  sont  vidés  aujourd'hui.  11  suffit  de  rap- 
peler qu'elle  chante  la  naissance  d'un  enfant  miraculeux  qui  doit 
ramener  l'âge  d'or  sur  la  terre.  Gomme  cet  enfant  n'est  pas  très 
clairement  désigné,  et  que  la  critique  n'a  pu  se  mettre  d'accord 
pour  savoir  qui  c'était,  les  chrétiens  se  persuadèrent  que  Virgile 
avait  voulu  annoncer  la  naissance  du  Christ.  Un  esprit  prévenu  pou- 
vait aisément  le  croire,  Ces  belles  peintures  et  ces  grandes  pro- 
messes que  prodigue  le  poète,  cette  émotion  de  la  nature,  ces  tres- 
saillemens  de  la  terre  et  des  cieux  qui  saluent  le  divin  enfant,  ce 
bonheur  prédit  à  l'humanité  «  dès  qu'il  sera  descendu  des  hauteurs 
du  ciel,  »  ce  renouvellement  et,  pour  ainsi  dire,  cette  renaissance 
du  vieux  monde,  qui  reprend  avec  lui  sa  jeunesse  et  recommence 
ses  premières  années,  semblent  convenir  tout  à  fait  au  Sauvem',  et 
un  croyant  convaincu  ne  pouvait  les  appliquer  qu'à  lui.  «  A  quel 
autre,  dit  saint  Augustin,  un  homme  pourrait-il  adressser  ces  mots  : 
sous  ses  auspices  les  dernières  traces  de  notre  crime  s'elTaceront,  et 
la  terre  sera  délivrée  de  ses  perpétuelles  alarmes?  »  Dans  les  dé- 
tails mêmes  et  le  style  de  l' églogue,  les  chrétiens  croyaient  parfois 
retrouver  les  expressions  symboliques  de  leur  langue  religieuse;  ces 
images  de  pasteur  et  de  troupeau,  qui  leur  étaient  si  familières,  le 
souvenir  de  cette  ancienne  faute  dont  il  faut  effacer  la  trace,  la 
mention  de  la  mort  du  serpent,  qui  leur  rappelait  leurs  livres  saints, 
achevaient  de  les  convaincre  que  c'était  bien  du  Christ  que  le  poète 
avait  voulu  parler.  On  raconte  qu'au  plus  fort  de  la  persécution  de 
Dèce  trois  païens  du  midi  de  l'Italie  avaient  été  convertis  en  lisant 
Virgile,  et  s'étaient  offerts  au  martyre  (1).  Dans  son  discours  aux 
pères  de  Nicée,  Constantin  n'hésita  pas  à  s'appuyer  sur  la  qua- 
trième églogue,  et  il  en  traduisit  la  plus  grande  partie  pour  établir 
la  divinité  du  Christ.  L'opinion  qui  faisait  de  Virgile  un  voyant  et 
un  apôtre  reçut  ainsi  une  sorte  de  consécration  solennelle  :  elle  n'a 
guère  été  contestée  au  moyen  âge.  11  était  alors  d'usage  dans  cer- 
tains pays  que  le  jour  de  Noël  on  réunît  dans  la  nef  de  l'église  tous 

(1)  C'est  tout  à  fait  ainsi  que  Dante  raconte  que  Stace  a  été  converti  par  la  lecture 
de  la  quatrième  églogue.  Le  poète  de  la  Théhaïde,  rencontrant  Virgile  dans  le  Purga- 
toire, le  remercie  de  lui  avoir  fait  connaître  la  vérité,  et  le  salue  en  lui  disant  :  Per 
te  poeta  fut,  per  te  cristiano. 


UN    POÈTE    THÉOLOGIEN.  221 

les  prophètes  qui  avaient  annoncé  la  venue  du  Christ.  Après  Moïse, 
Isaïe,  David  et  les  autres  personnages  de  l'ancienne  loi,  on  appelait 
Virgile.  «  Allons,  lui  disait-on,  prophète  des  gentils,  viens  rendre 
témoignage  au  Christ.  »  Aussitôt  Virgile  s'avançait  «  sous  les  traits 
d'un  jeune  homme,  orné  de  riches  vêtemens,  »  et  il  prononçait  ces 
mots,  qui  ne  sont  qu'une  variante  légère  d'un  des  vers  de  son  églo- 
gue  :  «  une  race  nouvelle  descend  du  ciel  sur  la  terre.  » 

Assurément  cette  opinion,  prise  à  la  lettre,  est  fausse.  Le  Christ 
n'est  pas  né  en  714,  sous  le  consulat  de  PoUion,  il  est  né  une  qua- 
rantaine d'années  plus  tard  :  l'erreur  serait  inexcusable  chez  un 
prophète.  Heyne  fait  remarquer  aussi  qu'à  l'exception  de  quelques 
passages  les  origines  et  l'inspiration  de  l'églogue  de  Virgile  sont 
tout  à  fait  païennes.  Ce  qu'il  chante  n'est  après  tout  que  le  vieil 
âge  d'or  des  légendes,  les  fleurs  et  les  fruits  qui  naissent  sans  cul- 
ture, les  chênes  qui  distillent  le  miel,  le  raisin  qui  pend  aux  buis- 
sons, les  troupeaux  qui  rapportent  d'eux-mêmes  au  berger  leurs 
mamelles  pleines,  etc.  Ces  images  sont  bien  connues;  elles  vien- 
nent des  poètes  grecs  et  non  des  livres  saints.  11  y  a  pourtant  un 
côté  par  lequel  la  quatrième  églogue  peut  être  rattachée  à  l'histoire 
du  christianisme.  Elle  nous  révèle  un  certain  état  des  âmes  qui  n'a 
pas  été  inutile  à  ses  rapides  progrès.  C'était  une  opinion  accré- 
ditée alors  que  le  monde  épuisé  touchait  à  une  grande  crise,  et 
qu'une  révolution  se  préparait  qui  lui  rendrait  la  jeunesse.  On  ne 
sait  où  cette  idée  avait  pris  naissance;  mais  elle  s'était  bientôt  ré- 
pandue partout.  Les  sages  de  l'antiquité  avaient  coutume  de  par- 
tager la  vie  de  l'univers  en  un  certain  nombre  d'époques,  et  pen- 
saient qu'après  ces  époques  écoulées  le  cycle  entier  recommençait; 
or  à  ce  moment,  les  prêtres,  les  devins,  les  philosophes,  séparés 
sur  les  autres  questions,  s'accordaient  à  croire  qu'on  était  arrivé 
au  terme  d'une  de  ces  longues  périodes,  et  que  le  renouvellement 
était  proche.  Pendant  que  les  disciples  de  Pythagore  et  de  Platon 
établissaient  que,  la  grande  année  étant  finie,  les  astres  allaient 
tous  se  retrouver  dans  la  position  qu'ils  occupaient  à  l'origine  des 
choses,  les  aruspices  étrusques  lisaient  dans  le  ciel  que  le  dixième 
et  dernier  siècle  venait  de  commencer,  et  les  orphiques  prédisaient 
l'avènement  prochain  du  règne  de  Saturne,  c'est-à-dire  le  retour 
de  l'âge  d'or.  Les  oracles  sibyllins  s'étaient  imprégnés  de  ces  opi- 
nions et  les  avaient  répandues  dans  le  peuple,  lis  jouissaient  alors 
d'une  grande  vogue.  Ceux  que  Tarquin  avait  achetés  de  la  sibylle  de 
Cumes  et  que  Rome  consulta  si  pieusement  pendant  tant  de  siècles 
n'existaient  plus  :  ils  avaient  péri  sous  Sylla,  dans  l'incendie  du 
Capitole.  On  en  avait  fait  chercher  d'autres  dans  les  villes  de  l'Ita- 
lie méridionale,  de  la  Grèce  et  de  l'Asie  pour  les  placer  dans  le 


222  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Capitule  nouveau.  Cette  recherche  contribua  sans  cloute  à  les  mettre 
en  crédit,  il  en  arriva  de  tout  l'Orient,  où  ils  étaient  fort  nombreux, 
et  jusqu'au  moment  où  Auguste  les  fit  poursuivre  et  jeter  au  feu, 
Rome  en  fut  inondée.  Ainsi,  de  quelque  côté  qu'on  prêtât  l'oreille, 
on  n'entendait  alors  que  la  voix  des  devins  ou  des  sages  qui  an- 
nonçait l'approche  des  temps  nouveaux.  Ces  prédictions  s'adres- 
saieni  à  des  malheureux  qui  venaient  de  traverser  les  guerres  ci- 
viles, qui  avaient  assisté  aux  proscriptions  et  qui  éprouvaient  le 
besoin  de  se  consoler  des  misères  de  la  vie  réelle  par  ces  tableaux 
chimériques  des  prospérités  de  l'avenir;  elles  ne  pouvaient  man- 
quer d'être  avidement  recueillies.  11  régnait  donc  alors  partout  une 
sorte  de  fermentation,  d'attente  inquiète  et  d'espérance  sans  limite. 
«  Toutes  les  créatures  soupirent,  dit  saint  Paul,  et  sont  comme  dans 
le  travail  de  l'enfantement.  »  Le  principal  intérêt  des  vers  de  Vir- 
gile est  de  nous  garder  qualque  souvenir  de  cette  disposition  des 
âmes.  Il  est  d'autant  plus  important  de  la  connaître  que  le  chris- 
tianisme en  a  profité.  Les  philosophes,  les  chaldéens,  les  aruspices 
travaillaient  pour  lui  à  leur  insu.  Toutes  ces  prophéties  qui  en- 
flammaient les  imaginations  malades  lui  préparaient  des  disciples. 
Grâce  à  elles,  on  le  souhaitait  sans  le  connaître,  et  c'est  ainsi  que, 
dès  qu'il  parut,  les  pauvres,  les  méprisés,  les  malheureux,  tous 
ceux  qui  ne  vivaient  que  de  ces  espérances  confuses  et  qui  atten- 
daient avec  anxiété  la  réalisation  de  leurs  rêves,  devinrent  pour  lui 
une  si  facile  conquête. 

C'est  seulement  dans  ce  sens  qu'on  a  raison  de  faire  de  Virgile 
une  sorte  de  précurseur  du  christianisme.  Il  était  de  ceux  qui  lui 
frayèrent  le  chemin  et  l'aidèrent,  sans  le  savoir,  à  s'emparer  du 
monde.  Dante  a  exprimé  cette  pensée  par  une  image  saisissante 
quand  il  le  compare  «  à  l'homme  qui  s'en  va  dans  la  nuit,  portant 
derrière  lui  un  flambeau  dont  il  ne  profite  pas,  mais  qui  éclaire 
ceux  qui  le  suivent.  »  S'il  n'était  pas  chrétien  lui-même,  ses  écrits 
disposaient  à  l'être.  Aussi  le  christianisme  ne  l'a-t-il  jamais  traité 
tout  à  fait  en  étranger.  Une  légenle,  qui  fut  très  répandue  au 
moyen  âge,  racontait  que  saint  Paul,  en  passant  à  Naples,  s'était 
fait  conduire  au  tombeau  de  Virgile.  «  L'apôtre,  ajoutait-on,  s'ar- 
rêta devant  le  mausolée  et  versa  sur  la  pierre  une  rosée  de  larmes 
pieuses.  —  Quel  homme  j'aurais  fait  de  toi,  dit-il,  si  je  t'avais 
trouvé  vivant,  ô  le  plus  grand  des  poètes!  »  Virgile  fut  en  effet  une 
des  âmes  les  plus  chrétiennes  du  paganisme.  Quoique  attaché  de 
tout  son  cœur  à  l'ancienne  religion,  il  a  semblé  quelquefois  pres- 
sentir la  nouvelle,  et  un  chrétien  pieux  pouvait  croire  qu'il  ne  lui 
manqua,  pour  l'embrasser,  que  de  la  connaître. 

Gaston  Boissier. 


CÉRAMIQUE 


ANTHROPOLOGIE  DES  VASES   GRECS. 


Les  principes  de  l'art  décoratif  des  anciens  ont  donné  lieu  à  des  dis- 
cussions stériles  qui  auraient  pu  devenir  fructueuses,  si,  au  lieu  d'ou- 
vrir les  livres,  on  avait  interrogé  les  monumens.  En  jetant  un  coup  d'œil 
sur  la  plus  modeste  collection  d'objets  antiques,  de  bijoux,  de  bronzes, 
d'ivoires,  on  est  frappé  de  l'emploi  systématique  que  les  artistes  d'autre- 
fois faisaient  de  certaines  parties  du  corps  humain  ou  du  corps  animal 
pour  donner  de  la  vie  aux  objets  usuels.  Cette  préoccupation  d'animer, 
de  personnifier  la  nature  morte  domine  toutes  les  autres.  Voyez  ce  col- 
lier d'or  décoré  d'un  masque  de  Silèae,  ces  pendans  d'oreilles  représen- 
tant un  Amour  au  vol  ou  Ganyraède  ravi  par  l'aigle  de  Jupiter,  cette 
épingle  à  cheveux  couronnée  d'un  buste  de  Vénus  ou  d'une  main  ou- 
verte ;  l'artiste  n'avait-il  pas  l'intention  manifeste  de  substituer  le  beau 
à  l'utile,  l'esprit  à  la  matière?  Ici  ce  sont  des  têtes  de  cheval  ou  de  mu- 
let ornant  les  bras  d'un  siège,  là  c'est  une  tête  de  bélier  terminant  les 
cannelures  d'un  manche  de  patère,  ou  une  poignée  de  miroir  en  forme 
de  pied  de  chevreuil.  S'agit-il  d'inventer  le  motif  d'une  anse  de  ciste, 
on  y  dresse  un  groupe  de  figures  aux  bras  entrelacés  ou  un  acrobate  qui 
fait  la  culbute.  Les  poids  de  la  balance,  afin  d'être  plus  inviolables,  re- 
présentent des  bustes  de  divinités  ou  d'empereurs  romains;  des  têtes  de 
cygne  à  l'encolure  souple  et  gracieuse  réunissent  l'anse  au  corps  du 
vase,  un  doigt  recourbé  remplace  le  crochet,  un  mascaron  de  lion  à  la 
gueule  béante  orne  le  timon  du  chariot  ou  l'orifice  de  la  gouttière  du 
toit. 

Dans  l'introduction  à  son  catalogue  du  musée  de  Berlin,  M.  Friede- 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

richs,  que  la  mort  vient  d'enlever  à  la  science,  a  consacré  quelques  pages 
charmantes  à  cette  tendance  de  l'art  décoratif.  On  pourrait  donner  une 
plus  grande  extension  à  son  travail,  l'amplifler  par  des  faits  analogues, 
des  comparaisons  nouvelles,  sans  y  ajouter  rien  d'essentiel  ni  en  mo- 
difier la  portée;  mais  il  nous  tarde  d'examiner  une  question  du  même 
genre,  qui  n'est  pas  moins  intéressante  :  elle  jettera  un  jour  inattendu 
sur  les  habitudes  d'atelier  des  artistes  grecs,  et  nous  permettra  peut- 
être  d'entrevoir  le  secret  de  certains  procédés  techniques  qu'on  n'a  pas 
encore  réussi  à  pénétrer. 


I. 

Les  anciens  possédaient  ce  sentiment  inné  de  la  poésie  qui  est  l'heu- 
reux partage  des  civilisations  jeunes.  Leur  vie  entière  était  poétique- 
ment organisée.  De  là  ce  besoin,  inexplicable  pour  bien  des  savans,  d'é- 
lever au  rang  d'une  individualité  les  objets  d'usage  journalier,  de  prêter 
un  corps,  un  cœur  même,  à  la  maison  qui  les  abritait,  au  vaisseau  qui 
les  portait,  à  leurs  armes  de  défense,  l'arc,  le  glaive,  la  lance,  le  bou- 
clier, aux  outils  de  travail,  que  ce  fût  la  hache  du  charpentier,  la  char- 
rue du  laboureur  ou  le  fuseau  de  leurs  femmes  et  de  leurs  déesses.  La 
langue  elle-même  avait  cédé  à  cet  entraînement  poétique  en  attribuant 
à  chaque  objet  un  sexe  déterminé,  comme  si  elle  voulait  établir,  eu 
dehors  de  la  société  des  hommes,  une  vaste  société  de  choses. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dans  aucune  aulre  branche  de  l'art  et  de  l'indus- 
tiie  la  personnification  n'a  été  poussée  si  loin  que  dans  la  céramique. 
Là,  la  fantaisie  a  oublié  sa  capricieuse  logique,  qui  est  devenue  une  logique 
inexorable;  la  comparaison  entre  le  corps  des  vases  et  la  structure  du 
corps  humain  a  été  poursuivie  jusque  dans  ses  moindres  détails,  non- 
seulement  par  les  poètes,  qui  en  avaient  le  droit,  mais  par  les  artisans, 
plus  prosaïques  d'ordinaire,  et  qui  se  créaient  ainsi  une  terminologie 
à  la  fois  exacte  et  pittoresque.  Je  vais  essayer  d'en  réunir  ici  les  prin- 
cipaux élémens;  mais  il  faudrait  le  talent  et  l'étendue  de  savoir  d'un 
Jacob  Grimm  pour  coordonner  tous  les  matériaux  épars  et  confronter 
les  usages  grecs  avec  ceux  des  peuples  de  même  origine  ;  nous  nous 
contenterons  pour  le  moment  de  puiser  aux  sources  classiques. 

On  sait  quelle  richesse  de  formes,  quelle  variété  de  motifs  les  anciens 
ont  imaginée  pour  leurs  vases  de  métal,  d'argile  ou  de  verre.  Dans  chaque 
localité,  la  vaisselle  avait  un  type  particulier  qui  ne  se  retrouvait  pas 
ailleurs,  absolument  comme  pour  les  pierres  et  les  formules  sépulcrales, 
qui  varient  à  l'infini  selon  le  pays  et  même  selon  la  ville  où  on  les  ren- 
contre. A  la  fin  du  second  siècle ,  alors  que  l'art  avait  depuis  longtemps 
renoncé  à  rien  créer  de  neuf.  Clément  d'Alexandrie  pouvait  encore  dire 
que  les  formes  des  seuls  verres  à  boire  étaient  innombrables. 


ANTHROPOLOGIE    DES    VASES    GRECS.  225 

Four  décrire  l'aspect  général  d'un  vase,  les  Grecs  se  servaient  des 
mêmes  expressions  qu'ils  employaient  en  parlant  du  corps  de  l'homme 
ou  de  ranimai.  Le  vase  avait  son  type,  son  schima,  sa  figure  à  l'instar 
d'un  être  vivant;  néanmoins  je  ne  me  rappelle  pas  qu'un  auteur  ait  fait 
usage  du  mot  corps  en  parlant  d'un  récipient  quelconque.  C'est  que  la 
littérature  ancienne  ne  nous  est  point  parvenue  intégralement,  et  les 
écrivains  qui  nous  restent  ne  prétendaient  pas  épuiser  le  dictionnaire. 
Seule  la  corne  à  boire  possède  un  buste,  ce  qui  n'est  pas  même  une 
métaphore,  car  elle  est  souvent  décorée  d'un  buste  de  bête  fauve  ou 
d'animal  domestique.  La  partie  supérieure  du  vase  s'appelait  la  lêtc, 
comme  le  bassin  circulaire  est  la  tête  du  trépied,  le  chapiteau  la  tête  de 
la  colonne.  L'intérieur  d'une  coupe  était  son  visage.  «  De  nos  jours 
encore,  dit  Asclépiade  de  Myrlée,  les  habitans  de  Marseille  ont  coutume 
de  poser  les  coupes  sur  le  visage,  »  c'est-à-dire  de  les  renverser  pour 
faire  voir  les  peintures  dont  elles  sont  ornées  au  dehors,  ou  plus  simple- 
ment pour  empêcher  la  poussière  de  s'y  mettre.  D'après  certains  gram- 
mairiens, le  gobelet  avait  deux  visages,  et  en  effet  nous  en  connaissons 
qui  se  composent  de  deux  masques  accolés,  ressemblant  à  des  têtes  de 
Janus. 

Les  diverses  parties  de  la  tête  se  retrouvent  presque  toutes  parmi  les 
termes  usités  pour  décrire  la  vaisselle.  Le  front,  le  nez,  les  oreilles,  la 
bouche,  les  lèvres,  les  dents,  la  barbe,  sont  communs  aux  vases  et  aux 
hommes.  Souvent  le  plateau  porte  un  diadème;  on  parle  d'assiettes  à  la 
mitre  d'or.  Quelle  image  plus  orientale  que  ce  front  de  safran  qu'un  sa- 
vant athénien  prête  à  une  amphore  destinée  au  culte!  On  dirait  une 
jeune  fille  de  l'Inde,  au  teint  bronzé,  sacrifiant  à  ses  idoles.  D'un  vase 
à  rebords,  on  dit  qu'il  cache  son  front,  comme  si  le  rebord  en  surplomb 
était  sa  chevelure.  La  lampe  a  son  nez,  et  lorsqu'elle  est  munie  de  deux 
becs,  on  les  compare  aux  narines.  Il  faut  être  bien  familiarisé  avec  l'es- 
prit antique  pour  ne  pas  trouver  choquantes  les  déductions  naturelles 
tirées  de  cette  image.  Chez  les  Grecs,  la  mèche  constituait  la  muqueuse 
de  la  lampe,  et  la  mèche  double  leur  rappelait  les  effets  d'un  rhume  de 
cerveau.  Ces  naïvetés  sont  inévitables  dans  un  travail  sur  les  usages  an- 
ciens, et  j'aime  mieux  les  avouer  que  de  les  taire.  Ne  disons-nous  pas 
aussi  :  moucher  la  chandelle?  Le  mot  latin  nasiterna,  vase  à  trois  nez, 
s'applique  à  l'œnochoé,  dont  l'embouchure  a  la  forme  d'une  feuille  de 
trèfle. 

Quant  aux  oreilles,  c'est-à-dire  aux  anses,  aucune  expression  n'est  plus 
fréquente  ni  de  date  plus  reculée.  Homère  déjà  avait  vu  des  trépieds  au- 
riculés.  Bien  souvent  le  récipient  n'a  qu'une  seule  oreille;  généralement 
il  en  possède  deux,  une  de  chaque  côté,  comme  la  Raison  de  Montaigne, 
ou  jusqu'à  trois  ou  quatre;  quelquefois  il  n'en  a  pas  du  tout.  Ceci  justi- 
fierait la  locution  française  :  sourd  comme  un  ■pot,  que  Beaumarchais  a 

TOME  civ.  —  1873.  15 


226  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

embellie  et  détournée  de  son  vrai  sens  en  disant  :  «  Je  suis  sourd  comme 
une  urne  sépulcrale.  »  On  admirait  les  oreilles  petites,  finement  décou- 
pées comme  celles  de  la  Vénus  de  Syracuse;  mais  on  ne  dédaignait  pas 
un  cartilage  aplati,  un  peu  gonflé,  et  qui  rappelait  les  coups  que  se  por- 
taient les  jeunes  lutteurs  de  la  palestre.  Il  n'est  pas  rare  de  rencontrer 
des  anses  ornées  de  pendeloques,  de  simples  anneaux,  mais  qui  ren- 
dent  l'illusion  complète. 

Chose  curieuse,  les  Grecs  avaient  une  singulière  façon  de  s'embras- 
ser. En  déposant  un  baiser  sur  le  front  de  la  personne  aimée,  oa  lui  ti- 
rait en  même  temps  les  oreilles,  et  ce  baiser,  qui  nous  paraîtrait  irres- 
pectueux, reçut  le  nom  d'un  vase  à  deux  anses,  la  chytra.  u  Je  n'aime 
plus  mon  Alcippe,  s'écrie  en  pleurant  le  chevrier  de  Théocrite,  car  der- 
nièrement, lorsque  je  lui  offris  une  colombe,  elle  ne  m'a  pas  pris  parles 
oreilles  pour  ra'embrasser.  » 

L'orifice  du  vase  est  une  de  ses  parties  essentielles;  par  la  place  qu'il 
occupe,  le  service  qu'il  rend,  il  provoque  pour  ainsi  dire  la  comparaison 
avec  la  bouche  humaine.  Aussi  les  anciens  n'ont-ils  pas  manqué  de  faire 
ce  rapprochement,  et  l'image  créée  par  eux  a  été  adoptée  dans  toutes 
les  langues  modernes.  Il  n'est  pas  indifférent  d'avoir  une  grande  bouche 
ou  une  petite,  une  bouche  bien  taillée  ou  mal  venue,  des  lèvres  minces 
ou  épaisses.  Chacune  de  ces  qualités  et  de  ces  difformités  donnait  lieu 
au  choix  d'une  épithète  que  l'on  appliquait  à  la  vaisselle  aussi  bien 
qu'aux  hommes.  Certains  vases  avaient  deux  orifices  et  même  davan- 
tage, ce  qui  a  dû  contenter  les  plus  difficiles. 

Les  lèvres  désignent  plus  spécialement  le  bord  du  récipient.  Le  bu- 
veur et  son  verre  s'embrassent  l'un  l'autre,  à  moins  qu'un  accident  ne 
vienne  les  en  empêcher.  S'agit-il  d'un  vieux  pot,  le  grec  n'hésite  pas 
à  lui  prêter  des  lèvres  ridées;  s'il  est  jeime  et  pourvu  d'un  orifice  al- 
longé, on  dit  qu'il  a  la  bouche  en  cœur.  Quant  aux  dents,  on  ne  les 
trouve  que  dans  le  mot  latin  tridenta,  que  les  lexicographes  expliquent 
par  «  vase  à  trois  plumes  ou  à  trois  nageoires,  »  c'est-à-dire  à  trois  anses. 
Il  en  est  de  même  de  la  barbe.  Le  poète  Titinius  intitulait  une  de  ses 
comédies  Barbatus,  le  barbu,  et  il  entendait  par  là,  non  un  personnage 
vivant,  mais  une  cruche  à  eau. 

Enfin  le  col  du  vase  a  toujours  conservé  sa  dénomination  primitive, 
tant  elle  semble  juste  et  conforme  à  la  chose.  Des  adjectifs  spéciaux 
distinguent  un  goulot  svelte,  élancé,  d'un  col  trop  court,  une  enco- 
lure trop  large  ou  étroite,  lisse  ou  tournée  en  torsade.  Souvent  on  parle 
de  la  nuque  du  flacon.  N'aurait-on  pas  songé  à  faire  un  pas  de  plus  et 
à  y  suspendre  un  collier?  Les  poteries  peintes  ou  décorées  de  reliefs 
nous  le  donnent  à  penser;  mais  je  ne  connais  pas  de  texte  qui  men- 
tionne ce  détail.  La  gorge  convient  particulièrement  au  vase  à  vin,  parce 
qu'il  absorbe  le  liquide  à  l'instar  d'un  buveur  émérite.  Lorsque  sa 


ANTHROPOLOGIE    DES    VASES    GRECS.  227 

capacité  lui  permet  de  faire  une  grande  consommation,  il  a  la  gorge  di- 
latée. 

En  passant  en  revue  les  parties  dont  se  compose  le  tronc  du  corps  hu- 
main, nous  trouvons  que  la  vaisselle  a  des  épaules,  une  poitrine,  des 
côtes,  des  flancs,  un  dos,  un  ventre,  un  ombilic,  des  hanches.  Dans  la 
supposition  que  je  n'aie  rien  oublié,  il  manquerait  le  sein,  et,  chose 
plus  excusable,  le  cœur.  Quels  profonds  penseurs  que  ces  ouvriers  grecs! 
Ils  fabriquent  des  coupes  et  des  amphores  de  la  même  terre  dont  Pro- 
méthée  formait  les  premiers  hommes,  mais  ils  les  rendent  insensibles  à 
la  douleur,  et,  plus  heureux  que  nous,  le  vase  n'a  pas  conscience  de  ses 
peines.  On  aura  beau  le  mutiler,  l'user  par  mille  froisseraons,  lui  infli- 
ger de  cruelles  brûlures,  il  supportera  tout  sans  émotion;  bien  au  con- 
traire, quand  la  bouilloire  est  exposée  au  feu,  et  que  ses  tortures  et  ses 
anxiétés  nous  semblent  intolérables,  elle  se  met  gaîraent  à  chanter,  cai 
le  son  strident  que  produit  l'eau  chaude  s'appelle  le  chanl  de  la  bouil- 
loire. Il  existe  un  petit  nombre  de  vases  très  anciens  en  forme  de  bustes 
de  femmes  qui  laissent  échapper  le  liquide  par  les  mamelles.  Ces  bibe- 
rons primitifs  suppléent  au  silence  des  auteurs.  Ils  proviennent  tous  des 
nécropoles  de  l'île  de  Chypre. 

Après  avoir  examiné  les  deux  épaules  d'une  amphore  citée  dans  le 
Banquet  des  sophistes,  nous  parvenons  à  la  poitrine  et  au  dos  des  vases, 
parties  que  les  habitans  de  Mégare  comparaient  aux  deux  plaques  d'une 
cuirasse.  Les  côtes  et  les  flancs  se  trouvent  fréquemment  mentionnés 
dans  les  textes  classiques.  Sophocle  parle  d'une  urne  aux  flancs  d'airain. 
Dans  nos  musées,  on  voit  une  multitude  de  vases  d'argile  ou  de  verre 
ornés  de  côtes  en  saillie. 

Le  ventre  ou,  comme  on  dit  aujourd'hui,  la  panse,  constitue  l'élément 
principal  du  récipient;  pour  remplir  sa  mission,  il  lui  faut  avant  tout  la 
capacité  voulue.  Ce  n'est  donc  pas  une  épithète  blessante  que  celle  de 
ventrues  ou  de  pansues  que  les  auteurs  anciens  donnent  à  certaines  po- 
teries. Une  bouteille  grecque  se  souvient,  non  sans  fierté,  «  d'avoir  porté 
des  délices  bachiques  dans  son  ventre.  »  Par  rapport  à  l'intérieur  d'un 
vase,  on  aimait  mieux  dire  :  l'abdomen  ou  les  entrailles.  C'est  aussi  dans 
ce  sens  que  l'on  parle  des  entrailles  d'un  carquois.  L'ombilic  n'est  ap- 
parent que  sur  les  patères,  surtout  les  patères  à  sacrifice,  et  il  y  occupe 
naturellement  le  centre;  souvent  il  a  la  forme  d'un  gland  de  chêne. 
Quant  à  la  hanche  {kotyle),  elle  a  donné  son  nom  à  toute  une  classe  de 
vases  à  boire. 

Ici  vient  se  placer  une  série  d'expressions  dont  je  n'ai  pas  rencontré 
les  équivalens  dans  les  textes  de  l'antiquité;  ce  sont  les  mots  français 
cul-de-lampe,  cul-de-pot,  cul-de-bouteille.  On  ne  nous  demandera  pas 
d'entrer  dans  une  discussion  philologique  à  propos  de  ces  termes  pro- 
scrits par  Voltaire;  ils  ont  beaucoup  perdu  de  leur  trivialité  originelle, 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  on  les  prononce  aujourd'hui  impunément  sans  trop  se  soucier  de  leur 
étymologle. 

Les  bras,  les  coudes,  les  mains  et  les  doigts  des  vases  ne  sont  pas 
exclus,  on  le  pense  bien,  du  langage  poétique  des  anciens.  En  face  d'un 
de  ces  canopes  étrusques  représentant  un  buste  humain  à  l'aspect  bar- 
bare, aux  bras  tendus  en  avant,  il  ne  saurait  y  avoir  de  doute  à  cet 
égard;  mais  à  part  les  imitations  serviles  de  la  nature,  le  potier  grec  ai- 
mait trop  ses  œuvres  pour  leur  refuser  les  organes  les  plus  nécessaires. 
Les  anses  des  vaisseaux  de  petite  dimension,  celles  du  coihon  entre 
autres,  s'appelaient  les  mains;  le  verre  à  boire  était  muni  de  doigts. 
Chez  les  Romains,  on  se  servait  d'un  vase  à  vin  en  forme  de  bracelet, 
et  en  se  livrant  au  noble  jeu  du  kottabos,  la  jeunesse  athénienne  ma- 
niait une  coupe  qui  paraît  avoir  porté  le  même  nom  que  le  coude  du 
bras. 

Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  voir  si  la  poterie  a  aussi  des  jambes  et  des 
pieds.  Tout  le  monde  répondra  affirmativement  à  cette  question.  Pour  se 
tenir  debout,  la  corne  à  boire  avait  besoin  d'un  support,  d'un  anneau 
fixé  dans  une  base.  Nous  en  voyons  sur  le  canthare  de  sardonyx  qui 
est  un  des  joyaux  du  cabinet  de  Versailles.  Eh  bien!  ce  support,  on  le 
comparait  à  l'anneau,  la  périscèlide,  que  les  femmes  attachaient  au- 
dessus  de  la  cheville,  comme  le  bracelet  se  met  autour  du  poignet. 
Quant  au  pied  du  vase,  il  se  trouve  déjà  dans  les  poésies  d'Homère;  rien 
de  plus  commun  que  le  trépied,  dont  le  nom  suffit  pour  donner  une  idée 
approximative  de  sa  forme.  Seul  le  tonneau,  ce  produit  colossal  des  céra- 
mistes anciens,  restait  immobile;  au  lieu  de  dire  dans  une  conversation: 
«  Cela  n'existe  pas,  »  les  Grecs  employaient  la  locution  proverbiale  : 
«  c'est  comme  les  pieds  du  tonneau.  »  Ajoutons  qu'un  genre  de  poterie 
très  rare,  mais  dont  on  ti'ouvera  plusieurs  exemplaires  dans  nos  musées, 
était  l'astragale,  la  cheville  du  pied. 


IL 


Voilà  donc  le  vase  constitué,  pourvu  de  tous  les  organes  vitaux,  fort 
de  ses  membres,  doué  d'une  tête  qui  pense,  d'un  corps  qui  témoigne  de 
sa  capacité,  d'une  ossature  puissante  qui  défie  les  chocs  et  qui  promet 
une  existence  durable.  Que  lui  manque-t-il  pour  se  mettre  en  mouve- 
ment? N'est-il  pas  tenté,  comme  nous,  de  boire,  de  manger,  de  gesticu- 
ler, de  faire  son  tour  de  promenade?  Les  poètes  grecs  avaient  l'imagi- 
nation trop  vive  pour  reculer  devant  cette  dernière  conséquence  de  leur 
ingénieux  système.  Dans  Aristophane,  un  démocrate  fait  l'inventaire  de 
ses  richesses  et  appelle  successivement  tous  ses  ustensiles  de  cuisine  dont 
il  veut  faire  hommage  à  la  république.  «  Viens  au  dehors!  dit-il  au  van; 


ANTHROPOLOGIE    DES    VASES    GRECS.  229 

viens  gentiment,  toi,  le  meilleur  de  mon  bien,  pour  que,  poudré  de  fa- 
rine, de  celle  dont  tu  m'as  vanné  tant  de  sacs,  tu  ailles  conduire  la  pro- 
cession. »  Et  à  la  marmite,  qui  fait  la  sourde  oreille,  il  montre  la  porte 
en  criant  :  u  Parais  ici  !  tu  es  bien  noire;  tu  ne  le  serais  pas  plus,  si  tu 
avais  servi  à  cuire  les  drogues  dont  les  femmes  teignent  leurs  cheveux. 
Toi,  support  de  vase,  viens  me  donner  cette  cruche!  et  que  le  pot  ù 
miel  s'avance  sans  retard!  »  Chez  le  même  poète,  les  tonneaux  delà 
cave  perdent  un  beau  jour  tout  sentiment  de  confraternité  et  s'admi- 
nistrent des  coups  de  pied.  Je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler  à  mes  lecteurs 
la  vieille  fable  du  pot  de  fer  et  du  pot  de  terre  qui  s'en  allèrent  en 
voyage,  clopin-clopant,  jusqu'à  ce  que  le  plus  faible  fût  mis  en  éclats 
par  son  robuste  compagnon. 

En  général,  la  vaisselle  garde  un  silence  profond;  elle  est  discrète  et 
ne  trahit  pas  les  secrets  de  famille.  La  lampe  surtout  mérite  l'épithète 
de  silencieuse  que  lui  confère  un  poète  de  l'Anthologie,  —  à  moins  qu'il 
ne  lui  arrive  d'éternuer,  ce  dont  elle  ne  peut  se  défendre,  et  ce  qui  était 
considéré  comme  de  bon  augure.  Elle  entend  tout  ce  que  l'on  dit,  et 
des  refrains  que  les  convives  fredonnent  dans  leurs  veillées  elle  ne 
perd  pas  une  note.  Lorsqu'elle  brûle  économiquement,  et  qu'elle  ne  ré- 
pand plus  qu'une  clarté  somnolente,  on  attribue  cela  à  son  état  d'ivresse, 
car  elle  boit  l'huile  qu'elle  consomme.  Les  auteurs  vont  jusqu'à  l'appe- 
ler brutalement  ivrogne  ou  gloutonne.  «  Je  vais  aller  au  marché,  s'écrie 
quelqu'un,  et  m'en  acheter  une  qui  ne  se  soûle  pas.  »  Si  la  lampe  se 
grise  d'huile,  à  plus  forte  raison  la  bouteille  doit  se  griser  de  vin.  On 
citerait  de  nombreux  exemples  de  son  intempérance.  Une  coupe  un  peu 
profonde  et  qui  absorbait  beaucoup  de  liquide  était  accusée  de  glouton- 
nerie. La  bouteille  pleine  titube  comme  Silène  après  une  fête  bachique. 
Un  buveur  adresse  le  reproche  suivant  à  sa  compagne,  la  cruche  :  «  Pour- 
quoi te  grises-tu,  lorsque  je  suis  à  jeun,  et  pourquoi  es-tu  à  jeun,  lors- 
que je  me  grise?  Ce  n'est  pas  de  cette  façon  que  l'on  doit  se  conduire 
entre  bons  camarades.  » 

Malgré  son  caractère  mélancolique,  le  vase  ne  conserve  pas  toujours 
son  sérieux.  Rempli  de  vin  à  pleins  bords,  il  sourit,  et  les  connaisseurs 
qui  ont  pu  l'observer  dans  ses  heures  d'expansion  affirment  qu'il  a  le 
sourire  doux,  et  qu'il  ne  pousse  pas  des  hurlemens  inconvenans.  La  bou- 
teille a  même  le  don  de  la  parole.  Au  moment  où  elle  verse  le  vin, 
elle  parle  d'une  voix  suave  et  sonore,  et  tous  les  assistans  restent  sous 
le  charme  de  son  babil  mélodieux.  Ce  n'est  pas  la  langue  grecque 
dont  elle  se  sert,  c'est  un  idiome  barbare,  étrange,  inintelligible  aux 
plus  savans,  poétique  comme  le  gazouillement  de  l'hirondelle;  il  ne  fau- 
dra donc  pas  persister  à  croire  que  les  pots  manquent  d'esprit.  Ici  même 
ne  venons-nous  pas  d'entendre  un  vase  qui  se  souvenait  d'avoir  porté 
dans  son  sein  «  les  délices  du  dieu  de  la  vigne,  »  et  il  s'exprimait  en 


230  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

termes  fort  distingués.  Le  chaudron  mis  sur  un  bon  feu  commence  à 
chanter,  non  pas  d'une  voix  de  pot  cassé,  mais  en  cadences  à  grand 
effet  qui  réjouissent  l'auditoire. 

En  France  malheureusement  tant  va  la  cruche  à  l'eau  qu'à  la  fin  elle 
se  casse.  Les  anciens  avaient  le  sentiment  plus  délicat,  trop  délicat  pour 
admettre  qu'un  vase  qui  leur  avait  servi  pendant  des  années  pût  s'en 
aller  prosaïquement  en  morceaux,  jeté  contre  une  borne  ou  échouant 
contre  la  margelle  du  puits.  Il  y  avait  dans  ce  temps-là  des  rapports 
bien  plus  intimes  entre  l'homme  et  la  chose  qu'il  n'en  existe  de  nos 
jours.  La  poterie  faisait  partie  de  la  famille.  Quand  l'amphore  prenait 
de  Tâge,  on  l'appelait  vieille  fille,  on  la  traitait  comme  une  parente,  — 
un  peu  éloignée  par  exemple.  Et  quand,  après  une  longue  et  pénible 
carrière,  ses  anses  ne  tenaient  plus  et  que  ses  parois  se  défonçaient 
au  moindre  choc,  on  ne  disait  pas  :  l'amphore  est  cassée,  on  disait  :  elle 
est  morte.  Ce  jour  était  un  jour  de  deuil,  aussi  profond  que  si  on  avait 
perdu  une  aïeule  vénérée.  Parfois  aussi  on  avait  une  mort  prématurée 
à  déplorer;  quelque  accident  imprévu  abrégeait  les  jours  d'une  jeune 
cruche  qui  avait  donné  beaucoup  d'espérances.  Dans  les  Grenouilles 
d'Aristophane,  Bacchus  s'écrie  tristement  :  «  Hélas!  le  gobelet  que 
j'ai  acheté  l'an  dernier  vient  de  trépasser.  » 

En  résumé,  nous  avons  là  toute  une  classe  d'objets  en  apparence  ina- 
nimés qui  ont  la  structure  de  l'homme,  ses  facultés,  ses  vertus,  ses 
vices,  qui  parlent,  qui  rient,  qui  boivent,  qui  meurent  comme  lui. 
Qu'est-ce  qui  les  empêcherait  de  sauter  à  bas  du  buffet  où  ils  sont  ran- 
gés proprement,  coquettement,  selon  leur  taille,  et  de  devenir  chair  et 
os,  alors  que  le  moindre  coup  d'aile  de  la  fantaisie  grecque  peut  opérer 
ce  miracle?  L'esprit  populaire  et  les  poètes  comiques  ont  su  résoudre  le 
problème  en  traitant  certains  ivrognes  d'amphores,  de  bouteilles,  d'outrés 
à  vin,  absolument  comme  Shakspeare  appelle  son  Falstafï  une  tojine 
d'homme.  De  nos  jours  encore,  les  pots  fêlés  sont  ceux  qui  durent  le 
plus,  en  prodiguant  tous  les  soins  possibles  à  leur  santé  compromise, 
et  nos  pots  sans  anses,  que  fon  ne  sait  par  où  prendre,  sont  toujours 
aussi  difficultueux  et  aussi  pointilleux  que  du  temps  de  la  comédie 
attique. 

Un  genre  de  vases  grecs  était  désigné  sous  le  nom  d'adolescent,  d'autres 
s'appelaient  Veunuque  et  Vho77ime  adultère.  Un  petit  vase  à  boire  passait 
pour  être  le  fds  de  la  gorge;  un  gobelet  inventé  par  Thériklès  de  Corinthe 
reçut  du  poète  la  belle  épithète  d'enfant  de  ThèriJdès.  Bien  des  fois  les 
noms  propres  de  personnes  furent  empruntés  à  la  nomenclature  de  la 
vaisselle;  nous  connaissons  des  hommes,  voire  des  demi-dieux,  appelés 
Céramus,  Slamnius,  Arsus,  Cyiix,  Cyathus,  Canlharus,  des  femmes  du 
nom  d'Orca  et  de  Cotyla.  On  sait  que  les  grandes  jarres  dont  se  servent 
nos  paysans  et  nos  matelots  portent  le  nom  de  dames-j cannes.  «  Elle  est 


ANTHROPOLOGIE    DES   VASES    GRECS.  231 

grande,  elle  est  svelte,  »  dit  le  poêle  des  Orientales  dans  sa  ravissante 
description  de  la  femme  du  klephte, 

.    .    .    Et  quand  d'un  pas  joyeux, 
Sa  corbeille  de  fleurs  sur  la  tôte,  à  nos  yeux 

Elle  apparaît,  vive  et  folâtre, 
A  voir  sur  son  beau  front  s'arrondir  ses  bras  blancs, 
On  croirait  voir  de  loin,  dans  nos  temples  croulans, 

Une  amphore  aux  anses  d'albâtre. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  les  expressions  empruntées  aux  animaux, 
d'autant  plus  que  le  nombre  en  est  relativement  restreint.  La  corne  à 
boire  ne  rentre  pas  tout  à  fait  dans  notre  sujet,  parce  que  les  premiers 
hommes  prenaient  de  véritables  cornes  de  buffle  pour  les  transformer 
en  gobelets.  Bornons-nous  à  mentionner  le  bec  de  la  lampe  et  de  l'alam- 
bic, les  ailes  d'osier  qui,  nouées  autour  des  vases  de  terre,  remplissaient 
l'office  de  sangles,  entin  les  plumes  (ou  les  nageoires),  trois  petits  ap- 
pendices qui  formaient  les  anses  du  tridental.  Souvent  aussi  le  fond 
d'un  récipient  est  assimilé  à  la  racine  de  l'arbre. 

11  nous  est  resté  une  quantité  considérable  de  vases  peints,  quelque- 
fois dorés,  de  tous  les  stj,  les  et  de  toutes  les  époques,  modelés  en  forme 
de  pieds,  de  jambes,  de  masques,  de  bustes,  de  figures  ou  de  groupes 
entiers.  Le  Louvre  en  possède  une  collection  des  plus  riches  et  des  plus 
variées.  Dire  quelle  somme  d'esprit  les  céramistes  grecs  ont  dépensée 
pour  créer  tous  ces  chefs-d'œuvre  est  chose  impossible.  II  n'entre  pas 
dans  notre  programme  de  les  suivre  sur  ce  terrain,  où  l'imagination  la 
plus  hardie  resterait  toujours  subordonnée  au  bon  sens  pratique;  mais 
ces  vases  mériteraient  d'être  recueillis  et  de  faire  le  sujet  d'une  grande 
publication,  qui  serait  pour  l'archéologie  ce  que  les  comédies  d'Aris- 
tophane sont  pour  la  littérature.  Un  travail  de  cette  nature  est  facile  : 
il  n'exige  ni  de  longues  recherches  ni  d'érudition  bien  solide;  il  relève 
exclusivement  du  goût  et  du  tact. 

Frôhner. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


■       28  février  1873. 

A-insi  donc  voilà  le  grand  travail  d'enfantement  accompli  1  II  en  sera 
ce  qu'il  pourra,  c'est  maintenant  l'assemblée  qui  est  le  souverain  juge, 
qui  se  charge  en  ce  moment  même  de  dire  le  dernier  mot  de  celte 
œuvre  laborieusement  étudiée,  savamment  préparée  par  la  commission 
des  trente,  et  destinée  à  devenir  la  charte  temporaire  de  notre  vie  pro- 
visoire. C'est  à  l'assemblée  de  se  prononcer  définitivement,  de  sanction- 
ner ce  statut  nouveau  qu'on  lui  propose  comme  un  moyen  d'en  finir 
avec  tous  ces  conflits  obscurs  qui  depuis  quelque  temps  étonnent  et  fa- 
tiguent le  pays. 

Assurément  si  on  avait  mis  une  certaine  simplicité,  et  on  pourrait 
presque  dire  une  certaine  naïveté  d'esprit,  dans  cette  étude  des  condi- 
tions les  plus  essentielles  d'une  existence  à  peu  près  régulière,  si  on 
s'était  moins  préoccupé  de  chercher  des  nuances  et  des  faux-fiiyans,  on 
serait  arrivé  plus  vite,  et  on  n'aurait  pas  travaillé  moins  utilement.  Le 
patriotisme  et  la  raison  pratique,  se  prêtant  appui,  pouvaient  triompher 
rapidement  de  bien  des  difficultés  en  assurant  à  la  France,  non  pas  ce 
régime  définitif  qui  est  la  pierre  philosophale  de  tous  les  partis,  mais 
une  organisation  suffisamment  protectrice,  adaptée  aux  premières  né- 
cessités d'une  situation  que  personne  ne  peut  changer.  Il  s'agissait  de 
rester  dans  la  réalité,  de  s'en  tenir  à  ce  qui  éiait  possible,  sans  com- 
promettre l'avenir,  si  l'on  veut,  et  aussi  sans  se  perdre  dans  toute 
sorte  de  complications  inutiles  qui  ne  servent  qu'à  obscurcir  les  choses. 
Ce  n'est  pas  tout  à  fait  ainsi  que  la  question  a  été  prise  dès  l'origine, 
et^o' était  peut-être  inévitable,  puisque  le  jour  où  la  commission  des 
trente  surgissait  tout  à  coup  du  sein  d'une  assemblée  singulièrement 
émue,  profondément  divisée,  on  ne  savait,  à  vrai  dire,  d'aucun  côté  ce 
qu'on  avait  l'intention  de  faire.  Le  gouvernement  lui-même  savait-il  au 
juste  ce  qu'il  voulait,  ou  le  disait-il  de  façon  à  lever  tous  les  doutes,  à 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  233 

rallier  les  esprits?  La  commission  était-elle  mieux  fixée  dans  ses  des- 
seins? Avait-elle  une  idée  précise  de  ce  qu'on  lui  demandait?  On  avait 
voulu  éviter  une  crise  aiguë  et  soudaine,  on  avait  réussi  jusqu'à  un 
certain  point;  pour  le  reste,  on  s'engageait  ensemble  dans  une  voie 
assez  indéfinie,  oii  chacun  portait  ses  vues,  ses  calculs,  ses  préférences, 
ses  arrière-pensées. 

On  a  perdu  ainsi  bien  du  temps  à  se  reconnaître,  à  chercher  ce  qu'on 
voulait  ou  ce  qu'on  pouvait  faire,  à  tourner  autour  de  toutes  ces  ques- 
tions, le  droit  constituant,  la  responsabilité  ministérielle,  les  rapports 
de  M.  Thiers  avec  l'assemblée,  la  seconde  chambre,  la  réforme  électo- 
rale, le  régime  définitif  ou  le  régime  provisoire.  Ces  trois  mois  qui 
viennent  de  s'écouler,  on  les  a  passés  dans  ce  labeur  ingrat,  opposant 
des  combinaisons  à  des  combinaisons,  poursuivant  d'incessantes  trans- 
actions, se  demandant  chaque  matin  si  on  s'entendait  ou  si  on  ne  s'en- 
tendait pas,  si  on  allait  à  la  guerre  ou  à  la  paix  des  pouvoirs  pubHcs, 
et  jusqu'au  dernier  moment  la  vie  de  cette  commission  des  trente  aura 
été  une  succession  de  curieuses  péripéties.  La  veille  encore  effective- 
ment, tout  semblait  perdu,  on  ne  s'entendait  pas  le  moins  du  monde. 
Un  projet  de  M.  Dufaure  portant  que  l'assemblée  devrait  s'occuper  «  à 
bref  délai  »  d'un  certain  nombre  de  questions,  parmi  lesquelles  se  trou- 
vait r()rganisation  des  pouvoirs  publics  dans  l'interrègne  entre  l'assem- 
blée actuelle  et  ce  qui  lui  succéderait,  ce  projet  avait  été  solennellement 
repoussé  par  la  commission.  Le  conflit  allait  éclater  lorsque  bien  heu- 
reusement tout  changeait  encore  une  fois  du  soir  au  matin.  On  avait 
trouvé  une  rédaction  bénigne  et  calmante  qui  ne  parlait  plus  ni  de 
«  bref  délai  »  ni  d'interrègne,  qui  se  bornait  à  dire  que  l'assemblée  ne 
se  séparerait  pas  sans  avoir  statué  sur  la  seconde  chambre,  sur  la  loi 
éleclorale,  sur  «  l'organisation  et  le  mode  de  transmission  des  pouvoirs 
législatif  et  exécutif,  »  Il  y  a  mieux,  c'est  au  pouvoir  exécutif  lui-même 
qu'on  laisse  maintenant  l'initiative  des  lois  qui  devront  être  présentées 
sur  toutes  ces  questions.  Un  membre  du  centre  gauche  qui  compte 
parmi  les  trente,  M.  Ricard,  a  proposé  cet  amendement,  dont  il  s'exa- 
gère peut-être  un  peu  l'importance;  la  majorité  n'a  point  hésité  à  se 
l'approprier,  et  c'est  ainsi  qu'à  la  dernière  heure  commission  et  gou- 
vernement se  sont  retrouvés  d'accord  pour  se  présenter  devant  l'assem- 
blée avec  une  œuvre  laborieusement  combinée,  conquise  au  prix  de 
bien  des  négociations,  définitivement  acceptée  de  part  et  d'autre  comme 
un  symbole  de  concorde  et  de  paix. 

Au  fond,  que  dit-elle,  cette  œuvre  de  trois  mois  d'efforts,  de  discus- 
sions et  de  pourparlers?  Elle  se  résume  en  ces  trois  choses  :  un  préam- 
bule qui  réserve  et  affirme  une  fois  de  plus  le  droit  constituant  de  l'as- 
semblée, c'est-à-diie  un  droit  que  personne  ne  conteste,  qui  n'a  d'autre 
limite  que  les  circonstances  et  la  puissance  morale  de  l'assemblée  elle- 


23i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même,  —  un  code  de  l'étiquette  parlementaire  à  l'usage  de  M.  Thiers 
dans  ses  rapports  avec  la  chambre,  et  un  programme  de  ce  qu'on  se 
propose  ou  de  ce  qu'on  ne  refuse  pas  d'examiner.  11  restera  toujours 
vrai  qu'on  y  a  mis  le  temps,  qu'on  s'est  aventuré  dans  bien  des  compli- 
cations pour  en  venir  à  déclarer  qu'on  peut  tout,  mais  qu'on  veut  tout 
réserver,  que  M.  Thiers  est  un  bien  dangereux  orateur  qu'il  faut  s'ap- 
pliquer à  dégoûter  des  discussions  parlementaires,  et  qu'il  y  aura  peut- 
être  lieu  de  s'occuper  d'une  révision  de  la  loi  électorale,  d'une  seconde 
chambre,  qui  bien  entendu  ne  devra  entrer  en  fonction  que  lorsque 
l'assemblée  actuelle  aura  cessé  d'exister.  Évidemment  on  aurait  pu 
procéder  d'une  façon  plus  simple,  et  on  a  fini  par  donner  quelque  peu 
raison  à  ce  député,  M.  de  Ventavon ,  qui  a  proposé  ces  jours  derniers 
de  dire  tout  bonnement  que  rien  n'est  changé  à  la  situation,  que 
M.  Thiers  paraît  à  l'assemblée  quand  il  veut,  et  que  les  ministres  sont 
responsables;  mais  on  n'en  est  plus  là.  Ce  qu'il  y  a  de  vrai  du  moins, 
c'est  que,  si  le  dénoûment  de  cette  longue  délibération  de  la  com- 
mission des  trente  s'est  fait  attendre,  il  vaut  mieux  que  les  prélimi- 
naires. Les  préliminaires  ont  été  obscurs  et  agités,  trois  mois  durant  ils 
ont  laissé  le  pays  en  face  dé  cette  perspective  d'une  crise  devant  la- 
quelle tous  les  patriotismes,  toutes  les  prévoyances  devaient  reculer.  Le 
dénoûment,  c'est  la  paix,  c'est  une  sorte  de  concordat  dont  le  rappor- 
teur de  la  commission,  M.  le  duc  de  Broglie,  s'est  chargé  de  résumer  le 
caractère  avec  une  habileté  et  un  esprit  de  modération  faits  pour  en  pré- 
parer le  succès. 

La  meilleure  fortune  que  la  commission  des  trente  ait  eue  jusqu'ici 
en  effet,  c'est  d'avoir  trouvé  un  rapporteur  assez  expert  pour  couvrir 
ses  retraites  ou  ses  évolutions  compliquées,  pour  atténuer  jusqu'à  ces 
incohérences  d'une  délibération  confuse,  ou  du  moins  pour  les  expli- 
quer, pour  mettre  en  relief  ce  caractère  de  conciliation  qui  a  prévalu  à 
la  dernière  heure.  M.  le  duc  de  Broglie  a  le  mérite  de  tout  dire  ou  de 
laisser  tout  comprendre  sans  trop  insister  sur  les  points  faibles,  et  même 
il  réussit  presque  à  justifier  toutes  ces  combinaisons  formalistes  par  les- 
quelles on  s'efforce  de  limiter  le  rôle  parlementaire  de  M.  Thiers  sous 
prétexte  de  régler  les  attributions  des  pouvoirs  publics.  Ces  combinai- 
sons sont  assez  subtiles,  assez  méticuleuses,  et  en  réalité  peut-être  assez 
puériles  ou  assez  inefficaces,  on  est  fort  enclin  à  le  trouver  ainsi  dans  le 
public;  mais,  s'il  faut  en  croire  l'habile  rapporteur  de  la  commission 
des  trente,  c'est  aussi  un  peu  la  faute  du  problème  qu'on  avait  à  ré- 
soudre dans  une  situation  qui  n'est  point  par  elle-même  des  plus  sim- 
ples. Tout  est  facile  dans  une  monarchie  constitutionnelle  où  l'on  est  en 
face  d'un  souverain  renfermé  dans  son  rôle  d'irresponsabilité  royale; 
tout  devient  plus  compliqué  dans  une  république  où  le  droit  parlemen- 
taire se  trouve  en  présence  d'un  chef  de  gouvernement  responsable,  et 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  235 

entraîné  par  cela  même  à  une  action  personnelle  plus  décidée.  On  ne 
peut  se  tirer  de  là  que  par  l'équité,  par  un  sentiment  juste  des  choses, 
et  au  fond  ces  précautions  qu'on  semble  multiplier,  au  lieu  d'être  une 
humiliation  infligée  à  M.  Thiers,  sont  encore  un  hommage  rendu  à  sa 
position,  à  son  caractère  et  à  son  talent.  On  ne  veut  pas  lui  enlever 
ses  meilleures  armes,  ce  qui  fait  sa  puissance  et  son  ascendant;  on 
veut  qu'il  ne  descende  pas  du  rang  où  ses  services  l'ont  placé,  où  il 
représente  la  France  malheureuse  devant  le  monde,  pour  se  jeter  dans 
ces  mêlées  où  la  vivacité  des  contradictions  personnelles  aigrit  si  vite 
les  dissentimens  politiques.  On  veut  qu'il  ne  soit  point  incessamment 
exposé,  lui  chef  de  l'état,  à  ces  conflits  de  parole  où  une  explosion 
imprévue  peut  substituer  tout  à  coup  une  question  de  gouvernement 
à  une  lutte  de  partis.  On  veut  enfin,  par  certaines  formalités,  laisser 
le  temps  et  la  réflexion  agir  dans  les  discussions  mêmes  où  le  chef 
du  pouvoir  exécutif  intervient,  s'assurer  les  moyens  d'atténuer  l'ef- 
fet des  dissidences  soudaines,  et,  s'il  en  résulte  pour  M.  Thiers  des 
privations  auxquelles  on  lui  sait  gré  de  se  résigner  de  bonne  grâce, 
on  songe  si  peu  à  le  diminuer  qu'on  s'étudie  à  compenser  ce  sacrifice 
par  d'autres  droits  inhérens  à  un  pouvoir  exécutif  régulier.  L'œuvre  de 
la  commission  des  trente  est  ainsi  pavée  de  bonnes  intentions.  Aura-t-on 
réussi?  C'est  peut-être  assez  douteux.  Dans  ces  termes  du  moins,  ce 
n'est  plus  qu'une  question  politique  dégagée  de  tout  ce  qu'elle  a  de  per- 
sonnel ou  de  blessant,  et,  en  la  ramenant  sur  ce  terrain,  le  rapporteur 
la  rend  plus  facile  à  résoudre.  Il  ôte  les  épines  de  cette  partie  du  pro- 
blème pour  ne  laisser  que  les  fleurs,  dont  il  couvre  le  chef  du  gouver- 
nement. 

Que  M.  le  duc  de  Broglie,  chargé  de  parler  pour  la  commission  des 
trente,  laisse  entrevoir  ses  idées  sur  le  gouvernement  définitif  de  la 
France,  qu'il  ne  néglige  pas  de  montrer  d'une  façon  piquante  comment 
la  république  conduit  à  un  redoublement  de  pouvoir  personnel ,  même 
quelquefois  à  la  dictature,  au  détriment  des  libertés  parlementaires,  on 
ne  peut  guère  s'en  étonner;  on  ne  peut  pas  sérieusement  demander  à 
l'habile  rapporteur  d'abdiquer  ses  opinions.  Dans  tous  les  cas,  il  n'est 
point  de  ceux  qui,  sous  prétexte  de  ne  point  engager  l'avenir,  de  tout 
subordonner  à  une  forme  préférée  de  gouvernement,  se  refusent  à 
l'examen  de  toutes  ces  questions  qui  ont  été  présentées  à  la  commission, 
la  création  d'une  seconde  chambre,  la  révision  de  la  loi  électorale,  l'or- 
ganisation et  le  mode  de  transmission  des  pouvoirs.  Le  programme  qui 
avait  été  d'abord  proposé  par  M.  le  garde  des  sceaux  pour  être  introduit 
dans  le  projet  des  trente,  M.  le  duc  de  Broglie  l'adopte  et  le  soutient 
au  nom  de  la  commission  dans  la  forme  nouvelle  qui  lui  a  été  donnée, 
sans  trop  se  bercer  d'illusions  cependant,  sans  méconnaître  ce  qu'il  y  a 
d'assez  vain  ou  de  superflu  à  se  faire  une  façon  de  canevas  politique 


286  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qui  reste  toujours  à  remplir,  où  Ton  peut  dessiner  tout  ce  qu'on  vou- 
dra. Ainsi  se  trouve  complétée  cette  œuvre  de  la  commission  des  trente 
soumise  en  ce  moment  à  l'assemblée,  destinée  à  remplacer  la  con- 
stitution Rivet,  en  réunissant  dans  un  même  projet  ce  qui  a  trait  à 
la  situation  personnelle  de  M.  Thiers  et  ce  qui  touche  à  un  certain 
nombre  de  questions  politiques:  œuvre  passablement  décousue,  nous 
en  convenons,  assez  incohérente,  assez  subtile,  qui  commence  par  une 
réserve  théorique  du  droit  constituant  et  qui  finit  par  un  programme 
d'une  constitution  qu'on  fera,  si  on  le  peut,  si  on  a  le  temps  et  si  on  n'en 
fait  pas  une  autre.  Telle  qu'elle  est,  il  faut  toujours  en  revenir  là,  elle  ne 
fait  guère  avancer  les  choses;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  caractéristique, 
c'est  moins  l'œuvre  elle-même  que  la  situation  d'où  elle  est  sortie, 
qu'elle  reflète  jusque  dans  sa  confusion.  Par  une  bizarre  fortune,  ce 
travail  des  trente,  raconté  ou  exposé  par  M.  le  duc  de  Broglie,  se  trouve 
aujourd'hui  l'objet  des  attaques  les  plus  diverses.  L'extrême  gauche  ac- 
cuse le  gouvernement  d'avoir  fait  trop  de  concessions  en  ce  qui  touche 
les  prérogatives  personnelles  de  M.  Thiers.  Elle  n'admet  pas  cette  pré- 
tention qu'aurait  l'assemblée  de  faire  une  seconde  chambre,  de  réfor- 
mer la  loi  électorale,  de  régler  l'organisation  et  la  transmission  des 
pouvoirs.  Elle  n'admet  rien,  et  voilà  maintenant  que  d'un  autre  côté 
une  partie  de  la  droite,  qui  se  croyait  maîtresse  dans  la  commission  des 
trente,  accuse  violemment  M.  le  duc  de  Broglie  et  ses  amis  d'avoir  fait 
défection,  d'avoir  accordé  au  gouvernement  tout  ce  qu'il  voulait,  tout  ce 
qu'il  exigeait  :  preuve  évidente  que  ce  projet  représente  encore  une  pen- 
sée de  transaction  qui  lui  assure  sans  doute  aujourd'hui  un  certain  cré- 
dit auprès  de  toutes  les  opinions  modérées  de  l'assemblée,  de  telle  sorte 
que  cette  ébauche  de  statut  organique,  assez  informe  par  elle-même, 
semble  devenir  l'expression  ou  le  signal  d'une  assez  singulière  évolu- 
tion des  partis. 

Qu'en  est-il  réellement?  S'il  est  vrai  qu'à  la  dernière  heure  il  y  ait  eu 
une  certaine  scission  entre  la  droite  pure,  maintenant  plus  que  jamais 
ses  prétentions,  et  le  centre  droit  préférant  une  transaction,  à  quoi 
cela  tient-il?  C'est  peut-être  le  secret  de  quelque  circonstance  extérieure 
survenue  tout  à  coup.  On  s'était  sans  doute  flatté  jusque-là  de  tenir  en 
réserve  cette  combinaison  merveilleuse  qui  s'appelle  la  fusion,  à  l'aide 
de  laquelle  on  croyait  pouvoir  faire  face  à  tous  les  périls;  on  a  été  ré- 
duit subitement  à  ne  plus  y  croire,  et  le  fait  est  que,  s'il  y  avait  encore 
quelque  illusion,  elle  ne  pouvait  survivre  à  la  divulgation  récente  d'une 
correspondance  échangée  entre  M.  Tévêque  d'Orléans  et  M.  le  comte  de 
Chambord.  Une  tentative  suprême  avait  été  faite  pour  amener  le  prince 
à  donner  quelque  satisfaction  aux  idées,  aux  vœux  de  la  France  mo- 
derne, à  désintéresser  au  moins  les  esprits  libéraux  par  ses  déclarations. 
Le  prince  a  répondu  de  façon  à  décourager  tous  les  négociateurs  qui  se 


,  REVUE.    —    ClIllONIQUE.  237 

chargeraient  de  lui  porter  des  conditions  ou  des  conseils.  Il  n'écoute 
pas  les  conseils  et  il  ne  reçoit  pas  de  conditions.  Avec  lui  du  inoins,  on 
sait  à  quoi  s'en  tenir,  c'est  la  légitimité  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  in- 
flexible, et,  chemin  faisant,  M.  le  comte  de  Chambord  ne  dédaigne  pas 
de  faire  un  peu  la  leçon  à  tout  le  monde,  même  à  l'éminent  personnage 
ecclésiastique  qui  s'est  adressé  à  lui.  Certes  cette  lettre  ne  manque  ni 
d'élévation,  ni  de  fierté,  ni  d'esprit.  M.  le  comte  de  Chambord,  après 
quarante-trois  ans  d'exil,  n'est  point  pressé,  il  reste  invariable  et  im- 
mobile dann  sa  solitude.  Il  porte  en  lui  non  l'esprit  de  Louis  XYIII,  mais 
l'inspiration  de  son  aïeul  Charles  X  à  la  veille  de  la  catastrophe  qui 
allait  emporter  sa  couronne  et  sa  maison.  Pour  M.  le  comte  de  Cham- 
bord, la  royauté  est  un  dogme  qui  ne  peut  se  plier  à  rien,  et  son  modèle 
est  celui  qu'il  appelle  le  captif  du  Vatican.  On  ne  peut  méconnaître  ce 
qu'il  y  a  de  dignité  dans  cette  attitude;  c'est  la  noblesse  mélancolique 
de  ceux  qui  s'en  vont  et  qui  appartiennent  déjà  au  passé.  Le  prince  res- 
semble assez  à  un  capitaine  qui  plante  son  pavillon  au  grand  mât  du 
navire  avant  de  disparaître;  il  sombre  avec  honneur,  mais  il  sombre. 
M.  le  comte  de  Chambord  ne  se  doute  sûrement  pas  de  l'impression 
indéfinissable  que  laissent  ses  manifestations;  elles  ressemblent  à  une 
abdication  déguisée,  à  l'acte  d'un  homme  qui  n'a  ni  le  goût  ni  l'am- 
bition du  règne. 

Chose  étrange  cependant,  voilà  un  curieux  dialogue  de  plus  dans  notre 
temps.  C'est  un  évêque  qui  s'efforce  d'incliner  l'esprit  d'un  prince  aux 
idées  de  conciliation,  aux  accommodemens  avec  son  siècle  et  avec  son  pays; 
c'est  le  prince  qui  se  montre  immuable  dans  ses  idées  de  royauté  sacer- 
dotale, qui  offre  à  la  France  d'être  un  lieutenant  de  Pie  IX  sur  le  trône! 
C'est  le  prêtre  qui  s'est  fait  politique  pour  la  circonstance,  c'est  le  prince 
qui  s'est  fait  évêque  et  qui  parle  en  évêque  1  L'incident  est  passé,  il  n'est 
peut-être  pas  sans  avoir  une  certaine  conséquence  politique  immédiate 
aujourd'hui.  Évidemment  cette  lettre  de  M.  le  comte  de  Chambord  à 
M.  l'évêque  d'Orléans  est  le  dernier  mot  de  toutes  les  tentatives  de  fu- 
sion. Que  les  légitimistes  après  cela  restent  légitimistes,  il  n'y  a  rien  à 
dire,  ils  s'attachent  à  une  cause  qui  proclame  elle-même  son  impuis- 
sance. Il  est  bien  clair  que  ceux  qui  n'admettent  qu'une  monarchie  con- 
stitutionnelle, libérale,  compatible  avec  tous  les  instincts  de  leur  pays, 
ne  peuvent  s'asservir  à  l'immutabilité  d'un  dogme,  et  leur  pensée  ne 
peut  se  détacher  de  la  France  telle  qu'elle  existe,  quelle  que  soit  sa  con- 
dition politique  présente.  Le  manifeste  de  M.  le  comte  de  Chambord  a 
déjà  produit  un  premier  effet;  il  a  fait  sentir  aux  esprits  éclairés  de  la 
commission  des  trente  la  nécessité  d'écarter  toute  crise  nouvelle  par 
une  transaction  avec  le  gouvernement.  C'est  là  peut-être  le  commence- 
ment de  cette  union  des  centres  de  l'assemblée,  de  cette  alliance  des 
forces  conservatrices  et  libérales  qui  est,  à  vrai  dire,  la  plus  sûre  ga- 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rantie  pour  la  France  contre  les  périls  de  demain  aussi  bien  que  contre 
les  crises  parlementaires  d'aujourd'liui. 

La  république  existe  donc  en  Espagne,  elle  a  déjà  une  durée  de 
quinze  jours,  et,  quoiqu'elle  puisse  compter  parmi  les  phénomènes  assez 
extraordinaires  d'un  temps  où  l'imprévu  éclate  sous  toutes  les  formes, 
elle  a  eu  du  moins  le  mérite  de  naître  simplement,  sans  convulsion, 
d'une  sorte  de  nécessité  soudaine  des  clioses.  Seule  elle  s'est  trouvée  là 
pour  recueillir  l'héritage  de  la  çoyauté  éphémère  de  ce  jeune  prince  de 
Savoie,  qui,  après  deux  ans  de  patience  et  de  bonne  volonté  inutile,  en 
a  eu  assez  de  cette  couronne  qu'on  lui  avait  donnée,  et  à  laquelle  on 
mettait  vraiment  trop  d'épines.  Entre  le  souverain  démissionnaire  et 
les  cortès  représentant  l'Espagne,  le  divorce  s'est  fait  du  reste  avec  une 
gravité  courtoise,  sans  froissemens  vulgaires  et  sans  récriminations.  Le 
roi  Amédée  s'est  tiré  d'affaire  avec  honneur,  il  est  parti  j.our  Lisbonne 
sans  paraître  regretter  le  sceptre  de  roseau  qu'on  lui  avait  mis  dans  la 
main  et  qu'il  a  rendu  aux  trois  cents  députés  ou  sénateurs  réunis  pour 
cette  solennité  singulière.  C'est  alors  que  les  difficultés  ont  commencé  et 
devaient  commencer  à  Madrid  pour  cette  république  improvisée,  que 
n'attendaient  peut-être  pas  si  tôt  ceux  qui  semblaient  la  désirer  le  plus. 

Les  premiers  jours  se  sont  encore  bien  passés  sans  doute.  Un  certain 
sentiment  du  danger  mêlé  d'une  certaine  surprise  a  contenu  d'abord 
tous  les  partis,  toutes  les  impatiences,  toutes  les  espérances,  dans  cette 
éclipse  d'une  royauté.  On  s'est  empressé  de  faire  un  gouvernement  dé- 
légué des  cortès,  composé  des  partisans  les  plus  connus  de  la  république 
et  de  quelques-uns  des  ministres  du  roi  Aiiiédée  qui  jouaient  là  un  rôle 
assez  étrange.  M.  Figueras,  un  des  chefs  du  parti  démocratique,  s'est 
trouvé  être  le  président  élu  de  ce  gouvernement,  et,  il  faut  leur  rendre 
cette  justice,  les  républicains  qui  se  sont  vus  si  subitement  jetés  au 
pouvoir  ont  montré  de  la  tenue,  de  la  modération.  Ils  ont  compris  aus- 
sitôt que  tout  allait  être  perdu  dès  la  première  heure,  s'ils  ne  s'effor- 
çaient pas  de  rassurer  tous  les  intérêts  conservateurs  en  Espagne,  de 
dissiper  les  inquiétudes,  les  défiances  qui  pouvaient  se  produire  au  de- 
hors. Le  nouveau  ministre  de  l'intérieur,  M.  Pi  y  iMargall ,  homme  sé- 
rieux et  honnête,  s'est  hâté  d'adresser  aux  gouverneurs  des  provinces 
des  circulaires  où  il  recommande  le  maintien  de  l'ordre  comme  une  né- 
cessité suprême.  Le  ministre  des  affaires  étrangères,  M.  Emilio  Caste- 
lar,  homme  d'éloquence  et  d'esprit  aimable,  a  fait  ce  qu'il  a  pu  pour 
accréditer  le  régime  dont  il  est  un  des  parrains,  en  le  montrant  dans  son 
origine  toute  légale,  dans  son  caractère  tout  pacifique.  On  a  déclaré  de- 
vant les  cortès  qu'on  respecterait  toutes  les  obligations  de  crédit,  tous 
les  engagemens  de  l'état.  En  un  mot,  la  république  était  sans  doute  tout 
ce  qu'on  pouvait  faire  dans  la  situation  de  l'Espagne,  et  ceux  qui  la  re- 
présentent n'ont  rien  négligé  pour  lui  donner  une  bonne  figure  à  son  dé- 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  239 

but;  mais,  on  ne  peut  s'y  méprendre,  c'est  une  crise  qui  commence  à 
peine.  Cette  république  espagnole  à  sa  naissance  se  trouve  en  face  de 
toutes  les  impossibilités  ou  de  toutes  les  difficultés  :  soulèvement  d'in- 
dépendance à  Cuba,  insurrection  carliste  dans  les  provinces  du  nord  de 
la  péninsule,  déchaînemens  révolutionnaires  à  Barcelone  ou  dans  les 
provinces  du  midi,  division  des  républicains  eux-mêmes,  décomposition 
de  l'armée,  commencée  par  le  dernier  ministère  de  la  monarchie,  activée 
par  une  révolution,  —  désorganisation  des  ûnances,  dévorées  de  défi- 
cits, épuisées  par  les  expédions  ruineux.  Que  peut-il  sortir  de  tout  cela? 
Un  des  dangers  les  plus  immédiats,  les  plus  apparens,  c'est  sans 
doute  cette  insurrection  carliste  qui  levait  le  drapeau  l'an  dernier  en 
Navarre,  qu'on  a  cru  en  certains  momens  avoir  vaincue  ou  dispersée,  et 
qui  depuis  quelques  mois  s'est  remise  en  campagne  d'une  manière 
assez  redoutable.  Sans  être  entièrement  maîtresse  de  ces  contrées  du 
nord,  elle  est  du  moins  assez  sérieusement  organisée  pour  tenir  en  échec 
les  forces  qu'on  envoie  contre  elle.  Assez  récemment,  à  la  veille  de 
l'abdication  du  roi  Amédée,  un  des  généraux  appelés  aujourd'hui  à 
commander  dans  le  nord,  le  général  Nouvilas,  déclarait  devant  le  con- 
grès de  Madrid  que  la  Catalogne  était  presque  complètement  au  pouvoir 
de  tous  les  chefs  carlistes,  Saballs,  Castells,  Tristany,  qui  tiennent  la 
campagne  presque  jusqu'aux  portes  des  plus  grandes  villes,  levant  des 
contributions,  ayant  leurs  douaniers,  leurs  agens  de  toute  sorte,  accor- 
dant même  quelquefois  à  des  intérêts  privés  la  protection  que  le  gou- 
vernement ne  peut  leur  assurer.  Au  nord,  dans  la  Navarre,  dans  les 
provinces  basques,  ce  sont  d'autres  chefs  parmi  lesquels  compte  ce  curé 
de  Santa-Gruz,  héritier  du  curé  Merino,  qui  s'est  déjà  signalé  en  mainte 
rencontre  avec  les  troupes  régulières,  dont  on  a  mis  la  tête  à  prix,  mais 
qui  n'est  pas  précisément  de  facile  capture.  Ici  les  carlistes  coupent  les 
télégraphes  et  les  chemins  de  fer,  brûlent  les  gares,  menacent  les  em- 
ployés, s'ils  continuent  leur  service,  et  recommandent  aux  «  sujets  de 
S.  M.  Charles  VII  »  d'être  surtout  «  bons  catholiques.  »  Ces  jours  der- 
niers encore  entrait  en  Espagne,  par  la  frontière  de  Navarre,  un  nouveau 
chef,  Dorregaray,  ancien  officier  de  l'armée  régulière  qui  semble  avoir 
le  commandement  supérieur  des  opérations  carlistes  dans  le  nord.  Don 
Carlos  est-il  lui-même  en  Espagne?  On  le  dit,  quoiqu'il  ne  se  montre 
guère;  il  paraîtrait  bientôt  sans  doute,  si  ses  partisans  réussissaient  à 
prendre  quelque  place  d'une  certaine  importance,  Bilbao  ou  Pampelune, 
et  le  fait  est  qu'ils  serrent  de  près  les  villes  du  nord,  de  même  que  dans 
l'Aragon  ils  tourbillonnent  autour  de  Saragosse  et  se  répandent  un  peu 
partout.  La  cause  carliste  peut  être  une  menace,  un  péril  de  guerre  ci- 
vile, elle  n'est  point  sans  doute  destinée  à  triompher;  elle  a  contre  elle 
toute  la  classe  éclairée,  intelligente,  commerçante  de  la  population, 
tous  les  intérêts  nouveaux  créés  depuis  trente  ans,  et  même  la  plus 


240  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

grande  partie  de  la  noblesse,  qui  n'a  jamais  reconnu  la  légitimité  de  don 
Carlos,  qui,  après  avoir  été  fidèle  à  la  royauté  d'Isabelle,  se  rallierait 
plutôt  au  fils  de  la  reine.  Aujourd'hui  cependant  le  carlisme  pourrait  bien 
avoir  une  certaine  phase  de  recrudescence,  retrouver  quelques  chances 
apparentes  et  momentanées,  si  dans  une  crise  d'anarchie  il  restait  en 
quelque  sorte  la  seule  force  organisée,  si  l'on  n'avait  à  lui  opposer  qu'une 
armée  à  moitié  débandée,  ou,  comme  on  le  dit,  des  volontaires,  des 
milices  indisciplinées,  et  un  gouvernement  réduit  lui-même  à  se  dé- 
battre dans  l'immense  mêlée  des  passions  révolutionnaires. 

Là  est  justement  la  question.  Un  gouvernement  régulier,  constitué, 
ralliant  sous  sa  main  toutes  les  forces  libérales  et  modérées  de  l'Es- 
pagne, aurait  bientôt  raison  des  carlistes  de  la  Navarre  et  de  la  Cata- 
logne. La  république  n'en  est  pas  là  ;  elle  est  menacée  par  ses  propres 
divisions,  par  les  excès  de  ses  partisans  ou  de  ses  sectaires  autant  que 
par  les  carlistes.  Elle  ne  sait  pas  encore  ce  qu'elle  veut  être,  si  elle 
prendra  la  forme  fédéraliste  ou  la  forme  unitaire.  Le  gouvernement 
lui-même  flotte  entre  le  sentiment  de  toutes  les  nécessités  de  la  situa- 
tion où  il  se  trouve  et  les  opinions  de  quelques-uns  de  ses  membres 
qui  se  sont  prononcés  depuis  longtemps  pour  la  république  fédérale.  Or 
la  république  fédérale  en  ce  moment,  c'est  une  menace  de  dissolution 
pour  la  péninsule,  c'est  presque  une  question  de  vie  ou  de  mort.  On  le 
sent  bien,  et  dès  le  premier  instant  l'ambassadeur  d'Espagne  à  Paris, 
M.  Olozaga,  n'a  point  hésité  à  déclarer  qu'il  ne  resterait  pas  un  quart 
d'heure  le  représentant  d'un  gouvernement  qui  arborerait  la  bannière 
du  fédéralisme,  qu'il  ne  prêterait  jamais  son  nom  à  une  œuvre  qui  se- 
rait à  ses  yeux  la  destruction  de  l'unité  nationale  conquise  par  sept  siè- 
cles d'efforts.  M.  Emilio  Castelar,  à  ce  qu'il  paraît,  n'a  répondu  qu'à 
moitié,  tout  juste  ce  qu'il  fallait  pour  retenir  à  son  poste  M.  Olozaga; 
c'est  un  point  réservé,  dit-on. 

Pendant  ce  temps,  l'incertitude  et  l'agitation  gagnent  le  pays  tout  en- 
tier. Ce  que  les  politiques  ont  la  prétention  de  réserver,  les  passions 
déchaînées  le  tranchent  bruyamment.  A  Barcelone,  on  proclame  la  ré- 
publique fédérale,  et  on  s'arme  pour  elle.  Dans  quelques  grandes  villes, 
on  agit  comme  s'il  n'y  avait  plus  de  pouvoir  central.  Dans  cette  répu- 
blique, dont  on  se  fait  d'étranges  idées,  les  soldats  voient  leur  licencie- 
ment, et  ils  se  mutinent  pour  avoir  leur  congé  définitif;  les  paysans  de 
l'Andalousie  voient  le  partage  des  terres,  et  ils  se  jettent  sur  les  proprié- 
tés en  égorgeant  les  propriétaires,  chose  qui,  à  la  vérité,  n'est  point  ab- 
solument nouvelle,  qui  s'est  reproduite  plus  d'une  fois  dans  les  révolu- 
tions espagnoles.  C'est  un  socialisme  tout  pratique  à  l'usage  des  paysans 
andaloux  dans  toutes  les  grandes  crises.  A  Madrid  même,  où  il  reste 
toujours  plus  de  moyens  d'action  régulière,  la  situation  tend  visiblement 
à  s'aggraver;  il  y  a  une  fermentation  croissante  qui  se  traduit  tantôt  par 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  241 

des  manifestations  des  officiers  de  la  milice  nationale  allant  pérorer  en 
pleines  cortès,  tantôt  par  des  oscillations  du  gouvernement  aboutissant 
à  une  modificalion  ministérielle,  comme  si  quelques  inconnus  de  plus  ou 
de  moins  dans  le  cabinet  de  la  république  espagnole  changeaient  la  con- 
dition générale  des  choses.  On  voulait,  à  ce  qu'il  semble,  un  cabinet  ré- 
publicain plus  homogène,  on  l'a  obtenu  à  peu  près.  Ce  qu'il  faut  remar- 
quer toutefois,  c'est  que  les  nouveaux  ministres  n'ont  été  nommés  qu'à 
un  assez  pelit  nombre  de  voix,  car  c'est  l'assemblée  qui  nomme  les  mi- 
nistres au  scrutin.  En  réalité,  ce  gouvernement,  représenté  par  ses  chefs 
principaux,  M.  Figueras,  M.  Pi  y  Margall,  M.  Castelar,  vit  dans  d'étranges 
perplexités,  placé  qu'il  est  entre  ses  partisans,  qui  tendent  à  le  déborder 
de  tous  les  côtés,  qu'il  sera  peut-être  obligé  de  réprimer  un  de  ces  jours, 
s'il  dispose  de  quelque  force,  et  les  conservateurs,  qui,  après  s'être 
abstenus  d'abord  de  toute  hostilité,  commencent  à  se  demander  où  Ton 
va.  En  un  mot,  c'est  une  confusion  assez  caractérisée  qui  se  dessine  et 
s'aggrave  de  jour  en  jour.  Le  gouvernement,  dit-on,  veut  faire  des  élec- 
tions générales  à  la  fin  de  mars,  et  réunir  une  assemblée  constituante 
au  mois  d'avril.  Il  faut  qu'il  vive  jusque-là,  il  sera  bien  heureux  si 
avant  ce  moment  la  crise  décisive  n'a  point  éclaté,  et  cette  crise  peut 
être  déterminée  à  toute  heure  par  des  circonstances  ou  des  incidens  qui 
n'ont  rien  d'improbable,  un  succès  des  carlistes,  une  insurrection  de  dé- 
magogie, une  sédition  militaire,  un  tumulte  de  rue  allant  troubler  ces 
cortès,  qui  représentent  à  Madrid  tout  ce  qui  reste  de  légalité  en  Es- 
pagne. Ce  sont  là  de  menaçantes  éventualités  contre  lesquelles  les  bonnes 
intentions  de  quelques  hommes  risquent  d'être  bien  peu  efficaces. 

La  république  espagnole  triomphera-t-elle  de  ces  difficultés  inté- 
rieures qui  la  menacent  dès  sa  naissance?  C'est  la  première  condition 
d'existence  pour  elle.  La  seconde  condition,  c'est  qu'elle  ne  mette  pas 
en  péril  la  sûreté  de  ses  voisins  par  des  agitations  dangereuses  ou  par 
des  propagandes  irréfléchies.  Malgré  les  protestations  pacifiques  de 
M.  Castelar,  déjà  d'imprudentes  paroles  ont  été  prononcées  au  sujet  du 
Portugal.  Assurément  le  peuple  portugais  est  peu  enclin  à  se  laisser  ga- 
gner par  les  exemples  de  l'Espagne;  il  y  a  plutôt  une  défiance  invété- 
rée, et  les  derniers  événemens  n'ont  fait  que  provoquer  dans  les  cham- 
bres de  Lisbonne  des  manifestations  d'attachement  à  la  monarchie 
constitutionnelle,  à  la  dynastie.  On  s'est  empressé  d'offrir  tous  les 
moyens  de  défense  au  gouvernement,  qui  d'ailleurs  semble  assez  tran- 
quille. Il  peut  y  avoir  cependant  des  malaises,  des  froissemens.  Que  les 
choses  s'aggravent  en  Espagne,  des  tentatives  de  république  ibérique 
peuvent  se  produire  sous  la  forme  de  désordres  stériles,  mais  toujours 
inquiétans  pour  l'indépendance  du  Portugal.  C'est  assez  pour  tenir  en 
éveil  les  défiances  de  l'Angleterre,  et  peut-être  aussi  de  quelques  au- 
tres puissances  de  l'Europe,  qui  ne  se  hâtent  pas  de  reconnaître  la  ré- 
TOMB  civ.  —  1873.  16 


2/i2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

publique  espagnole.  Quant  à  la  France  telle  qu'elle  existe  aujourd'hui, 
la  difficulté  pour  elle  n'est  pas  d'ajourner  ou  de  hâter  une  reconnais- 
sance officielle  à  peu  près  acquise  déjà  de  fait;  le  problème,  assez  sé- 
rieux pour  les  intérêts  français,  est  de  savoir  ce  que  va  devenir  cette 
république,  qui  peut  mettre  à  nos  portes  le  double  péril  d'une  explo- 
sion d'anarchie  ou  d'une  recrudescence  du  carlisme. 

Il  y  a  un  pays  oi^i  la  dernière  révolution  de  l'Espagne  a  eu  et  devait 
avoir  un  retentissement  particulier,  c'est  l'Italie.  La  retraite  du  roi  Amé- 
dée  a  été  accueillie  à  Rome  et  dans  toutes  les  villes  italiennes  par  les 
manifestations  de  la  plus  vive  sympathie  pour  le  jeune  prince  décou- 
ronné. Les  Italiens,  en  vérité,  ne  semblent  pas  en  vouloir  beaucoup  aux 
Espagnols;  ils  ont  plutôt  l'air  de  voir  dans  cette  loyale  abdication  une 
sorte  d'attestation  nouvelle  et  parlante  du  caractère  essentiellement 
libéral,  constitutionnel  de  leur  maison  royale.  Si  ces  événemens  au  sur- 
plus ont  un  intérêt  politique  pour  l'Italie,  ce  n'est  pas  tant  parce  qu'ils 
lui  rendent  un  prince  toujours  assuré  de  retrouver  sa  place  dans  sa  pa- 
trie native,  c'est  parce  que  tout  ce  qui  serait  de  nature  à  favoriser  une 
réaction  absolutiste,  un  succès  du  carlisme  au-delà  des  Pyrénées,  doit  être 
nécessairement  un  sujet  de  préoccupation  au-delà  des  Alpes,  et  en  dé- 
finitive c'est  un  lien  de  plus  entre  l'Italie  et  la  France.  Les  partis  lé- 
gitimistes, français  ou  espagnol,  ne  consultent  pas  toujours  le  pape,  ils 
se  servent  du  moins  de  son  nom ,  et  dans  tous  leurs  programmes  ils 
font  invariablement  de  la  restauration  temporelle  du  saint-siége  le  cou- 
ronnement de  leur  propre  restauration.  Sur  ce  point  aussi  bien  que  sur 
tant  d'autres,  la  France  et  l'Italie  n'ont  après  tout  qu'un  intérêt  com- 
mun, le  maintien  de  ce  qui  existe  dans  des  conditions  d'équité,  de  res- 
pect mutuel  pour  toutes  les  convenances  de  situation.  Le  gouvernement 
de  Versailles  le  sent  lorsqu'il  écarte  les  interpellations  aussi  bruyantes 
qu'inutiles  des  cléricaux  trop  zélés  de  l'assemblée;  le  gouvernement  de 
Rome  ne  le  sent  pas  moins  vivement  de  son  côté,  et  la  meilleure  poli- 
tique pour  lui  est  toujours  celle  qui  s'inspire  de  cette  solidarité  d'inté- 
rêts qui  unit  les  deux  pays  dans  les  questions  les  plus  essentielles. 

Le  ministère  italien  a  sans  doute,  lui  aussi,  ses  difficultés  en  prati- 
quant cette  politique.  On  a  voulu  récemment  lui  faire  une  querelle  par- 
lementaire à  propos  de  quelques  cérémonies  de  deuil  célébrées  à  Milan, 
à  Florence,  à  Rome,  pour  la  mort  de  l'empereur  Napoléon  III,  et  même 
une  interpellation,  lancée  à  l'improviste  dans  un  moment  où  la  majo- 
rité de  la  chambre  était  un  peu  dispersée,  a  failli  mettre  le  cabinet  en 
péril.  Peu  s'en  est  fallu  qu'on  n'accusât  le  gouvernement  d'avoir  toléré 
des  manifestations  malveillantes  pour  la  république  française.  Puisque 
l'interpellation  avait  été  acceptée,  malgré  l'opposition  des  ministres,  par 
un  vote  de  surprise,  il  a  fallu  la  subir.  Le  président  du  conseil,  M.  Lanza, 
n'a  pas  eu  de  peine  à  dissiper  toiite  cette  fantasmagorie  en  réduisant  à 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  243 

leur  expression  la  plus  simple  ces  prétendues  manifestations  qui  n'a- 
vaient rien  d'officiel  ni  de  politique.  Le  syndic  de  Florence,  M.  Peruzzi, 
mis  en  cause  pour  avoir  assisté  à  une  de  ces  cérémonies  funèbres,  à  l'é- 
glise de  Santa-Croce,  a  répondu  avec  le  plus  spirituel  bon  sens,  et  les 
interpellateurs  découragés  ont  battu  prudemment  en  retraite;  mais  voici 
ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux.  D'où  parlaient  ces  accusations?  Elles  ve- 
naient des  membres  de  la  gauche,  qui  se  font  un  système  d'entretenir 
chez  leurs  compatriotes  les  plus  étroits  préjugés,  les  plus  aveugles  sen- 
timens  d'hostilité  contre  la  France.  Les  accusés  au  contraire,  c'étaient 
les  ministres,  M.  Peruzzi,  des  hommes  qui  ne  cachent  pas  leurs  sym- 
pathies pour  l'alliance  française.  Évidemment  la  France  n'a  guère  à  s'in- 
quiéter de  quelques  messes  dites  pour  un  empereur  défunt,  surtout 
lorsque  ceux  qui  assistent  à  ces  messes  sont  des  amis  de  notre  pays, 
qui,  en  respectant  jusque  dans  la  mort  un  souverain  déchu,  n'oublient 
pas  que  c'est  l'armée  française  qui  a  été  l'instrument  de  leur  délivrance. 

Tout  ce  que  notre  gouvernement  peut  demander  de  mieux  au  cabinet 
de  Rome,  c'est  de  ne  pas  lui  créer  trop  d'embarras  avec  les  terribles 
interpellateurs  qu'il  a,  lui  aussi,  à  Versailles,  et  qui  seraient  fort  dispo- 
sés à  lui  reprocher  ses  ménagemens  envers  l'Italie.  Le  ministère  italien 
a  aujourd'hui  une  occasion  de  montrer  sa  prudence  avec  cette  loi  sur  les 
corporations  reUgieuses  de  Piome,  qu'une  commission  du  parlement  est 
occupée  à  étudier  et  à  préparer.  Le  ministère,  en  proposant  la  suppres- 
sion des  ordres  religieux,  maintenait  ce  qu'on  appelle  les  maisons  géné- 
ralices  comme  les  «  organes  vitaux  »  du  gouvernement  spirituel  du 
saint-siége.  La  commission  semble  devoir  proposer  la  suppression  com- 
plète des  maisons  généralices  aussi  bien  que  des  ordres.  Il  s'agit  de  sa- 
voir si  en  procédant  ainsi  on  reste  fidèle  à  la  «  loi  des  garanties,  »  qui 
est  une  sorte  de  charte  des  rapports  du  gouvernement  italien  avec  le 
saint-siége.  Les  Italiens  eux-mêmes  sont  évidemment  intéressés  à  ne 
pas  paraître  s'écarter  d'une  loi  qu'ils  ont  représentée  aux  yeux  des  puis- 
sances catholiques  comme  la  compensation  du  pouvoir  temporel.  Ils 
s'épargneraient  bien  des  difficultés,  et  ils  en  épargneraient  à  tout  le 
monde,  même  au  pape,  qui,  en  continuant  à  se  plaindre  de  sa  captivité, 
n'aurait  point  à  invoquer  ce  nouveau  grief. 

Les  questions  religieuses,  du  reste,  se  mêlent  partout  à  la  politique 
aujourd'hui.  Elles  régnent  en  Suisse,  provoquant  une  certaine  agitation 
qui  s'est  manifestée  plus  vivement  depuis  quelques  jours  à  Bâle,  à  So- 
leure,  et  surtout  à  Genève,  où  elle  vient  d'aboutir  à  l'expulsion  d'un 
personnage  ecclésiastique  fort  en  faveur  à  la  cour  de  Rome,  M.  Merrnil- 
lod.  Rien  n'est  plus  assurément  compliqué  que  ces  luttes  du  pouvoir 
civil  et  du  pouvoir  religieux  où  l'on  finit  par  ne  plus  s'entendre,  et  d'oii 
l'on  croit  sortir  par  quelque  acte  sommaire  qui  ne  fait  qu'augmenter  la 
confusion.  En  réalité,  il  y  a  deux  questions  dans  ces  affaires  de  Genève, 


2hh  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'une  qui  a  pris  un  caractère  fédéral,  l'autre  qui  est  restée  jusqu'à  un 
certain  point  toute  locale.  M.  Mermillod ,  qui  s'est  accoutumé  un  peu 
trop  à  régner  en  maître  dans  un  canton  où  il  a  été  curé  d'une  des  pa- 
roisses importantes,  puis  adjoint  comme  vicaire-général  à  l'évêché  de 
Lausanne,  dont  Genève  fait  partie.  M,  Mermillod,  connu  depuis  long- 
temps sous  le  nom  de  l'évêque  d'Hebron,  a  été  récemment  élevé  par  un 
bref  du  pape  à  la  dignité  de  vicaire  apostolique  du  pays  genevois.  La 
cour  de  Rome  avait-elle  le  droit  de  procéder  ainsi?  Le  conseil  fédéral 
le  conteste  en  s'appuyant  sur  une  série  de  f;iits,  d'actes  diplomatiques, 
de  brefs  pontificaux  remontant  à  1815,  à  1319,  et  réglant  l'organisation 
ecclésiastique  de  la  Suisse.  La  cour  de  Rome  n'a  voulu  rien  entendre, 
elle  a  passé  outre,  le  conseil  fédéral  a  protesté,  il  a  sommé  M.  Mermillod 
de  déclarer  s'il  entendait  se  soumettre  aux  lois  de  son  pays,  et  sur  le  refus 
du  nouveau  vicaire  apostolique  un  ordre  d'exil  a  été  lancé  et  exécuté.  Ici 
évidemment  le  conseil  fédéral  a  dépassé  la  mesure,  il  a  été  obligé  d'in- 
voquer la  raison  d'état  et  il  s'est  donné  une  apparence  de  persécuteur; 
mais  ce  n'est  là  encore  qu'un  des  côtés  de  ces  terribles  questions.  La 
vérité  est  que  le  gouvernement  de  Genève  s'est  engagé  depuis  quelque 
temps  dans  une  lutte  opiniâtre  contre  les  catholiques,  allant  même 
jusqu'à  soumettre,  par  une  loi  récente,  les  curés  à  l'élection  populaire, 
et  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  que  ce  sont  des  radicaux,  parti- 
sans de  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état,  qui  s'érigent  en  réforma- 
teurs de  toute  une  hiérarchie  ecclésiastique.  Quand  la  confusion  sera 
bien  complète,  il  n'y  aura  pour  en  finir  que  ce  principe  de  la  liberté,  si 
étrangement  compris,  mais  le  seul  bienfaisant,  le  seul  qui  puisse  réta- 
blir la  paix  en  dégageant  tous  les  pouvoirs  de  ces  conflits  sans  issue. 

CH.   DE   MAZADE. 


ESSAIS    ET     NOTICES. 

Abratuim  Duqwsne  et   la  marine  de  son  temps,  par  M.  A.  Jal,  Paris  1873; 
2  vol.   in-S»,  Pion. 

L'an  56  avant  Jésus-Christ,  les  Venètes,  peuplade  gauloise  de  l'Armo- 
rique,  livraient  à  la  flotte  de  César  une  grande  bataille  et  lui  disputaient 
vaillamment  la  victoire.  C'est  là  dans  les  annales  du  passé  la  plus  loin- 
taine mention  de  notre  marine  de  guerre.  Sous  les  premiers  rois,  une 
flotte  mérovingienne  détruit  une  flotte  danoise.  Charles  Martel  dirige 
contre  la  Frise  une  expédition  maritime,  et  Charlemagne  organise  de 
nombreuses  croisières  dans  l'Océan  et  la  Méditerranée  pour  s'opposer 
aux  invasions  normandes  ou  sarrasines;  mais  le  démembrement  de  l'em- 
pire et  l'établissement  de  la  féodalité  font  disparaître  pendant  près  de 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  2Zl5 

deux  siècles  les  arméniens  maritimes,  car  les  derniers  Carlovingiens  ne 
pouvaient  songer  à  construire  des  flottes  quand  il  ne  leur  restait  pas 
même,  comme  le  disait  Louis  V  à  la  diète  d'Ingelheini,  un  coin  de  terre 
pour  abriter  leur  famille.  Les  seigneurs  n'y  songeaient  pas  davantage, 
et  ceux  qui  vivaient  au  bord  de  la  mer  se  bornaient  à  prélever  de  lourds 
tributs  sur  les  bateaux  de  pèche,  à  s'approprier,  en  vertu  du  droit  de 
lagan,  les  navires  étrangers  que  la  tempête  poussait  sur  les  rivages  de 
leurs  fiefs,  et  à  rançonner  les  naufragés,  qui  étaient  assimilés  aux  pri- 
sonniers de  guerre. 

L'Italie,  qui  faisait  le  transit  du  commerce  de  l'Orient,  et  qui  appor- 
tait en  Europe  les  denrées  que  les  caravanes  venaient  entreposer  sur  les 
côtes  de  la  Syrie,  avait  seule  aux  x^  xi«  et  xu"^  siècles,  des  matelots  et 
des  flottes.  C'est  de  Gênes,  de  Venise  et  des  ports  de  l'Adriatique  que 
partirent  les  premiers  convois  qui  transportèrent  les  croisés  en  Orient; 
mais,  lorsque  les  Capétiens,  en  reculant  par  des  annexions  successives 
les  limites  du  duché  de  France,  eurent  étendu  le  royaume  jusqu'aux 
deux  mers,  ils  reconnurent  la  nécessité  de  prendre  possession  de  l'élé- 
ment qui  ouvrait  à  leur  puissance  une  nouvelle  carrière.  En  1213,  Phi- 
lippe-Auguste réunit  1,700  voiles  sur  les  côtes  de  Flandre  pour  menacer 
l'Angleterre  d'un  débarquement.  Saint  Louis  fit  creuser  le  port  d'Aigues- 
Mortes,  et  c'est  de  là  qu'il  appareilla  lors  de  sa  première  expédition  en 
terre-sainte,  avec  des  navires  génois  et  français.  En  ISOZi,  les  Flamands 
furent  battus  à  Ziriksée.  Philippe  de  Valois  et  Charles  V  livrèrent  aux 
Anglais  plusieurs  batailles  navales,  mais  à  cette  date,  la  marine  mili- 
taire n'était  point  encore  organisée  comme  une  institution  permanente. 
Lorsque  les  rois  de  France  voulaient  entreprendre  une  expédition,  ils 
réquisiiionnaient  les  navires  marchands  du  royaume,  ou  prenaient  à 
leur  solde  des  navires  étrangers.  L'expédition  terminée,  ils  les  congé- 
diaient, comme  ils  congédiaient  les  routiers,  les  lansquenets  et  les  suisses 
de  l'armée  de  terre,  pour  éviter  de  les  payer,  et  il  faut  attendre  jusqu'au 
règne  de  François  I^''  pour  trouver  les  élémens  d'une  marine  royale 
dans  l'acception  moderne  du  mot.  Cette  marine  commençait  à  se  déve- 
lopper et  semblait  appelée  à  rendre  de  grands  services  au  moment  même 
où  les  guerres  de  religion  vinrent  en  interrompre  les  progrès  et  lais- 
ser la  domination  des  mers  à  la  Hollande,  à  l'Espagne  et  à  l'Angleterre. 
Henri  IV,  dont  la  prévoyance  s'étendait  sur  toutes  les  branches  du  gou- 
vernement, s'occupait  de  la  reconstituer,  lorsque  le  couteau  de  Fiavaillac 
mit  à  néant  les  grands  desseins  qu'il  avait  formés  pour  assurer  la  pré- 
pondérance française  en  Europe  et  dans  le  Nouveau-Monde,  Sully,  qui 
était  resté  ministre  et  grand-maître  de  l'artillerie,  voulut  en  poursuivre 
l'accomplissement,  du  moins  pour  tout  ce  qui  touchait  à  l'accroissement 
des  forces  du  royaume,  au  commerce  et  à  l'agriculture,  mais  il  dut  se 
retirer  devant  les  intrigues  des  courtisans  et  l'hostilité  de  la  reine- 
mère,  à  laquelle  il  avait  refusé  d'ouvrir  un  crédit  de  900,000  livres. 


IhÔ  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Deux  ans  après  la  mort  de  Henri  IV,  il  ne  restait  plus  rien  des 
45  millions  que  ce  grand  prince  avait  mis  à  l'épargne.  Concini,  pour  sa 
part,  en  avaft  volé  cinq  ;  de  Luynes  et  les  courtisans  à  défaut  des  maî- 
tresses avaient  dévoré  le  reste.  L'argent  manquait  pour  la  solde  des 
troupes;  la  reine-mère  ruinée  par  de  folles  prodigalités  en  était  réduite 
à  diminuer  le  nombre  des  plats  servis  sur  sa  table,  et  ce  fut  seulement 
vers  162/i,  au  moment  de  l'entrée  de  Richelieu  aux  affaires,  que  notre 
établissement  maritime  fut  mis  sur  un  pied  respectable;  mais  chaque 
changement  de  règne,  souvent  même  chaque  changement  de  ministère 
amenait  de  brusques  réactions.  L'œuvre  de  Richelieu  fut  interrompue 
par  Mazarin,  qui  eût  grand' peine  au  moment  de  la  fronde  à  mettre  en 
mer  cinq  ou  six  petits  navires  pour  fermer  aux  Espagnols  l'entrée  de  la 
Gironde,  et  de  1646  à  1660,  la  marine  française  n'exista  guère  que  de 
nom.  L'arrivée  de  Colbert  au  contrôle  des  finances  la  tira  de  son  abais- 
sement, et  ce  grand  ministre  eut  la  gloire  de  l'élever  à  un  degré  de 
puissance  qu'elle  n'a  jamais  atteint  après  lui.  La  première  difficulté 
était  de  trouver  de  l'argent  pour  créer  le  matériel;  il  sut  la  résoudre. 
En  1662,  il  dépensa  2,201,481  livres  pour  la  flotte  à  voiles  et  552,917  li- 
vres pour  les  galères.  En  1669,  il  dépensa  pour  les  deux  services  plus 
de  9  millions;  il  établit  des  fonderies,  des  corderies,  des  arsenaux,  or- 
ganisa les  équipages  de  ligne,  promulgua  la  célèbre  ordonnance  dite  de 
la  marine  et  fit  en  un  mot  pour  l'armée  navale  ce  que  Louvois  faisait 
pour  l'armée  de  terre.  A  la  fin  de  son  ministère,  la  France  n'avait  pas 
moins  de  650  navires,  vaisseaux  à  deux  et  trois  ponts,  frégates,  flûtes, 
galiotes,  bombardes,  flibots,  brûlots,  espies,  galères,  pataches,  garde- 
côtes,  chaloupes  armées  en  guerre,  et,  comme  c'était  le  privilège  du 
XVII''  siècle  de  produire  des  hommes  éminens  dans  tous  les  genres,  la 
France  eut  à  côté  de  grands  généraux  d'habiles  et  d'illustres  marins, 
Château-Regnault,  Cassard,  Forbin,  d'Estrées,  de  Preuilly,  de  Valbelle, 
d'Infreville,  le  chevalier  de  Certaines,  Pointis,  Jean  Bart,  Duguay-Trouin, 
Tourville,  Duquesne,  sans  compter  dans  les  grades  inférieurs  un  grand 
nombre  d'excellens  officiers,  qui  unissaient  à  une  bravoure  à  toute 
épreuve  une  grande  pratique  de  la  mer,  et  des  connaissances  tactiques 
beaucoup  plus  étendues  qu'on  ne  le  suppose  aujourd'hui. 

M.  Jal,  l'auteur  de  V Archéologie  navale,  du  Yirgilius  naut.icus,  de  la 
Flotte  de  César,  ne  pouvait  faire  un  meilleur  choix  que  la  biographie 
de  Duquesne  pour  présenter  au  public  le  type  accompli  de  l'homme  de 
mer  sous  Louis  XIV,  et  faire  connaître  en  même  temps  l'organisation 
de  nos  flottes.  Né  à  Dieppe  en  1610,  mort  à  Paris  en  1688,  Duquesne 
débuta  dans  la  carrière  qui  devait  lui  faire  une  si  juste  renommée  à 
l'heure  même  où  Richelieu  allait  régner  sous  le  nom  de  Louis  XIII.  De 
1627  à  1686,  il  prit  part  à  toutes  les  grandes  expéditions,  et  l'histoire 
de  sa  vie  résume  la  plus  brillante  période  de  nos  annales  maritimes.  A 
peine  âgé  de  seize  ans,  il  monte  une  patache  armée  par  son  père,  qui 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  2Zi7 

appartenait  à  cette  forte  et  vaillante  race  d'armateurs  normands,  dont 
les  courses  aventureuses  rappelaient  celles  des  Scandinaves,  leurs  aïeux, 
et  prend  à  l'abordage  un  navire  hollandais.  11  navigue  ensuite  sur  les 
vaisseaux  du  roi,  se  distingue  à  l'attaque  des  îles  de  Lérins,  tombées  au 
pouvoir  des  Espagnols,  et  reçoit  le  grade  de  capitaine  en  récompense 
de  ses  actions  d'éclat,  de  l'assistance  qu'il  avait  prêtée  dans  ses  croi- 
sières au  commerce  français  et  des  nombreuses  prises  qu'il  avait  faites, 
car  alors  les  capitaines,  tout  en  se  battant  pour  le  roi,  faisaient  pour  leur 
propre  compte  la  chasse  aux  navires  marchands.  A  la  mort  de  Richelieu, 
la  plus  grande  partie  de  la  flotte  est  désarmée,  et  Duquesne,  ne  trouvant 
plus  en  France  d'élémens  pour  son  activité,  s'embarque  pour  la  Suède 
au  moment  où  la  reine  Christine  venait  de  déclarer  la  guerre  au  roi  de 
Danemark,  Christian  IV.  Il  assiste  aux  combats  de  Ripen  et  de  Lalandt, 
et  Christine  lui  confère  le  grade  d'amiral-major.  La  conclusion  de  la 
paix  le  ramène  en  France;  il  se  signale  à  la  bataille  de  Telamone,  li- 
vrée aux  Espagnols  par  le  duc  de  Brézé,  qui  fut  tué  sur  son  banc  d'ami- 
ral, et  le  brevet  de  chef  d'escadre  lui  est  accordé  par  Louis  XIV  malgré 
les  nombreux  ennemis  qu'il  avait  à  la  cour  et  qui  ne  cherchaient  qu'à 
le  desservir.  Plus  sage  que  Turenne  et  Condé,  qui  compromirent  leur 
gloire  pendant  les  troubles  de  la  fronde,  Duquesne  resta  fidèle  à  la 
cause  nationale.  Il  commanda  l'expédition  envoyée  dans  la  Gironde  au 
moment  de  \s  révolte  de  Bordeaux,  et  soutint,  en  se  rendant  au  poste 
qui  lui  était  assigné,  une  lutte  sanglante  contre  les  Anglais,  qui  ne 
réussirent  pas  à  lui  barrer  le  chemin,  malgré  la  supériorité  de  leurs 
forces.  Après  la  paix  des  Pyrénées,  il  suivit  le  prince  de  Beaufort  dans 
ses  campagnes  contre  les  corsaires  barbaresques,  fit  de  nombreuses 
prises,  et  fut  nommé  lieutenant-général  en  1667.  Il  avait  alors  cin- 
quante-sept ans  :  ce  fut  pour  lui  l'âge  de  la  gloire  et  des  grandes  ac- 
tions. Son  nouveau  titre  lui  donnait  enfin  le  droit  de  commander  en 
chef,  et  il  ne  tarda  pas  à  montrer  tout  ce  qu'il  pouvait  faire.  En  1676, 
il  remporta  la  grande  victoire  de  Stromboli,  et  celle  du  mont  Gibel,  oii 
Ruyter  fut  blessé  mortellement,  et  qui  fut  suivie  de  l'incendie  de  la 
flotte  ennemie  dans  le  port  de  Palerme.  Une  expédition  contre  les  cor- 
saires de  Tripoli,  le  bombardement  d'Alger  et  de  Gênes,  la  bataille  de 
Sainte-Héline  marquèrent  les  dernières  années  de  cette  longue  et  glo- 
rieuse existence. 

Duquesne  était  protestant;  Louis  XIV  ne  voulut  jamais  lui  confier  le 
grade  d'amiral,  dont  il  était  certes  beaucoup  plus  digne  que  le  comte 
de  Vermandois  ou  le  comte  de  Toulouse,  car  le  serment  du  sacre  pla- 
çait au  premier  rang  des  devoirs  de  la  couronne  l'extirpation  de  l'héré- 
sie; admettre  un  réformé  parmi  les  grands  dignitaires  du  royaume  pou- 
vait passer  aux  yeux  des  confesseurs  du  roi  ou  de  M'"^  de  Maintenon 
pour  un  cas  réservé,  et  Louis,  pour  se  mettre  tout  à  la  fois  en  règle 
avec  Dieu  et  ses  devoirs  de  chef  d'état,  qui  l'obligeaient  à  récompenser 


2i8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'écUUans  services,  fit  de  Duquesne  un  marquis,  et  lui  donna  en  1681 
200,000  livres,  —  juste  le  prix  d'un  des  colliers  de  Fontanges,  —  pour 
payer  la  terre  du  Bouchet,  qu'il  venait  d'acheter,  mais  à  la  condition 
expresse  que  ni  lui  ni  ses  cnfans  «  ne  pourraient,  sous  quelque  prétexte 
que  ce  soit,  faire  dans  cette  terre  aucun  exercice  de  la  religion  préten- 
due réformée.  »  Malgré  l'ardeur  de  son  protestantisme,  l'illustre  marin 
accepta  le  don  royal  avec  reconnaissance;  il  en  respecta  les  clauses,  et  ce 
fut  au  Bouchet  qu'il  passa  ses  derniers  jours. 

Le  1"  février  1688,  Duquesne  se  trouvait  à  Paris  dans  sa  maison  de 
la  rue  de  Bourbon  qu'il  avait  conservée  après  l'acquisition  de  son  do- 
maine. Il  donnait  à  ses  domestiques  des  ordres  pour  le  lendemain  lors- 
qu'il fut  frappé  d'une  attaque  d'apoplexie  foudroyante,  dont  il  mourut 
dans  la  nuit.  L'Angleterre  aurait  ouvert  à  sa  dépouille  mortelle  les  ca- 
veaux royaux  de  Westminster;  mais  en  France  il  ne  fallait  pas  songer  à 
lui  faire  des  funérailles  solennelles;  le  roi  n'aurait  point  voulu,  après 
la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  autoriser  des  obsèques  qu'il  eût  regar- 
dées comme  un  scandale  public.  Le  cercueil,  placé  dans  un  carrosse  de 
deuil,  fut  transporté  de  nuit  au  Bouchet,  et  l'inhumation  eut  lieu  en 
présence  des  seuls  membres  de  la  famille,  dans  un  coin  du  jardin  atte- 
nant au  cliàteau.  Une  plaque  de  marbre,  ornée  d'une  inscription  latine, 
indique  encore  aujourd'hui  la  place  où  repose  le  vainqueur  de  Strom- 
boli,  du  mont  Gibel  et  de  Sainte-Héline. 

Ici  nous  rencontrons  un  fait  qui  montre  à  quel  point  l'aveugle  ardeur 
du  prosélytisme  avait  étouffé  chez  Louis  XIV  tout  sentiment  de  justice  et 
de  convenance.  Après  avoir  rendu,  «  sans  aucun  exercice  de  la  religion 
prétendue  réformée,  »  les  derniers  devoirs  à  son  mari,  M'"«  Duquesne  s'é- 
tait empressée  de  revenir  dans  la  maison  de  la  rue  de  Bourbon  pour  procé- 
der aux  inventaires  et  régler  les  intérêts  de  ses  enfans  mineurs.  Elle  y  était 
à  peine  depuis  trois  jours  que  le  lieutenant  de  police,  de  La  Reynie,  se 
présentait  chez  elle  et  lui  demandait,  au  nom  du  roi,  «  si  elle  voulait 
se  faire  instruire  en  la  religion  catholique,  sa  majesté  étant  résolue,  si 
elle  ne  prenait  point  ce  parti,  de  la  faire  sortir  du  royaume.  »  Sa  majesté 
en  avait  fait  sortir  tant  d'autres  qu'on  pouvait  s'attendre  à  un  ordre 
d'expulsion.  Cependant  M'"''  Duquesne,  par  respect  pour  la  mémoire  de 
son  mari,  opposa  aux  menaces  de  La  Reynie  un  refus  formel.  Aussitôt 
le  ministre  de  la  marine,  de  Seignelay,  écrivit  à  l'intendant  de  Paris, 
M.  de  Menars  :  u  Le  roi  ayant  résolu  d'en  user  à  présent  à  l'égard  de 
la  famille  Duquesne  ainsi  qu'il  a  fait  à  l'égard  de  tous  les  autres  reli- 
gionnaires  opiniâtres,  sa  majesté  m'a  ordonné  de  vous  dire  que  son  in- 
tention est  que  vous  fassiez  incessamment  saisir  tous  les  biens  qui  sont 
dans  l'étendue  de  votre  département  qui  se  trouveront  avuir  appartenu 
à  M.  Duquesne.  »  La  saisie  fut  exécutée;  des  garnisaires  occupèrent  la 
maison  et  s'y  conduisirent  avec  la  brutalité  qui  était  l'un  des  attributs 
officiels  de  leurs  fonctions.  Menacée  de  l'exil  et  de  la  ruine,  la  malheu- 


REVUE.    —    CHUOMQUE.  2/i9 

rcLiSG  veuve  dut  céder;  après  un  mois  de  résistance,  elle  abjura,  parce 
qu'elle  savait  que  le  roi  voulait,  comme  le  disait  un  de  ses  ministres, 
«  qu'on  usât  des  dernières  rigueurs  contre  ceux  qui  n'étaient  point  de 
sa  religion.  »  M.  de  Seignelay,  tout  fier  de  celte  victoire,  adressa  une 
nouvelle  lettre  à  M.  de  Menars  pour  le  prévenir  «  de  donner  sur-le- 
champ  mainlevée  des  saisies  qu'il  avait  fait  faire  sur  les  biens  de 
M""'  Duquesne,  et  de  lui  témoigner  en  celle  circonsUince  louie  riionnêlelé 
possible,  »  car  la  politesse,  dans  le  siècle  des  dragonnades  et  des  pré- 
cieuses, se  mêlait  toujours  à  la  violence.  Quand  les  archers  du  guet  ex- 
pulsèrent les  religieuses  du  Port-Royal,  dont  la  plus  jeune  avait  cin- 
quante ans,  et  les  firent  monter  de  force  dans  de  mauvais  carrosses 
attelés  de  mauvais  chevaux,  ils  apportèrent  encore  toute  l'honnêteté  pos- 
sible dans  leur  brutale  mission.  Il  en  était  de  même  pour  les  duels;  on 
s'égorgeait  avec  urbanité. 

La  biographie  de  Duquesne,  telle  que  l'a  reconstituée  M.  Jal,  est  aussi 
exacte,  aussi  complète  qu'on  pouvait  l'attendre  d'un  chercheur  infati- 
gable qui,  après  avoir  fouillé  toutes  nos  archives,  a  fait  un  voyage  en 
Hollande  pour  vérifier  quelques  dates  et  recueillir  l'opinion  des  compa- 
triotes de  Ruyter  sur  son  illustre  rival.  Ce  n'est  cependant  point  la  par- 
tie biographique  qui  fait  le  plus  grand  intérêt  du  livre,  ce  sont  les  dé- 
tails historiques  dans  lesquels  on  l'a  encadrée.  Il  y  a  là  beaucoup  à 
apprendre,  car  les  renseignemens  et  les  rectifications  abondent,  et  l'on 
y  trouve,  un  peu  confusément  disséminés  parfois  à  travers  la  trame  du 
récit,  des  indications  nouvelles  sur  le  matériel,  le  personnel,  la  disci- 
pline et  les  faits  de  guerre.  Au  xvn'^  siècle,  ce  matériel  comprenait  trois 
types  :  les  galères,  les  vaisseaux  ronds  et  les  vaisseaux  longs.  Les  ga- 
lères étaient  de  cinq  à  sept  fois  plus  longues  que  larges;  elles  avaient 
des  voiles,  mais  seulement  comme  moteurs  auxiliaires,  et  marchaient 
à  la  rame.  Le  nombre  des  rames  était  de  50  à  52,  maniées  par  5  et  plus 
souvent  6  rameurs,  esclaves  turcs,  forçats  ou  volontaires  (1),  ce  qui  exi- 
geait, en  dehors  des  combattans,  un  personnel  de  300  hommes.  Elles 
portaient  à  l'avant  quelques  canons  placés  sur  le  pont,  mais  leur  im- 
portance, comme  machines  de  guerre,  était  très  secondaire.  On  les  em- 
ployait dans  les  débarquemens,  le  blocus  des  ports  et  des  côtes,  qu'elles 
pouvaient  approcher  de  près  à  cause  de  leur  faible  tirant  d'eau,  et 
surtout  comme  remorqueurs.  Les  vaisseaux  ronds  étaient  de  trois  fois 
seulement  plus  longs  que  larges,  et  servaient  principalement  aux  trans- 

(I)  Comme  il  était  souvent  assez  difficile  d'avoir  des  rameurs,  on  autorisait  les  for- 
çats de  qualité  à  se  faire  remplacer  par  des  Turcs.  Les  forçats,  quand  ils  pouvaient 
par  leur  famille  ou  leurs  amis  se  procurer  de  l'argent,  faisaient  acheter  des  esclaves 
sur  les  marchés  de  l'Orient,  et,  comme  on  en  avait  au  prix  moyen  de  150  livres  par 
tête,  ils  en  fournissaient  quelquefois  en  paiement  de  leur  liberté  une  ou  plusieurs 
douzaines.  Cet  étrange  moyen  de  garnir  les  bancs  des  rameurs  fut  à  diverses  reprises 
mis  en  pratique  sous  Louis  XIV.  On  avait  en  môme  temps  le  soin  de  recommander 
aux  juges  criminels  de  faire  de  leur  mieux  pour  appliquer  la  peine  des  galères. 


250  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ports.  Les  vaisseaux  longs  se  rapprochaient  des  galères  pour  les  propor- 
tions et  formaient  la  flotte  de  combat.  Ils  étaient  massifs,  hauts  de  bor- 
dage  et  chargés  à  l'avant  et  à  l'arrière  de  constructions  en  saillie  qui 
s'élevaient  sur  leurs  gaillards  et  qu'on  appelait  des  châteaux.  Les  ami- 
raux, les  chefs  d'escadre,  les  capitaines  eux-mêmes,  pouvaient  modifier 
les  types  à  leur  fantaisie,  et  il  résultait  de  là  de  grandes  différences 
dans  les  qualités  nautiques  des  vaisseaux.  Les  constructeurs,  qu'on  dé- 
signait sous  le  simple  nom  de  charpentiers,  étaient  d'ailleurs  fort  ha- 
biles et  ils  en  donnèrent  la  preuve  à  Toulon  en  1679,  lorsqu'ils  arrivè- 
rent en  se.ft  heures  à  bâtir  la  coque  d'un  vaisseau  de  quarante  canons  et 
à  la  mettre  en  état  d'être  lancée. 

L'artillerie  se  composait  de  pièces  de  fonte,  de  pierriers  et  de  mor- 
tiers de  calibres  très  divers,  mais  il  ne  paraît  pas  qu'elle  ait  reçu  au 
xvn«  siècle  des  perfectionnemens  notables.  En  16fi6,  un  sieur  Émeric, 
de  Lyon,  inventa  un  nouveau  modèle  se  chargeant  par  la  culasse;  il  pro- 
posa son  système,  mais  ne  put  réussir  à  le  faire  adopter,  quoiqu'il  en 
eût  démontré  les  avantages;  il  en  fut  de  son  invention  comme  du  traité 
de  Salomon  de  Caus,  ^^5  Raisons  des  forces  mouvantes,  comme  du  mé- 
moire de  Papin,  la  Nouvelle  manière  d'élever  l'eau  par  la  force  du  feu. 
C'est  qu'en  effet  il  n'y  a  chez  nous  que  les  inventeurs  d'absuidités  poli- 
tiques ou  sociales  qui  aient  le  privilège  de  se  faire  adopter  d'emblée;  le 
phalanstère  de  Fourier,  la  Ville  nouvelle  et  la  femme  libre  des  saint- 
simoniens,  l'Icarie  des  communistes  cabetistes,  ont  rallié  des  disciples 
enthousiastes;  mais  ceux  qui  ont  travaillé  à  centupler  les  forces  de 
l'homme,  à  doubler  la  richesse  industrielle,  n'ont  trouvé  pour  la  plupart 
que  le  silence,  le  dédain  ou  l'hostilité;  on  les  a  regardés  comme  des 
rêveurs  contre  lesquels  il  fallait  se  mettre  en  défiance.  Salomon  de  Caus 
ne  fut  pas  enfermé  comme  fou  par  ordre  de  Richelieu ,  ainsi  qu'on  l'a 
souvent  répété;  mais,  ne  trouvant  pas  à  vivre  dans  son  propre  pays,  il 
offrit  ses  talens  d'ingénieur  à  l'Angleterre  et  à  l'Allemagne,  où  il  fut  suc- 
cessivement attaché  au  prince  de  Galles  et  à  l'électeur  palatin.  Denis 
Papin,  chassé  du  royaume  comme  protestant,  alla  professer  les  mathé- 
matiques à  l'université  de  Marbourg;  il  fit  dans  cette  ville  les  applica- 
tions de  ses  découvertes,  et  ce  fut  sur  une  rivière  allemande,  sur  la 
Fulde,  que  navigua  le  premier  bateau  à  vapeur  construit  par  un  Fran- 
çais. Le  sieur  Émeric  vit  ses  canons  repoussés  par  Colbert  lui-même,  et 
son  invention  toute  française,  comme  les  découvertes  des  forces  motrices 
de  la  vapeur,  ne  profita  qu'aux  ennemis  de  la  France. 

Si  notre  marine  eut  tant  de  peine  à  se  développer  sous  l'ancienne  mo- 
narchie, la  question  d'argent  y  est  entrée  pour  la  plus  grande  part.  En 
1662,  il  fallait  318,000  livres  pour  réparer  les  vaisseaux  qui  se  trouvaient 
dans  les  ports,  et  pour  achever  ceux  qui  étaient  sur  les  chantiers;  mais, 
suivant  le  mot  d'un  écrivain  du  temps,  «  il  n'y  avait  pas  un  sou,  »  et  le 
gouvernement,  pour  faire  les  réparations  les  plus  urgentes,  ne  trouva 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  251 

d'autre  moyen  que  de  louer  à  des  négocians  les  quelques  navires  qui 
pouvaient  encore  tenir  la  nier,  à  la  charge  qu'ils  en  feraient  radouber 
un  certain  nombre  à  leurs  frais.  Les  matelots  restaient  parfois  toute 
une  campagne  sans  recevoir  de  solde;  quelques  capitaines  ne  se  faisaient 
point  scrupule  de  garder  l'argent  pendant  huit  ou  dix  mois,  comme  le 
constate  une  lettre  par  laquelle  M.  d'Infreville  demande  à  Colbert  de 
faire  payer  manuellement  et  régulièrement  les  équipages,  ce  qui  causera, 
dit-il,  mille  bénédictions  de  leur  part  pour  la  prospérité  de  sa  majesté. 
Le  patriotisme  venait  heureusement  suppléer  à  rinsuflisance  du  budget. 
Les  villes  du  liUoral  armaient  à  leur  compte,  et,  comme  la  plupart  des 
officiers  supérieurs  étaient  nobles  et  très  souvent  riches,  beaucoup  d'entre 
eux  équipaient  des  navires  et  les  mettaient  à  la  disposition  du  roi.  Il 
faut  rendre  cette  justice  à  l'ancienne  noblesse,  que,  chaque  fois  qu'il 
s'agissait  de  l'honneur  et  de  la  défense  du  pays,  elle  ne  marchandait 
ni  son  argent  ni  son  sang;  par  malheur  elle  portait  trop  souvent  dans 
l'armée  navale  le  même  esprit  d'indiscipline  que  dans  l'armée  de  terre. 
Les  gardes  marines,  recrutées  en  grande  partie  de  jeunes  gentils- 
hommes, provoquaient  leurs  officiers;  les  capitaines  dépensaient,  sans 
l'aveu  de  leurs  chefs  d'escadre,  10,000  livres  pour  faire  une  tente  à  leur 
grand  canot.  On  mettait  les  gardes  marines  aux  fers  dans  la  cale  avec 
de  simples  matelots,  on  révoquait  les  capitaines,  mais  les  exemples  les 
plus  sévères  ne  corrigeaient  pas  cette  noblesse  aussi  brave  qu'entêtée  de 
ses  privilèges.  Elle  se  croyait  au-dessus  des  punitions  que  pouvaient 
lui  infliger  des  chefs  dont  quelques-uns  étaient  ses  inférieurs  par  l'an- 
cienneté de  la  race,  seule  distinction  qu'elle  ait  admise  parmi  ses  mem- 
bres, et  plus  d'un  vaillant  marin,  déchu  de  son  grade  pour  cause  de 
désobéissance,  se  faisait  gloire  de  dire  comme  le  brave  colonel  de  Coët- 
quen,  qui  fut  cassé  à  la  tête  de  son  régiment,  en  présence  de  Louis  XIV, 
pour  avoir  refusé  de  porter  l'uniforme  :  u  Sire,  me  voilà  cassé,  heureu- 
sement que  les  morceaux  m'en  restent.  » 

Après  les  officiers,  c'étaient  les  rameurs  qu'il  était  le  plus  difficile  de 
plier  à  la  discipline,  ce  qui  s'explique  par  la  composition  du  personnel, 
composé  en  grande  partie  de  la  fleur  des  malfaiteurs  et  des  vagabonds. 
L'intendant  Arnoul,  dans  une  lettre  à  Colbert,  se  plaint  que  les  forçats 
«  vendent  leurs  chemises  et  leurs  habits  pour  ivrogner...  J'en  ai  fait 
châtier,  dit-il,  quatre  ou  cinq  en  ma  présence;  mais,  comme  les  coups 
de  gourdin  et  de  latte  ne  sont  que  des  châtouillemens  pour  eux,  je 
leur  ai  promis  de  leur  faire  couper  le  nez  aux  chrétiens  et  les  oreilles  aux 
Turcs.  Il  faut  nécessairement  cette  sévérité  et  quelque  chose  au-delà,  et 
forcer  son  naturel.  » 

Dans  un  pays  où  les  érudits  d'occasion  envahissent  la  science  sérieuse, 
où  l'on  fait  des  livres  avec  des  livres,  du  neuf  avec  du  vieux,  sans  se 
donner  la  peine  de  remonter  aux  sources,  les  traditions  fautives  ont  al- 
téré notre  histoire.  Nous  citerons  comme  exemple  la  bataille  de  La 


252  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Hogue.  Ouvrez  les  manuels  à  l'usage  des  classes,  ouvrez  même  de  volu- 
mineux ouvrages,  vous  y  lirez  que  la  marine  de  Louis  XIV  a  été  anéan- 
tie dans  cette  malheureuse  journée;  M.  Jal  montre  par  des  faits  incon- 
testables ce  qu'il  faut  penser  de  cette  affirmation  si  souvent  répétée.  Au 
commencement  de  l'année  1602,  la  France  possédait  120  vaisseaux  de 
combat  du  1"  au  5«  rang  parfaitement  armés,  et  190  brûlots,  flûtes  et 
petits  navires  de  différentes  sortes,  sans  compter  une  bonne  escadre  de 
galères.  La  bataille,  livrée  le  29  mai,  nous  coûta  Ih  navires,  dont  2  pris, 
et  12  échoués  à  la  côte  et  brûlés  par  les  Français  eux-mêmes  pour  les 
empêcher  de  tomber  au  pouvoir  de  l'ennemi,  après  que  l'on  eut  retiré 
l'artillerie,  les  munitions  et  les  agrès.  Or,  demande  M.  Jal,  peut-on 
dire  raisonnablement  qu'une  marine  est  anéantie  quand  elle  perd 
\h  bâlimens  sur  310?  elle  était  même  si  loin  de  l'être  qu'en  1693,  à  la 
brillante  affaire  de  Lagos,  Tourville  se  trouvait  à  la  tète  de  71  vaisseaux 
et  de  29  brûlols,  chiffre  beaucoup  plus  élevé  que  celui  de  la  flotte 
de  La  Hogue,  où  il  n'avait  que  lih  vaisseaux  et  11  brûlots  contre  les 
88  vaisseaux  et  les  18  brûlots  des  Anglo-Hollandais.  La  môme  année,  le 
comte  d'Estrées  croisait  dans  la  Méditerranée  avec  30  voiles.  Il  y  avait 
encore  un  assez  grand  nombre  de  bons  navires  dans  les  ports,  et  le  per- 
sonnel était  excellent  et  nombreux.  Voilà  l'exacte  vérité.  Ce  n'est  donc 
pas  dans  une  glorieuse  défaite  provoquée  par  les  ordres  intempestifs  de 
Louis  XIV  (1),  qui  avait  la  vaniteuse  prétention  de  diriger  de  Versailles 
les  opérations  maritimes  et  militaires,  comme  nous  avons  vu  dans  nos 
récens  désastres  des  licenciés  en  droit  les  diriger  de  Tours  ou  de  Bor- 
deaux; ce  n'est  pas  dans  une  perte  de  1/j  bâtimens  qu'il  faut  chercher 
les  causes  de  la  ruine  de  notre  marine  si  forte  jusque-là,  c'est  dans  la 
guerre  continentale  que  la  France  eut  à  soutenir  contre  la  grande  al- 
liance. H  ne  s'agissait  plus  à  cette  époque  de  faire  de  nouvelles  con- 
quêtes; il  fallait  sauver  celles  qui  avaient  été  faites  depuis  1670,  défendre 
Us  vieilles  enclaves  de  la  monarchie,  et  protéger  contre  l'invasion  la  ca- 
pitale elle-même.  Toutes  les  ressources  en  hommes  et  en  argent  furent 

(1)  Louis  XIV  avait  donné  l'ordre  à  Tourville  de  livrer  bataille  quelle  que  fût  la 
supériorité  do  l'ennemi.  Tourville  connaissait  trop  bien  son  métier  pour  ne  pas  faire 
quelques  oisorvations.  Louis  XIV  répondit  par  un  nouvel  ordre,  qui  fut  exécuté  cette 
fois.  La  bataille,  béroïqucmcnt  soutenue  contre  des  forces  doubles,  fut  perdue;  et  les 
vaisseaux  échoués  sur  la  plage  brûlaient  encore  lorsque  arriva  un  troisième  ordre 
celui  d'éviter  tout  engagement  avant  d'avoir  rallié  des  renforts.  Ce  n'est  donc  pas 
Tourville  qu'il  faut  accuser  de  la  défaite,  car  il  l'avait  prévue;  il  avait  fait  pendant 
l'action  tout  ce  qu'on  pouvait  attendre  de  son  courage  et  de  son  habileté,  et  la  res- 
ponsabilité du  désastre  ne  doit  peser  que  sur  Louis  XIV.  Nous  ajouterons  à  ces  détails 
un  fait  encore  inédit  et  qui  n'a  été  révélé  que  dans  ces  derniers  temps  par  la  décou- 
verte d'un  rapport  confidentiel  et  secret  sur  la  bataille  de  La  Hogue.  L'un  des  princi- 
paux chefs  de  la  flotte  française  avait  un  neveu  qui  commandait  un  vaisseau.  Celui-ci 
échoua  par  suite  d'une  fausse  manœuvre,  et  aussitôt  l'oncle,  pour  ne  point  laisser 
peser  sur  son  neveu  le  soupçon  d'incapacité,  donna  ordre  aux  navires  placés  sous  ses 
ordres  de  se  jeter  à  la  côte. 


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REVUE.    CIIKONIQUE.  253 

reportées  sur  l'armée  de  terre,  —  comme  nous  l'avons  encore  vu  en 
1870,  — et  ce  n'était  pas  quand  on  avait  grand'peine  à  la  nourrir,  à 
l'équiper,  et  plus  de  peine  encore  à  la  payer,  ce  n'était  pas  au  moment 
où  le  grand  roi  en  était  réduit  à  mettre  en  vente  des  offices  de  contrô- 
leurs de  perruques,  d'inspecteurs  de  veaux,  de  gardes-baleaux  metteurs 
à  port  sur  les  quais  de  Paris,  de  visiteurs  des  empiiemens  de  bois,  qu'on 
pouvait  trouver  dans  un  trésor  épuisé  les  ressources  nécessaires  aux 
constructions  navales  et  au  dispendieux  entretien  du  matériel.  On  ne 
renouvelait  rien,  on  ne  réparait  rien;  l'escadre  de  DLic;uay-Trouin  soute- 
nait seule  l'honneur  de  nos  armes,  et,  comme  des  soldats  mutilés,  le 
Royal  Louis,  la  Friponne,  le  Cheval  marin,  le  Picfeon  blanc,  le  Saint-Es- 
prit, V Hirondelle,  le  Fendant,  le  Soleil  d'Afrique,  YOrgueiUeux,  tous  les 
vieux  compagnons  de  gloire  de  Tourville,  de  Jean  Bart  et  de  Duquesne, 
attendaient,  ensablés  dans  les  ports,  désarmés,  dégréés,  taraudés  par 
les  vers,  la  hache  du  charpentier,  qui  devait  envoyer  leurs  débris  aux 
visiteurs  des  empiiemens  de  bois. 

Tout  en  félicitant  M.  Jal  de  son  travail,  nous  avons  à  lui  adresser 
quelques  critiques  au  sujet  de  la  composition  de  son  livre.  A  force 
de  vouloir  éclaircir  et  préciser  tous  les  faits,  il  s'est  laissé  entraî- 
ner plus  d'une  fois  à  des  détails  par  trop  minutieux;  il  n'a  pas  toujours 
mis  suffisamment  en  relief  des  documens  très  intéressans ,  qu'il  a  le 
premier  fait  connaître,  et  qui  concernent  soit  l'organisation  générale, 
soit  les  diverses  branches  du  service,  soit  des  aclions  de  guerre.  Ces 
réserves  faites,  nous  ne  pouvons  que  louer  une  étude  qui  se  distingue 
par  de  vastes  recherches,  une  parfaite  connaissance  des  questions  spé- 
ciales, et  qui  jette  un  jour  nouveau  sur  l'un  des  côtés  les  plus  glorieux 
et  les  moins  connus  du  règne  de  Louis  XIV.  Les  amis  de  notre  histoire 
nationale  ainsi  que  nos  officiers  y  trouveront,  les  uns  un  vif  intérêt  de 
curiosité,  les  autres  plus  d'un  enseignement  pour  leur  noble  profession, 
et  dans  l'hommage  rendu  par  M.  Jal  au  héros  dieppois,  dans  le  récit  des 
hauts  faits  de  ces  intrépides  marins  du  xvii*  siècle,  qui  ont  tenu  si  haut 
et  porté  si  loin  notre  pavillon,  nous  trouverons  tous,  après  les  malheurs 
sans  précédons  qui  nous  ont  frappés,  les  consolations  de  notre  ancienne 
gloire,  des  exemples  et  des  espérances.  charles  louandre. 


Dictionnaire  général  des  forêts,  par  M.  Antoiiin  Roussel,  2  vol.  in-8',  Nice. 

Le  Dictionnaire  général  des  forets  de  M.  Rousset,  dont  la  première 
partie  vient  de  paraître,  n'est  pas  un  ouvrage  de  théorie  et  de  discus- 
sion; c'est  l'exposé  de  toutes  les  lois,  arrêts  judiciaires  et  règlemens  fo- 
restiers, résumés  suivant  l'ordre  alphabétique  des  matières  auxquelles 
ils  s'appliquent.  Depuis  la  publication  faite  par  Baudrillart  en  1827  du 
Recueil  chronologiqu,e  des  règlemens  forestiers,  qui  n'a  plus  aujourd'hui 


254  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qu'une  valeur  archéologique,  plusieurs  tentatives  ont  été  faites  par 
l'administration  forestière  pour  rédiger  une  instruction  générale  qui 
pût  guider  sûrement  ses  agens  dans  tous  les  détails  de  leur  service. 
Elle  a  toujours  reculé  devant  la  difficulté  de  la  tâche.  On  ne  se  figure 
pas  en  effet  combien  il  faut  d'instructions  spéciales  et  de  circulaires 
pour  faire  marcher  un  service  aussi  important  et  aussi  compliqué  que 
l'administration  forestière.  Les  lois  et  les  décrets  ne  statuent  que  sur 
les  questions  générales;  mais,  quand  il  s'agit  de  l'exécution,  il  faut  pé- 
nétrer dans  les  détails  et  prescrire  aux  agens  ce  qu'ils  ont  à  faire  dans 
chaque  cas  particulier,  afin  d'établir  l'uniformité  dans  l'administration 
et  d'éviter  des  solutions  différentes  pour  des  cas  identiques.  Ces  in- 
structions, qui  ne  peuvent  avoir  la  fixité  des  lois  et  qui  doivent  se  mo- 
difier suivant  les  circonstances,  deviennent  si  nombreuses  qu'on  finit 
par  ne  plus  distinguer  entre  celles  qui  sont  en  vigueur  et  celles  qui  ne 
le  sont  plus. 

Si  l'on  veut  connaître  par  exemple  la  législation  en  matière  de  contri- 
bution foncière  pour  les  forêts,  on  n'a  qu'à  ouvrir  le  diclionnaire,  on  y 
trouvera  résumés  en  quelques  mots  tous  les  règlemens  et  arrêts  qui  con- 
cernent cette  importante  matière,  c'est-à-dire  la  base  qui  sert  à  établir  les 
contributions,  les  centimes  additionnels,  les  impositions  spéciales  pour 
chemins  vicinaux,  les  cas  d'exemption,  les  formalités  pour  obtenir  des 
réductions  ou  décharges.  A  l'article  exploitation,  \ous  trouvez  tout  ce  qui 
concerne  les  divers  modes  d'exploitation  des  bois  et  les  conditions  aux- 
quelles ils  sont  soumis  dans  les  forêts  domaniales  ou  communales,  etc. 
Ces  deux  volumes,  comprenant  la  législation  et  l'administration  fores- 
tière, ne  forment  que  la  première  partie  du  Dictionnaire  général  des 
forêts.  Celui-ci  sera  complété  par  la  publication  de  tout  ce  qui  est  rela- 
tif à  la  botanique,  à  la  sylviculture,  à  l'aménagement,  à  la  statistique, 
et  l'on  pourra  dire  alors  que  la  bibliographie  forestière  de  France  s'est 
enrichie  d'un  véritable  monument.  j.  clavé. 


Artikel  Y,  von  Edgar  Bauer.  —  Naclivort  von  A.  Bille.  Altona  1873. 

Dans  la  guerre  de  trente  ans,  dit  la  légende,  un  officier  impérial  ayant 
remarqué  sur  une  table  d'auberge  un  livre  de  piété,  le  Jardin  du  Pa- 
radis de  Jean  Arndt,  le  lança  dans  le  poêle,  où  flambait  un  bon  feu,  — 
deux  heures  plus  tard,  l'hôtesse  le  retrouva  intact  au  milieu  des  cen- 
dres; mais  l'officier  périt  peu  après  de  mort  violente.  C'est  ainsi  que 
l'article  5  du  traité  de  Prague  a  traversé,  comme  par  miracle,  l'épreuve 
du  feu,  car  l'espoir  de  ceux  qui  se  flattaient  qu'il  serait  consumé  dans 
les  flammes  du  grand  incendie  de  1870  a  été  trompé.  Il  n'a  pas  non 
plus  péri  dans  les  flots  des  discours  et  des  dissertations  où  ses  adver- 
saires ont  tenté  de  le  noyer;  il  subsiste,  il  surnage,  il  attend    depuis 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  255 

sept  ans  si  on  osera  s'en  débarrasser,  s'il  aura  le  sort  des  stipulations 
du  traité  de  Paris. 

«  L'article  5!  Qui  s'avise  d'en  parler?  Personne  dans  l'empire  alle- 
mand, du  moins  sans  y  être  forcé.  Qui  y  songe  encore?  Tous  ceux  qui 
suivent  avec  intérêt  les  destinées  changeantes  du  droit  des  traités.  » 
C'est  ainsi  que  débute  un  petit  livre  signé  par  un  publiciste  allemand 
qui  s'est  fait  connaître  depuis  longtemps  comme  un  des  plus  ardens 
champions  de  la  cause  danoise.  L'article  5  du  traité  de  Prague,  cette 
promesse  jamais  reniée,  jamais  tenue,  n'est-ce  pas  en  effet  comme  la 
pierre  de  touche  de  la  conscience  moderne  ?  Cette  porte,  qui  depuis 
sept  ans  n'est  ni  ouverte  ni  fermée,  —  qui  n'est  pas  ouverte,  puisqu'on 
n'y  peut  passer,  et  qui  n'est  pas  fermée,  puisque  les  habitans  du  Sles- 
vig  conservent  toujours  l'espoir  d'être  rendus  au  Danemark,  —  n'est-ce 
pas  une  preuve  que  la  force  ne  prime  pas  toujours  et  partout  le  droit? 
On  se  rappelle  la  teneur  de  l'article  5  de  la  paix  qui  fut  conclue  à  Prague 
sous  les  auspices  et  giâce  à  l'intervention  de  la  France.  «  L'empereur 
d'Autriche  cède  au  roi  de  Prusse  tous  ses  droits  sur  les  duchés  de  Hol- 
stein  et  du  Slesvig,  avec  cette  réserve,  que  les  populations  du  Slesvig 
septentrional  seront  laissées  au  Danemark,  si  par  un  vote  libre  elles 
expriment  le  vœu  de  lui  rester  unies.  »  Dans  les  premiers  temps,  on 
avait  l'air  à  Berlin  de  prendre  cette  stipulation  au  sérieux.  «  Nous 
sommes,  disait  M.  de  Bismarck  au  mois  de  décembre  1866,  nous  sommes 
engagés,  il  est  vrai  :  ni  le  vote  du  comité  ni  les  résolutions  de  la  chambre 
ne  peuvent  nous  délier  de  nos  promesses;  mais  du  moins  la  condition 
qui  nous  est  imposée  sera  par  nous  exécutée  de  telle  sorte  qu'il  n'y  ait 
aucun  doute  sur  l'indépendance  et  la  loyauté  du  vote  ainsi  que  sur  la 
volonté  populaire  dont  il  devra  être  l'expression.  »  A  force  de  retourner 
ce  désagréable  article  5,  M.  de  Bismarck  ne  devait  pas  tarder  à  y  décou- 
vrir quelque  chose  que  le  traité  «  ne  prévoit  pas  expressément,  mais 
qu'il  n'exclut  pas  non  plus;  »  c'était  le  droit  pour  la  Prusse  d'exiger  des 
garanties  en  faveur  des  Allemands  qui  continueraient  de  résider  sur  les 
territoires  rétrocédés,  car  «  les  minorités  ont  droit  également  à  notre 
protection.  »  On  avait  trouvé  l'échappatoire  qui  permettait  d'ajourner 
l'exécution  complète  du  traité  et,  pendant  les  négociations  engagées 
sous  ces  heureux  auspices,  de  préparer  par  tous  les  moyens  «  un  vote 
indépendant  et  loyal.  »  On  avait  gagné  du  temps  pour  germaniser  les 
duchés;  on  se  mit  à  l'œuvre  bravement,  avec  conviction.  Les  procédés 
employés  par  la  Prusse  sont  connus  :  les  échos  qui  nous  arrivent  de  ces 
pays  opprimés  en  font  une  étrange  peinture. 

Cependant  les  populations  du  Slesvig  s'obstinent  dans  leur  résistance; 
loin  d'être  éblouies  par  la  brillante  fortune  de  la  grande  patrie,  elles  se 
sentent  plus  que  jamais  solidaires  avec  l'honnête  petit  pays  dont  on  les 
a  violemment  détachées.  L'infatigable  protestation  de  leurs  députés,  l'at- 


25G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

titude  ferme  et  résignée  de  MM.  Kryger  et  Âhlmann  en  face  des  rires 
ironiques  par  lesquels  la  chambre  prussienne  a  pris  Thabitude  d'ac- 
cueillir leurs  déclarations,  prouve  que  le  dernier  mot  n'est  pas  dit  dans 
cette  affaire.  Les  protestations  semblent  même  s'accentuer  de  jour  en 
jour,  à  en  juger  par  les  résultats  des  élections.  Celles  qui  eurent  lieu  en 
1867  pour  le  parlement  de  la  confédération  allemande  du  nord  avaient 
démontré  qu'au  nord  d'une  ligne  Adelby-Hanvede-Ladelund-Burkal- 
Hostrup-Daler-Emmerlev,  la  majorité  danoise  comprenait  les  quatre 
cinquièmes  de  la  population,  ses  députés  ayant  réuni  80  pour  100  des 
votes;  au  mois  de  mars  1870,  le  nombre  des  votes  dépassa  81  pour  100. 
Ce  résultat  est  d'autant  plus  significatif  que  beaucoup  de  SIesvigeois  ont 
émigré  pour  échapper  au  service  militaire  et  qu'ils  ont  été  remplacés  par 
des  Allemands  qui  prennent  part  au  vote.  Pour  les  chambres  prus- 
siennes, les  élections  ont  été  renouvelées  huit  fois  en  six  ans,  et  chaque 
fois  MM.  Kryger  et  Ahlmann  ont  obtenu  87  1/2  pour  100  des  voix,  leurs 
concurrens  n'ayant  pu  réunir  que  12  1/2  pour  100.  Enfin  les  pétitions 
pour  la  réunion  du  Slesvig  septentrional  au  Danemark  se  succèdent  sans 
relâche  ;  encore  au  mois  de  décembre  dernier,  une  pétition  signée  par 
406  électeurs  au  second  degré  (dont  183  du  cercle  d'Haderslev)  a  été 
adressée  à  la  chambre  des  députés  de  Berlin,  auxquels  on  a  distribué 
en  même  temps  le  pamphlet  de  M.  Edgar  Bauer,  éloquente  et  incisive 
plaidoirie  en  faveur  de  ces  populations  qui  ne  réclament  que  leur  droit. 
On  se  rappelle  également  l'adresse  signée  par  27,^00  habitans  qui  fut 
envoyée  à  Berlin  en  1869.  Ces  imposantes  manifestations  ne  justifient 
guère  le  reproche  d'indolence  que  la  Gazelle  nalionale  faisait  récemment 
aux  SIesvigeois,  qui,  disait-elle,  «  ne  fournissaient  pas  à  la  presse  alle- 
mande une  base  sérieuse  pour  appuyer  leurs  réclamations.  » 

M.  Edgar  Bauer,  dans  un  vigoureux  réquisitoire,  dénonce  les  obscures 
menées  de  la  politique  prussienne  qui  avaient  préparé  de  longue  main 
les  conquêtes  de  1866.  La  Prusse  a  trouvé  dans  Y  idée  allemande  un  ta- 
lisman et  une  arme  de  combat.  Vidée  allemande  justifie  tout,  elle  est 
au-dessus  du  droit.  Quel  obstacle  s'oppose  encore  à  l'exécution  de  l'ar- 
ticle 5?  Un  obstacle  tout  sentimental  :  le  non  possumus  des  Allemands. 
Un  traité  qui  gêne  le  cœur  allemand  cesse  d'être  valable.  La  parole  al- 
lemande est  irresponsable  et  souveraine.  Pareil  à  Samson,  fils  de  Manué, 
que  l'esprit  possède  dans  le  camp  de  Dan,  le  Germain  demande  des 
cordes  neuves  qui  n'aient  point  encore  servi;  «  qu'on  l'attache  avec  ces 
liens,  et  il  sera  faible  comme  un  autre  homme.  »  Mais  à  peine  l'a-t-oa 
lié,  que  les  sept  liens  neufs  tombent  à  ses  pieds.  Qu'il  prenne  garde 
pourtant  que  personne  ne  devine  le  secret  de  sa  force! 


Le  directeur-gérant,  G.  Buloz. 


LA  NOUVELLE 

CONFESSION  DE   FOI 

DU  DOCTEUR   STRAUSS 


De)  aile  und  der  neue  Glaube  {L'ancienne  foi  et  la  nouvelle), 
par  David  Friedrich  Strauss,  Leipzig  IS'72. 


Le  21  décembre  1872,  M.  Gladstone,  s'adressant  à  un  auditoire 
en  grande  partie  composé  de  jeunes  gens,  les  prévenait  en  termes 
très  vifs  contre  un  livre  allemand  publié  depuis  peu,  et  les  enga- 
geait à  ne  pas  le  lire,  «  car,  disait- il,  le  livre  est  détestable,  et, 
si  l'apôtre  enseigne  qu'il  faut  examiner  toute  chose,  c'est  seule- 
ment pour  qu'on  retienne  ce  qui  est  bon.  »  De  quelle  manière 
M.  Gladstone  s'y  est-il  pris  pour  interpréter  ainsi  l'une  des  pareles 
les  plus  claires  de  saint  Paul,  ce  n'est  pas  à  nous  de  l'expliquer.  Si 
nous  rappelons  cet  incident,  qui  défraya  quelque  temps  la  presse 
quotidienne  du  royaume-uni,  c'est  pour  nous  justifier  d'avance  aux 
yeux  de  ceux  qui  s'étonneraient  de  nous  voir  attacher  tant  d'impor- 
tance à  un  livre  dont  l'existence  est  à  peine  connue  en  France,  et 
qui  seraient  tentés  de  s'écrier  :  Que  de  bruit  pour  un  livre  alle- 
mand! Quand  un  personnage  tel  que  M.  Gladstone  prend  à  tâche  de 
dénoncer  iirbi  et  orbi  un  ouvrage  écrit  hors  d'Angleterre,  c'est  sans 
doute  que  ce  livre  et  l'écrivain  en  valent  la  peine.  C'est  unique- 
ment aux  tristes  préoccupations  qui  nous  absorbent  qu'il  faut  at- 
tribuer notre  inattention.  Ce  livre  est  un  événement,  et  l'auteur, 
M.  Strauss,  occupe  un  rang  trop  distingué  dans  l'histoire  des  idées 

TOME  CIV.  —   15  MARS  1873.  17 


25S  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

leligieusps  contemporaines  pour  que  nous  affections  d'ignorer  son 
œuvre.  S'il  nous  déteste  d'une  des  plus  cordiales  haines  qui  aient 
jamais  fait  bouillir  un  cœur  de  philosophe,  c'est  une  raison  de  plus 
pour  que  nous  ne  lui  refusions  aucun  des  égards  auxquels  il  a  droit 
par  son  savoir  et  ses  rares  talens.  Les  mises  à  l'index,  de  quelque 
part  qu'elles  viennent,  n'ont  jamais  été  valides  en  France,  et,  si 
notre  jugement  sur  le  livre  en  question  se  rapproche  beaucoup  de 
celui  de  M.  Gladstone,  ce  ne  sera  pas  faute  de  l'avoir  lu  ni  d'avoir 
engagé  les  autres  à  en  faire  autant. 

I. 

Pour  comprendre  la  sensation  produite  en  Allemagne  et  hors 
d'Allemagne  par  la  dernière  confession  de  foi  du  docteur  Strauss, 
51  faut  s'orienter  eu  résumant  le  passé  et  la  position  récente  encore 
an  fameux  critique.  C'est  son  livre  sur  la  Vie  de  Jésus  qui  dès  1832 
lui  assigna  une  place  à  part  dans  le  monde  théolngique.  Les  igno- 
rans  seuls  aujourd'hui  s'imaginent  encore  que  M.  Strauss  niait  dans 
cet  ouvrage  l'existence  réelle  de  Jésus:  mais  il  est  constant  qu'il 
réduisait  tout  ce  qu'on  en  pouvait  savoir  avec  certitude  à  un  mini- 
mum bien  mince  à  côté  des  pétrifications  mythiques  dont,  selon 
lui,  l'histoire  évangélique  était  presque  entièrement  composite.  On 
sait  les  tpmpêies  que  souleva  cette  audacieuse  entreprise,  et  com- 
ment, pendaiit  nombre  d'années,  l'auteur  de  la  Vie  de  Jésus  se  vit 
condamné  à  l'isolement  le  plus  complet.  Toutes  ses  espérances 
d'avenir  furent  brisées.  Né  pour  le  professorat,  il  vit  se  fermer 
toutes  les  chaires  auxquelles  il  aurait  pu  prétendre.  La  Suisse  ré- 
publicaine lui  fut  aussi  inclémente  que  l'Allemagne  monarchique  et 
princière.  Son  autre  grand  ouvrage,  Die  chriMcke  Glmibenslehre, 
qui  traitait  de  l'histoire  des  doctrines  chrétiennes  et  tendait  à  mon- 
trer que  ch  icune  de  ces  doctrines,  ayant  terminé  son  évolution,  ne 
laissait  pour  résidu  que  les  thèses  hégéliennes  correspondantes, 
s'était  pas  fait  pour  lui  ramener  les  sympathies  du  grand  nombre. 
Pour  comble  de  realheur,  les  enfans  perdus  de  Ihégéiianisme,  au 
îieu  d'épauler  le  sapeur  des  traditions  les  plus  révérées,  firent  cho- 
rus à  leur  manière  avec  les  coryphées  de  l'orthodoxie,  et  rangèrent 
îe  docteur  Strauss,  bien  trop  conservateur  à  leur  gré,  parmi  les  ré- 
trogrades et  les  bigots  qui  retardaient  le  progrès  humanitaire.  Pen- 
dant toute  cette  période  et  quelque  opinion  que  l'on  professe,  on 
dcit  rendre  hommage  au  calme,  au  courage  tranquille  avec  lequel  il 
subit  cett^«  position  de  paria,  et  à  la  dignité  de  son  attitude  en  face 
des  passions,  souvent  aussi  injustes  que  violentes,  que  ses  écrits 
avaient  déchaînées. 


LE    DOCTEUR    STRAUSS.  259 

Cependant  cette  situation  d'isolement  complet  ne  dura  pas  tou- 
jours. Le  malheur  de  la  Viede  Je  sus,  c'est  q\ïe\\eéia.it  tombée  comme 
une  bombe  au  milieu  d'un  public  religieux  où  l'influence  de  Scldeier- 
macher  était  toute -puissante.  Obéissant  h  l'impulsion  que  cet  émi- 
nent  théologien  lui  avait  imprimée,  la  théologie  allemande  de  cette 
époque  se  faisait  fort  de  compenser  toutes  les  ruines  amoncelées  par 
les  démolitions  historiques  et  critiques  en  mettant  la  personne 
de  Jésus  pour  ainsi  dire  hors  du  débat.  Une  communion  mystique 
et  continue  avec  le  fondateur  du  christianisme,  saisi,  par- dessus 
l'histoire,  par  la  conscience  religieuse',  devait  dans  le  culic  et  dans 
la  vie  tenir  lieu  des  dogmes  scolastiques  et  des  pratiques  pieuses 
qui  avaient  si  longtemps  servi  d'aliment  à  la  foi  traditionnelle,  mais 
dont  la  science  indépendante  avait  démontré  le  vide  ou  l'insulTi- 
sance.  Les  conclusions  du  jeune  docteur  frappaient  d'esioc  cette 
figure  divine  que  l'on  prétendait  maintenir  dans  les  régions  de 
l'idéal,  tout  en  la  composant  de  fragmens  empruntés  à  la  réalité 
historique.  Le  temps,  le  progrès  des  sciences  bibliques,  vinrent, 
sinon  confirmer  la  thèse  fondamentale  de  M.  Strauss,  du  uioins  di- 
minuer la  distance  qui  le  séparait  des  représentans  les  plus  attitrés 
de  la  science  religieuse.  L'école  de  Tubingue,  Fr.-Chr.  Baur  en  tête, 
renouvela  l'histoire  du  i*"'  siècle  chrétien.  En  particulier,  la  grande 
question  du  quatrième  évangile  fut  résolue  scientifiquement.  On 
comprit  mieux  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'alors  ce  que  Jésus  avait 
dû  être  et  avait  du  dire  pour  que  le  développement  de  l'église  aux 
tenops  apostoliques  fût  ce  que  nous  savons  qu'il  a  été.  Si  d'un  côté 
cette  réduction  de  l'histoire  évangélique  à  sa  logique  int me  ne 
permettait  plus  de  soutenir  les  vieilles  doctrines  sur  la  personne  et 
l'œuvre  de  Jésus,  d'autre  part  cette  personne  et  cette  œuvre  sor- 
taient positivement  du  nimbe  dont  la  tradition  les  avait  envelop- 
pées, du  clair-obscur  d'une  critique  purement  négative,  et  revê- 
taient des  contours  décidés,  des  formes  palpables. 

M.  Strauss  ne  piit  point  de  part  ostensible  aux  recherches  de  ses 
anciens  maîtres  ou  compagnons  d'étude,  —  car,  pour  lui  aussi,  Tu- 
bingue avait  été  Y  aima  mater,  et  Baur,  récemment  nommé  profes- 
seur quand  il  entra  lui-même  à  l'université,  avait  été  l'un  de  ses 
premiers  maîtres.  Grand  fut  donc  l'intérêt  que  suscita  en  1864  la 
publication  de  sa  nouvelle  Vie  de  Jésus,  élaborée  en  vue  du  peuple 
allemand,  et  qui  parut  quelque  temps  après  que  M.  Renan  eut  pu- 
blié son  célèbre  ouvrage  sur  le  même  sujet.  Il  est  douteux  que  »c  le 
peuple  allemand,  »  quelle  que  soit  l'instruction  dont  il  se  vante,  ait 
beaucoup  lu  le  gros  livre  que  M.  Strauss  avait  écrit  exprès  [)our  lui. 
L'ouvrage  était,  même  pour  le  peuple  allemand,  un  peu  lourd  et  trop 
technique;  pour  les  hommes  compétens  de  tous  les  pays,  ce  n'en  fut 


260  REVLE    DES    DEUX   MONDES. 

pas  moins  une  œuvre  fort  remarquable.  L'auteur  avait  voulu  mettre 
à  profit  tout  le  travail  opéré  dans  l'intervalle  qui  séparait  sa  première 
Vie  de  Jésus  de  la  seconde.  Sur  plus  d'un  point,  il  avait  rediessé 
ses  premiers  jugemens  avec  la  plus  louable  impartialité.  Ses  conclu- 
.sions,  il  est  vrai,  n'avaient  pas  essentiellement  changé;  pourtant  on 
pouvait  signaler  un  effort  sincère  pour  faire  au  christianisme  toutes 
les  concessions  que  la  conscience  historique  de  l'auteur  pouvait  ap- 
prouver, et  cet  effort  à  son  tour  ne  pouvait  être  inspiré  que  par 
l'amour  de  la  vérité,  mieux  connue  et  mieux  appréciée.  M.  Strauss 
ne  faisait  point  amende  honofable;  il  persistait  à  regarder  comme 
incomplet  l'idéal  chrétien,  tel  qu'on  peut  le  définir  d'après  Jésus 
lui-même,  sur  le  domaine  surtout  de  la  vie  sociale,  de  la  politique, 
de  la  science,  des  beaux-arts;  mais  il  ne  niait  pas  que  l'on  pût  lé- 
gitimement le  compléter  en  lui  adjoignant,  pour  répondre  aux  be- 
soins des  temps  nouveaux,  des  élémens  empruntés  à  d'autres  gran- 
deurs morales.  Il  voulait  élargir  le  chrisiianismi  plutôt,  que  rompre 
avec  lui.  Il  ne  rétractait  pas  ce  qu'il  avait  dit  dans  son  premier  ou- 
vrage quand  il  représentait  Jésus  comme  le  plus  extraordinaire  et  le 
plus  sublime  des  génies  religierx,  comme  celui  dont  la  religion, 
prise  en  elle-même,  devait  se  retrouver  nécessairement  dans  toute 
vraie  piété.  La  plupart  des  âmes  croyantes  et  beaucoup  de  théo- 
logiens pouvaient  trouver  ces  déclarations  insuffisantes;  mais,  dans 
les  temps  de  crise  que  nous  traversons,  l'étroitesse  est  mauvaise 
conseillère,  toutes  les  opinions  ont  droit  h.  leur  place  au  soleil,  et 
l'on  doit  seulement  se  féliciter  quand  celles  qui  nous  déplaisent  sont 
présentées  avec  sérieux,  compétence  et  dignité.  Enfin  cette  haute 
impartialité  ne  pouvait  qu'augmenter  l'estime  pour  le  caractère  du 
savant,  et  elle  fortifiait  ses  raisonnemens  sur  un  domaine  où  le  parti- 
pris,  dès  qu'il  s'affiche,  énerve  d'avance  toutes  les  démonstrations. 
Les  œuvres  que  l'auteur  publia  dans  les  années  qui  suivirent  ne 
contenaient  rien  qui  fît  soupçonner  qu'un  changement  de  quelque 
gravité  se  fût  opéré  dans  sa  manière  de  voir.  11  semblait  s'occuper 
moins  de  théologie,  un  peu  plus  de  littérature  et  d'art,  et  il  trai- 
tait ce  nouveau  genre  d'études  avec  infiniment  d'esprit  et  de  goût. 
Ses  appréciations  d'Ulrich  de  HuLten,  de  Lessing,  de  Voltaire,  sont 
très  intéressantes.  Survint  la  guerre  de  1870.  M.  Strauss  se  révéla 
à  nous,  Français,  sous  un  jour  très  peu  favorable.  iNon  pas  que  nous 
lui  reprochions  la  vivacité  de  son  patriotisme,  nous  savions  depuis 
longtemps  qu'il  ne  nous  aimait  pas;  toutefois  il  y  a  plusieurs  ma- 
nières de  combattre,  il  en  est  de  bonnes  et  de  mauvaises,  et  ce  ton 
méprisant,  ce  manque  absolu  d'égards  pour  des  ennemis  vaincus 
qu'on  achevait  d'égorger,  cette  incapacité  totale  de  se  mettre,  ne 
fût-ce  qu'un  instant  et  pour  rendre  la  discussion  profitable,  au  point 


LE    DOCTEUR   STRAUSS.  261 

(le  vue  de  son  loyal  adversaire,  cette  haine  passionnée  qui  suintait 
en  quelque  sorte  de  chaque  ligne,  révoltèrent  tous  les  Français  qui 
suivaient  sa  controverse  avec  M.  Rinan.  Ceux  d'entre  nous  surtout 
qui  avaient  auparavant  beaucoup  aimé  rAllemagne  et  salué  dans 
M.  Strauss  un  de  ses  fils  les  plus  éminens  se  sentirent  déçus  et 
blessés.  Qu'avait  donc  fait  le  docteur  Strauss  de  cette  hauteur  de 
vues,  de  cette  conscience  historique,  de  cette  méthode  froidement 
impartiale,  qui  lui  permettaient  naguère  de  peser  si  scrupuleuse- 
ment le  pour  et  le  contre  sur  les  questions  les  plus  délicates'/ 

Ce  n'est  pas  un  paradoxe  que  nous  allons  énoncer  :  M.  Strauss 
est  décidément  une  des  victimes  de  la  dernière  guerre.  ïl  est  devenu 
un  homme  nouveau,  mais  non  un  homme  meilleur.  On  dirait  que 
ces  événemens  gigantesques,  la  commotion  qui  bouleversa  les  es- 
prits lors  de  la  folle  déclaration  de  guerre  du  gouvernement  impé- 
rial, les  succès  inespérés  des  armes  allemandes,  l'annexion  violente 
de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine,  l'humiliation  du  pays  naguère  le  plus 
fier  de  l'Europe,  la  fondation  de  l'empire  allemand,  on  dirait  que 
tout  cela  lui  est  monté  à  la  tête  et  la  lui  a  tournée.  Il  a  perdu  cette 
possession  de  lui-même  qui  faisait  sa  force  au  temps  où  il  devait 
tenir  bon  contre  les  orages  théologiques  fondant  sur  lui  de  tous  les 
coins  de  l'horizon.  11  y  avait  en  lui  comme  une  poche  de  fiel  qu'il 
avait  longtemps  comprimée,  et  qui  s'est  épanchée  à  la  suite  d'un 
grand  trouble  moral.  Quelque  chose  de  batailleur,  de  brutal,  des 
procédés  à  l'emporte-pièce  et  pas  toujours  loyaux,  parfois  même 
des  plaisanteries  de  corps  de  garde,  ont  remplacé  les  allures  posées 
d'autrefois.  Ce  n'est  plus  un  philosophe  ni  un  critique,  c'est  un 
pamphlétaire,  et,  si  l'on  ne  savait  que  M.  Strauss  a  dépassé  l'âge  où 
l'on  porte  les  armes,  on  serait  tenté  de  croire  qu'il  a  fait  la  cam- 
pagne et  qu'il  est  revenu  avec  ces  manières  soldatesques,  que  l'on 
supporte  chez  un  mi'itaire  de  profession,  mais  qui  chez  tout  autre 
provoquent  le  blâme  ou  le  rire. 

On  dirait  aussi  qu'au  fond  M.  Strauss  souffrait  moins  qu'il  n'ai- 
mait à  le  faire  croire  de  cette  position  de  paria  que  ses  premiers 
travaux  lui  avaient  faite.  Il  est  des  attitudes  de  Siméon  Stylite  qui 
sont  pénibles  d'abord,  mais  auxquelles  on  finit  par  prendre  goût. 
Depuis  que  le  contraste  entre  ses  opinions  radicales  et  celles  que 
professe  le  protestantisme  avancé  avait  diminué,  il  éprouvait,  sem- 
ble-t-il,  l'impérieux  besoin  de  se  distinguer  des  philistins  qui,  dans 
l'église,  cherchaient  à  maintenir  le  vieil  édifice  tout  en  faisant  à  la 
raison  moderne  les  concessions  légitimes  qu'elle  réclame.  Il  en 
voulait  surtout  à  ses  voisins.  Quel  malheur  si,  à  la  suite  des  trans- 
formations récentes  de  l'Allemagne,  on  allait  voir  se  constituer  une 
église  évangélique  assez  élargie  pour  qu'il  y  eût  lieu  de  se  deman- 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

der  s'il  n'y  aurait  pas  encore  place  pour  lui  dans  son  enceinte!  C'é- 
tait à  frémir  de  peur.  Il  était  donc  urgent  de  creuser  un  nouveau 
fossé,  qtie  dis-je?  un  nouvel  abîme,  et  de  prouver  aux  plus  conci- 
lians  qu'il  ne  fallait  pas  un  instant  compter  sur  lui.  De  la  cette  pro- 
fession de  foi  nouvelle,  qui,  rendons-lui  cette  justice,  le  rapproche 
singulièrement  de  M.  C.  Vogt,  que  pourtant  il  n'aime  guère,  et  l'é- 
loigné d'autant  des  prot'3Stans  libéraux. 

M.  Strauss  s'est  posé  quatre  questions.  En  premier  lieu,  sommes- 
nous  encore  chrétiens?  Il  faut  savoir  que  ce  nous  repréî^ente  les 
hommes  que  les  querelles  entre  protestans  orthodoxes  et  protestans 
libéraux,  entre  vieux  et  nouveaux  catholiques,  laissent  très  froids 
parce  qu'ils  ne  veulent  plus  entendre  parler  d'as<^ociation  religieuse, 
de  culte  public  ni  de  Dieu.  Non,  répond-il  carrément,  nous  ne 
sommes  plus  chrétiens,  parce  que  nous  avons  rompu  sans  retour 
possible  avec  tout  ce  qui  fait  le  contenu  positif  de  la  religion  chré- 
tienne. —  Seconde  question  :  avons-nous  encore  de  la  religion? 
Cela  dépend.  Non,  si  l'on  entend  par  là  une  foi  quelconque  en  un 
Dieu  personnel  ou  conscient;  oui,  si  l'on  consent  à  leconnaîire  que 
la  religion  des  temps  modernes  se  confond  avec  le  sentiment  du 
rapport  que  nous  soutenons  individuellement  avec  l'Univers.  L'uni- 
vers, qu'on  veuille  bien  se  le  rappeler,  est  désormais  le  dieu  de 
M.  Strauss.  —  En  troisième  instance,  comment  comprenons-nous 
le  monde?  Non  plus,  comme  autrefois,  sous  la  forme  d'un  ensemble 
de  choses  se  succédant  dans  le  temps,  originaires  d'une  volonté 
créatrice  et  menées  à  bonne  fin  par  cette  même  volonté,  mais 
comme  l'organisme  éternel,  dont  le  fond  permanent  est  une  sub- 
stance toujours  identique,  se  manifestant  par  des  évolutions  locales 
et  temporaires  qui  se  répètent,  se  ressemblent,  se  compensent,  se 
suppléent,  de  telle  sorte  par  exemple  que,  si  la  vie  disparaît  sur 
un  point,  elle  reparaît  sur  un  autre,  que,  si  la  conscience  est  anéan- 
tie dans  un  système  planétaire,  elle  s'éveille  dans  d'autres  régions  : 
il  n'y  a  en  réalité  que  de  la  matière  et  des  lois  qui  la  régissent. 
Le  monde,  à  proprement  parler,  n'a  pas  de  but.  A  chaque  mo- 
ment de  son  existence,  il  est  ce  qu'il  doit  être,  et  chacune  de  ses 
parties,  après  avoir  produit  ce  qu'elle  pouvait,  rentre  dans  la  mort 
pour  faire  place  à  d'autres  qui  naissent.  —  Gomment  donc  réglons- 
nous  notre  vie?  Telle  est  la  quatrième  question  que  piovoquent  na- 
turellement de  semblables  prémisses.  Eh  bien  !  de  la  manière  la 
plus  simple.  Abjurant  toute  participation  à  des  formes  surannées, 
l'homme  moderne  se  nourrit  intellectuellement  et  moralement  de 
science,  de  politique,  de  beaux-arts,  surtout  de  littérature  et  de 
musique,  et  il  ne  tiendra  qu'à  lui  de  puiser  dans  cette  manière  de 
concevoir  les  hommes  et  les  choses  autant  de  consolations  et  de 


LE   DOCTEUR   STRAUSS.  2(5J 

mobiles  salutaires  qu'il  en  pouvait  trouver  dans  les  rêves  religieux 
où  naguère  il  avait  encore  la  naïveté  de  chercher  les  alimens  de  sa 
vie  spiiituelle.  Dans  cette  dernière  partie,  qui  forme  la  conclusion 
pratique  du  livre,  nous  remarquons  un  salmigondis  politique  aussi 
réactionnaire  d'esprit  et  de  tendance  que  les  premiers  chapitres 
étaient  radicaux,  puis  une  appréciation  détaillée  des  mérites  trans- 
cendans  de  Lessing,  Goethe  et  Schiller,  de  Haydn,  Mozart  et  Beetho- 
ven, les  deux  trinités  littéraires  et  musicales  qui  doivent  remplacer 
désormais  la  vieille  trinité,  décidément  passive  de  mtKle.  Il  n'est 
pas  dit  un  mot  de  M.  Wagner.  Quel  est  donc  ce  mystère?  Dérange- 
rait-il par  hasard  la  symétrie?  ou  bien  serions-nous  peut-être  dyi 
passé  en  musique,  hostile  à  la  musique  de  l'avenir? 

L'aj)parition  du  livre  n'eut  pas  tout  de  suite  le  retentissement 
qu'on  aurait  pu  croire.  L'Allemagne,  elle  aussi,  a  ses  piéoccupa- 
tions.  11  y  eut  d'ailleurs  un  moment  d'indécision.  Les  amis  politi- 
ques de  l'auteur  ne  sont  pas,  tant  s'en  faut,  ses  amis  religieux,  et 
réciproquement.  Toutefois  l'explosion  ne  tarda  guère,  et  elle  ne  fut 
pas  précisément  à  l'avantage  du  docteur.  Yieux  et  nouveaux  catho- 
liques, protestans  de  toute  nuance,  rédacteurs  de  la  presse  quoti- 
dienne et  périodique,  philosophes  et  même  naturalistes,  tous  furent 
d'accord  pour  repousser  ses  principes  et  ses  conclusions.  En  Suisse 
et  en  Hollande,  des  théologiens  connus  par  le  caractère  très  avancé 
de  leurs  opinions  religieuses,  tels  que  le  professeur  Rauwenhoff,  de 
Leide,  et  M.  Lang,  de  Zurich,  exprimèrent  avec  énergie  leur  dé- 
ception profonde.  On  peut  même  remarquer  que  les  critiques  les 
plus  véhémentes  sortirent,  non  des  orthodoxies  de  noms  divers  qui 
se  partagent  les  églises,  mais  des  tendances  libérales,  dont  les  re- 
présentans  pressentirent,  et  avec  raison,  qu'un  tel  livre  ne  pouvait 
servir  que  les  intérêts  de  la  réaction  politique  et  religieuse.  C'étaiè 
un  spectre  tout  trouvé  pour  elle,  et  qui  pourra  longtemps  la  fortifier, 

La  mauvaise  étoile  de  M.  Strauss  voulut  aussi  qu'à  peu  près  ea 
même  temps  parût  un  discours  de  M.  Dubois-Reymond,  de  Berlio, 
l'un  des  représentans  les  plus  notables  de  l'école  naturaliste,  qm 
n'est  certainement  pas  suspect  de  tendresse  exagérée  pour  is» 
France,  pati'ie  de  ses  ancêtres,  ni  pour  les  vieilles  idées  philoso- 
phiques, et  qui  démontre  avec  une  incontestable  compétence  que 
les  explications  purement  physiques  et  chimiques  sont  profondé- 
ment incapables  de  rendre  compte  des  faits  de  conscience.  En  réa- 
lité, cela  rouvre  à  deux  battans  la  porte  à  cet  odieux  spiritualisme 
dont  on  voudrait  si  bien,  et  dont  on  ne  peut  jamais  se  débarrasser 
tout  à  f.iit.  11  est  facile  de  comprendre  le  parti  que  les  adversaires 
de  M.  Strauss  tirèrent  de  cette  coïncidence.  Seuls,  quelques  or- 
ganes du  socialisme  radical  se  montrèrent  de  bonne  compositioiL. 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Sans  doute  la  politique  préconisée  dans  le  livre  est  loin  de  leur 
plaire;  cependant  le  vieux  docteur  en  théologie  rend  un  tel  hom- 
mage à  leur  manière  de  voir  favorite  en  religion,  c'est-à-dire  au 
nihilisme,  qu'ils  n'ont  pas  jugé  à  propos  de  faire  les  dégoûtés. 
Pourquoi  se  fâcherait-on  à  cause  de  quelques  applications  arbi- 
traires, quand  en  principe  on  vojs  accorde  l'essentiel?  Il  est  pour- 
tant douteux  que  ces  approbations  suspectes  aient  paru  une  com- 
pensation suffisante  à  rari;>tocratique  écrivain.  —  Bien  que  bourgeois 
en  effet  et  fier,  dit-il,  de  l'être,  M.  Strauss,  par  ses  goûts,  ses  ten- 
dances et,  on  peut  l'ajouter,  par  ses  petites  faiblesses,  est  un  aris- 
tocrate de  la  plus  belle  eau;  mais  si,  comme  nous  nous  permettons 
de  le  soupçonner,  M.  Strauss  éprouvait  le  besoin  de  se  sentir  encore 
une  fois  bien  isolé  avant  de  quitter  la  scène  de  ce  monde,  on  ne 
peut  lui  contester  le  mérite  d'avoir  parfaitement  réussi. 

Cependant  on  se  tromperait  en  partant  simplement  du  fait  de  cet 
isolement  actuel  pour  affirmer  que  la  confession  d'un  théologien 
qui  a  formellement  rompu  avec  l'église,  le  christianisme  et  toute 
foi  religieuse ,  sera  sans  effet  sur  l'opinion.  M.  Strauss  aurait  le 
droit  de  rappeler,  comme  il  le  fait  du  reste  dans  un  opuscule  pu- 
blié en  guise  de  préface  de  la  quatrième  édition  de  son  livre,  qu'il 
n'était  pas  moins  isolé  il  y  a  quarante  ans  après  l'apparition  de  sa 
Vie  de  Jéms,  et  que,  depuis  lors,  le  développement  de  la  science 
religieuse  a  rapproché  de  lui  bien  des  esprits  qui  avaient  commencé 
par  se  tenir  soigneusement  à  l'écart.  S'il  faut  reconnaître  un  se- 
cond mérite  à  son  dernier  ouvrage ,  c'est  la  réunion  en  un  même 
corps  de  doctrine  de  thèses  pins  ou  moins  avouées,  plus  ou  moins 
dispersées,  ici  proposées  par  un  matérialisme  dépourvu  de  tout  dis- 
cernement philosophique,  et  qui  ne  se  doute  pas  même  des  énor- 
mités  psychologiques  qu'il  se  permet,  là  repoussées  trop  souvent 
au  nom  d'un  spiritualisme  étranger  aux  progrès  récens  des  sciences 
naturelles.  M.  Strauss  est  toujours  fort  habile  dans  l'art  d'exprimer 
ses  idées  avec  une  clarté  incisive,  rare  chez  ses  compatriotes,  d'une 
manière  originale,  humoristique  et  portant  coup.  L'espèce  de  bru- 
tale franchise  avec  laquelle  il  coupe  le  dernier  câble  qui  le  rattachait 
encore  à  la  réforme  plutôt  qu'à  la  révolution  religieuse  vaudra  à  son 
manifeste  une  popularité  que  ses  travaux  scientifiques  n'ont  jamais 
eue.  Le  livre  sera  traduit,  connu  en  France,  et  si  selon  nous  la  va- 
leur de  ce  livre  est  fort  mince,  nous  tenons  à  dire  pourquoi. 

II. 

S'il  y  a  dans  cette  confession  du  docteur  allemand  un  chapitre 
qui  nous  montre  qu'il  est  tombé  au-dessous  de  lui-même,  c'est  sans 


LE    DOCTEUR    STRAUSS.  265 

contredit  le  premier,  celui  où  il  se  demande  :  sommes-nous  encore 
chrétiens? 

La  question  en  effot  ne  se  pose  pas  pour  un  docteur  en  th(^olo- 
gie  comme;  pour  un  écrivain  ordinaire.  Il  est  censé  savoir  pertinem- 
ment ce  dont  il  parie.  Qu'un  philosophe,  étranger  à  toute  étude 
approfondie  du  dogme  et  de  l'église,  tranche  tout  bonnement  la 
question  en  montrant  qu'aucun  des  credos  officiellement  en  vigueur 
dans  les  différentes  églises  chrétiennes  ne  peut  tenir  contre  les  ob- 
jectio:is  de  la  raison  moderne,  cette  manière  commode  d'esquiver 
une  discussion  difficile  se  comprend  et,  jusqu'cà  un  certain  point, 
s'excuse;  mais  le  docteur  Strauss,  l'auteur  de  la  Vie  de  Jéms, 
peut-il  se  contenter  à  si  peu  de  frais?  Il  est  aujourd'hui  bien  des 
manières  d'être  chrétien,  et  il  doit  le  savoir.  On  peut  l'être  par 
exemple  sans  convictions  bien  arrêtées,  uniquement  par  sympathie 
pour  la  religion  en  général  et  pour  la  forme  historique  la  plus  pure 
qu'elle  ait  revêtue  dans  l'humanité.  On  peut  l'être  d'une  façon  qui 
ne  -permet  pas  de  se  rattacher  à  l'une  quelconque  des  églises  ac- 
tuelles, et  d'ailleurs  il  n'est  pas  d'idée  plus  fausse  que  celle  qui 
identifie  la  notion  de  christianisme  avec  celle  d'église.  On  peut  être 
chrétien  tout  en  pensant  qu'il  ne  devrait  y  avoir  aucun  culte  orga- 
nisé. On  peut  l'être  même  sans  le  savoir,  en  s'imaginant  qu'on  ne 
Test  pas  et  en  rappelant  à  ceux  qui  s'y  connaissent  mieux  cette 
parole  de  Jésus,  d'après  laquelle  on  peut  u  parler  contre  le  fils  de 
l'homme,  »  et  cependant  ne  pas  s'opposer  sciemment  à  l'esprit  di- 
vin. On  peut  l'être  enfin  en  adhérant  soit  par  le  fait  de  l'éducation, 
soit  par  choix  délibéré,  à  l'une  des  sociétés  chrétiennes  existantes 
qu'on  appelle  des  églises.  Le  christianisme  de  nos  jours  s'est  mani- 
festé sous  une  multitude  de  formes  distinctes;  il  est  probable  que 
leur  nombre  augmentera  encore,  et  il  faut  y  regarder  à  deux  fois 
avant  d'affirmer  qu'une  personne  ou  une  doctrine  ne  peuvent  plus 
passer  pour  chrétiennes.  Que  doit  donc  faire  le  penseur,  le  critique, 
l'historien,  qui  ne  consent  pas  d'autre  part  à  se  payer  de  mots  et 
qui  veut  savoir  ce  qui  constitue  essentiellement  le  chrétien,  ce  qui 
fait  qu'on  l'est  ou  qu'on  ne  l'est  pas? 

La  méthode  à  suivre  peut  être  laborieuse,  mais  elle  est  claire- 
ment indiquée.  Il  faut  remonter  jusqu'à  l'enseignement  personnel 
de  Jésus,  en  le  dégageant  de  tout  ce  que  la  tradition  a  pu  lui  ajou- 
ter ou  lui  intercaler  :  M.  Strauss  sait  parfaitement  comment  on  doit 
s'y  prendre.  Puis,  quand  on  est  arrivé  à  résumer  cet  enseignement 
dans  ses  traits  généraux,  on  ne  va  pas  se  butter  contre  tel  ou  tel 
point  de  détail  qui  pourrait  être  tout  autre  sans  rien  changer  au 
fond,  on  saisit  le  principe  essentiel  qui  commande  tout  le  reste  et 
qui  constitue  l'originalité  individuelle,  le  germe  fécondant  de  cet 


266  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

enseignement.  Puisqu'il  s'agit  de  religion,  il  est  clair  que  ce  prin- 
cipe sera  l'expression  d'un  certain  rapport  entre  l'homme  et  la  Di- 
vinité, et,  puisque  cette  religion  est  fille  non  pas  du  raisonnement 
abstrait,  mais  d'une  inspiration,  d'une  intuition  du  cœur  (nous  par- 
lons toujours  au  point  de  vue  strictement  historique),  il  faut  s'at- 
tenrlre  à  ce  que  ce  rapport  sera  plutôt  senti  que  défini;  seulement 
la  réflexion  saura  bien  formuler  pour  l'intelligence  le  principe  latent 
sous  les  manifestations  du  sentiment.  Or,  s'il  est  quelque  chose  de 
personnel,  d'inaliénable,  de  permanent  dans  l'enseignement  de 
Jésus,  c'est  le  sentiment  filial  qu'il  a  de  Dieu,  et  dont  il  s'attend  à 
rencontrer  l'écho  dans  les  consciences  humaines.  C'est  de  là  que 
découlent  toutes  les  notions  qu'il  se  fait  de  la  vraie  piété  et  de  la 
moralité  pure,  et,  si  nous  voulons  traduire  ce  sentiment  dans  notre 
langue  philosophique  moderne,  nous  dirons  que  le  principe  essen- 
tiellement et  authentiquement  chrétien,  c'est  la  parenté  ou  l'af- 
finité essentii  lie  de  l'esprit  humain  et  de  l'esprit  divin.  11  est  vi- 
sible que  celte  formule  intellectuelle  coïncide  exactement  avec  le 
sentiment  du  rapport  filial  de  Thomme  avec  Dieu.  Voilà  ce  que 
livre  en  dernière  analyse  l'histoire  évangéliquj  scrutée  jusque  dans 
ses  profondeurs,  et  il  n'est  pas  permis  à  l'historien  sérieux  de  ré- 
trécir aibîLrairenient  la  portée  de  ce  piincipe  aussi  vaste  que  fé- 
cond. Par  conséquent  la  première  quesîion  que  se  pose  M.  Strauss 
revient  tout  entière  à  celle-ci  :  reconnaissons-nous  encore  que  la 
nature  humaine  et  la  Divinité  sont  dans  ce  rap[)ort  d'affinité  que 
suppose  le  sentiment  chrétien  du  Dieu-père?  La  réponse  pourra 
dillerer  selon  la  philosophie  religieuse  que  l'on  préfère,  mais  on 
n'aura  pas  le  moindre  droit  de  contester  le  caractère  chrétien  des 
associations  ou  des  personnes  qui  se  rattachent  plus  ou  moins  di- 
rectement à  ce  principe  chrétien. 

Au  lieu  de  procéder  ainsi,  comme  la  logique,  la  loyauté,  sa  con- 
science de  th"ologien  consommé  lui  en  faisaient  un  devoir,  qu'a  fait 
M.  S:rauss'?  Il  a  emprunté  leur  méthode  à  ces  orthodoxies  étroites 
qui  veulent  toujours  ramener  le  christianisme  à  un  credo  dogma- 
tique bien  déterminé,  c'est-à-dire  au  leur,  et  qui,  au  nom  de  cette 
mesure  arbitraire,  excluent  de  la  chrétienté  tous  ceux  qui  ne  sont 
pas  de  leur  avis.  Il  a  pris  le  symbole  dit  des  apôtres,  sachant  très 
bien  qu'il  ne  remonte  pas  si  haut,  il  y  a  inséré  quelques  dogmes 
traditionnels  dont  ce  symbole  ne  parle  pas;  puis  il  a  sonné  la  fan- 
fare triomphale  en  montrant  que  chacun  de  ces  dogmes,  que  cha- 
cun des  articles  du  symbole  a  succombé  sous  les  coups  de  la  science 
ou  de  la  raison  modernes.  Eh  bien  !  il  existe  par  milliers  en  Europe 
et  en  Amérique  des  chrétiens  qui  lui  donneront  à  chaque  instant 
raison  en  détail,  et  qui  pourtant  persisteront  à  se  dire  chrétiens, 


LE    DOCTEUU    STRAUSS.  267 

par  la  raison  tonte  simple  que  la  plupart  de  ces  critiques  de  détail 
passent  par-dessus  le  christianisme  qu'ils  professent.  Que  leur  pré- 
tention soit  légitime  ou  non,  cela  pour  le  moment;  ne  nous  regarde 
pas,  il  suffit  qu'ils  remettent  pour  que  toute  la  peine  que  s'est 
donnée  M.  Strauss  dans  cette  première  partie  ait  été  dépensée  en 
pure  perte.  Nous  en  dirons  autant  du  paragraphe  où  il  s'attnque  à 
la  liturgie  luthérienne  de  son  pays,  comn;e  si  toute  la  chrclienté 
était  tenue  de  s'y  soumettre,  pour  démontrer  qu'elle  repose  sur  une 
conception  de  la  personne  de  Jésus  que  la  théologie  niod.rne  a  dé- 
passée. Nous  pouriions  penser  qu'il  a  parfaitement  raison  dans  ce 
genre  de  critiques,  en  conclure  qu'il  serait  urgent  (]e  réformer  ou 
d'élargir  cette  liturgie,  mais  de  grâce  qu'est-ce  que  cela  prouve 
pour  tant  d'autres  communautés  chrétiennes  dont  la  liturgie  est 
tout  autre  ou  même  qui  n'ont  pas  de  liturgie  du  tout?  Tout  cela, 
c'est  de  la  petite  et  mesquine  guerre,  c'est  la  plus  étrange  confusion 
de  l'accessoire  et  de  l'essentiel  dont  un  théologien  passant  pour 
émancipé  de  la  tradition  se  soit  jamais  rendu  coupa!)le.  Tout  au 
plus  la  comprendrait- on  chez  un  traditionnaliste,  ne  sachant  se 
faire  à  l'idée  que  le  christianisme  persiste  au  travers  de  ses  trans- 
formations les  plus  disparates;  pour  lui,  la  forme  que  le  christia- 
nisme revêt  de  son  temps  et  dans  son  église  est  la  seu!e  forme 
possible,  la  seule  acceptable,  la  seule  qui  ait  jamais  eu  le  droit 
d'exister.  M.  le  docteur  Strauss,  si  expert  dans  l'histoire  de  l'église 
et  du  dogme,  lui  qui  savait  longtemps  avant  nous  qu(%  sans  parler 
des  autres  évolutions  de  la  pensée  chrétienne,  l'orthodoxie  a  bien 
au  moins  trois  fois  changé  de  nature  et  de  formes  officielles  avant 
de  se  présenter  telle  que  nous  la  connaissons  aujourd'hui,  le  doc- 
teur Strauss  recourir  à  ces  raisonnemens  de  sacristain  piétiste  ou 
d'évangéliste  ambulant!  c'est  à  n'y  rien  comprendre.  On  s'explique 
aisément  les  sentimens  de  déception,  de  stupéfaction  et  même  de 
dépit  des  théologiens  libéraux  de  Suisse,  d'Allemagne  et  de  Hol- 
lande quand  ils  se  sont  vus  en  face  d'une  pareille  argumentation. 
Des  médecins  sérieux  de  nos  jours  ne  seraient  pas  plus  étonnés  en 
voyant  une  question  médicale  traitée  par  un  des  maîtres  de  la 
science  d'après  les  méthodes  en  vogue  au  temps  de  Molière.  Nous 
le  répétons,  il  y  a  là  un  indice  fort  triste  d'affaiblissement  intellec- 
tuel, ou,  ce  qui  au  fond  revient  au  même,  d'une  passion  mal  gou- 
vernée, et  qui  aveugle  sur  les  moyens  de  combattre  loyalement  un 
adversaire  détesté. 

Peut-être  M.  Strauss  répondrait-il  qu'il  a  refusé  d'entrer  dans  le 
vif  de  sa  propre  question,  qu'il  n'a  pas  voulu  analyser  une  fois  de 
plus  les  origines  chrétiennes  pour  en  extraire  le  principe  vital  du 
christianisme,  et  que,  pour  aller  plus  sûrement  à  son  adresse,  il 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'est  attaqué  au  résidu  laissé  par  les  formes  successives  du  cliris- 
tianisme,  y  compris  la  dernière,  celle  de  Scli!eiermaclier,  en  ar- 
guant de  faux  les  articles  du  symbole  des  apôtres  et  les  dogmes 
tels  que  la  trinité  et  la  chute,  que  l'on  peut  greffer  sur  quelques- 
uns  d'entre  eux.  Si  toutes  les  formes  qui  nous  ont  précédés  sont 
démontrées  fausses,  semble-t-il  nous  dire,  que  demandez-vous  de 
pUis?  Mais  c'est  précisément  là  le  sophisme  qu'il  n'a  pas  vu  ou 
voulu  voir,  et  qui  consiste  à  reconnaître  que  le  christianisme  a  pu 
se  présenter  sous  diverses  formes,  et  à  s'imaginer  en  même  temps 
que  la  dernière  pour  nous  est  la  dernière  de  l'histoire.  Sur  quoi 
fonder  une  pareille  présomption?  Certainement  Schleiermacher  res- 
tera dans  les  annales  de  la  religion  l'un  de  ces  penseurs  originaux  et 
réformateurs  qui  font  époque  et  ouvrent  à  leur  génération  des  hori- 
zons nouveaux;  mais  enfin  il  ne  fut  pas  infaillible,  et  nous  connais- 
sons de  par  le  monde  plus  d'un  chrétien  de  bonne  maison  qui, 
tout  en  l'admirant  beaucoup,  se  permet  de  trouver  qu'il  n'est  pas 
toujours  clair,  et  que,  lorsqu'il  est  clair,  il  est  souvent  bien  para- 
doxal. M.  Strauss  n'a-t-il  donc  pas  vu  qu'à  chaque  moment  du 
passé  où  le  christianisme  dépouilla  sa  forme  antérieure  pour  en 
prendre  une  nouvelle,  on  n'aurait  eu  qu'à  raisonner  comme  lui  pour 
déclarer  qu'il  était  fini,  condamné,  qu'il  allait  mourir,  et  qu'il  n'y 
avait  plus  rien  à  en  attendre?  11  faut  s'armer  de  circonspection 
avant  de  proclamer  la  fin  d'une  religion,  surtout  quand  le  principe 
de  cette  religion,  comme  c'est  le  cas  ici,  n'est  autre  chose  au  fond 
que  le  principe  religieux  lui-même  conçu  avec  une  énergie  et  une 
pureté  sans  rivales,  car,  si  les  religions  passent,  la  religion  reste, 
comme  l'humanité  dont  elle  est  le  premier  titre  de  noblesse. 

A  dire  vrai,  M.  Strauss  aurait  pu  laisser  de  côté  sa  première 
question,  puisque  la  réponse  à  lui  faire  dépendait  tout  entière  du 
sens  qu'il  faut  donner  à  la  seconde,  celle  qui  concerne  la  religion 
en  général.  Si  nous  avons  insisté  nous- même  sur  cette  première 
question,  c'est  qu'elle  mettait  en  plein  jour  la  disposition  plus  har- 
gneuse que  philosophique  dont  il  était  animé  en  rédigeant  son  ma- 
nifeste. Cette  première  partie  était  évidemment  une  machine  de 
guerre.  Elle  s'adressait  à  une  classe  moyenne  de  lecteurs  assez 
éclairés  pour  la  comprendre  et  trop  peu  exercés  à  ce  genre  de  con- 
troverse pour  en  discerner  les  défauts  techniques.  A  la  guerre,  tous 
les  moyens  contre  l'ennemi  sont  bons,  dit- on  parfois,  et  les  ver- 
tueux compatriotes  de  M.  Strauss  nous  ont  suffisamment  appris 
qu'ils  prenaient  cette  maxime  au  sérieux,  comme  toutes  les  maximes, 
surtout  quand  elles  leur  profitent.  Toutefois  il  en  résulte  aussi 
que,  lorsqu'on  voit  employer  certains  moyens,  on  a  le  droit  de 
conclure  qu'on  est  sur  le  pied  de  guerre  et  non  plus  sur  le  ter- 


LE   DOCTEUR   STRAUSS.  269 

rain  de  la  discussion  désintéressée.  Si  M.  Strauss  s'indigna  à  l'idée 
que  de  tous  côtés  on  lui  reproclie  de  n'avoir  pas  procédé  selon  les 
règles  du  fair pUnj,  il  ne  doit  s'en  prendre  qu'à  lui-même. 

III. 

Avons-nous  encore  de  la  religion?  se  demande  M.  Strauss  après 
avoir  déclaré  que  nous  ne  sommes  plus  chrétiens.  Avant  de  ré- 
pondre, il  remonte  aux  origines  psychologiques  de  la  religion  dans 
l'histoire.  Il  les  trouve  avec  Hume  dans  la  recherche  du  bien-être, 
dont  la  nature  fournissait  ou  refusait  à  l'homme  les  conditions. 
L'homme  personnifia  les  phénomènes  naturels,  les  conjurant  ou  les 
invoquant  stilon  les  circonstances.  De  là  le  polythéisme,  au  milieu 
duquel  surgit  le  monothéisme,  mais  d'abord  comme  l'adoration  ex- 
clusive d'un  dieu  national  et  simplement  inspiré  par  le  sentiment 
exalté  qu'une  tribu  nomade,  aux  besoins  très  restreints,  avait  d'elle- 
même  et  de  sa  supériorité.  Quand  le  platonisme  alexandrin  a  fait 
son  œuvre  en  se  greffant  sur  le  monothéisme  juif,  on  se  trouve  en 
face  d'une  notion  de  la  divinité  qui  associe  l'absolu,  d'origine  pla- 
tonicienne, à  la  personnalité,  d'origine  juive.  C'était,  continue 
M.  Strauss,  une  contradiction  latente,  car  le  propre  de  l'absolu  est 
d'être  sans  limite,  et  celui  de  la  personnalité  d'être  une  limitation. 
D'ailleurs  la  manière  dont  il  faut  concevoir  le  monde  depuis  Coper- 
nic, Galilée,  Newton,  en  reléguant  dans  le  domaine  des  chimères 
le  ciel  des  anges,  le  trône  de  Dieu,  le  paradis  des  bienheureux,  a 
enlevé  toute  valeur  positive  à  l'idée  d'un  Dieu  personnel.  La  néces- 
sité reconnue  des  lois  naturelles  et  de  la  connexion  fatale  des  phé- 
nomènes a  du  même  coup  tué  la  prière;  peut-on  prier  un  Dieu 
inexorable?  Les  anciennes  preuves. alléguées  pour  démontrer  l'exis- 
tence d'un  Dieu  conscient  sont  contradictoires  ou  insuffisantes, 
même  celle  que  Kant  déduisait  de  la  nécessité  d'un  restaurateur  de 
l'ordre  moral  ;  il  n'arrivait  en  fin  de  compte  qu'à  un  Dciis  ex  ma- 
china que  l'on  peut  désirer,  mais  que  rien  ne  démontre.  L'idée  su- 
prême à  laquelle  nous  puissions  nous  élever  sans  dépasser  les 
données  positives  que  le  monde  fournit  à  notre  intelligence,  c'est 
celle  de  la  substance  dont  les  êtres  particuliers  sont  les  accidens, 
ou,  pour  mieux  dire,  de  l'Univers,  immuable  et  toujours  identique 
dans  son  essence,  se  réalisant  dans  une  éternelle  série  de  phéno^ 
mènes,  mais  n'ayant  nulle  part  conscience  de  lui-même.  Les  spé- 
culations de  Fichte,  de  Schelling,  de  Hegel,  aboutissent  en  fait  au 
même  résultat,  ou,  quand  elles  n'y  aboutissent  pas,  se  perdent 
dans  le  vague  ou  le  contradictoire.  Il  faut  raisonner  d'une  manière 
analogue  sur  la  question  de  l'immortalité  individuelle,  cet  autre 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fruit  de  l'égoïsme  humain,  et  dont  «  l'hypothèse  constitue  la  plus 
monstrueuse  prétention  qui  se  puisse  concevoir.  »  C'est  par  une  re- 
grettable faiblesse  qu'un  Goethe  lui-naême  a  pu  croire  k  sa  vie  fu- 
ture. La  physiologie  moderne  nous  a  appris  que  l'ârae  est  inconce- 
vable sans  le  corps  et  ne  saurait  en  être  séparée.  Il  résulte  de  tout 
cela  qie  le  domaine  de  la  religion  dans  l'esprit  humain  ressemble  à 
celui  (les  Peaux-Rouges  d'Amérique,  obligés  de  reculer  toujours  de- 
vant les  envahisseurs  venus  d'Europe  et  destinés  fatalement  à  dis- 
paraître. Toutefois,  en  face  de  l'Univers,  nous  restons  dépenians  à 
bien  des  égards.  11  a  droit  à  notre  vénéraiion  par  son  infinité,  sa 
majesté,  sa  beauté.  Il  est  la  source  éternelle,  le  laboratoire  mysté- 
rieux flu  rationnel  et  du  bien.  Le  pessimisme  est  une  impiété,  un 
blasphème.  «  Nous  réclamons  pour  notre  Univers  la  même  piété  que 
celle  dont  les  hommes  pieux  du  vieux  slyle  se  sentaient  animés 
pour  leur  Dieu.  »  Et  voilà  comment  il  se  fait  que  nous  avons  encore 
de  la  r-ligion,  ou  que  nous  n'en  avons  plus:  cela  dépend  du  sens 
qu'on  attache  aux  mots.  Telle  est  la  dernière  confession  de  foi  du 
docteur  Sirauss. 

C't  st,  je  crois,  M.  Renan  qui  disait  qu'il  ne  fallait  jamais  plus 
se  défier  d'un  Allemand  que  lorsqu'il  faisait  profession  d'athéisme  : 
on  pouvait,  être  sûr  d'avance  de  retrouver  un  peu  plus  tard  quel- 
que oin  di  sa  pensée  pieusement  réservé  au  mysticisme.  Cette 
obsejvation  se  vérifie  dans  cette  seconde  partie,  que  nous  avons 
résumée  parce  qu'elle  est  la  plus  importante  du  livre  et  la  clé  de 
tout  le  reste.  M.  Strauss  est  donc  un  adorateur  dévot  de  l'Univers, 
et  ne  souGTre  pas  la  moindre  critique  libertine  sur  la  divinité  de 
son  cho'x.  L'école  de  Schopenhauer,  l'ingénieux  pessimisme,  n'a 
qu'à  se  bien  tenir  :  quand  elle  énumère  tous  les  griefs  que  le 
pauvre  individu  humain  fait  valoir  contre  une  nature  qui  le  traite 
si  souvent  en  marâtre,  M.  Strauss  s'indigne,  se  scandalise,  un  peu 
plus  il  se  signerait,  et,  s'il  ne  s'agissait  pas  de  questions  aussi  sé- 
rieuses et  de  solutions  aussi  tristes,  ses  susceptibilités  onibrageuses 
en  matière  de  religion  tiendraient  un  rang  distingué  parmi  les  ex- 
centri  ités  les  plus  comiques  de  notre  siècle. 

Est-il  {)ossible  en  effet  de  s'imaginer  que  l'homme,  tel  que  la 
nature  l'a  lait,  va  se  sentir  animé  de  sentimens  bien  respectueux 
pour  cette  substance  ou  cette  mécanique  aveugle  qui  lui  lait  à  tour 
de  rôK;  du  bien  et  du  mal  sans  le  vouloir  ni  le  savoir?  Pour  le 
théiste,  la  piété  est  un  devoir,  car  son  Dieu  est  vivant,  conscient,  et 
se  révèle  à  lui  comme  saint  et  juste.  II  ne  pe  it  être  question  de 
devoirs  qu'entre  des  êtres  semblables,  nous  ne  disons  pas  égaux. 
Nous  avons  des  devoirs  envers  les  animaux,  parce  qu'ils  nous  res- 
semblent par  la  sensibilité  physique  et  la  capacité  de  souffrir;  nous 


LE    DOCTTIUR    STRAUSS.  271 

n'en  avons  pas  envers  le  sol  que  nous  labourons,  bien  qu'il  nous 
fournisse  nos  alimens.  Nous  avons  des  devoirs  envers  Dieu  malgré 
la  distance  immense  qui  sépare  notre  infirmité  de  sa  perfection, 
parce  que  nous  sommes  avec  Dieu  dans  un  rnpport  d'esprit  à  es- 
prit, parce  qu'il  est  l'idéal-réel  vers  lequel  nous  aspirons;  mais 
nous  n'en  avons  pas  envers  l'océan,  quelque  mnjestueux  qu'il  nous 
paraisse.  Si  la  mer  était  une  personne,  si  ses  colères  et  ses  apaise- 
mens  étaient  autre  chose  que  des  figures  poétiques,  si  c'était  avec  sa 
permission  consciente  et  dotés  par  elle  des  moyens  d'y  parvenir  que 
nous  entreprissions  de  voguer  à  sa  surface,  de  sonder  ses  abîmes, 
d'étudier  ses  conrans,  ses  marées,  ses  tempêtes,  nous  ressent.iiions 
des  mouvemens  de  crainte  et  de  reconnaissance  pour  une  personna- 
lité aussi  imposante,  à  qui  nous  devrions  tant,  et  dont  le  courroux 
serait  si  redoutable;  mais  évidemment,  partout  ailleurs  que  dans  les 
chants  des  poètes,  il  ne  saurait  être  question  d'obligation  morale 
vis-à-vis  de  cette  énorme  masse  d'eau.  M.  Strauss,  en  remontant 
aux  origines  religieuses,  a  oublié  de  nous  dire  pourquoi  l'homme 
avait  instinctivement  personnifié  les  objets  de  son  afloration.  Du 
moins  il  n'en  donne  d'autre  raison  que  le  désir  qui  l'aurait  poussé 
à  transformer  les  phénomènes  naturels  en  êtres  semblables  à  lui- 
même  pour  qu'il  pût  espérer  de  rester  en  bons  termes  avec  eux. 
C'est  attribuer  à  l'homme  à  peine  sorti  de  l'animalité  une  singulière 
habileté  dans  l'art  de  se  faire  illusion  à  soi-même.  Rousseau  et  son 
Contrat  social  sont  dépassés.  Pourquoi  donc  ne  pas  s'incliner  de- 
vant ce  fait  patent,  sans  exception,  qui  s'élève  à  la  hauteur  d'une 
loi  de  la  nature  humaine,  savoir  que  l'homme  personnifie  néces- 
sairement ce  qu'il  adore,  que  c'est  une  condition  absolue  de  la 
foi  religieuse,  que,  si  cette  condition  manque,  la  foi  religieuse 
tombe  avec  elle?  Que  l'on  tire  de  ce  fait,  démontré  par  toute  l'his- 
toire religieuse,  les  conséquences  que  l'on  voudra,  là  n'est  pas  en 
ce  moment  la  question  ;  mais  il  faudrait  commencer  par  reconnaître 
ce  fait  élémentaire,  bien  plus  certain,  bien  plus  facile  à  constater 
que  n'importe  quel  postulat  de  la  métaphysique,  et  ne  pas  nous 
présenter  sous  le  nom  de  religion  ce  qui  n'en  saurait  être  que  la 
caricature. 

Ce  n'est  pas  au  nom  d'un  système  métaphysique  que  nous  pro- 
testons contre  les  assertions  de  M.  Strauss.  Les  profondeurs  de  la 
Divinité  restent  pour  nous  l'insondable.  Ce  ne  sont  pas  les  impuis- 
sances de  la  métaphysique  qui  nous  étonnent,  c'est  bien  j)lutôt  l'il- 
lusion qui  a  permis  à  plus  d'un  penseur  de  croire  qu'il  éiait  par- 
venu à  formuler  Dieu;  cela  ne  revenait-il  pas  à  dire  que  son  esprit 
fini  s'était  trouvé  capable  de  contenir  l'infini?  Mais,  disciples  plus 
dociles  de  la  nature  que  iM.  Strauss,  interrogeant  avant  tout  la  na- 


27*2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tuie  humaine,  partant  du  principe  que  ce  sont  ses  tendances,  ses 
aspirations  instinctives,  qui  contiennent  le  secret  de  ses  destinées, 
nous  posons  d'avance  comme  constant  que  la  réalité  inconnue  est 
nécessairement  d'accord  avec  ces  tendances  et  ces  aspirations,  qui 
sans  elle  ne  seraient  pas  et  ne  seraient  pas  ce  qu'elles  sont.  La  re- 
ligion, au  sens  général  du  mot,  est  un  fait  de  la  nature  humaine; 
l'homme  ne  peut  se  sentir  religieux,  à  moins  de  se  faire  violence, 
qu'en  face  d'êtres  ou  d'un  être  personnel,  ou  du  moins  conscient, 
voilà  un  autre  fait,  d'une  importance,  selon  nous,  capitale  comme 
indice  de  la  réalité  transcendante.  Par  conséquent  nous  disons  que 
les  systèmes  métaphysiques  qui  ont  maintenu  la  personnalité  di- 
vine sont  plus  vrais  sur  ce  point  que  ceux  qui  l'ont  niée.  Celte  af- 
firmation suffit  à  la  piété  et  n'inflige  aucune  torture  à  la  raison. 

Un  d  s  reproches  que  M.  Strauss  nous  adresse  le  plus  souvent,  à 
nous  Français,  c'est  que  nous  serions  à  chaque  instant  les  dupes  de 
la  «  phrase.  »  Ilélas  !  je  crains  que  le  reproche  ne  soit  parfois  mé- 
rité; mais  nous  pourrions  sans  malice  le  retourner  souvent  à  nos 
vainqueurs.  Seulement  la  «  phrase  »  qui  gouverne  des  esprits  alle- 
mands diffère  en  genre  de  celles  qui  fascinent  nos  pauvres  esprits 
gaulois.  Le  Français  se  laisse  prendre  à  la  phrase  brillante,  clin- 
quante, spirituelle,  vide  en  dedans,  chatoyante  au  dehors.  L'Alle- 
mand, moins  impressionnable  et  si  sérieux,  est  la  victime,  bien 
plus  souvent  qu'il  ne  pense,  de  la  formule  pédante.  11  s'ima- 
gine aisément  que  des  eaux  sont  profondes  par  cela  seul  qu'elles 
sont  troubles,  et  la  tyrannie  de  certains  prétendus  axiomes  de  phi- 
losophie, de  droit  ou  de  politique,  à  la  condition  qu'ils  affectent 
une  apparence  scolastique  et  pour  ainsi  dire  professorale,  est  bien 
plus  prolongée  en  Allemagne  que  chez  nous.  L'argumentation  pan- 
théiste de  M.  Strauss  nous  en  fournit  plusieurs  curieux  exemples. 
Il  semblerait,  quand  on  le  lit  sans  y  réfléchir,  que  la  thèse  de  la 
personnalité  divine  a  été  pour  toujours  anéantie  par  la  découverte 
que  la  personnalité  ne  se  conçoit  pas  sans  limitation,  et  que  par 
conséquent  un  Dieu  personnel  équivaut  à  un  Dieu  limité,  c'est-à-dire 
à  une  contradiction  dans  les  termes.  On  pourrait  dr jà  se  demander 
si  un  Dieu  impersonnel  n'est  pas  encore  bien  plus  limité  qu'un  Dieu 
personnel.  Il  y  a  plus  :  en  Allemagne  comme  en  France,  depuis 
nombre  d'années  la  philosophie  théiste  en  a  rappelé  de  cet  arrêt, 
plus  décisif  dans  la  forme  que  vrai  au  fond.  On  a  fait  remarquer 
que  c'était  pour  l'homme  et  l'homme  seul  que  la  limitation  était 
inhérente  à  la  personnalité.  En  fait,  nous  n'arrivons  à  la  conscience 
de  notre  moi  que  par  le  contact  du  non-moi.  C'est  là  ce  qui  a 
donné  une  apparence  d'axiome  à  la  phrase  :  toute  personnalité  in- 
clut la  limitation  de  la  personne.  Et  pourtant  ce  n'est  qu'une  phrase. 


LE    DOCTEUK    STRAUSS.  273 

En  effet,  quand  on  serre  les  choses  de  plus  près,  on  ne  tarde  pas  à 
découvrir  que  cette  expérience  du  non-moi,  nécessaire  à  la  forma- 
tion en  nous  de  la  conscience  personnelle,  n'est  pourtant  pas  la 
cause  première  de  la  personnalité  elle-même  :  elle  en  éveille  la 
conscience,  elle  la  dégage,  elle  ne  la  crée  pas.  La  lumière  exté- 
rieure est  bien  nécessaire  à  l'usage  que  nous  avons  à  faire  de  nos 
yeux,  mais  ce  n'est  pas  elle  qui  nous  fait  des  yeux  et  leur  commu- 
nique leur  pouvoir  visuel.  Cela  n'empêche  que  la  phrase  susdite  a 
défrayé  et  défraie  encore  une  foule  d'élucubrations  plus  ou  moins 
philosophiques.  Elle  n'est  pourtant  vraie  que  si  l'on  entend  formu- 
ler par  là  la  manière  dont  la  personne  humaine  arrive  à  la  con- 
science d'elle-même.  Seulement,  une  fois  ramenée  à  cette  signi- 
fication seule  légitime,  il  est  clair  qu'elle  n'est  plus  d'aucune 
application  à  l'être  divin,  et  que  nous  aurions  le  droit  de  demander 
à  M.  Strauss  lui-même  :  En  supposant  que  le  seul  vrai  Dieu  soit 
cette  substance  que  vous  dites  seule  digne  de  nos  adorations,  d'où 
savez-vous  qu'elle  n'est  pas  consciente  ?  Gela  rendrait  l'adoration 
de  votre  grand  Pan  un  peu  plus  facile,  un  peu  plus  rationnelle,  on 
s'étonnerait  moins  de  voir  le  roseau  pensant  s'incliner  devant  l'U- 
nivers, qui  penserait  aussi,  et  on  ne  murmurerait  pas  involontaire- 
ment, quand  le  docteur  Strauss  ferait  ses  dévotions,  cette  épi- 
gramme  de  son  poète  favori  : 

Der  Professer  ist  eine  Perso 

Gott  ist  keine. 
(Le  professeur  est  une  personne, 
Ce  que  Dieu  u'est  pas.) 

Un  autre  exemple  du  pouvoir  de  la  phrase  sur  l'intelligence  du 
célèbre  docteur  nous  est  fourni  par  la  notion  qu'il  se  fait  des  ori- 
gines de  la  religion  dans  l'âme  humaine.  Schleiermacher,  qui  te- 
nait surtout  à  établir,  contrairement  à  la  philosophie  du  xvrn^  siècle, 
que  la  religion  n'est  pas  une  chose  artificielle  plaquée  sur  la  nature 
humaine  par  des  prêtres  ou  des  législateurs,  avait  eu  l'heureuse 
idée  d'en  analyser  les  élémens  constitutifs,  afin  de  faire  voir  qu'ils 
étaient  naturels  à  l'homme  à  tous  les  degrés  de  son  développement 
sur  la  terre.  Cependant  il  y  eut  quelque  chose  de  trop  étroit  dans 
sa  définition  de  l'essence  du  sentiment  religieux;  il  le  ramenait  à  la 
dépendance  pure,  Abhdngigkeilugefuld.  Gela  ne  dit  pas  tout;  le 
sentiment  de  dépendance  n'explique  bien  que  les  formes  primitives 
de  la  religion,  il  ne  suffit  pas  pour  en  expliquer  les  manifestations 
supérieures.  Feuerbach,  qui  aimait  à  ramener  toute  religion  à  un 
sentiment  égoïste,  objecta  avec  raison  qu'il  y  avait  dans  le  senti- 
ment religieux,  à  côté  d'un  sentiment  de  dépendance,  la  notion  d'un 

TOMB  CIT.  —  1873.  18 


27ii  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rapport  actif  avec  l'objet  de  la  foi;  mais  il  en  résulta  simplement 
pour  lui  que  l'homme  n'avait  jamais  eu  de  religion  que  parce  qu'il 
croyait  réagir  sur  !a  Divinité  pour  l'exploiter  à  son  bénéfice.  Depuis 
que  ces  théories,  si  diverses  par  la  tendance  et  l'idée  directrice, 
sont  entrées  dans  le  domaine  public  de  la  philosophie  religieuse,  il 
n'a  pas  manqué  de  travaux  qui  en  ont  fait  ressortir  l'insufTisance. 
On  a  pu  relever  au  nom  de  la  logique  et  de  l'expérience  que  ces 
formules  du  sentiment  religieux  étaient  trop  étroites,  que,  si  la  re- 
ligion revenait  simplement  à  une  crainte  et  à  un  calcul,  sa  persis- 
tance serait  inimaginable  dans  les  cas  où  elle  se  montre  à  nous  sous 
les  traits  de  l'amour  le  plus  intense  et  le  plus  désintéressé,  qu'il 
fallait  de  toute  nécessité  faire  rentrer  dans  la  définition  et  mettre 
même  tout  au  centre  le  plaisir  mystérieux  que  l'homme  puise  dans 
l'adoration  et,  ce  qui  y  correspond,  le  besoin  spontané  qu'il  éprouve 
de  se  sentir  en  communion  avec  la  toute -puissance,  la  beauté  su- 
prême, l'idéal  réel,  que  par  conséquent  le  sentiment  religieux  ne 
doit  pas  être  réduit  à  un  ou  deux  sentimens  déterminés,  qu'il  res- 
semble plutôt  à  une  gamme  intérieure,  où  la  crainte  et  l'amour, 
l'admiration  et  le  respect,  la  terreur  tragique  et  la  volupté  mys- 
tique se  font  entendre  tour  à  tour  et  même  simultanément.  Tout 
cela  a  été  dit,  professé,  imprimé;  un  écrivain  dont  les  études  reli- 
gieuses sont  la  spécialité  devrait  le  savoir  mieux  que  personne.  On 
s'imagine  peut-être  que  le  docteur  Strauss,  sectateur  de  l'Univers, 
a  tenu  compte  de  ces  rectifications  commandées  par  le  bon  sens  et 
l'amour  du  vrai.  Nullement.  La  formule  de  Schleiermacher,  très  sin- 
cère dans  la  pensée  de  l'illustre  théologien,  mais  qui  n'est  plus  au- 
jourd'hui qu'une  phrase,  —  celle  de  Feuerbach,  au're  phrase  plus 
creuse  encore,  sont  restées  pour  lui  l'alpha  et  l'oméga  dd  la  philo- 
sophie religieuse.  La  peur  et  l'intérêt,  voilî,  selon  notre  docteur, 
les  seules  génératrices  de  la  religion  dans  l'humanit'^  C'est  super- 
ficiel au  possible,  et,  s'il  lisait  une  pareille  th;''orie  dans  un  livre 
français,  il  y  trouverait  une  occasion  nouvelle  de  nous  reprocher 
notre  incurable  légèreté;  mais  elle  se  présente  en  allemand,  avec 
tout  le  sérieux  allemand,  M.  Strauss  l'accepte  les  j-eux  fermés,  et  il 
conclut...  en  proposant  une  piété  pleine  d'humilité,  de  renonce- 
ment, de  dignité,  de  confiance  et  de  désintéressement,  dont  l'objet 
doit  être  désormais  l'Univers  aveugle  et  sourd,  seidement  avec  un 
grand  U.  Là-dessus  nous  l'enfermons  dans  ce  dilemme,  dont  nous 
le  défions  de  sortir  ;  ou  bien  ces  sentimens  si  distans  de  la  peur  et 
du  calcul  constituent  une  religion,  et  alors  il  est  faux  que  la  leli- 
gion  soit  par  essence  fille  de  la  peur  et  du  calcul;  ou  bien  c'est  par 
un  abus  du  langage  qu'il  leur  donne  le  nom  de  religion,  et  alors  à 
sa  seconde  question  :  avons-nous  encore  de  la  religion?  il  devait 


LE    DOGTIÎL'R   STRAUSS.  275 

répondre  carrément  :  non!  Mais  une  telle  déclaration  eût  probable- 
ment trop  coûté  à  ses  pieux  sciupules. 

C'est  encore  une  belle  phrase  que  celle  où  il  nous  annonce  gra- 
vement que,  selon  l'idée  moderne,  «  la  constitution  du  monde  n'est 
pas  l'œuvre  d'une  raison  suprême  {nirJit  angclcgt  con  einor  liaicha- 
tcn  Vermwft)^  mais  qu'elle  tend  à  la  raison  suprême  [(ingdcgl  auf 
die  liœclisie  Vcrinuifl).  »  Notre  langue  ne  sait  pas  rendre  comme  il 
faut  ces  phrases  profondes.  Une  intelligence  ordinaire  partirait  de 
là  pour  penser  que,  si  tel  est  le  but  vers  lequel  marche  le  monde, 
son  principe  premier  doit  contenir  en  lui-même  la  sagesse  et  la 
raison  suprême,  car  comment  concevoir  que  de  l'iiTationnel  pur 
puisse  jamais  surgir  une  raison  quelconque?  Ce  qui  est  dans  l'efTet 
doit  avoir  éié  dans  la  cause;  mais  non,  ce  raisonnement  sent  son 
philistin.  Pour  bien  concevoir  les  choses,  il  faut  se  dire  que  l'uni- 
vers est  à  la  fois,  en  même  temps,  cause  et  effet,  qu'il  n'a  pas  à 
proprement  parler  de  but,  qu'il  réalise  à  tous  les  momens  de  la 
durée,  en  des  points  quelconques  de  l'espace,  cette  raison  suprême 
vers  laquelle  tout  à  l'heure  on  nous  disait  qu'il  tendait,  qu'il  en  est 
la  source,  le  laboratoire  éternel.  Tout  cela  paraît  un  i)eu  difficile  à 
démontrer;  ce[)end  int  ne  chicanons  pas.  Qu'il  nous  soit  seulement 
permis  de  faire  observer  que  nous  n'avions  donc  pas  tout  à  fait  tort 
quand  nous  disions,  à  notre  modeste  point  de  vue  thrisîe,  que  no  as 
adorions  la  raison  suprême  qui  pénètre  et  domine  le  monde.  Com- 
ment? il  y  a  tant  de  sagesse  que  cela  dans  l'univers,  et  il  sertit  su- 
ranné de  croire  en  Dieu!  Que  M.  Strauss  y  prenne  garde,  à  force  de 
diviniser  son  univers,  il  finira  par  en  faire  une  divinité  à  peu  près 
acceptable.  Si  le  vieux  nom  de  Dieu  lui  déplaît,  nous  lui  jmsserons 
son  faible  pour  le  nom  nouveau  qu'il  préfère.  Il  est  vrai  qu'une  rai- 
son suprême  qui  ne  sait  pas  plus  qu'elle  est  raison  que  le  nuage 
qui  passe  ne  sait  qu'il  est  vapeur  inflige  à  notre  intelligence  un 
problème  aussi  dur  à  résoudre  que  les  mystères  LiS  plis  srdas  de 
l'ancienne  orthodoxie.  Toutefois  il  faut  tenir  coaipte  des  bonnes 
intentions,  se  rappeler  que  le  sujet  est  des  plus  difficiles  à  bien 
traiter,  et  admirer  pieusement  la  facilité  avec  laquelle  il  est  pos- 
sible en  allemand,  à  la  seule  condition  d'être  ferré  sur  les  belles 
formules,  d'être  dévot  sans  croire  à  rien  et  athée  avec  onction  (1). 

(1)  M.  Strauss  ayant  touché  dans  son  livre  à  tous  les  sujets  philosophiques  et  reli- 
gieux, sans  compter  la  p')litique,  le  socialisme,  la  littérature  et  la  musique,  on  ne 
peut  exiger  de  nous  que  nous  le  suivions  partout;  ma.s  notre  silence  ne  veut  pas  dire 
que  nous  sommes  de  sm  avis  sur  les  points  négligés  dans  ce  travail.  Ainsi  nous  lais- 
sons de  côté  l'argumcniaiion  puérile  qu'il  dirige  contre  la  do:ti'ine  de  la  vie  future  : 
aussi  bien  ce  n'est  pas  là  uue  question  isolée;  la  solution  à  lui  doui.er  dépend  tout 
entière  de  la  notion  qu'on  se  fait  de  Dieu  et  de  la  destinée  humaine.  Le  lactour  voit 


276  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


IV. 


Dans  sa  réponse  à  la  troisième  question  qu'il  s'est  posée,  M.  Strauss 
est  passé  avec  armes  et  bagages  du  côté,  non  pas  du  positivisme, 
qu'il  affecte  d'ignorer,  probablement  parce  qu'il  est  d'origine  fran- 
çaise et  très  circonspect  dans  ses  conclusions,  mais  du  matérialisme 
dogmatique,  qui  nie  l'âme,  réduit  la  vie  à  un  simple  mécanisme  phy- 
sico-chimique et  fait  de  la  pensée  un  pur  produit  du  cerveau.  11  est 
vrai  que,  s'il  faut  l'en  croire,  le  matérialisme  et  l'idéalisme  se 
livrent  simplement  une  guerre  de  mots.  Leur  ambition  commune, 
c'est  d'expliquer  l'univers  au  moyen  d'un  seul  principe,  et  ils  ont 
pour  adversaire  commun  le  dualisme  philosophique  et  chrétien  qui 
oppose  l'âme  au  corps,  le  créateur  à  la  création,  l'esprit  à  la  ma- 
tière. La  science  moderne  nous  permet  enfin  de  concevoir  le  déve- 
loppement successif  des  choses  sans  qu'on  ait  besoin  de  faire  inter- 
venir une  seule  fois  la  volonté  créatrice.  Kant,  dans  un  de  ses 
ouvrages  les  moins  connus,  et  Laplace,  nous  ont  nppris  comment 
les  mondes  ont  pu  se  former  par  une  simple  application  des  lois 
mécaniques,  et,  ces  lois  étant  applicables  à  la  matière  universelle, 
nous  pouvons  facilement  étendre  à  l'univers  la  démonstration  four- 
nie pour  le  système  planétaire  dont  nous  faisons  partie.  Quant  à 
notre  terre,  le  seul  globe  céleste  que  nous  puissions  étudier  de  près, 

aisément  de  quel  côté  penchent  nos  préférences.  Il  est  toutefois  encore  un  point  que 
nous  tenons  à  relever  ici,  car  il  s'agit  d'un  préjugé  qui  tend  à  se  répandre.  Dans  son 
antipathie  passionnée  contre  le  christianisme,  M.  Strauss  adopte  à  la  légère  la  thèse 
mise  à  la  mode  par  quelques  écrivains  sur  les  immenses  mérites  du  bouddhisme  et 
son  équivalencii,  sinon  sa  supériorité,  quand  on  le  compare  au  christianisme.  Rien 
pourtant  de  plus  paradoxal.  Le  bouddhisme  est  sans  doute  un  phénomène  de  première 
grandeur  dans  l'histoire  des  religions;  il  a  devancé  de  cinq  siècles  l'Évangile  dans  la 
doctrine  du  pardon  des  injures,  de  l'amour  des  hommes  et  du  renonrement.  C'est  uu 
titre  d'honneur  qu'il  serait  injuste  de  lui  contester,  et  la  personnalité  de  Bouddha  est 
fort  attachante;  mais  le  bouddhisme,  sous  sa  forme  native,  n'est  pas  une  religion, 
c'est  une  morale  sans  Dieu;  il  n'est  devenu  une  religion,  ou  plutôt  des  religions,  qu'en 
s'amalganiant  avec  une  masse  de  superstitions  très  grossières,  dont  il  n'a  jamais  su  se 
dégager.  C'est  pourquoi  sa  morale  est  restée  lettre  morte,  et  laisse  croupir  dans  l'in- 
dolence et  l'ignorance  les  peuples  qui  l'ont  adoptée  pour  la  forme.  H  est  fondé  sur 
l'insignifiance  de  la  vie  personnelle,  le  christianisme  sur  Tincmparable  valeur  de 
l'âme  humaine.  Si  les  deux  principes,  dans  leur  application  his-torique,  tombent  aisé- 
ment dans  un  ascétisme  contre  nature,  il  y  a  entre  eux  cette  difTérunre  essentielle, 
que  le  bouddhisme  y  arrive  en  parfaite  conformité  logique  avec  son  principe,  et  que 
le  christianisme  s'en  émancipe  d'accord  avec  le  sien.  Le  christianisme,  qui  part  du 
rapport  filial  do  l'homme  avec  Dieu,  end  au  déploiement  de  la  vie  humaine;  le  boud- 
dhisme travaille  du  mieux  qu'il  peut  à  l'anéantir.  Le  christianisme  a  pu  se  réformer 
souvent,  le  bouddhisme  en  est  incapable.  Sans  faire  tort  aux  mérites  réels  du  boud- 
dhisme, il  est  temps  qu'on  eu  finisse  avec  cette  manie  d'égaler  la  religion  de  la  mort 
à  celle  de  la  vie. 


LE    DOCTEUR    STRAUSS.  277 

on  a  longtemps  invoqué  le  phénomène  de  la  vie  pour  prouver 
qu'une  intervention  créditrice  avait  dû  nécessairement  avoir  lieu 
pour  que  l'être  vivant  surgît  de  la  matière  inorganique.  Nous  n'en 
sommes  plus  là.  La  science  moderne,  remontant  aux  origines  des 
faits  vitaux,  est  arrivée  à  la  cellule  organisée  primitive,  puis  aux 
êtres  sans  structure  et  déjà  vivans,  gelées  amorphes  qui  pourtant  se 
nourrissent,  se  propagent  et  qui  nous  mènent  par  d'insensibles  tran- 
sitions aux  organismes  plus  compliqués.  Avec  cette  formule  ma- 
gique :  petits  progrès  s' ajoutant  indéfiniment  les  uns  aux  autres  et 
espaces  de  temps  immenses,  la  science  vient  à  bout  de  tous  les  pro- 
blèmes. Inutile  d'ajouter  que  M.  Strauss  est  enthousiaste  du  système 
de  M.  Darwin.  Il  reconnaît  bien  que  ce  système  souffre  encore  de 
nombreuses  lacunes,  mais  enfin  il  est  dans  le  vrai,  il  doit  y  être.  Ce 
n'est  pas  seulement  M.  Darwin,  c'est  aussi  M.  C.  Vogt  qui  est  dans 
le  vrai.  Ce  dernier  pourtant  a  n'est  pas  son  homme,  »  nous  dit-il 
par  acquit  de  conscience  (je  crois  bien  !  M.  Vogt  a  eu  le  malheur  de 
penser  et  d'écrire  que  l'Allemagne  avait  sa  bonne  part  de  torts  dans 
l'abominable  guerre  de  1870)  ;  pourtant  sur  la  question  de  l'âme  hu- 
maine M.  Vogt  a  parfaitement  raison.  L'âme  distincte  du  corps,  c'est 
une  hypothèse  inutile,  la  pensée  est  purement  et  simplement  une 
production  du  cerveau.  Qu'on  ne  se  récrie  pas  !  La  science  contem- 
poraine démontre  que  le  mouvement  dans  de  certaines  conditions 
se  transforme  en  chaleur;  pourquoi,  dans  d'autres  conditions,  ne 
se  changerait-il  pas  en  sensation?  Qu'on  ne  nous  parle  plus  de  té- 
léologie,  de  causes  finales,  d'intentions  voulues  dans  la  nature  pour 
nous  forcer  à  reconnaître  l'action  d'une  intelligence  consciente  et 
sage.  Ne  voyons-nous  pas  à  chaque  instant  des  forces  inconscientes, 
telles  que  l'instinct,  agir  avec  les  apparences  de  la  conscience? 
L'univers  n'est  autre  chose  qu'une  matière  qui  se  meut  à  l'infini, 
moyennant  une  foule  de  mélanges  et  de  décompositions,  s'élevant 
à  des  formes  et  à  des  fonctions  toujours  plus  compliquées  et  dé- 
crivant un  cercle  éternel  de  formations,  de  dissolutions  et  de  for- 
mations nouvelles.  Voilà  comment  il  faut  désormais  concevoir  le 
monde. 

Ce  chapitre  est  à  la  fois  le  plus  faible  et  le  plus  fort  du  livre. 
M.  Strauss,  dans  son  engouement  pour  certains  résultats  récens  des 
sciences  naturelles,  s'est  aventuré  avec  une  ardeur  juvénile  sur  un 
domaine  où  sa  compétence  est  mince.  Il  a  fait  de  la  cosmologie  et 
de  la  physiologie  en  amateur,  et  dans  son  pays  il  n'a  pas  manqué 
de  contradicteurs  de  ses  hérésies  scientifiques.  Par  exemple,  on  lui 
a  fait  observer  qu'il  n'avait  pas  même  l'air  de  se  douter  de  la  vraie 
nature  du  problème  posé  par  l'apparition  de  la  vie  sur  le  globe.  Il 
nous  parle  des  bathybius  trouvés  par  Huxley,  des  monères  décrits 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

par  Hœckel,  êtres  informes,  df^pourvus  de  tout  organe,  qui  cepen- 
dant se  nourrissent  et  croissent,  formant  ainsi  la  transition  entre  le 
règne  inorganique  et  la  nature  vivante.  Comment!  il  n'a  pas  va 
que  la  dinicullé  éiait  d^jà  là  toutcniière?  car  le  prodigieux  mys- 
tère de  la  vie  ne  consiste  pas  essentiellement  dans  la  plus  ou  moins 
grande  comj)licalion  des  organes,  il  repose  sur  ce  fait  nouveau 
d'un  principe  de  mouvement  intérieur  en  vertu  duquel  Tètre  vivant 
se  forme,  s'oiganise  et  s'accroît  en  s'assimilant  des  substances  ex- 
térieures à  lui,  qu'il  élimine  ensuite  et  en  vertu  de  la  même  force 
interne.  Il  y  a  donc  dans  le  plus  simple  phénomène  vital  une  téléo- 
logie,  une  finalité,  dont  aucune  théorie  purement  mécanique  et 
physico-cbimi'|ue  ne  parvient  jamais  à  rendre  compte.  Sans  doute, 
une  fois  la  vie  commencée,  les  phénomènes  successifs  ou  simulta- 
nés dont  se  compose  l'existence  de  l'animal  ou  de  laplnnte  rentrent 
tous,  selon  toute  apparence  du  moins,  dans  le  domain^  de  la  phy- 
sique et  de  la  chimie;  mais  il  y  a  évidemment  un  qnid  ignolum  qui 
a  détern)iné  cette  série  de  phénomènes,  qui  gouverne  leur  succes- 
sion, préside  à  leur  concours  et  les  plie  à  sa  fin  inrlividuelle  qui  est 
de  se  constituer  et  de  se  conserver,  ^i  gaz,  ni  liquide,  ni  solide, 
pas  même  le  cristal,  ne  présente  un  pareil  état,  et  il  n'est  pas  be- 
soin d'une  forte  dose  d'esprit  philosophique  pour  constater  le  mys- 
tère et  pour  comprendre  qu'il  est  tout  aussi  profond  s'il  ne  s'agit 
que  d'une  cellule  vivante  que  si  on  l'étudié  chez  les  vertébrés  les 
plus  compliqués. 

Cette  même  facilité  à  passer  d'un  pied  leste  à  côté  des  problèmes, 
comme  un  novice  qui  les  ignorerait,  si  étonnante  chez  un  critique 
émérite,  se  retrouve  dans  la  bravoure  avec  laquelle  M.  Strauss 
tranche  la  grande  question  posée  par  le  fait  de  conscience.  M.  Du- 
bois-Reymond  s'avoue  hors  d'élat  de  la  résoudre;  le  docteur 
Strauss  n'y  voit  pas,  lui,  l'ombre  d'une  diiïiculsé.  Puisque  le  mouve- 
ment de  la  matière  peut  se  transformer  en  chaleur,  pourquoi,  dit- 
il,  dans  d'autres  conditions,  ne  deviendrait-il  pas  sensation?  Si  la 
solution  n'est  pns  très  claire,  elle  est  du  moins  naïve.  Que  signifie 
en  effet  cette  transformation  du  mouvement  en  chaleur  démontrée 
par  la  physique  moderne?  Elle  signifie  qu'un  mouvement  imprimé 
à  un  corps  et  ne  produisant  à  la  vue  qu'un  phénomène  de  déplace- 
ment siniple  se  change  dans  certaines  circonstances  en  cet  autre 
mouvement  de  la  matière  qui  échappe  à  notre  vue,  mais  qui  pro- 
duit sur  nos  organes  cette  impression  spéciale  que  nous  appelons 
chaleur.  En  d'autres  termes,  le  mouvement  initial  se  transforme  en 
un  autre  genre  de  mouvement,  et  s'il  n'y  avait  pas  d'être  sensible, 
ayant  conscience  de  ses  sensations,  il  n'y  aurait  pas  non  plus  la 
moindre  raison  de  parler  de  chaleur,  il  y  aurait  simplement  une 


LE    DOCTEUR    STKAUSS.  279 

modification  du  mouvement,  —  absolument  comme  l'onde  sonore 
suscitée  dans  l'air  par  le  mouvement  d'un  corps  vibrant  n'est  so- 
nore qu'à  la  condition  qu'il  y  ait  des  oreilles  pour  la  percevoir. 
Donc  le  fait  de  conscience  est  déjà  renfermé  dans  le  l'ait  physique 
auquel  M.  Strauss  en  appelle  pour  indiquer  un  mode  possible  d'ex- 
plication de  la  conscience.  Ce  qui  est  presque  aussi  dilFicile  à  expli- 
quer, c'est  qu'un  raisonneur  tel  que  lui  ait  pu  commettre  une 
pareille  pétition  de  principe. 

Cependant,  qu'on  veuille  bien  y  faire  attention,  M.  Strauss  a  pu 
se  méprendre  dans  cette  occasion  et  dans  quelques  autres  que  nous 
omettons,  cela  n'annihile  pas  le  point  de  vue  général  auquel  il  se 
place  pour  décrire  le  monde  à  la  lumière  de  la  science  moderne. 
Des  erreurs  de  détail  en  pareille  matière  peuvent  être  corrigées 
sans  altération  grave  de  l'ensemble,  et  en  réunissant  souvent  avec 
une  admirable  clarté,  toujours  avec  un  grand  bonheur  d'expres- 
sion, les  rayons  épars  des  sciences  de  la  nature,  M.  Strauss  a  mis 
en  plein  jour  un  principe  avec  lequel  la  philosophie  et  la  théologie 
sérieuse  doivent  df^sormais  compter.  Je  veux  parler  du. principe  de 
la  continuité  des  choses,  principe  qu'on  ne  peut  encore  vérifier  par- 
tout, mais  qui  s'impose  toujours  plus  partout  à  mesure  qu'on  avance 
dans  l'étude  de  l'histoire  et  du  monde.  Les  amis  du  surnaturel  doi- 
vent enfin  se  le  dire,  et  cela  dans  fintérôt  des  meilleures  causes 
qu'ils  puissent  défendre  :  de  ce  que  l'esprit  humain  se  voit  inca- 
pable jusqu'à  présent  de  préciser  sur  tous  les  points  la  connexion 
des  phénomènes,  de  ce  que  certains  grands  faits  qui  ont  une  fols 
commencé  sur  la  terre,  tels  que  la  vie  ou  la  conscience,  se  dérobent 
complètement  à  nos  essais  d'explication  d'origine,  il  n'y  a  pas  la 
moindre  raison  d'en  appeler  au  miracle,  qui  d'ailleurs  est  tout  le 
contraire  d'une  explication.  Il  y  avait  autrefois  tant  de  choses  que 
l'ignorance  antique  attribuait  directement  au  doigt  divin,  et  qui 
sont  'effet  très  régulier  des  lois  naturelles,  tant  d'événemens  qui  à 
distance  ressemblaient  à  des  ruptures  miraculeuses  de  la  logique 
de  l'histoire,  et  qui  se  sont  ou  bien  évaporés  au  souffle  de  la  cri- 
tique, ou  bien  rattachés  tout  naturellement  à  leurs  antécédens 
mieux  connus,  que  l'esprit  humain  a  fini  par  conclure  que  là  où  il 
ne  parvenait  pas  à  saisir  la  connexion  des  faits,  c'est  qu'il  s'y  pre- 
nait mal  ou  qu'il  en  était  peut-être  incapable,  mais  que  cette  con- 
nexion existait  de  fait.  L'axiome  que  tout  tient  à  tout,  la  conviction 
que  les  choses  se  succèdent  en  vertu  de  causes,  tantôt  cachées, 
tantôt  visibles,  mais  toujours  naturelles,  est  devenu  le  fond  même 
de  la  philosophie  et  de  toutes  les  sciences  sans  exception.  M.  Strauss 
n'a  donc  pas  eu  tort  d'opposer  cette  grande  et  lumineuse  résultante 
des  sciences  de  la  nature  aux  vieilles  théories  philosophiques  et 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

religieuses  qui  recouraient  soit  au  miracle  continuel,  comme  la 
théologie  traditionnelle,  soit  à  des  oppositions,  inadmissibles  à 
cause  de  leur  caractère  radical,  de  corps  et  d'esprit,  de  matière  et 
de  force,  de  monde  et  de  Dieu,  comme  le  cartésianisme.  Si  donc 
M.  Strauss  s'était  borné  à  mettre  en  relief  ce  principe,  qui  de  bonne 
heure  a  dû  sourire  à  son  défunt  hégélianisme,  nous  laisserions  à 
d'autres  la  tâche  de  corriger  ces  solécismcs  scientifiques;  c'est 
contre  les  conséquences  philosophiques  et  religieuses  qu'il  en  tire 
que  nous  nous  insurgeons.  Est-il  donc  vrai  qu'en  vertu  du  principe 
de  continuité  des  choses  on  doive  admettre  un  monde  sans  Dieu  et 
des  hommes  sans  âme?  Voilà  ce  que  nous  nions. 

L'esprit  conçoit  la  continuité;  il  se  la  représente  mal.  Quand  on 
parle  de  progrès  continu,  on  conçoit  très  bien  que  ce  progrès  est 
autre  chose  qu'une  simple  superposition  de  choses  nouvelles  à  des 
choses  anciennes,  qu'il  est  autre  chose  qu'une  pile  formée  succes- 
sivement de  nouveaux  ajoutés;  mais,  quand  on  veut  se  le  représen- 
ter, on  l'imagine  toujours  comme  une  addition  prolongée.  Cette 
infirmité  de  notre  imagination  ne  saurait  toutefois  prévaloir  contre 
l'expérience  qui  nous  montre  des  développemens  procédant  par  le 
progrès  continu  et  non  par  addition  successive.  Si  donc  le  déve- 
loppement général  des  choses  nous  amène  à  constater  des  réalités 
sorties  de  leurs  antécédens,  mais  qui  en  diffèrent,  il  ne  faudra  ni 
contester  qu'elles  en  diffèrent  parce  qu'elles  en  sortent,  ni  nier 
qu'il  y  ait  une  connexion  parce  qu'elles  s'en  distinguent.  Il  en  ré- 
sultera que  dans  les  antécédens  se  trouvaient  à  l'état  latent,  encore 
inerte,  des  propriétés  ou  des  forces  qui  n'ont  pu  se  révéler  ou  pa- 
raître au  grand  jour  que  dans  les  conséquens.  Ceci  est  d'autant 
plus  vrai  que  nous  n'avons  pas  le  moindre  droit  de  prétendre  que 
nous  connaissons  la  totalité  de  l'être.  Ce  n'est  pas  en  réalité  l'idée 
de  substance  qui  se  présente  à  nous  comme  la  plus  haute  à  laquelle 
nous  puissions  atteindre,  c'est  l'idée  de  force.  La  matière  n'est  que 
l'apparition  sensible  de  la  force,  et  la  force  fondamentale  de  l'uni- 
vers se  brise,  se  subdivise,  irradie  en  un  mot  en  une  multitude  de 
forces  grandes  et  petites.  Nous  les  voyons  se  grouper  à  nos  yeux 
sous  trois  formes  générales  en  série  ascendante,  la  matière,  la  vie 
organique,  la  vie  consciente  et  rationnelle.  D'un  cô:é  on  voit  très 
clairement  que  chacun  de  ces  degrés  a  pour  supposition  nécessaire 
celui  qui  le  précède  :  sans  matière  préexistante,  point  de  vie  orga- 
nique; sans  vie  organique,  point  de  vie  rationnelle.  D'autre  part 
on  se  heurte  contre  l'impossibilité  d'expliquer  la  vie  organique  par 
le  jeu  pur  et  simple  des  forces  physico-chimiques,  et  de  ramener 
les  faits  de  la  vie  rationnelle  à  des  phénomènes  purement  organi- 
ques. Lorsqu'un  matérialiste  nous  dit  naïvement  que  la  pensée  est 


LE   DOCTEUR   STRAUSS.  281 

une  sécrétion  ou  une  vibration  du  cerveau,  il  faut  simplement  lui 
demander  s'il  se  moque  de  nous  ou  s'il  rêve.  Quel  rapport  au  monde 
peut-il  y  avoir  entre  une  pensée  et  une  vil)ration  quelconque?  C'est 
de  la  logomachie  pure;  mais  alors  pourquoi  ne  pas  admettre  que, 
dans  les  profondeurs  inconnues  de  l'être,  il  se  trouvait  des  forces  dont 
l'heure  de  manifestation  a  dû  attendre  le  moment  propice,  que  par 
exemple,  dans  le  globe  encore  dépourvu  d'organismes  vivans,  il  y 
avait  des  forces  capables  d'organiser  la  vie  et  qui,  à  l'heure  où  les 
conditions  de  leur  apparition  seraient  réalisées,  devaient  surgir  du 
milieu  des  forces  physico-chimiques  et  les  subordonner  à  leurs  fins? 
Pourquoi  ne  pas  recourir  à  la  même  hypothèse  pour  la  force  ra- 
tionnelle qui  n'a  pu  s'épanouir  que  dans  l'organisme  humain?  Dans 
cette  hypothèse,  le  principe  de  continuité  n'est  nullement  méconnu, 
il  est  seulement  mieux  compris.  Nous  constatons  la  connexion  des 
choses,  sans  identifier  pour  cela  des  faits,  voisins  sans  doute  et 
même  en  étroit  rapport,  au  point  qu'on  ne  saurait  concevoir  les  uns 
sans  les  autres,  mais  qui  proviennent  de  causes  originelles  parfaite- 
ment distincbcs.  Et  nous  y  gagnons  le  précieux  avantage  de  nous 
rappeler  toujours  qu'il  y  a  plus  de  choses  au  ciel  et  sur  la  terre 
qu'on  n'en  a  jamais  rêvé  dans  aucune  philosophie. 

On  voit  sur-le-champ  l'application  que  nous  pouvons  faire  de 
cette  théorie  à  la  nature  humaine.  Cette  nature  a  pour  base  et  pour 
condition  la  nature  animale;  nous  le  reconnaissons  avec  saint  Paul, 
non  parce  que  saint  Paul  l'a  dit,  mais  parce  que  cela  est  patent 
pour  nous  comme  pour  lui.  Au  sein  et  au-dessus  de  cette  nature 
animale  vient  s'épanouir  la  vie  de  l'esprit  :  impossible  de  nier  que, 
dans  la  vie  actuelle  du  moins,-  celle-ci  dépend  de  celle-là;  elle  croît 
avec  le  cerveau,  elle  faiblit  et  s'altère  avec  lui;  il  n'en  est  pas  moins 
impossible  d'affirmer  qu'elle  est  un  produit  du  cerveau,  ou  plutôt  la 
seule  affirmation  d'une  pareille  thèse  frise  l'absurde.  Quelle  conclu- 
sion logique  faut-il  tirer  de  ces  deux  évidences?  Uniquement  celle- 
ci,  que  la  force  inconnue  qui  nous  permet  de  vivre  comme  des  êtres 
rationnels  et  non  plus  comme  des  animaux  devait,  avant  de  se  ma- 
nifester, avoir  à  sa  disposition  un  organe  tel  que  le  cerveau  humain. 
Pour  qu'elle  continue  de  produire  ses  effets,  il  faut  que  ce  cerveau 
continue  d'être  bien  constitué.  Ainsi  s'expliquent  les  vagues  et  fugi- 
tives lueurs  de  vie  rationnelle  que  l'on  peut  observer  dans  le  règne 
animal.  La  force  latente  commence  à  agir,  mais  elle  ne  s'épanouira 
réellement  que  dans  l'homme  (1).  Yoilà  un  terrain  sur  lequel  la 

(1)  On  comprend  aussi  avec  quelle  complète  indifférence,  au  point  de  vue  reli- 
gieux et  moral,  nous  assistons  à  la  discussion  relative  à  l'origine  de  l'humanité.  Que 
nous  importe  que  l'iiomme  compte  ou  non  un  singe  parmi  ses  ancêtres,  puisque, 
selon  le  principe  que  nous  exposons,  jamais  singe  n'a  pu  être  homme?  A  partir  du 


282  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

physiologie  et  la  psychologie  peuvent  travailler  chacune  de  son 
côté,  à  hi  fin  se  rencontrer,  et  sans  jamais  avoir  à  se  combattre. 
Nous  nous  rapprochons  ainsi  beaucoup  de  la  moiiadologie  de  Leib- 
niz, OLi  du  système  dans  lequel  chaque  monade  indivisible  possède 
virtuellement  la  capacité  d  i  développement  le  plus  complet;  mais 
on  peut  exécuter  beaucoup  de  variations  sur  cette  intuition  du  gé- 
nie, on  ne  peut  en  bonne  philosophie  la  répudier  absolument. 

Il  est  encore  un3  règle  logique  dont  il  faut  tenir  grand  compte 
quand  on  veut  interpréter  sainement  les  révélations  de  la  nature. 
On  a  usé  et  beaucoup  abusé  des  causes  finales.  Surtout  on  a  eu  le 
grand  tort  de  les  ériger  en  explications  scientifiques.  On  disait  par 
exemple  :  si  l'œil  de  l'animal  est  constitué  de  telle  et  telle  façon, 
c'est  qu'il  est  hùi  pour  que  l'animal  puisse  voir;  si  l'estomac  digère 
de  telle  et  telle  manière,  c'est  afin  que  le  corps  soit  nourri.  C'est 
parfaitement  vrai;  pourtant  cela  ne  nous  donne  pas  l'ombre  d'une 
explication  de  la  constllution  de  l'œil  ni  des  opérations  de  l'esto- 
mac. Qu'est-il  arrivé?  Les  savans  se  sont  insurgés  contre  les  causes 
finales  en  tant  qu'explication  des  phénomènes,  et  i!s  ont  eu  raison. 
Ils  sont  parvenus  à  montrer  sur  une  foule  de  points  les  séries  in- 
conscientes, mécaniques  ou  chimiques,  de  causes  et  d'efl*ets  qui, 
partant  d'un  point  donné,  aboutissent  à  des  résultats  en  apparence 
intentionnels  ou  voulus;  mais,  comme  toute  la  série  dénotait  l'in- 
conscience, ils  ont  nié  la  finalité,  et  c'est  là  qu'ils  ont  outre-passé 
leur  droit.  Us  oublient  que  d'une  intention  voulue  peut  provenir 
toute  une  série  d'actes  inconsciens  aboutissant  à  une  fin  voulue. 
Quand  par  exemple,  avant  de  rn'endormir,  je  remonte  un  réveille- 
matin  pour  être  cei  tain  de  me  réveiller  à  une  certaine  heure,  l'acte 
initial  du  remontage  et  le  fait  final  de  mon  réveil  sont  voulus  et 
consciens  tous  les  deux,  et  pourtant  tout  ce  qui  passe  dans  l'inter- 
valle est  inconscient.  J'oublie  entièrement  pendant  mon  sommeil  ce 
que  j'ai  fait;  les  rouages  de  mon  instrument  fonctionnent  conformé- 
ment aux  lois  mécaniques,  les  aiguilles  marchent  par  leur  impul- 
sion, elles  marquent  successivement  les  heures  à  intervalles  égaux, 
et,  lorsque  arrive  l'heure  fixée,  un  échappement  joua,  une  sonnerie 
carillonne,  le  bruit  me  réveille,  c'est  ce  que  j'avais  voiilu.  Voilà 
deux  faits  intentionnels  reliés  ensemble  par  une  série  de  faits  où  la 
conscience  n'entre  pour  rien.  Celui  qui  étudierait  cette  succession 
de  phénomènes  sans  connaître  l'usage  de  ce  genre  d'horloge  et 

moment  où  le  singe  hypothétique  qui  nous  aurait  servi  d'ancôtre  a"rait  servi  de 
champ  d'action  à  la  force  nouvellement  apparue  qui  devait  faire  l'humanité,  il  y  eut 
une  espèce  nouvelle  dans  le  monde,  l'espèce  humaine.  Nous  raisonnons  ici,  qu'on 
veuille  bien  l'observer,  d'après  l'hypothèse  naturaliste  :  en  fait  nous  croyons  la  ques- 
tion encore  loin  d'une  solution  définitive. 


LE    DOCTEUR    STRAUSS.  283 

sans  savoir  ce  que  j'ai  voulu  se  croirait  en  droit  de  dire  que  je  me 
suis  trouva  réveillé  par  le  dernier  terme  d'une  série  toute  fortuite 
de  causes  et  d'effets,  et  il  se  tromperait.  Si  l'on  veut  bien  ennoblir 
quelque  peu  cet  exemple  vulgaire,  on  comprendra  pourquoi  d'une 
part  il  est  parfaitement  licite  aux  sciences  naturelles  de  bannir  les 
causes  finales  de  leurs  explications,  et  pourquoi  d'un  autre  côté  la 
philosophie  sensée  dira  toujours  qu'il  y  a  des  fins  dans  la  nature. 
Si  par  impossible  l'homme  parvenait  à  décrire  la  connexion,  la  gé- 
nération logique  de  tous  les  faits  de  l'univers,  sans  rencontrer  une 
seule  fois  un  fait  intentirmnel  et  voulu,  il  suffirait  de  rélléchir  sur 
le  dernier  terme  de  la  série,  l'esprit  humain,  pour  aflirmor  l'inteili- 
gence  et  la  volonté  du  premier.  Naturellement  cette  affirmalion  in- 
fluerait sur  l'idée  qu'on  doit  se  faire  de  la  série  total;.  La  plus 
grande  objection  philosophique  au  système  de  M.  Darwin,  que 
d'ailleurs  tant  de  faits  recommandent,  une  objrction  qui  tend  plu- 
tôt à  lui  reprocher  d'être  incomplet  que  d'être  faux,  c'est  qu'il  vou- 
drait ramener  tout  le  développement  organique  à  des  causes  for- 
tuites qui  auraient  pu  tout  aussi  bien  ne  pas  être.  La  concurrence 
vitale  et  la  sélection  sexuelle,  voilà,  en  y  joignant  l'hérédité  (cet 
autre  profond  mystère),  les  seuls  facteurs  qu'il  assigne  à  ce  pro- 
digieux déploiement  de  la  vie  qui  aboutit  par  une  série  de  transfor- 
mations innond^rables  à  l'éclosion  du  génie  humain.  Eh  bien!  c'est 
trop  de  hasard  pour  une  pareille  fin.  Tout  ce  qu'il  a  dit  peut  être 
vrai,  mais  ne  saurait  détruire  le  sentiment  qu'il  a  dû  y  avoir  plus 
d'intention,  plus  de  raison  que  cela  dans  le  cours  des  choses;  il  le 
faut  pour  qu'à  l'extrémité  de  la  chaîne  la  raison  humaine  ait  pu  se 
dégager,  consciente  et  réQéchie,  du  dernier  anneau. 

Il  a  paru  dans  ces  derniers  temps  en  Allemagne  un  ouvrage  de 
philosophie  très  intéressant  et  très  instructif,  la  Philosophie  de 
l'incomcienty  par  M.  Hartmann,  l'un  des  disciples  les  plus  distin- 
gués de  Schopenhauer.  A  l'exemple  de  son  maître,  M.  Hartmann 
considère  le  monde  comme  gouverné  par  une  volonté  qui  s'ignore. 
Son  dieu,  ou  plutôt  son  monde  est  inconscif.nt,  mais  il  veut.  A  l'ap- 
pui de  ce  panthéisme  d'un  nouveau  genre,  il  cite  des  faits  sans 
nombre  pour  montrer  combien  la  science  révèle  de  finalités  vou- 
lues dans  la  nature.  C'est  au  point  que  M.  Strauss,  que  la  seule 
idée  des  causes  finales  exaspère,  le  semonce  assez  vivement  et 
lui  remontre  que,  lorsqu'on  voit  tant  de  causes  finales  dans  le 
monde,  on  a  mauvaise  grâce  à  nier  l'intelligence  et  la  volonté  con- 
sciente de  sa  cause  première.  C'est  une  partie  curieuse  engagée 
entre  les  deux  panthéistes;  il  se  pourrait  bien  qu'ils  la  perdissent 
tous  les  deux.  Pour  nous,  il  nous  suffirait  du  monde  tel  que  M.  Strauss 
le  décrit  pour  y  trouver  la  confirmation  de  la  thèse  esseniielie  du 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

sentiment  religieux,  celle  d'un  Dieu  vivant,  conscient,  adorable. 
Laissons  cà  la  métaphysique,  si  jamais  elle  y  parvient,  le  soin  de 
préciser  le  rapport  de  l'unité  créatrice  avec  la  pluralité  des  forclos 
et  des  êtres  qui  constitue  le  monde.  M.  Strauss  reconnaît  lui- 
même  que  l'univers  est  source  de  tout  bien,  de  toute  vérité,  de 
toute  justice;  il  dit  ailleurs  que  son  développement  tend  à  cet  idéal. 
Sainte  substance  indéfinissable,  qui  fais  jaillir  de  ton  sein  le  pro- 
grès et  la  raison,  qui  travailles  à  réaliser  l'idéal  par  le  développe- 
ment des  choses,  que  tu  as  de  puissance,  de  sagesse  et  d'esprit,  et 
comme  au  fond  tu  ressembles  au  bon  Dieu  que  les  bonnes  gens 
adorent  ! 


V. 

Dans  la  dernière  partie  de  son  manifeste,  M.  Strauss  passe  à 
l'application  pratique.  Il  s'agit  de  savoir  comment  de  nos  jours  il 
faut  régler  et  remplir  sa  vie.  Sans  se  souvenir  des  thèses  matéria- 
listes énoncées  dans  les  chapitres  précédens,  il  admet  la  réalité 
d'une  aptitude  morale  sui  gcncris  en  l'homme.  Quel  rapport  y  a-t-il 
entre  un  cerveau,  quel  que  soit  le  nombre  de  ses  circonvolutions,  et 
l'impulsion  qui  fait  que  l'animal  humain  vit  pour  autre  chose  que 
son  bien-ê!re  physique,  c'est  ce  qu'on  oublie  de  nous  dire.  En  ad- 
mettant que  la  vie  des  premiers  hommes,  à  peine  éclairés  par  le  cré- 
puscule (le  l'intelligence,  ait  été  d'abord  purement  égoïste,  et  que 
l'aurore  de  la  moralité  ait  coïncidé  avec  l'expérience  des  maux  dé- 
rivant de  la  violation  de  l'ordre  moral,  cela  ne  nous  explique  en 
aucune  façon*comment  le  sens  moral  individuel  a  pu  se  former.  Je 
peux  parfaitement  concevoir  que  l'intérêt  général  et  permanent  ait 
pour  condition  fréquente  le  sacrifice  de  mon  intérêt  personnel  et 
passager;  mais,  tant  qu'on  ne  fera  pas  intervenir  autre  chose  que 
le  calcul  intéressé  dans  mes  mobiles  d'action,  je  défie  qu'on  me 
prouve  qu'il  importe  à  mon  bonheur  de  faire  abnégation  de  mes 
désirs  particuliers.  Nous  renonçons  à  la  tâche  de  relever  toutes  les 
incroyables  faiblesses  de  cette  psychologie.  Nous  entrons  sur  le  do- 
maine pratique,  et  c'est  pour  éprouver  de  nouveau  ce  genre  de 
déception  que  l'on  subit  quand,  d'un  principe  en  lui-même  légi- 
time, on  arrive  à  des  applications  bizarres  et  continuellement  pa- 
radoxales. 

M.  Strauss  est  dans  le  vrai  lorsqu'il  part  de  l'idée  que  l'homme 
de  nos  jours  a  autre  chose  à  faire  qu'à  remplir  sa  vie  de  pratiques 
dévotes,  comme  faisait  l'homme  du  moyen  âge.  Il  faut  qu'il  déploie 
pleinement  et  largement  les  tendances  élevées  de  sa  nature,  qu'il 
se  dirige  «  conformément  à  l'idée  du  genre,  »  formule  hégélienne 


LE    DOCTEUR    STRAUSS.  285 

signifiant  que  nous  devons  nous  efforcer  de  réaliser  notre  idéal  hu- 
main, que  la  pratique  du  bien  dans  nos  rapports  quotidiens  avec 
nos  semblables,  le  soin  de  notre  dignité  dans  notre  conduite  pri- 
vée, la  politique,  la  science  et  l'art  doivent  désormais  prendre  la 
place  qu'occupaient  auparavant  les  œuvres  pies,  regardées  comme 
garanties  seules  valables  du  bonheur  futur.  Nous  n'avons  rien  à 
objecter  en  principe;  seulement  on  se  demande  en  vain  pourquoi 
cette  manière  d'entendre  la  vie  serait  contraire  au  christianisme 
bien  compris.  La  vieille  parabole  du  levain  disait  déjà  quelque 
chose  de  très  semblable.  La  religion  n'est  pas  appelée  cà  pétrir  la 
vie  selon  les  exigences  d'une  de  ses  formes  temporaires,  mais  elle 
doit  la  pénétrer,  la  purifier,  l'ennoblir  du  dedans  et  en  quelque  sorte 
par-dessous.  Pourquoi  donc,  sans  renoncer  ni  à  la  politique,  ni  à 
la  science,  ni  à  l'art,  l'homme  de  nos  jours  ne  ferait-il  rien  pour 
cultiver  un  sentiment  aussi  essentiel,  aussi  bienfaisant  que  le  sen- 
timent religieux?  Pourquoi  devrait-il  renoncer  aux  avantages  qui, 
sur  ce  terrain  comme  sur  tous  les  autres,  résultent  de  l'association'/ 
Nous  ne  demandons  pas  mieux  que  de  voir  partout  l'église  cesser 
de  régenter  l'état,  mais  cela  ne  signifie  pas  que  l'église  ou  l'asso- 
ciation religieuse  soit  désormais  un  hors-d'œuvre. 

Ce  qui  n'est  pas  moins  curieux,  c'est  la  politique  développée  par 
ce  célèbre  représentant  de  la  science  allemande.  Jamais  confirma- 
tion plus  éclatante  n'a  été  donnée  de  ce  que  M.  G.  Vogt  avançait 
dans  ses  lettres  sur  la  guerre  franco-allemande,  quand  il  parlait 
de  l'étroitesse  de  vues  et  du  servilisme  en  face  de  la  Ilcrrschaft 
qui  caractérisent  trop  souvent  les  érudits  allemands  les  plus  auda- 
cieux dans  leurs  livres,  dès  qu'il  s'agit  d'un  conflit  possible  avec 
les  puissances  établies.  Du  reste  pourquoi  parler  de  la  politique 
de  M.  Strauss?  Il  a,  sur  ce  domaine,  des  préjugés,  des  haines, 
des  peurs,  pas  une  idée,  et  si  ce  n'était  la  sincérité  de  son  patrio- 
tisme, que  nous  respectons,  même  quand  il  s'égare,  nous  aurions 
le  droit  de  dire  qu'il  n'est  pas  possible  à  un  homme  d'esprit  de 
faire  plus  piteuse  mine  devant  la  galerie  qui  l'écoute.  On  re- 
marque dans  cette  partie  du  manifeste  le  dithyrambe  de  rigueur 
en  l'honneur  des  Hohenzollern;  il  fallait  s'y  attendre.  Le  liolienzol- 
h'ram'sme,  —  pardon  de  l'affreux  mot,  —  prend  en  Allemagne  la 
place  que  le  napoléonisme  a  occupée  longtemps  chez  nous.  On  ap- 
prend que  les  peuples  latins,  en  dépit  des  lois  Grammont  et  autres 
semblables,  maltraitent  les  animaux  bien  plus  brutalement  que 
les  peuples  germains,  bien  que  ceux-ci  aient  encore  quelques  pro- 
grès à  faire.  Nous  lisons  que  la  guerre  est  aussi  nécessaire  à  l'hu- 
manité que  l'agriculture  et  le  commerce  :  créer  des  sociétés  de  la 
paix,  c'est  comme  si  l'on  en  fondait  pour  l'abolition  du  tonnerre,  et 


286  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Vultima  rntio  des  peuples,  tout  aussi  bien  que  celle  des  rois,  sera 
dans  l'avenir,  comme  dans  1j  passé,  le  canon.  «  Mesdames  et  mes- 
sieurs, diL  M.  Strauss  aux  orateurs  et  oratrices  du  congrès  de  Lau- 
sanne, savez-vous  quand  vous  parviendrez  à  faire  que  l'humanilé 
concilie  ses  dilîerends  uniquement  au. moyen  des  conventions  paci- 
fiques? ce  sera  le  jo.ir  où  vous  aurez  trouvé  l'institution  qui  per- 
mettra à  cette  humanité  de  se  propager  uniquement  par  le  moyen 
des  discours  de  haute  sagesse  [ddss  dieselbe  Mensch/ieit  fortan  nur 
noch  durch  vernûnflige  Gesprœche  sich  forlp/luiizt).  » 

Ah!  qu'en  termes  galans  ces  choses-là  sont  mises! 

Nous  apprenons  que,  si  Napoléon  III  a  déclaré  la  guerre  à  l'Alle- 
magne, c'est  qu'il  a  eu  la  main  forcée  par  son  peuple.  Malheureu- 
sement cette  erreur  grossière,  due  en  tout  premier  lieu  aux  décla- 
rations intéressées  du  vaincu  de  Sedan,  a  encore  cours  dans  une 
grande  partie  de  l'Europe;  c'est  la  thèse  officielle  en  Allemagne,  et 
pourtant  il  faut  igfiorer  le  premier  mot  de  ce  dont  on  parle  pour  la 
soutenir  encore;  mais  passons.  Nous  arrivons  aux  préférences  de 
l'auteur  en  matière  de  gouvernement.  En  théorie,  nous  dit-il,  il  est 
naturel  de  préférer  la  république  à  la  monarchie;  en  fait,  dans  l'é- 
tat présent  de  l'Europe  et  de  l'Allemagne,  il  faut  préférer  la  mo- 
mrch'e.  Sans  doute  «  il  y  a  dans  la  monarchie  quelque  chose  d'é- 
nigmatique,  d'absurde  même  en  apparence;  c'est  précisément  en 
cela  que  consiste  le  secret  de  sa  supériorité.  Tout  mystère  paraît 
absurde,  et  pourtant  sans  mystère  rien  de  profond,  ni  la  vie,  ni 
l'art,  ni  l'état.  »  Pourquoi  donc  ne  pas  ajouter  :  ni  la  religion?  Car 
enfin,  s'il  est  un  domaine  où  le  mystère  soit  pour  ainsi  dire  indi- 
gène, c'est  bien  celui-là;  mais  l'auteur  sans  doute  a  ses  raisons.  A 
l'entendre,  la  république  n'a  jamais  été  en  France  qu'un  régi:ne 
transitoire  entre  deux  despotismas,  et  elle  n'a  réussi  qu'en  Suisse 
eî  aux  États-Unis.  Encore  faut-il  observer  qu'aux  Etats-Unis  le 
peuple  n'a  pas  de  caractère  national  (se  serait-on  jamais  attendu 
à  une  pareille  critique?),  et  qu'en  Suisse  on  tombe  insensiblement 
dans  la  démocraiie  grossière,  la  pire  forme  de  gouvernement. 
M.  Strauss  ne  tient  pas  à  être  noble  lui-même,  cependant  il  aime 
qu'il  y  ait  une  noblesse  privilégiée.  Le  suffrage  universel  est  l'ob- 
jet de  son  antipathie  profonde,  et  son  seul  grief  contre  M.  de  Bis- 
marck, c'est  de  l'avoir  introduit  en  Allemagne.  Le  socialisme  lui 
fait  une  peur  atroce,  et  il  ne  saurait  tro,)  encourager  les  gouverne- 
mens  à  lui  courir  sus,  aussi  bien  qu'à  l'ultramonlanisme,  cet  autre 
ennemi  juré  du  nouvel  empire.  Surtout  qu'on  se  garde  bien  d'abo- 
lir la  peine  de  mort  pour  faire  plaisir  aui  utopisttis,  c'est  un  rem- 
part indispensable  à  la  sécurité  sociale. 


LE    DOCTEUR    STRAUSS.  287 

Mais  enfin,  diront  nos  lecteurs  impatiens,  quelle  est  sa  conclu- 
sion quant  au  gouvernement  qu'il  faudrait  à  l'Allemagne?  —  De 
conclusion,  il  n'y  en  a  pas,  à  moins  qu'on  ne  donne  ce  nom  à  l'am- 
phigouri di3  la  page  272  :  «  Une  monaichie  entourée  d'institutions 
républicaines,  c'est  une  phrase  française  dont  j'espère  bien  qne 
nous  sommes  débarrassés.  Arborer  la  bannière  du  parlementarisnie, 
ce  serait  adopter  un  idéal  étranger.  Pensons  plutôt  que  du  carac- 
tère du  peuple  allemand  et  de  la  situation  de  l'empire  allemand, 
avec  la  coopération  du  gouvi'rnement  et  de  la  nation,  il  suigira  des 
institutions  de  nature  à  concilier  la  force  de  cohésion  avec  la  liberté 
du  mouvement,  le  progrès  spirituel  et  moral  avec  le  bien-être  ma- 
tériel. »  Je  ne  sais  pas  si  une  pareille  solution  paraîtra  satisfaisante 
aux  Allemands,  ou  plutôt  j'en  doute,  car  elle  ne  résout  rien.  C'est 
une  phrase  qui  n'a  pas  même  le  mérite  d'avoir  l'air  de  dire  quel- 
que chose,  et  il  n'est  pas  besoin  d'être  grand  clerc  pour  comprendre 
que,  si  la  monarchie  désirée  par  M.  Strauss  n'est  pas  absolue,  elle 
sera  nécessairement  entourée  d'institutions  représentatives,  donc 
plus  ou  moins  républicaines,  et  que,  si  son  pouvoir  est  limité  par 
la  représentation  nationale,  cette  monarchie  syra  forcément  parle- 
mentaire. Ce  sont  là  des  vérités  élémentaires  qui  n'ont  pas  de  pa- 
trie, qui  sont  aussi  évidentes  à  Berlin  qu'à  Londres  ou  à  Paris. 

11  n'en  reste  pas  moins  que  nous  sommes  en  face  d'un  de  ces 
étranges  phénomènes  dont  l'Allemagne  a  !e  monopole,  celui  d'un 
philosophe,  d'un  critique,  poussant  l'audace  de  la  négation  jus- 
qu'au cœur  même  des  principes  religieux  et  spiritualistes,  en  même 
tem[)S  du  moyen  âge  en  politique  et  rendant  des  points  à  nos  réac- 
tionnaires les  plus  timorés.  M.  de  Bismarck  et  l'empereur  Guil- 
laume vont  être  bien  contens  du  docteur  Strauss  ;  sa  politique  lui 
vaudra  un  bon  point  et  diminuera  la  mauvaise  humeuf  que  le  radi- 
calisme irréligieux  des  premières  parties  inspirerait  peut-être  à  ces 
puissans  personnages,  fort  pieux  comme  l'on  sait.  Comment  se  lâ- 
cher contre  un  homme  qui  formule,  il  est  vrai,  un  vœu  timide  en 
faveur  du  mariage  civil,  mais  qui  n'élève  d'autre  grief  contre  le 
chancelier  de  l'empire  que  d'avoir  introduit  le  sulTrage  universel, 
et  contre  le  grand-duc  de  Bade  que  de  faire  grâce  de  la  vie  aux  as- 
sassins condamnés  à  mort?  En  vérité,  tant  de  soumission  désarme. 
On  ne  peut  en  vouloir  fortement  à  un  écrivain  qui  rétablit  le  droit 
d'vin  sur  des  bases  assez  nouvelles,  je  l'avoue,  car  c'est  un  droit 
divin  sans  Dieu,  mais  enfin  un  droit  fondé  sur  l'incompréhensible, 
le  mystérieux,  l'absurde  apparent;  dans  la  praîijue,  on  ne  verra 
pas  la  moindre  dllférence.  Le  nouveau  césarisme  allemand  a  tous 
les  bonheurs,  il  lui  vient  des  séides  enthousiastes  de  tous  les  cô- 
tés, des  régions  même  où  l'on  s'attendait  le  moins  à  en  trouver. 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  devons  nous  sentir  bien  humiliés  en  France,  où  nous  n'avons 
rien  à  présenter  qui  fasse  pendant. 

A  notre  avis,  cette  triste  confession  politique  achève  de  caracté- 
riser le  livre  que  nous  avons  entrepris  d'apprécier.  Ce  livre  fait  et 
fera  encore  beaucoup  de  bruit,  d'abord  à  cause  de  la  réputation 
méritée  de  l'auteur,  puis  parce  que,  dans  la  philosophie  religieuse 
qu'il  déroule,  il  y  a  un  mélange  brillant  de  vrai  et  de  faux,  de 
principes  légitimes  et  de  conséquences  erronées,  de  profondeur  et 
de  jugemens  superficiels,  de  nature  à  troubler  beaucoup  d'intelli- 
gences. Pour  nous,  ce  livre  nous  afllige,  parce  qu'il  est  toujours 
triste  de  voir  un  homme  de  talent  trahi  par  son  caractère,  et 
M.  Strauss  s'est  révélé  dans  son  manifeste  comme  un  homme  de 
passion  haineuse,  non  plus  comme  le  critique  froidement  impar- 
tial, maître  de  son  sujet  et  se  possédant  lui-même,  que  ses  écrits 
antérieurs  nous  avaient  fait  connaître.  M.  Strauss  s'est  survécu.  Il 
se  flatte,  dans  l'opuscule  que  nous  avons  cité  plus  haut,  qu'un  jour 
viendra  où  les  jugemens,  presque  partout  hostiles  à  son  livre,  se- 
ront remplacés  par  des  adhésions  plus  ou  moins  explicites.  Nous 
pensons  qu'il  se  trompe;  nous  nous  refusons  à  croire  que  l'avenir 
soit  aussi  désolé,  aussi  terne,  aussi  laid  qu'il  le  prédit.  L'expé- 
rience et  la  philosophie  conduiront  l'esprit  humain  dans  une  tout 
autre  voie.  Bien  loin  d'inaugurer  une  ère  nouvelle,  son  livre  est  la 
fin  d'une  période  et  d'une  école;  il  signifie  la  banqueroute  de  l'hé- 
gélianisme.  Sans  doute,  le  passé  est  bien  passé  et  ne  reviendra 
plus;  mais  ou  bien  l'avenir  sera  voué  à  l'impuissance,  ou  bien  il 
verra  la  conciliation,  satisfaisante  pour  l'esprit  et  le  cœur,  des  vé- 
rités que  nous  ne  savons  pas  toujours  concilier,  qui  s'imposent 
pourtant  aux  consciences  droites.  A  sa  politique  inspirée  par  un 
doctrinarisme  puéril,  nous  opposons  les  grandes  idées  libérales, 
généreuses,  démocratiques,  dont  la  France  a  eu  la  grande  initia- 
tive et  dont  nous  souhaitons  à  l'Allemagne  de  se  pénétrer  mieux 
qu'elle  n'a  pu  le  faire  jusqu'à  présent.  Aux  oracles  du  matérialisme 
athée,  nous  continuons  de  préférer  les  révélations  de  la  conscience 
et  du  cœur,  qu'une  connaissance  plus  exacte  du  monde  peut  recti- 
fier, épurer,  rendre  plus  rationnelles,  plus  majestueuses  encore, 
mais  qu'elle  ne  saurait  détruire.  Enfin,  au  lieu  de  dire  comme  lui 
que  nous  ne  sommes  plus  chrétiens,  nous  pensons  que,  lorsque 
nous  aurons  tous  bien  compris  le  principe  chrétien  dans  sa  pureté 
native,  nous  nous  apercevrons  que  c'est  tout  au  plus  s:  nous  com- 
mençons à  l'être. 

Albert  Réyillb. 


LES 


MISSIONS  EXTERIEURES 

DE    LA    MARINE 


IIÎ. 

LA   STATION   DU   LEVANT  (1). 


IV.    —    LES    SOULIOTES.    —    ALI-PACHA.     —    CANARIS. 
I. 

Au  mois  d'août  1821,  la  station  du  Levant,  renforcée  par  des 
envois  successifs,  se  composait  des  frégates  la,  Guerrière ,  la 
Jeanne  d'Arc  et  la  Fleur  de  Lis,  de  la  corvette  VEcho,  des  bricks 
le  Rusé  et  Y  Olivier,  des  goélettes  V  Estafette  et  la  Levrette,  des  ga- 
bares  V Active,  la  Chevrette,  la  Truite ,  la  Lamproie^  la  Lionne, 
VEmulation,  le  Loiret,  des  flûtes  la  Bonite,  VAriége  et  le  Lybio,  en 
tout  dix-huit  bâtimens.  Les  capitaines  avaient  appartenu  à  la  ma- 
rine de  l'empire;  l'un  d'eux,  le  chevalier  de  Yiella,  avait  même  fait 
ses  premières  armes  sur  les  vaisseaux  de  Louis  XVL  Les  ofliciers  et 
les  aspirans  constituaient,  sauf  de  rares  exceptions,  une  génération 
nouvelle.  Quelques-uns  avaient  pris  part  aux  combats  de  la  der- 
nière guerre;  le  plus  grand  nombre,  sortis  des  vaisseaux-écoles  que 
l'empire  avait  institués  en  1812,  en  étaient  à  leurs  débuts  :  ils 
allaient  former  avec  les  volontaires,  auxquels  depuis  1816  ils  se 
trouvaient  associés,  et  avec  les  élèves  provenant  du  collège  d'An- 
goulême,  ce  qu'on  peut  réellement  appeler  la  marine  de  la  restau- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  décembre  1872,  du  15  janvier  et  du  15  février  1873. 
TOME  civ.  —  1873.  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ration,  marine  glorieuse,  marine  laborieuse  et  instruite  à  laquelle 
nous  devons,  nous  autres  officiers  du  gouvernement  de  juillet  et 
du  second  empire,  ce  que  nous  avons  appris  et  ce  que  nous  sommes. 
Les  voilà  ces  noms  qui  devaient  figurer  à  la  tête  d'un  corps  dont  ils 
furent  l'honneur,  les  voilà  les  Hamelin,  les  Desfossés,  les  Jacquinot, 
les  Pellion,  les  Glavaud,  les  Du  Bourdieu,  les  Lugeol,  les  Deloffre, 
les  Jehenne,  tous  réunis  à  la  même  époque  dans  la  même  station  ! 
Tels  étaient  les  hommes  à  qui  une  heureuse  fortune  avait  en  1821 
confié  dans  les  mers  du  Levant  le  drapeau  de  la  France.  Une  chance 
non  moins  favorable  les  rassemblait  sur  un  terrain  où  ils  devaient 
promptement  acquérir  l'expérience  que  toute  autre  navigation  leur 
eût  fait  longtemps  encore  attendre.  «  11  y  a  plus  à  manœuvrer,  écri- 
vait en  1817  le  chevalier  de  Rigny,  pendant  un  mois  de  séjour  dans 
l'Archipel  que  pendant  toute  une  campagne  des  colonies.  »  Les  évé- 
nemens,  en  se  précipitant  et  en  augmentant  les  inquiétudes  des 
consuls,  allaient  tenir  nos  navires,  si  nombreux  qu'ils  fussent,  con- 
stamment en  haleine,  et  contribuer  ainsi  indirectement  à  hâter  l'in- 
struction de  nos  officiers.  11  fallait  d'ailleurs,  dans  ces  parages 
infestés  de  croiseurs  novices  et  prompts  à  se  méprendre,  se  tenir 
toujours  prêt  à  exécuter  rapidement  le  branlebas  de  combat,  navi- 
guer pour  ainsi  dire  les  boutefeux  allumés,  ne  négliger  en  un  mot 
aucune  des  précautions  qu'on  eût  prises  en  temps  de  guerre.  Sous 
tous  les  rapports,  l'école  était  excellente,  l'enseignement  complet. 
La  discipline,  la  tenue  militaire  de  nos  bâtimens,  ne  tardèrent  pas 
à  s'en  ressentir.  Un  seul  exemple  suffira  pour  montrer  le  rôle  hono- 
rable que  s'était  assigné  dès  cette  époque  notre  marine,  la  fermeté 
et  la  modération  qu'elle  mettait  à  le  remplir. 

La  gabare  l'Active  et  le  brick  le  liiisc,  commandés  par  les  lieu- 
tenans  de  Reverseaux  et  Quernel,  officiers  déjà  connus,  déjà  si- 
gnalés parmi  les  plus  distingués,  étaient  sortis  de  Smyrne  avec 
plusieurs  Grecs  réfugiés  à  leur  bord.  Ces  deux  bâtimens  prirent  en 
échange  à  Tine  11  Turcs,  dont  un  aga  et  sa  famille,  sauvés  par  les 
soins  généreux  du  sieur  Spadaro,  agent  consulaire  du  roi  dans  cette 
île.  De  ce  point,  V Active  et  le  Ruse  se  portèrent  à  Naxos,  où  les 
capitaines  se  firent  remettre,  après  de  longues  discussions,  17  Otto- 
m.ans  retirés  chez  le  consul  de  France  et  seuls  restes  de  111  prison- 
niers. Le  départ  de  ces  malheureux  fut  le  signal  d'un  soulèvement 
presque  général.  L'archevêque,  le  consul,  la  population  catholique, 
se  virent  menacés.  M.  de  Reverseaux  montra  en  cette  occasion  une 
remarquable  énergie.  Il  se  jeta  de  sa  personne  au  milieu  des  mu- 
tins, et  les  fit  reculer  en  les  invitant  à  ne  point  provoquer  impru- 
demment la  colère  de  la  France.  Ce  fut  à  Marmorice  et  à  Rhodes 
que  les  Turcs  furent  rendus  à  leurs  coreligionnaires.  Les  deux  na- 


LA   MORT   d' ALI-PACHA.  291 

vires  français  opéraient  leur  retour  après  avoir  visité  Chypre  et  les 
divers  consulats  de  Syrie  lorsqu'ils  furent  subitement  attaqués  de 
nuit  par  sept  bâtimens  grecs.  L'engagement  n'eut  pas  de  suite,  car 
dès  les  premiers  coups  de  canon  le  capitaine  de  Keverseaux  parvint 
à  se  faire  reconnaître;  mais  une  pareille  insulte  exigeait  une  répa- 
ration. Le  capitaine  de  Reverseaux  en  détermina  lui-même  la  na- 
ture et  en  dicta  les  termes. 

Les  services  journaliers  que  rendait  notre  station  navale  avaient 
enfin  fait  comprendre  aux  plus  incrédules  le  prix  de  notre  cou- 
cours.  Le  tetnps  était  passé  où  un  agent  du  ministère  des  affaires 
étrangères  pouvait  écrire  au  duc  de  Uichelieu  :  «  Voici  donc  cinq 
bâtimens  armés  à  grands  frais,  un  état-major  nombreux  avec  en- 
viron 700  hommes  à  nourrir  et  à  solder  pour  protéger  un  com- 
merce dont  votre  excellence  connaît  le  peu  d'importance.  Ce  luxe 
d'armement  est  bien  peu  en  harmonie,  sous  tous  les  rapports,  avec 
notre  situation  actuelle.  »  Ce  même  agent,  très  ému  des  dangers 
que  les  troubles  du  Levant  pouvaient  faire  courir  aux  intérêts  con- 
fiés à  sa  protection,  tenait  en  1821  un  tout  autre  langage.  Il  récla- 
mait à  grands  cris  l'envoi  et  l'assistance  d'un  navire  de  guerre. 
Assiégé  par  ces  sollicitations,  l'ambassadeur  de  France  à  Constanti- 
nople,  M.  de  Latour-Maubourg,  ne  voyait  de  moyen  suffisant  d'y 
répondre  que  dans  un  accroissement  notable  de  nos  forces  navales. 
Il  demandait  avec  instance  que  l'escadre  de  l'amiral  Halgan  fût 
portée  à  vingt-six  bâtimens  au  moins.  «  Je  ne  puis,  écrivait  de  son 
côté  l'amiral,  partager  à  ce  sujet  l'opinion  de  M.  de  Latour-Mau- 
bourg. Tant  que  la  France  voudra  se  borner  à  protéger  ici  son 
commerce  et  ses  nationaux,  sans  prendre  une  attitude  hostile,  dix 
ou  douze  navires  sont  plus  que  suflisans.  Aller  au-delà  quand  l'An- 
gleterre se  borne  à  quatre  grands  navires  et  dix  petits  pour  la  sta- 
tion de  toute  la  Méditerranée,  à  trois  ou  quatre  corvettes  seulement 
pour  le  service  spécial  du  Levant,  ce  serait  annoncer  des  projets, 
éveiller  des  inquiétudes.  Je  persiste  à  croire  que  c'est  à  Toulon  qu'à 
tout  événement  nos  moyens  d'action  devraient,  s'il  y  avait  lieu,  se 
tenir  sans  bruit  disposés.  M.  l'ambassadeur  m'a  prié  d'appuyer  ses 
réclamations.  En  lui  répondant,  je  me  hâte,  sans  sortir  de  la  ré- 
serve qui  convient  à  ma  position,  de  l'engager  à  ne  point  accorder 
une-foi  explicite  à  toutes  les  appréhensions  manifestées  depuis  des 
mois  entiers  par  plusieurs  de  nos  agens  diplomatiques.  Il  y  a  tel 
résident  français  dans  les  îles  qui  ne  cesse  de  demander  une  divi- 
sion entière,  une  frégate  au  moins,  et  cependant  le  point  qu'il  oc- 
cupe est  parfaitement  tranquille.  Je  ne  sache  pas  qu'à  l'exception 
de  M.  le  consul  d'Acre,  un  seul  Français  ait  été  réellement  molesté, 
même  dans  la  première  effervescence  de  la  crise..  »  Heureux  le  gou- 


292  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

vernement  qui  trouve  pour  le  servir  des  officiers  animés  de  ce  zèle 
consciencieux,  des  chefs  de  station  dont  le  regard  sait  aller  au-delà 
de  l'horizon  étroit  de  leur  mission  locale ,  des  fonctionnaires  qui, 
justement  préoccupés  des  conséquences  que  leur  avis  peut  avoir, 
songent  moins  à  grossir  l'importance  de  leur  situation  personnelle 
qu'à  épargner  à  leur  pays  de  fausses  démarches  et  des  embarras! 

En  repoussant  la  pensée  d'une  augmentation  de  forces,  l'amiral 
Halgan  s'était  imposé  le  devoir  de  ne  laisser  aucun  intérêt  en  souf- 
france et  de  suppléer  par  l'activité  de  ses  capitaines  au  chiffre  li- 
mité de  ses  bâtimens.  Ce  devoir,  il  n'y  faillit  pas.  Le  6  août  1821, 
le  consul-général  de  Russie  à  Smyrne,  «  repoussé,  nous  dit  M.  David, 
par  les  commandans  anglais  et  hollandais,  qui  craignaient  de  se 
compromettre,  s'embarquait  à  bord  de  la  flûte  du  roi  YAriége.  » 
Le  même  jour,  l'amiral  Halgan  partait  pour  Salonique  avec  la  fré- 
gate la  Guerrière,  sur  laquelle  il  venait  d'arborer  son  pavillon;  le 
chevalier  de  Yielia,  commandant  la  Fleur  de  Lis,  quittait  les  îles 
d'Ourlac  et  allait  chercher  M.  Fauvel  à  Zea  pour  le  reconduire  à 
Athènes;  la  Bonite  revenait  de  Chypre  et  de  Rhodes;  la  Jeanne 
d'Arc  retournait  à  Alexandrie.  Sur  tous  les  points  de  l'Archipel, 
notre  escadre  était  en  mouvement,  notre  pavillon,  redouté  ou  ap- 
pelé, se  montrait  à  l'improviste.  On  retrouvait  la  France,  et  c'était 
sa  marine  qui  la  montrait  ainsi  renaissante,  secourable  à  tous, 
généreuse  et  fière,  inspirant  tour  à  tour  l'espoir  aux  opprimés, 
la  terreur  aux  forbans.  Tous  nos  officiers  ne  supportèrent  pas  sans 
dommage  cet  excès  de  fatigues;  plusieurs  payèrent  de  leur  vie 
les  services  que  notre  drapeau  rendit  alors  à  la  cause  de  l'huma- 
nité. Les  fièvres  paludéennes  infestaient  tout  ce  littoral,  où  les 
fleuves  s'étaient  endormis  comme  le  peuple  somnolent  qui  était 
venu  dresser  ses  tentes  sur  leurs  rives.  Le  commandant  de  la  Che- 
vrette, le  lieutenant  de  vaisseau  Gay,  succombait  le  23  septembre  1821 
à  une  fièvre  maligne.  «  C'est  dans  l'atmosphère  de  Salonique,  écrivait 
M.  David,  que  ce  brave  officier  a  pour  ainsi  dire  aspiré  le  principe 
de  sa  maladie.  11  est  mort  le  lendemain  de  son  entrée  en  rade  de 
Smyrne,  le  onzième  jour  de  sa  maladie.  Il  est  inhumé  à  côté  du  ca- 
pitaine Serval  que  nous  avons  perdu  trente-huit  jours  auparavant.  » 

La  fièvre  !  voilà  ce  qui  fera  plus  de  ravages  dans  les  rangs  des 
armées  grecques  que  le  sabre  des  Turcs  !  voilà  ce  qui  jettera  bien- 
tôt sur  les  quais  de  Smyrne,  dans  le  dénûment  et  dans  le  désespoir, 
une  foule  déjeunes  enthousiastes,  entraînés  par  l'ardeur  à  laquelle 
obéissaient  alors  les  chrétiens,  les  sceptiques  et  les  poètes;  minés 
par  la  maladie,  on  les  verra,  au  bout  de  quelques  mois,  venir  de- 
mander aux  consuls  le  pain  dont  la  Grèce  les  laissera  manquer,  aux 
amiraux  un  passage  sur  nos  bâtimens.  Aucune  souifrance  ne  trouva 


LA    MORT    D'ALI-PACIIA.  293 

dans  cette  cruelle  guerre  nos  agens  ni  nos  officiers  insensibles,  et, 
ce  qu'il  faut  citer  aussi  à  l'honneur  de  notre  gouvernement,  jamais 
la  générosité  qu'ils  montrèrent  ne  leur  fut  reprochée,  bien  que  cette 
générosité  eût  rarement  l'occasion  de  s'exercer  envers  les  amis  po- 
litiques de  la  maison  de  Bourbon. 

La  fin  de  l'année  1821  fut  marquée  pour  les  Grecs  par  d'impor- 
tans  succès,  et  cependant  un  observateur  clairvoyant  aurait  pu  re- 
connaître que  déjà  le  moment  des  premières  épreuves  approchait. 
La  capitulation  de  Navarin  avait  suivi  de  près  celle  de  Monembasia. 
Elle  eut  lieu  le  19  août  1821.  Si  les  Turcs  voulaient  sauver  le  peu 
de  places  maritimes  qui  restaient  encore  entre  leurs  mains,  il  fallait 
qu'ils  se  décidassent  à  faire  sortir  leur  flotte.  La  saison  était  favo- 
rable. Les  vents  à  cette  époque  sont  généralement  frais  dans  l'Ar- 
chipel sans  avoir  la  violence  qui  les  fait  redouter  en  automne.  Les 
bricks  grecs  étaient  rentrés  le  2Zi  août  à  Hydra.  Dans  la  nuit  du 
6  septembre,  le  brick  V Olivier,  commandé  par  le  capitaine  Bégon 
de  la  Piouzière,  rencontra  devant  La  Canée  la  flotte  du  capitan-bey. 
Composée  de  trois  vaisseaux  de  ligne,  de  cinq  frégates  et  d'environ 
trente  corvettes  ou  bricks,  cette  flotte  fut  bientôt  ralliée  par  les  di- 
visions égyptienne  et  algérienne.  On  comprend  l'émotion  qu'une 
semblable  nouvelle  dut  causer  dans  les  îles.  Le  chevalier  de  Viella, 
qui  commandait,  sous  les  ordres  de  l'amiral  Halgan,  la  frégate  la 
Fleur  de  Lis,  fut  témoin  du  découragement  qui  parut  atteindre 
alors  quelques-uns  des  chefs  de  l'insurrection  d'Hydra.  C'était 
moins  la  force  des  escadres  ottomanes  que  la  mutinerie  de  leurs 
propres  équipages  qui  les  faisait  désespérer  d'une  cause  «  que, 
dans  la  première  ferveur  de  leur  enthousiasme,  ils  avaient  appelée 
immortelle  et  sainte.  »  On  peut  se  résigner  à  bien  des  sacrifices 
quand  il  s'agit  d'affranchir  sa  patrie;  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile, 
c'est  de  triompher  du  dégoût  qu'inspire  à  tout  cœur  bien  né  l'as- 
pect irritant  du  désordre.  Les  îles  albanaises  n'avaient  pas  encore 
épuisé  leurs  ressources.  Hydra  se  vantait  de  posséder  10,000  mate- 
lots et  80  navires.  11  existait  60  bâtimens"  à  Spezzia,  30  à  Ipsara, 
mais  les  armemens  étaient  paralysés,  les  campagnes  souvent  inter- 
rompues au  moment  même  où  il  eût  fallu  redoubler  d'activité. 
Pendant  qu'un  des  plus  opulens  primats  d'Hydra  dénonçait  à  l'ami- 
ral Halgan  cette  situation  navrante  et  le  sollicitait  d'accorder  à  sa 
famille  un  asile,  un  sauf-conduit  à  ses  capitaux,  Kara-Ali  jetait  des 
provisions  et  des  munitions  dans  les  forteresses  de  Coron  et  de 
Modon.  Il  préservait  ainsi  ces  deux  places  d'une  reddition  devenue 
imminente,  et  se  gardait  bien  d'entrer  dans  aucun  des  golfes  d'où 
ses  navires  peu  alertes  auraient  eu  quelque  peine  à  sortir.  Cette 
prudence  de  l'amiral  ottoman  déconcertait  les  Grecs.  Sûrs  d'incen- 


294  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dier  avec  leurs  brûlots  la  flotte  du  sultan,  si  elle  s'oiïrait  à  leurs 
coups  au  fond  de  ces  entonnoirs,  ils  ne  savaient  plus  comment 
l'attaquer  depuis  que  les  vaisseaux  turcs  s'obstinaient  à  rester  sous 
voiles.  «  Les  Grecs,  écrivait  l'amiral  Halgan,  attribuent  cette  habile 
manœuvre  aux  conseils  d'officiers  anglais  embarqu  -s  sur  l'escadre 
turque,  et  ils  en  ont  conçu  une  très  forte  irritatiou  contre  l'Angle- 
terre. »  Le  18  septembre,  le  capitan-bey  mouillait  enfin,  mais  c'é- 
tait sous  le  canon  de  Patras  qu'il  jetait  l'ancre.  Le  1"  octobre,  il  en- 
voyait dans  le  golfe  de  Corinthe  le  commandant  de  l'escadre  égyp- 
tienne, Ismaël-Gibraltar,  et  le  chargeait  d'y  détruire  l'établissement 
que  quelques  pêcheurs  grecs  avaient  fondé  à  Galaxidi,  sur  la  côte 
occidentale  de  la  baie  de  Salone. 

Les  Algériens  furent  mis  à  terre  dès  le  point  du  jour.  Forbans 
de  profession,  ils  étaient  plus  que  d'autres  habitués  à  ce  genre  de 
coups  de  main.  En  quelques  heures,  ils  avaient  brûlé  la  ville,  mas- 
sacré les  habitans  et  emmené  à  Kara-Ali  trente-six  bricks  ou  goé- 
lettes. Fier  de  pareils  trophées,  Kara-Ali  ne  songeait  plus  qu'à 
rentrer  à  Constantinople;  le  Ih  octobre,  au  moment  où  il  sortait  du 
golfe  de  Patras,  Miaulis  apparaissait  à  la  tête  de  soixante  voiles. 
L'amiral  ottoman,  dont  les  forces  se  composaient  alors  de  qua- 
rante-deux navires  de  guerre,  jugea  néanmoins  prudent  de  se  ré- 
fugier dans  les  eaux  de  Zante.  Pour  quitter  cet  abri,  il  crut  de- 
voir attendre  un  vent  favorable  et  frais  qui  le  conduisît  rapidement 
dans  l'Archipt^l.  Le  21  octobre,  la  flotte  turque  fut  aperçue  de  Zea; 
elle  faisait  route  sous  toutes  voiles  pour  les  Dardanelles.  Quelques 
jours  après,  Kara-Ali  entrait  dans  le  Bosphore  traînant  triomphale- 
ment après  lui  les  trente-six  prises  d'Ismaël-Gibraltar,  et  montrant 
aux  Turcs  enthousiasmés  30  prisonniers  pendus  aux  vergues  du 
vaisseau-amiral.  Constaniinople  était  dans  l'ivresse;  Kara-Ali  lui 
rendait  un  nouvel  Hassan.  Le  sultan  ne  décerna  pas  encore  au  ca- 
pitan-bey le  surnom  de  victorieux;  il  le  récompensa  du  succès  de 
cette  campagne  par  le  grade  de  capitan-pacha. 

La  sortie  de  la  flotte  turque  avait  sauvé  Modon,  Coron  et  Patras; 
-slle  ne  pouvait  sauver  ni  Tripolitza,  ni  Corinthe.  La  ville  de  Tri- 
politza,  bloquée  depuis  six  mois,  fut  prise  d'assaut  le  5  octobre 
1821  :  13,000  Turcs  se  trouvaient  dans  la  place;  1,500  Albanais, 
'éclamés  par  Ali -Pacha,  en  sortirent  la  vie  sauve.  On  estime  à 
8,000  âmes  au  moins  le  nombre  des  musulmans  qui  périrent  dans 
le  sac  de  Tripolitza;  ni  le  sexe,  ni  l'âge  ne  trouvèrent  grâce  devant 
les  vainqueurs.  Échappé  par  miracle  au  massacre  général,  un  mal- 
heureux enfant  fut  recueilli  dans  ce  désordre  affreux  par  un  capi- 
taine philhellène.  Amené  en  France  par  son  sauveur,  M'"^  la  prin- 
cesse Adélaïde  se  chargea  de  le  faire  élever;  il  est  devenu  un  des 


LA    MORT    d'aH-PACIIA.  295 

officiers  les  plus  estimés  de  notre  marine.  30,000  Moréotes  environ 
s'étaient  réunis  devant  Tripolitza;  ils  se  partagèrent  en  trois  corps. 
On  avait  trouvé  dans  la  ville  conquise  vingt  pièces  de  canon,  plu- 
sieurs milliers  de  fusils  et  des  munitions;  c'en  était  assez  pour 
serrer  de  plus  près  iModon,  Coron  et  Patras,  mais  non  pas  pour 
tenter  des  approches  régulières  contre  Nauplie,  «  sorte  de  Gibral- 
tar respectable  mènie  pour  de  bonnes  troupes,  »  ou  contre  Go- 
rinthe,  dont  la,  citadelle  gardait  les  trésors  du  Timarioie  Kiamil- 
Bey,  évalués  à  plusieurs  millions.  Cette  dernière  place  céda,  le 
22  janvier  1822,  aux  promesses  d'une  capitulation  trompeuse.  La 
cruauté  que  montrèrent  les  Grecs  en  cette  occasion,  leur  manque 
de  foi,  ne  contribuèrent  pas  peu  à  prolonger  la  résistance  des  for- 
teresses qui  se  défendaient  encore. 

Les  principales  opérations  des  insurgés  avaient  lieu  en  Morée. 
Sur  tous  les  autres  points,  la  révolution  était  tenue  en  échec  ou  ne 
poursuivait  qu'avec  une  extrême  lenteur  ses  progrès.  Le  h  juillet 
1821,  la  grande  île  de  Candie  avait  pris  les  armes.  A  la  suite  du 
massacre  de  /lOO  Grecs,  les  Turcs',  repoussés  par  les  habitans  des 
montagnes,  qui  étaient  descendus  dans  la  plaine  pour  prêter  main- 
forte  aux  chrétiens,  se  trouvaient  rejetés  dans  les  trois  villes  de 
Candie,  de  La  Ganée  et  de  Uethymo.  Le  10  août,  ils  tentaient  une 
sortie  générale  et  ne  réussissaient  qu'à  perdre  quelques  centaines 
d'hommes.  «  Ces  succès,  écrivait  l'amiral  Halgan,  encouragent  les 
Grecs,  qui  paraissent  avoir  dans  cette  île  environ  30,000  hommes 
en  âge  de  porter  les  armes  ;  mais  le  tiers  seulement  est  muni  d'as- 
sez médiocres  fusils.  J'ai  lieu  de  penser  que  les  Candiotes  seraient 
bien  aises  d'appartenir  à  une  puissance  européenne  qui  leur  procu- 
rât des  garanties  pour  leurs  biens  et  pour  leur  liberté.  A  l'égard 
des  Turcs,  ils  s'estimeraient  heureux  qu'on  les  tirât  du  mauvais  pas 
où  ils  sont  engagps  en  les  transportant  sur  quelque  autre  point  de 
la  domination  ottomane-  » 

L'amiral  Halgan,  qui  soupçonnait  les  Anglais  de  convoiter  secrè- 
tement la  Morée,  songeait-il  donc  aussi  à  trouver  dans  le  grand 
naufrage  quelque  épave  qui  fût  de  nature  à  dédommager  la  France? 
Je  n'affirmerais  pas  qu'une  pareille  pensée  n'ait  point  un  instant 
traversé  son  esprit,  cependant  il  est  certain  qu'il  ne  s'y  arrêta  pas. 
11  n'était  pas  besoin  d'ailleurs  de  préoccupations  égoïstes  pour  cher- 
cher avidement  le  moyen  d'arrêter  ce  terrible  conflit.  La  Grèce,  ra- 
vagée, menaçait  de  devenir  bientôt  une  solitude.  Le  7  août  182i, 
pendant  son  séjour  au  mouillage  de  La  Mandri ,  le  chevalier  de 
Viella  avait  vu  se  précipiter  vers  le  rivage,  avec  une  partie  de  leurs 
troupeaux,  les  malheureux  habitans  de  l'Attique,  qui  fuyaient  de- 
vant le  pacha  de  l'Eubée.  Athènes,  retombée  aux  mains  des  Alba- 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nais,  offrait  l'affreuse  image  d'une  place  deux  ou  trois  fois  prise  et 
reprise  d'assaut.  Les  maisons  demeuraient  ouvertes  à  tout  venant. 
Les  portes,  les  fenêtres,  les  planchers,  avaient  disparu.  En  beaucoup 
d'endroits,  il  ne  subsistait  que  les  murs  noircis;  des  débris  im- 
mondes, des  restes  d'hommes  et  d'animaux  souillaient  les  rues,  où 
régnait  un  profond  silence,  à  peine  troublé  par  le  pas  des  pa- 
trouilles. La  population,  qui  avait  été  jadis  de  10  à  12,000  âmes, 
s'était  presque  tout  entière  retirée  dans  l'île  de  Salamine,  où,  sous 
l'abri  de  quelques  arbres  chétifs,  les  habitans  de  Thèbes,  d'Eleusis 
et  de  Condouri  avaient  également  cherché  un  asile.  Tel  était  le 
spectacle  que  présentait  au  mois  de  novembre  1821  la  ville  qui  avait 
connu  de  si  heureux  jours  sous  la  protection  du  chef  des  eunuques 
noirs,  le  kislar-aga.  Les  peuples  ne  marchent  pas  à  la  transforma- 
tion de  leurs  destinées  par  des  chemins  de  fleurs,  et  la  génération 
qui  a  jeté  le  grain  de  blé  dans  le  sillon  ne  doit  guère  s'attendre  à 
le  voir  germer  :  trop  heureuse  si  elle  peut  emporter  l'espoir  de  lé- 
guer une  tardive  moisson  aux  enfans  qu'elle  laisse  après  elle  ! 

Les  rapides  succès  des  insurgés  en  Morée  ne  faisaient  que  mieux 
ressortir  l'impuissance  relative  de  leurs  efforts  dans  la  Grèce  conti- 
nentale. Ces  succès  avaient  lieu  de  surprendre  tous  ceux  qui  con- 
naissaient les  allures  généralement  timides  des  Moréotes,  et  qui  les 
avaient  vus  quelques  années  auparavant  se  courber  tout  tremblans 
sous  le  sabre  des  Turcs.  Leur  meilleure  fortune  peut  s'expliquer 
par  deux  circonstances  qui  les  favorisèrent  singulièrement  au  dé- 
triment des  autres  parties  de  la  Grèce.  Ces  circonstances,  qu'il  im- 
porte de  ne  pas  perdre  de  vue,  furent  la  résistance  opiniâtre  du 
pacha  de  Janina  et  le  plan  de  campagne  adopté  par  le  sultan  Mah- 
moud. Avant  de  songer  à  étouffer  la  révolution  dans  le  Peloponèse, 
le  sultan  avait  voulu  raffermir  son  autorité  en  Thrace  et  en  Macé- 
doine. Toute  l'année  1821  fut  employée  par  les  Turcs  à  circon- 
scrire l'insurrection  et  à  lui  opposer  une  barrière  infranchissable  de 
Janina  au  mont  Pélion.  Par  cette  conduite  habile,  Mahmoud  s'ex- 
posait à  sacrifier  une  parcelle  de  son  vaste  em;)ire,  mais  il  faisait 
avorter  la  conspiration  qui  avait  osé  espérer  l'extinction  de  la  do- 
mination ottomane  en  Europe. 

Salonique  et  le  territoire  qui  l'environne  dans  un  rayon  de  dix  à 
douze  lieues  formaient  une  sorte  de  place  d'armes  où  les  Turcs  s'é- 
taient établis  en  force  pour  s'opposer  à  la  jonction  des  montagnards 
du  Pélion,  de  l'Ossa  et  de  l'Olympe  avec  les  Stylites  du  mont  Athos. 
Dès  les  premiers  jours  du  mois  d'août  1821,  le  chef  militaire  de 
Salonique  avait  détruit  les  villages  dont  il  suspectait  la  fidélité. 
Chassée  de  ses  demeures,  la  population  s'était  retirée  dans  la  pres- 
qu'île de  Cassandre  et  avait  coupé  l'isthme  étroit  qui  sépare  le 


LA    MORT   d'aLI-PACIIA.  297 

golfe  de  ce  nom  du  golfe  de  Salonique.  Des  milliers  de  Grecs  et 
quelques  centaines  d'Albanais  chrétiens  étaient  venus  l'y  rejoindre; 
les  Hydrioles  avaient  prêté  leur  appui,  et  les  Turcs  avaient  dû  as- 
siéger cette  nouvelle  place  de  guerre  avec  environ  8,000  hommes. 
Le  15  août  1821,  un  assaut  général  fut  repoussé;  les  massacres  et 
les  exécutions  en  masse  vengèrent  sur-le-champ  cet  échec.  Les  juifs 
de  Salonique  comme  ceux  de  Constantinople  et  de  Smyrne  prêtè- 
rent encore  en  cette  occasion  leur  sanglant  ministère;  c'est  à  eux 
que  revient  l'honneur  d'avoir  relevé  dans  les  états  du  sultan  le  pal, 
qui  y  était  oublié  depuis  un  demi-siècle.  Une  nouvelle  attaque  in- 
fructueuse, tentée  le  3  octobre,  avait  coûté  beaucoup  de  sang  de 
part  et  d'autre.  Un  pacha  plus  habile  fut  chargé  des  opérations; 
des  renforts  considérables  lui  furent  envoyés,  et  dans  la  nuit  du  10 
au  11  novembre  la  presqu'île  de  Cassandre  fut  enfin  enlevée  d'as- 
saut. Cette  victoire  décisive,  bientôt  suivie  de  la  soumission  du 
mont  Athos,  arrêta  court  le  soulèvement  de  la  Roumélie. 

II. 

Au  nord  des  golfes  de  Volo  et  d'Arta,  les  Turcs  n'avaient  plus 
d'autre  ennemi  à  combattre  que  le  gouverneur  rebelle  de  l'Épire. 
Dès  que  ce  pacha  aurait  succombé,  la  Porte  serait  en  mesure  de 
recommencer  contre  la  Morée  la  foudroyante  campagne  d'Ali-Ku- 
murgi.  Le  soin  de  leur  propre  sûreté  conseillait  donc  aux  Grecs  de 
tenter  une  diversion  en  faveur  du  vieux  lion  de  Tépédélen.  Le  plus 
utile  secours  qu'ils  lui  pussent  donner  eût  été  d'interrompre  les 
communications  de  Kurchid  avec  la  flotte  ottomane,  les  îles  ioniennes 
et  l'Adriatique.  Pour  atteindre  ce  but,  il  eût  suffi  d'occuper  les  villes 
de  Prevesa  et  d'Arta.  Tel  fut  le  projet  qui,  vers  la  fin  du  mois  d'oc- 
tobre 1821,  réunit  à  Missolonghi  les  Albanais  partisans  d'Ali  et  les 
capitaines  étoliens.  La  guerre  de  race  se  superposait  ici  h  la  guerre 
de  religion.  Les  Tosques  musulmans,  associés  aux  Souliotes  et  aux 
Grecs  pour  combattre  les  Albanais  de  la  Guégarie  et  les  Slaves  de 
la  Macédoine,  en  étaient  encore  à  découvrir  les  dangers  que  cette 
alliance  pouvait  faire  courir  à  l'islamisme.  Ce  fut  le  récit  des  hor- 
reurs commises  à  Tripolitza  et  la  vue  des  mosquées  en  ruines  de 
Yrachori  qui  leur  dessillèrent  les  yeux. 

Quand  Amurat  II  avait,  vers  le  milieu  du  xv*  siècle,  conquis 
Janina,  toute  la  contrée  jusqu'aux  rivages  de  la  mer  ionienne 
avait  reconnu  la  domination  musulmane,  et  plusieurs  tribus  chré- 
tiennes avaient,  pour  prix  de  leur  soumission,  conservé  le  privilège 
de  porter  les  armes.  Dans  l'Albanie  du  nord,  ces  tribus  étaient  ca- 
tholiques; dans  l'Albanie  du  sud,  elles  étaient  orihodoxes,  et  entre 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  orthodoxes  se  distinguaient  par  leurs  vertus  guerrières  les  Sou- 
liotes,  que  devait  immortaliser  le  siège  de  Missolonglii. 

La  montagne  de  Souli  est  située  à  8  lieues  de  Sainte-Maure,  10  de 
Prevesa,  12  de  Janina,  8  d'Arta.  C'est  une  forteresse  naturelle,  dé- 
fendue de  trois  côtés  par  des  précipices  perpendiculaires.  Il  n'existe 
qu'un  étroit  passage  pour  en  gagner  le  sommet.  Ce  passage,  de 
3  milles  environ  de  longueur,  était  gardé  par  trois  tours  disitantes 
de  1  mille  l'une  de  l'autre.  En  1730,  on  comptait  tout  au  plus  100  fa- 
milles souliotes  autorisées  à  porter  les  arnios;  en  1792,  cette  com- 
munauté recrutée  peu  à  peu  dans  les  tribus  voisines  se  composait 
de  libO  familles  et  pouvait  mettre  jusqu'à  1,500  hommes  sur  pied. 
L'habitude  de  la  domination  et  le  dédain  des  travaux  manuels  con- 
tribuent beaucoup  à  développer  cette  fierté  martiale  dont  s'hono- 
raient jadis  les  habitans  de  Sparte,  et  qu'on  retrouvait  encore,  il  y 
a  quelques  années,  dans  le  Nouveau-Monde,  chez  les  Virginiens. 
Les  Souliotes  n'avaient  ni  esclaves  ni  ilotes,  mais  ils  étaient  deve- 
nus, avec  le  consentement  tacite  des  pachas  albanais,  les  gardes 
armés  d'un  district  chrétien  sur  lequel  ils  exerçaient  l'autorité  de 
chefs  féodaux.  Des  paysans  de  race  grecque  cultivaient  le  sol  pour 
la  caste  militaire  qui  les  protégeait.  Souvent  en  lutte  avec  leurs 
voisins,  les  agas  musulmans,  le  butin  que  faisaient  les  Souliotes 
dans  ces  expéditions  était  chargé  sur  les  épaules  de  leurs  femmes, 
habituées  à  transporter  les  plus  lourds  fardeaux  dans  des  sentiers 
qui  eussent  été  impraticables  même  pour  des  mules.  Les  gouver- 
neurs vénitiens  de  Parga  et  de  Prevesa  fournissaient  des  armes  et 
des  munitions  aux  guerriers  de  Souli,  comme  les  gouverneurs  de 
Gattaro  en  fournissaient  aux  sujets  du  Vladika. 

Toutes  les  attaques  dirigées  contre  les  Souliotes  depuis  la  re- 
prise de  la  Morée  par  les  Turcs  avaient  été  repoussées  avec  perte. 
En  1792,  le  sultan  Selim  111  donna  l'ordre  à  Ali  d'en  finir  avec  ce 
repaire  de  brigands.  Plus  de  soixante  villages  chrétiens  avaient  à 
cette  époque  consenti  à  leur  payer  tribut.  Le  pacha  de  Janina  se 
mit  immédiatement  en  campagne;  mais  il  était  de  ces  gens  avisés 
qui  n'hésitent  jamais,  «  quand  la  peau  du  lion  est  trop  courte,  à  y 
coudre  un  lopin  de  celle  du  renard.  »  11  avait  attiré  dans  son  camp 
un  des  capitaines  souliotes  les  plus  renommés,  Zavellas,  et  il  s'obs- 
tinait à  le  retenir  prisonnier.  La  trahison  n'a  rien  qui  surprenne 
ces  peuplades  sauvages;  c'est  une  manœuvre  de  guerre  à  laquelle 
leur  état  de  civilisation  les  a  de  longue  date  habitués.  Sans  perdre 
son  temps  à  s'indigner  de  la  félonie  du  pacha,  Zavellas  ne  songea 
qu'au  plaisir  qu'il  éprouverait  à  tromper  lui-même  un  trompeur. 
Ulysse  pris  au  piège  n'eût  pas  déployé  plus  d'astuce;  Agamemnon 
ne  se  fût  pas  montré  plus  pénétré  des  droits  que  confère  l'autorité 


LA   MORT   D  ALI-PACHA.  299 

paternelle.  Ali  demandait  au  capitaine  souliote  de  lui  servir  de 
guide  à  travers  la  montagne  :  à  ce  prix,  il  lui  laisserait  la  vie  et  lui 
rendrait  bientôt  la  liberté.  Zavellas  offrit  davantage;  il  promit  de 
déterminer  ses  compatriotes  à  se  soumettre.  Pour  gage  de  sa  foi,  il 
fit  venir  son  fils,  et,  partant  pour  Souli,  le  laissa  derrière  lui  en 
otage;  mais  à  peine  eut-il  mis  le  pied  dans  les  gorges  natales, 
qu'il  adressa  la  lettre  suivante  au  pacha.  «  Je  suis  heureux,  Ali, 
d'avoir  pu  abuser  un  traître.  Je  pourrai  donc  défendre  mon  pays 
contre  un  voleur.  Je  sais  que  mon  fils  sera  mis  à  mort,  mais  je  le 
vengerai  avant  de  succomber  moi-même.  Vous  autres  Turcs,  vous 
m'appellerez  un  père  cruel  et  inhumain;  vous  me  reprocherez  d'a- 
voir sacrifié  mon  fils  à  ma  propre  sûreté.  Voici  ce  que  je  vous  ré- 
ponds :  si  vous  aviez  pris  la  montagne,  mon  fils  eût  été  tué  avec 
les  autres  Souliotes,  et  personne  n'eût  vengé  sa  mort.  Si  au  con- 
traire nous  sommes  victorieux,  j'aurai  d'autres  enfans,  car  ma 
femme  est  encore  jeune,  et  les  Turcs  paieront  amplement  le  sang 
que  tu  vas  verser.  »  Zavellas  fut  tué  dans  la  campagne,  mais  l'ar- 
mée d'Âli  fut  battue. 

Le  rusé  gouverneur  n'était  pas  homme  à  rester  sur  un  échec.  Il 
appela  de  nouveau  la  diplomatie  à  son  aide.  Grâce  aux  querelles 
intestines  qui  ne  cessent  d'armer  les  membres  de  ces  tribus  indomp- 
tées les  uns  contre  les  autres,  il  lui  fut  facile  de  diviser  ses  enne- 
mis. Photo-Zavellas,  cet  otage  remis  entre  ses  mains  et  qu'il  avait 
épargné,  devint  son  pnrtisan;  George  Botzaris  entra  à  son  service. 
En  1799,  il  reprit  les  hostilités;  la  lutte  finale  eut  lieu  en  1803.  Le 
3  septembre,  un  traître  vendit  sa  patrie  pour  douze  bourses,  envi- 
ron 7,500  francs.  Les  sentiers  de  la  montagne  furent  livrés  à  Veli- 
Pacha.  Le  12  décembre,  les  Souliotes  capitulèrent  et  obtinrent  la 
faculté  de  se  diriger  sur  Parga.  Depuis  trois  ans,  les  îles  ioniennes 
avaient  été  placées  sous  la  dépendance  de  la  Russie.  Les  Souliotes 
passèrent  à  Sainte-Maure  et  à  Corfou;  là  ils  vécurent  pendant  dix- 
sept  ans  de  la  charité  publique  ou  s'enrôlèrent  au  service  des 
maîtres  que  leur  donnèrent  successivement  les  vicissitudes  de  la 
politique.  En  1820,  quand  Ismaël  atteadait  de  la  flotte  ottomane  sa 
grosse  artillerie  et  ses  munitions,  il  songea,  pour  garder  ses  com- 
munications souvent  attaquées  par  les  partisans  d'Ali,  à  rappeler 
de  Corfou  les  Souliotes.  Les  exilés  traitèrent  avec  le  capitan-bey  et 
furent  débarqués  en  Albanie;  mais  bientôt  l'or  du  vieil  Ali  les  gagna. 
Le  pacha  de  Janina  leur  fit  compter  2,000  bourses,  environ  1  mil- 
lion de  francs,  et  promit  de  leur  rendre  les  positions  fortifiées  qu'a- 
vaient occupées  leurs  pères.  Dans  la  nuit  du  12  décembre  1820,  les 
Souliotes  quittèrent  subitement  le  camp  du  séraskier  et  marchèrent 
rapidement  vers  Souli.  Huit  jours  après,  ils  étaient  en  possession  du 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fort  de  Kiapha.  Au  mois  d'octobre  1821,  les  Albanais  musulmans, 
les  Souliotes  et  les  Grecs,  réunis  au  nombre  de  3,000  hommes,  pé- 
nétrèrent dans  Arta  et  réussirent  à  y  bloquer  la  garnison  turque. 
La  défection  des  musulmans  rendit  ce  succès  inutile  :  dès  que  les 
troupes  envoyées  par  Kurchid  pour  dégager  Arta  se  montrèrent,  les 
Albanais  déclarèrent  aux  Souliotes  qu'ils  s'étaient  alliés  aux  Grecs 
pour  délivrer  Ali,  mais  non  pas  pour  faire  la  guerre  à  la  Porte; 
ainsi  s'évanouissait  le  dernier  espoir  du  pacha.  L'alliance  conclue 
entre  ses  partisans  venait  de  se  dissoudre,  Ali  de  Tépédélen  était 
livré  à  son  sort. 

Ali  avait  alors,  suivant  la  version  la  plus  probable,  soixante-douze 
ans.  Rien  n'est  plus  diiïicile  que  de  connaître  exactement  l'âge  d'un 
Turc,  à  plus  forte  raison  l'âge  d'un  Albanais.  Dans  les  montagnes  de 
l'Épire,  comme  dans  celles  où  régnaient  le  prince  des  Mirdites  et 
le  Ylaclika,  les  naissances  n'étaient  constatées  par  aucun  document 
authentique.  On  en  rattachait  généralement  le  souvenir  à  quelque 
événement  dont  la  mémoire  du  peuple  était  restée  frappée.  «  Je  suis 
né,  répondent  encore  les  Monténégrins,  au  temps  où  un  tel  est 
mort.  »  Ali  aimait,  dit-on,  à  se  rajeunir.  Ceux  qui  l'ont  vu  en  ISOh, 
abusés  peut-être  par  l'activité  de  ses  allures  et  par  la  vivacité  de 
son  regard,  lui  donnèrent  alors  de  cinquante  à  cinquante-cinq  ans. 
Il  était  déjà  très  chargé  d'embonpoint,  et  la  longue  barba  blanche 
qui  lui  descendait  jusqu'à  la  poitrine  l'eût  fait  prendre,  quand  il 
était  accroupi  sur  ses  riches  coussins  de  velours,  pour  le  plus  pla- 
cide des  patriarches.  Son  air  franc  et  ouvert,  le  son  argentin  de 
sa  voix,  la  simplicité  familière  de  ses  discours,  contribuaient  en- 
core à  augmenter  l'illusion.  Le  récit  de  ses  cruautés  avait  cepen- 
dant déjà  ému  l'imagination  des  contemporains,  et  en  1821  la  France 
voyait  en  lui,  suivant  l'expression  d'un  critique,  «  une  des  plus 
belles  horreurs  que  la  nature  eût  produites.  »  On  l'appelait  le  mo- 
derne Jugurtha;  on  prêtait  à  ses  forfaits  vulgaires  des  proportions 
épiques.  Ali  n'était,  si  l'on  veut  le  juger  de  sang-froid,  qu'un  chef 
de  bande  dont  il  est  facile  aujourd'hui  de  prendre  la  mesure.  Sa 
dissimulation,  son  impassibilité,  la  ténacité  qu'il  montra  si  souvent 
à  poursuivre  sa  vengeance,  ou  à  s'approcher  pas  à  pas  du  but  de 
ses  ambitions,  sont  des  traits  communs  à  plus  d'un  guerrier  mon- 
tagnard. 

«  Je  dois  tout  à  ma  mère,  disait  Ali  ;  c'est  elle  qui  m'a  fait  homme 
et  qui  m'a  fait  vizir.  »  Voici  par  quels  conseils  la  matrone  albanaise 
avait  formé  le  cœur  de  cet  enfant.  «  Souviens-toi,  lui  répétait-elle 
sans  cesse,  que  celui  qui  ne  défend  pas  son  patrimoine  mérite  qu'on 
le  lui  ravisse.  Le  bien  des  autres  n'est  à  eux  que  parce  qu'ils  sont 
forts.  Sois  plus  fort  qu'eux,  le  bien  qu'ils  possèdent  t'appartien- 


LA   MORT   d'aLI-PACIIA.  301 

dra.  »  Telle  fut  longtemps  la  loi,  telle  est  peut-être  encore  la  mo- 
rale de  l'Albanie.  En  s'y  conformant  de  bonne  heure,  Ali  fit  preuve 
d'une  audace  plutôt  que  d'une  perversité  précoce.  A  l'âge  de  qua- 
torze ans,  aidé  de  quelques  vagabonds,  il  avait  volé  un  troupeau 
de  chèvres;  cà  vingt-quatre,  il  occupait  un  rang  distingué  parmi 
les  beys  du  pays.  En  1787,  on  lui  confiait,  dans  la  guerre  que  la 
Porte  soutenait  alors  contre  l'Autriche,  un  commandem(>nt  impor- 
tant. Les  services  qu'il  rendit  dans  cette  campagne  lui  valurent  le 
pachalik  de  Tricala,  en  Thessalie.  Sur  ces  entrefaites,  le  pacha  de 
Janina  vint  à  mourir  et  laissa  son  gouvernement  en  proie  à  des  dis- 
sensions sanglantes.  Ali  leva  des  troupes,  franchit  la  chaîne  du 
Pinde  et  tomba  comme  un  vautour  au  milieu  des  compétiteurs; 
quelques  jours  après,  il  entrait  dans  Janina.  Gagnée  par  ses  pré- 
sens, la  Porte,  vers  la  fin  de  1788,  consentit  à  reconnaître  cette 
usurpation,  et  lui  imprima  le  sceau  de  l'autorité  légitime.  Dès  ce 
moment,  Ali  n'eut  plus  qu'une  pensée,  agrandir  ses  domaines  et 
anéantir  les  chefs  qui  eussent  été  tentés  de  suivre  son  exemple.  La 
politique  profondément  habile  de  Venise  aurait  contrarié  ses  pro- 
jets; la  révolution  française  déblaya  devant  lui  le  terrain  en  faisant 
disparaître  la  puissance  qui  lui  aurait  jusqu'à  la  dernière  heure 
contesté  l'accès  de  la  mer.  Ali  trompa  successivement  la  France,  la 
Russie,  l'Angleterre;  c'était  jeu  d'enfant  pour  un  Albanais.  Dès  ISOA, 
il  avait  élevé  le  chiffre  de  ses  revenus  à  10  ou  12  millions  de  francs. 
Ses  moyens  de  gouvernement  étaient  simples.  «  Les  Albanais,  di- 
sait-il, me  regardent  comme  un  être  extraordinaire.  Voici  les  trois 
prestiges  que  j'emploie  pour  me  les  attacher  :  l'or,  le  fer  et  le  bâton. 
Avec  cela,  je  dors  tranquille.  »  Il  ne  disait  pas  tout  :  au  besoin,  l'as- 
tucieux despote  savait  employer  aussi  la  flatterie.  L'amour-propre 
a  autant  de  prise  que  la  cupidité  sur  le  cœur  d'un  Albanais,  a  Je 
connais  votre  courage,  écrivait  Ali  aux  capitaines  souliotes,  et  j'ai 
grand  besoin  de  votre  secours.  Rassemblez  tous  vos  palikares,  et 
venez  me  joindre.  Votre  paie  sera  double  de  la  paie  que  j'accorde  à 
mes  Albanais,  car  je  sais  que  votre  valeur  est  supérieure  à  la  leur.  » 
C'est  ainsi  qu'il  trouva  des  traîtres  jusque  parmi  ses  ennemis  chré- 
tiens, et  qu'après  quinze  ans  de  diplomatie  et  de  guerre  il  parvint 
à  faire  régner,  à  la  façon  de  RoUon,  le  bon  ordre  dans  son  pacha- 
lik. Quand  les  voyageurs  s'indignaient  au  récit  de  ses  injustices,  de 
ses  perfidies,  de  ses  férocités,  il  se  rencontrait  toujours  à  sa  cour 
quelque  philosophe  pour  tempérer  leur  exaltation. 

«  La  conduite  du  pacha,  disait-il,  vous  paraît  atroce.  Je  le  con- 
çois; mais,  il  y  a  dix  ans,  si  vous  étiez  venu  dans  la  basse  Albanie, 
vous  y  auriez  été  assassiné  ou  vendu  comme  esclave  par  ces  mêmes 
gens  qui  vous  servent  aujourd'hui  d'escorte,  et  qui  vous  offrent  avec 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  de  courtoisie  l'hospitalité.  »  Pouvait-on,  quand  un  pareil  lan- 
gage n'était  que  trop  fondé,  quand  la  sévérité  du  pacha  justicier 
avait  eu  de  tels  résultats,  s'étonner  du  calme  impertuibable  dont 
sa  facile  conscience  faisait  preuve  et  lui  reprocher  la  faiblesse  de  se 
croire  «  aimé  de  ses  peuples?  »  Il  est  certain  que  jusqu'à  la  der- 
nière heure  il  trouva  des  dévoûmens  dans  les  rangs  de  ceux  de  ses 
sujets  sur  lesquels  sa  tyrannie  avait  le  plus  durement  pesé.  S'il  fut 
abandonné,  ce  fut  par  ses  enfans  et  par  ses  favoris;  les  Albanais  en 
général  lui  demeurèrent  fidèles.  Déclaré  par  le  grand-seigneur 
fermanly,  portant  le  poids  terrible  de  sa  proscription,  il  résista 
pendant  dix-huit  mois  à  toutes  les  armées  de  la  Porte,  et,  même 
en  succombant,  laissa  la  révolution  grecque  comme  un  trait  empoi- 
sonné au  flanc  de  son  maître.  Ses  intrigues  avaient  préparé  ce  sou- 
lèvement; son  or  l'entretint,  sa  ténacité  lui  donna  le  temps  d'a- 
boutir. Terminé  plus  tôt,  le  siège  de  Janina  eût  amené  la  ruine 
infaillible  de  l'insurrection.  C'était  au  mois  d'août  1820  que  l'en- 
nemi personnel  et  implacable  du  pacha,  Ismaël,  était  venu  camper 
sous  les  murs  de  Janina.  Le  cadi  avait  alors  donné  lecture  de  la 
sentence  qui  déclarait  Ali  excommunié,  un  marabout  avait  proclamé 
i'anathème  qui  retranchait  le  rebelle  du  nombre  des  mahométans 
orthodoxes;  mais  ces  imprécations  répétées  par  toute  une  armée  n'a- 
vaient arraché  qu'un  sourire  de  dédain  au  gouverneur  maudit.  Ali 
avait  encore  12,000  Albanais  à  sa  solde,  trois  forteresses,  250  bou- 
ches à  feu,  des  tonnes  d'or  et  300  ou  400  miUiers  de  poudre,  des 
alliés  en  Grèce  et  en  Servie,  des  vivres  en  abondance. 

Janina  était  à  cette  époque  une  ville  de  ZiO,000  âmes.  Ali  l'avait 
fait  entourer  d'une  ligne  de  circonvallation;  il  n'avait  point  cepen- 
dant l'intention  de  la  défendre.  Ce  qu'il  voulait  disputer  aux  Turcs, 
c'était  la  possession  des  trois  châteaux  dont  chacun  pouvait  exiger 
à  lui  seul  un  long  siège.  Une  de  ces  citadelles  était  bâtie  à  l'extré- 
mité orientale  de  la  ville,  une  autre,  composée  de  trois  tours  dis- 
tinctes, défendait  la  presqu'île  qui,  touchant  d'un  côté  à  la  ville 
basse  de  Janina,  a  ses  trois  autres  faces  baignées  par  le  lac  d'Aché- 
rusie.  C'est  dans  cette  péninsule  qu'Ali  avait  établi  son  sérail  et  vi- 
vait d'ordinaire,  euloiiré  de  ses  gardes  et  de  son  harem,  complète- 
ment isolé  de  ses  sujets.  Le  lac  d'Achérusie,  alimenté  par  les  eaux 
du  Cocyte,  couvre  du  nord  au  sud  un  espace  de  U  lieues  1/2  en- 
viron. Les  géographes  lui  attribuent  de  l'est  à  l'ouest  environ  7  ki- 
lomètres de  largeur;  ses  eaux  baignent  à  l'orient  la  base  inacces- 
sible des  derniers  contre-forts  du  Pinde.  Presque  au  milieu,  plus 
rapprochée  cependant  de  la  rive  orientale,  s'élève  une  île,  jadis 
couverte  de  sept  monastères  et  d'un  village,  qu'Ali  avait  fait  raser 
pour  le  remplacer  par  une  troisième  forteresse. 


LA.  MOUT  d'ali-pacua.  303 

Le  premier  soin  d'Ali,  qucand  les  troupes  d'Ismaël  s'étaient  ap- 
prochées des  murs  de  Janina,  avait  été  de  faire  évacuer  cette  ville 
par  les  habitans,  de  la  livrer  en  pillage  à  ses  amantes,  de  l'acca- 
bler d'une  giêle  de  projectiles  pour  la  détruire  et  pour  l'incendier. 
Il  s'était  ensuite  retiré  dans  son  château  du  lac,  où  il  avait  accu- 
mulé des  vivres  pour  plus  de  quatre  ans. 

Tant  qu'il  n'eut  à  lutter  que  contre  Ismaël,  Ali  put  opérer  plus 
d'une  sortie  heureuse.  Les  bestiaux  des  environs  afîluaient  dans  ses 
forteresses.  Les  choses  changèrent  de  face  lorsqu'au  mois  de  mars 
1821  Rurchid  vint  prendre  le  commandement  de  l'armée  ottomane. 
Les  deux  vieillards  étaient  également  opiniâtres,  également  intré- 
pides et  surtout  également  rusés;  mais  Kurchid  avait  de  son  côté 
toute  la  puissance  religieuse  du  sultan.  Au  mois  d'octobre  1821,  le 
séraskier,  déjà  maître  de  la  première  citadelle,  s'empara  des  forts 
de  la  presqu'île.  Les  canonnières  qui  assuraient  au  pacha  la  pos- 
session du  lac  durent  se  retirer  devant  le  feu  des  batteries  établies 
sur  la  péninsule,  les  bombes  incendièrent  les  magasins  établis 
dans  l'Ile  du  lac.  Les  hbO  femmes  qui  composaient  le  harem  d'Ali 
furent  obligées  de  chercher  un  abri  sous  des  blindages  où  le  scor- 
but et  la  fièvre  exerçaient  des  ravages  affreux.  La  fermeté  stoïque 
du  pacha  ne  se  démentit  pas;  son  embonpoint  disparut,  a  Ses  yeux 
ne  brillaient  plus  que  d'un  feu  sombre;  »  ses  mains,  dont  l'élé- 
gance aristocratique  le  rendait  si  fier,  étaient  devenues  les  doigts 
décharnés  d'un  squelette.  Le  sommeil  l'avait  fui,  et  il  ne  s'y  aban- 
donnait que  brisé  par  l'excès  de  la  fatigue.  Retiré  au  fond  d'une 
casemate,  il  voyait  peu  à  peu  la  défection  lui  enlever  ses  derniers 
défenseurs,  il  ne  restait  plus  autour  de  lui  que  quelques  S!  ides  ou 
des  hommes  trop  compromis  pour  conserver  l'espoir  du  pardon.  Le 
13  novembre  1821,  Kurchid  reçut  un  nouveau  renfort  de  troupesasia- 
tiques  :  l'armée  de  blocus  se  trouva  ainsi  portée  â  25,n00  hommes. 
Kurchid  fit  armer  sur-le-champ  une  flottille  dans  l'intention  d'atta- 
quer l'île  du  lac.  Vers  la  fin  de  décembre,  le  débarquement  était 
opéré;  A50  soldats  albanais  ouvrirent  à  Kurchid  les  portes  de  la 
forteresse.  Ali  fut  réduit  à  s'enfermer  avec  une  soixantaine  de  ses 
serviteurs  dans  la  tour  où  il  avait  fait  transporter  des  vivres,  ses 
trésors  et  une  énorme  quantité  de  poudre.  Là,  il  menaçait  de  se 
faire  sauter  et  d'anéantir  tout  cet  or  que  ses  ennemis  ne  convoi- 
taient pas  moins  que  sa  tète.  C'est  une  des  singularités  de  notre 
nature  qu'il  ne  soit  jamais  plus  rare  de  renoncer  à  la  vie  qu'à 
l'heure  où  la  vie  n'a  plus  rien  à  nous  promettre;  nous  nous  y  cram- 
ponnons alors  avec  une  ardeur  sans  égale.  Ali  avait  cent  fois  bravé 
la  mort  sur  le  champ  de  bataille;  il  se  laissa  séduire  par  des  pro- 
messes de  clémence.  Il  quitta  son  asile  et  vint  s'établir  dans  le  cou- 
vent de  Satiras,  un  des  monastères  bâtis  sur  l'île  du  lac,  où  le  se- 


304  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

raskier  lui  avait  fait  préparer  un  logement  splendide.  Là,  pendant 
sept  jours,  Ali,  déjà  au  pouvoir  de  ses  ennemis,  n'en  fut  pas  moins 
traité  par  eux  avec  la  plus  grande  déférence.  Il  fallait  lui  arracher 
l'ordre  de  livrer  aux  troupes  du  sultan  la  tour  où  il  avait  placé 
sous  bonne  garde  ses  millions.  Un  autre  lui-même,  Sélim,  veillait 
sur  ce  dépôt,  et  la  mèche  qui  pouvait  sur  un  signe  du  maître  faire 
tout  voler  en  éclats  restait  allumée.  Ali  céda;  ce  n'était  plus  qu'un 
enfant,  jouet  de  ces  artifices  grossiers  qu'il  avait  lui-même  mis  tant 
de  fois  en  usage.  Le  5  février  1822,  il  consentit  à  donner  à  Sélim 
l'ordre  de  faire  évacuer  par  la  garnison  le  réduit  qui  renfermait 
son  trésor.  Le  premier  soin  des  Turcs  en  entrant  dans  la  citadelle 
fut  de  poignarder  Sélim.  Vers  cinq  heures  du  soir,  Ali,  entouré  de 
ses  officiers  défaits  et  accablés,  attendait  l'acte  de  pardon  qui  lui 
avait  été  promis.  Il  vit  entrer  Méhémet-Pacha,  qui  avait  succédé 
à  Kurchid  dans  le  pachalik  de  la  Morée,  Omer  Brioni,  un  de  ses 
anciens  partisans  qui,  dès  le  début  de  la  campagne,  l'avait  aban- 
donné, le  seliktar  de  Kurchid  et  quelques  autres  ofiiciers  de  l'ar- 
mée turque.  L'entrevue  se  passa  en  paroles  courtoises;  mais  au 
moment  où  les  deux  pachas  allaient  se  séparer,  marchant  de  front 
vers  la  porte  de  l'appartement,  comme  le  voulait  l'étiquette  musul- 
mane pour  deux  vizirs  du  même  rang  dans  la  hiérarchie  officielle, 
à  cet  instant  où  Ali  s'inclinait  pour  prendre  congé  de  son  hôte, 
Méhémet  tira  son  kanjiar  et  le  plongea  dans  le  sein  du  pacha; 
puis,  s' avançant  avec  calme  vers  la  galerie  extérieure  :  «  Ali  de 
Tépédélcn,  dit-il  à  ses  suivans,  Ali  de  Tépédélen  est  mort.  »  Le 
capidji  de  la  Porte  entra,  sépara  la  tête  du  tronc  et  se  dirigea  vers 
la  citadelle  pour  la  montrer  aux  troupes.  Les  Albanais  et  les  Turcs 
ne  virent  pas  la  chose  du  même  œil,  une  rixe  s'ensuivit  dans  la- 
quelle il  y  eut  de  part  et  d'autre  du  sang  versé;  mais  Kurchid,  ac- 
couru, rétablit  bientôt  l'ordre.  Il  annonça  aux  mutins  que  la  solde 
arriérée  allait  leur  être  payée  et  que  dans  quelques  jours  l'armée 
passerait  en  Thessalie  pour  se  préparer  à  envahir  la  Grèce.  Là,  on 
trouverait  du  butin  et  des  esclaves  en  abondance.  Cn  semblable 
discours  ne  pouvait  être  accueilli  qu'avec  enthousiasme.  Albanais 
et  Turcs  firent  retentir  l'air  des  mêmes  acclamations  :  «  Le  chien 
Ali  est  mort.  Longue  vie  au  sultan  Mahmoud  et  à  son  vaillant  sé- 
raskier  Kurchid!  »  Ainsi  passe  la  gloire  de  ce  monde!  Ainsi  en  tout 
pays  les  masses  oublieuses  applaudissent  au  succès! 

III. 

Au  mois  de  mars  1822,  voici  quelle  était  la  situation  générale 
des  choses  dans  le  Levant.  Les  Albanais  étaient  sans  gouvernement; 
la  Morée,  la  Grèce  continentale,  l'Archipel  tendaient  à  se  constituer 


LA  MORT  d'ali-paciia.  305 

en  corps  de  nation.  Navarin,  Monembasia,  Tripolitza,  Corinlhe, 
étaient  passées  aux  mains  des  Grecs;  Coron,  Modon,  Nauplie,  les 
châteaux  de  Patras,  d'Athènes,  celui  de  Garisto,  dans  l'Eubée,  ré- 
sistaient encore.  Les  Turcs  se  maintenaient  dans  Larissa  et  dans 
les  vallées  de  la  Thessalie.  Les  Grecs  gardaient  les  dt^filés  des  Ther- 
mopyles;  les  montagnards  de  la  chaîne  de  l'Olympe  et  du  Pélion 
donnaitTit  la  main  aux  bandes  armées  de  la  rive  droite  du  Vcirdar. 
Ces  bandes,  grossies  des  Albanais  chrétiens  que  le  vizir  de  Janina 
avait  pris  jadis  à  sa  solde,  ne  se  retiraient  plus  devant  le  pacha  de 
Salonique  ;  elles  commençaient  à  le  resserrer  dans  la  ville.  Fier  du 
succès  qu'il  avait  obtenu  le  15  juillet  1821  sur  les  troupes  de  Kara- 
Ali,  profitant  de  l'absence  de  la  flotte  ottomane,  rentrée  depuis  le 
A  novembre  dans  les  Dardanelles,  lemonothètede  Samos,  Logothétis, 
avait  débarqué  à  Chio  le  22  mars  1822  avec  environ  2,500  hommes. 
Après  une  escarmouche  insignifiante,  il  était  entré  dans  la  ville, 
avait  brûlé  la  douane,  détruit  deux  mosquées  et  pris  ses  disposi- 
tions pour  investir  la  citadelle.  A  cette  nouvelle,  les  paysans  que 
Tombazis  n'avait  pu  décider  à  prendre  les  armes  étaient  accourus 
en  foule  sous  les  drapeaux  du  vaillant  dictateur.  Ainsi  l'ensemble 
de  l'Archipel  était  grec,  à  l'exception  des  trois  villes  de  l'île  de  Can- 
die, de  la  citadelle  de  Chio,  des  îles  de  Rhodes,  de  Cos  et  de  Mété- 
lin.  Le  moment  était  venu  de  donner  un  gouvernement  à  cette 
agglomération;  l'insurrection  jusqu'alors  s'en  était  passée.  Les  in- 
térêts du  fisc  avaient  surtout  préoccupé  tes  conquérans  turcs  quand 
sous  Mahomet  II  ils  avaient  confirmé  clans  leur  autorité  les  magis- 
tratures locales.  Le  souverain  avait  droit  au  dixième  des  récoltes. 
Les  municipalités  furent  investies  du  soin  de  recueillir  cette  dîme 
territoriale  qui  devait  se  payer  en  nature.  Les  piimats  ou  kodja-ba- 
chis  furent  avant  tout  des  collecteurs  de  taxes.  Chaque  village  éli- 
sait son  représentant  sous  le  nom  de  démogéronte;  les  démogé- 
rontes  et  le  peuple  des  villes  choisissaient  à  leur  tour  les  proëstes, 
à  qui  était  confiée  en  dernier  ressort  l'élection  des  primats.  Des 
fermiers-généraux  achetaient  les  revenus  d'un  district  et  les  reven- 
daient à  ces  agens.  Forts  du  patronage  que  leur  accordait  le  gou- 
vernement ottoman,  les  kodja-bachis  ne  tardèrent  pas,  en  dépit  de 
ces  apparences  de  suffrage  populaire,  à  former  en  Grèce  une  aris- 
tocratie nouvelle  et  à  mériter  par  leur  insolence  le  nom  qui  leur  a 
souvent  été  donné  de  u  chrétiens -Turcs.  »  Deux  fois  l'an,  ils  se 
réunissaient  à  Tripolitza  pour  y  arrêter,  de  concert  avec  le  gouver- 
neur et  avec  les  évêques,  les  mesures  relatives  aux  impôts  et  à 
la  police.  Telle  était  l'administration  qui  avait  dirigé  les  premiers 
efforts  des  insurgés,  pendant  que  le  commandement  militaire  était 
successivement  dévolu  au  bey  Petro-Mavromichali  et  au  prince 

TOME  civ.  —  18^3.  2© 


306  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Démétrius  Ipsilanti.  Ce  gouvernement  rudimentaire  eût  pu  à  la 
rigueur  suffire  à  la  Morée  ;  il  ne  convenait  plus  à  la  Grèce,  désor- 
mais composée  de  quatre  provinces  distinctes,  la  Morée,  les  îles,  la 
Grèce  occidentale,  la  Livadie,  comprenant  la  Béotie  et  l'Attique. 

Le  prince  Alexandre  Mavrocordato  était  arrivé  au  camp  de  Tri- 
politza  le  8  août  1821.  Né  en  1787,  descendant  d'une  famille  de 
Phanariotes  originaire  de  Ghio  qui  avait  fourni  deux  hospodars  à  la 
Valachie,  le  prince  devait  à  sa  longue  carrière  politique  une  noto- 
riété qui  le  désignait  au  choix  de  ses  compatriotes.  On  lui  donna  la 
direction  politique  de  la  révolution  dans  la  Grèce  occidentale.  Un 
autre  Phanariote,  qui  avait  été  représentant  de  la  Porte  à  Paris, 
Théodore  Négris,  fut  chargé  d'organiser  les  provinces  orientales. 
Le  désordre  et  la  dissension  n'en  gagnaient  pas  moins  du  terrain. 
On  crut  obvier  à  tout  en  édifiant  une  constitution  provisoire  et  en 
créant  une  sorte  de  gouvernement  représentatif  dont  le  centre  d'ac- 
tion serait  établi  à  Gorinlhe.  La  première  assemblée  générale  eut 
lieu  à  Argos  au  mois  de  décembre  1821;  la  constitution,  promul- 
guée le  13  janvier  1822,  reçut  du  nouveau  siège  choisi  pour  les 
séances  le  nom  de  constitution  d'Épi daure.  Get  acte  établissait  un 
congrès  national  investi  de  l'autorité  législative  et  un  pouvoir  exé- 
cutif composé  de  cinq  membres.  Le  prince  Alexandre  Mavrocor- 
dato,  président  de  ce  conseil,  fut  en  même  temps  le  premier  prési- 
dent de  la  Grèce;  le  Phanariote  Négris  devint  son  chancelier.  La 
Grèce  libre,  —  telle  fut  l'appellation  par  laquelle  on  désigna  l'état 
qui  devait  lutter  sept  années  encore  pour  sa  liberté,  —  fut  divisée 
en  quatre  provinces,  les  habitans  furent  partagés  en  quatre  classes, 
suivant  leur  fortune.  Ceux  du  cens  le  plus  élevé  furent  invités  à 
verser  immédiatement  1,000  piastres  dans  le  trésor  public;  les  au- 
tres classes  se  trouvèrent  également  taxées  en  proportion  de  leur 
revenu.  C'est  ainsi  qu'on  espérait  pourvoir  à  des  besoins  chaque 
jour  plus  pressans. 

On  voulait  établir  l'unité  dans  le  gouvernement  politique,  mais 
cette  unité  ne  présidait  pas  même  à  la  direction  des  opérations  mi- 
litaires. L'armée  grecque  n'avait  plus  de  commandant  en  chef.  Co- 
locotroni,  «  déjà  célèbre  par  l'atrocité  de  ses  brigandages,  »  s'était 
porté  avec  un  corps  de  Moréotes  vers  Patras.  D'autres  corps  opé- 
raient sous  les  ordres  du  chef  des  Maniotes  et  des  commandans  des 
différens  blocus.  Le  prince  Démétrius  se  tenait  isolé  à  Zeitouni. 
Pendant  ce  temps,  une  division  de  la  flotte  turque,  composée  en 
majeure  partie  de  navires  barbaresques  et  chargée  de  troupes  de 
débarquement  venues  à  sa  rencontre  dans  le  golfe  d'Arta,  se  pré- 
parait à  effectuer  une  descente  dans  le  golfe  de  Lépante.  L'Hydriote 
Condouriotti  fut  à  cette  nouvelle  déclaré  commandant  en  chef  de 
la  flotte.  Il  réunit  de  soixante  à  soixante-dix  bâtimens  et  courut, 


LA   MORT    d'aLI-PACHA.  307 

sans  perdre  un  instant,  à  la  recherche  de  cette  division  ottomane. 
Le  15  février  1822,  le  convoi  turc,   au  nombre  de  soixante -six 
voiles,  vint  jeter  l'ancre  sur  la  rade  de  Zante;  le  22,  il  se  dirigeait 
vers  Patras.  Le  27  se  montraient  à  leur  tour  les  bâtimens  grecs, 
«  bien  faibles,  nous  dit  le  rapport  de  l'agent  consulaire  de  France, 
M.  Reinaud,  bien  faibles  et  presque  tous  bricks  marchands  armés 
en  guerre.  »  Avertie  par  les  avis  qui  lui  furent  envoyés  de  Zante, 
la  force  turque  activa  ses  opérations,  laissa  en  arrière  un  bon 
nombre  de  ses  transports  et  mit  précipitamment  sous  voiles.  Près 
du  cap  Papa,  elle  rencontra  les  Grecs;  l'affaire  se  termina  par  une 
vive  canonnade.  Un  vent  très  violent  de  nord  et  de  nord-est  sé- 
para les  combattans.   Le  lendemain,  la  division  turque  mouillait 
de  nouveau  devant  Zante,  et,  trompant  la  surveillance  des  Grecs, 
s'échappait  furtivement  à  la  faveur  de  la  nuit.  Le  désappointement 
fut  extrême  à  Hydra  et  dans  toute  la  Grèce.  Rien  n'avait  plus  con- 
tribué au  succès  de  l'insurrection  que  la  suprématie  navale.  Qu'ar 
riverait-il  si  l'on  venait  à  la  perdre?  Les  bâtimens  grecs  étaient 
«  chargés  d'hommes  entreprenans  et  capables,  »  mais  impuissans  à 
se  mettre  en  travers  de  la  flotte  de  Constantinople.  Allaient-ils 
trouver  dans  les  Barbaresques  des  adversaires  en  état  de  lutter 
d'agilité  et  d'adresse  avec  eux?  Le  découragement  parut  à  cette 
époque  faire  de  sensibles  progrès,  particulièrement  dans  les  îles. 
Pendant  que  le  blocus  d'Athènes  se  poursuivait  sous  les  ordres 
d'un  ancien  aspirant  de  la  marine  française,  M.  Voutier;  pendant 
qu'un  autre  Français,  le  lieutenant  de  grenadiers  Ballestre,  homme 
de  résolution,  poussait  vigoureusement  la  guerre  en  Candie,  qu'un 
Alsacien  dirigeait  l'artillerie  à  Chio,  que  quelques  autres  Français, 
des  Allemands,  un  ou  deux  Anglais  allaient  prendre  place  dans  les 
rangs  des  palikares,  l'amiral  Halgan  adressait  au  ministre  de  la 
marine,  le  12  mars  1822,  la  copie  de  deux  lettres  «  relatives  à  une 
proposition  des  principaux  insulaires  de  l'Archipel.  »  —  «  Voici, 
disait  l'amiral,  l'objet  de  leurs  sollicitations  :  ils  demandent  la  pro- 
tection de  la  France,  ou,  si  cette  requête  est  rejetée,  la  facilité 
pour  les  chefs  de  se  rendre  à  Marseille  avec  leurs  capitaux.  J'ai 
écrit  à  M.  le  marquis  de  Latour-Maubourg  à  Constantinople  que, 
sans  entrer  dans  le  fond  de  la  question,  sans  même  penser  que  le 
protectorat  demandé  pût  être  utile  à  la  France,  je  croyais  qu'il  y 
aurait  de  l'inconvénient  à  abandonner  absolument  les  Grecs  à  la 
vengeance  de  leurs  anciens  maîtres.  L'une  des  conséquences  im- 
médiates de  cet  abandon  serait  sans  doute  une  série  de  meurtres 
dont  l'opinion  publique  s'irriterait  en  Europe,  et  dont  probable- 
ment la  Russie  saurait  tirer  parti  pour  troubler  le  repos  du  monde.  » 
Les  Grecs,  on  le  voit,  n'étaient  pas  seuls  découragés  à  cette  heure; 
leurs  protecteurs  les  plus  sympathiques  ne  parlaient  plus  déjà  que 


3(8  ri':vi;e  des  deux  mondes, 

de  leur  salut  :  ils  n'auraient  pas  osé  leur  prédire  le  triomphe.  La 
mort  d'Ali-Pacha,  le  rassemblement  de  forces  imposantes  en  Thes- 
salie,  l'activité  des  escadres  légères  envoyées  au  secours  du  sultan 
par  les  régences  de  la  côte  d'Afrique,  le  bonheur  avec  lequel  le 
gros  de  la  Hotte  ottomane  avait  réussi,  depuis  l'expédition  infruc- 
tueuse de  Samos,  à  se  soustraire  aux  attaques  des  brûlots,  l'épui- 
sement des  ressources  financières,  la  turbulence  des  masses,  les 
divisions  des  chefs,  tout  se  réunissait  pour  paralyser  la  défense, 
tout  tendait  à  démoraliser  les  cœurs.  Ce  fut  en  cet  instant  critique, 
un  des  plus  graves  qu'ait  traversés  la  Grèce,  qu'on  vit  l'héroïsme 
d'un  simple  capitaine  ramener  la  confiance  et  l'ascendant  sous  les 
drapeaux  de  la  patrie. 

Le  gouvernement  de  Corinthe  avait  fait  passer  quelques  pièces 
de  canon  à  Logothétis;  le  monothite  n'avait  pu  obtenir  que  la 
flotte  grecque  vînt  s'opposer  à  l'envoi  des  troupes  de  la  Porte. 
Le  11  avril  1822,  le  capitan-pacha  Kara-Ali  arrivait  dans  le  canal 
de  Chio;  le  lendemain,  il  mettait  à  terre  7,000  hommes.  Les  Grecs 
cette  fois  firent  peu  de  résistance.  Logothétis  et  ses  soldats  trou- 
vèrent un  refuge  à  bord  de  quelques  navires  ipsariotes;  la  mal- 
heureuse population  qu'ils  avaient  compromise  demeura  tout  en- 
tière à  la  merci  des  Turcs  exaspérés  :  /iO,000  personnes  massacrées 
sans  pitié  ou  vendues  comme  esclaves  sur  les  marchés  de  l'Asie- 
Mineure  payèrent  le  succès  éphémère  de  Logothétis.  Quand  le  dic- 
tateur de  Samos  avait  débarqué  à  Chio,  il  y  avait  trouvé  près  de 
100,000  habitans;  quand  les  Turcs  se  retirèrent  de  cette  île,  on  y 
eût  à  peine  compté  30,000  âmes.  Les  Samiens,  indignés,  dégra- 
dèrent et  exilèrent  le  chef  dont  la  téméraire  tentative  avait  eu 
cette  effroyable  issue;  plus  tard,  le  gouvernement  d'Hydra  rendit  à 
Logothétis  son  autorité.  11  fît  bien,  car  les  Hydriotes  étaient  assu- 
rément plus  coupables  que  cet  homme  énergique;  si  Chio  avait 
été  dévastée,  c'était  m^oins  parce  qu'on  l'avait  soulevée  que  parce 
qu'on  ne  l'avait  pas  secourue. 

Ce  ne  fut  que  le  10  mai  1822  que  la  flotte  grecque,  attirée  par 
les  désastreuses  rumeurs  qui  s'étaient  répandues  dans  tout  l'Ar- 
chipel, prit  la  mer  à  son  tour;  elle  se  composait  de  cinquante-six 
voiles  et  était  commandée  par  André  Miaulis.  Confiant  dans  la  dé- 
sorganisation de  la  marine  grecque  qu'il  avait  appris  à  braver,  le 
capitan-pacha  vit  approcher  sans  crainte,  le  31  mai  1822,  la  flotte 
de  Miaulis.  Il  appareilla  sur-le-champ,  et  se  porta  au-devant  de 
l'ennemi.  Pendant  trois  jours,  les  deux  flottes  s'observèrent,  se  ca- 
nonnèrent,  le  tout  sans  résultat.  Plusieurs  brûlots  furent  lancés 
contre  la  flotte  turque;  la  brise  était  fraîche,  aucun  brûlot  ne  réus- 
sit à  incendier  un  vaisseau  ottoman.  Les  Grecs  retournèrent  décou- 
ragés à  Ipsara,  les  Turcs  allèrent  achever  leur  ramazan  au  mouillage 


LA   MORT    d' ALI-PACHA.  309 

de  Ghio.  Le  18  juin,  les  principaux  officiers  de  la  flotte  ottomane 
se  trouvaient  réunis  à  bord  du  capitan-pacha  :  le  ramazan  finis- 
sait, les  Turcs  s'apprêtaiunt  à  célébrer  la  fête  du  baïram;  la  nuit 
était  sombre  et  sans  lune,  la  flotte  turque  s'était  pavoisée  de  fa- 
naux. Deux  navires  grecs  entrèrent  dans  le  canal.  L'un  gouverna 
sur  le  vaisseau  de  quatre-vingts  canons  que  montait  le  capitan- 
pacha,  l'autre  s'attaqua  au  vaisseau  de  soixante-quatorze  qui  por- 
tait le  pavillon  du  riala-bey.  Ces  deux  navires  étaient  des  brûlots  ; 
le  premier  appartenait  au  port  d'Ipsara,  le  second  avait  été  armé  à 
Hydra.  Le  brûlot  hydriote,  qui  avait  accroché  le  vaisseau  du  riala- 
bey,  s'en   détacha,  entraîné  par  la  brise,  et  fut  poussé  tout  en 
flammes  au  milieu  des  vaisseaux  turcs  sans  en  accrocher  aucun.  Le 
brûlot  ipsariote  était  commandé  par  Constantin  Canaris,  le  héros  de 
la  révolution  grecque,  un  des  plus  rares  courages  dont  les  temps 
modernes  aient  offert  l'exemple.  Canaris  introduisit  le  beaupré  de 
son  navire  dans  un  sabord  ouvert,  et  le  brick  fut  ainsi  amarré  soli- 
dement au  vaisseau  turc  à  quelques  pieds  en  arrière  du  bossoir.  De 
cette  façon,  le  vent  devait  porter  les  flammes  vers  le  grand-mât  du 
vaisseau  ennemi.  Ce  fut  alors,  mais  alors  seulement,  que  Canaris 
alluma  la  mèche  de  sa  propre  main  et  sauta  dans  l'embarcation  où 
ses  compagnons  l'attendaient.  Trente- deux  volontaires  s'étaient 
offerts  pour  prendre  part  à  cette  expédition,  tous  avaient  communié 
le  matin.  Le  vaisseau  turc  fut  bientôt  une  fournaise.  Les  flammes, 
en  jaillissant  par  les  écoutilles,  avaient  gagné  les  tentes  établies 
pour  ce  jour  de  fête.  Kara-Âli  se  jeta  dans  une  embarcation;  un  dé- 
bris de  mâture  vint  l'atteindre  à  la  tête.  On  le  transporta  mourant 
sur  le  rivage.  Plus  de  2,000  hommes  étaient  rassemblés  à  cette 
heui-e  sur  le  vaisseau  amiral;  presque  tous  périrent  dans  cett3  nuit. 
Les  canons  échauffés  partaient  par  intervalles  et  tenaient  à  dis- 
tance les  embarcations  de  secours;  les  chaloupes  du  vaisseau  som- 
braient l'une  après  l'autre  sous  leur  charge.  La  confus'on  était 
effroyable,  la  consternation  serait  impossible  à  décrire.  Les  cha- 
loupes des  brûlots  traversèrent  sans  être  inquiétées  toute  la  flotte. 
A  l'autre  extrémité  du  canal,  des  bricks  grecs  les  attendaient.  Ces 
bâtimens  reçurent  les  trente-deux  volontaires  revenus  de  leur  mis- 
sion sains  et  saufs,  et  les  ramenèrent  triomphans  à  Ipsara.  Le  capi- 
tan-bey  avait  pris  le  commandement  de  la  flotte  ottomane  après  la 
mort  du  capitan-pacha;  il  ne  se  crut  plus  en  sûreté  dans  l'Archi- 
pel, et  au  lieu  d'aller  attaquer  Ipsara  ou  Samos,  comme  on  l'appré- 
hendait, il  s'empressa  de  regagner,  poursuivi  par  la  flotte  grecque, 
l'asile  habituel  dos  Turcs  découragés.  Le  2  juillet,  les  vaisseaux 
ottomans  jetaient  l'ancre  sous  le  canon  des  châteaux  des  Darda- 
nelles. Les  Chiotes  étaient  vengés,  et  de  nouveau  la  mer  apparte- 
nait aux  Grecs. 


310  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IV. 


Le  contre-amiral  Halgan  avait  qui^tté  l'Archipel  avant  qu'on  y 
apprît  la  catastrophe  dtî  Chio.  Rappelé  en  France  par  ses  devoirs 
parlementaires,  —  il  était  député,  —  il  partit  de  Srnyrne  le  5  avril 
1822,  après  avoir  remis  le  commandement  de  la  station  au  capi- 
taine de  la  Jeanne  d'Arc,  M.  le  vicomte  de  La  Mellerie;  il  arriva  en 
rade  de  Toulon  le  1"  mai,  y  purgea  sa  quarantaine,  et  fut  reçu  le 
31  mai  à  Paris  par  le  ministre  de  la  marine,  qui  était  alors  M.  le 
marquis  de  Clermont-Tonnerre.  Les  derniers  jours  passés  par  l'a- 
miral à  Smyrne  y  avaient  été  signalés  par  de  nouveaux  services 
rendus  à  la  cause  de  l'humanité.  Constantinople  était  calme,  mais 
à  Smyrne  «  les  tueries  partielles  »  avaient  recommencé.  Le  l*^""  oc- 
tobre 1821,  l'amiral  avait  reçu  dans  son  propre  canot  trois  malheu- 
reux Grecs  que  l'on  poursuivait;  le  h  novembre,  il  avait  fait  passer 
sur  V Active  192  réfugiés  qui  assiégeaient  la  maison  du  consul,  et 
les  avait  fait  transporter  dans  une  des  îles  de  l'Archipel.  C'était  aux 
soldats  candiotes  que  l'on  attribuait  les  désordres  :  ces  misérables 
avaient  attaqué  de  nuit  la  maison  du  pacha  et  l'avaient  contraint 
à  capituler;  ils  demandaient  à  être  ramenés  à  Candie.  L'amiral 
consentit  à  les  faire  escorter,  espérant  qu'il  pourrait  ainsi  rendre 
quelque  tranquillité  à  Smyrne;  mais,  les  Candiotes  partis,  les  meur- 
tres continuèrent.  L'attaque  tentée  par  les  Samiens  sur  Chio  le 
23  mars  1822  avait  réveillé  toute  l'irritation  de  la  milice.  Les  Grecs 
ne  pouvaient  plus  sortir  de  leurs  maisons.  Des  femmes,  des  en- 
fans,  tombaient  à  chaque  instant  sous  les  coups  de  la  populace.  La 
terreur  de  93  n'était  rien  auprès  de  ce  régime  de  barbarie.  Plus 
de  2,000  familles  durent  alors  la  vie  à  l'intervention  du  consul- 
général  de  France,  à  la  vigoureuse  attitude  de  l'amiral.  Souvent 
au  milieu  du  calme  le  plus  profond  on  entendait  des  cris,  des  pas 
précipités;  c'était  une  femme  en  pleurs  qui  fuyait  devant  une  pa- 
trouille, ou  qui  allait  s'abattre  toute  sanglante,  atteinte  par  la  balle 
d'un  pistolet.  L'amiral  Jacquinot  était  enseigne  de  vaisseau  sur  la 
gabare  la  Lionne^  il  me  racontait,  il  y  a  quelques  jours  à  peine, 
ces  scènes  déplorables  dont  un  triste  hasard  l'avait  rendu  témoin. 
Nos  navires  de  guerre  n'avaient  jusqu'alors  fait  de  leur  droit  d'asile 
qu'un  usage  en  quelque  sorte  timide  et  clandestin;  ils  l'exercèrent 
désormais  au  grand  jour  sans  se  soucier  des  Turcs  et  sans  se  mettre 
en  peine  des  conventions  diplomatiques  du  Bosphore.  Le  roi  sage 
et  prudent  que  les  hommes  d'état  appelaient  à  cette  heure  le  Nes- 
tor de  l'Europe  ne  désapprouva  pas  cette  conduite;  il  lui  donna  au 
contraire  son  assentiment  le  plus  chaleureux.  Lorsque  le  3  juin 
1822  l'amiral  Halgan  lui  fut  présenté,  voici  les  propres  paroles  que 


LA   MORT   d' ALI-PACHA,  311 

Louis  XVIII  lui  adressa  :  «  Je  regrette,  amiral,  que  nous  ayons  re- 
noncé aux  usages  de  l'antiquité;  je  vous  aurais  surnommé  Halgan 
le  Sauveur.  »  Le  h  juin,  ouvrant  la  séance  des  chambres,  il  rappela, 
non  sans  émotion,  les  services  rendus  par  les  forces  navales  du  Le- 
vant aux  infortunés  «  dont  la  reconnaissance  était,  dit-il,  le  prix  de 
ses  sollicitudes.  »  Les  paroles  royales  trouvèrent  de  l'écho  dans 
cette  grande  assemblée.  «  La  France,  s'écriait  M.  de  Bonald,  a  fait 
ce  qu'elle  devait  faire.  Secourable  au  malheur,  le  pavillon  blanc  l'a 
cherché  partout;  dans  ces  déplorables  événemens,  il  n'a  vu  que  des 
victimes.  »  Le  général  Foy,  Lafayette,  unirent  leurs  suffrages  à 
celui  de  l'orateur  monarchique.  La  France  était  contente  d'elle- 
même,  et  elle  avait  raison  de  l'être.  Son  tort,  ce  n'est  pas,  comme 
toute  uns  école  politique  voudrait  le  prétendre,  d'avoir  été  trop 
souvent  généreuse,  c'est  d'avoir  imprudemment  compté  sur  la  gé- 
nérosité des  autres.  A  quelques  années  de  là,  livré  aux  pensées  un 
peu  sombres  qu'inspirent  aux  plus  résignés  la  retraite  et  le  crépus- 
cule de  la  vie,  l'amiral  Halgan  relisait  son  journal  de  bord.  «  Je 
sens,  disait-il,  que  ces  réminiscences  n'ont  plus  d'attrait  que  pour 
moi.  Les  événemens  de  1821  et  de  1822  se  sont  déjà  effacés  de  la 
mémoire  des  hommes;  ils  ont  passé  dans  le  courant  du  fleuve  d'ou- 
bli, emportés  par  ces  flots  que  pressent  tant  d'autres  flots.  »  Puissé- 
je  à  mon  tour  en  avoir  rajeuni  le  souvenir  pour  l'honneur  d'un 
brave  amiral,  pour  la  gloire  de  la  marine  et  pour  la  consolation  de 
la  France! 

M.  le  vicomte  de  La  Mellerie  conserva  peu  de  temps  le  comman- 
dement de  la  station  du  Levant.  Une  dépêche  ministérielle  du 
18  juin  1822  vint  bientôt  appeler  à  ce  poste  important  M.  le  che- 
valier de  Viella,  commandant  de  la.  Fleur  de  Lis;  mais  déjà  un  autre 
officier,  l'ancien  capitaine  de  V Aigrette,  le  chevalier  de  Rigny,  qui 
commandait  alors  la  frégate  la  Médée,  avait  reçu  l'ordre  de  se 
rendre  dans  l'Archipel  et  d'y  aller  remplir  une  mission  temporaire. 
Cet  oflicler  était  investi  d'une  confiance  qu'il  méritait  à  tous  les 
titres  et  à  tous  les  degrés.  Fils  d'un  ancien  capitaine  au  régiment 
de  Penthièvre,  neveu  de  l'habile  ministre  qui  rétablit  le  premier 
l'honneur  de  nos  finances,  il  avait  à  la  fois  le  mérite  et  la  faveur.  A 
l'âge  de  quarante  ans,  il  avait  déjà  fait  plus  de  campagnes  de 
guerre,  assisté  à  plus  de  combats,  mieux  appris  à  cette  école  son 
métier  de  soldat  et  de  matelot  que  beaucoup  de  ces  vétérans  qui 
affectaient  de  le  traiter  encore  en  officier  de  cour.  Né  en  1782,  en- 
tré dans  la  marine  en  1798,  le  chevalier  de  Rigny  était  sur  la  Bra- 
voure dans  l'engagement  que  soutint  cette  frégate  contre  le  navire 
anglais  la  Concorde,  sur  le  Muiron  pendant  le  combat  d'Algésiras. 
En  1803,  il  entrait  dans  le  corps  des  marins  de  la  garde;  en  1806 
et  1807,  il  suivait  les  mouvemens  de  la  grande  armée  en  Prusse, 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  Pologne,  en  Poméranie.  11  prenait  part  aux  batailles  d'Iéna  et 
de  Pultusk,  aux  sièges  de  Stralsund  et  de  Graudentz.  En  1808,  il 
se  distinguait  en  Espagne  aux  combats  de  Piio-Seco,  de  Somo- 
Sierra,  de  la  Sepulveda,  à  la  prise  de  Madrid.  L'année  suivante,  il 
faisait  la  guerre  en  Autriche.  La  restauration  le  trouva  capitaine  de 
frégate  depuis  1811;  ses  services  lui  avaient  valu  sous  l'empire, 
peu  prodigue  de  pareilles  préférences,  un  avancement  exception- 
nellement rapide.  A  ceux  qui  eussent  été  tentés  de  le  lui  reprocher, 
le  capitaine  de  Rigny  aurait  pu  raconter  ses  campagnes,  l'enlève- 
ment du  village  do  Borselen,  près  de  Flessingue,  le  commandement 
du  brick  le  Railleur  et  de  la  frégate  VErigonc;  il  aurait  pu  au  be- 
soin leur  montrer  trois  blessures.  Le  gouvernement  connaissait  son 
tact,  sa  prudence,  sa  sûreté  d'appréciation;  il  l'envoyait  dans  le 
Levant  non  pas  précisément  pour  contrôler  les  rapports  du  contre- 
amiral  Halgan,  mais  pour  avoir  deux  impressions  indépendantes  au 
lieu  d'une.  C'est  ainsi  que  le  gouvernement  anglais,  tout  en  laissant 
à  l'amiral  sir  Graham  Moore  la  haute  direction  des  affaires,  avait 
cru  devoir  placer  sous  ses  ordres  un  jeune  commandant  qui  fut 
pendant  six  ans  le  rival  du  capitaine  et  plus  tard  de  l'amiral  de  Ri- 
gny, qui  lui  disputa  la  faveur  des  Grecs  et  ne  s'éclipsa  que  devant 
la  gloire  du  vainqueur  de  Navarin.  Le  capitaine  Hamilton  avait  paru 
sur  la  rade  de  Suiyrne  le  18  août  182 1  avec  la  frégate  anglaise  la 
Cambrian.  «  Dans  les  visites  que  nous  avons  échang'es,  écrivait  le 
consul-général  M.  David,  il  m'a  dit  qu'il  était  né  à  Paris  de  la  fa- 
mille du  fameux  comte.  11  est  allié  par  conséquent  à  celle  des  Gram- 
mont,  et  il  a  soin  de  le  faire  remarquer.  C'est  un  bel  homme,  froi- 
dement poU.  »  Tel  était  l'officier  que  nous  verrons  l'Angleterre 
opposer  parfois  avec  succès,  le  plus  souvent  avec  désavantage,  à 
un  homme  dont  rien  n'a  jamais  pu  troubler  la  ferme  et  honnête 
raison,  qui,  suivant  les  expressions  d'un  illustre  ministre,  bien 
digne  de  le  juger,  «  savait  conserver  dans  les  crises  politiques  le 
sang-froid  du  capitaine  et  élever  l'art  de  commander  jusqu'à  l'es- 
prit de  gouvernement.  » 

Partie  de  Toulon  le  28  mars  18*22,  de  Palerme  le  16  avril,  la 
MHce  arrivait  à  Milo  le  2  mai.  Le  12  août,  elle  quittait  Smyrne 
pour  rentrer  à  Toulon.  En  trois  mois,  elle  avait  visité  l'Archipel, 
la  côte  de  Syrie  et  l'Egypte.  Le  chevalier  de  Rigny  vit  d'abord  les 
Grecs  abattus  par  leurs  revers;  il  les  retrouva  en  revenant  d'Egypte 
exahés  et  retrempés  par  l'héroïsme  de  Canaris  et  de  Nikélas.  Ses 
rapports  font  foi  de  ce  double  mouvement  d'opinion.  «  Les  Grecs, 
avait-il  écrit  de  Milo  le  9  mai  1822,  ont  été  aigaillonnés  jusqu'ici 
par  l'espoir  d'une  puissante  diversion  en  leur  faveur.  On  peut 
croire,  si  cet  appui  leur  manque,  que  la  plupart  d'entre  eux  se  sou- 
mettront plus  facilement  encore  qu'ils  ne  se  sont  soulevés.  Pour  se 


LA    MORT    D  ALl-PAClIA.  313 

faire  une  juste  idée  de  la  mesure  et  de  la  durée  de  leurs  succès,  il 
faut  examiner  comment  et  sur  qui  ces  succès  ont  été  obtenus.  Aux 
premiers  rangs  de  l'insurrection  figurent  d'abord  les  insulaires 
d'Hydra,  de  Spezzia  et  d'Ipsara.  Les  habitans  de  ces  trois  rocliers, 
qui  fournissaient  annuellement  une  partie  des  équipages  de  la  flotte 
turque,  ont  tourné  contre  la  Porte  les  forces  qu'ils  mettaient  au- 
trefois à  son  service.  Agissant  dans  une  mer  semée  de  détroits,  ils 
ont  pu,  par  le  nombre  de  leurs  bâtimens,  intercepter  tous  les  pas- 
sages, fermer  les  communications  et  bientôt,  isolant  les  châteaux 
du  Pâloponèse,  les  faire  tomber  les  uns  après  les  autres  aux  mains 
des  Moréotes.  Ceux-ci,  favorisés  par  l'occupation  que  donnait  aux 
Turcs  Ali-Pacha,  ont  pu  s'emparer  de  Corinthe,  de  Tripolitza,  re- 
muer l'Attique,  rejeter  les  Turcs  dans  la  citadelle  d'Athènes,  et  lier 
ces  mouvemens  à  ceux  des  Grecs  du  Pinde  et  de  la  Macédoine; 
mais  tout  a  bien  changé  depuis  que  la  chute  d'Ali -Pacha  laisse 
au  sultan  la  disposition  de  ses  troupes  et  que  la  flotte  turque  est 
sortie  des  Dardanelles.  Les  Grecs  ne  paraissent  plus  compter  sur  la 
Russie;  ils  se  plaignent  des  Anglais  et  quelques-uns  commencent  à 
parler  du  désir  qu'ils  auraient  de  porter  à  sa  majesté  leur  hom- 
mage incertain.  » 

A  Cos,  où  la  Médée  mouillait  le  16  mai;  à  Rhodes,  où  elle  tou- 
chait le  18,  le  chevalier  de  Rigny  n'entrevoyait  aucun  danger  pour 
la  domination  du  sultan.  «  La  population  grecque,  disait-il,  y  ba- 
lance à  peine  la  population  turque.  »  A  Chypre,  des  désordres 
graves  avaient  éclaté,  le  mousselim  s'était  retiré  à  Nicosie,  et  les 
troupes  d'Abduîlah,  pacha  d'Acre,  qui  formaient  seules  la  garni- 
son de  l'île,  y  mettaient  tout  à  feu  et  à  sang.  Le  19  avril  étaient 
arrivés  à  Larnaca  1,500  hommes  expédiés  d'Alexandrie  par  le  pacha 
d'Egypte  :  le  commandant  de  ce  nouveau  corps ,  Salik-Bey,  avait 
jugé  prudent  de  se  débarrasser  à  tout  prix  des  mutins;  il  leur  avait 
fait  un  pont  d'or  et  les  avait  renvoyés  en  Syrie  sur  les  bâlimens 
mêmes  qui  l'avaient  amené,  au  risque  de  les  y  voir  prendre  parti 
pour  le  pacha  d'Acre,  en  ce  moment  rebelle  à  la  Porte  et  contre  le- 
quel marchaient  les  pachas  d'Adana,  d'Alep  et  de  Damas. 

La  puissance  de  Méhémet-Ali  avait  considérablement  grandi  de- 
puis le  jour  où  le  commandant  de  \ Aigrette  lui  rendait  visite  au 
mois  d'août  1817.  Sentant  la  nécessité  d'avoir  des  troupes  sur  les- 
quelles il  pût  compter  quand  il  plairait  à  la  Porte  de  le  déclarer 
rebelle  à  son  tour,  le  pacha  d'Egypte,  après  avoir  composé  un  corps 
de  mamelouks  dans  la  Haute -Egypte,  cherchait  à  constituer  de 
nouveaux  bataillons  avec  les  noirs  qu'il  tirait  du  Darfour  et  du  Don- 
gola.  Dans  ce  corps,  dont  il  avait  confié  l'organisation  à  un  officier 
français,  le  colonel  Sève,  il  venait  d'introduire  des  fellahs.  C'est 
ainsi  qu'il  avait  pu  envoyer  1,500  soldats  à  Chypre,  5,000  hommes 


314  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  Candie,  et  qu'il  gardait  encore  tout  prêt  à  s'embarquer  un  con- 
tingent semblable.  «  Le  port  d'Alexandrie,  écrivait  le  capitaine  de 
Rigny  à  la  date  du  20  juin,  présente  un  spectacle  des  plus  animés. 
On  y  compte  près  de  deux  cents  bâtimens  de  diverses  nations,  dont 
quatre-vingts  autrichiens.  » 

De  retour  à  Smyrne  le  h  août,  M.  de  Rigny  n'y  rencontra  pas  le 
nouveau  commandant  de  la  station,  le  chevalier  de  Viella,  occupé 
avec  la  Fleur  de  Lis  à  visiter  les  îles;  mais  il  eut  des  nouvelles  de 
la  Canibrian.  Le  capitaine  HamvUon  avait  dt'jà  fait  parler  de  lui.  Il 
venait  de  réclamer  «  avec  les  formes  les  plus  impératives,  »  25  Grecs 
passagers  sur  un  bâtiment  ionien  que  l'escadre  algérienne  avait  ar- 
rêtés. «  Après  quelques  difficultés  suivies  de  démonstrations  hos- 
tiles de  la  part  du  capitaine  anglais,  le  commandant  algérien,  au- 
torisé par  le  capitan-bey,  avait  fait  la  remise  des  Grecs.  » 

C'est  sous  la  préoccupation  d'un  dernier  effort  qui  les  pouvait 
trahir  que  le  capitaine  de  Rigny,  visitant  Hydra  et  le  golfe  de 
Nauplie  avant  d'opérer  son  retour  en  France,  trouva  les  Hydriotes. 
«  L'observateur  le  plus  froid,  dit-il,  ne  fût  pas  resté  insensible  au 
spectacle  de  cette  population  émue,  s'agitant  sur  son  rivage,  bien- 
tôt peut-être  désert,  préparant  ses  armes  et  ses  vaisseaux;  décidée, 
si  celles-là  sont  impuissantes,  à  chercher  sur  ceux-ci  un  rtfuge  et 
à  transporter  ses  pénates  sur  une  rive  étrangère.  »  Quelques  chefs 
insurgés  pouvaient  se  bercer  de  l'idée  que  la  chrétienté  assemblée 
en  congrès  à  Vérone  allait  s'occuper  de  leur  sort;  les  plus  avisés 
méditaient  tristement  sur  la  sanglante  exécution  de  Chio  et  jetaient 
un  regard  suppliant  vers  le  rivage  hospitalier  de  la  France.  Quant 
au  peuple,  il  avait  recouvré  tout  son  enthousiasme.  Ce  n'était  plus 
seulement  le  nom  de  Canaris  qui  volait  alors  de  bouche  en  bouche. 
Les  delhis  de  Dramali-Pacha  avaient  rencontré  leur  maître;  Niké- 
tas  venait  de  mériter  le  nom  de  turcophage.  La  campagne  de  1822 
avait  débuté  par  une  immense  et  générale  inquiétude;  le  mauvais 
emploi  que  les  Turcs  firent  de  leur  armée  en  changea  subitement 
le  cours.  Les  fautes  de  Dramali  et  du  nouveau  capitan-pacha  don- 
nèrent à  la  Grèce  la  citadelle  d'Athènes  et  Nauplie. 

V. 

L'acropole  d'Athènes,  ravitaillée  par  Orner  Yrioni  vers  la  fin  de 
l'année  1821,  ne  se  rendit  aux  Grecs  que  lorsque  l'eau  des  citernes 
se  trouva  complètement  épuisée.  La  garnison  capitula  le  21  juin 
1822.  Il  y  avait  alors  1,150  personnes  dans  l'acropole;  180  seu- 
lement étaient  en  état  de  porter  les  armes.  Malgré  les  efforts  des 
consuls  de  France  et  d'Autriche,  AIM.  Fauvel  et  Gropius,  la  plupart 
des  prisonniers  furent  massacrés.  Les  Grecs  auraient  même  violé 


LA   MORT    d' ALI-PACHA.  315 

les  demeures  des  consuls,  où  325  personnes  s'étaient  réfugiées,  si 
deux  navires  français,  la  gabare  V Active  et  la  goélette  YEslafctte, 
n'étaient,  par  un  heureux  hasard,  venus  mouiller  au  Pirée.  Les  ca- 
pitaines de  Reverseaux  et  Ilargous  n'hésitèrent  pas  à  mettre  à  terre 
une  partie  de  leurs  équipages.  Nos  marins,  dirigés  sur  Athènes,  es- 
cortèrent de  cette  ville  au  Pirée,  les  armes  chargées  et  la  baïon- 
nette au  bout  du  fusil,  les  malheureux  qui  avaient  cherché  un  asile 
sous  la  protection  de  notre  drapeau. 

La  capitulation  d'Athènes  eut  un  grand  retentissement  en  Europe. 
Ce  nom  magique  trompait  les  imaginations  sur  l'importance  d'un 
événement  qui  passa  presque  inaperçu  à  Constantinople.  Le  sultan 
Mahmoud  se  croyait  alors  assuré  de  reconquérir  la  Grèce,  et  l'o- 
rage de  son  courroux  s'amassait  en  Thessalie.  L'armée  rassemblée 
à  Larissa  par  le  séraskier  de  Roumélie  se  montait  à  plus  de 
20,000  hommes  •  8,000  cavaliers,  milice  féodale  commandée  parcinq 
pachas  et  par  les  beys  de  la  Thrace  et  de  la  Macédoine,  s'étaient 
joints  à  l'infanterie  albanaise  qui  venait  d'achever  le  siège  de  Ja- 
nina.  Aussitôt  que  les  chevaux  eurent  mangé  au  printemps  l'orge 
verte,  suivant  la  coutume  immémoriale  des  Timariotes,  le  pacha  de 
Drama,  chargé  par  le  vieux  Kurchid  de  diriger  l'invasion,  franchit 
le  Sperchius.  Jamais,  depuis  le  temps  où  Ali-Kumurgi  reprit  la 
Morée  sur  les  Vénitiens,  la  Grèce  n'avait  vu  pareille  pompe  mili- 
taire. Saisi  de  terreur,  le  commandant  de  l'Acro-Gorinthe  fit  mas- 
sacrer les  prisonniers  turcs  laissés  h.  sa  garde  et  abandonna  la  for- 
teresse dont  la  défense  lui  avait  été  confiée.  Le  17  juillet  1822, 
Dramali  établit  son  quartier-général  à  Corinthe,  le  24  il  campait 
dans  la  plaine  d'Argos;  mais  le  commandant  turc  avait  compté 
sans  la  détresse  de  la  contrée  qu'il  envahissait.  La  Morée  n'était 
pas  un  pays  qui  pût  nourrir  une  armée  imprudemment  séparée 
de  ses  magasins.  La  disette,  les  fièvres  et  la  dyssenterie  ruinè- 
rent plus  sûrement  que  la  guerre  les  troupes  qui  s'étaient  crues 
victorieuses  parce  qu'elles  n'avaient  point  eu  à  combattre.  Il  n'y 
avait  pas  quinze  jours  que  Dramali  occupait  Argos  qu'il  dut  son- 
ger à  se  replier  sur  Corinthe.  Les  Grecs  sous  INikétas  l'atten- 
daient à  la  sortie  du  Dervend.  Je  l'ai  visité  en  1833,  ce  sombre 
défilé  où  s'engouffra  la  cavalerie  turque  :  sur  les  deux  flancs  de  la 
montagne,  les  pierres  amoncelées,  dont  la  crête  abritait  les  assail- 
lans  embusqués  et  soutenait  le  canon  des  longues  carabines,  subsis- 
taient encore.  Il  était  facile  d'apprécier  l'habileté  des  préparatifs 
accumulés  pour  arrêter  les  Turcs  et  de  s'étonner  de  l'incurie  du 
chef  qui  avait  négligé  de  garder  un  pareil  passage.  Les  Delhis  en- 
tassés au  fond  du  ravin  essayèrent  vainement  de  pousser  plus  avant, 
11  leur  eût  été  plus  difficile  encore  de  rétrograder;  Ipsilanti,  Dikaios, 
s'étaient  longtemps  à  l'avance  postés  sur  leurs  derrières.  Les  Tima- 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

riotes  jonchèrent  de  cadavres  le  clair  ruisseau  qui  serpente  douce- 
ment au  milieu  des  myrtes  et  des  lauriers-roses.  Ce  fut  alors  qu'ils 
voulurent  gravir  les  pentes  d'où  les  Grecs  presque  sans  péril  les 
fusillaient.  Le  courage  du  désespoir  ne  les  sauva  pas.  Le  carnage 
fut  horrible,  le  butin  fut  immense. 

Le  8  août  182'2,  Dramali,  à  la  tête  d'une  seconde  colonne,  pre- 
nait une  autre  route.  11  fut  également  attaqué  par  Nikétas  et  par 
Ipsilanti.  Trop  heureux  de  pouvoir  échapper  à  de  tels  adversaires 
en  laissant  entre  leurs  mains  ses  bagages,  il  regagna  Coriiithe  avec 
les  débris  de  sa  cavalerie;  là  le  reste  de  son  armée  ne  tarda  pas  à 
se  fondre.  Le  fier  pacha,  qui  avait  rêvé  la  gloire  de  rendre  à  l'islam 
la  péninsule  rebelle,  ne  résista  pas  à  la  douleur  et  à  l'humiliation 
de  sa  défaite.  Son  patron  et  son  protecteur,  le  séraskier  Kurchid, 
s'était  empoisonné;  il  mourut  lui-même  à  Corinthe  dans  la  fleur  de 
l'âge  le  8  décembre  1822. 

Après  la  retraite  désastreuse  de  l'armée  de  Roumélie,  il  ne  res- 
tait plus  d'espoir  à  la  garnison  de  Nauplie  que  dans  les  secours  que 
pouvait  encore  lui  apporter  la  flotte.  Déjà  les  vaisseaux  turcs  partis 
des  Dardanelles  sous  les  or  .1res  du  capitan-bey  s'étaient  montrés  à 
l'entrée  du  golfe;  mais  ils  avaient  bientôt  poursuivi  leur  route  vers 
Patras.  Là  le  nouveau  gouverneur  de  la  Morée,  l'exécuteur  impi- 
toyable des  ordres  du  sultan,  l'assassin  du  pacha  de  Janina,  Méhé- 
met,  promu  par  sa  hautesse  à  la  dignité  d'amiral,  avait  pris  le 
commandement  de  la  flotte  ottomane.  Le  20  septembre  1822,  cette 
flotte  revenant  de  Patras  fut  signalée  par  la  vigie  d'Hydra.  La  fré- 
gate la  Fleur  de  Lis  avait  quitté  le  matin  même  le  m.ouillage  de  la 
baie  de  Saint-Jean,  où  s'était  réfugié  le  gouvernement  grec.  Elle 
passa  au  milieu  de  la  flotte  hydriote  qui  sortait  à  la  hâte  du  canal 
d'Hydra  pour  se  porter  à  la  rencontre  de  l'escadre  turque.  «  Tout 
était  à  Hydra  dans  la  plus  grande  rumeur;  la  population  entière  se 
tenait  sous  les  armes.  »  Quatre-vingt-quatre  voiles  ottomanes  se  diri- 
geaient vers  le  golfe  de  Nauplie.  Les  Grecs  n'avaient  que  soixante 
voiles,  la  plupart  bricks  de  huit  à  quatorze  canons,  à  leur  opposer. 
Le  lendemain,  21  septembre,  on  aperçut  distinct  ^ment  du  pont  de 
la  Fleur  de  Lis  «  les  deux  flottes  aux  prises  par  pelotons,  un  brû- 
lot se  consumant,  une  scène,  nous  dit  M.  de  Yiella,  remplie  d'émo- 
tion. »  Le  brûlot  était  un  brick  grec  qu'une  frégate  algérienne  avait 
abordé,  le  prenant  pour  un  brick  de  guerre.  Avant  de  se  jeter  dans 
l'embarcation  qui  suivait  à  la  traîne,  l'équipage  du  brûlot  prit  le 
temps  de  mettre  le  feu  à  la  mèche.  Les  voiles  de  la  frégate  s'en- 
flammèrent et  50  hommes  périrent  dans  ce  commencement  d'in- 
cendie. 

Le  lundi  23,  quelques  heures  avant  le  coucher  du  soleil,  la.  Fleur 
de  Lis  sortait  des  passes  d'Hydra;  la  tête  de  la  flotte  ottomane  était 


LA   MORT   d' ALI- PAC II A.  3)  7 

déjà  engagée  clans  le  golfe.  «  La  flotte  grecque  de  l'arrière  se  ras- 
semblait en  groupes.  »  Six  vaisseaux  de  ligne,  plus  de  quatorze  fré- 
gates ou  corvettes,  quarante  ou  cinquante  bâtimens  de.  guerre, 
favorises  par  la  brise  régulière  qui  souffle  tous  les  jours  en  été  du 
large,  abandonneraient-ils  la  place  afTamée  qui  leur  tendait  les 
bras?  Se  laisseraient -ils  barrer  le  chemin  par  une  flottille  dont  le 
plus  fort  bâtiment,  construit  pour  le  commerce  des  blés,  ne  portait 
pas  à  cette  heure  vingt  canons? 

La  nuit  se  passa  tranquillement.  Au  point  du  jour,  la  Fleur  de 
Lis  était  à  petite  distance  de  l'escadre  turque.  A  huit  heures  du 
matin,  le  chevalier  de  Viella  envoya  un  de  ses  officiers,  le  lieute- 
nant de  vaisseau  Graëb,  présenter  au  capitan-pacha  les  complimens 
d'usage.  Un  drogman  de  l'ambassade  de  France  servait  d'inter- 
prète. Le  capitan-pacha  congédia  tous  ses  familiers;  q.uand  il  se  vit 
seul  avec  l'ofTicier  français  :  «  J'ai  dans  mon  escadre,  lui  dit-il  de 
sa  voix  la  plus  caressante,  un  brick  autrichien  chargé  de  grains 
pour  l'approvisionnement  de  Nauplie;  ne  pourriez-vous  pas  lui 
donner  l'escorte  jusqu'au  fond  du  golfe?  »  M.  Graëb  ne  put  conte- 
nir l'expression  de  son  étonnement.  «  Je  ne  crois  pas,  dit-il,  mon 
commandant  disposé  à  se  charger  de  la  protection  d'un  bâtiment 
neutre.  »  —  Le  capitan-pacha  insistait.  —  Si  ce  navire  était  placé 
sous  le  pavillon  de  la  France,  il  était  bien  sûr  que  personne  n'ose- 
rait y  toucher.  — M.  Graëb  s'inclina  respectueusement  et  se  retira. 

Le  golfe  offrait  alors  le  plus  beau  spectacle.  La  flotte  turque  avec 
ses  quatre-vingt-quatre  voiles  en  remplissait  l'entrée.  Devant  cette 
flotte  se  dressait,  à  moins  de  10  ou  12  milles,  la  citadelle  de  Nau- 
plie,  dont  les  défenseurs  croyaient  déjà  toucher  le  secours  promis. 
A  gauche,  les  bricks  grecs,  en  panne  sous  leurs  huniers,  n'atten- 
daient qu'un  signal  pour  se  couvrir  de  voiles.  Le  calme  venait  de 
succéder  au  vent  de  terre  qui  avait  régné  toute  la  nuit.  Vers  dix 
heures,  les  premières  bouffées  de  la  brise  du  large  commencèrent  a 
se  faire  sentir.  L'immense  flotte  allait  donc  entrer  triomphante  à 
Nauplie  et  y  ramener  l'abondance!  Les  officiers  de  la  Fleur  de  Lis 
virent  avec  stupéfaction  les  Turcs  serrer  le  vent  et  prendre  une  di- 
rection tout  autre  que  celle  qui  les  eût  conduits  vers  les  assiégés. 
Un  brick  couvert  des  couleurs  autrichiennes  s'était  au  même  instant 
détaché  du  milieu  de  l'escadre.  Il  passa  près  du  capitan-pacha  et 
courut  vent  arrière  vers  le  fond  du  golfe.  Ce  brick  n'alla  pas  loin  : 
deux  croiseurs  grecs,  cachés  sous  l'île  Tolon,  parurent  tout  à  coup 
et  lui  donnèrent  la  chasse.  L'autrichien  se  dirigea  d'abord  vers  la 
baie  de  Saint-Jean,  où  venait  de  mouiller  la  frégate  française;  bien- 
tôt il  reprit  sa  route;  au  bout  de  quelques  instans  il  hésitait  encore, 
enfin,  après  avoir  montré  une  extrême  indécision  dans  sa  manœuvre, 


318  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

il  se  résigna  et  mit  en  panne  pour  attendre  les  deux  grecs,  qui  l'a- 
marinèrent. 

Le  26  septembre,  à  la  pointe  du  jour,  la  Fleur  de  Lis  appareil- 
lait delà  baie  de  Saint-Jean.  Soixante-quinze  voiles  ottomanes  croi- 
saient à  l'entrée  du  golfe  dans  un  désordre  qui  ne  permettait  pas 
de  pressentir  les  intentions  du  capitan-pacha.  Les  Grecs,  alertes  et 
vigilans,  se  tenaient  entre  Spezzia  et  la  côte  de  Alorée.  «  La  dispro- 
portion de  leurs  forces,  écrivait  le  chevalier  de  Yiella,  leur  a  sug- 
géré la  pensée  d'équiper  une  partie  de  leur  flotte  en  brûlots.  Ils  en 
ont  à  peu  près  quarante,  dont  la  moitié  au  moins  est  pourvue  de 
véritables  artifices.  L'essai  qu'ils  en  ont  fait  sur  le  vaisseau  du  der- 
nier capitan-pacha  et  quelques  autres  tentatives  du  même  genre 
ont  tellement  intimidé  les  Turcs  que  les  vaisseaux  ottomaus  n'osent 
plus  prendre  un  mouillage  en  présence  de  leurs  ennemis;  ils  se 
laissent  harceler  le  jour  et  la  nuit  sans  savoir  comment  se  délivrer 
des  agiles  navires  qui  les  guettent.  On  ne  peut  voir  avec  indifTé- 
rence  la  création  presque  magique  de  ces  escadrilles  qui  réussissent 
si  bien  à  paralyser  les  flottes  ottomanes.  » 

Le  soii"  même,  la  Fleur  de  Lis  quittait  ces  parages  ;  le  capitan- 
pacha  faisait  voiles  vers  La  Sude,  le  plus  vaste  mouillage  de  l'île 
de  Candie,  laissant  la  garnison  de  Nauplie  en  proie  à  une  affreuse 
famine.  Le  9  avril  18'22,  20  livres  de  blé  avaient  été  données  pour 
dernière  distribution  à  chaque  soldat  turc.  Le  capitan-pacha  eût  pu 
détacher  son  convoi  à  Nauplie  sous  l'escorte  de  ses  bricks  et  de 
ses  corvettes,  les  frégates  et  les  vaisseaux  de  la  flotte  ottomane 
auraient  sufli  pour  couvrir  le  mouvement;  mais  Méhémet  se  sen- 
tait surveillé  par  des  ennemis  dont  il  connaissait  l'audace.  Le 
cœur  lui  manqua.  De  tous  les  services  que  Miaulis  devait  rendre  à 
son  pays,  le  plus  grand,  le  plus  considérable  par  ses  conséquences, 
ce  fut  assurément  celui  qu'il  lui  rendit  en  ce  jour.  Sans  com- 
mettre l'imprudence  de  s'engager  à  fond,  il  sut  tenir  en  échec 
toutes  Ips  forces  navales  de  la  Turquie  rassemblées  à  grands  frais 
pour  secourir  le  Gibraltar  de  la  Morée.  Il  fit  ainsi  tomber  cette 
place  réputée  imprenable.  Nauplie,  que  les  habiles  manœuvres  de 
la  flotte  d'Hydra  allaient  donner  à  l'insurrection,  serait  aux  mau- 
vais jours  le  boulevard  de  la  Grèce,  le  dernier  obstacle  contre  le- 
quel viendrait  se  briser  la  puissance  d'Ibrahim.  La  garnison  de  La 
Palamide,  véritable  nid  d'aigle  qui  domine  du  haut  de  ses  escar- 
pemens  la  ville  de  Nauplie,  ne  recevant  pas  de  vivres,  montrait 
peu  de  penchant  à  défendre  plus  longtemps  cette  forteresse.  Les 
Grecs  l'occupèrent  le  12  décembre  1822,  à  la  suite  d'une  escalade 
tentée  par  surprise. 

A  cette  nouvelle,  Colocotroni  accourut  de  son  camp  d'Argos. 


LA    MORT   d'ALI-PACIIA.  319 

Des  négociations  s'engagèrent  et  la  ville  consentit  à  capituler.  Le 
capitaine  llamilton,  de  la  Cambrian,  qui  commandait  la  station 
anglaise,  se  trouvait  alors  à  Hydra;  il  quitta  précipitamment  ce 
mouillage.  La  conduite  de  nos  officiers,  à  l'occasion  de  la  capi- 
tulation d'Athènes,  avait  éveillé  dans  son  cœur  une  noble  émula- 
tion. Ses  sympathies  pour  la  cause  des  Grecs  n'étaient  pas  dou- 
teuses, et  il  n'avait  jamais  pris  soin  de  les  dissimuler;  mais  il  ne 
croyait  pas  qu'il  pût  mieux  servir  cette  cause  sainte  qu'en  la  pré- 
servant, fût-ce  par  une  violence  salutaire,  des  excès  auxquels  on 
l'avait  vue  trop  souvent  se  laisser  emporter.  La  Cambrian  mouillait 
sous  les  murs  de  Nauplie  au  moment  même  où,  sans  s'inquiéter 
des  engagemens  souscrits,  les  bandes  moréotes  voulaient  pénétrer 
de  vive  force  dans  la  place.  Hamilton  représenta  aux  Grecs  qu'ac- 
cusés en  mainte  occasion  d'avoir  enfreint  et  ensanglanté  leurs  trai- 
tés, il  leur  importait  de  changer  sur  ce  point  l'opinion  de  l'Europe. 
Les  Grecs  murmuraient;  le  capitaine  anglais  offrit  son  assistance 
aux  Turcs.  Un  article  de  la  capitulation  stipulait  que  les  assiégés 
seraient  transportés  à  Scala-Nova,  sur  la  côte  d'Asie,  par  des  bâii- 
mens  grecs.  Hamilton  jugea  plus  prudent  de  se  charger  lui-même 
de  ce  transport.  La  Cambrian  reçut  à  son  bord  Zi50  Turcs,  et  les 
débarqua,  le  13  janvier  1823,  à  Smyrne;  37  de  ces  malheureux 
étaient  morts  d'épuisement  pendant  la  traversée.  L'attitude  du 
gouvernement  anglais  avait  semblé  jusqu'alors  indécise.  On  pouvait 
croire  ses  vues  intéressées;  on  avait  à  coup  sûi'  sujet  de  les  trou- 
ver vagues  et  ambiguës.  La  démarche  toute  personnelle  du  capi- 
taine Hamilton  rapprochait  très  sensiblement  la  politique  du  cabi- 
net de  Saint- James  de  celle  dont  le  cabinet  des  Tuileries  avait, 
avec  une  remarquable  netteté,  tracé  à  nos  chefs  de  station  la 
marche  et  les  limites.  Les  puissances  chrétiennes  ne  pouvaient, 
dans  un  pareil  conflit,  admettre  qu'un  désir,  adopter  qu'une  con- 
duite :  elles  se  devaient  cà  elles-mêmes  d'abjurer  hautement  toute 
pensée  de  convoitise  sur  de  sanglantes  dépouilles.-  A«Jipn  de  son- 
ger à  profiter  de  ces  affreux  malheurs,  il  valait  cent  fois  mieu« 
s'occuper  de  les  faire  cesser,  il  f-*»'^"*'  «--j-tor  entre  les  combattans, 
non  pas  pour  les  piller,  mais  pour  les  inviter,  pour  les  contraindre 
même  à  s'épargner  mutuellement. 

Après  être  resté  quelque  temps  à  La  Sude,  le  capitan-pacha  était 
venu  mouiller  enl-  ^--'--  ^'  ^^  côte  de  la  Troade.  Le  10  no- 
vembi-  ^^-^'  ^^  ^^0^^®  ottomane  était  à  l'ancre  devant  Bdzika  dans 
une  sécurité  complète.  Ses  ôrliîrpnrs,  qui  surveillaient  l'approche 
de  l'armée  de  Miaulis,  ne  lui  avaient  néu  ..,    ^  ,_^^  ^^  ^^^^ 

brûlots  profitèrent  des  premières  lueurs  mcertame.  .  \^^^^,  ^^^^^. 
se  glisser  sans  bruit  entre  les  vaisseaux  turcs.  G  était  encore  Gana- 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

ris,  le  destructeur  de  Kara-Ali,  le  vainqueur  de  Gliio,  qui  ne  croyait 
pas  en  avoir  assez  fait.  Le  brûlot  de  cet  intrépide  Ipsariole  accro- 
cha le  vaisseau  du  capitan-bey  et  l'enveloppa  en  quelques  minutes 
dans  un  tourbillon  de  feu  et  de  fumée.  L'incendie  fut  si  rapide  que 
peu  d'hommes,  sur  800  dont  se  composait  l'équipage,  réussirent  à 
y  échapper.  L'autre  brûlot  fut  cette  fois  encore  moins  heureux.  11 
avait  abordé  le  vaisseau  du  capitan  -  pacha,  mais  il  s'en  déta- 
cha, entraîné  par  le  courant  dont  le  capitaine  qui  le  conduisait  avait 
mal  jugé  la  force  et  la  direction.  Canaris  seul  était  dans  ce  genre 
d'attaque  infaillible  ;  héros  digne  de  faire  battre  le  cœur  des  poètes, 
marin  que  tout  homme  de  mer  ne  se  lassera  pas  d'admirer,  Ca- 
naris avait  en  moins  de  six  mois  détruit  deux  vaisseaux  et  anéanti 
3,000  hommes.  Son  nom  prononcé  suffisait  pour  faire  fuir  les  es- 
cadres. 

La  flotte  de  Méhémet  avait  coupé  ses  câbles  et  mis  dans  le  plus 
grand  désordre  à  la  voile;  ce  ne  fut  qu'au  bout  de  quelques  jours 
qu'elle  parvint  à  se  rassembler  de  nouveau  devant  les  Dardanelles. 
Une  corvette  s'était  jetée  à  la  côte  sous  Téncdos;  une  autre,  aban- 
donnée par  son  équipage,  flottait  comme  une  épave  au  milieu  de 
l'Archipel.  La  gabare  ['Active,  envoyée  à  sa  recherche  sur  les 
pressantes  instances  du  pacha  de  Smyrne,  parvint  à  la  retrouver, 
après  cinq  jours  d'inutile  croisière,  dans  les  environs  de  Tchesmé. 

Justement  indigné  de  la  conduite  qu'avait  tenue  sa  flotte,  le  sul- 
tan avait  songé  à  lui  défendre  l'approche  de  la  capitale,  mais  l'en- 
gagement des  équipages  était  expiré.  Le  sultan  s'apaisa,  et  dès  les 
premiers  jours  de  décembre  la  flotte  reçut  l'ordre  de  remonter  jus- 
qu'à Constantinople.  Grands  et  petits,  tous  les  bàtimens  se  trou- 
vaient dans  un  fâcheux  état.  On  les  jugea  sagement  incapables  de 
reprendre  la  mer  avant  le  printemps  prochiiin.  Les  Grecs,  de  leur 
côté,  firent  l'économie  de  la  majeure  paitie  de  leur  lloLic.  Ils  ne 
conservèrent  que  quelques  corsaires  qui,  après  avoir  infesté  les 
côtes  de  r'aramanie,  de  Syrie  et  d'Egypte,  après  avoir  été  attaquer 
îtis  bàtimens  turcs  jusque  dans  le  port  de  Damiette,  donnèrent  à  la 
navigation  neutre  d»  «^  ju^iuà  sujttc  de  plaintes,  que  les  stations 
européennes,  occupées  à  prévenir  ou  à  poursuivre  leurs  dépréda- 
tions, trouvèrent  dans  cet  ingrat  service  l'occasion  d'un  redouble- 
ment d'activité.  Ce  fut  alors  que  de  toutes  parts,  à  Marseille,  à 
Malte,  à  Trieste,  sur  nos  bàtimens  nibui^,  -  _  ^^.^  ^  maudire  la 
Grèce;  mais  la  Grèce  était  désormais  k  l'abri  aes  capriceb  c^.  ^^p-, 
nion  étrangère.  Les  dernier?  '','y"]^°  ^«  ses  flottes  et  de  ses  armées 
avaient  consacra     '  ^"^^'^  ^  ^  indépendance. 

E.  JuRiEN  DE  La  Gravièrb. 


UÉDUCATION  DES  FILLES 

EN    RUSSIE 

ET  LES  GYMNASES  DE  FEMMES. 


I. 

La  grande  Catherine  est  le  premier  souverain  russe  qui  se  soit 
préoccupé  de  l'instruction  des  femmes.  En  176Zi,  elle  fonda  sur  les 
bords  de  la  Neva,  dans  le  couvent  de  la  Résurrection,  bâti  par  l'im- 
pératrice Elisabeth,  une  maison  d'éducation  pour  les  jeunes  filles. 
Elles  étaient  au  nombre  d'environ  cinq  cents,  moitié  de  la  noblesse, 
moitié  de  la  bourgeoisie;  on  y  entrait  à  six  ans,  et  on  en  sortait  à 
dix-huit.  Une  directrice  française  d'origine,  M'"^  Lafond,  avait  sous 
ses  ordres  huit  inspectrices  et  quarante  institutrices  ou  maîtresses  de 
classe.  Non-seulement  les  élèves  étaient  admises  gratuitement,  mais 
l'impératrice  leur  fournissait  une  dot  à  la  sortie  :  2,000  roubles  pour 
les  jeunes  filles  de  l'aristocratie,  100  pour  celles  de  la  bourgeoisie. 
Une  distinction  aussi  tranchée  entre  les  jeunes  filles  nobles  et  ro- 
turières h  une  époque  où  la  noblesse  russe  avait  déjà  perdu  toute 
signification  politique  était  surtout  vicieuse  dans  une  maison  d'édu- 
cation. Les  unes  étaient  vêtues  d'étoffes  fines,  les  autres  de  tissus 
grossiers  :  aux  premières,  on  enseignait  les  a  arts  d'agrément,  »  les 
autres  apprenaient  à  coudre,  à  blanchir,  à  faire  la  cuisine.  On  ne 
voit  pas  que  Catherine  II  ait  obéi  à  une  préoccupation  d'un  ordre 
plus  haut  que  le  point  de  vue  pratique.  «  Nous  les  élevons,  écrivait- 
elle  à  \'oltaire,  pour  les  rendre  les  délices  des  familles  dans  les- 
quelles elles  entrent;  nous  ne  les  voulons  ni  prudes  ni  coquettes, 
mais  bonnes  mères  de  famille  et  capables  de  prendre  soin  de  leur 
maison.  »  Un  autre  caractère  de  son  système  d'éducation,  c'était  la 
crainte  des  influences  de  la  maison  paternelle.  L'idéal  de  l'éducation 

TOME  civ.  —  1873.  21 


322  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

russe,  c'était  un  rigoureux  internat  qui  supprimait  autant  que  pos- 
sible les  vacances  et  les  rapports  avec  la  famille;  on  eût  dit  que 
Catherine  considérait  la  société  de  son  temps  comme  en  proie  à  une 
contagieuse  corruption,  et  qu'elle  croyait  ne  pouvoir  élever  une  gé- 
nération pure  et  chaste  qu'à  cette  condition.  Elle  entourait  d'une 
tendresse  presque  maternelle  cette  jeunesse  captive,  elle  comblait 
d'honneurs  et  de  caresses  les  élèves  les  plus  distinguées,  et  les 
autorisait  à  porter  toute  leur  vie,  pendu  à  leur  côté,  le  chiffre  en  or 
de  l'impératrice.  Elle  prenait  plaisir  avenir  se  délasser  ou  se  pu- 
rifier au  contact  de  ces  innocences;  comme  M'"*  de  Maintenon,  elle 
aimait  à  leur  faire  représenter  devant  elle  des  pièces  françaises. 
En  un  mot,  l'existence  que  menaient  les  jeunes  élèves  de  la  Résur- 
rection, c'était  la  vie  du  cloître  avec  une  échappée  sur  les  splen- 
deurs et  les  séductions  des  cours,  —  la  vie  du  couvent,  mais  d'un 
couvent  qui  avait  pour  abbesse  la  grande  Catherine. 

Son  œuvre  n'était  donc  point  parfaite  :  elle  nourrissait  chez  ses 
élèves  des  rivalités,  des  prétentions,  déjà  surannées,  de  castes  et 
de  classes;  elle  voulait  se  passer  de  la  collaboration  des  parens 
dans  l'éducation  des  enfans,  elle  obéissait  à  une  préoccupation  trop 
étroite  des  exigences  immédiates  de  la  vie.  Pourtant  c'était  un  pro- 
grès. Le  luxe  môme  que  déployait  Catherine  II  dans  toutes  ses 
créations,  luxe  qui  pouvait  avoir  une  influence  fâcheuse  sur  de 
jeunes  personnes  pauvres,  à  qui  une  dot  de  2,000  roubles  ne  devait 
point  assurer  la  fortune,  servait  du  moins  à  éveiller  l'opinion  et  à 
relever  aux  yeux  de  la  nation  russe  l'importance  d'une  question  si 
négligée  jusqu'alors,  l'éducation  des  femmes.  En  outre,  malgré  ce 
mot  de  couvent,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  nous  a^^si.stons  ici 
à  la  première  tentative  d'éducation  laïque.  On  ne  concevait  alors 
en  Russie,  même  ?près  Pierre  le  Grand,  que  l'enseignement  donné 
par  le  clergé.  Les  parens  pleuraient  quand  on  les  forçait  à  conduire 
leurs  enfans  dans  d'autres  écoles,  comme  au  temps  de  saint  Vla- 
dimir les  mères  russes  se  désespéraient  de  voir  pour  la  première 
fois  leurs  fils  obligés  d'apprendre  cette  dangereuse  espèce  de  sor- 
cellerie, la  lecture  et  l'écriture. 

Une  autre  impératrice  donna  un  développement  plus  considé- 
rable à  l'idée  de  Catherine.  Maria-Feodorovna  (Sophie  de  Wurtem- 
berg), la  veuve  de  Paul  I",  se  consacra  tout  entière  à  la  fondation 
d'hôpitaux,  de  salles  d'asile,  surtout  d'établissemens  d'éducation 
pour  les  jeunes  filles.  L'immense  fortune  qu'elle  attribua  par  tes- 
tament à  ces  œuvres  de  bienfaisance  est  aujourd'hui  entre  les  mains 
d'une  administration  spéciale,  le  département  de  l'impératrice 
Marie,  qui  constitue  la  quatrième  section  de  la  chancellerie  de 
l'empereur. 


LES   GYMNASES   DE   FEMMES.  323 

Pendant  longtemps,  on  ne  parat  se  soucier  que  de  l'éducation 
des  Jeunes  filles  nobles;  alors  s'élevèrent  les  instituts.  Ils  sont  au- 
jourd'hui en  assez  grand  nombre;  il  y  en  a  sept  principaux  à 
Saint-Pétersbourg,  Vlnsiitict  patriotique  et  V Ecole  d'Elisabeth  au 
Yassili-Ostrof,  la  Socictc  d'éducation  des  demoiselles  nobles  et 
VÉrole  d' Alexandre  au  couvent  de  Smolna,  les  Instituts  de  Paul, 
de  Nicolas  et  de  l'ordre  de  Sainle-Catherine.  Il  y  en  a  quatre  à 
■Moscou,  ceux  de  Sainte -Catherine,  d'Alexandre,  d'Elisabeth,  et 
Vlnsiitut  Nicolas  pour  les  orphelines,  qui  se  trouve  dans  les  bâ- 
timens  de  la  Maison  d'éducation  (  Vot^j^italnyi  dôme),  création 
grandiose  de  Catherine,  le  plus  colossal  édifice  de  Moscou.  Enfin 
il  y  en  a  une  quinzaine  dans  les  villes  de  gouvernement;  on  en 
trouve  un  à  Iikoutsk,  en  Sibérie.  Ces  établissemens  ont  conservé 
quelques-uns  des  caractères  de  la  première  fondation  de  Cathe- 
rine II.  On  leur  a  reproché  de  négliger  la  partie  scientifique  de 
l'instruction,  l'histoire,  la  géographie,  les  sciences  naturelles  et 
mathématiques;  aujourd'hui  leurs  programmes  et  leur  enseigne- 
ment se  rapprochent  de  plus  en  plus  du  plan  d'études  des  gym- 
nases. En  revanche,  on  y  a  toujours  appris  les  langues  vivantes  et 
surtout  le  français  avec  une  perfection  qu'on  ne  saurait  atteindre 
ailleurs  :  les  élèves,  grâce  à  l'internat,  sont  en  rapports  continuels 
avec  des  maîtresses  qui  s'entretiennent  avec  elles  en  français,  en 
allemand  ou  en  anglais;  des  élèves  externes  au  contraire  oublient 
facilement  au  foyer  domestique  les  langues  étrangères. 

Ces  instituts,  nous  venons  de  le  dire,  sont  des  internats;  pour 
certains  d'entre  eux,  par  exemple  pour  les  orphelines  Nicolas,  on 
ne  saurait  même  imaginer  un  autre  régime.  Or  on  a  tout  dit  sur  les 
inconvéniens  de  l'internat  en  général.  Quels  que  soient  le  dévoû- 
ment,  la  supériorité  même  d'éducation  des  personnes  qui  sont  ap- 
pelées h.  suppléer  les  parens,  il  est  impossible,  dans  la  plupart  des 
cas,  qu'elles  les  remplacent  complètement.  11  y  a  quelque  chose 
de  factice  et  d'anormal  dans  cette  vie  claustrale,  privée  des  conso- 
lations, des  conseils,  de  l'expérience  qu'on  trouve  dans  la  famille. 
Cette  règle  uniforme,  qui  promène  son  inflexible  niveau  sur  les 
caractères  et  les  organisations  les  plus  diverses,  détruit  à  la  longue 
l'individualité.  Ce  n'est  pas  impunément  que  pendant  quinze  ans 
on  a  été  condamné  à  travailler,  à  dormir,  à  manger,  à  s'amuser  à 
une  heure  fixe  qui  est  la  même  pour  des  centaines  d'autres  en- 
fans.  Depuis  quelques  années,  dans  les  instituts  de  Russie,  on  s'est 
un  peu  relcâché  de  la  rigueur  première  de  ce  régime  :  on  admet  les 
parens  à  des  heures  déterminées  au  parloir;  presque  partout  on  a 
institué  des  vacances. 

On  pourrait  encore  reprocher  aux  instituts  d'avoir  conservé  le 


324  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

caractère  exclusif  du  premier  établissement  de  Catherine  H;  n'entre 
pas  qui  veut  à  l'institut.  Pour  ne  parler  que  de  ceux  de  Saint-Pé- 
tersbourg, on  n'admet,  à  la  Société  d'éducation  pour  les  demoiselles 
nobles,  que  les  filles  dont  le  père  a  pour  le  moins  le  grade  de  colo- 
nel ou  le  titre  de  conseiller  d'état.  A  Sainte-Elisabeth,  on  ne  reçoit, 
môme  à  titre  de  pensionnaires  payantes,  que  les  filles  dont  les  pères 
ont  acquis  la  noblesse  héréditaire  :  les  bourses  de  la  couronne  sont 
réservées  aux  filles  des  dames  qui  sont  chevalières  de  l'ordre  de 
Sainte -Elisabeth  et  aux  filles  de  militaires  qui  ont  au  moins  le 
grade  de  capitaine  d'état- major.  A  l'école  d'Alexandre,  on  exige 
au  moins  le  tchin  de  lieutenant-colonel  ou  de  conseiller  titulaire. 
L'institut  Paul  est  le  plus  démocratique  de  tous  :  on  exige  encore 
un  certain  ichin  pour  les  bourses,  mais  l'on  reçoit  comme  pen- 
sionnaires des  filles  de  toute  condition,  pourvu  que  le  père  ne 
soit  pas  soumis  à  l'impôt  de  la  capitation.  Un  bourgeois  [môchtcha- 
itiué)  dont  la  bourgeoisie  est  bien  constatée,  un  marchand  dûment 
inscrit  dans  une  gliildc,  peuvent  donc  y  envoyer  leur  enfant;  mais 
la  fille  du  paysan  même  libre,  du  cultivateur  même  riche  et  aisé, 
s'en  trouve  exclue.  En  admettant  que  quelques  instituts  aient  en- 
tr' ouvert  la  porte  à  des  jeunes  filles  non  nobles,  on  peut  poser  en 
principe  que  les  instituts  ne  sont  pas  faits  pour  les  filles  de  la  bour- 
geoisie, sans  parler  de  la  répugnance  que  le  bourgeois  pourrait 
avoir  à  se  séparer  de  ses  filles  et  à  les  voir  élever  dans  des  idées 
étrangères  à  leur  condition.  Toutefois  on  ne  saurait  refuser  son  tri- 
but d'admiration  à  l'œuvre  de  l'impératrice  3Iaria-Feodorovna  : 
vingt-six  grandes  maisons  d'éducation  sont  ouvertes  aujourd'hui 
aux  filles  de  la  noblesse  russe,  une  classe  si  nombreuse,  et  qui  en 
somme,  grâce  à  l'anoblissement  que  confèrent  les  services  adminis- 
tratifs et  militaires,  se  recrute  perpétuellement  dans  les  rangs  de 
la  bourgeoisie. 

Les  femmes  de  la  dynastie  de  Romanof  ont  donné  là  un  grand 
exemple.  Elles  ont  employé  au  relèvement  de  leur  sexe  non  pas 
seulement  les  revenus  de  l'état,  mais  leur  fortune  particulière.  Elles 
ont  surtout  payé  de  leur  personne,  et  rendu  à  leurs  pupilles  le  bien- 
fait de  l'éducation  plus  cher  encore  par  de  délicates  attentions.  Les 
solennités  des  instituts  sont  des  fêtes  à  la  fois  pour  l'école  et  pour 
le  palais.  L'impératrice,  l'empereur,  les  princes  de  la  famille  impé- 
riale, assistent  aux  distributions  de  récompenses,  tiennent  à  fêter  à 
tour  de  rôle  les  élèves  qui  sortent  du  couvent  pour  entrer  dans  la 
vie.  Dans  les  résidences  des  environs  de  Saint-Pétersbourg,  à 
Tsarskoe-Sélo,  à  Péterhof,  il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  dans  les 
appartemens  impériaux  des  portraits  d'élèves  sorties  de  l'institut, 
des  photographies  de  promotions  entières  qui  ont  voulu  offrir  un 


LES    GYMNASES    DE    FEMMES.  325 

souvenir  collectif  aux  protecteurs  de  leur  maison  d'éducation.  Ces 
jeunes  filles  qui  souvent,  en  sortant  du  palais  impérial  paré  en  lear 
honneur,  sont  obligées  de  se  mettre  en  quête  d'une  place  fort  mo- 
deste, emportent  de  cette  splendeur  d'un  jour,  dans  leur  condition 
nouvelle,  un  précieux  souvenir,  un  encouragement,  parfois  aussi 
des  regrets,  des  illusions.  N'importe;  rendons  cette  justice  aux  sou- 
verains russes  :  déjà  dans  la  fondation  des  instituts,  ils  ont  montré 
qu'ils  faisaient  de  l'instruction  des  femmes  une  alTaire  de  cœur, 
bien  plus,  une  affaire  d'état. 

En  attendant,  la  bourgeoisie  semblait  oubliée  :  l'institut  lui  étant 
à  peu  près  fermé,  il  ne  lui  restait  que  les  pensions  particulières.  Il 
est  peu  probable  que  ces  établissemens  privés  fussent  supérieurs, 
sous  le  rapport  des  programmes  et  des  méthodes,  aux  instituts; 
le  grand  mouvement  d'études  et  de  progrès  pédagogique  ne  date 
guère  que  du  commencement  du  règne  actuel.  Rappelons-nous  un 
des  plus  malicieux  passages  de  Gogol  dans  ses  Ames  mortes.  II  nous 
fait  pénétrer  dans  l'intérieur  du  gentilhomme  campagnard  Tchitchi- 
kof  et  de  sa  femme  Manilova,  nous  trace  le  portrait  des  deux  époux, 
nous  décrit  leur  bonheur  tranquille  et  les  «  surprises  »  dont  l'é- 
pouse régale  périodiquement  son  mari,  par  exemple  à  l'anniver- 
saire de  sa  naissance  un  bonnet  grec  brodé  de  ses  mains  ou  un  étui 
à  cure- dents  enrichi  de  grains  de  verre.  «  Manilova  a  reçu  une 
bonne  éducation;  or  la  bonne  éducation,  comme  chacun  sait,  se 
donne  dans  les  pensionnats,  et  dans  les  pensionnats,  comme  chacun 
sait,  il  y  a  trois  choses  qui  font  la  base  des  perfections  humaines  : 
la  langue  française,  indispensable  pour  le  bonheur  de  la  vie  de  fa- 
mille, le  piano  pour  faire  passer  d'agréables  momens  à  son  époux, 
enfin,  ce  qui  constitue  spécialement  la  partie  économique,  savoir 
broder  des  bourses  et  faire  des  surprises.  Du  reste,  on  a  introduit 
divers  perfectionnemens  et  diverses  modifications  dans  les  mé- 
thodes, surtout  en  ces  derniers  temps;  tout  dépend  de  la  sagesse 
et  de  la  capacité  des  chefs  de  pensionnat.  Il  y  en  a  où  l'on  pro- 
cède de  cette  façon  :  d'abord  le  piano,  puis  la  langue  française,  et 
alors  seulement  la  partie  économique.  Ailleurs  c'est  par  la  partie 
économique  que  l'on  commence,  c'est-à-dire  par  la  broderie  et  les 
surprises,  puis  la  langue  française,  enfin  le  piano.  Il  y  a  diverses 
méthodes.  »  Diverses  méthodes  sans  doute;  mais  avouons  qu'elles 
semblent  toutes  avoir  pour  point  de  départ  celle  de  Catherine  II. 

Les  choses  allèrent  ainsi  jusqu'en  1855.  A  cette  époque,  l'impé- 
ratrice actuelle,  Maria-Alexandrovna  (Maximilienne  de  Hesse-Darm- 
stadt),  prit  conseil  de  pédagogues  russes  distingués,  et  résolut  de 
faire  pour  la  bourgeoisie  ce  que  Maria-Feodorovna  avait  fait  pour 
la  noblesse.  Le  nouveau  règne  s'annonçait  par  de  vastes  projets  de 


S26  RliVUE   DES   DEUX  MONDES. 

réformes;  pendant  qu'Alexandre  II  préparait  l'aîTranchissement  des 
serfs,  sa  femme  se  vouait,  elle  aussi,  à  une  œuvre  d'émancipaLion. 

C'est  en  Allemagne  et  en  Suisse  qu'il  fallait  chercher  les  modèles 
que  la  Russie  allait  dépasser.  Un  des  plus  beaux  types  d'écoles  de 
filles  (  Tôclder-Schulc)  est  celle  qui  s'ouvrit  à  Berne  vers  \  836  sous 
le  nom  à! Ecole  pour  les  filles  de  la  ville  {Eimrohner-  Mddchen- 
schule)  et  dont  rrœhlich  prit  la  direction  vers  ISZiO.  Elle  avait  été 
fondée  par  une  société  d'actionnaires.  Frœblich  y  organisa  en  même 
temps  l'enseignement  secondaire  (six  classes)  et  l'enseignement  pri- 
maire (quatre  classes).  Il  compléta  son  système  en  créant  une  école 
d'enfans  et  une  école  de  perfectionnement.  Cette  dernière  était  une 
sorte  d'école  normale  où  les  jeunes  filles  se  formaient  aux  fonctions 
d'institutrice;  à  côté  de  celles  qui  se  destinaient  à  l'enseignement 
venaient  s'asseoir  d'autres  jeunes  filles  qui  voulaient  s'iniier  à  la 
science  pédagogique  pour  se  consacrer  plus  utilement  un  jour  à 
l'éducation  de  leurs  propres  enfans.  Le  cycle  total  des  études  pou- 
vait donc  comprendre  une  quinzaine  d'années  :  l'enfant  entrait  à 
l'école  vers  quatre  ou  cinq  ans,  la  jeune  fille  en  sortait  à  dix-neuf  ou 
vingt  ans.  Frœhlich  a  formulé  dans  une  série  d'axiomes  les  principes 
du  système  nouveau,  opposés  de  tout  point  à  ceux  de  la  grande  Ca- 
therine II.  «  Le  but  de  l'éducation  féminine,  dit-il,  est  le  ?nême  pour 
toutes  les  classes.  Riche  ou  pauvre,  l'enfant  ne  doit  être  rien  de  plus, 
ne  doit  être  rien  de  moins  qu'une  fille  obéissante,  une  bonne  sœur, 
une  jeune  fille  vertueuse,  et,  dans  le  reste  de  sa  cairière  féminine, 
une  épouse  fidèle,  une  mère  dévouée,  une  intelligente  maîtresse  de 
maison...  Il  s'agit  d'éveiller  toutes  ses  forces  intellectuelles  et  de 
leur  donner  un  développement  suffisant  pour  qu'elle  soit  capable 
de  poursuivre  par  elle-même  le  but  de  la  vie  dans  les  conditions 
qui  lui  sont  imposées  par  son  sexe...  L'éducation  des  jeunes  filles 
se  fait  à  la  fois  dans  la  maison  et  dans  ï école ^  à  la  famille  incombe 
surtout  le  devoir  de  l'élever  pour  son  rôle  futur  dans  la  maison  et 
dans  la  famille^  à  l'école  le  devoir  de  cultiver  son  esprit...  Dans  les 
rapports  de  l'école  et  de  la  maison,  il  n'est  pas  douteux  que  le  rôle 
de  la  famille  ne  soit  prépondérant  (l).  »  Frœhlich,  aidé  par  une 
pléiade  d'excellens  maîtres  et  maîti-esses,  a  formé  un  grand  nombre 
d'élèves,  qui  allèrent  porter  dans  toute  la  Suisse  et  l'Allemagae.  ses 
principes  et  ses  méthodes. 

L'impératrice  Maria-Alexandrovna,  qui  sans  doute  avait  assisté 
dans  sa  patrie  d'origine  au  développement  de  ces  institutions,  char- 
gea le  professeur  Wychnegrobski  d'aller  étudier  en  Allemagne  les 
écoles  de  filles.  Son  rapport  ayant  été  favorable,  on   se  mit  à 

(1)  Die  Einwohnef'Madchenschule  in  Bern;  Berne  1861. 


LES   GYMNASES   DE    FEMMES.  327 

l'œuvre.  Le  conseiller  de  l'impératrice  eut  à  combattre  les  objec- 
tions financières;  il  fit  remarquer  que  les  pensionnats  existans  vi- 
vaient de  leurs  propres  ressources,  que  par  conséquent  les  écoles 
pour  les  jeunes  filles  externes  (tel  fut  le  premier  nom  des  gym- 
nases féminins),  tout  en  faisant  mieux,  ne  coûteraient  pas  plus  à 
proportion;  illusion  que  l'expérience  devait  détruire.  Dans  tous  les 
gymnases  de  filles,  le  produit  de  la  rétribution  scolaire  est  insuffi- 
sant à  couvrir  les  grandes  dépenses  de  matériel  et  de  personnel 
qu'un  établissement  de  ce  genre  doit  s'imposer  lorsqu'il  veut  ré- 
pondre digneinent  à  sa  destination.  Pour  l'année  1872,  il  y  a  un 
excédant  de  dépenses  sur  les  recettes  qui  varie  pour  les  gymnases 
de  Saint-Pétersbourg  entre  4,000  et  8,000  roubles;  le  déficit  est 
comblé  au  moyen  des  fonds  que  fournit  le  département  de  l'impé- 
ratrice Marie  (1).  Toutefois,  comme  on  y  est  encore  sous  l'influence 
des  premières  illusions,  on  a  quelque  peine  à  s'habituer  à  ces  con- 
tinuelles demandes  de  fonds.  Jusqu'à  présent,  il  n'y  a  pas  de  bud- 
get régulier  pour  les  gymnases  féminins  dépendans  de  la  quatrième 
section;  pour  chaque  exercice,  pour  chaque  dépense  imprévue,  il 
faut  s'adresser  au  département. 

De  son  côté,  le  ministère  de  l'instruction  publique  n'a  pas  voulu 
rester  en  arrière  :  sous  ses  auspices,  surtout  depuis  le  règlement 
du  Vx  mai  1870,  e  sont  élevés  54  gymnases  et  108  progymnases. 
Il  faut  y  ajouter  2  écoles  supérieures  qui  par  leurs  programmes 
se  rapprochent  des  gymnases,  et  22  écoles  secondaires  qui  se  rap- 
prochent des  progymnases.  C'est  un  total  de  186  établissemeiis 
scolaires  comprenant  23,400  élèves,  et  d'où  sortent  annuellement, 
avec  le  certificat  d'études  complètes,  un  millier  de  jeunes  filles. 

Un  certain  nombre  de  ces  gymnases,  surtout  de  ceux  qui  sont 
situés  dans  les  provinces  allemandes,  lithuaniennes  et  polonaises, 
sont  entretenus  exclusivement  aux  frais  du  trésor;  le  gouvernement 
n'épargne  pas  l'argent  lorsqu'il  est  question  de  faire  prévaloir  la 
langue  ou  les  idées  russes  dans  les  provinces  frontières.  Il  y  a  neuf 
gymnases  de  filles,  rien  que  dans  l'arrondissement  universitaire  de 
Varsovie;  chacun  d'eux  a  14,000  roubles  par  an  pour  son  entre- 
tien. La  somme  totale  des  dépenses  pour  l'entretien  des  54  gym- 
nases et  108  progymnases  de  filles,  en  y  ajoutant  les  22  écoles  de 
second  ordre,  s'est  élevée  en  1871  à  624,100  roubles  (2  millions  1/2 
de  francs).  Le  gouvernement  ne  fournit  que  50,000  roubles;  le 
reste  est  couvert  par  les  allocations  des  villes,  celles  des  états 
provinciaux  et  la  rétribution  scolaire.  Ces  établissemens  sont  en 

(1)  La  dépense  totale  des  six  gymnases  et  du  cours  pédagogique  est  de  150,670  rou- 
bles, sur  lesquels  le  département  en  fournit  43,C00.  En  somme,  ces  établissemens  se 
suffisent  à  eux-mêmes  dans  une  très  large  mesure. 


328  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

progrès;  dans  le  seul  arrondissement  de  Kazan,  le  chiffre  des  élèves 
est  monté  de  3,22/i  à  6,776;  mais  revenons  aux  gymnases  qui  dé- 
pendent de  la  quatrième  section. 

Aujourd'hui  les  gymnases  féminins  qui  rassortissent  au  dépar- 
lement  sont  à  Pétersbourg  au  nombre  de  six  :  Marie,  Kolomna, 
Alexandre,  Liteinaïa,  Pierre  et  Yassili-Ostrof.  Le  gymnase  Marie, 
qui  est  le  plus  ancien  et  le  plus  considérable,  compte  cette  année 
605  élèves,  les  autres  en  ont  moins  (I).  Il  faut  ajouter  aux  six  gym- 
nases le  progymnase  de  la  Nativité;  il  diffère  des  gymnases  en 
ce  qu'il  n'a  pas  les  trois  classes  supérieures.  Enfin  au  gymnase 
Alexandre  est  joint  un  établissement  d'un  caractère  particulier,  les 
Cours  pédagogiques.  A  Moscou,  il  y  a  quatre  gymnases  féminins 
qui  comptent  ensemble  1,275  écolières.  Néanmoins  ces  élablisse- 
mens  sont  déjà  considérés  comme  absolument  insufTisans;  on  est  à 
l'œuvre  pour  de  nouvelles  créations.  Outre  les  gymnases  des  deux 
capitales,  on  en  trouve  déjà  quinze  dans  les  villes  de  gouverne- 
ment, à  Kief,  à  Kamenetz  de  Podolie,  Jitomir,  Mohiîef,  Minsk, 
Vitepsk,  Kovno,  Grodno,  Riazan,  Simbirsk,  Astrakhan,  Yychneï, 
Volotchck  (gouvernement  de  Tver),  Tsarskoe-Sélo  et  Gatchina.  Ces 
deux  derniers  pourraient  rentrer  dans  la  liste  des  gymnases  de 
Saint-Pétersbourg.  On  remarquera  que  les  huit  premiers  de  ces 
gymnases  sont  situés  dans  la  partie  occidentale  de  l'empire;  la 
quatrième  section  s'est  inspirée  sans  doute  des  mêmes  motifs  que 
le  ministère  de  l'instruction  publique  pour  la  multiplication  des 
écoles  dans  «  les  provinces  occidentales  de  la  Russie  (2)  :  »  aussi 
les  Russes  de  l'intérieur  se  plaignent- ils  sans  cesse  que  les  «  fron- 
tières »  absorbent  à  leur  détriment  tout  le  budget  de  l'instruction 
publique.  La  plupart  des  établissemens  de  province  portent  le  nom 
de  gymnases  Marie  :  double  hommage  à  Maria-Feodorovna,  dont 
la  libéralité  a  fourni  leur  dotation,  et  à  Maria-Alexandrovna,  fon- 
datrice des  gymnases  féminins  en  Russie. 

Si  la  création  du  premier  institut,  au  temps  de  Catherine  II, 
avait  semblé  une  nouveauté  hardie,  quel  a  dii  être  l'effet  produit  il  y 
a  une  quinzaine  d'années  par  l'apparition  des  gymnases?  Les  in- 
stituts au  moins  étaient  encore  des  demi-couvens  ;  si  l'instruction 
y  était  donnée  par  des  laïques,  le  régime  intérieur  ne  différait  pas 
trop  de  celui  du  cloître.  Ils  avaient  du  couvent  la  vie  en  commun, 
la  règle  sévère,  l'internat  rigoureux;  quelquefois  ils  occupaient 
d'anciens  cloîtres,  et  se  trouvaient  à  l'ombre  sacrée  de  quelque  tem- 


(1)  Marie  C05,  —  Kolomna  536,  —  Alexandre  348,  —  Liteinaïa  307,  —  Vassili  278, 
—  Pierre  270,  —  Tsarskoe-Sélo  115,  —  Nativité  101,  —  Cours  pédagogiques  156. 

(2)  Eupliémismc  qui,  daus  la  langue  administrative,  sert  à  désigner  la  Pologne. 


LES    GYMNASES    DE    FEMMES.  329 

pie.  Les  gymnases  féminins  au  contraire  étaient  essentiellement 
fondés  sur  le  principe  de  l'externat.  Ces  établissemens  se  chargent 
de  y  instruction  des  enfans;  pour  leur  éduration,  ils  réclament  la 
collaboration  de  la  famille.  Ainsi  dans  cette  Russie  où,  jusqu'à 
Pierre  le  Grand,  les  femmes  étaient  condamnées  à  la  réclusion  du 
terem,  on  verra,  comme  en  Allemagne,  les  jeunes  fdles  coudoyer 
la  foule  et  fréquenter  les  écoles  publiques.  Un  second  principe 
non  moins  essentiel  des  gymnases  féminins,  c'est  qu'ils  sont  ou- 
verts aux  jeunes  filles  de  toute  condition  et  de  toute  religion. 
Dans  un  pays  où  les  préjugés  de  classe  ne  sont  pas  encore  éteints, 
cette  nouveauté  ne  pouvait  manquer  de  faire  scandale;  comment 
le  conseiller  privé  actuel  se  résoudra-t-il  à  laisser  son  enfant  fré- 
quenter une  école  où  elle  rencontrera  des  jeunes  filles  dont  les 
pères  n'ont  même  pas  obtenu  le  huitième  rang  du  tchin,  qui  con- 
fère la  noblesse  héréditaire?  Le  tchinovnik  même  de  dixième  ou  de 
douzième  rang  sera-t-il  flatté  de  voir  son  rejeton  fréquenter  des 
filles  de  marchands  et  d'artisans?  Parmi  les  négocians,  il  n'y  a 
pas  moins  de  distinctions  :  on  est  marchand  de  première  ghilde  et 
marchand  de  troisième  ghilde,  et  l'on  aime  à  «  garder  son  rang.  » 
Sans  parler  de  ces  petites  misères  de  la  vanité,  ne  pouvait-on  pas 
craindre  que  les  jeunes  filles  ne  fissent  à  l'école  de  mauvaises  fré- 
quentations? Les  prêtres  des  différens  cultes  ne  devaient-ils  pas 
alarmer  les  parens  de  cette  promiscuité  légale  des  religions?  Enfin 
jusqu'alors  on  avait  enseigné  dans  les  établissemens  d'éducation  ce 
qu'on  regardait  comme  indispensable  pour  tenir  un  salon  ou  une 
maison.  Les  nouveaux  maîtres  étaient  plus  ambitieux;  ils  procla- 
maient qu'une  femme  n'est  pas  nécessairement  et  exclusivement 
épouse,  mère,  maîtresse  de  maison.  Avant  de  la  spécialise?'  pour 
telle  ou  telle  destination,  il  fallait  s'appliquer  à  donner  tout  le  dé- 
veloppement possible  à  toutes  ses  facultés  intellectuelles  et  mo- 
rales. 

On  se  rappelle  quelle  tempête  a  soulevée  chez  nous,  il  y  a  quel- 
que cinq  ou  six  ans,  une  tentative  bien  plus  modeste  pour  faire  par- 
ticiper les  jeunes  filles  à  quelques-unes  des  connaissances  que  l'en- 
seignement secondaire  assure  à  leurs  frères.  Les  choses  se  sont 
passées  plus  paisiblement  en  Russie  :  pas  de  polémiaue,  pas  de 
brochures  épiscopales;  le  clergé  s'est  tenu  entièrement  au  second 
plan  et  n'est  point  parti  en  guerre  pour  «  défendre  et  venger  la 
femme  orthodoxe  et  russe.  »  On  a  procédé  plutôt  par  insinuation  : 
on  a  essayé  d'exploiter  les  répugnances,  les  scrupules  de  con- 
science, les  faiblesses  et  la  vanité  des  parens;  surtout  on  a  profité 
des  fautes  et  des  folies  commises  par  des  partisans  exaltés  du 
mouvement.  Reaucoup  de  ces  enfans  perdus  allaient  dans  leurs 


330  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vœux  bien  au-delà  du  possible  et  du  désirable  (1).  Il  y  eut  de 
jeunes  extravagantes  qui,  dans  leur  passion  exagérée  pour  la 
science  libre  et  l'indépendance  de  la  femme,  quittèrent  la  mai- 
son paternelle,  se  mirent  en  tête  de  vivre  à  leurs  risques  et  dé- 
pens, formèrent  des  sociétés  d'étudiantes,  affectèrent  un  costume 
bizarre  qui  était  la  négation  de  leur  sexe  :  cheveux  courts,  lu- 
nettes bleues,  casquette  ou  chapeau  d'étudiant.  Les  timorés  ne 
manquaient  pas  de  prononcer  le  grand  mot  de  nihilisme,  qui  rem- 
place en  Russie  celui  de  malérialisme  dans  les  aménités  de  la  po- 
lémique. La  police,  qui  jusqu'alors  ne  savait  comment  mettre  les 
poucettes  à  l'insaisissable  doctrine,  se  trouva  plus  à  l'aise  quand 
le  nihilisme  prit  un  corps  et  un  costume.  On  commença  la  chasse 
aux  cheveux  courts  et  aux  lunettes  bleues.  Plus  d'une  honnête 
personne,  à  la  fois  très  myope  et  très  orthodoxe,  fut  victime  de 
l'effet  produit  sur  la  police  par  ces  instrumens  d'optique.  A  la  fm, 
le  mouvement  de  propagation  des  gymnases  féminins,  le  mouve- 
ment des  esprits  sérieux  qui  cherchaient  l'émancipation  de  la 
femme  ailleurs  que  dans  de  vaines  théories,  encouragé  par  le 
gouvernement  et  soutenu  par  l'opinion,  prit  un  tel  éclat  et  une 
telle  ampleur  que  toutes  les  discordances  et  les  excentricités  furent 
comme  emportées  et  englouties  dans  le  courant.  La  jeune  Russie 
avait  jeté  sa  gourme;  sur  ce  tarrain  encore,  la  nation  nouvelle  s'a- 
vançait de  ce  pas  à  la  fois  prudent  et  audacieux,  inexpérimenté  et 
irrésistible,  qu'Antakolski  a  si  bien  rendu  dans  son  beau  groupe  du 
Premier  Pas. 

IL 

Il  nous  reste  à  donner  une  idée  de  l'organisation  des  gymnases 
de  filles.  On  a  vu  qu'un  comité  d'enseignement  était  installé  au 
sein  du  département  de  l'impératrice  Marie.  Le  prince  Alexandre- 
Pierre  d'Oldenbourg,  mari  d'une  nièce  de  l'empereur,  porte  le 
titre  de  grand  administrateur.  11  montre  le  plus  grand  zèle  pour 
ces  établissemens  et  ne  manque  à  aucune  de  leurs  solennités  sco- 
laires; il  n'est  pas  rare  de  le  rencontrer  dans  tel  ou  tel  gymnase, 
occupé  de  détails  d'organisation  et  d'enseignement.  Dernièrement 
il  publiait  une  circulaire  où  il  se  plaignait  que  beaucoup  de  ses 
écolières  ne  connussent  pas  la  métrique  des  vers  qu'elles  récitaient. 
A  la  tête  de  chaque  gymnase  se  trouvent  une  inspectrice  [nadzi- 
ratelnitza)  et  un  personnage  qui  prend  généralement  le  nom  de 

(1)  Voyez,  dans  la  Remie  du  1"  octobre  1872,  l'étude  de  M.  H.  Baudrillart  sur  V Agi- 
tation pour  rémancipation  des  femmes. 


LES    GYMNASES    DE   FEMMES.  331 

supérieur  {natchalnik);  à  Saint-Pétersbourg,  où  il  y  a  déjà  un  nat- 
chalnik  chargé  de  la  haute  surveillance  des  huit  établissemens,  il 
porte  simplement  le  titre  d'inspecteur  des  classes.  A  Moscou,  les 
quatre  gymnases  sont  placés  sous  la  surveillance  d'un  seul  supé- 
rieur. On  croira  sans  peine  que  sa  fonction  n'est  point  une  sinécure: 
les  gymnases  sont  dispersés  dans  tous  les  quartiers  de  la  ville;  il 
faut,  pour  les  visiter  avec  quelque  régularité,  passer  des  heures 
entières  en  voiture,  par  le  froid,  par  la  neige,  à  travers  les  rues 
tortueuses,  boueuses,  souvent  défoncées  de  la  grande  capitale.  Mos- 
cou, d'un  tiers  moins  peuplé  que  Paris,  l'égale  au  moins  en  éten- 
due :  les  courses  y  constituent  de  véritables  voyages. 

Le  natchalnik  et  l'inspectrice  répondent  à  peu  près  au  proviseur 
et  au  censeur  de  nos  lycées.  La  mission  du  natchalnik  consiste  à 
choisir  les  maîtres  et  les  maîtresses  pour  les  différentes  classes,  à' 
surveiller  l'exécution  des  lois  et  règlemens,  et,  dans  les  cas  ex- 
trêmes, à  suspendre  les  fonctionnaires  ou  même  les  destituer,  à 
charge  d'en  donner  avis  aux  curateurs  des  gymnases.  L'inspectrice 
doit  prendre  soin  de  la  santé  des  enfans,  veiller  au  maintien  de  la 
bonne  tenue  et  des  bonnes  mœurs  ;  mais  ses  attributions  se  con- 
fondent sur  bien  des  points  avec  celles  du  supérieur  :  de  là  quel- 
quefois des  tiraillemans.  Ces  inspectrices  ont  été  choisies  avec  un 
soin  extrême,  bien  qu'elles  n'aient  pas  toutes  fait  de  la  pédagogie 
une  étude  particulière.  A  une  époque  où  il  s'agissait  de  bien  poser 
les  gymnases  dans  l'opinion,  on  a  tenu  à  y  mettre  des  femmes  d'une 
éducation  et  quelquefois  d'un  rang  supérieurs.  Il  y  a  parmi  elles 
des  princesses,  et  l'on  s'est  efforcé  de  relever  encore  leur  situation 
par  des  distinctions  de  toute  sorte.  Par  la  suite,  il  deviendra  dési- 
rable que  ces  places  soient  exclusivement  réservées  aux  membres 
mêmes  du  corps  enseignant;  elles  seront  pour  les  maîtresses  une 
espérance,  le  stimulant  énergique  d'une  légitime  ambition,  la  ré- 
compense de  loyaux  services. 

Au-dessous  du  prince  d'Oldenbourg,  les  souverains  ont  le  droit 
de  nommer  auprès  d'un  ou  de  plusieurs  gymnases  un  protecteur  ou 
curateur  {papêtchitel)  distingué  par  son  rang  ou  par  sa  naissance. 
Telle  est  la  situation  occupée  par  le  prince  Troubetzkoï  auprès  des 
gymnases  de  Moscou.  Pour  empêcher  les  conflits  d'attributions,  le 
curateur  ne  doit  agir  que  par  l'intermédiaire  du  natchalnik  :  c'est 
celui-ci  qui  doit  lui  proposer  les  mesures  à  prendre,  c'est  lui  qui 
est  l'exécuteur  nécessaire  de  ses  décisions.  Suivant  le  règlement, 
le  curateur  a  le  droit  de  nommer  les  natchalniks  et  les  inspec- 
trices, sauf  confirmation  par  l'impératrice;  à  leur  tour,  ces  fonc- 
tionnaires choisissent  les  maîtres  et  les  maîtresses  du  gymnase, 
sauf  confirmation  par  le  curateur.  Une  autre  catégorie  de  colla- 


332  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

borateurs  bénévoles  à  l'œuvre  des  gymnases,  ce  sont  les  surveillans 
{nabliouclitcl).  Ils  sont  choisis  par  le  curateur  parmi  les  personnes 
qui  sont  disposées  à  consacrer  une  partie  de  leur  temps  et  de  leur 
fortune  au  bien  de  l'établissement;  le  choix  doit  être  approuvé  par 
l'impératrice.  C'est  une  façon  d'intéresser  les  hommes  riches  et 
influens  à  la  prospérité  de  ces  établissemens.  Parlons  encore  de 
deux  autorités  collectives,  de  deux  conseils  qui  prennent  part  dans 
certaines  limites  à  l'administration  des  écoles,  la  conférence  et  le 
comité  (Vaclminisl ration.  La  conférence  se  compose  du  ndtchabuk, 
de  l'inspectrice,  des  maîtres  et  maîtresses  de  l'établissement;  c'est 
la  réunion  du  corps  enseignant.  Elle  statue  sur  la  rédaction  et  les 
modifications  du  tableau  des  classes,  le  choix  des  manuels  et  des 
livres  de  bibliothèque,  les  notes  et  récompenses  à  décerner  aux 
élèves,  les  examens  de  sortie  et  de  passage,  et  en  général  sur  tout 
ce  qui  peut  intéresser  l'éducation  morale  et  intellectuelle  des  éco- 
lières.  Le  comité  d'administration,  qui  a  également  pour  président 
le  natchalnik  se  compose  de  l'inspectrice,  des  surveillans  bénévoles, 
quand  il  s'en  trouve,  et  de  deux  maîtres  ou  maîtresses  délégués  par 
la  conférence.  Il  règle  le  budget  de  la  maison,  approuve  les  dé- 
penses extraordinaires,  veille  à  l'entretien  du  matériel  et  à  l'exacte 
tenue  des  livres. 

En  règle  générale,  il  devrait  y  avoir  pour  chaque  classe  ce  qu'on 
appelle  une  sous-inspectrice  ou  clame  de  classe;  mais,  comme  le  plus 
souvent  elles  sont  suppléées  par  les  maîtresses  qui  enseignent  des 
matières  spéciales,  il  n'est  pas  nécessaire  qu'elles  soient  en  si 
grand  nombre.  Toutefois  la  dame  de  classe  n'a  la  liberté  de  s'ab- 
senter que  lorsqu'elle  est  remplacée  par  une  maîtresse;  elle  est 
tenue  en  général  d'assister  à  la  leçon  quand  c'est  un  maître  qui  la 
donne.  On  a  voulu  ôter  tout  prétexte  à  la  malveillance.  Beaucoup 
de  ces  maîtres  sont  déjà  professeurs  dans  des  gymnases  de  gar- 
çons; il  y  a  parmi  eux  des  savans  très  distingués,  qui  honoreraient 
les  chaires  de  l'enseignement  supérieur,  et  qui  ont  préféré  se  con- 
sacrer à  une  œuvre  éminemment  utile  et  patriotique.  Quant  au  per- 
sonnel des  maîtresses,  il  provient  de  sources  assez  différentes  :  les 
unes  sont  des  élèves  des  instituts,  et  elles  excellent  surtout  comme 
maîtresses  de  langues;  les  autres  sortent  des  pensions  particulières, 
ou  se  sont  formées  elles-mêmes  à  une  époque  où  l'on  n'avait  encore 
rien  fait  pour  la  bourgeoisie,  quelques-unes  sont  sorties  de  ces 
mêmes  gymnases  féminins  où  elles  enseignent  aujourd'hui.  A  l'ori- 
gine des  gymnases,  on  confiait  exclusivement  à  des  hommes  l'en- 
seignement dans  les  classes  supérieures;  on  réservait  aux  maîtresses 
les  classes  inférieures.  La  rétribution  annuelle  des  premiers  est  cal- 
culée au  taux  de  50  roubles  pour  chaque  heure  de  leçon  par  se- 


LES   GYMNASES    DE    FEMMES.  333 

maine,  celle  des  autres  au  taux  de  25  roubles.  Pendant  quelque 
temps,  cette  différence  de  traitemens,  motivée  sur  la  distinction 
entre  les  hautes  classes  et  les  basses  classes,  a  paru  vouloir  s'atta- 
cher à  la  différence  de  sexe;  il  était  presque  passé  en  règle  qu'une 
maîtresse  n'avait  droit  qu'à  la  moitié  du  traitement  d'un  maître. 
Cette  injustice  tend  à  disparaître;  les  maîtresses  qui,  par  leur  science 
et  leur  talent,  ont  paru  dignes  d'enseigner  dans  les  classes  supé- 
rieures touchent  le  même  traitement  que  leurs  collègues  masculins. 

Ce  qui  a  le  plus  contribué  à  doter  les  gymnases  d'un  excellent 
personnel  de  maîtresses,  c'est  l'institution  de  cours  pédagogiques 
à  Saint-Pétersbourg  et  à  Moscou.  Les  cours  pédagogiques  de  Saint- 
Pétersbourg  se  font  dans  le  gymnase  Alexandre,  sous  la  direction 
du  naichalnik  de  tous  les  gymnases,  M.  Osinine,  qui  est  lui-même 
un  des  professeurs.  Le  jour  où  nous  lui  avons  fait  notre  visite, 
il  venait  de  faire  une  leçon  sur  le  syllogisme  considéré  au  point 
de  vue  pédagogique.  Le  cours  complet  dure  deux  années;  la  pre- 
mière est  employée  à  perfectionner  les  connaissances  générales  des 
élèves:  dans  la  seconde,  elles  étudient  les  méthodes  d'enseigne- 
ment appliquées  aux  langues,  à  l'histoire  ou  aux  sciences.  Aux 
cours  pédagogiques  est  annexée  une  école,  distincte  du  gymnase, 
ouverte  à  de  jeunes  enfans  auprès  desquels  les  élèves  peuvent  com- 
mencer leur  apprentissage  d'institutrices  et  faire  succéder  la  pra- 
tique à  la  théorie.  Aux  heures  des  récréations,  on  voit  ces  jeunes 
maîtresses  se  promener  avec  les  petits  enfans  qui  se  suspendent  à 
leur  bras  ou  ne  veulent  pas  quitter  leur  main. 

En  France,  les  établissemens  qui  servent  à  former  des  maîtres 
pour  l'enseignement  secondaire  ou  primaire  sont  presque  toujours 
gratuits.  En  Russie  au  contraire,  les  156  élèves  des  cours  pédago- 
giques paient  une  rétribution  de  60  roubles  par  an,  somme  consi- 
dérable pour  un  budget  modeste.  Elles  n'y  sont  reçues  que  comme 
externes  :  leur  entretien  reste  donc  tout  entier  à  leur  charge.  Le 
règlement  des  cours  pédagogiques  est  fort  sévère.  Ils  ne  sont  ac- 
cessibles qu'aux  jeunes  filles  qui  ont  subi  un  sérieux  examen  d'en- 
trée devant  la  conférence  des  maîtres  du  cours;  mais  les  élèves 
des  gymnases  qui  ont  mérité  à  l'issue  de  leurs  études  un  attestât 
sont  dispensées  d'une  nouvelle  épreuve.  Pour  passer  de  la  première 
année  dans  la  seconde,  autre  examen;  les  jeunes  filles  qui  ne  se  sont 
pas  présentées  pour  subir  l'épreuve  de  passage  recommencent  le 
cours  de  première  année.  Celles  qui  n'assisteraient  pas  régulière- 
ment aux  cours  et  ne  feraient  pas  exactement  les  travaux  que  l'on 
y  prescrit  seraient  exclues  par  une  décision  de  la  conférence. 

La  plupart  des  jeunes  filles  qui  fréquentent  ces  cours  ont  de  dix- 
sept  à  vingt  ans,  l'âge  auquel  on  termine  les  études  secondaires. 
Les  unes  viennent  des  gymnases,  les  autres  des  instituts;  le  cours 


ZZh  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

pédagogique  est  ainsi  un  centre  auquel  aboutissent  ces  deux  sys- 
tèmes d'éducation.  La  plupart  des  élèves  sont  là  pour  leur  propre 
compte;  d'autres  y  sont  entretenues  par  les  états  provinciaux 
{ze^nslva)  désireux  de  propager  dans  leurs  gouvernemens  les  meil- 
leures méthodes  d'enseignement.  Enfin,  à  leurs  pèlerines  blanches, 
on  reconnaît  les  pensionnaires  de  la  Société  philanthropique  de  Saint- 
Pétersbourg. 

On  voit  que  la  science  pédagogique  est  prise  au  sérieux  en  Rus- 
sie :  de  même  qu'il  y  a  des  méthodes  pour  découvrir  les  vérités 
scientifiques,  de  même  on  croit  qu'il  existe  une  méthode  pour  les 
communiquer  aux  enfans.  Grâce  à  ces  cours,  une  jeune  fille  sortie 
à  seize  ou  dix-sept  ans  d'an  gymnase  peut  devenir  cà  dix-huit  ou 
dix -neuf  ans  une  excellente  maîtresse  pour  ce  même  gymnase. 
Malheureusement  cette  carrière  s'est  fort  encombrée.  Pour  une 
iseule  place,  il  peut  se  présenter  jusqu'à  cent  candidats;  de  là  cette 
tendance  à  donner  aux  maîtresses,  à  mérite  égal,  moitié  moins 
qu'aux  maîtres,  tendance  qui  pourrait  se  justifier  par  le  principe 
économique  de  l'offre  et  de  la  demande,  mais  non  par  les  principes 
d'équité.  Beaucoup  de  jeunes  filles  pau\Tes,  après  s'être  imposé  des 
privations  pour  subvenir  pendant  les  deux  années  de  cours  pédago- 
giques à  leur  entretien  et  à  la  rétribution  scolaire,  arrivées  à  l'issue 
de  leurs  études,  trouvent  porte  close  au  gymnase,  dont  l'enseigne- 
ment était  le  but  de  leur  vie.  Alors  elles  sont  obligées  d'accepter 
dans  des  pensions  particulières  une  situation  inférieure,  ou  de  se 
mettre  en  quête  d'une  position  d'institutrice  ou  de  gouvernante 
dans  une  famille.  J'ai  entendu  déplorer  qu'en  donnant  aux  jeunes 
filles  une  instruction  si  perfectionnée  on  leur  ménageât  si  peu  de 
moyens  d'en  tirer  profit.  On  craignait  de  n'aboutir,  après  tant  de 
soins,  qu'à  former  ainsi  dans  la  société  russe  une  sorte  de  prolé- 
tariat savant.  On  espère  qu'avec  le  développement  que  prennent 
chaque  jour  les  gymnases,  on  pourra  utiliser  un  plus  grand  nombre 
de  capacités;  le  plus  facile,  en  attendant,  serait  d'organiser  des 
écoles  préparatoires  où  l'on  serait  sûr  d'avoir  bientôt  tous  les 
jeunes  enfans  des  deux  capitales. 

Les  traitemens  se  composent,  pour  une  partie  des  fonctionnaires, 
des  appointemens  proprement  dits,  de  l'indemnité  de  logement 
quand  l'administration  ne  loge  pas  les  maîtres,  et  de  quelques 
autres  avantages.  C'est  ainsi  que  le  natckalnik  de  Saint-Pétersbourg 
reçoit  annuellement  2,6(58  roubles,  —  celui  de  Tsarskoe-Sélo,  pour 
prendre  un  exemple  en  province,  896  roubles,  —  une  inspectrice  (l) 
de  750  à  1,080,  —  un  inspecteur  de  1,050  à  1,330,  —  une  dame 

(1)  En  outre  elles  sont  logées  aux  frais  de  l'établissement  dans  les  gymnases  Marie, 
Kolomna,  Alexandre,  Liteinaïa,  Vassili-Ostrof;  au  gymnase  Pierre,  c'est  au  contraire 
l'inspecteur  qui  Teçoit  !«  iogement. 


LES   GYMNASES   DE    FEMMES.  335 

de  classe  de  400  à  700  roubles.  Le  traitement  des  maîtres  et 
maîtresses  est  établi  d'une  tout  autre  façon  :  ils  reçoivent,  pour 
toute  l'année  scolaire,  pour  chaque  heure  de  leçon  par  semaine, 
25  roubles  dans  les  classes  inférieures,  50  dans  les  supérieures. 
Pour  se  constituer  un  traitement  annuel  de  200  roubles  seulement, 
il  faut  donc  que  les  maîtresses  des  premières  classes  donnent  quatre 
leçons  par  semaine,  celles  des  classes  inférieures  huit  heures.  Un 
maître  des  classes  supérieures  qui  enseignerait  vingt  heures  par 
semaine,  comme  font  nos  professeurs  de  lycées  dans  les  classes 
de  grammaire,  arriverait  à  un  traitement  de  1,000  roubles;  une 
maîtresse  de  seconde  classe,  en  s'imposant  le  mênie  travail,  n'ar- 
rive qu'à  500  roubles  par  an.  C'est  bien  peu  pour  Saint-Péters- 
bourg, où  la  vie  est  plus  chère  qu'à  Paris.  Une  maîtresse  de  cette 
classe  qui  aurait  des  charges  de  famille  un  peu  lourdes  devrait  donc 
professer  non  pas  vingt  heures  par  semaine,  ce  qui  est  beaucoup, 
mais  trente  ou  quarante  heures,  ce  qui  dépasse  les  forces  humaines. 
11  faut  encore  consacrer  beaucoup  de  temps  chez  soi  à  corriger  les 
devoirs  des  élèves.  Aucun  gymnase  ne  peut  donner  plus  d'une  ving- 
taine d'heures  de  leçons  à  une  de  ses  maîtresses,  fût-elle  dans  la 
situation  de  famille  la  plus  digne  d'intérêt.  Celles  qui  ont  besoin 
d'un  supplément  de  traitement  sont  donc  obligées  d'aller  à  de  lon- 
gues distances  chercher  quelques  heures  de  leçons,  ou  dans  un  autre 
gymnase,  ou  dans  un  établissement  quelconque.  On  se  figure  la  vie 
de  quelques-unes  de  ces  jeunes  filles  disgraciées  de  la  fortune,  vie 
de  dévoûment,  de  privations,  de  labeur  accablant.  Toutes  n'en  sont 
pas  là;  parmi  les  maîtresses  de  gymnase,  il  y  en  a  qui  au  contraire 
cherchent  à  ne  pas  se  laisser  trop  absorber  par  ce  travail  matériel. 
Aucun  règlement  n'exclut  les  femmes  mariées;  c'est  la  nature  môme 
des  choses  qid  les  éloigne.  Une  femme  qui  a  une  maison  à  tenir  et 
des  enfans  à  surveiller  ne  peut  plus  s'astreindre  à  un  travail  qui, 
régulièrement  et  à  des  heures  fixes,  l'oblige  à  de  longues  absences. 

Un  gymnase  comprend  sept  classes  plus  une  école  préparatoire; 
on  demande  déjà  beaucoup  à  une  fillette  de  huit  ans  qui  a  l'ambition 
d'être  élève  de  septième  :  il  faut  connaître  la  numération,  savoir 
lire  et  écrire  non-seulement  en  russe,  mais  en  français  et  en  alle- 
mand. On  voit  que  les  Russes  s'y  prennent  de  bonne  heure  pour 
faire  apprenidre  à  leurs  enfans  les  langues  vivantes.  Est-il  éton- 
nant qu'ils  soient,  de  tous  les  peuples,  —  sans  en  excepter  les  Al- 
lemands, —  celui  qui  parle  le  plus  de  langues,  et  qui  les  parle  le 
mieux?  On  pourrait  traverser  toute  l'Allemagne  sans  entendre  par- 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

1er  français;  mais  à  la  frontière  prusso-russe  éclatent  de  nouveau 
les  sons  de  la  langue  natale.  C'est  à  croire  quelquefois  qu'au  lieu 
d'avoir  passé  la  Yistule  on  a  repassé  la  Moselle.  Les  Russes  sont  les 
seuls  étrangers  qui  parlent  le  français  comme  une  seconde  langue 
maternelle.  Le  secret  de  ce  brillant  talent  de  polyglotte,  nous  le 
trouvons  dans  la  première  éducation. 

Le  règlement  ne  permet  pas  qu'il  y  ait  plus  de  quarante  élèves 
dans  une  classe,  principe  qu'il  serait  bon  d'appliquer  rigoureuse- 
ment dans  nos  lycées  français.  Quand  ce  nombre  est  dépassé,  on 
divise  la  classe;  on  crée  ainsi  deux  ou  troh  paîYilUles.  Au  gymnase 
Marie,  les  sept  classes  réglementaires  forment  dix-huit  parallèles. 
Les  établissemens  de  province  suivent  d'aussi  près  que  possible  l'or- 
ganisation des  gymnases  modèles  des  deux  capitales;  mais  s'il  arri- 
vait que  le  nombre  des  élèves  fût  insuffisant,  le  curateur  s'enten- 
drait avec  le  natchalnik  pour  remplacer  la  division  en  sept  classes 
par  une  organisation  plus  simple  qui  permettrait  d'économiser  sur 
le  personnel.  La  rétribution  scolaire,  dont  le  montant  doit  être  versé 
entre  les  mains  du  natchalnik  eu  de  l'inspecteur  par  semestre  et 
six  mois  d'avance,  n'a  rien  d'exorbitant.  On  paie  00  roubles  par  an 
dans  les  quatre  gymnases  de  Moscou  et  dans  ceux  de  Liteinaïa, 
Marie,  Alexandra,  Vassili-Ostrof,  50  dans  ceux  de  Kolomna  et  de 
Pierre,  hO  à  la  Nativité.  On  ne  distingue  pas  entre  les  élèves  des 
classes  inférieures  ou  supérieures. 

Pour  ces  50  ou  60  roubles  que  n'enseigne-t-on  pas?  Mous  sommes 
loin  des  modestes  programmes  dont  Gogol  raille  la  simplicité.  C'est 
d'abord  la  loi  de  Dieu  pour  les  élèves  orthodoxes  •.  un  pope  vient  à 
des  heures  régulières  apprendre  aux  enfans  les  prières  et  les  ôlé- 
mens  du  catéchisme  et  de  l'histoire  sainte,  expliquer  aux  plus 
âgées  les  mystères  de  la  dramatique  liturgie  orthodoxe,  l'histoire 
du  schisme  des  Latins  et  les  gloires  de  l'église  russe.  Les  leçons  de 
religion  catholique,  luthérienne,  calviniste  et,  s'il  y  a  lieu,  musul- 
mane, sont  rejetées  avec  l'enseignement  de  la  langue  anglaise  dans 
les  matières  facultatives,  auxquelles  on  réserve  des  heures  supplé- 
mentaires. Puis  viennent  la  langue  et  la  Httérature  russes,  les  lan- 
gues française  et  allemande,  l'histoire  et  la  géographie,  l'arithmé- 
tique, la  géométrie  et  même  les  équations  du  premier  degré,  des 
notions  élémentaires  de  physique  et  d'histoire  naturelle,  de  la  péda- 
gogie, enfin  la  danse,  le  chant,  le  dessin,  les  ouvrages  de  femme. 
Pour  donner  une  idée  de  la  façon  dont  les  programmes  sont  répartis 
entre  les  sept  années,  prenons  l'enseignement  de  l'histoire.  Dans 
les  trois  classes  inférieures,  pas  de  programme,  pas  de  cours;  les 
maîtresses  se  bornent  à  raconter  aux  enfans  les  beaux  traits  de 
rhistoire  de  tous  les  pays.  En  quatrième,  c'est  l'histoire  de  l'Orient 


LES    GYMNASES    DE    FEMMES.  337 

et  la  Grèce;  en  troisième,  l'histoire  romaine,  le  moyen  âge  occi- 
dental jusqu'aux  croisades,  les  premiers  siècles  de  la  Russie;  en 
seconde,  l'histoire  d'Occident  jusqu'à  la  paix  de  Westphalie  et  l'his- 
toire de  Russie  jusqu'à  l'avènement  des  Romanof;  en  première 
classe,  l'histoire  d'Occident  jusqu'au  traité  de  Paris  en  1850  et 
oelle  de  Russie  jusqu'à  l'époque  actuelle.  On  voit  que  l'histoire  con- 
temporaine n'eirarouche  personne. 

Ces  programmes  si  étendus  ne  chargent  pas  trop  les  élèves.  Les 
jiédagogues  russes  se  sont  ingéniés  à  prévenir  chez  les  enfans  la 
satiété  et  la  fatigue  qu'entraîne  la  monotonie  des  occupations;  sur- 
tout ils  n'ont  pas  voulu  leur  infliger  ce  traitement  barbare  que 
subissent  tant  de  nos  écolières  françaises,  et  qui  consiste  à  rester 
assises  six  ou  sept  heures  par  jour  sur  les  bancs  d'un  pensionnat, 
tandis  qu'on  en  consacre  à  peine  trois  ou  quatre  à  un  travail  sé- 
rieux. Économiser  la  peine  et  le  temps,  telle  est  leur  devise.  L'éco- 
lière  russe  fait  son  entrée  au  gymnase  à  neuf  heures  du  matin  et 
en  sort  à  deux  heures  et  demie  :  total  cinq  heures  et  demie.  Voici 
comme  elles  sont  distribuées  :  il  y  a  dans  une  journée  cinq  leçons 
d'un  peu  moins  d'une  heure  chacune;  on  a  surtout  évité  qu'elles 
soient  toutes  employées  à  des  exercices  également  absorbans.  On  con- 
sacre par  exemple  trois  leçons  à  l'histoire,  à  la  géographie  ou  à  la 
physique,  à  l'arithmétique  ou  à  la  religion,  au  français,  à  l'alle- 
mand, etc.;  pendant  les  deux  autres  heures,  on  dessinera,  on  chan- 
tera, on  fera  de  la  couture,  on  dansera.  Entre  chaque  leçon  d'une 
heure,  il  y  a  quelques  minutes  de  repos,  le  temps  de  faire  un  tour 
dans  les  corridors  ou  dans  les  salles  de  récréation,  de  rendre  au 
sang  sa  circulation  naturelle  et  de  s'assurer  qu'on  n'a  pas  perdu 
l'habitude  de  rire  et  de  babiller.  Entre  la  troisième  et  la  quatrième 
leçon,  repos  d'une  demi-heure  pour  le  déjeuner.  A  deux  heures  et 
demie,  les  enfans  s'en  vont  à  la  maison  paternelle,  convenablement 
saturées  de  science,  mais  dans  un  bon  équilibre  de  développement 
physique  et  intellectuel.  L'esprit  a  eu  son  exercice;  les  doigts  et 
même  les  jambes  ont  eu  le  leur.  Aussi  retourne-t-on  avec  plaisir 
au  gymnase  :  les  vestibules  ou  les  corridors  se  trouvent  encombrés 
d'écolières  un  grand  quart  d'heure  avant  l'ouverture  des  classes. 
Enfin  il  y  a  des  vacances  dans  les  mois  les  plus  chauds  du  climat 
russe,  du  15  juin  au  7  août. 

Il  a  fallu  subir  un  examen  pour  entrer  en  septième;  pour  pas- 
ser ensuite  d'une  classe  à  une  autre,  il  y  a  encore  des  examens 
très  sévères.  Les  pédagogues  des  gymnases  russes  ne  se  soucient 
pas  d'encombrer  leurs  classes  d'élèves  qui  ne  peuvent  les  suivre  et 
qui  abaissent  le  niveau  des  études.  L'enfant  qui  ne  satisfait  pas  à 
l'examen  reste  dans  sa  classe  :  elle  y  restera  trois  années  de  suite, 

TOME  civ,  —  1873,  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'il  le  faut;  après  la  troisième,  on  la  rendra  à  sa  famille.  A  la  fin 
de  chaque  année  scolaire,  il  y  a  une  solennité  publique  où  l'on  dis- 
tribue des  prix  aux  meilleures  élèves;  à  la  fin  des  études,  les  élèves 
distinguées  reçoivent  des  livres  et  des  médailles.  Celles  qui  ont 
achevé  le  cours  d'enseignement  avec  succès  reçoivent  un  attestât 
qui  leur  permet  d'entrer  sans  examen  aux  cours  pédagogiques  et 
leur  confère  le  droit  d'enseigner,  comme  institutrices  privées,  les 
matières  pour  lesquelles  elles  ont  reçu  ce  témoignage. 

Ce  qui  a  fait  la  fortune  des  gymnases  dès  l'origine,  c'est  la  pe- 
tite bourgeoisie.  Imbue  d'un  esprit  très  positif,  mais  profondément 
convaincue  de  l'utilité,  même  au  point  de  vue  pratique,  d'une  bonne 
instruction  générale,  elle  s'est  empressée  de  leur  envoyer  ses  enfans. 
Une  partie  de  la  haute  bourgeoisie,  des  fonctionnaires,  de  la  no- 
blesse, dominée  par  les  vieux  préjugés,  s'est  tenue  quelque  temps 
à  l'écart;  enfin,  voyant  qu'on  recevait  au  gymnase  un  excellent  en- 
seignement, qu'aucun  des  inconvéniens  prophétisés  ne  se  réalisait, 
les  hautes  classes  se  sont  résignées  à  leur  tour  à  profiter  du  pro- 
grès accompli.  J'ai  pu  voir  sur  les  registres  des  gymnases  les  noms 
des  filles  de  généraux  et  de  conseillers  d'état  inscrits  à  côté  de 
filles  d'artisans.  S'il  s'agissait  de  jeunes  garçons,  les  mieux  élevés 
seraient  peut-être  disposés  à  prendre  les  mauvaises  manières  de 
quelques-uns  de  leurs  camarades;  mais  remarquons  qu'il  s'agit  ici  de 
petites  filles,  c'est-à-dire  de  petites  femmes.  Leur  instinct  de  déli- 
catesse féminine  les  porte  plutôt  à  s'assimiler  ce  qu'ici  y  a  de  gra- 
cieux et  d'élégant  que  ce  qui  leur  paraît  grossier.  Dans  les  cours 
supérieurs  principalement,  toute  différence  dans  les  manières  ou 
dans  la  tenue  s'efface  entre  les  jeunes  filles  appartenant  aux  diffé- 
rentes classes  de  la  société.  Au  point  de  vue  intellectuel,  l'aristo- 
cratie de  la  classe  n'est  pas  toujours  celle  du  monde.  Pour  effacer 
également  toute  distinction  extérieure,  pour  mijux  achever  la  fu- 
sion de  tous  ces  élémens,  pour  empêcher  les  mauvais  sentimens 
que  pourrait  faire  naître  la  comparaison  des  robes  et  des  toi- 
lettes, dans  certains  gymnases  on  a  prescrit  un  uniforme.  Dans  un 
gymnase  de  Moscou,  j'ai  remarqué  que  toutes  les  jeunes  filles  étaient 
vêtues  de  robes  brunes,  et  c'est  une  princesse  qui  a  pris  la  peine 
de  me  développer  les  avantages  de  cette  mesure  égalitaire.  Mal- 
gré tout,  il  y  a  encore  des  parens  récalcitrans  à  l'idée  des  écoles 
communes.  La  Feuille  loèdagogiquc  entreprenait  récemment  une 
campagne  pour  leur  conversion,  et  l'on  peut  s'étonner  du  langage 
tenu  par  un  organe  semi-officiel  dans  un  pays  que  nous  avons  de 
la  peine  à  nous  représenter  comme  une  démocratie.  Même  dans 
notre  Occident  libéral  et  égalitaire,  les  conservateurs  pourraient 
tirer  quelque  profit  de  ses  conseils  : 


LES    GYMNASES    DE   FEMMES.  339 

«  Au  premier  plan,  on  peut  mettre  les  gens  qui  craignent  de  voir  leurs 
enfans  compromettre  leur  dignité  aristocratique  en  fréquentant  des  ca- 
marades dont  les  parens  sont  tailleurs,  cordonniers,  boutiquiers.  Ceux 
qui  se  placent  sur  ce  terrain  ne  sont  pas  en  état  de  nous  rt;pondre,  si 
nous  leur  demandons  un  motif  raisonnable  de  cette  manière  de  voir  :  ils 
n'ont  à  leur  service  que  des  phrases  qui  ont  fait  leur  temps;  eux-mêmes 
ne  remarquent  pas  qu'en  nageant  contre  un  courant  très  fort,  tout  ce 
qu'ils  peuvent  faire,  c'est  de  rester  stationnaires,  et  qu'ils  préparent  à 
leurs  enfans  le  même  labeur  absolument  stérile.  Ils  ne  veulent  pas  re- 
connaître que  la  vie  réelle  leur  donne  à  chaque  pas  un  démenti,  que  l'é- 
galité devant  la  loi,  l'obligation  universelle  du  service  mihlaire,  l'abo- 
lition des  privilèges  de  castes,  sont  des  faits  qui  ne  sont  pas  destinés  à 
s'amoindrir,  mais  qui  vont  se  développer  et  s'étendre  chaque  jour  da- 
vantage... Pour  avoir  de  rinfluence  sur  le  siècle,  il  faut  vivi^e  avec  le  siècle 
et  gagner  sa  confiance... 

«  Pour  nous,  nous  déclarons  sincèrement  qu'à  notre  avis  les  classes 
inférieures  auraient  plus  de  raison  que  les  classes  supérieures  de  re- 
douter les  atteintes  portées  à  la  moralité  de  leurs  enfans  par  la  fréquen- 
tation des  établissemens  ouverts  à  toutes  les  classes  de  la  société.  Les 
enfans  pauvres  y  rencontrent  des  enfans  riches  qui  sont  venues  en 
voiture,  des  enfans  habillées  avec  recherche  et  prétention,  accompa- 
gnées de  laquais  portant  leurs  livres  et  leurs  cahiers;  leurs  camarades 
plus  riches  leur  parlent  des  bals,  des  spectacles,  auxquels  elles  ont 
assisté  la  veille;  elles  leur  apparaissent  comme  la  vivante  personnifica- 
tion de  toutes  ces  joies  de  la  terre  qui  sont  autant  de  tentations  pour  le 
pauvre...  On  pourrait  entrevoir  là  plus  de  germes  de  corruption  morale 
que  dans  un  mot  grossier  ou  dans  un  geste  gauche  d'une  fille  de  cocher 
ou  de  concierge...  Mais  nous  tenons  fermement  à  cette  croyance,  que 
l'école  doit  être  une  préparation  à  la  vie,  à  cette  vie  réelle  qui  dans  ce 
siècle  nous  conduit,  à  pas  de  géant,  à  l'abaissement  de  toutes  les  bar- 
rières élevées  par  les  préjugés.  Or  la  destruction  de  ces  barrières  doit 
commencer  précisément  à  l'école,  et  nous  répéterons  le  mot  célèbre  de 
Leibniz  :  Renouvelez  l'éducation,  vous  renouvellerez  la  face  de  la  terre... 

((  L'enfant  riche  et  l'enfant  pauvre,  la  paysanne  et  la  comtesse,  sont 
assises  sur  les  mêmes  bancs;  on  les  apprécie,  on  les  estime  d'après  une 
mesure  unique,  qui  est  un  certain  idéal  de  culture  intellectuelle  et  mo- 
rale. C'est  précisément  à  l'école  que  l'enfant  s'accoutume  à  se  placer  à 
ce  point  de  vue  pour  juger  son  prochain  :  ce  point  de  vue,  elle  le  por- 
tera dans  la  vie  réelle.  Ici,  l'enfant  des  classes  inférieures,  affranchie  de 
toutes  les  humiliations  qui  pèsent  sur  elle  dans  le  monde,  s'habitue  à 
prendre  conscience  de  sa  dignité  personnelle,  qui  aurait  peine  à  se  ré- 
véler à  elle  dans  la  maison  paternelle,  dans  la  misère,  la  dépendance  et 
autres  conditions  défavorables.  L'enfant  riche  a  beau  s'entendre  dire  à 


3iO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  maison  qu'elle  a  été  créée  du  même  limon  que  les  autres  hommes, 
que  c'est  une  sottise  de  s'enorgueillir  de  la  fortune  ou  de  la  fonction  de 
ses  parens  quand  on  ne  sait  pas  y  joindre  certains  méiites  personnels, 
cela  ne  l'empêche  pas  de  jouir  des  avantages,  des  plaisirs  de  sa  condi- 
tion. La  démonstration  de  ces  vérités  morales  est  autrement  vive  à 
l'école;  là,  ce  n'est  pas  son  titre  qui  l'affranchira  de  la  honte  de  n'avoir 
pas  appris  sa  leçon  sans  excuse  raisonnable,  ce  ne  sont  pas  ses  mises 
recherchées,  ses  riches  vêtemens  qui  la  sauveront  de  la  punition  méri- 
tée par  ses  fautes.  Ici,  il  faut  qu'elle  se  distingue  par  des  qualités  pu- 
rement personnelles,  de  l'ordre  intellectuel  et  moral,  et  qu'elle  prenne 
l'habitude  d'appliquer  aux  autres  ce  mode  d'estimation  (1).  » 

Ce  monde  d'écolières  n'est  pas  difficile  à  gouverner;  rarement  il 
y  a  lieu  de  recourir  à  de  véritables  punitions.  La  simple  menace  de 
donner  à  l'élève  une  note  inférieure  à  la  note  12  pour  la  conduite 
suffit  pour  amener  les  plus  rebelles  à  résipiscence.  D'ordinaire  l'ad- 
ministration du  gymnase  prend  les  mesures  les  plus  exactes  afin 
que  les  jeunes  filles  ne  sortent  de  ses  mains  que  pour  tomber  dans 
celles  des  parens.  Dans  certains  établissemens,  les  personnes  char- 
gées de  venir  reprendre  les  jeunes  filles  sont  tenues  de  présenter 
une  sorte  de  cachet  attestant  qu'on  peut  leur  remettre  en  toute  con- 
fiance le  précieux  dépôt.  Les  gymnases  féminins  ont  été  institués 
pour  l'instruction  plutôt  que  pour  l'éducation  :  on  compte  sur  les 
familles  pour  cette  partie  de  la  tâche;  mais,  comme  dans  toute  so- 
ciété, il  y  a  dans  la  société  pétersbourgeoise  ou  moscovite  des  types 
de  parens  assez  différens.  Il  y  a  ceux  que  l'administration  du  gym- 
nase ne  voit  jamais,  ne  connaît  même  pas,  et  qui  laissent  à  la  jeune 
fille  le  soin  de  revenir  toute  seule  à  la  maison.  Il  y  a  ceux  qui,  mal- 
gré d'immenses  distances,  malgré  d'absorbantes  occupations,  vien- 
nent tous  les  jours  des  extrémités  de  la  ville  chercher  eux-mêmes 
leur  enfant,  s'informer  de  ses  progrès,  se  concerter  avec  l'adminis- 
tration pour  les  méthodes  à  suivre.  Dans  le  bureau  de  l'inspectrice 
ou  de  l'inspecteur,  on  rencontre  des  gens  du  monde,  élégans  et 
raffinés,  —  ou  des  artisans  russes,  encore  incultes,  mais  nullement 
grossiers,  connaissant  tout  le  prix  de  l'instruction  avant  de  savoir 
ce  que  peut  bien  être  l'éducation,  —  ou  des  marchands  allemands 
tantôt  dignes  et  solennels,  tantôt  humbles  et  obséquieux,  prodigues 
dans  la  conversation  du  titre  d'excellence.  L'école  réclame  la  colla- 
boration de  la  famille  pour  l'éducation  des  enfans;  souvent  c'est  la 
famille  qui  vient  réclamer  l'appui  de  l'école  pour  telle  ou  telle  fil- 
lette de  treize  ou  quatorze  ans,  sage  comme  un  icône  sur  les  bancs 

(1)  Feuille  pèdagogiqut,  décembre  1872, 


LES    GYMNASES    DE    FEMMES.  3àl 

de  l'école,  mais  diable  incarné  quand  elle  se  retrouve  au  foyer 
domestirjue. 

En  général  on  ne  peut  être  admis  à  visiter  un  gymnase  sans  la 
haute  autorisation  du  prince  d'Oldenbourg.  Grâce  à  mon  titre  de 
professeur  français,  le  nalchalnik  de  Saint-Pétersbourg,  M.  Osi- 
nine,  et  plus  tard  celui  de  Moscou,  M.  Yinogradof,  ont  gracieuse- 
ment consenti  à  me  faire  passer  sur  les  formalités;  bien  plus  ils 
ont  offert  de  me  guider  eux-mêmes.  Ces  établissemens  dont  ils  me 
faisaient  les  honneurs,  ils  en  étaient  non-seulement  les  administra- 
teurs, mais  encore  les  créateurs;  c'était  leur  œuvre  propre  qu'ils 
me  détaillaient  ainsi  pièce  à  pièce. 

La  plupart  des  gymnases  de  Saint-Pétersbourg  occupent  de 
vastes  édifices  nouvellement  construits  ou  restaurés,  mais  il  n'y  a 
pas  si  longtemps  qu'ils  jouissent  de  cette  fortune;  presque  tous  se 
sont  établis  à  leurs  débuts  dans  des  maisons  particulières  qui  ré- 
pondaient mal  aux  exigences  d'une  école.  C'est  le  2  (15)  septembre 
1872  que  le  gymnase  Marie,  le  doyen  de  toas  les  gymnases  de 
Saint-Pétersbourg,  a  solennellement  inauguré  son  installation  dans 
un  vaste  bâtiment  appartenant  à  l'école  de  commerce;  le  même 
jour,  Yassili-Ostrof  prenait  possession  d'un  spacieux  édifice  con- 
struit tout  exprès.  Le  h  septembre,  le  gymnase  Pierre  rentrait  dans 
son  ancien  local,  considérablement  agrandi  et  mieux  approprié  aux 
besoins  du  service;  enfin  le  15  septembre  Kolomna  célébrait  la  dé- 
dicace d'un  bâtiment  élevé  aux  frais  de  la  Société  philanthropique. 
Quant  au  gymnase  Alexandre  et  aux  cours  pédagogiques,  c'est  en 
1871  qu'ils  sont  arrivés  à  une  organisation  définitive.  Les  gymnases 
de  Moscou,  à  part  le  premier,  n'en  sont  pas  encore  là.  Ils  sont  in- 
stallés dans  des  maisons  particulières.  Les  salles  sont  médiocres, 
encore  décorées  de  papier  de  mauvais  goût;  les  plafonds  sont  bas, 
les  fenêtres  petites  et  trop  peu  nombreuses.  Il  semble  qu'on  fasse 
la  classe  dans  une  chambre  à  coucher  ou  dans  un  cabinet  de  toi- 
lette. Avec  le  succès  croissant  de  l'institution,  leur  tour  viendra 
aussi  de  se  transporter  dans  quelque  vaste  et  confortable  édifice. 

On  entre  au  gymnase  à  huit  heures  trois  quarts,  parce  qu'avant 
l'ouverture  des  classes  le  pope  fait  faire  la  prière  aux  élèves  or- 
thodoxes; mais  dès  le  matin  un  flot  de  jeune  population  se  répand 
dans  les  rues  de  Saint-Pétersbourg  :  on  se  croirait  dans  une  de  ces 
cités  que  décrivent  complaisamment  les  livres  d'étrennes,  et  qui  ne 
sont  peuplées  que  d'enfans.  D'abord  les  garçons  petits  et  grands,  les 
uns  avec  leur  sac  au  dos,  les  autres  avec  leurs  livres  sous  le  bras, 
les  premiers  gambadant  et  sifflant  ou  affectant  le  pas  militaire,  les 
seconds  s'essayant  à  une  allure  grave,  se  sont  rendus  qui  à  l'école 
primaire,  qui  au  gymnase,  qui  à  l'université.  Puis  se  montrent  de 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  côtés  les  petits  enfans  pendus  aux  mains  de  leurs  bonnes  ou  de 
leurs  mères,  et  qui  vont  aux  salles  d'asile  modèles  ou  aux  classes 
préparatoires  s'initier  aux  mystères  de  l'alphabet,  —  les  fillettes  de 
neuf  ou  dix  ans  avec  leur  carton  de  livres  ou  de  cahiers  sous  le  bras 
et  le  panier  aux  provisions  dans  la  main,  —  enfin  les  jeunes  filles, 
élèves  ou  maîtresses,  qui  se  hâtent  vers  le  gymnase.  A  neuf  heures, 
les  hommes  peuvent  reprendre  possession  de  la  rue  ;  tout  ce  petit 
monde  est  en  lieu  de  sûreté,  assis  chacun  sur  son  banc  ou  son 
tabouret. 

A  la  porte  et  dans  les  corridors  de  l'établissement  vous  trouverez, 
comme  dans  toutes  les  maisons  de  Saint-Pétersbourg,  quelques 
vieux  soldats  à  la  mine  sérieuse  et  honnête,  aux  façons  dignes  et 
polies,  à  la  moustache  grise,  abondamment  chevronnés  depuis  le 
coude  jusqu'à  l'épaule,  qui  font  l'office  de  concierges  ou  de  domes- 
tiques. Vous  pouvez  visiter  ce  qu'on  appelle  la  bibliothèque,  cù  il 
n'y  a  encore  qu'une  centaine  de  livres,  et  le  cabinet  fie  collections, 
qui  se  compose  de  quelques  squelettes  d'animaux,  d'une  machine 
électrique  ou  pneumatique,  plus,  à  l'usage  des  dessinateurs,  le 
torse  de  Laocoon  ou  la  tête  de  Socrate  en  plâtre.  On  ne  fait  en- 
core que  commencer  les  collections,  et  on  n'a  pas  l'argent  en  abon- 
dance. Vous  pouvez  jeter  un  coup  d'oeil  aux  vastes  salles  de  récréa- 
tion, qui  dans  la  froide  Russie  remplacent  les  cours  et  jardins 
indispensables  chez  nous.  Le  parquet,  d'un  travail  soigné,  luit 
comme  un  miroir;  les  grands  murs  blancs  vernissés  ne  présentent 
pas  une  tache;  les  énormes  poêles  de  faïence  blanche  qui  occupjnt 
une  moitié  de  panneau  depuis  le  parquet  jusqu'au  plafond  donne- 
raient une  leçon  de  propreté  à  une  ménagère  hollandaise;  les  por- 
traits de  l'empereur,  de  l'impératrice  et  du  prince  d'Oldenbourg  ont 
l'air  de  se  croire  dans  un  salon  du  Palais  d'Hiver.  Tout  cela  est 
propre  jusqu'à  en  paraître  luxueux.  Evidemment  les  lycéennes 
russes  n'ont  pas  l'humeur  destructive  de  leurs  camarades  français. 
On  ne  voit  pas  d'encriers  qui  se  sont  écrasés  au  beau  milieu  d'une 
muraille  fraîchement  blanchie,  ni  de  bonshommes  gesticulant,  ni 
d'inscriptions  quelconques  destinées  à  vexe)^  n'importe  qui.  Sur  les 
tables  en  bois  blanc  vernissé,  pas  de  noms  profondément  burinés 
pour  la  postérité  la  plus  reculée.  Ceci  commence  à  me  donner  une 
idée  favorable  du  caractère  des  élèves  russes. 

Les  maîtres  et  maîtresses  sont  à  l'œuvre,  chacun  dans  sa  classe; 
dans  une  salle,  une  trentaine  de  fillettes,  les  bras  croisés,  essaient 
de  ployer  le  genou  ou  de  tordre  le  pied  suivant  toutes  les  règles 
de  l'art  chorégraphique;'  des  parties  reculées  de  l'établissement 
arrivent  jusqu'à  nous  les  sons  affaiblis  de  chœurs  lointains  ou  de 
gammes  ascendantes  ou  descendantes  :  personne  ne  reste  oisif.  Sur 


LES   GYMNASES   DE    FEMMES.  3/13 

les  murs  des  salles  de  classe  s'étalent  les  cartes  géographiques 
russes,  françaises  ou  allemandes;  elles  sont  remplacées  dans  les 
petites  classes  par  des  scènes  de  l'histoire  ou  dos  représentations 
déplantes  ou  d'animaux  :  ainsi  se  fait  «  l'enseignement  des  choses.» 
—  Si  vous  êtes  curieux  de  types  et  de  physionomies,  une  salle  de 
classe  dans  un  gymnase  russe  nous  en  présente  une  intéressante  col- 
lection. On  voit  dans  une  salle  du  palais  de  Péterhof  350  portraits  de 
jeunes  filles  que  Catherine  II  aurait  fait  peindre,  dit-on,  pour  re- 
présenter tous  les  types  féminins  de  son  empire.  Malheureusement 
sous  la  chapka  polonaise,  le  kakochnik  russe  ou  le  bonnet  de  four- 
rure tatar,  ce  sont  toujours  des  minois  de  marquises  à  la  AVatteau. 
Yous  trouverez  ici  ce  que  vous  avez  vainement  cherché  là-bas.  Pour- 
tant V0U3  reconnaîtrez  la  jeune  fille  russe  à  son  visage  rond,  à  des 
traits  solides  et  réguliers,  à  un  teint  mat,  des  cheveux  châtains,  des 
yeux  noirs,  doux  et  un  peu  tristes,  un  air  d'application  sérieuse  à 
son  travail.  L'Allemande,  —  il  y  en  a  un  certain  nombre,  les  Alle- 
mandes d'Allemagne  ou  des  provinces  baltiques  font  par  exemple 
la  huitième  partie  de  la  population  du  gymnase  Marie,  —  l'Alle- 
mande a  au  contraire  le  visage  ovale,  le  teint  frais,  des  cheveux 
blonds,  des  yeux  bleus.  A  côté  de  la  Russe,  on  trouve  la  Petite- 
Russienne,  cette  Italienne  des  pays  slaves;  habituellement  elle  est 
plus  éveillée  que  sa  sœur  du  nord,  —  la  forme  du  visage  plus  al- 
longée, des  yeux  noirs  aussi,  mais  plus  vifs  et  plus  brillans,  tou- 
jours prêts  à  quitter  le  livre.  Plus  grande  que  la  Petite-Russienne, 
plus  svelte  que  la  Russe,  blonde  comme  l'Allemande,  mais  avec 
une  carnation  moins  vive,  est  la  jeune  fille  polonaise.  Ai-je  besoin 
de  vous  présenter  la  Juive?  Elle  est  la  même  dans  tous  les  pays. 
Quant  aux  Tatares,  on  n'en  trouve  pas  beaucoup  à  Saint-Péters- 
bourg, ni,  je  crois,  à  Moscou;  mais  des  yeux  noirs  petits  et  ronds, 
un  visage  un  peu  large  à  la  hauteur  des  pommettes,  un  nez  qui  a 
une  tendance  à  se  relever,  se  retrouvent  aussi  chez  quelques  Russes  : 
c'est  une  de  ces  traces  du  joug  tatar  dont  parle  Karamsine.  C'est 
au  gymnase  d'Irkoutsk  qu'il  faut  aller  voir  assises  sur  les  mêmes 
bancs  que  la  race  conquérante  les  filles  des  Ostiaks  et  des  Vogouls; 
c'est  à  Kazan  que  la  population  scolaire  se  divise  presque  égale- 
ment en  Slaves  et  en  Tatares;  c'est  à  Birsk  que  le  ministère  de 
l'instruction  publique  convie  aux  bienfaits  de  la  science  les  jeunes 
Bachkires. 

Pour  avoir  une  idée  de  l'enseignement,  suivons  celui  du  français 
de  classe  en  classe.  Dans  les  classes  inférieures,  on  se  trouve  aux 
prises  avec  les  premières  difficultés  de  la  lecture,  des  noms,  conju- 
gaisons, etc.  La  plupart  des  petites  filles  ne  savent  pas  encore  assez 
notre  langue  pour  que  le  cours  de  français  puisse  se  faire  en  fran- 


Zhk  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

çais;  la  leçon  a  lieu  en  russe,  mais  la  maîtresse  a  déjà  soin  de 
donner  ensuite  la  traduction  française  pour  faire  l'éducation  de 
l'oreille.  C'est  là  qu'on  peut  voir  déjà  la  facilité  extrême  avec  la- 
quelle les  organes  russes  s'accommodent  de  notre  langue;  il  y  a 
une  différence  énorme  de  prononciation  entre  une  petite  fille  d'o- 
rigine russe  et  sa  condisciple  d'origine  allemande;  mais  c'est  là 
qu'on  peut  voir  aussi  combien  notre  grammaire,  qui  nous  paraît  si 
simple,  et  que  les  étrangers ,  selon  nous ,  doivent  apprendre  en 
naissant,  pour  nous  éviter  la  peine  d'apprendre  la  leur,  présente 
de  difficultés  et  de  singularités  en  apparence  capricieuses.  Que 
de  sons  différens  ne  représente  pas  la  lettre  e!  Pourquoi  dans  la 
même  phrase  prononçons-nous  d'une  façon  différente  ces  deux  mots 
écrits  de  la  même  façon  :  nous  portions,  des  jjorlions?  Et  mille  au- 
tres chicanes  grammaticales  !  On  habitue  aussi  les  en  fans  à  faire 
rapidement  des  traductions  orales  du  russe  en  français  ou  du  fran- 
çais en  russe.  Pendant  qu'on  fait  réciter  aux  unes  des  morceaux  de 
français,  d'autres,  armées  de  la  craie,  les  écrivent  sur  le  tableau 
noir.  C'est  merveille  de  voir  avec  quelle  conscience  une  fillette  de 
onze  ou  douze  ans,  stimulée  par  la  présence  de  l'inspecteur,  peut- 
être  aussi  par  celle  de  l'étranger,  trace  les  pleins  et  les  déliés, 
aligne  ses  mots,  souligne,  quand  il  y  a  lieu,  ou  les  verbes  ou  les 
substantifs,  sans  paraître  voir  ou  écouter  autre  chose.  Dans  les 
classes  supérieures,  la  leçon  se  fait  en  français;  questions  du  maître, 
réponses  de  l'élève,  se  croisent  en  cette  langue.  A  la  perfection  de 
la  prononciation,  on  pourrait  se  croire  parfois  dans  une  classe  fran- 
çaise où  le  français  se  parlerait  sans  accent  provincial.  C'est  en 
français  que  le  professeur  fait  sa  leçon  sur  la  biographie  de  Vol- 
taire ou  sur  une  tragédie  de  Racine:  c'est  en  français  que  les  élèves 
sont  tenues  de  rendre  compte  de  leurs  lectures. 

Mais  l'heure  sonne,  et  l'on  se  répand  dans  les  corridors  pour 
jouir  du  repos  de  cinq  minutes.  C'est  alors  une  animation,  un  mou- 
vement bien  explicable  quand  on  est  resté  près  d'une  heure  assis, 
le  bourdonnement  d'une  vaste  ruche  d'abeilles.  Grandes  et  petites, 
élèves  des  classes  supérieures  et  inférieures  se  mélangent,  se  fré- 
quentent librement;  on  n'a  pas  trouvé  nécessaire  de  séparer  et  de 
parquer  les  différens  âges.  Au  milieu  de  cette  foule  bruyante  circu- 
lent l'inspecteur  et  l'inspectrice,  accueillis  sur  leur  passage  par  ces 
petites  génuflexions  dont  toutes  les  écolières  russes  ont  l'habitude; 
maîtres  et  maîtresses  se  rassemblent  pour  échanger  des  poignées 
de  main  et  causer  comme  de  bons  collègues.  Les  dames  sont  en 
robe  bleue;  le  bleu  est  la  couleur  de  l'instruction  publique,  mais 
on  a  le  choix  entre  toutes  les  nuances.  Les  maîtres  ont  l'habit  bleu 
3ombre  à  boutons  d'or,  comme  en  portaient  chez  nous  les  élégans 


LES    GYMNASES  DE    FEMMES.  3^5 

d'il  y  a  quarante  ans;  il  remplace  la  robe  pour  les  professeurs  comme 
pour  les  magistrats;  on  fait  la  classe,  l'on  juge,  l'on  plaide  en  habit. 
Parfois  aussi,  on  voit  un  bon  pope  à  la  grande  barbe  de  patriarche, 
à  la  figure  large  et  réjouie,  avec  son  chapeau  rond,  son  long  caftan 
brun,  le  livre  sacré  sous  son  bras,  appuyé  sur  sa  canne  à  pomme 
d'ivoire.  Cinq  minutes  sont  bientôt  écoulées,  et  déjà  le  vétéran  aux 
chevrons  d'or  fait  retentir  une  sonnette  dans  les  salles  ou  les  cor- 
ridors, —  à  moins  pourtant  que  ce  ne  soit  la  récréation  de  midi; 
alors  on  déjeune,  on  ouvre  les  paniers  aux  provisions,  et  les  pupitres 
de  travail  se  transforment  en  tables  frugales.  Dans  certains  gym- 
nases, on  a  même  installé  un  buffet  où  l'on  peut  avoir  une  tasse  de 
bouillon  ou  de  chocolat. 


IT. 


Telle  est  dans  ses  traits  essentiels  l'organisation  des  gymnases 
russes.  Il  y  a  des  gymnases  féminins  dans  d'autres  pays;  mais  nulle 
part  peut-être  on  ne  les  a  constitués  dans  de  si  vastes  proportions 
et  sur  un  plan  aussi  gi^néral  ;  nulle  part  l'état  ou  le  souverain  n'a 
témoigné  pour  eux  une  si  grande  sollicitude.  Le  personnel  des  gym- 
nases est  considéré  comme  relevant  de  la  couronne;  il  a  droit  à  tous 
les  avantages  accordés  aux  serviteurs  de  l'état,  —  pensions  de  re- 
traite, promotions  de  tchin,  collations  d'ordres.  Il  ne  se  passe  guère 
de  mois  sans  que  plusieurs  professeurs  soient  nommés  conseillers 
auliques  ou  conseillers  titulaires.  C'est  un  décret  rendu  par  l'em- 
pereur, par  le  goçoudar  imperator  lui-même,  qui  décide  par 
exemple  qu'au  Yassili-Ostrof  il  y  aura  une  classe  parallèle  et  une 
dame  de  classe  de  plus.  C'est  dans  le  palais  môme  du  prince  d'Ol- 
denbourg qu'a  lieu  la  distribution  solennelle  des  récompenses  pour 
tous  les  gymnases.  En  1872,  l'impératrice  n'a  pas  pu  y  assister 
personnellement,  mais  elle  a  voulu  affirmer  ses  sympathies  envers 
l'institution  en  envoyant  un  télégramme  de  Livadia,  où  elle  se  trou- 
vait alors,  pour  féliciter  les  élèves  qui  sortaient  du  gymnase  et  leur 
faire  ses  souhaits  de  bonheur  à  leur  entrée  dans  la  vie. 

L'instruction  des  femmes  est  aussi  affaire  capitale  pour  l'opinion 
publique.  Rien  ne  saurait  plus  arrêter  le  mouvement  de  diffusion 
de  ces  gymnases.  Le  nombre  des  demandes  d'admission  s'est  accru 
dans  de  telles  proportions  que  l'on  complète  partout  ceux  qui  n'a- 
vaient pas  le  nombre  de  classes  réglementaire,  et  qu'il  faut  songer 
à  en  créer  de  nouveaux.  Les  gymnases  ont  maintenant  leur  presse 
à  eux,  des  livres  et  des  manuels  rédigés  spécialement  pour  eux. 


Zhô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  un  journal,  la  Feuille  pédagogique  (1),  qui  paraît  périodi- 
quement, à  l'instar  des  Derliner  Blaiter  fur  Scinde  und  Erziclumg. 
Elle  publie  les  actes  officiels  qui  intéressent  les  gymnases  et  des  ar- 
ticles spéciaux  sur  l'utilité  des  langues  vivantes,  les  devoirs  que 
l'élève  doit  faire  à  la  maison,  le  rôle  de  la  famille  dans  l'éduca- 
tion, etc.  Son  but  est,  conformément  aux  principes  de  Frœhlich,  de 
mettre  en  rapport  l'école  et  la  famille  pour  la  collaboration  à  l'œuvre 
commune,  et  de  venir  en  aide  à  la  bonne  volonté  des  parens  en  les 
tenant  au  courant  des  principales  questions  d'éducation.  En  un 
mot,  les  gymnases  féminins  sont  entrés  dans  les  mœurs  russes.  On 
les  préfère  aux  instituts,  surtout  parce  qu'ils  n'éloignent  pas  l'en- 
fant du  foyer  paternel.  Pourtant  l'externat  est  un  régime  dont  ne 
peuvent  pas  s'accommoder  toutes  les  familles.  De  même  qu'autour 
de  nos  lycées  d'externes  à  Paris,  il  s'est  créé  autour  de  certains 
gymnases  féminins  des  pensionnats  soumis  à  la  surveillance  de  l'ad- 
ministration scolaire. 

P»ien  assurément  ne  contribuera  plus  au  progrès  de  cette  bour- 
geoisie russe,  si  peu  nombreuse  encore,  mais  déjà  si  laborieuse  et 
si  intelligente,  que  l'institution  des  gymnases  féminins.  La  bour- 
geoisie russe  tend  à  concentrer  toutes  ses  forces  vives;  elle  retient 
dans  son  sein  une  partie  de  ce  qu'on  appelle  la  noblesse,  elle  y 
appelle  sans  cesse  de  nouvelles  fractions  du  peuple.  La  distance 
diminue  mieux  que  dans  notre  pays  démocratique  entre  la  femme 
d'un  juge  et  la  femme  d'un  marchand,  la  première  se  souvien- 
dra que  la  seconde  a  été  sa  condisciple  au  Vassili-Ostrof  ou  au 
gymnase  Marie.  Les  divers  élémens  de  la  bourgeoisie  féminine  se 
fusionnent  au  gymnase  comme  ceux  de  la  bourgeoisie  masculine. 
Les  rivalités,  les  dédains,  les  vanités  de  femme,  dissolvans  si  éner- 
giques de  notre  société,  s'atténuent  devant  la  solidarité  qu'en- 
traînent une  éducation  commune,  une  instruction  égale.  Tel  est 
le  premier  avantage  social  du  gymnase  féminin.  Quant  aux  re- 
proches qu'on  peut  lui  faire,  quelques-uns  ne  me  semblent  pas 
très  fondés.  Il  peut  créer,  dit-on,  un  prolétariat  savant.  Il  est  vrai 
que  beaucoup  de  jeunes  filles  sortent  du  gymnase  à  la  fois  sa- 
vantes et  pauvres;  mais  étaient-elles  riches  avant  d'y  aller?  Au- 
raient-elles eu  plus  de  facilités  d'existence,  si  elles  n'y  étaient  pas 
entrées?  L'instruction  reçue  leur  ôte-t-elle  un  seul  des  moyens  de 
travail  que  possède  une  femme  ordinaire,  et  ne  lui  assure-t-elle  pas 
des  ressources  nouvelles,  un  travail  plus  lucratif  et  plus  honorable? 
Une  jeune  fille  qui  à  force  d'étude  est  devenue  maîtresse  dans  un 

(1)  Pedagoghitcheskii  Listok,  spécialement  consacrée  aux  gymnases  de  Saint-Péters- 
bourg. 


LES    GYMNASES    DE    FEMMES.  3^7 

gymnase  n'est-elle  pas  dans  une  situation  que  toute  jeune  fille 
pourrait  envier?  Elle  vit  de  son  travail,  souvent  elle  en  fait  vivre 
les  autres;  elle  a  la  vraie  émancipation,  la  vraie  indépendance  (1). 
Elle  n'a  pas  besoin  de  faire  un  mariage  précipité,  irréfléchi,  pour 
avoir  ce  qu'on  appelle  une  position;  elle-même  en  a  conquis  une, 
pour  laquelle  elle  n'est  redevable  k  personne.  Rien  ne  la  presse,  car 
elle  n'est  point  à  charge  à  sa  famille.  Quand  môme  le  mariage  de- 
vrait lui  faire  perdre  sa  situation  officielle,  elle  n'en  conserve  pas 
moins  une  valeur  intellectuelle  et  morale  qui  lui  donne  le  droit  de 
choisir  dans  certains  rangs.  Considérons  celle  môme  qui  a  été  cher- 
cher au  gymnase  ou  dans  les  cours  pédagogiques  non  une  carrière, 
dont  elle  n'a  pas  besoin,  mais  simplement  la  culture  intellectuelle  ; 
comme  elle  est.  mieux  armée  d'instruction,  en  attendant  l'expé- 
rience que  rien  ne  remplace  pour  toutes  les  luttes  de  la  vie  !  Elle 
dispose  de  plus  de  moyens  pour  apprécier  et  pour  connaître  les 
hommes.  Entre  une  jeune  fille  instruite  et  les  jeunes  hommes,  les 
sujets  d'entretien  se  multiplient  :  tant  d'objets  d'étude  sont  com- 
muns !  Les  qualités,  les  défauts  de  l'intelligence  ou  du  cœur  se  ré- 
vèlent mieux  dans  des  conversations  plus  variées.  On  cesse  d'être 
une  énigme  l'un  pour  l'autre;  si  l'on  se  choisit,  c'est  en  connais- 
sance de  cause. 

Tout  le  monde  chez  nous  a  en  tête  les  Précieuses,  qui  pourtant 
n'étaient  pas  de  vraies  précieuses,  et  les  Femmes  savantes,  qui  n'é- 
taient pas  de  vraies  savantes.  On  craint  qu'une  jeune  fille  qui  aura 
appris  les  langues,  l'histoire  contemporaine  et  les  équations  du 
premier  degré  ne  perde  quelque  chose  de  sa  grâce  native.  On  di- 
rait volontiers  avec  de  Maistre  :  «  Le  plus  grand  défaut  d'une 
femme,  c'est  d'être  un  homme,  et  c'est  vouloir  être  un  homme  que 
de  vouloir  être  savant...  Permis  à  une  femme  de  ne  pas  ignorer 
que  Pékin  n'est  pas  en  Europe  et  qu'Alexandre  le  Grand  ne  de- 
manda pas  en  mariage  une  nièce  de  Louis  XIV...  Une  coquette  est 
bien  plus  facile  à  marier  qu'une  savante.  »  Ce  serait  ici  le  lieu  de 
répondre  avec  M.  Dupanloup  :  «  Quoi  !  vous  voulez  détruire  l'épa- 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  l*^""  août  1872,  les  Femmes  à  l'université  de  Zurich.  Sur  les 
63  étudiantes  de  cette  université,  on  comptait  alors  54  Russes,  dont  44  pour  la  méde- 
cine et  10  pour  la  philosophie.  En  Russie  môme,  les  femmes  vont  chercher  l'enseigne- 
ment supérieur,  non-seulement  aux  cours  pédagogiques,  mais  aux  universités.  La 
Feuille  pédagogique,  dans  son  numéro  de  janvier,  les  défend  contre  M.  Bischoff,  pro- 
fesseur à  l'université  de  Munich,  qui,  au  nom  de  lanatomie  céréhrale,  refuse  aux 
femmes  les  aptitudes  nécessaires  pour  l'instruction  supérieure.  Grâce  à  ces  fortes  études, 
les  jeunes  filles  russes  voient  s'ouvrir  devant  elles  de  nouvelles  carrières.  En  même 
temps  qu'elles  font  reconnaître  leur  droit  à  l'exercice  de  la  médecine,  le  gouvernement 
russe  les  accepte  dans  les  télégraphes  et  dans  d'autres  administrations  sur  le  pied  d'éga- 
lité avec  les  hommes. 


348  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nouissement  de  l'œuvre  divine,  d'une  âme  dans  laquelle  Dieu  a 
déposé  un  germe  de  vie  idéale?  Vous  respectez  ce  don  chez  les 
hommes  à  la  condition  toutefois  qu'il  trouvera  son  emploi  dans  la 
vie  pratique,  c'est-à-dire  qu'il  servira  à  gagner  de  l'argent  et  à 
accroître  une  position  sociale;  mais,  comme  l'utilité  des  grandes 
choses  est  moins  lucrative  chez  les  femmes,  il  vaut  mieux  les  sup- 
primer!.. Tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  dangereux  pour  la  femme,  c'est 
la  demi-science,  c'est  le  demi-talent,  qui,  lui  faisant  entrevoir  des 
horizons  supérieurs,  ne  lui  donne  pas  la  force  de  les  atteindre,  lui 
fait  croire  qu'elle  sait  ce  qu'elle  ignore,  et  jette  ainsi  dans  son  âme 
un  trouble,  un  désordre  et  un  orgueil  qui  souvent  se  traduira  par 
les  plus  tristes  égaremens...  Si  vous  ne  dirigez  pas  cette  flamme 
en  haut,  elle  dévorera  sur  terre  les  alimens  les  plus  grossiers  (1).  » 

Une  jeune  fille,  comme  un  jeune  homme,  ne  peut  échapper  au 
désir  de  faire  montre  de  la  science  récemment  acquise.  Cela  se  voit 
surtout  à  l'époque  où  l'on  va  passer  des  examens,  et  où  l'on  est  en 
quelque  sorte  saturé  de  son  sujet  :  inconvénient  passager;  la  jeune 
fille  surtout  reprend  bien  vite  la  giâce,  la  facilité  de  relations,  une 
certaine  modestie  qui  vient  toujours,  avec  plus  de  savoir,  de  la  dé- 
fiance de  ce  même  savoir.  Le  moment  où  la  femme  comme  l'homme 
se  présentent  avec  tous  leurs  avantages,  c'est  celui  où  ils  ont  beau- 
coup su  et  où  ils  commencent  à  beaucoup  oublier.  Les  choses  tech- 
niques, les  curiosités  de  l'histoire  ou  de  la  grammaire  s'égrènent 
de  leur  mémoire;  il  leur  reste  de  ce  qu'ils  ont  étudié  une  plus  vaste 
conception  de  la  vie,  l'habitude  de  regarder  au-delà  des  choses  du 
temps  présent.  La  science  acquise  se  résout  en  une  philosophie. 
Tout  cet  échafaudage  de  connaissances  trop  minutieuses,  de  pro- 
grammes et  de  questionnaires,  se  défait  pièce  à  pièce  comme  on 
enlève  l'échafaudage  d'une  maison  dont  la  construction  est  ache- 
vée, et  alors  apparaît  la  science  proprement  dite,  celle  des  hommes 
et  des  choses,  le  monument  gracieux  et  solide  que  cet  attirail  d'é- 
tudes et  d'examens  cachait  aux  regards. 

A  tous  les  avantages  que  la  société  russe,  soit  pour  le  rapport 
des  classes,  soit  pour  le  rapport  des  sexes,  retirera  d'une  instruc- 
tion des  femmes  si  largement  organisée,  vient  s'ajouter  ce  que  les 
femmes  elles-mêmes  comme  mères  de  famille  communiqueront  à 
leurs  fils  de  leurs  connaissances  acquises.  Ceux  qui  craignent  d'en 
apprendre  trop  aux  femmes  ne  songent  pas  assez  à  l'influence 
qu'elles  ont  sur  leurs  enfans.  Elles  contribuent  pour  leur  bonne 

(1)  Femmes  studieuses  et  femmes  savantes,  par  M?""  l'évèque  d'Orléans,  Orléans 
1867.  —  Comparez  VEnseignement  primaire  des  filles  m  France,  par  M.  Jules  Simon, 
dans  la  Revue  du  15  août  18G4. 


LES    GYMNASES    DE    FEMMES.  3Ù9 

part  à  faire  ou  à  défaire  les  nations  :  voyez  les  sociétés  antiques; 
mais  combien  leur  influence  est-elle  plus  énergique  dans  les  socié- 
tés modernes!  Sans  avoir  de  droits  politiques,  elles  font  la  politique; 
elles  ne  votent  pas,  elles  font  voter.  Superstitieuses  ou  frivoles, 
elles  seraient  les  plus  terribles  ennemies  du  progrès  politique  ou 
de  la  moralité  publique.  Leurs  fils,  leurs  maris,  sont  ce  qu'elles  les 
ont  faits.  Est-ce  une  génération  d'esprits  faibles  qui  résoudra  les 
problèmes  du  temps,  qui  fera  reprendre  à  la  France  son  rang  scien- 
tifique et  politique?  La  sainte  Russie,  elle,  ne  néglige  aucune  des 
forces  vives  du  pays;  elle  fait  appel  aux  femmes  comme  aux  hommes. 
En  France,  on  entend  toutes  les  familles  se  plaindre  de  la  difli- 
culté  qu'on  éprouve  à  instruire  les  filles.  Saint-Denis  représente 
assez  bien  les  instituts  de  la  Russie;  mais  tout  le  monde  ne  peut  pas 
aller  à  Saint-Denis.  Les  couvens?  C'est  dans  le  monde  et  dans  la 
vie  réelle  qu'il  faut  apprendre  le  monde  et  la  vie.  Les  pensionnats? 
Il  y  en  a  de  très  bons,  mais  des  efforts  isolés  peuvent-ils  réaliser 
ce  que  l'union  du  pays  et  de  la  couronne  a  créé  en  Russie?  Nous 
avons  en  France  beaucoup  d'excellentes  institutrices,  éprouvées  par 
des  examens  fort  difficiles,  mais  dans  quelle  situation  se  trouve  gé- 
néralement une  institutrice?  On  lui  confie  des  enfans  de  tout  âge, 
des  grandes  et  des  petites,  les  unes  qui  ont  presque  achevé  leur 
éducation,  les  autres  qui  en  sont  à  Va  b  c.  Lui  est-il  possible  de 
leur  donner  à  toutes  en  même  temps  l'instruction  qui  convient  à 
leur  âge  et  à  l'état  de  leurs  connaissances?  Que  de  temps  perdu 
tantôt  pour  les  unes,  tantôt  pour  les  autres!  Qu'elle  s'adjoigne  une 
ou  deux  auxiliaires,  le  vice  de  cet  enseignement  n'est  qu'atténué. 
Ces  institutrices  peuvent-elles  rivaliser  avec  ce  personnel  de  trente 
ou  quarante  maîtres  (1)  qu'on  trouve  dans  un  gymnase  russe?  Com- 
bien ne  seraient- elles  pas  plus  heureuses,  si,  au  lieu  de  consumer 
leurs  talens  à  passer  d'une  leçon  de  littérature  à  une  leçon  d'alpha- 
bet, et  d'une  démonstration  mathématique  à  une  exposition  d'his- 
toire, elles  étaient  concentrées,  comme  leurs  collègues  de  Russie  et 
d'Allemagne,  dans  une  spécialité  de  prédilection  où  elles  pourraient 
compléter  sans  cesse  leurs  connaissances,  au  lieu  de  les  gaspiller 
sans  mesure!  Beaucoup  de  parens  font  venir  chez  eux  des  maîtres 
pour  leurs  filles;  si  les  maîtres  sont  bons,  ce  moyen  n'est  pas  à  la 
portée  de  toutes  les  fortunes,  et  d'ailleurs  il  manquera  toujours  à 
cette  éducation  ce  qui  fait  le  grand  ressort  de  l'éducation  publique, 
l'émulation,  le  stimulant,  et  surtout  ce  que  les  enfans  acquièrent 

(1)  Au  gymnase  Marie,  7  dames  de  classe,  23  professeurs,  16  maîtresses;  —  à  Ko- 
lomna,  4  dames  de  classe,  10  professeurs,  12  maîtresses;  —  à  Alexandre,  3  dames, 
14  professeurs,  11  maîtresses;  —  à  Liteinaîa,  5  dames,  16  professeurs,  11  maîtresses,  etc., 
sans  compter  les  membres  de  l'administration. 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  la  fréquentation  les  uns  des  auti'es,  le  prélude  dans  l'expérience 
de  l'école  des  expériences  de  la  vie.  On  conduit  dans  des  villes  pri- 
vilégiées les  jeunes  filles  aux  cours  de  facultés;  mais  l'enseignement 
supérieur  doit  compléter  et  non  remplacer  l'enseignement  secon- 
daire. 

Un  des  derniers  ministres  de  l'instruction  publique  avait  orga- 
nisé des  cours  de  filles;  ils  sont  tombés,  excepté  à  Paris  et  dans 
quelques  autres  villes,  sous  l'effort  d'influences  puissantes.  Ces 
cours  rappelaient  sous  certains  rapports  les  gymnases  féminins; 
mais  on  ne  saurait  compter  pour  l'enseignement  des  filles  sur  des 
professeurs  qui  sont  déjà  complètement  absorbés  par  l'enseigne- 
ment des  garçons;  il  faudrait  un  personnel  enseignant  presque  nou- 
veau, dans  lequel  devrait  dominer  l'élément  féminin.  Les  locaux 
attribués  à  ces  cours  étaient  généralement  précaires,  souvent  peu 
appropriés  par  leur  disposition,  leur  situation  ou  leurs  connexités 
à  la  destination  qu'on  se  proposait.  Pourtant  il  ne  faut  pas  oublier 
que  c'était  un  commencement;  en  durant,  l'institution  eût  acquis 
ce  qui  lui  manquait,  personnel,  matériel,  locaux,  budget  particu- 
lier. L'important,  si  on  veut  jam.ais  créer  en  France  l'enseignement 
des  femmes  comme  on  l'a  fondé  en  Allemagne  et  en  Russie,  c'est 
l'organisation  d'un  vaste  ensemble  où  les  efforts  des  institutrices 
ne  se  perdent  pas  dans  l'isolement,  mais  soient  soutenus  et  dirigés 
par  une  pensée  commune.  Quel  obstacle  pourrait-on  rencontrer  en- 
core dans  une  création  aussi  patriotique?  Qui  oserait  contester  que 
«  le  plus  grand  besoin  de  la  société  en  tout  temps,  et  aujourd'hui 
plus  que  jamais,  est  de  fortifier  les  mœurs,  et  que  le  moyen  le 
plus  efficace  pour  y  parvenir  est  de  donner  une  bonne  éducation 
aux  femmes  (1)?  » 

AlFUED   PiAMBAUD. 
(1)  Voyez  la  Revue  du  15  août  1864. 


ETUDES 


SUR 


LES  TRAVAUX  PUBLICS 


LES  CANAUX  ET  LES  VOIES  DE    COMMUNICATlOxN  AUX  ÈïATS-UNÎS. 


Rapport  de  mission,  par  M.  Malézieux,  ingôoieur  en  chef  des  ponts  et  chaussées,  Paris  1873. 


Nous  avons  essayé  dernièrement,  en  prenant  la  Russie  pour 
exemple,  de  montrer  que  les  travaux  publics  révèlent  l'état  social 
et  la  force  productive  d'une  grande  nation.  Une  publication  récente 
d'une  rare  exactitude  nous  permet  de  recommencer  cette  étude 
pour  une  région  bien  différente.  Il  s'agit  des  États-Unis  de  l'Amé- 
rique du  JSord,  pays  favorisé  sous  le  rapport  du  climat  et  des  pro- 
ductions naturelles,  et  de  plus  livré  au  libre  essor  d'une  race 
d'hommes  entreprenans,  au  lieu  d'être  guidé,  comme  la  Russie, 
par  les  caprices  d'une  administration  absolue.  En  général,  les  ren- 
seignemens  précis  font  défaut  sur  ce  qui  se  fait  au-delà  de  l'Atlan- 
tique. On  s'en  rapporte  trop  souvent  aux  récits  de  touristes  qui 
voient  en  passant,  qui  n'ont  pas  l'instruction  et  le  loisir  nécessaires 
pour  approfondir  les  questions  techniques.  Les  Américains  ne  se 
laissent  arrêter  par  aucun  obstacle,  on  les  dit  empiriques;  ils  n'ont 
pas  notre  respect  invétéré  pour  la  vie  humaine,  ils  évaluent  les  ac- 
cidens  en  dollars  et  ne  se  lam.entent  pas  à  l'infini  sur  l'écroulement 
d'un  pont  ou  sur  l'explosion  d'une  machine  à  vapeur,  on  les  dit  im- 
prudens.  La  vérité  est  que  dans  leurs  constructions  publiques  ils  al- 
lient une  originalité  rare  à  une  suprême  audace,  mais  que  la  science 
est,  pour  eux  comme  pour  nous,  le  critérium  définitif  des  inventions 
nouvelles.  Leur  esprit  positif  les  préserve  de  ces  écarts  d'imagina- 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  mal  réglés  qui  ont  produit  en  Angleterre  un  navire  géant  in- 
forme, le  Great-Eastern^  et  un  tunnel  sous  la  Tamise  dont  l'utilité 
pratique  est  contestable.  Les  ingénieurs  des  États-Unis  sont  en 
partie  nos  élèves,  puisque  beaucoup  d'entre  eux  ont  acquis  leur  in- 
struction scientifique  dans  nos  écoles  savantes.  A  divers  points  de 
vue,  ils  sont  nos  maîtres,  car  nous  ferons  bien  de  leur  emprunter 
un  certain  nombre  de  leurs  procédés  de  construction. 

De  même  que  nous  l'avons  fait  pour  la  Russie,  il  est  utile  de  com- 
mencer par  une  esquisse  géographique  des  contrées  où  s'exerce 
l'esprit  inventif  des  Américains.  Cette  première  étude  a  pour  objet 
de  dire  en  quoi  consiste  le  territoire  des  États-Unis,  ce  qu'il  pro- 
duit et  ce  qu'est  la  population  qui  le  met  en  valeur. 

I. 

Rien  de  plus  simple  que  la  géographie  de  l'Amérique  du  Nord, 
entre  le  30*  et  le  50''  degré  de  latitude.  Les  monts  Alleghanys  à 
l'est  et  le  massif  des  Montagnes-Rocheuses  à  l'ouest  divisent  le  con- 
tinent en  trois  régions  d'étendue  fort  inégale.  Sur  le  versant  de 
l'Atlantique,  il  n'y  a  qu'une  étroite  bande  de  terrain.  Au  pied  des 
montagnes,  du  côté  du  Pacifique,  règne  sur  une  faible  largeur  l'ad- 
mirable plaine  de  la  Californie.  Au  centre,  l'immense  bassin  du 
Mississipi  s'étale  de  l'une  à  l'autre  chaîne.  Si  les  Alleghanys  ont  peu 
d'épaisseur,  il  n'en  est  pas  de  même  des  Montagnes-Rocheuses;  à  la 
hauteur  de  New-York  et  de  San-Francisco,  la  Sierra-Nevada,  les 
monts  Wasatch,  les  Montagnes-Rocheuses  proprement  dites,  ren- 
ferment entre  leurs  chaînes  parallèles  des  bassins  lacustres  d'une 
certaine  importance.  En  résumé,  si  l'on  s'avance  vers  l'ouest  en  par- 
tant de  l'Atlantique,  on  parcourt  à  vol  d'oiseau  environ  200  kilo- 
mètres entre  l'Océan  et  la  crête  des  Alleghanys,  2,200  au  moins 
dans  le  bassin  du  Mississipi,  1,000  de  la  crête  des  Montagnes-Ro- 
cheuses à  celle  de  la  Sierra-Nevada,  dans  les  bassins  lacustres  du" 
Lac-Salé  et  de  la  Rivière  de  Humboldt,  200  enfin  sur  le  versant  du 
Pacifique. 

La  vallée  du  Mississipi  est  un  peu  plus  longue  que  large.  Limitée 
au  sud  par  le  golfe  du  Mexique,  dans  lequel  elle  déverse  ses  eaux, 
elle  présente  au  nord  cette  singularité  digne  d'attention,  de  n'être 
séparée  que  par  des  collines  d'un  relief  insensible  des  grands  lacs 
qui  la  bornent.  Il  a  fallu  peu  de  travail  pour  creuser  un  canal 
d'un  seul  bief  entre  l'IUinois  et  le  lac  Michigan,  en  sorte  que  les 
eaux  du  Canada  peuvent  aujourd'hui  s'écouler  d'une  part  au  sud 
dans  le  golfe  du  ^Mexique  par  le  Mississipi,  et  d'autre  part  au  nord 
dans  l'Atlantique  par  le  Saint-Laurent,  ec  Chapelet  de  lacs,  qui  forme 
une  voie  navigable  jusqu'au  cœur  du  continent,  est  au  reste  un  des 


LES    TRAVAUX    PUBLICS    AUX    ETATS-UNIS.  353 

traits  géographiques  remarquables  do  l'Amérique  du  Nord.  On  com- 
prend ainsi  comment  les  colons  français  qui  s'étaient  établis  au 
XVII*  siècle  sur  les  bords  du  Saint-Laurent  purent  descendre  de 
Montréal  à  la  Nouvelle-Orléans,  à  travers  500  lieues  de  pays  in- 
connus, sans  se  heurter  à  des  obstacles  infranchissables. 

Sur  un  si  long  parcours,  le  Mississipi  n'oITre  aux  navigateurs 
d'autres  difTicultés  que  quelques  rapides  assez  peu  gênans.  Il  reçoit 
d'ailleurs  des  aflluens  dignes  de  lui.  A  gauche,  c'est  l'Ohio,  F  Illi- 
nois, le  Tennessee  et  le  Wisconsin;  à  droite  l'Arkansas,  le  Minne- 
sota et  surtout  le  Missouri.  Cette  dernière  rivière,  plus  longue  que 
îe  fleuve  dans  lequel  elle  se  jette,  se  développe  en  un  parcours  si- 
nueux de  A, 700  kilomètres  jusqu'au  flanc  des  Montagnes-Rocheuses. 
Le  caractère  général  de  ces  cours  d'eau  est  de  présenter  une  très 
grande  largeur  avec  une  pente  médiocre,  sauf  en  certains  endroits 
où  des  veines  transversales  de  roches  créent  des  rapides.  Les  sources 
même  sont  à  une  faible  élévation  au-dessus  du  niveau  de  la  mer. 
Les  crues  sont  formidables;  elles  atteignent  10  mètres  sur  le  haut 
Mississipi  et  16  mètres  à  l'embouchure. 

La  forme  du  littoral  était  éminemment  favorable  à  la  colonisa- 
tion, surtout  du  côté  de  l'Europe.  Le  rivage  est  découpé  par  des 
baies  profondes.  La  Delavvare,  l'Hudson,  la  James  River,  ne  sont 
pas  navigables  bien  loin  dans  l'intérieur  des  terres,  mais  présentent 
à  leur  entrée  d'excellens  ports  naturels,  d'autant  plus  que,  la  marée 
s'y  faisant  peu  sentir,  la  main  de  l'homme  n'avait  presque  rien  à 
y  faire.  La  côte  du  Pacifique  est  moins  bien  partagée;  cependant  la 
rade  de  San -Francisco  est  l'une  des  plus  belles  qui  soient  au  monde. 

La  nature  du  sol  varie  beaucoup  d'un  point  à  l'autre  de  ce  vaste 
territoire.  L'espace  compris  entre  le  Missouri  et  l'Ohio  est,  à  vrai 
dire,  une  des  régions  les  plus  privilégiées  du  globe;  c'est  le  gre- 
nier de  l'Amérique  et,  en  partie,  de  l'Europe.  C'est  là  que  les  pion- 
niers se  sont  portés  avec  le  plus  d'ardeur,  dédaignant  même  les 
pentes  orientales  des  Alleghanys,  qui  sont  cependant  beaucoup  plus 
rapprochées  de  la  mer.  Chicago,  Cincinnati,  Saint-Louis,  sont  les 
trois  capitales  de  cette  riche  contrée.  La  ville  de  Saint-Louis  mé- 
rite surtout  de  fixer  l'attention  :  placée  à  mi-chemin  entre  les  sources 
et  l'embouchure  du  grand  fleuve,  entre  l'Atlantique  et  les  Mon- 
tagnes-Rocheuses, c'est  en  quelque  sorte  le  centre  du  continent, 
comme  New- York  en  est  le  port  d'entrée  et  Chicago  le  port  d'expor- 
tation. La  zone  montagneuse  des  Alleghanys,  que  l'on  aurait  pu 
croire  stérile  pour  la  colonisation,  recèle  des  richesses  d'un  autre 
genre  :  c'est  le  pays  du  charbon  de  terre  et  du  pétrole.  La  Pensyl- 
vanie,  à  cheval  sur  les  montagnes,  fournit  de  la  houille  à  l'Union 
tout  entière. 

TOMJS  civ.  —  1873.  23 


355  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  premiers  qui  s'avancèrent  à  l'ouest  de  Saint-Louis  ne  virent 
qu'une  plaine  monotone,  avec  un  horizon  sans  limites,  des  eaux 
saumâtres  et  un  sol  nu.  Ce  fut  pis  encore  lorsque  les  pionniers  s'en- 
gagèrent dans  le  massif  montagneux  qui  s'étend  au-delà  de  cette 
plaine;  il  semblait  que  ce  désert  ne  dût  être  jamais  qu'un  lieu  de 
passage  entre  le  Mississipi  et  la  Californie.  Loin  de  là,  on  ne  fut  pas 
longtemps  sans  y  découvrir  des  trésors  inattendus  :  les  roches  érup- 
tîves  qui  sillonnent  ces  grands  soulèvemens  contiennent  en  abon- 
dance l'or  et  l'argent,  sans  doute  aussi  d'autres  métaux  non  moins 
précieux,  mais  dans  les  premières  années  d'engouement  on  n'atta- 
chait de  prix  qu'aux  terrains  aurifères.  Cependant  les  aventuriers 
partis  à  la  recherche  de  l'or  ne  furent  pas  seuls  à  peupler  cette  ré- 
gion désolée.  Expulsés  du  territoire  de  l'Union  américaine,  les  mor- 
mons découvrirent  en  1854  une  oasis  de  terrains  fertiles  qu'ar- 
rosent d'abondantes  eaux  douces;  ils  y  fondèrent  une  singulière 
colonie  où  l'industrie  prospère  non  moins  que  l'agiiculture,  car  on 
y  compte  maintenant  da  nombreuses  manufactures. 

Sur  cette  superficie  d'une  immense  étendue  travaille  une  popu- 
lation de  39  millions  d'habitans,  d'après  le  recensement  de  1870, 
population  bien  disparate  par  ses  origines,  fondue  néanmoins  par 
l'influence  du  climat  et  de  la  vie  commune  en  une  nation  homo- 
gène. C'est  une  erreur  trop  habituelle  de  croire  que  les  émigrans 
de  la  Grande-Bretagne  et  de  l'Allemagne  y  ont  imposé  leurs  mœurs 
et  leur  caractère  d'une  façon  exclusive ,  La  France  se  rattache  à  cette 
jeune  république  par  des  souvenirs  plus  lointains  que  ceux  de  la 
guerre  de  l'indépendance.  Il  y  a  deux  siècles,  au  plus  beau  moment 
du  règne  de  Louis  XIV,  nos  compatriotes,  établis  au  Canada,  se  li- 
vraient à  de  périlleux  voyages  d'exploration  vers  le  sud,  tandis  que 
les  Anglais  et  les  Hollandais  n'osaient  encore  perdre  de  vue  les  ri- 
vages de  l'Atlantique.  En  1673,  le  père  Marquette,  l'un  des  jésuites 
des  missions  canadiennes,  explore  le  Wisconsin.  En  1682,  Gavelier 
de  la  Salle  descend  le  Mississipi  jusqu'au  golfe  du  Mexique  et  prend 
possession  de  cette  belle  contrée  au  nom  de  la  France  avec  les 
formes  alors  usitées.  Toute  cette  région  se  peupla  de  noms  fran- 
çais que  l'usage  a  conservés  intacts.  Plusieurs  villes  portent  le  nom 
du  père  Marquette;  Prairie  du  Chien,  Fond  du  Lac,  du  Luth,  Saint- 
Clair,  figurent  encore  sur  les  cartes  de  l'Amérique.  Les  exploits  de 
Gavelier  de  la  Salle  sont  restés  légendaires  sur  les  rives  du  Missis- 
sipi. A  New-York,  à  Chicago,  dans  le  Texas  et  l'Illinois,  on  retrouve  à 
chaque  instant  le  souvenir  populaire  de  ce  courageux  explorateur, 
qui  fut  le  premier  à  reconnaître  le  cours  du  grand  fleuve.  Si  les 
Américains  conservent  pieusement  ces  traditions,  c'est,  —  n'en  dou- 
tons pas,  —  parce  qu'ils  ont  encore  dans  le  tempérament  quelque 


LES   TRAVAUX   PUBLICS    AUX    LTATS-UNIS.  355 

chose  de  chevaleresque  qui  est  la  part  d'héritage  que  leur  ont  lé- 
guée les  colons  français  du  Canada. 

Sur  ces  39  millions  d'individus,  on  compte  5  millions  de  nègres, 
moins  de  A00,000  Indiens  et  quelque  50,000  Chinois  importés  par 
la  Californie;  le  reste  est  de  race  blanche.  La  moitié  des  habitans 
sont  nés  ailleurs  qu'en  Amérique  ou  sont  nés  sur  le  sol  américain 
de  parens  étrangers,  tant  l'immigration  est  active  depuis  soixante 
ans.  Les  Français  n'entrent  maintenant  que  pour  2  ou  3  pour  100 
dans  le  chiffre  total  de  la  population;  on  le  sait,  nous  n'émigrons 
guère  au-delà  de  l'Atlantique. 

Cette  nombreuse  population  se  répartit  fort  inégalement  entre 
37  états  et  10  territoires  qui  forment  les  divisions  politiques  de 
l'Union.  L'état  de  New-York  a  U  millions  1/2  d'habitans  sur  une 
surface  qui  est  le  quart  de  la  France;  l'état  de  Nevada  n'en  a  que 
h'2,000  avec  une  superficie  presque  double.  Les  grandes  villes  se 
développent  d'année  en  année,  ce  qui  a  lieu  de  surprendre  en  un 
pays  où  l'exploitation  du  sol  est  la  principale  source  de  richesse. 
C'est  ainsi  que  New-York,  avec  Brooklyn  et  Jers3y-City,  qui  n'en 
sont  séparés  que  par  des  bras  de  mer,  forme  maintenant  une  ag- 
glomération de  1  million  /i00,000  âmes.  Philadelphie,  Saint-Louis, 
Chicago,  Baltimore,  Boston,  Cincinnati,  ont  plus  de  200,000  ha- 
bitans; seize  autres  villes  dépassent  le  chiffre  ds  50,000.  San- 
Francisco,  qui  n'existait  pas  en  184S,  est  devenue  une  ville  de 
150,000  âmes.  Ces  détails  numériques  ne  sont  pas  sans  importance; 
outre  qu'ils  montrent  comment  la  population  se  distribue,  ils  font 
comprendre  aussi  quels  graves  problèmes  les  ingénieurs  doivent 
étudier  pour  satisfaire  aux  besoins  municipaux  de  cités  qui  s'a- 
grandissent à  l'improviste  au-delà  de  toute  prévision,  au-delà  de 
toute  expérience  antérieure. 

Le  point  saillant  à  retenir  de  cette  esquisse  géographique  est 
celui-ci  ;  les  premiers  colons  trouvèrent  sur  le  httoral  de  l'Atlan- 
tique, à  l'embouchure  des  fleuves,  de  grandes  baies  bien  abritées  : 
ils  s'y  établirent  tout  d'abord;  mais,  sauf  l'Hudson,  qui  est  navi- 
gable au  nord  jusqu'à  Albany,  sur  2/i0  kilomètres  de  long,  ces 
cours  d'eau,  interceptés  par  des  rapides,  ne  permettent  pas  de  re- 
monter à  l'intérieur  des  terres.  Les  fondateurs  des  villes  littorales 
telles  que  Boston,  Philadelphie,  Baltimore,  Rlchmond,  semblaient 
donc  au  premier  abord  n'avoir  d'autre  champ  d'action  que  le  ver- 
sant oriental  des  Alleghanys.  Toutefois  les  pionniers  du  Canada, 
plus  aventureux,  pénétraient  dans  le  riche  bassin  du  Mississipi.  Les 
productions  naturelles  de  cette  contrée  fertile  ne  pouvaient  s'ex- 
porter commodément  ni  par  les  côtes  insalubres  de  la  Louisiane,  ni 
par  les  lacs  du  nord,  que  la  glace  encombre  plusieurs  mois  chaque 
année.  La  chaîne  des  Alleghanys  était  une  barrière  qu'il  fallait 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

abaisser,  de  même  que,  cent  ans  plus  tard,  les  plaines  du  far-xveai 
furent  un  obstacle  qu'il  fallut  franchir  à  tout  prix.  Gréer  de  l'est  à 
l'ouest  des  voies  de  communication  économiques  et  rapides  était  la 
condition  essentielle  de  toute  prospérité.  Nous  allons  montrer  com- 
ment on  y  est  parvenu.  On  n'omettra  pas  de  remarquer  que  New- 
York  était  sous  ce  rapport  la  ville  la  plus  favorisée,  grâce  à  l'Hud- 
son;  il  n'est  pas  étonnant  que  cette  cité  soit  devenue  la  capitale 
commerciale  des  États-Unis. 

II. 

Les  états  affranchis  en  1776  de  la  domination  anglaise  ne  s'oc- 
cupèrent d'abord  que  de  routes  de  terre.  Les  ressources  que  l'on  y 
pouvait  consacrer  étaient  bien  restreintes  en  comparaison  des  vastes 
espaces  qu'il  s'agissait  de  desservir  :  aussi  n'obtint-on  que  des  ré- 
sultats insignifians.  La  difficulté  des  transports  semblait  être  un 
obstacle  absolu  pour  le  commerce  d'exportation.  De  Buffalo,  sur  le 
lac  Érié,  à  Albany,  sur  l'Hudson,  il  y  a  500  kilomètres  :  le  trans- 
port d'une  tonne  de  marchandise  coûtait  alors  500  francs  entre  ces 
deux  villes;  c'est  aujourd'huile  prix  d'une  tonne  de  bœuf  ou  de  porc 
à  New-York  et  le  double  de  ce  qu'y  coûte  le  froment.  Au  commen- 
cement du  siècle,  l'état  de  New -York  entreprit  d'ouvrir  un  canal 
dans  cette  direction.  Les  travaux  durèrent  neuf  ans;  ils  furent  ache- 
vés en  1825.  L'influence  s'en  fit  promptement  sentir,  car  le  prix 
du  fret  s'abaissa  tout  de  suite  à  50  francs. 

Les  ingénieurs  américains,  bien  novices  en  toutes  choses,  n'a- 
vaient surtout  aucune  expérience  ^des  ouvrages  hydrauliques;  il 
est  donc  assez  naturel  que  ces  travaux  fussent  impaifaits.  Cepen- 
dant la  création  d'une  voie  d'eau  artificielle  de  si  grande  longueur 
était  déjà  une  merveille.  On  ne  s'en  tint  pas  là.  Sur  ce  canal  prin- 
cipal s'embranchèrent  de  nombreux  canaux  secondaires  qui  se  diri- 
geaient vers  le  lac  Champlain,  la  Susquehannah,  le  lac  Ontario; 
puis  l'expérience  apprit  que  le  tirant  d'eau  se  trouvait  trop  faible 
et  que  les  écluses  étaient  trop  étroites.  On  entreprit  alors,  entre 
1835  et  1862,  de  refaire  ces  canaux  sur  de  plus  grandes  dimen- 
sions, et  en  présence  de  l'accroissement  continuel  du  tonnage  mal- 
gré la  concurrence  des  chemins  de  fer,  on  se  demande  déjà  s'il  ne 
deviendra  pas  nécessaire  de  remanier  encore  une  fois  tous  les  tra- 
vaux. 

Ce  qu'il  y  a  de  particulier,  si  l'on  compare  ces  voies  navigables 
à  celles  de  l'Europe,  c'est  qu'elles  n'ont  pas  été,  sous  le  rapport 
financier,  une  mauvaise  affaire  pour  l'état  de  New-York,  qui  entre- 
prit de  les  exécuter  à  lui  seul  avec  les  ressources  de  son  budget.  La 
dépense  première,  qui  s'est  élevée  à  323  millions,  est  aujourd'hui 


LES    TRAVAUX    PUBLICS    AUX   ÉTATS-UNIS.  357 

presque  amortie  par  les  bénéfices  nets  de  l'exploitation.  Quant  à 
dire  la  somme  des  profits  que  le  commerce  en  a  retirés,  ce  serait 
incalculable.  C'est  que  ces  canaux  desservent  un  trafic  d'une  acti- 
vité prodigieuse,  surtout  en  produits  des  forêts  et  de  l'agriculture. 
Sept  mille  bateaux  d'une  capacité  moyenne  de  150  tonnes  trans- 
portent annuellement  6  millions  de  tonnes  de  marchandises  qui 
représentent  une  valeur  de  1  milliard  200  millions  de  francs, 
quoique  le  climat  impose  chaque  année  trois  ou  quatre  mois  de 
chômage.  Avant  qu'il  y  eût  des  chemins  de  fer,  le  canal  Érié 
avait  en  quelque  sorte  le  monopole  des  transports  entre  New-York 
et  la  région  de  l'ouest.  Les  compagnies  de  batellerie,  riches  et 
puissantes,  avaient  sur  le  littoral  des  grands  lacs  d'habiles  corres- 
pondans  qui  dirigeaient  vers  Buffalo  les  marchandises  d'exporta- 
tion. L'affaire  était  si  bonne  que  la  législature  de  l'état  ne  voulut 
d'abord  autoriser  la  construction  de  chemins  de  fer  parallèles  au 
canal  qu'à  la  condition  que  ceux-ci  ne  transporteraient  pas  de  mar- 
chandises; Cette  restriction  ne  fut  pas  longtemps  en  vigueur  :  d'a- 
bord on  la  supprima  pendant  la  période  de  chômage  des  voies 
navigables,  puis  on  permit  aux  chemins  de  fer  de  charger  les 
marchandises  en  toutes  saisons,  mais  en  payant  au  trésor  une 
redevance  égale  aux  droits  de  navigation;  enfin  en  1851  le  prin- 
cipe absolu  de  la  libre  concurrence  fut  admis  sans  réserve.  La  na- 
vigation a  souffert,  comme  on  pense,  de  ce  nouveau  régime,  d'au- 
tant plus  que  les  compagnies  de  chemins  de  fer  qui  se  font  suite 
depuis  Nevv-Yoïk  jusqu'à  Chicago  et  jusqu'au  Mississipi  se  passent 
les  marchandises  les  unes  aux  autres.  Les  canaux  ne  reçoivent  plus 
que  les  matières  lourdes  et  encombrantes.  Au  dire  des  hommes 
compétens,  ils  soutiendraient  très  bien  la  concurrence,  si  l'on  pou- 
vait établir  un  mode  économique  de  halage  par  la  vapeur.  La  ques- 
tion a  paru  d'une  telle  importance  que  la  législature  a  promis  un 
prix  de  100,000  dollars  à  l'auteur  de  la  meilleure  solution  pratique. 
Cette  magnifique  récompense  iniluera-t-elle  sur  les  travaux  des  in- 
venteurs, qui  ont  toujours  quelque  chose  de  spontané  et  le  plus 
souvent  ne  profitent  guère  des  concours? 

Les  canaux  ne  sont  pas  envisagés  seulement  comme  voies  de  na- 
vigation commerciale.  Les  habitans  des  États-Unis,  quoique  en  paix 
avec  tout  l'univers,  n'oublient  pas  qu'ils  peuvent  être  attaqués  par 
une  puissance  étrangère.  Toutes  leurs  frontières  étant  vulnérables, 
ils  se  préoccupent  de  rendre  facile  et  prompte  la  concentration  de 
leurs  moyens  de  défense  sur  le  point  qui  serait  menacé.  Ainsi  il  se- 
rait très  utile,  le  cas  échéant,  de  faire  venir  des  canonnières,  par 
l'intérieur  des  terres,  du  golfe  du  Mexique  au  lac  Michiganet  de  ce 
lac  à  l'Atlantique.  Dans  cette  intention,  on  parle  d'une  part  d'élargir 
les  écluses  du  canal  Érié,  d'autre  part  d'ouvrir  entre  Chicago  et  l'en- 


35S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

droit  où  rillinois  devient  navigable  un  canal  à  grande  section  par 
lequel  passeraient  les  plus  grands  stcamboats  du  Mississipi.  Ce  der- 
nier projet  n'est  réalisé  qu'en  partie  jusqu'à  ce  jour  par  une  rigole 
de  dimension  médiocre  qui  débouche  dans  la  rivière  de  Chicago. 
L'exécution  complète  du  plan  qui  vient  d'être  indiqué  doterait  les 
États-Unis  d'une  voie  magistrale  dont  le  succès  financier  serait 
d'autant  plus  certain  que  sur  ces  canaux  de  large  section  les  frais 
de  transport  s'abaissent  à  un  prix  que  les  chemins  de  fer  n'attein- 
dront jamais. 

A  l'exception  du  réseau  de  l'état  de  New-York  et  de  quelques 
autres  canaux  bien  situés,  les  voies  navigables  ont  succombé  devant 
les  chemins  de  fer.  M.  Malézieux  attribue  en  partie  ce  résultat  à 
l'inexpérience  des  ingénieurs  américains  en  matière  de  travaux  hy- 
drauliques; mais  il  reconnaît  aussi  que  les  chemins  de  fer  ont  l'a- 
vantage inappréciable  de  relier  par  de  longues  lignes  continues  les 
ports  de  mer  aux  villes  de  l'intérieur,  et  même  de  pénétrer  jus- 
qu'aux puits  des  mines,  jusqu'à  l'intérieur  des  usines.  Peut-être 
les  chemins  de  fer  ont-ils  surtout,  pour  une  population  très  clair- 
semée, l'avantage  d'une  construction  plus  simple.  Dans  une  région 
peu  accidentée,  où  les  terrains  n'ont  pas  de  valeur  vénale,  où  la 
vitesse  de  marche  peut  être  réduite  sans  inconvénient,  une  voie 
ferrée  ne  consiste  qu'en  deux  lignes  de  rails  posés  sur  des  tra- 
verses, sans  ponts,  ni  viaducs,  ni  bâtimens  de  station,  sans  tous 
ces  coûteux  accessoires  qui  sont  l'accompagnement  obligé  des  che- 
mins de  fer  dans  nos  pays  d'Europe.  Aussi  les  railways  s'étendent- 
ils  depuis  quarante  ans  avec  une  rapidité  prodigieuse. 

11  est  inutile  de  rappeler  les  scandales  fmanciers  par  lesquels  se 
sont  illustrées  certaines  compagnies  de  chemins  de  fer  améri- 
caines; nous  les  avons  racontés  ailleurs  (1).  Il  ne  s'agit  ici  que  d'é- 
tudier comment  ces  chemins  se  construisent  et  comment  on  les  ex- 
ploite. Au  premier  abord,  ils  diffèrent  beaucoup  des  nôtres.  iNos 
chemins  de  fer  sont  d'imperturbables  lignes  droites  avec  des  courbes 
à  grand  rayon,  qui  percent  les  montagnes  par  des  tunnels  et  fran- 
chissent les  vallées  sur  de  superbes  arcades  en  maçonnerie.  Fermés 
à  droite  et  à  gauche  par  une  haie,  on  ne  peut  les  traverser  que  sur 
des  ponts  ou  par  des  passages  à  niveau  que  défendent  une  barrière 
et  un  gardien.  Les  stations  sont  desmonumens  de  luxe  où  les  voya- 
geurs sont  parqués  dans  des  salles  sous  la  surveillance  de  nom- 
breux employés  en  uniforme.  Les  railways  des  États-Unis  sont 
tout  autres.  Le  tracé  suit  les  mouvemens  du  sol  ;  le  rayon  des 
courbes  s'abaisse  à  120  mètres,  s'il  le  faut;  les  pentes  atteignent 
22  millimètres  par  mètre  sans  qu'on  y  trouve  d'inconvénient.  Au 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  avril  1872,  les  Chemins  de  fer  aux  Êlats-Unis. 


LES   TRAVAUX   PUDLICS    AUX   ÉTATS-UNIS.  359 

surplus,  les  ingénieurs  de  ce  pays  n'ont  pas  la  prétention  de  faire 
du  premier  coup  un  travail  définitif;  ils  visent  à  l'économie,  et  se 
promettent  d'améliorer  plus  tard  leur  ouvrage  quand  l'abondance 
des  recettes  leur  en  donnera  le  moyen.  Aussi  remplacent-ils  les 
grands  remblais  et  les  viaducs  en  maçonnerie  par  de  simples  esta- 
cades  en  charpente  qui  ne  dureront  que  quelques  saisons.  11  n'y  a 
de  clôture  que  par  exception,  par  exemple  à  la  traversée  des  prai- 
ries où  séjournent  de  nombreux  troupeaux;  encore  les  haies  sont- 
elles  alors  établies  souvent  par  les  propriétaires  riverains.  Un  écri- 
teau  planté  sur  le  bord  des  chemins  transversaux  recommande  la 
prudence  aux  individus  qui  savent  lire.  La  voie  passe-t-elle  dans 
les  rues  d'une  ville,  le  mécanicien  se  contente  de  ralentir  la  marche 
de  sa  locomotive  et  de  sonner  la  cloche  d'une  façon  continue.  Quant 
aux  simples  bestiaux  qui,  mal  surveillés,  s'oublient  entre  les  rails, 
la  locomotive  les  balaie  au  moyen  d'un  fort  éperon  en  fer  qu'elle 
porte  à  l'avant.  Cet  appendice,  dont  les  machines  européennes  ne 
possèdent  qu'un  diminutif,  s'appelle  d'un  nom  caractéristique:  c'est 
le  cow-catclier,  le  saisisseur  de  vaches.  Par  humanité  toutefois,  ou 
peut-être  plutôt  par  économie,  le  mécanicien  s'arrête  lorsqu'il  aper- 
çoit quelque  animal  fourvoyé  devant  lui.  Les  voyageurs  ont  l'habi- 
tude d'incidens  de  ce  genre  et  ne  s'en  inquiètent  pas  plus  qu'il  ne 
convient. 

Dans  les  gares ,  même  liberté  d'allures,  même  absence  de  me- 
sures préventives.  Le  public  entre  et  sort  sans  rencontrer  ni 
porte  fermée  ni  barrière.  Tant  pis  pour  les  ignorans  qui  se  trom- 
pent de  wagon  ou  pour  les  maladroits  qui  se  laissent  glisser  sous 
les  roues.  Avez-vous  des  bagages,  il  n'est  question  ni  de  pesage  ni 
de  bulletin  d'enregistrement;  on  vous  remet  simplement  un  numéro 
d'ordre,  comme  en  France  quand  vous  déposez  votre  canne  à  l'en- 
trée d'un  musée  ou  d'une  salle  de  spectacle.  Voulez-vous  retenir 
votre  place  d'avance,  vous  trouvez  en  ville,  auprès  de  l'hôtel  où 
vous  logez,  un  bureau  où  l'on  vend  des  billets  de  chemins  de  fer. 
En  route,  le  conducteur  circule  d'un  bout  à  l'autre  du  train,  vérifie 
si  vous  êtes  en  règle  et  vous  retire  votre  billet  avant  que  vous  ne 
descendiez  de  wagon;  tout  s'opère  sans  bruit,  sans  dérangement, 
avec  le  moins  de  gêne  possible.  Les  accidens  sont  plus  fréquens 
que  chez  nous,  c'est  incontestable.  Ainsi  en  1869,  dans  le  seul  état 
de  New-York,  pour  une  longueur  exploitée  d'environ  7,000  kilo- 
mètres, on  a  compté  219  tués  et  273  blessés.  La  moitié  des  vic- 
times sont  des  voyageurs  ou  des  employés  des  compagnies,  les  au- 
tres sont  des  personnes  étrangères  qui  n'ont  pas  su  se  garer  au 
passage  des  trains.  11  est  juste  d'ajouter  cependant  qu'au  dire  de 
certains  Américains  les  chemins  de  fer  de  ce  pays  offriraient  plus 
de  sécurité  que  ceux  de  l'Angleterre.  M.  Charles  Adams,  commis- 


359  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

saire  des  railways  pour  le  Massachusetts,  affirme  qu'il  arrive  dans 
cet  état  un  accident  pour  1,500,000  voyageurs,  tandis  que  dans  la 
Grande-Bretagne  il  y  en  a  un  pour  /i30,000,  en  Prusse  un  pour 
3  miliions,  et  en  France  un  pour  A  millions.  Ce  même  fonctionnaire 
attribue  la  plupart  des  accidens  aux  exigences  du  public  américain, 
qui  mettent  les  compagnies  dans  l'obligation  de  sacrifier  la  pru- 
dence à  la  vitesse  et  au  confort  des  voyageurs.  Il  e?t  certain  du 
moins  que  la  statistique  des  personnes  tuées  ou  blessées  est  tenue 
aux  États-Unis  avec  assez  de  négligence,  et  que  les  journaux  y 
donnent  plus  qu'ailleurs  un  retentissement  souvent  exagéré  aux 
événemens  de  ce  genre.  De  plus,  le  jury  qui  prononce  sur  les  de- 
mandes d'indemnités  des  victimes  ou  de  leurs  familles  est  toujours 
très  sévère  pour  les  compagnies,  ce  qui  s'explique  facilement. 

Tout  le  monde  a  entendu  parler  du  wagon  américain.  C'est  une 
longue  caisse,  plus  haute  que  celle  de  noswngons,  de  façon  que  l'on 
s'y  tienne  debout  sans  aucune  gêne,  un  peu  plus  large  et  d'une  lon- 
gueur au  moins  double.  Cette  caisse  repose  à  chaque  bout  sur  un 
petit  chariot  à  quatre  roues  auquel  elle  s'unit  par  une  cheville  ou- 
vrière, et,  comme  les  deux  chariots  qui  supportent  une  même  caisse 
sont  indépendans  l'un  de  l'autre,  le  wagon  peut  tourner  dans  une 
courbe  de  très  petit  rayon.  Cela  ressemble  assez  bien  aux  trucks 
accouplés  au  moyen  desquels  nos  chemins  de  fer  transportent  de 
grandes  pièces  de  charpente.  Les  portes  sont  à  chaque  bout  du  wa- 
gon et  non  sur  les  côtés  :  on  y  arrive  par  un  petit  escalier  et  un 
palier  qui  sert  en  outre  à  passer  d'un  wagon  à  l'autre  dans  le  même 
train.  A  l'intérieur  règne  un  couloir  de  70  centimètres  de  large,  de 
chaque  côté  duquel  sont  rangées  des  banquettes  à  deux  places. 
Des  lampes  au  gaz  comprimé,  des  poêles  à  houille  pour  le  chauf- 
fage, un  cabinet  d'aisances  entretenu  très  proprement,  une  fontaine 
d'eau  glacée,  complètent  l'aménagement  intérieur  des  wagons  amé- 
ricains. I'  n'y  a  qu'une  classe  :  tous  les  voyageurs  paient  le  même 
prix  et  se  trouvent  confondus.  Toutefois  ces  grandes  voitures  où  la 
circulation  est  toujours  facile  permettent  à  ceux  qui  ne  veulent 
pas  être  mêlés  à  la  foule  de  se  tenir  dans  un  isolement  relatif.  D'ail- 
leurs le  sentiment  de  l'égalité  est,  on  le  sait,  très  développé  dans 
ce  pays,  qui  ne  connaît  pas  toutes  les  distinctions  sociales  de  notre 
vieille  Europe. 

On  devine  sans  peine  que  les  wagons  de  ce  genre,  oii  le  confort 
est  assez  médiocre,  conviennent  surtout  pour  les  trajets  très  courts 
et  pour  les  voyages  de  jour.  Quand  les  lignes  s'étendirent  au  point 
qu'on  fut  obligé  de  rester  en  route  des  journées  et  des  nuits  con- 
sécutives, les  Américains  recherchèrent  une  installation  plus  com- 
mode; ils  imaginèrent  alors  les  wagons-hôtels  et  les  wagons-res- 
taurans.  Ceux-ci,  que  l'on  n'attelle  aux  trains  qu'à  l'heure  des 


LES   TRAVAUX    PUBLICS    AUX   ÉTATS-UNIS.  361 

repas,  sont  divisés  en  petites  stalles  où  les  voyageurs  des  autres 
wagons  viennent  s'attabler  à  tour  de  rôle.  On  ne  s'en  sert  guère, 
car  les  plus  grands  trajets  comportent  des  arrêts  obligatoires  dont 
la  durée  et  l'espacement  correspondent  le  mieux  possible  avec  les 
heures  habituelles  des  repas.  Les  wagons -hôtels  deviennent  au 
contraire  d'un  usage  général  sur  les  lignes  de  grande  longueur. 
Pendant  le  jour,  ils  ne  se  distinguent  des  wagons  ordinaires  que 
par  une  décoration  plus  élégante;  la  nuit,  ils  se  transforment  en 
dortoirs,  dont  les  lits,  superposés  comme  ceux  d'un  bateau  à  va- 
peur, sont  garnis  de  matelas,  d'oreillers  et  même  de  draps.  En 
somme,  un  train  de  chemin  de  fer  devient  une  maison  ambulante; 
on  y  dort,  on  y  mange,  on  s'y  promène;  on  y  est  servi,  comme  dans 
les  meilleurs  hôtels  des  grandes  vill»is ,  par  des  domestiques  de 
couleur  qui  ne  quittent  jamais  le  wagon.  Des  marchands  ambu- 
lans  offrent  des  fruits,  des  cigares,  des  journaux;  l'éclairage  au 
gaz  permet  d'utiliser  les  longues  soirées  d'hiver,  avantage  appré- 
cié par  des  gens  qui  connaissent  le  prix  du  temps.  La  vie  ordinaire 
est  le  moins  possible  interrompue.  Tout  cela  se  comprend  dans 
un  pays  où  les  distances  sont  fort  grandes.  Le  voyage  de  New- 
York  à  Chicago  est  à  peu  près  pour  les  Américains  ce  qu'est  pour 
nous  le  voyage  de  Paris  à  Marseille;  entre  ces  villes,  il  y  a  plus  de 
1,500  kilomètres,  que  l'on  franchit  en  trente  heures.  De  Chicago  à 
Omaha,  il  y  a  la  même  distance;  on  emploie  quarante- cinq  heures 
à  faire  la  route.  De  Omaha  à  San-Francisco,  il  y  a  3,000  kilomètres, 
il  faut  rester  cent  deux  heures  en  chemin  de  fer.  Voilà  donc,  de 
l'Atlantique  au  Pacifique,  un  trajet  total  de  6,000  kilomètres  qui 
dure  de  sept  ta  huit  jours.  Qui  voudrait  s'assujettir  à  demeurer  une 
semaine  assis  dans  une  case  étroite  en  compagnie  obligée  de  gens 
que  l'on  n'a  pas  choisis  et  que  l'on  ne  connaît  pas?  Les  mœurs  amé- 
ricaines sont  d'ailleurs  telles  qu'elles  se  plient  volontiers  et  avec 
beaucoup  de  discrétion  aux  petits  inconvéniens  de  cette  vie  com- 
mune entre  tous  les  voyageurs  d'un  même  train.  La  même  organi- 
sation serait -elle  admise  en  France  avec  la  même  faveur?  Cela 
dépend  beaucoup  des  personnes  et  des  circonstances.  Il  paraît  pro- 
bable cependant  que,  sauf  l'installation  si  désirable  de  wagons-lits 
pour  les  longs  trajets,  il  n'y  a  pas  de  motif  suffisant  de  transformer 
de  fond  en  comble  à  la  mode  américaine  tout  le  matériel  roulant  de 
nos  chemins  de  fer. 

Pour  compléter  ce  tableau,  il  est  à  propos  de  dire  deux  mots  sur 
la  vitesse  de  marche  des  trains  et  sur  le  prix  des  places.  En  ce  qui 
concerne  la  vitesse,  on  s'en  fait  en  général  une  idée  assez  inexacte. 
Les  uns  croient  que  les  lignes  américaines  sont  si  mal  construites  et 
si  mal  entretenues  que  les  locomotives  n'y  peuvent  rouler  qu'avec 
lenteur;  d'autres,  —  et  c'est  l'opinion  la  plus 'commune,  —  sont 


362  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

convaincus  que  les  Américains  courent  à  toute  vapeur  sans  nul  souci 
des  dangers.  Cette  dernière  opinion  est  assurément  erronée;  la  sta- 
tistique des  accidens  le  fait  voir.  La  vérité  est  qu'il  existe  dans 
le  Nouveau-Monde  des  chemins  de  fer  de  toute  sorte.  Dans  une 
contrée  où  le  gouvernement  n'exerce  pas  un  contrôle  incessant 
sur  les  travaux  publics,  le  railvvay  est  un  instrument  que  l'on 
fabrique  bien  ou  mal,  à  proportion  des  besoins  du  public  et  du 
prix  qu'il  consent  à  payer.  Il  y  en  a  de  comparables  aux  nôtres, 
construits  suivant  toutes  les  règles  de  l'art.  D'autres  sont  établis 
dans  les  condilions  les  plus  économiques.  M.  Malézieux  ne  parle 
guère  de  ces  derniers,  qu'il  n'était  pas  utile  d'étudier.  Quant  aux 
railways  de  bonne  qualité,  la  vitesse  moyenne  des  trains  y  est, 
comme  en  France,  de  50  à  55  kilomètres  pour  les  trains  rapides, 
de  30  à  hO  pour  les  trains  ordinaires.  S'il  y  a  une  différence,  elle 
consiste  tout  au  plus  en  ceci,  que  la  vitesse  de  marche  est  moindre 
et  que  les  arrêts  sont  moins  fréquens,  mais  le  temps  employé  pour 
parcourir  un  même  trajet  est  le  même.  En  ce  qui  concerne  les  ta- 
rifs, on  reconnaît  d'une  ligne  à  l'autre  des  variations  singulières. 
La  concurrence  entre  divers  chemins  de  fer,  et  surtout  entre  che- 
mins de  fer  et  bateaux  à  vapeur,  fait  descendre  les  prix  au  taux  le 
plus  bas.  Au  contraire,  en  l'absence  de  toute  voie  rivale,  ils  s'élè- 
vent quelquefois  à  un  chiffre  exorbitant.  Ainsi  les  voyageurs  paient 
de  6  à  22  centimes  par  kilomètre,  suivant  les  lignes;  les  marchan- 
dises sont  tarifées  de  5  à  18  centimes  par  tonne  et  par  kilomètre. 
Le  charbon  de  terre  même  paie  de  5  à  6  centimes  sur  les  chemins 
de  la  Pensylvanie,  où  la  houille  est  cependant  l'élément  principal 
du  trafic.  Il  est  juste  de  rappeler  que  la  valeur  de  l'argent  est 
moindre  aux  États-Unis  qu'en  Europe.  En  moyenne,  les  chemins 
de  fer  américains  rapportent,  dit-on,  30,000  francs  par  kilomètre; 
en  France,  ce  chiffre  s'est  toujours  maintenu  au-dessus  de  ZiO,000. 
Aux  litats- Unis,  la  dépense  d'établissement  est  moindre,  puisque 
le  coût  kilométrique  reste  probablement  au-dessous  de  200,000  fr. 
Toutefois  il  paraît  certain  que  les  entreprises  de  chemins  de  fer 
sont  peu  prospères  en  Amérique;  les  15  milliards  que  l'en  y  a 
consacrés  ne  donnent  pas  un  revenu  net  bien  clair.  INéanmoins  les 
spéculateurs  trouvent  encore  des  actionnaires  pour  chaque  affaire 
de  ce  genre  qu'il  leur  plaît  de  lancer.  Est-ce  de  la  part  des  sou- 
scripteurs duperie  ou  mauvais  calcul?  Nullement;  c'est  qu'ils  envi- 
sagent autre  chose  que  le  rapport  en  argent.  Les  chemins  de  fer 
donnent  une  plus-value  aux  prairies  de  l'iowa,  aux  terres  de  l'Illi- 
nois,  aux  forêts  du  Michigan,  aux  mines  de  la  Pensylvanie.  Ces 
voies  de  transport  rapides  et  économiques  remplissent  les  entrepôts 
de  Buffalo,  de  Saint-Louis  et  de  Chicago.  Qu'un  homme  soit  ban- 
quier à  New-York,  propriétaire  dans  l'ouest  ou  négociant  dans  les 


LES   TRAVAUX   PUBLICS   AUX   ETATS-UNIS.  363 

grandes  villes  de  l'intérieur,  tout  nouveau  railway  lui  ouvre  de 
nouveaux  marchés,  agrandit  le  cercle  où  se  meut  son  activité.  Sou- 
scrire des  actions  n'est  pas  faire  un  placement  ou  accomplir  un 
acte  de  patriotisme;  c'est  simplement  étendre  les  affaires  aux- 
quelles on  est  déjà  mêlé.  Les  Américains  ne  se  sont  pas  trompés, 
et,  pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  comparer  le  territoire  de  l'Union 
aux  solitudes  du  Brésil  ou  de  la  Plata. 

Avec  une  carte  sous  les  yeux,  il  serait  difficile  de  discerner  quelles 
sont  les  lignes  principales  au  milieu  de  ces  rallways  qui  se  croisent 
en  toutes  directions  sur  la  surface  des  états  du  nord.  Sur  ce  terrain, 
les  grandes  exploitations  se  sont  constituées  peu  à  peu  par  la  fusion 
de  petites  compagnies  locales.  A  l'ouest  du  Mississipi,  les  chemins 
de  fer  furent  au  contraire  entrepris  dès  le  début  sur  une  plus  large 
échelle.  L'exemple  le  plus  remarquable  que  l'on  en  puisse  citer  est 
cette  fameuse  ligne  du  Pacifique  qui  de  Omaha  à  San-Francisco  se 
développe  sur  une  longueur  de  3,080  kilomètres.  Les  plaines  du 
far-ivest,  sèches  et  stériles,  n'attiraient  nullement  les  colons  ou  les 
chasseurs,  lorsque,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  la  découverte  de  l'or  en 
Gahfornie  détermina  tout  à  coup  un  immense  courant  d'émigration 
de  ce  côté.  Jusqu'alors  chaque  état  s'était  réservé  l'étude  des  che- 
mins de  fer  qui  l'intéressaient.  Quand  on  en  vint  à  parler  d'une 
ligne  entre  le  Mississipi  et  l'Océan-Pacifique,  le  congrès  vit  qu'il 
s'agissait  en  cette  affaire  d'un  intérêt  commun  à  l'Union  tout  en- 
tière; il  réclama  donc  le  soin  d'en  diriger  les  études  et  d'en  concé- 
der l'entreprise,  fait  unique  dans  l'histoire  des  travaux  publics  aux 
États-Unis.  De  grands  voyages  d'exploration  entrepris  en  1853  et 
1854  avaient  fait  connaître  que  le  massif  des  Montagnes-Rocheuses 
se  laisserait  franchir  en  bien  des  points  différens,  soit  par  le  Nou- 
veau-Mexique, ce  qui  eût  favorisé  les  états  du  sud,  soit  à  la  hauteur 
de  New-York  et  de  San-Francisco,  ce  qui  convenait  mieux  aux 
états  du  nord,  soit  même  vers  la  latitude  des  grands  lacs  du  Ca- 
nada. La  question  était  en  suspens;  la  guerre  de  sécession  fat  cause 
que  le  congrès  de  Washington  la  résolut  au  profit  des  fédéraux. 
L'acte  de  concession  date  du  1"  juillet  1862;  mais  les  événemens 
ajournèrent  de  quatre  ans  l'exécution  des  travaux.  Deux  compagnies 
se  partageaient  cette  gigantesque  entreprise;  la  Union  Pacific  par- 
tait de  Sacramento  en  se  dirigeant  vers  l'est,  la  Central  Pacific 
avait  pour  tête  de  ligne  Omaha,  sur  le  Missouri,  et  se  dirigeait  vers 
l'ouest.  Chacune  devait  suivre  la  route  la  plus  praticable,  le  gou- 
vernement se  réservant  de  décider  en  quel  point  elles  se  rencontre- 
raient. Il  leur  était  interdit  d'admettre  des  pentes  supérieures  à 
22  millimètres  et  des  courbes  de  rayon  inférieur  à  122  mètres;  hors 
cela,  il  n'y  avait  pas  d'autres  conditions  que  cette  formule  très 
vague  :  «  le  chemin  sera  pourvu  de  tous  les  fossés,  aqueducs,  sta- 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tions  et  autres  objets  nécessaires  à  une  ligne  de  premier  ordre.  »  Le 
congrès  du  reste  ne  ménageait  pas  son  concours;  outre  une  sub- 
vention en  argent  variable  de  16,000  à  /i8,000  dollars  par  mille, 
suivant  les  difficultés  du  terrain  et  formant  un  total  de  265  millions 
de  francs,  il  donnait  aux  compagnies  concessionnaires  en  toute  pro- 
priété d'immenses  surfaces  du  terrain  de  part  et  d'autre  de  la  voie 
à  construire.  Ces  terres  n'ont  à  la  vérité  qu'une  médiocre  valeur, 
puisque  le  pays  est  désert  et  que  la  nature  du  sol  rend  peu  probable 
qu'une  colonisation  abondante  s'y  établisse  jamais. 

La  ligne  enlière  fut  mise  en  exploitation  le  10  mai  1869;  il  a 
suffi  de  quatre  ans  pour  la  construire.  Omaha,  qui  est  le  point  de  dé- 
part du  côté  de  l'Atlantique,  se  trouve  sur  la  rive  droite  du  Missouri. 
En  face  de  cette  ville  naissante,  à  Council-Bluiïs,  sur  la  rive  gauche, 
aboutissent  déjà  quatre  chemins  de  fer.  On  franchit  la  rivière  par  un 
bac  à  vapeur,  en  attendant  qu'un  pont  ait  été  construit.  Le  voya- 
geur, au  départ  d' Omaha,  ne  parcourt  d'abord  qu'une  plaine  absolu- 
ment nue  qui  s'élève  jusqu'au  pied  des  montagnes  par  une  pente 
insensible  à  l'œil.  La  voie,  qui  s'éloigne  peu  de  laRivière-Platte,  est 
d'une  simplicité  primitive.  Il  n'y  a  point  de  passages  à  niveau,  puis- 
qu'il n'existe  aucune  route  dans  cette  région;  il  n'y  a  pas  même  de 
ballast  sous  les  traverses.  Les  terrassemens  se  réduisent  à  peu  de 
de  chose.  Si  quelque  ruisseau  se  présente,  les  rails  le  franchissent 
par  un  pont  en  charpente,  ouvrage  provisoire  que  l'on  remplacera 
plus  tard  par  quelque  chose  de  plus  solide.  En  certains  endroits, 
des  détachemens  de  troupes  campent  aux  abords  des  stations,  pro- 
tection nécessaire  pour  tenir  les  Indiens  à  distance.  Vingt-quatre 
heures  après  le  départ  d'Omaha,  on  atteint  Cheyenne,  à  1,800  mè- 
tres d'altitude.  Cette  localité,  entrepôt  des  mineurs  du  Wyoming  et 
du  Colorado,  est  le  seul  centre  qui  mérite  le  nom  de  ville.  Un  se- 
cond chemin  de  fer  la  relie  déjà  au  Missouri  par  Denver  et  Kansas- 
City. 

A  Cheyenne  existent  les  plaines.  La  voie  s'élève  tout  de  suite  à 
2,51/i  mètres  par-dessus  un  contre-fort  des  Montagnes-Rocheuses, 
puis  elle  redescend  et  remonte  pour  atteindre  à  la  station  de  Cres- 
ton  le  faîte  de  la  chaîne  principale  à  une  hauteur  de  î2,l/iZi  mètres; 
c'est  le  point  de  partage  des  eaux  entre  le  bassin  de  l'Atlantique  et 
celui  du  Pacifique.  Les  monts  Wasatch  ramènent  les  rails  à  l'alti- 
tude de  2,300,  d'où  l'on  redescend  à  hOO  mètres  plus  bas  sur  les 
bords  du  Lac-Salé.  Sur  tout  ce  parcours,  le  pays  change  d'aspect.  Le 
terrain,  très  accidenté  et  quelquefois  pittoresque,  contient  des  gise- 
mens  de  houille  et  d'autres  minerais;  il  y  a  des  forêts  qui  ont  fourni 
les  bois  nécessaires  à  la  construction  du  chemin.  L'eau  seule  fait 
défaut;  celle  qui  coule  à  la  surface  est  tellement  chargée  de  sels 
qu'elle  est  impropre  à  l'alimentation  des  locomotives.  Dans  le  prin- 


LES   TRAVAUX    PUBLICS    AUX   ÉTATS-UNIS.  365 

cipe,  on  en  amenait  par  wagons  de  la  Rivière-Platte  ;  depuis  on  a 
creusé  des  puits  profonds  qui  atteignent  des  nappes  d'eau  douce. 
Cette  contrée  est  d'ailleurs  parcourue  par  les  tribus  intliennes,  contre 
lesquelles  les  colons  européens  ont  souvent  à  se  défendre. 

La  station  d'Ogrlen  est  à  peu  près  le  point  central  du  chemin  de 
fer  du  Pacifique.  De  là  part  à  destination  de  la  ville  du  Lac-Salé  un 
embranchement  construit  par  une  compagnie  locale  dont  l'apôtre 
Brigham  Young  est  le  président;  c'est  là  aussi  qu'est  la  limite  com- 
mune aux  deux  compagnies  du  Central  Pacific  et  de  Union  Pacific. 
Au-delà  commence  le  grand  désert,  que  les  pluies  ti-ansforment  en 
marais  chaque  année.  On  franchit  les  montagnes  de  Hiimboldt  à 
l'altitude  de  1,885  mètres.  On  traverse  un  plateau  complètement 
aride  et  désolé,  puis  on  arrive  à  la  Sierra- Nevada,  dont  la  crête  est 
à  2, 1/18  mètres  de  hauteur.  Il  ne  reste  plus  qu'à  descendre  par  des 
pentes  rapides  dans  la  belle  plaine  du  Sacramento.  La  chaîne  de  la 
Sierra-Nevada,  boisée  sur  presque  toute  son  étendue,  est  la  partie  de 
la  ligne  où  les  ingénieurs  rencontrèrent  les  plus  graves  difficultés;  les 
flancs  des  vallons,  inclinés  à  /i5  degrés,  sont  formés  d'éboulis  grani- 
tiques sur  lesquels  il  était  souvent  impossible  de  dresser  une  plate- 
forme de  Ix  mètres  de  largeur.  Les  tunnels  sont  nombreux,  mais 
très  courts.  On  a  mis  quatre  ans  à  construire  les  200  kilomètres  de 
cette  section,  tandis  que  dans  la  région  des  lacs  on  exécutait  la 
même  longueur  de  voie  en  quatre  mois.  Toute  cette  portion  est 
l'œuvre  d'ouvriers  chinois.  Dociles  et  consciencieux,  ces  Asiatiques 
se  contentaient  en  outre  d'un  salaire  bien  moindre  que  les  ouvriers 
américains.  La  Sierra-Nevada  présentait  encore  un  obstacle  d'un 
autre  genre.  L'altitude  est  telle  que  la  neige  s'y  amoncelle  sur  de 
grandes  épaisseurs,  surtout  quand  elle  est  refoulée  par  le  vent  dans 
le  creux  des  vallons;  quelquefois  il  se  produit  de  véritables  avalan- 
ches. Le  chemin  de  fer  risquait  donc  d'être  fréquemment  inter- 
rompu; on  y  a  reuiédié  en  couvrant  la  voie  d'un  hangar  en  char- 
pente avec  un  toit  fort  raide  sur  lesquels  les  avalanches,  même  les 
quartiers  de  roche  qu'elles  entraînent,  rebondissent  sans  produire 
de  dégâts.  C'est  un  modèle  qu'il  pourrait  être  utile  d'imiter  en 
certaines  parties  du  réseau  européen. 

Tel  qu'il  est  et  malgré  les  imperfections  d'une  construction  hâ- 
tive, le  chemin  de  fer  du  Pacifique  est  une  œuvre  des  plus  remar- 
quables. Comme  longueur,  c'est  à  peu  près  la  distance  de  Paris  à 
Moscou;  mais  le  plus  long  trajet  que  l'on  puisse  parcourir  en  Eu- 
rope, de  Cadix  à  Helsingfors  en  Finlande,  par  Madrid,  Paris,  Ber- 
lin et  Strasbourg,  est  encore  beaucoup  plus  court  que  le  trajet  de 
New-York  à  San-  Francisco.  Tandis  qu'en  Europe,  avec  un  climat 
comparable  à  celui  des  États-Unis,  nos  railways  atteignent  rarement 
l'altitude  de  1,000  mètres,  voilà  une  ligne  qui,  sur  2,000  kilomètres 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  long,  reste  à  plus  de  1,200  mètres  au-clessus  du  niveau  de  l'océan, 
qui  traverse  sur  ce  parcours  cinq  chaînes  de  montagnes,  et  se  dé- 
roule dans  une  r(^gion  stérile  dont  les  seuls  habitans,  à  l'époque  de 
la  construction,  étaient  des  Indiens  hostiles  aux  hommes  blancs.  Il 
existe  200  stations  entre  Omaha  et  Sacramento.  Sauf  une  douzaine 
de  villages,  tels  que  Cheyenne,  Ogden,  Elcho,  ce  sont  des  lieux 
déserts.  A  vrai  dire,  l'avenir  commercial  de  cette  grande  entreprise 
n'est  pas  brillant.  Les  voyageurs  ne  sont  pas  nombreux  ;  ce  qui  le 
démontre,  c'est  qu'il  n'y  a  par  jour  qu'un  seul  train  en  chaque  sens. 
Gompte-t-on  sur  les  marchandises?  Le  trafic  de  transit  n'en  peut 
être  bien  important,  car  il  est  difficile  de  lutter  contre  les  bateaux  à 
vapeur  de  la  voie  de  Panama,  qui  font  les  transports  à  bien  meilleur 
marché.  Cette  ligne  est  une  preuve  nouvelle  de  l'axiome  nns  en  évi- 
dence depuis  longtemps  que  les  chemins  de  fer  ne  prospèrent  que 
par  le  trafic  local  des  stations  intermédiaires;  or  ici  ce  trafic  local 
est  presque  nul.  De  plus  le  Central  Pacific  est  menacé  par  la  con- 
currence de  plusieurs  autres  lignes  parallèles  qui  traversent  des 
contrées  plus  propres  à  la  colonisation,  et  qui  pourront  être  établies 
dans  des  conditions  de  pentes  et  de  courbes  moins  onéreuses  pour 
l'exploitation.  Quant  à  la  vente  des  terrains  que  les  compagnies  con- 
cessionnaires se  sont  fait  attribuer  aux  deux  côtés  de  la  voie,  il  n'y 
faut  guère  compter,  car  ces  terrains  sont  presque  partout  impropres 
à  la  culture.  C'est  donc  surtout  sous  le  rapport  politique  et  militaire 
que  le  premier  chemin  de  fer  du  Pacifique  doit  être  envisagé.  A  ce 
point  de  vue,  c'est  un  grand  succès  qui  justifie  les  sacrifices  que  le 
gouvernement  de  l'Union  s'est  imposés  en  sa  faveur. 

in. 

Les  principes  de  stricte  économie  que  les  Américains  ont  intro- 
duits dès  le  début  dans  leurs  travaux  de  chemins  de  fer  excluaient 
tous  les  grands  ouvrages  d'art;  mais,  si  l'on  peut  se  dispenser  de 
construire  des  gares  monumentales,  si  l'on  peut  supprimer  les  tua- 
nels  et  les  viaducs  en  exagérant  les  pentes  et  les  courbes,  du  moins 
il  n'y  a  pas  d'artifice  qui  permette  de  faire  passer  les  rails  par- 
dessus des  cours  d'eau  de  300  à  âOO  mètres  de  large.  11  fallut  donc 
d'abord  arrêter  la  course  des  locomotives  aux  rives  des  principaux 
fleuves  et  combler  ces  lacunes  au  moyen  de  bacs  à  vapeur.  Bien 
qu'on  se  soit  mis  à  construire  des  ponts  sur  les  grandes  rivières 
depuis  vingt  ans,  il  reste  encore  un  grand  nombre  de  ces  fci-ry- 
hoats.  Ainsi  d'Albany  à  New-York,  sur  un  parcours  de  2/iO  kilo- 
mètres, il  n'existe  pas  un  seul  pont  :  il  y  a  huit  bacs,  un  par  30  ki- 
lomètres environ.  A  New-York  même,  plus  de  vingt  lignes  différentes 
de  ferry -boats  relient  la  capitale  aux  rives  opposées  de  l'Hudson 


LES    TRAVAUX    PUBLICS    AUX    ÉTATS-UNIS.  367 

et  de  la  Rivière  de  l'Est.  En  d'autres  endroits,  à  Détroit  sur  la  ri- 
vière du  même  nom,  à  Saint- Charles  sur  le  Missouri,  à  Parkersburg 
sur  rOhio,  le  bateau  embarque  des  wagons  de  chemins  de  fer.  En 
réalité,  ce  mode  de  transbordement  n'est  avantageux  que  pour  les 
marchandises;  les  voyageurs  peuvent  aussi  bien  quitter  le  train  sur 
une  rive  et  reprendre  un  autre  train  après  avoir  passé  la  rivière. 
M.  Malézieux  critique  avec  raison  le  projet  qu'eut,  il  y  a  quelques 
années,  la  compagnie  du  chemin  de  fer  du  Nord  d'appliquer  ce 
système  à  la  traversée  de  la  Manche.  Les  voyageurs  aimeront  tou- 
jours mieux  se  promener  à  loisir  sur  le  pont  d'un  bateau  plutôt  que 
d'être  bloqués  dans  l'étroite  case  d'une  voiture.  Le  principal  incon- 
vénient des  bacs  à  vapeur  aux  États-Unis  est  de  faire  perdre  du 
temps  et  de  devenir  dangereux,  parfois  même  d'être  complètement 
arrêtés  quand  les  rivières  charrient  des  glaçons. 

A  mesure  que  la  circulation  est  devenue  plus  active,  on  s'est  ré- 
signé à  construire  des  ponts  sur  les  grandes  rivières,  quelque  élevée 
qu'en  dût  être  la  dépense.  Rarement  on  y  emploie  la  maçonnerie, 
soit  que  les  matériaux  de  bonne  qualité  fassent  défaut,  soit  plutôt 
parce  que  ce  mode  de  construction  ne  se  prêterait  pas  aux  grandes 
hardiesses  des  ingénieurs  américains.  Jusqu'en  1850,  on  édifiait 
presque  exclusivement  des  ponts  en  charpente,  dans  le  système  à 
poutres  droites,  sans  arcs,  que  nous  appelons  encore  des  ponts 
américains.  Plus  tard,  on  n'a  plus  employé  le  bois  que  dans  les  cas 
où  l'on  était  obligé,  faute  de  ressources,  de  viser  à  l'économie.  Le 
fer  et  l'acier,  qui  sont  plus  durables,  ont  obtenu  la  préférence.  En- 
fin le  système  des  ponts  suspendus,  si  commode  pour  franchir  de 
grands  espaces  sans  appuis  intermédiaires,  si  économique  et  même 
si  élégant,  est  rentré  en  faveur  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique  vers 
l'époque  où  l'accident  d'Angers  le  faisait  proscrire  en  France.  Les 
Américains  l'ont  si  bien  amélioré  qu'ils  osent  même  y  faire  circuler 
des  locomotives . 

Les  ponts  métalliques  de  l'Amérique  ne  ressemblent  que  de  loin 
aux  constructions  de  ce  genre,  massives  et  grossières,  que  l'on  voit 
sur  quelques-unes  de  nos  rivières.  Au  lieu  d'un  treillis  à  petites 
mailles  dont  toutes  les  pièces  sont  rivées  ensemble  et  travaillent 
tour  à  tour  par  compression  et  par  extension,  c'est  un  assemblage 
de  tiges  qui  ne  se  tiennent  que  par  leurs  extrémités  et  qui  travail- 
lent toujours  de  la  même  façon,  les  unes  par  extension,  les  autres 
par  compression.  C'est  un  principe  fort  connu  que  le  fer  résiste 
beaucoup  mieux  quand  on  l'étiré  que  lorsqu'on  le  comprime.  Tel 
est  le  principe  bien  simple  dont  les  Américains  ont  fait  l'application, 
et  ils  sont  parvenus  ainsi  à  bâtir  des  ponts  métalliques  aussi  solides 
et  trois  ou  quatre  fois  plus  légers  que  les  nôtres.  U  y  a  dans  ce  sys- 
tème quelque  chose  de  plus  remarquable  que  la  question  d'écono- 


3G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mie,  il  y  a  surtout  une  idée  originale  d'autant  plus  digne  d'atten- 
tion qu'elle  est  en  parfait  accord  avec  la  théorie  mathématique  de 
résistance  des  matériaux.  Grâce  à  ce  perfectionnement,  ou  pour 
mieux  dire  à  cette  invention,  les  Américains  ont  d'abord  établi  des 
arches  de  50  à  60  mètres;  ils  sont  devenus  plus  hardis  d'année  en 
année,  et  maintenant  ils  font  des  travées  de  150  mètres,  comme 
travail  courant.  Quant  aux  ponts  suspendus,  après  avoir  admis  des 
portées  de  200  à  300  mètres  sans  appui  intermédiaire,  ils  osent  en 
faire  de  500  mètres.  Le  pont  de  la  Rivière  de  l'Est  à  New- York,  que 
l'on  construit  en  ce  moment,  aura  /i93  mètres  entre  les  deux  piles. 
Ces  détails  techniques  sont  bien  arides;  quelques  exemples  mon- 
treront mieux  avec  quelle  adresse  on  a  su  les  appliquer.  Voyons  ce 
qu'est  le  pont  que  l'on  construit  sur  le  Missouri,  entre  Omaha  et 
Council-Blulîs,  pour  relier  le  chemin  de  fer  du  Pacifique  aux  lignes 
venant  de  Saint-Louis  et  de  Chicago.  La  rivière  a  900  mètres  de 
large;  pendant  les  crues,  le  niveau  s'élève  de  8  à  9  mètres  au- 
dessus  de  l'étiage;  le  courant,  rapide  en  toutes  saisons,  charrie, 
lors  de  la  débâcle,  des  glaçons  d'énorme  volume,  des  arbres  et 
même  des  îlots  entiers  arrachés  aux  rives.  Le  lit  est  formé  d'une 
couche  épaisse  de  sable  mouvant;  on  ne  trouve  le  rocher  qu'à 
20  mètres  en  contre-bas.  Ce  n'est  pas  tout;  le  Missouri  se  déplace 
avec  une  extrême  facilité  :  on  l'a  vu  se  jeter  en  quelques  mois  d'un 
kilomètre  à  droite  ou  à  gauche  de  son  lit  primitif.  Tels  sont  les 
obstacles  exceptionnels  contre  lesquels  il  fallait  lutter.  La  difficulté 
d'asseoir  les  fondations  sur  un  terrain  solide  engageait  à  réduire  le 
nombre  des  piles,  la  nécessité  de  ménager  de  larges  passages  pour 
les  bateaux  obligeait  les  ingénieurs  à  rendre  ces  piles  aussi  minces 
que  possible.  Le  pont  d'Omaha  que  l'on  construisait  tandis  que 
M.  Malézieux  accomplissait  son  voyage  aux  Éiats-Unis  se  compose 
de  onze  travées  de  250  pieds  chacune.  Le  tablier  doit  être  à  50  pieds 
au-dessus  des  hautes  eaux.  Les  fondations  s'exécutaient  par  la  mé- 
thode des  tubes  à  air  comprimé,  qu'un  ingénieur  français,  M.  Triger, 
a  découverte  il  y  a  trente  ans,  et  dont  les  ingénieurs  américains  savent 
maintenant  se  servir  dans  les  cas  les  plus  difficiles.  De  si  grands 
travaux  ne  sont  plus  rares  aux  États-Unis.  A  Saint-Louis,  sur  le 
Mississipi,  on  établit  un  pont  de  500  mètres  de  long  en  trois  tra- 
vées, avec  15  mètres  de  large  et  deux  voies  superposées,  l'une  en 
dessus  pour  une  route  ordinaire,  et  l'autre  en  dessous  pour  un  che- 
min de  fer;  à  Parkersburg,  sur  l'Ohio,  un  pont  de  même  longueur, 
avec  des  viaducs  d'accès  qui  portent  à  1,300  mètres  la  longueur  to- 
tale de  l'ouvrage;  à  Montréal,  sur  le  Saint-Laurent,  un  pont  de 
vingt-trois  travées,  dont  la  plus  grande  a  100  mètres  d'ouverture, 
pour  un  chemin  de  fer  à  deux  voies.  De  tels  ouvrages  coûtent  fort 
cher,  on  le  comprend.  Le  prix  de  revient  d'un  pont  sur  une  de  ces 


LES    TRAVAUX    PUBLICS    AUX   ÉTATS-UNIS.  369 

grandes  rivières  s'élève  à  plusieurs  millions  de  francs.  On  s'étonne 
que  les  Américains,  dont  l'immense  territoire  réclame,  pour  être 
mis  en  valeur,  des  travaux  de  tout  genre,  soient  en  état  de  consa- 
crer d3  si  fortes  sommes  à  la  traversée  d'une  seule  rivière. 

Les  ponts  suspendus  sont  peut-être  plus  curieux  encore  pour  nous 
qui  avons  perdu,  bien  à  tort  sans  doute,  toute  confiance  en  ce  genre 
de  construction.  Il  est  assez  embarrassant  de  décrire  d'une  façon 
sommaire  les  procédés  par  lesquels  on  est  parvenu  à  faire  dispa- 
raître le  balancement,  l'élasticité,  qui  en  sont  les  plus  graves  incon- 
véniens.  Les  ponts  suspendus  que  nous  connaissons  en  France  ne 
se  composent  que  d'un  frêle  tablier  supporté  par  deux  câbles.  Aux 
États-Unis,  on  a  fait  le  tablier  en  forme  de  poutre  tubulaire,  ce  qui 
le  rend  plus  rigide;  on  le  relie  par  des  haubans  aux  tours  de  sus- 
pension, ce  qui  soulage  les  câbles,  et  par  des  amarres  aux  berges 
du  fleuve,  ce  qui  diminue  le  ballottement.  On  a  soin,  dans  la  même 
intention,  que  les  deux  câbles  soient  tendus  dans  des  plans  inclinés, 
au  lieu  de  pendre  verticalement.  C'est  à  l'aide  de  ces  divers  perfec- 
tionnemens  que  l'on  a  construit,  de  1850  à  1855,  le  pont  du  iNiagara, 
dont  l'unique  travée  de  250  mètres  d'ouverture  est  suspendue  à 
67  mètres  au-dessus  du  niveau  de  l'eau.  Il  y  a  deux  tabliers  super- 
posés, l'un  pour  les  voitures  et  les  piétons,  l'autre  pour  les  trains 
de  chemins  de  fer.  Les  locomotives  le  franchissent  en  ayant  soin 
toutefois  de  ralentir  leur  vitesse  ordinaire  de  marche.  C'est  une 
voie  de  communication  très  importante,  car  c'est  le  trait  d'union 
entre  le  New-Y'ork  central  et  le  G reat- Western  du  Canada,  et  c'est 
la  route  la  plus  directe  entre  INevv-York,  Chicago  et  San-Francisco. 
On  sait  que  la  ville  de  New-York  est  bâtie  sur  une  presqu'île 
bornée  à  gauche  par  l'Hudson,  qui  la  sépare  de  New -Jersey,  et  à 
droite  par  un  bras  de  mer,  autrement  dit  la  Rivière  de  l'Est,  de 
l'autre  côté  duquel  est,  dans  l'île  appelée  Long  Island,  l'important 
faubourg  de  Brooklyn.  Il  y  a  environ  1  million  d'habitans  à  New- 
York  et  /iOO,000  à  Brooklyn.  On  imagine  ce  que  doit  être  le  transit , 
quotidien  des  voyageurs  entre  ces  deux  agglomérations.  Or  jusqu'à 
ce  jour  il  n'y  avait  pas  d'autre  mode  de  communication  que  les 
bacs  à  vapeur,  qui  transportaient  AO  millions  de  personnes  dans 
l'&nnée,  sans  compter  les  chevaux  et  les  voitures.  La  Rivière  de 
l'Est  n'a  guère  moins  de  1  kilomètre  de  large,  la  navigation  y  est 
très  active;  les  bâtimens  de  faible  tonnage  arrivent  de  préférence  à 
New-York  par  cette  voie,  en  contournant  Long  Island.  Le  gouverneur 
ne  peut  donc  permettre  d'y  établir  aucun  ouvrage  qui  entraverait  la 
navigation.  Lorsqu'une  compagnie  financière  offrit  d'y  construire  un 
pont,  la  législature  de  l'état  de  New- York  imposa  deux  conditions 
fort  gênantes  :  que  la  travée  du  milieu  aurait  au  moins  â93  mètres 

TOME  civ.  —  1873.  24 


370  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

d'ouverture,  et  que  le  tablier  serait  à  40  mètres  au-dessus  des  plus 
hautes  mers.  Si  l'on  ajoute  que  le  pont  doit  avoir  deux  voies  de 
chemin  de  fer,  denx  autres  pour  les  voitures,  et  en  outre  une  large 
passerelle  pour  les  piétons,  c'est-à-dire  en  tout  une  largeur  de 
26  mètres,  on  aura  les  données  principales  de  cette  belle  entre- 
prise, qui  s'achève  en  ce  moment.  Il  eût  été  plus  simple  peut-être  et 
non  point  plus  coûteux  de  creuser  un  tunnel  en  dessous  de  la  ri- 
vière; mais  un  tunnel  de  fer  serait  promptement  corrodé  par  l'eau 
de  mer;  il  eût  donc  fallu  le  construire  en  maçonnerie.  Or  il  semble 
que  les  Américains  aient  une  répugnance  instinctive  pour  la  ma- 
çonnerie, qui  ne  se  plie  pas,  comme  le  métal,  aux  besoins  les  plus 
divers. 

Il  est  assez  étrange  de  voir  aux  États-Unis,  sur  cette  terre  clas- 
sique de  la  liberté,  le  gouvernement  prendre  les  mesures  les  plus 
rigoureuses  en  faveur  de  la  navigation  fluviale  et  contre  les  intérêts 
des  compagnies  de  chemins  de  fer.  Le  succès  toujours  croissant  des 
voies  de  fer  ne  fait  pas  oublier  les  voies  navigables.  Il  vient  d'être 
dit  quelles  conditions  onéreuses  l'état  de  New-York  avait  imposées 
aux  entrepreneurs  du  pont  de  la  Rivière  de  l'Est;  sur  le  Mississipi, 
le  Missouri,  l'Ohio,  les  précautions  ne  sont  pas  moindres.  Le  con- 
grès lui-même,  bien  qu'il  laisse  presque  toujours  aux  législatures 
locales  le  droit  de  concéder  les  canaux  et  les  chemins  de  fer,  le 
congrès  décide  quel  sera  le  débouché  des  ponts  et  l'élévation  du 
tablier  au-dessus  des  eaux.  Après  s'être  contentés  dans  les  pre- 
miers temps  d'une  travée  centrale  de  90  mètres  d'ouverture,  les 
ingénieurs  du  gouvernement  exigent  aujourd'hui  que  la  largeur  de 
cette  travée  soit  portée  à  120  mètres.  Le  ministre  de  la  guerre, 
dans  les  attributions  de  qui  se  trouve  le  contrôle  des  travaux  pu- 
blics, présente  et  fait  adopter  un  projet  de  loi  qui  protège  les  ri- 
vières contre  les  empiétemens  des  compagnies.  Quelle  est  la  raison 
de  cette  sollicitude?  Ce  n'est  pas  seulement  que  les  cours  d'eau 
sont  l'instrument  par  excellence  des  transports  économiques,  c'est 
aussi  une  préoccupation  patriotique.  De  grands  fleuves  sont  un  élé- 
ment essentiel  de  la  défense  du  pays.  On  veut  qu'au  jour  du  danger 
la  flotte  militaire  se  puisse  rendre  sans  entraves  partout  où  le  ter- 
ritoire national  serait  menacé  d'une  invasion. 


IV. 

C'est  une  remarque  déjà  vieille  que  les  travaux  d'édilité  révèlent 
bien  exactement  les  habitudes  et  le  caractère  de  chaque  nation. 
Sous  ce  rapport,  la  France  n'a  guère  rien  à  envier  à  personne.  Les 
rues  de  nos  grandes  villes  sont  tirées  au  cordeau,  bien  pavées, 


LES   TRAVAUX    PUBLICS    AUX   ÉTATS-UNIS.  371 

éclairées  au  gaz  et  arrosées  par  des  fontaines,  les  squares  sont  nom- 
breux et  bien  entretenus;  les  moindres  détails,  tels  que  les  dési- 
gnations des  noms  des  rues  et  le  numérotage  des  maisons,  sont 
traités  avec  un  soin  minutieux.  Ces  travaux  sont  d'autant  plus  mé- 
ritoires que  la  plupart  de  nos  vieilles  cités  furent  jadis  bâties  au  ha- 
sard sans  aucun  souci  de  l'alignement  et  de  la  régularité.  Aux  États- 
Unis,  il  n'en  est  pas  de  même.  Les  villes,  tracées  dès  le  principe  sur 
un  plan  d'ensemble  préalable,  se  composent  de  rues  et  d'avenues 
de  grande  largeur,  qui  se  coupent  toujours  à  angle  droit.  Elles  sont 
situées,  sauf  peu  d'exceptions,  sur  des  terrains  plats  où  nul  acci- 
dent du  sol  n'en  arrête  l'expansion.  La  population  ne  s'y  entasse 
pas  dans  des  maisons  à  étages  multiples,  ruches  humaines  non 
moins  incommodes  qu'insalubres.  Les  habitans  se  portent  volon- 
tiers vers  les  faubourgs,  sans  se  préoccuper  beaucoup  de  la  dis- 
tance qu'ils  ont  à  parcourir  chaque  jour  pour  se  rendre  à  leurs 
affaires. 

C'est  qu'aussi  ces  vastes  avenues,  larges,  plates  et  bien  droites, 
comportent  des  moyens  de  transport  que  nous  oserions  rarement 
admettre  chez  nous.  Ainsi  les  imtmvays  ou  chemins  de  fer  à  trac- 
tion de  chevaux  y  ont  pris  une  prodigieuse  extension;  on  en  compte, 
dit-on,  de  6,000  à  7,000  kilomètres  aux  États-Unis.  A  Nevi^-York 
seulement,  il  y  a  vingt  compagnies  de  ce  genre,  et,  sur  les  lignes 
principales ,  les  omnibus  se  succèdent  de  minute  en  minute  ; 
157  millions  de  voyageurs  y  prennent  place  en  une  seule  année. 
Ces  grosses  voitures,  qui  transportent  jusqu'à  AO  personnes  à  la 
fois,  créent  bien  quelque  danger  pour  les  modestes  piétons.  On 
compte  une  centaine  d'individus  écrasés  chaque  année.  On  ne  s'en 
trouble  pas  outre  mesure;  ce  sont,  dit- on,  surtout  des  ivrognes 
qui  se  couchent  la  nuit  en  travers  de  la  rue.  Avec  pareille  abon- 
dance d'omnibus,  de  chemins  de  fer,  de  bateaux  à  vapeur,  il  n'est 
guère  d'usage  d'aller  à  pied.  Aussi  les  rues  sont- elles  mal  pa- 
vées, les  trottoirs  sont -ils  inégaux.  Parfois  ce  sont  de  simples 
plates- formes  en  bois  en  dessous  desquelles  les  immondices  s'ac- 
cumulent. C'est  ce  que  l'on  voyait  notamment  à  Chicago,  où  ce  fut 
l'une  des  causes  aggravantes  du  terrible  incendie  qui  a  dévoré  cette 
ville  presque  entière.  Les  Américains  prennent  soin  du  moins  de 
remédier  à  ce  que  ces  inconvéniens  ont  de  plus  grave  par  d'abon- 
dantes distributions  d'eau.  En  somme,  au  point  de  vue  du  luxe, 
leurs  plus  beaux  quartiers  laissent  beaucoup  à  désirer.  Ils  atten- 
dent, assure  M.  Malézieux,  que  le  besoin  s'en  fasse  réellement  sen- 
tir; il  est  probable  aussi  qu'ils  jugent  plus  utile  d'exécuter  d'abord 
les  travaux  plus  indispensables.  Une  contrée  si  neuve,  où  l'on  fait 
en  cinquante  ans  ce  qui  nous  a  demandé  des  siècles,  ne  peut  se 
livrer  encore  à  la  manie  des  embellissemens. 


372  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Il  est  temps  de  résumer  les  enseignemens  que  contient  cette 
étude.  Les  Américains  ne  nous  étonnent  guère  plus  par  ce  qu'ils  ont 
fait  que  par  ce  qu'ils  ont  négligé  de  faire.  Leurs  œuvres  nous  sur- 
prennent par  un  certain  mélange  de  grandeur  et  de  parcimonie,  par 
un  singulier  équilibre  entre  le  résultat  obtenu  et  les  moyens  em- 
ployés pour  l'atteindre.  Les  ingénieurs  des  États-Unis  ont  l'ait  école; 
mais  où  se  sont-ils  donc  formés?  Ce  n'est  pas  la  moindre  surprise 
que  nous  réserve  ce  pays  de  nous  montrer  de  grands  établissemens 
d'éducation  professionnelle  pour  les  ingénieurs.  La  Grande-Bre- 
tagne, où  l'éducation  classique  des  universités  se  couronne  par  une 
foule  de  concours  et  de  titres  honorifiques,  la  Grande-Bretagne  n'ac- 
corde pas  un  diplôme  à  ses  ingénieurs  ou  à  ses  architectes.  Les 
jeunes  gens  qui  se  destinent  à  ces  professions  ne  trouvent  nulle 
part  un  cours  complet  d'instruction;  ils  se  mettent  en  apprentis- 
sage chez  les  anciens  du  métier  ou  s'exercent  laborieusement  sur 
les  chantiers  dans  des  emplois  subalternes  jusqu'à  ce  qu'ils  se  sen- 
tent assez  d'expérience  pour  entreprendre  de  diriger  eux-mêmes  des 
constructions.  Ce  système  a  produit  ce  que  l'on  en  devait  attendre  : 
quelques  individualités  puissantes,  bien  douées  par  la  nature,  de- 
vinent par  intuition  les  secrets  du  métier;  le  plus  grand  nombre 
reste  médiocre.  Aux  Éiats-Unis,  on  ne  néglige  pas  k  ce  point  l'ensei- 
gnement des  sciences  utiles.  L'université  de  New- York  comprend 
une  faculté  de  génie  civil  et  d'architecture,  qui  délivre  des  diplômes 
d'ingénieur.  D'autres  écoles  spéciales  ont  été  créées  sur  le  modèle 
de  notre  École  centrale  des  arts  et  manufactures.  Le  gouvernement 
fédéral  possède,  à  West- Point,  son  académie  militaire,  où  250  jeunes 
gens  reçoivent  une  instruction  théorique  et  pratique  fort  étendue. 
Les  premiers  des  élèves  qui  sortent  chaque  année  sont  admis  dans 
le  corps  des  ingénieurs  du  gouvernement.  Les  attributions  de  ceux- 
ci  sont  moins  étendues  qu'en  France;  ils  n'ont  à  s'occuper  que  des 
fortifications,  de  l'amélioration  des  rivières  et  des  ports,  et  de  la  to- 
pographie, mais  ils  sont  souvent  chargés  en  outre  d'exercer  un 
contrôle  sur  les  travaux  que  les  états,  les  compagnies  et  les  parti- 
culiers exécutent  dans  les  diverses  parties  de  l'Union. 

Ainsi  les  Américains  donnent  une  large  part  aux  études  théori- 
ques; mais  ils  prennent  soin  en  même  temps  que  la  culture  scien- 
tifique n'étouffe  pas  chez  leurs  jeunes  élèves  l'initiative,  la  spon- 
tanéité des  conceptions.  Us  sont  servis  sous  ce  rapport  par  le  bon 
sens  et  la  rectitude  naturelle  de  leur  esprit.  S'agit-il  de  chemins 
de  fer,  ils  adoptent  dès  le  premier  jour  une  forme  de  rail  à  laquelle 
toute  l'Europe  est  revenue  après  avoir  essayé  quantité  d'autres 
modèles.  Le  professeur  Morse,  l'un  des  créateurs  de  la  télégraphie 
électrique,  imagine,  il  y  a  quarante  ans,  l'appareil  le  plus  parfait 
(Jue  l'on  connaisse  encore.  En  chaque  cas  particulier,  ils  atteignent 


LES    TRAVAUX    PUBLICS    AUX    ÉTATS-UNIS.  373 

le  but,  en  quelque  sorte  du  premier  jet,  et  sans  jamais  le  dépasser. 
Sont- ils  donc  parfaits?  Oh!  non.  Il  leur  manque  quelque  chose 
d'essentiel,  même  dans  les  travaux  publics  :  l'art  est  absent  de 
leurs  œuvres;  le  sentiment  du  goût  leur  fait  défaut.  Hélas!  il  manque 
de  plus  aux  hommes  les  plus  entreprenans  de  celte  riche  nation  une 
qualité  qui  prime  toutes  les  autres,  la  moralité.  Les  scandales  dé- 
plorables qui  se  déroulent  en  ce  moment,  à  New-York  devant  un 
comité  d'enquête  du  congrès,  à  Paris  devant  le  tribunal  correction- 
nel, ce  sont  des  entreprises  de  chemins  de  fer  qui  en  font  les  frais. 
Que  l'on  ne  se  hâte  pas  cependant  d'en  conclure  que  le  pays  où  de 
tels  délits  se  commettent  en  plein  jour  soit  totalement  gangrené; 
la  corruption  s'affiche  avec  d'autant  plus  d'éclat  qu'elle  est  plus 
superficielle  et  moins  profonde. 

Sous  des  apparences  rudes  et  quelquefois  répugnantes,  la  société 
américaine  donne  à  l'Europe  un  noble  exemple,  celui  du  travail 
à  outrance.  M.  Malézieux  l'a  fort  bien  dit  en  peu  de  mots  :  «  Le 
désir  de  s'enrichir,  non  par  l'épargne,  mais  par  le  travail  et  la 
lutte,  est  un  trait  distinctif  de  cette  race,  une  passion  dominante, 
universelle,  enracinée  au  point  de  survivre  parfois  à  la  réalisation 
des  plus  fantastiques  espérances.  Dans  cette  population,  qui  depuis 
plus  d'un  siècle  double  en  moins  de  trente  ans,  tout  le  monde  sans 
exception  travaille,  chacun  veut  améliorer  la  condition  que  le  sort 
lui  a  faite,  et  y  emploie  jusqu'à  son  dernier  souffle  de  vie.  »  Un 
Américain  ne  comprend  pas  le  manque  d'amour-propre  d'un  homme 
qui,  au  lieu  d'aspirer  à  une  situation  meilleure,  se  trouve  satisfait 
de  suivre  la  voie  tracée  par  son  père  ou  par  son  grand-père.  Fran- 
klin a  été  prophète  en  son  pays,  lui  qui  répétait  à  ses  concitoyens  : 
«  Si  quelqu'un  vous  dit  que  vous  pouvez  vous  enrichir  autrement 
que  par  le  travail  et  l'économie,  ne  l'écoutez  point,  c'est  un  impos- 
teur. »  Mais  enfin  le  travail  dont  il  s'agit  dans  tout  ceci,  c'est  un 
travail  utile,  productif  de  richesses.  Là  est  le  grand  point  :  peu  de 
recherches  théoriques,  pas  d'études  contemplatives;  rien  pour  l'art 
désintéressé,  rien  pour  la  science  pure.  Mettre  en  valeur  les  ri- 
chesses inconnues  de  cet  immense  continent,  voilà  le  but  que  chaque 
citoyen  [poursuit  avec  une  inflexible  conviction.  A  dire  vrai,  ceci  ne 
nous  déplaît  pas,  car  nous  savons  bien  qu'au  sein  de  cette  vie  la- 
borieuse les  nobles  sentimens  se  développent  plus  vite,  et  se  con- 
servent mieux  que  dans  l'existence  engourdie  de  certains  peuples 
européens. 

H.  Blerzy. 


UNE    ONDINE 


I. 


11  tombait  une  pluie  battante,  et,  bien  qu'on  fût  en  avril,  la 
journée  avait  été  fort  maussade.  Le  vent  d'ouest  s'engouffrait  dans 
les  rues  du  bourg  de  Rochetaillée,  secouant  brutalement  les  arbres 
et  faisant  claquer  les  volets  mal  assujettis.  Au  fond  du  salon  d'une 
maison  située  dans  le  quartier  des  Gorderies,  une  jeune  fille  de  dix- 
neuf  ans  environ  promenait  languissamment  ses  doigts  sur  un  vieux 
piano.  Les  notes  grêles  montaient  lentement  et  se  mêlaient  au  bruit 
que  faisait  une  servante  dans  la  cuisine.  Tout  en  jouant,  la  jeune 
fille  jetait  des  regards  ennuyés  sur  les  somnolens  portraits  de  fa- 
mille et  le  mobilier  fané  qui  garnissaient  le  salon.  A  la  fin,  elle 
abandonna  sa  sonate,  se  dirigea  vers  la  fenêtre,  et  appuya  son  front 
contre  la  vitre  ruisselante.  Au  dehors,  tout  était  d'une  navrante 
tristesse.  Les  jacinthes  de  la  terrasse  gisaient  noyées  dans  la  terre 
détrempée;  la  petite  rivière  de  l'Aubette  roulait  une  eau  boueuse; 
les  toits  rayés  de  pluie  dressaient  vaguement  au-dessus  des  arbres 
leurs  cheminées,  d'où  la  fumée  s'envolait  en  tourbillonnant;  la 
campagne  tout  entière  avait  l'air  de  fondre  en  pleurs.  —  La  jeune 
fille  revint  en  frissonnant  se  rasseoir  au  piano,  et  commença  une 
valse  tapageuse,  qu'elle  interrompit  brusquement.  Alors,  laissant 
tomber  ses  mains  sur  le  clavier,  puis  étirant  ses  bras  avec  une  vio- 
lence nerveuse:  —  Ah!  que  je  m'ennuie,  s'écria- t-elle,...  que  je 
m'ennuie! 

—  Qu'as- tu,  ma  petite  fille?  —  demanda  la  servante,  qui  appa- 
rut soudain,  avec  ses  manches  retroussées,  son  tablier  à  bavette  et 
son  bonnet  de  linge,  dont  les  brides  volaient  au  vent.  Elle  était  re- 
plète, assez  fraîche  encore  malgré  ses  quarante  ans,  et  ses  yeux 
bleus  avaient  la  douceur  et  la  bonté  du  regard  des  génisses.  — 
Qu'as-tu,  Antoinette?  reprit-elle  avec  une  inquiète  tendresse. 


Ui\E    ONDINE.  375 

—  Céline,  dit  Antoinette  en  fixant  sur  la  servante  ses  yeux  noyés 
de  mélancolie,  on  m'enterrera  dès  demain,  si  cette  pluie  continue... 
Ah  !  l'ennui,  s'écria-t-elle  en  se  levant,  tout  ici  en  est  imprégné, 
depuis  ces  sottes  Heurs  en  papier  jusqu'à  ces  lamentables  portraits 
d'ancêtres,  dont  j'ai  parfois  envie  de  crever  les  toiles  pour  me  dis- 
traire ! 

—  Ah!  ma  mignonne,  si  ton  père  avait  seulement  voulu  te  con- 
duire chez  le  notaire  ou  chez  la  veuve  du  maître  de  forges  !..  Il  ne 
manque  pas  de  monde  à  voir  ici;  mais  M.  de  Lisle  avec  ses  airs 
cassans  a  eu  le  talent  de  se  mettre  à  dos  toute  la  société  de  Roche- 
taillée.  Il  préfère  l'auberge  de  Pitoiset,  où  il  trinque  à  son  aise 
avec  ses  bons  amis  les  braconniers. 

—  Pauvre  père!  reprit  Antoinette  en  soupirant,  sa  vie  n'est  pas 
gaie  non  plus,  dans  ce  village.  Il  regrette  le  bon  temps  de  Tours  et 
cette  belle  place  qu'il  avait. 

—  Pourquoi  l'a-t-il  perdue,  sa  place?  s'écria  vivement  Céline. 
Il  passait  ses  journées  à  la  chasse,  ses  nuits  à  la  bouillotte,  et  le 
gouvernement  l'a  remercié...  Il  ne  se  souciait  guère  de  toi,  et  de- 
puis la  mort  de  ta  mère,  si  je  n'avais  été  là,  tu  serais  sortie  plus 
d'une  fois  avec  des  bottines  percées.  —  La  servante  haussa  les 
épaules,  et  alla  s'accouder  sur  le  piano.  —  Sais-tu?  continua- t-elle; 
au  lieu  de  se  brouiller  avec  la  famille  de  ta  mère,  ton  père  aurait 
dû  te  laisser  à  Paris,  près  de  tes  grands  parens,  qui  auraient  fini  par 
te  trouver  un  mari. 

—  Oh!  répondit  Antoinette  avec  un  geste  de  dédain,  Dieu  me 
préserve  des  maris  dénichés  par  mes  grands  parens!..  Des  em- 
ployés de  ministères,  maniaques  et  giimauds,  chauves  comme  des 
magots  et  méthodiques  comme  des  pendules...  merci!  Je  préfère 
encore  la  pension  de  Passy  où  on  m'avait  enfermée. 

—  Pourquoi  ne  t'y  a-t-on  pas  laissée  alors? 

—  Parce  que  la  pension  était  chère,  et  que  nous  sommes  pauvres, 
Géhne. 

—  Pauvres!  répliqua  Céline;  oui,  maintenant  que  ton  père  a 
mangé  tout  son  pain  blanc,  il  économise  sur  le  pain  noir  des  autres 
et  devient  ladre.  Et  tes  grands  parens,  ladres  aussi,  ceux-là!  Eux 
qui  n'avaient  que  ta  mère,  est-ce  qu'ils  n'auraient  pas  pu  te  garder 
et  payer  ta  pension?  Tiens,  ne  me  parle  pas  de  tous  ces  gens  ! 

—  Ah  !  Céline,  soupira  Antoinette  d'un  air  désespéré,  personne 
ne  m'aime  ! 

—  Personne!  cria  Céline  indignée,  eh  bien!  et  moi?..  Est-ce  que 
je  ne  t'ai  pas  câlinée  et  gâtée  depuis  le  jour  où  je  suis  entrée  chez 
vous,  il  y  aura  dix-huit  ans  à  la  Noël?  Quand  je  t'ai  vue  dans  ton 
berceau,  pâle,  maigrelette  et  si  mignonne  avec  tes  grands  yeux, 
mon  cœur  a  fait  un  saut,  et  je  t'ai  aimée  tout  de  suite,  pauvre 


376  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

négligée  !  C'était  moi  qui  te  bordais  dans  ton  petit  lit,  moi  qui 
t'habillais  en  ange  aux  Fètes-Dieu,  et  qui  te  bourrais  de  frian- 
dises quand  ta  mère  t'avait  punie.  Personne  ne  t'aime,  ingrate?.. 
Eh!  si  je  ne  t'avais  pas  adorée,  est-ce  que  j'aurais  refusé  dix  fois 
de  me  marier?.,  car,  dit  Céline  en  se  redressant,  j'en  ai  eu  des 
amoureux,  et  de  huppés!  mais  il  aurait  fallu  te  quitter.  Sans  toi, 
est-ce  que  je  serais  restée  au  service  de  tes  parens?  Ne  dis  donc  pas 
que  personne  ne  t'aime,  méchante  fille! 

—  Oui,  ma  Céline,  tu  m'aimes!  s'écria  Antoinette,  dont  les  yeux 
se  mouillèrent  et  qui  sauta  au  cou  de  sa  bonne;  tu  m'aimes  bien; 
mais  il  n'y  a  que  toi  ! 

—  Qu'as-tu  besoin  des  autres?  répondit  Céline  en  la  baisant  au 
front.  D'ailleurs,  tu  as  aussi  M.  Ormancey,  un  bon  et  brave  ami. 

Antoinette  fit  une  petite  moue  dédaigneuse.  — Évonyme!  dit- 
elle;  oui,  il  est  drôle  parfois,  et  je  me  suis  amusée  un  moment  à 
essayer  de  le  rendre  amoureux. 

—  Oli  !  ma  petite  fille,  s'écria  Céline  scandalisée. 

—  Sois  tranquille,  reprit  Antoinette  en  riant,  son  cœur  ne  court 
aucun  risque.  Trop  d'aflections  y  logent  en  commun  :  les  fleurs,  les 
oiseaux,  les  livres,  —  moi,  je  veux  qu'on  m'aime  exclusivement. 
D'ailleurs  Évonyme  n'est  pas  l'amoureux  que  je  rêve,  tn  caractère 
entier  et  superbe,  une  volonté  de  fer  que  le  monde  ne  pourrait  flé- 
chir et  qu'un  signe  de  mon  petit  doigt  ferait  plier  comme  un  jonc, 
voilà  l'homme  que  j'aimerais! 

—  Ça,  ma  fille,  c'est  le  merle  blanc!..  Sainte  "Vierge!  j'entends 
ton  père  dans  l'écurie;  tu  m'as  fait  bavarder,  et  mon  souper  est  en 
retard. 

En  effet,  celui  dont  on  venait  de  parler  annonçait  son  arrivée  par 
un  air  de  chasse  sifllé  à  pleins  poumons;  mais  il  ne  semblait  pas 
encore  disposé  à  faire  son  entrée.  En  maître  soucieux  de  ses  inté- 
rêts, M.  de  Lisle  ne  songeait  à  son  dîner  qu'après  celui  de  ses  bêtes, 
et  sa  première  visite  avait  été  pour  trois  magnifiques  échantillons  de 
l'espèce  durham,  objets  de  toute  sa  sollicitude,  qu'il  n'appelait  pas 
autrement  que  les  camarades.  Du  fond  de  l'écurie,  on  entendait  sa 
voix  de  basse-taille,  à  laquelle  répondaient  de  formidables  grogne- 
mens.  Quelques  minutes  après,  la  porte  de  la  cuisine  s'ouvrit  brus- 
quement, et  M.  de  Lisle,  vêtu  d'une  veste  de  velours  côtelé,  guêtre 
jusqu'aux  genoux  et  coifl'é  d'un  feutre  mou,  apparut  sur  le  seuil. — 
Céline,  cria-t-il,  si  le  souper  des  camarades  est  prêt,  allume  la 
lanterne  et  apporte  le  chaudron  à  l'écurie. 

Certes  les  belles  dames  de  Tours,  auxquelles  il  avait  conté  fleu- 
rette à  l'époque  de  sa  splendeur,  n'auraient  guère  reconnu  dans  son 
costume  de  campagnard  le  beau  Norbert  de  Lisle  pour  qui  leur 
cœur  avait  battu.  Le  viveur  du  temps  jadis  avait  complètement 


UNE   ONDINE.  377 

dépouillé  sa  brillante  enveloppe.  Fils  d'un  gros  propriétaire  de 
Rochetaillée,  M.  de  Lisie  était  arrivé,  grâce  à  sa  bonne  mine  et 
à  la  protection  des  parens  de  sa  femme,  à  se  faire  nommer  in- 
specteur des  haras,  et  pendant  vingt  ans  il  avait  mené  joyeuse 
vie  dans  le  gras  pays  de  Touraine.  Destitué  à  la  suite  de  quelque 
fredaine  et  forcé  de  retourner  à  Rochetaillée  vivre  maigrement  des 
reliefs  de  son  patrimoine,  il  s'était  soudain  métamorphosé.  Le  na- 
turel du  paysan  champenois,  que  le  vernis  parisien  n'avait  jamais 
recouvert  qu'à  demi,  était  revenu  à  fleur  de  peau.  Aux  premières 
morsures  de  l'adversité,  sa  prudence  campagnarde  s'était  subite- 
ment réveillée;  la  perspective  d'une  vieillesse  besoignense  lai  avait 
donné  le  frisson,  il  s'était  mis  à  compter  et  à  épargner.  Il  labourait 
lui-même  ses  champs,  aidé  d'un  valet  de  ferme  loué  à  la  journée, 
et  il  ne  rougissait  pas  d'aller  vendre  son  grain  et  ses  bêtes  au  mar- 
ché de  Langres.  De  ses  anciennes  habitudes,  il  ne  lui  était  resté 
qu'un  ton  tranchant,  des  allures  hautaines  et  un  goût  très  vif  pour 
la  chasse  ou  plutôt  pour  le  braconnage,  car  les  mauvaises  langues 
prétendaient  qu'il  chassait  plus  volontiers  dans  les  bois  de  l'état 
que  sur  ses  modestes  carrés  de  terre. 

Dès  que  ses  bêtes  eurent  soupe,  M.  de  Lisle  revint  à  la  cuisine,  où 
Céline  avait  allumé  la  lampe  et  dressé  la  table.  Malgré  ses  cinquante 
ans  et  un  commencement  d'embonpoint,  il  conservait  enccre  bon 
air.  Grand,  robuste,  bien  découplé,  il  avait  l'œil  vif,  un  nez  d'aigle 
et  les  dents  belles  sous  ses  moustaches  grisonnantes.  On  sentait  à 
son  ton  et  à  ses  manières  qu'il  avait  dû  être  dans  sa  jeunesse  un 
homme  à  bonnes  fortunes.  Il  s'était  assis  près  de  la  cheminée  dans 
un  fauteuil  en  vieille  tapisserie.  Antoinette  vint  l'embrasser,  puis 
reprit  sa  place  sur  une  chaise  basse  en  face  de  lui.  Au  milieu,  la 
chienne  de  M.  de  L'sle,  Tant-Belle,  posée  sur  son  arrière -train,  par- 
tageait son  attention  entre  sa  jeune  maîtresse  et  la  marmite  fu- 
mante où  cuisait  le  dîner.  —  Eh  bien,  petite,  dit  M.  de  Lisle  à  An- 
toinette, tu  ne  t'informes  pas  seulement  de  ce  qui  se  passe  dans  le 
bourg? 

Antoinette  secoua  la  tête  d'un  air  indifférent,  et  son  père  reprit  : 
—  D'abord,  j'ai  rencontré  Évonyme;  il  dîne  chez  le  juge  de  paix  et 
viendra  nous  voir  tantôt...  Et  puis  le  nouveau  garde-général  est 
arrivé. 

—  Ah  !  fit  la  jeune  fille  en  étouffant  un  bâillement,  ressemble-t-il 
à  son  prédécesseur?  Jure-t-il  entre  chaque  phrase?  Traîne-t-il  à  ses 
talons  une  meute  de  chiens  crottés  et  joue-t-il  à  la  bête  homhrée? 

—  Je  te  dirai  tout  cela  ce  soir...  après  dîner.  Je  pousserai  jus- 
qu'à l'auberge  où  il  est  descendu,  et,  si  sa  figure  me  va,  je  l'invite- 
rai à  venir  nous  voir.  Il  faut  toujours  être  bien  avec  les  forestiers. 

Céline,  qui  trempait  la  soupe,  grogna  sourdement.  —  La  belle 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avance!  dit-elle  entre  ses  dents,  il  vient  déjà  ici  assez  de  gens  en- 
nuyeux !  Vous  feriez  mieux  de  conduire  Antoinette  chez  la  femme 
du  notaire  ou  dans  quelque  maison  honorable;  cela  lui  serait  plus 
sain  que  de  respirer  l'odeur  du  tabac  et  d'entendre  des  conversa- 
tions déplacées. 

—  Silence,  péronnelle,  s'écria  M.  de  Lisle;  ce  sont  tes  réflexions 
qui  sont  déplacées.  Mêle-toi  de  tes  affaires,  et  donne-nous  la  soupe. 

—  La  voilà!  grommela  Céline  en  posant  rudement  sur  la  table 
la  soupe  aux  herbes  qui,  avec  un  haricot  de  mouton,  composait  tout 
le  menu. 

On  se  mit  à  table.  Antoinette  mangeait  du  bout  des  dents;  M.  de 
Lisle  dévorait.  Au  moment  où  il  se  versait  une  dernière  rasade,  la 
chienne  aboya.  —  Voici  M.  Évonyme,  dit  Céline,  Tant-Belle  l'a 
flairé!  —  Elle  courut  ouvrir  au  nouveau-venu,  qui  entra  au  milieu 
des  démonstrations  joyeuses  de  la  servante  et  de  Tant-Belle. 

Evonyme  Ormancey  était  un  grand  garçon  d'une  trentaine  d'an- 
nées. Sa  barbe  et  ses  cheveux  blonds,  son  teint  rosé,  ses  yeux 
bleus  limpides,  donnaient  à  sa  physionomie  une  expression  naïve  et 
enfantine.  Il  avait  en  effet  la  naïveté  de  l'âge  d'or,  bien  qu'il  fût 
Parisien  d'éducation  et  de  naissance;  mais  c'était  un  Parisien  à  qui 
le  monde  faisait  peur,  et  qui  s'était  réfugié  dans  les  bois  pour  sa- 
tisfaire son  penchant  à  la  rêverie  et  au  vagabondagî.  Doué  d'une 
vive  sensibilité  et  d'une  imagination  fantasque,  il  avait  eu  dans  sa 
première  jeunesse  quelques  velléités  littéraires;  mais,  soit  que  la 
difficulté  des  débuts  eût  effrayé  sa  paresse,  soit  que  les  exigences  de 
la  vie  parisienne  eussent  effarouché  son  humeur  sauvage,  il  avait 
promptement  abandonné  la  littérature  pour  revenir  à  la  vie  con- 
templative et  à  la  solitude,  où  son  esprit  flottant  se  trouvait  plus  à 
l'aise.  Il  passait  une  grande  partie  de  l'année  dans  une  ferme  si- 
tuée au  milieu  des  bois,  à  une  demi-heure  de  Rochetaillée.  C'est 
là  qu'il  avait  retrouvé  Antoinette,  dont  la  famille  maternelle  était 
liée  avec  la  sienne.  Il  venait  souvent  aux  Gorderies.  Antoinette 
s'amusait  de  ses  façons  bizarres,  et  M.  de  Lisle,  le  sachant  riche  et 
libéral,  l'accueillait  à  merveille  et  le  trouvait  bon  enfant. 

C'était  en  effet  un  grand  enfant,  amoureux  de  sons,  de  couleurs  et 
de  rêves.  Son  cœur  s'épanouissait  sans  défiance;  il  contait  au  pre- 
mier passant  ses  défauts,  ses  espérances,  ses  secrets  et  même  ceux 
de  ses  amis.  Comme  Montaigne,  son  auteur  favori,  «  il  avait  une 
merveilleuse  lascheté  vers  la  miséricorde  et  mansuétude;  »  comme 
lui  aussi,  son  esprit  ne  faisait  que  «  vaguer,  flotter  et  doubter,  » 
mais  son  scepticisme  était  indulgent  et  inoffensif.  Il  s'interrogeait, 
s'étudiait  sans  cesse,  était  passionnément  épris  de  la  nature  et  trou- 
vait, pour  la  décrire,  une  éloquence  parfois  un  peu  précieuse,  mais 
toujours  originale. 


UNE    ONDINE.  ,  379 

A  peine  eut-il  serré  la  main  de  M.  de  Lisle  que  celui-ci  se  leva, 
siflla  Tant-Belle,  et  partit  pour  l'auberge.  Évonyme  et  Antoinette 
restèrent  seuls  sous  le  vaste  manteau  de  la  cheminée,  dont  le  bra- 
sier éclairait  doucement  la  vieille  cuiBine,  encombrée  de  meubles 
et  enfumée. 

—  Allons,  bel  oiseau  mélancolique,  dit  Antoinette  en  tendant 
coquettement  ses  petits  pieds  vers  la  braise,  cette  pluie  funèbre  m'a 
mise  à  votre  diapason,  contez-moi  une  de  vos  histoires  de  cime- 
tières. 

—  Ne  vous  moquez  pas  de  mes  cimetières,  répliqua  ingénument 
Évonyme;  hier,  à  Vivey,  j'en  ai  justement  vu  un  qui  est  charmant 
et  qui  m'a  fait  rêver;  j'ai  couché  ma  rêverie  tout  au  long  dans  mon 
journal. 

Antoinette  sourit.  —  Il  existe  donc  toujours,  le  iom^nx  journal?.. 
Je  croyais  que  vous  aviez  renoncé  à  écrire. 

—  A  être  publié,  oui;  à  écrire,  jamais!..  Quand  je  suis  fatigué 
d'errer  par  monts  et  par  vaux  ou  de  causer  avec  mes  amis  Mon- 
taigne et  La  Fontaine,  j'ouvre  mon  journal,  et  je  cause  avec  moi- 
même.  C'est  là  que  sont  notées,  numérotées,  comme  de  vieilles 
mélodies,  mes  sensations  de  chaque  jour.  Là,  je  respire  d'antiques 
fleurs  qui,  bien  que  desséchées,  ont  conservé  pour  m.oi  un  parfum 
intime  et  doux.  Mon  journal  me  console  de  ma  nullité;  lui  et  moi, 
comme  les  amans  dont  parle  le  bonhomme, 

Nous  sommes  l'un  à  l'autre  un  monde  toujours  beau, 
Toujours  divers,  toujours  nouveau... 

—  Dites-moi,  Évonyme,  interrompit  Antoinette;  pourquoi,  avec 
ces  dispositions  casanières,  ne  vous  êtes-vous  pas  marié? 

Elle  avait  appuyé  l'un  de  ses  coudes  sur  ses  genoux,  et,  la  main 
sous  le  menton,  elle  regardait  malicieusement  Évonyme,  qui  poussa 
un  soupir.  —  Mes  amis,  dit-il,  s'en  étonnent  comme  vous;  mais  se 
marier,  c'est  fermer  sa  porte  à  toutes  les  songeries  inutiles,  c'est 
visiter  un  pays  curieux,  escorté  du  cicérone  et  en  subissant  les  for- 
mules du  guide  officiel. 

Antoinette  se  mit  à  rire  en  agitant  au-dessus  du  brasier  son  pied 
à  demi  chaussé  d'une  pantoufle  microscopique.  Évonyme,  à  la  dé- 
robée, lorgnait  le  joli  modelé  du  talon  et  la  fine  cambrure  du  cou- 
de-pied, mais  n'en  paraissait  pas  autrement  troublé.  —  Et  puis, 
reprit-il  d'un  ton  comiquement  confidentiel,  vous  l'avouerai-je?  les 
femmes  me  font  peur. 

Les  rires  d'Antoinette  redoublèrent;  elle  avança  d'un  air  espiègle 
vers  Évonyme  sa  figure  railleuse,  et  murmura  :  —  Gomment  toutes?., 
même  moi? 


380  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Vous?  fit  Évonyme,  un  moment  pensif,  mais  oui,  vous  sur- 
tout... La  femme  est  dangereuse  et  troublante,  mais  la  jeune  fille 
est  une  redoutable  Isis  voilée,  dont  les  bandelettes  ne  se  déroulent 
qu'après  le  mariage;  alors  on  s'aperçoit  qu'on  a  pour  la  vie,  à  ses 
côtés,  qui  un  ange  et  qui  une  oie,  celui-ci  une  nonne,  et  cet  autre 
une  furie... 

—  Je  voudrais  bien  savoir  ce  que  je  serai,  moi,  quand  le  voile 
tombera!  s'écria  Antoinette.  —  Elle  s'était  levée  brusquement  et  se 
tenait  plantée  devant  Évonyme  d'un  air  piqué  et  provocant.  La 
flamme  du  brasier  éclairait  de  bas  en  haut  sa  taille  svelte  et  sa  poi- 
trine délicieusement  accusée  par  le  corsage  collant  d'une  robe  de 
mérinos  bleu.  Le  reste  de  sa  personne  demeurait  dans  une  pénombre 
mystérieuse  qu'illuminait  parfois  la  tremblante  lueur  des  tisons,  et 
alors  on  distinguait  un  cou  délicat  et  l'ovale  allongé  d'une  figure 
spirituelle  que  des  cheveux  crépelés  encadraient  et  qui  rappelait  les 
têtes  de  l'école  de  Léonard  de  Vinci.  Evonyme,  ébahi  et  muet,  ad- 
mirait d'un  air  craintif  les  grands  yeux  de  la  jeune  fille,  sa  bouche 
moqueuse  aux  lèvres  très  rouges  et  aux  coins  retroussés.  —  Voyons, 
répéta  Antoinette  en  croisant  les  bras,  dites-moi  quel  monstre  je 
puis  bien  être  ! 

—  Vous?  répondit-il  lentement,  vous  êtes  une  ondine...  Oui, 
vous  êtes  une  fille  de  l'eau  :  vous  en  avez  le  charme  et  la  mobilité, 
les  colères  soudaines  et  le  calme  perfide;  vos  yeux  verts  en  ont 
gardé  la  couleur  inquiétante.  Celui  que  vous  aimerez  aura  besoin 
d'un  cœur  solidement  trempé;  s'il  se  laisse  attendrir  un  seul  mo- 
ment, miséricorde!  je  le  plains.  Vous  l'entraînerez  avec  vous  dans 
les  abîmes  de  votre  élément  paternel... 

11  s'arrêta  tout  à  coup  en  voyant  l'expression  assombrie  de  la 
figure  d'Antoinette;  son  sourire  s'était  évanoui  et  ses  yeux  étaient 
pleins  de  larmes.  —  Vous  me  croyez  donc  bien  mauvaise?  dit-elle 
d'une  voix  sourde. 

A  l'aspect  de  cette  brusque  métamorphose  et  de  ces  larmes  sur  le 
point  de  jaillir,  Évonyme  eut  un  remords.  —  Bah  !  je  plaisante,  s'é- 
cria-t-il  en  s'eiïorçanl  de  donner  un  ton  caressant  à  sa  voix  rauque; 
seulement  je  suis  comme  l'âne  de  La  Fontaine  qui  veut  imiter  le 
petit  chien,  j'ai  la  plaisanterie  un  peu  lourde...  Pardonnez-moi,  et 
ne  me  prenez  pas  au  sérieux. 

On  entendit  Tant-Belle  gratter  à  la  porte,  et  Antoinette  essuya 
rapidement  ses  yeux.  M.  de  Lisle  entra;  il  fronçait  les  sourcils  et 
sifflotait  entre  ses  dents,  —  signe  de  mauvaise  humeur. 

—  Eh  bien!  lui  demanda  sa  fille,  as-tu  vu  ton  garde-général? 

—  Oui,  grogna  M.  de  Lisle,  c'est  un  singulier  monsieur!..  A 
peine  a-t-il  daigné  répondre  aux  avances  que  je  lui  faisais.  Je  ne 
sais  pas  où  le  gouvernement  va  prendre  ses  employés  ! 


UNE    OXDINE.  381 

—  J'en  étals  sûre,  dit  la  jeune  fille,  encore  quelque  sanglier  gro- 
gnon, vieux  et  laid. 

—  Vieux?  non.  Trente  ans,  la  mine  sévère  et  une  barbe  noire, 
l'air  d'un  conspirateur. 

La  figure  d'Anioinette  prit  une  expression  moins  indifférente,  et 
Évonyme  demanda  le  nom  du  nouvel  arrivant.  —  11  s'appelle  Du- 
houx,  répondit  M.  de  Lisle. 

—  Duhoux?  reprit  Évonyme  en  se  levant  pour  partir.  J'ai  eu  au 
collège  un  camarade  de  ce  nom-là;  ce  serait  bizarre  si  c'était  le 
même. 

—  Duhoux  !  s'écria  Antoinette,  le  nom  va  bien  avec  le  signale- 
ment du  personnage.  Ce  doit  être  un  de  vos  amis,  Évonyme!  Bon- 
soir, je  suis  lasse,  et  je  vais  me  coucher. 

II. 

Le  lendemain,  celui  dont  l'arrivée  avait  piqué  la  curiosité  de 
M.  de  Lisle,  Jacques  Duhoux,  était  réveillé  par  le  tumulte  matinal 
de  l'auberge  de  Pitoiset.  Cette  maison,  l'unique  hôtellerie  de  Ro- 
chetaillée,  n'était  pas  précisément  le  temple  de  la  paix.  Le  tinte- 
ment des  verres,  les  propos  des  buveurs,  les  aboiemens  des  chiens, 
se  mêlant  à  la  voix  stridente  de  l'hôtesse,  y  faisaient  un  vacarme  des 
moins  réjoaissans.  Le  nouveau  garde-général  n'y  put  tenir,  et, 
s'habiJIant  à  la  hâte,  chercha  un  refuge  sous  une  allée  de  tilleuls, 
située  en  face  de  l'auberge,  et  bordée  par  deux  bras  de  l'Aubette. 
Cette  avenue,  appelée  dans  le  pays  la  promenade  à'Enlre  deux 
eaux,  reliait  les  maisons  du  village  à  l'ancienne  abbaye  de  Roche- 
taillée.  Elle  était  dominée  d'un  côté  par  le  moulin  et  le  jardin  en 
terrasse  de  la  maison  des  Corderies.  Le  brouhaha  ne  convenait 
guère  aux  goûts  studieux  de  Jacques  Duhoux.  Au  sortir  de  l'école 
forestière,  ayant  eu  la  chance  d'être  nommé  stagiaire  dans  sa  ville 
natale,  il  n'avait  quitté  sa  famille  que  pour  faire  une  excursion 
scientifique  à  travers  les  forêts  de  l'Allemagne.  Le  train  de  vie  de 
l'auberge  contrastait  trop  complètement  avec  les  calmes  et  métho- 
diques habitudes  de  la  maison  de  son  père  pour  qu'il  ne  se  sentît 
point  dépaysé  et  désorienté.  La  vue  de  la  verdure  et  le  murmure 
de  l'eau  le  rafraîchirent  un  instant  et  rassérénèrent  un  peu  ses 
idées.  Cependant  en  cheminant  sous  les  tilleuls,  son  cœur  se  serra 
de  nouveau,  et  les  détails  familiers  qu'il  observait  çà  et  là  ravi- 
vèrent la. tristesse  nostalgique  dont  il  souffrait.  Les  pièces  de  toile 
étendues  au  soleil,  dans  la  prairie  du  moulin,  lui  rappelaient  sa 
petite  ville  et  les  préoccupations  de  sa  mère  au  temps  des  lessives; 
l'aspect  des  vergers  en  fleurs  évoquait  le  souvenir  du  jardin  oii  ses 
sœurs  venaient,  l'après-midi,  broder  à  l'ombre  des  framboisiers. 


,382  REVUE    DES   DEUX    MOMDES. 

Il  errait  ainsi,  en  proie  à  tous  ces  souvenirs,  sans  se  douter 
qu'au  même  moment  il  était  l'objet  d'un  espionnage  minutieux. 
M"*"  de  Lisle  l'avait  aperçu  du  haut  de  la  terrasse  des  Corderles,  et 
avait  sur-le-champ  deviné  dans  ce  promeneur  étranger  le  nouveau 
forestier  signalé  par  son  père.  Cachée  derrière  un  noisetier  déjà 
feuillu,  elle  l'observait  d'autant  plus  curieusement  qu'il  ne  répon- 
dait en  aucune  façon  au  personnage  que  son  imagination  avait  g:éé 
de  prime-saut.  Jacques  Duhoux  n'était  pas  beau,  mais  ses  traits  irré- 
guliers,  à  la  fois  énergiques  et  sévères,  ses  yeux  enfoncés  sous  l'or- 
bite, son  front  large,  lui  donnaient  une  physionomie  mâle  et  accen- 
tuée. Dans  ce  jeune  homme  alerte,  robuste  et  de  fière  tournure, 
on  devinait  un  caractère  et  une  volonté.  Il  marchait  rapidement, 
les  mains  dans  les  poches  de  sa  tunique  verte  et  le  front  légère- 
ment incliné.  Tout  à  coup  il  secoua  la  tête  comme  pour  chasser 
une  pensée  obsédante,  puis  il  disparut  dans  la  direction  de  l'au- 
berge. 

Il  ne  voulait  pas  se  laisser  envahir  par  la  mélancolie.  En  homme 
d'action,  il  tenait  la  rêverie  pour  une  occupation  inutile  et  mal- 
saine; afm  de  la  combattre,  il  s'était  décidé  à  partir  en  forêt  et  à 
faire  connaissance  avec  les  gardes  de  son  triage.  Une  demi-heure 
après,  il  s'engageait  dans  les  grands  bois  montueux  qui  s'étendent 
entre  Rochetaillée  et  \ivey.  Il  ne  s'était  pas  trompé  en  suppo- 
sant qu'une  longue  course  sufTirait  pour  rétablir  en  lui  l'équilibre 
moral.  La  vue  seule  de  la  forêt  l'avait  guéri.  Fils  et  petit-fils  de 
forestiers,  il  aimait  son  métier  avec  p9,ssion.  La  solitude  des  bois 
où  la  vie  circule  à  petit  bruit  plaisait  à  son  cœur;  il  y  trouvait  l'at- 
trait d'une  action  incessante  et  féconde  se  développant  dans  une 
atmosphère  silencieuse.  La  forêt  n'est  jamais  muette,  et  cependant 
elle  donne  une  impression  de  silence  et  d'apaisement.  Au  bout  de 
cent  pas,  Jacques  se  sentit  ragaillardi,  retrempé.  11  franchit  d'un 
pied  joyeux  le  ruisseau  de  Vivey  et  gagna  une  vaste  clairière  qui 
porte  le  nom  de  la  Planche  au  vacher.  Déjà  il  foulait  allègrement  la 
pelouse  élastique  du  pâtis  inondé  de  lumière  quand  il  vit  déboucher 
du  bois  un  grand  garçon  vêtu  d'un  paletot  noisette,  ayant  le  nez 
plongé  dans  un  livre  et  faisant  de  larges  enjambées.  Ce  promeneur 
excentrique,  pariant  à  voix  haute  et  gesticulant,  s'avançait  vers  le 
garde- général  sans  le  voir.  Dans  ce  pâtis  écarté,  une  pareille  ren- 
contre était  peu  commune;  Jacques  s'arrêta  pour  examiner  l'en- 
ragé liseur.  Lorsque  celui-ci  fut  à  deux  pas,  il  releva  la  tête  et 
poussa  une  retentissante  exclamation.  • 

—  Jacques  Duhoux,  c'est  donc  bien  toi? 

—  Évonyme  1  s'écria  Jacques,  qui  reconnut  alors  son  ancien  ca- 
marade de  collège. 

11  y  avait  dix  ans  qu'ils  ne  s'étaient  vus.  Ils  se  serrèrent  les  mains 


UNE    ONDINE.  383 

et  s'accablèrent  de  questions  à  propos  du  temps  passé,  des  amis  dis- 
parus, des  châteaux  en  Espagne  écroulés... 

—  Çà,  qu'es-tu  devenu?  demanda  Jacques...  J'ai  cherché  bien 
des  fois  ton  nom  dans  les  journaux.  Je  te  croyais  lancé  en  plein 
dans  la  littérature. 

Ëvoiiyme  secoua  mélancoliquement  la  tête.  —  Oui,  soupira-t-il, 
je  donnais  des  promesses...  La  chrysalide  était  jolie,  mais  le  pa- 
pillon a  sottement  avorté.  Avec  le  goût  des  lettres ,  la  fée  qui  vint 
à  ma  naissance  m'avait  doué  d'un  penchant  trop  prononcé  à  la  pa- 
resse. Une  fois  sur  la  pente,  j'ai  doucement  dégringolé  jusqu'en 
bas...  Je  m'en  console  avec  mes  livres,  dit-il  en  frappant  sur  la  re- 
liure d'un  volume  de  Montaigne,  et  puis  je  vis  heureux  ici,  en  tête- 
à-tête  avec  ma  rêverie.  Les  oiseaux  et  le  vent  sont  mon  orchestre, 
et  je  danse  avec  mon  imagination.  Je  sais  bien  que  je  suis  ridicule 
comme  un  vieux  valseur  à  barbe  grise,  mais  ma  danseuse  prétend 
que  non  ;  elle  me  murmure  à  l'oreille  que  les  poètes  qui  chantent 
en  public  sont  les  moins  émus  et  les  moins  sincères. 

Jacques  riait.  —  Et  toi?  ajouta  Evonyme  en  serrant  de  nouveau  la 
main  de  son  ami. 

—  Oh!  moi,  répondit  celui-ci,  ma  vie  est  bien  simple.  Le  pro- 
gramme que  je  me  suis  tracé  à  vingt  ans  est  prosaïque  comme 
une  formule  d'algèbre.  Je  l'ai  suivi  pourtant,  et  j'espère  lui  être 
fidèle...  J'aime  passionnément  mon  métier,  et  jusqu'à  présent  j'ai 
plus  vécu  avec  les  arbres  qu'avec  les  hommes.  Mon  unique  ambi- 
tion est  de  prêcher  le  reboisement  de  nos  montagnes;  un  pays  qui 
n'a  plus  de  bois  est  un  pays  sans  avenir.  Je  veux  travailler  ferme, 
pendant  un  an  ou  deux,  puis  me  faire  nommer  chez  moi  et  n'en 
plus  sortir.  Là,  j'épouserai  une  douce  et  simple  fille,  que  ma  brave 
mère  convoite  déjà  pour  moi,  et  j'écrirai  un  livre  sur  la  sylvicul- 
ture. 

—  Tu  te  marieras!  s'écria  Evonyme,  devenu  songeur...  Je  me 
demande  parfois  si  je  ne  devrais  pas  en  faire  autant.  Je  n'ai  pas  la 
gloire,  j'aurais  au  moins  des  enfans  qui  me  croiraient  un  grand 
homme  sur  ma  seule  parole,...  tant  qu'ils  resteraient  petits. 

Ils  causèrent  encore  ainsi  pendant  un  quart  d'heure ,  puis  se  sé- 
parèrent, non  sans  qu'Évonyme  eût  fait  promettre  à  Jacques  de 
venir  le  lendemain  déjeuner  avec  lui  à  la  ferme  du  Val-Glavin. 

Le  soir  du  même  jour,  Evonyme  alla  passer  une  heure  aux  Cor- 
deries.  M.  de  Lisle  était  absent.  Il  trouva  Antoinette  qui  se  prome- 
nait le  long  des  noisetiers  de  la  terrasse,  et  il  lui  conta  sa  rencontre 
avec  Jacques. 

—  C'est  toujours,  dit-il,  le  même  garçon  que  j'avais  connu  au 
collège  :  austère,  honnête,  loyal,  animé  d'une  volonté  qui  m'eiïraie. 


384  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

11  vient  déjeuner  demain  chez  moi,  et  je  me  réjouis  de  causer  longue- 
ment avec  lui. 

Et  de  lui  lire  votre  journal  au  dessert,  répliqua  Antoinette 

en  riant.  —  Elle  fit  quelques  pas,  puis  se  retournant  brusquement 
vers  Évcnyme  :  —  Je  serais  curieuse  de  le  connaître,  votre  puri- 
{ain;  ne  me  l'amènerez-vous  pas? 

Évonyme  prit  son  air  ébahi.  —  Quelle  idée!..  Jacques  accueille- 
rait probablement  une  pareille  proposition  comme  il  a  reçu  les 
avances  de  votre  père.  C'est  un  sauvage...  D'ailleurs,  il  vous  dé- 
plairait et  vous  ne  lui  plairiez  pas. 

—  Et  pourquoi  ne  lui  plairais-je  pas? 

Parce  que  votre  caractère  est  tout  l'opposé  du  sien. 

C'est-à-dire  que  je  suis  inepte,  étourdie  et  frivole?  Grand  merci! 

Évonyme  essaya  de  se  tirer  d'embarras  en  expliquant  que  son 
ami  était  très  farouche,  et  qu'il  fuyait  la  société  des  femmes;  mais 
tout  cela  ne  fit  qu'irriter  la  curiosité  d'Antoinette,  elle  insista  de 
nouveau  pour  connaître  le  forestier,  en  ajoutant  d'un  air  espiègle 
qu'elle  ne  serait  pas  fâchée  de  tourner  un  peu  la  tète  à  ce  vertueux 
Grandisson.  Alors  Évonyme,  impatienté  et  poussé  dans  ses  derniers 
retranchemens,  finit  par  répondre  qu'elle  perdrait  son  temps,  et 
que  Jacques  était  déjà  fiancé  dans  sa  ville  natale. 

—  Une  fiancée,  s'écria  la  jeune  fille  d'un  air  dédaigneux;  une 
provinciale  aux  mains  rouges,  qui  fait  des  confitures  et  brode  au 
tambour...  A  merveille,  il  est  complet,  Jacques  le  ténébreux!  Eh 
bien  !  mon  pauvre  ami,  si  je  voulais  m'en  donner  la  peine ,  malgré 
son  austérité,  sa  science  et  sa  fiancée  aux  grands  pieds,  je  ne  de- 
manderais pas  huit  jours  pour  le  rendre  amoureux  et  lui  faire  sus- 
pendre des  madrigaux  à  tous  les  arbres  de  la  forêt! 

Évonyme  sourit  d'un  air  incrédule.  Antoinette,  que  l'opposition 
irritait,  se  piqua  au  jeu  et  déclara  qu'elle  tenterait  l'aventure. 

—  Je  serais  curieux,  dit  Évonyme,  de  savoir  comment  vous  vous 
y  prendrez  pour  rendre  amoureux  un  garçon  que  vous  ne  rencon- 
trerez nulle  part,  et  qui  ne  viendra  certes  pas  vous  faire  visite. 

—  Qui  sait?..  Vous  me  l'amènerez  un  de  ces  jours. 

—  Je  m'en  garderai  bien  ! 

—  Alors,  je  le  verrai  ailleurs. 

—  Je  vous  en  défie. 

—  Vous  m'en  défiez  !  —  Antoinette  s'arrêta  toute  frémissante, 
et  une  flamme  passa  dans  ses  yeux.  —  Je  le  verrai  pas  plus  tard 
que  demain,  voulez-vous  parier? 

—  Parier  quoi?  dit  Évonyme  en  riant  de  son  gros  rire,  qui  re- 
doublait l'irritation  nerveuse  de  la  jeune  fille. 

—  Si  vous  perdez,  répondit-elle,  vous  me  donnerez  ce  volume 


UNE   ONDINE.  385 

de  Musset  que  vous  m'avez  toujours  refusé.  Ah!  vous  m'en  défiez; 
nous  verrons  bien  !  —  Et  brusquement  elle  quitta  la  terrasse  en 
laissant  Ëvonyme  stupéfait. 

Le  lendemain,  Antoinette,  silencieuse  et  agitée,  allait  et  venait 
par  la  maison  et  semblait  ne  pas  tenir  en  place.  M.  de  Lisle,  parti 
dès  l'aube  pour  la  foire  de  Grancey,  ne  devait  rentrer  qu'cà  la  nuit. 
Elle  déjeuna  rapidement  sur  un  coin  de  la  table  de  la  cuisine,  puis 
jetant  sa  serviette  :  —  Céline,  dit-elle  d'un  ton  câlin,  si  tu  étais 
bien  gentille,  tu  chausserais  tes  bottes  de  sept  lieues,  et  nous  irions 
faire  un  tour  dans  les  bois. 

Céline  eut  beau  objecter  qu'il  allait  pleuvoir  et  qu'elle  ne  met- 
trait pas  les  pieds  dehors,  elle  finit  par  plier  devant  les  caprices  de 
son  enfant  gâtée,  et  alla  s'habiller.  Antoinette  se  précipita  dans  sa 
chambre,  boutonna  ses  mignonnes  guêtres  de  coutil,  se  coiffa  d'un 
petit  cliapeau  rond  de  feutre  gris,  et  reparut  enveloppée  dans  un 
coquet  paletot  de  drap,  dans  les  poches  duquel  elle  enfonçait  ses 
mains  d'un  air  cavalier.  Cinq  minutes  après,  elle  marchait  dans  la 
direction  des  bois  du  Val-Ciavin,  traînant  victorieusement  à  sa  suite 
la  pauvre  Céline  qui  protestait  encore,  en  montrant  les  nuages  som- 
bres et  en  contant  de  tragiques  histoires  de  fluxions  de  poitrine. 

Le  temps  à  la  vérité  n'était  guère  engageant.  Il  avait  plu  pendant 
la  nuit,  la  route  était  détrempée,  et  les  bois  étaient  mouillés.  Cé- 
line poussait  des  soupirs  chaque  fois  que  son  pied  glissait  dans  la 
terre  boueuse  ou  que  sa  robe  s'accrochait  aux  ronces.  Antoinette 
lui  répondait  par  un  éclat  de  rire,  et  poursuivait  sa  promenade  en 
cueillant  de  ci  et  de  là  des  pervenches  et  des  gerbes  de  grami- 
nées. —  Sainte  Vierge,  ma  petite  fille,  de  quel  train  tu  vas  !  s'é- 
criait Céline  essoufflée.  —  Pour  comble  de  malheur,  les  nuages  sus- 
pendus au-dessus  de  la  forêt  crevèrent  brusquement,  et  une  averse 
se  mit  à  tomber. 

—  Je  te  l'avais  bien  dit,  gémit  Céline.  Retournons. 

—  Cela  n'est  rien,  répliqua  Antoinette,  prenons  sous  bois;  les 
feuilles  nous  garantiront. 

Elle  quitta  bravement  le  sentier  et  s'enfonça  sous  les  arbres.  Elle 
allait  droit  devant  elle,  comme  si  elle  eût  suivi  un  plan  tracé  d'a- 
vance. Les  feuilles  à  demi  dépliées  ne  faisaient  guère  obstacle  à  la 
pluie  qui  ruisselait  sur  les  deux  promeneuses.  Tout  à  coup  le  bois 
s'éclaircit,  on  entendit  des  coqs  chanter,  et  en  atteignant  la  lisière 
elles  virent  à  leurs  pieds  une  combe,  verte  au  milieu  de  laquelle  s'é- 
levaient les  murs  gris  et  les  toits  d'une  ferme. 

—  Nous  voilà  dans  un  bel  état  !  s'écria  Céline  en  secouant  ses 
jupes  mouillées.  Qu'allons-nous  faire? 

—  Une  chose  bien  simple,  répondit  Antoinette,  voici  là-bas  la 

TOME  civ.  —  Î873.  25 


o86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ferme  du  Val-Clavin,  nous  allons  y  descendre  et  demander  l'hospi- 
lalité  à  Évonyme,  qui  s'empressera  de  mettre  un  fagot  au  feu  pour 
nous  sécher. 

Céline  se  récria.  Évonyme  avait  annoncé  la  veille  qu'il  avait  le 
garde-général  à  déjeuner;  que  penserait  ce  monsieur  en  voyant  ar- 
liver  Antoinette  et  sa  bonne,  faites  comme  deux  bohémiennes? 

—  Ce  monsieur,  dit  Antoinette,  pensera  ce  qu'il  voudra. 

Tout  en  prononçant  ces  mots  d'un  ton  bref,  elle  sortit  résolument 
du  bois,  et,  sans  pitié  pour  les  blés  verts  d'Ëvonyme,  elle  marcha 
droit  à  la  ferme.  Céline  la  suivait  clopin-clopant.  Antoinette  tra- 
versa la  grande  cour  sans  se  soucier  des  gloussemens  de  la  volaille 
ellarouchée  et  des  regards  ébaubis  de  la  fermière;  puis,  d'un  bond 
et  comme  pour  s'ôter  le  temps  de  la  réflexion,  elle  s'élança  vers  le 
logis  d'Ëvonyme,  où  elle  entra  violemment,  la  tête  haute,  le  cœur 
bondissant  et  les  bras  serrés  contre  sa  gerbe  de  fleurs  mouillées... 

Les  deux  amis  achevaient  leur  café  et  fumaient  près  d'un  feu  à 
demi  éteint,  tandis  qu'en  face  d'eux  la  fenêtre  ouverte  laissait  voir 
la  combe  verdoyante  et  les  bois  vaporeux.  A  l'aspect  d'Antoinette, 
Évonyme  bondit  sui*  sa  chaise.  Jacques  se  leva,  déposa  son  cigare 
et  regarda  d'un  air  intrigué  son  ami  et  la  jeune  fille. 

—  Comment,  c'est  vous!  s'écria  enfin  le  maître  du  logis. 

—  Oui,  c'est  moil  répondit-elle  d'une  voix  un  peu  étranglée  par 
l'émotion,  vous  me  devez  un  Musset,  mon  cher  Évonyme!..  Je  vous 
ai  dérangé...  Monsieur  voudra  bien  m'excuser... 

Jacques  s'inclina  silencieusement,  et  ses  yeux  noirs  se  fixèrent 
curieusement  sur  cette  étrange  apparition.  Antoinette,  au  milieu 
de  la  salle,  son  bouquet  à  la  main,  l'œil  brillant,  la  joue  humide, 
gardant  encore  dans  ses  cheveux  et  sur  sa  robe  les  traces  du  ruis- 
sellement de  l'ondée,  avait  l'air  d'une  naïade.  Évonyme  ne  disait 
mot,  et  semblait  confus  et  ennuyé.  Il  y  eut  un  moment  de  silence 
pendant  lequel  on  entendait  distinctement  le  chant  des  alouettes 
dans  les  blés.  Antoinette,  qui  sentait  son  aplomb  l'abandonner,  vou- 
lut payer  de  hardiesse.  —  J'ai  voulu  faire  une  promenade  dans  les 
bois,  balbutia-t-elle  en  essayant  de  sourire,  la  pluie  nous  a  sur- 
prises, alors  j'ai  eu  l'idée,...  c'est-à-dire  Céline  s'est  mis  en  tète  de 
se  réfugier  ici... 

Le  regard  de  Jacques  fixé  sur  elle  la  déconcertait.  Les  traits  du 
forestier  s'étaient  rembrunis  en  écoutant  la  peu  vraisemblable  his- 
toire débitée  par  Antoinette.  Elle  l'examinait  à  la  dérobée,  et  lisait 
sur  cette  figure  sévère  une  pensée  de  désapprobation.  Elle  ne  put 
achever  sa  phrase  et  se  retourna  vers  Céline  pour  cacher  son  em- 
barras. 

—  Allons,  dit  Évonyme  qui  riait  sous  cape  et  qui  eut  pitié  d'elle, 


UNE    ONDINE.  387 

venez  vous  sécher  toutes  deux,  et  une  autre  fois  consultez  votre  ba- 
romètre quand  vous  voudrez  vous  risquer  dans  les  bois  du  Yal- 
Glavin  ! 

Le  ton  do  commisération  railleuse  dont  ces  derniers  mots  étaient 
accompagnés  exaspéra  Antoinette.  Subir  la  compassion  d'Évonyme 
devant  cet  étranger,  devant  M.  Duhoux,  c'était  trop!..  Le  regret 
de  sa  folle  équipée,  mêlé  au  sentiment  d'une  secrète  humiliation, 
réveilla  ses  nerfs  irritables.  —  Merci  !  fit-elle  en  se  redressant  fière- 
ment, tandis  qu'un  éclair  de  dépit  allumait  ses  yeux...  Je  ne  suis 
pas  mouillée,  et  je  ferai  mieux  de  rentrer...  Partons,  Céline, -le 
temps  s'est  éclairci. 

—  Il  pleut  à  verse!  s'écria  Céline  bouleversée. 

—  Non,  non!  reprit-elle  précipitamment,  partons! 

Sans  saluer  Jacques,  qui  continuait  à  la  regarder  flegmatique- 
ment,  sans  écouter  les  objurgations  d'Évonyme,  qui  la  suppliait  de 
rester,  elle  entraîna  Céline,  et  disparut  à  travers  la  pluie  battante. 

—  Voilà  une  étrange  petite  personne,  dit  Jacques  à  Évonyme,  qui 
refermait  la  porte.  —  Le  forestier  s'était  remis  à  fumer  et  se  pro- 
menait de  long  en  large. 

—  C'est  la  fille  d'un  de  mes  amis,  M.  de  Lisle,  une  enfant  gâtée 
et  élevée  à  la  diable  dans  un  pensionnat  de  Paris;  mais  il  ne  fau- 
drait pas  la  juger  sur  les  apparences.  Je  t'assure  qu'elle  a  un  bon 
cœur  et  une  excellente  nature.  —  Et  le  brave  Évonyme  se  mit  en 
devoir  d'énumérer  toutes  les  aimables  qualités  d'Antoinette. 

—  Oui,  dit  Jacques,  une  demoiselle  à  la  mode...  C'est  un  genre 
de  femme  que  je  n'aime  pas  et  qui  me  fait  peur. 

IIL 

Le  retour  aux  Corderies  s'effectua  en  silence  sous  une  averse  qui 
tombait  dru  et  qui  ne  cessa  pas  un  instant.  A  peine  arrivée,  Antoi- 
nette monta  dans  sa  chambre,  s'y  enferma  et  n'en  redescendit  que 
le  soir  de  fort  mauvaise  hum.eur;  mais,  en  voyant  Céline  toute  do- 
lente et  courbatue,  la  jeune  fille  sauta  au  cou  de  sa  bonne.  Elle 
l'accabla  de  caresses,  fit  bouillir  de  l'eau,  prépara  une  infusion,  et 
força  Céline  à  l'avaler.  —  Hélas!  s'écria-t-elle  en  Tembrassant, 
pardonne-moi,  je  suis  décidément  une  détestable  créature. 

—  Allons  donc,  ma  petite  fille,  répondit  Céline,  ne  dis  pa^  de 
sottises.  Est-ce  que  je  t'en  veux,  moi?  Est-ce  ta  faute  s'il  a  plu,  et 
si  nous  avons  été  mal  reçues  au  Val-Clavin,  grâce  à  ce  forestier 
grognon  et  mal  appris? 

Les  joues  d'Antoinette  s'empourprèrent.  —  Tais-toi!  reprit- eîle 
en  lui  mettant  la  main  sur  la  bouche,  ne  me  reparle  plus  de  cette 
ridicule  aventure!  J'en  meurs  de  honte. 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  sanglot  lui  coupa  la  parole,  elle  se  rejeta  dans  les  bras  de  sa 
bonne  et  fondit  en  larmes.  Les  tendresses  de  Céline  réussirent  enfin 
à  la  calmer,  mais  non  à  lui  faire  oublier  la  scène  de  la  ferme.  Pen- 
dant plusieurs  jours,  elle  resta  rêveuse  et  préoccupée.  Elle  n'avait 
qu'à  fermer  les  yeux  pour  revoir  Jacques  Duhoux  debout  contre  le 
manteau  de  la  cheminée  et  la  contemplant  d'un  air  de  pitié  hau- 
taine. Ce  regard  scrutateur,  qui  lui  avait  fait  perdre  son  sang-froid 
à  la  ferme,  la  poursuivait  partout,  jusque  dans  ses  rêves. 

Lorsque  Évonyme  revint  aux  Corderies,  la  première  parole  d'An- 
toinette fut  pour  le  supplier  de  ne  pas  raconter  sa  malencontreuse 
équipée  à  M.  de  Lisle;  puis  elle  ajouta  rapidement  en  baissant  les 
yeux  :  —  Je  serais  curieuse  de  savoir  ce  que  votre  ami  a  dit  de 
moi  après  mon  départ. 

—  Mais  rien  absolument!  répondit  Évonyme,  qui  ne  voulait  pas 
augmenter  la  confusion  d'Antoinette  en  lui  rapportant  les  dures  ré- 
flexions de  Jacques. 

—  Quoi!  pas  un  mot? 

—  Non.  Jacques  est  très  réservé,  ses  études  l'absorbent,  et  je 
suis  sûr  qu'il  a  déjà  tout  oublié. 

—  Tant  mieux  !  fit  Antoinette  désappointée.  —  Ce  froid  dédain 
lui  semblait  la  pire  des  injures  ;  elle  eût  préféré  les  méchancetés 
les  plus  mordantes  à  une  si  complète  indifférence. 

Indifférent,  Jacques  ne  l'était  pas,  et  la  brusque  apparition  d'An- 
toinette avait  fait  sur  lui  une  impression  dont  la  vivacité  même  l'in- 
quiétait. Dans  le  milieu  calme  et  patriarcal  où  s'était  jusqu'alors 
passée  sa  vie,  il  n'avait  jamais  rencontré  que  des  femmes  à  l'allure 
grave  ou  des  jeunes  filles  timides  et  discrètement  élevées.  L'atmo- 
sphère des  petites  villes  avait  jeté  sur  ce  monde  provincial  la  même 
teinte  uniformément  grise;  tout  y  était  réglé,  mesuré  et  pesé,  les 
paroles,  les  manières  et  les  démarches.  Les  toilettes  y  étaient  sim- 
ples, les  figures  modestes  ou  insignifiantes.  Auprès  de  ces  médailles 
effacées,  Antoinette  avec  son  ton  cavalier,  sa  mise  un  peu  excen- 
trique et  surtout  son  originale  beauté,  faisait  un  contraste  singu- 
lier, pareil  à  celui  qu'une  superbe  fleur  exotique,  à  l'odeur  et  aux 
couleurs  violentes,  produirait  au  milieu  d'un  bouquet  de  roses  du 
Bengale.  Cet  éclat  avait  à  la  fois  ébloui  et  troublé  Jacques  Duhoux. 
Il  était  trop  peu  expansif  pour  en  avoir  rien  laissé  paraître  devant 
Évonyme,  mais  la  scène  du  Val-Glavin  l'avait  vivement  frappé.  Son 
esprit  fut  hanté  longtemps  par  le  souvenir  d'Antoinette  entrant 
dans  la  ferme  avec  ses  joues  en  feu  et  ses  cheveux  semés  de  gouttes 
de  pluie.  Longtemps  cette  fantasque  image  voltigea  entre  lui  et  ses 
écritures.  A  la  fin,  impatienté  et  irrité  contre  lui-même,  il  secoua 
impérieusement  cette  obsession,  et,  pour  en  empêcher  le  retour,  il 
évita  de  traverser  le  village  lorsqu'il  se  rendait  en  forêt. 


UNE    ONDINE.  389 

Le  hasard  devait  dt^joiier  toutes  ses  sages  précautions.  Il  advint 
que,  vers  la  fin  de  mai ,  le  brigadier-forestier  de  Rochetaillée  maria 
sa  fille  à  un  commis  de  forge  des  environs.  Le  mariage  était  hono- 
rable, et  le  brigadier  Sauvageot  voulut  le  célébrer  solennellement 
en  invitant  de  nombreux  convives  au  dîner  de  noce  et  au  bal  qui 
devait  suivre.  Au  nombre  des  invités  se  trouvaient  Jacques  Duhoux, 
qui  n'avait  pu  faire  l'affront  d'un  refus  à  son  subordonné,  Évonyme, 
qui  était  de  toutes  les  noces  du  village,  et  M.  de  Lisle,  qui  avait 
vidé  plus  d'un  verre  avec  le  père  Sauvageot.  Antoinette  avait  pro- 
mis à  la  jeune  mariée  d'assister  au  bal.  Vers  le  soir,  Céline  la  con- 
duisit jusqu'à  la  maison  forestière,  puis  s'en  revint  en  maugréant 
aux  Corderies  préparer  le  souper  des  bêtes. 

La  maison  forestière  était  située  dans  les  bois,  un  peu  au-dessus 
des  étangs  de  la  Thuilière,  et,  comme  le  mois  de  mai  avait  été  ex- 
ceptionnellement chaud,  on  avait  dîné  et  on  devait  danser  en  plein 
air.  La  salle  de  bal  était  installée  sur  l'emplacement  d'un  ancien 
rendez -vous  de  chasse  nommé  la  Belle -Etoile.  Tout  autour,  la 
forêt  profonde  faisait  aux  danseurs  une  ceinture  d'ombre  et  de  si- 
lence, et  l'une  des  tranchées,  en  s'évasant  brusquement,  laissait 
voir,  par-dessus  les  masses  du  taillis,  la  combe  voisine  où  dormaient 
les  étangs  et  où  le  soleil  couchant  s'enfonçait  dans  une  brume  em- 
pourprée. 

Quand,  après  avoir  fumé,  Jacques  Duhoux  se  décidait  à  jeter  né- 
gligemment un  coup  d'œil  sur  le  rond-point,  le  bal  était  déjà  com- 
mencé. L'orchestre  jouait  une  valse,  et  les  couples  tournoyaient  len- 
tement sur  la  pelouse.  La  première  danseuse  qui  passa  devant 
Jacques,  entraînée  par  le  bras  vigoureux  d'un  jeune  commis,  fut 
Antoinette.  Elle  était  vêtue  d'une  robe  de  mousseline  blanche  à  raies 
bleues  verticales;  sur  ses  belles  épaules,  un  fichu  de  tulle  était 
croisé,  et  dans  ses  cheveux,  relevés  au  sommet  de  la  tête  par  un 
antique  peigne  d'écaillé,  elle  avait  piqué,  pour  tout  ornement,  trois 
fleurs  de  narcisse.  Elle  valsait  d'une  façon  charmante;  indifférente  à 
la  personnalité  de  son  valseur,  elle  ne  semblait  lui  demander  qu'un 
bras  solide  et  le  sentiment  de  la  mesure.  Ainsi  soutenue  par  une 
robuste  étreinte,  elle  glissait  légèrement,  chastement,  comme  une 
forme  aérienne.  Elle  s'enivrait  de  musique  et  de  mouvemens 
rhythmés,  sa  bouche  ébauchait  un  fin  sourire,  ses  regards  sem- 
blaient noyés  dans  une  délicieuse  extase.  En  apercevant  Antoinette, 
Jacques  Duhoux  recula  instinctivement  dans  l'ombre,  mais  il  ne 
partit  pas.  Caché  derrière  la  rangée  des  grands  parens,  il  ne  quit- 
tait pas  des  yeux  la  valseuse  à  la  robe  blanche  rayée  de  bleu.  Elle 
exerçait  sur  lui  une  lente  et  irrésistible  fascination.  Jamais  il  n'avait 
soupçonné  tant  de  grâce  voluptueuse  dans  un  corps  de  jeune  fille. 
Parfois  elle  disparaissait,  perdue  dans  la  foule,  puis  il  la  revoyait 


300  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

soudain  à  deux  pas  de  lui,  et  il  se  sentait  brusquement  ébloui  par 
une  douce  lumière,  comme  lorsque  la  lune,  un  moment  cachée  der- 
rière les  nuages,  reparaît  tout  à  coup  dans  sa  blanche  et  amicale 
sérénité. 

Peu  à  peu,  la  nuit  était  venue  ;  les  lanternes  de  couleur  scintil- 
laient dans  les  feuilles  comme  des  vers  luisans,  et  à  travers  les 
arbres  les  étoiles  clignaient  leurs  yeux  d'or.  Un  quadrille  avait 
succédé  à  la  valse.  Antoinette  y  figurait  en  face  de  la  mariée. 
Son  visage  était  épanoui,  ses  yeux  rayonnaient,  elle  était  toute  à  la 
joie  de  la  fête.  Entre  deux  figures,  Jacques  la  vit  tout  à  coup  quit- 
ter son  danseur,  s'élancer  vers  le  banc  où  M.  de  Lisle  était  assis, 
déposer  deux  baisers  sur  les  joues  de  son  père,  et  puis  se  perdre 
de  nouveau  dans  le  tumulte  du  bal. 

M.  de  Lisle  cependant  commençait  à  trouver  le  temps  long  ;  il 
ne  songeait  pas  sans  inquiétude  au  souper  de  ses  bêtes,  puis  il  avait 
largement  dîné,  et  il  aimait  à  se  coucher  de  bonne  heure.  Il  se  glissa 
adroitement  hors  du  cercle  du  bal.  —  Cette  petite  s'amuse,  et  ne 
voudra  pas  revenir  encore,  se  dit- il,  bah!  ne  troublons  pas  son 
plaisir.  —  Il  aperçut  Évonyme,  qui  rêvait  dans  un  coin.  —  Orman- 
cey  la  ramènera,  pensa-t-il,  —  et,  cette  réflexion  calmant  ses  der- 
niers scrupules,  il  s'esquiva  sans  rien  dire. 

Or,  dans  le  même  moment,  Évonyme  était  plongé  jusqu'au  cou 
dans  un  de  ses  accès  de  mélancolie.  Le  spectacle  d'une  noce,  la 
musique  et  la  joie  d'un  bal  le  remuaient  toujours  profondément. 
L'éternel  problème  du  mariage  le  tourmentait  alors  avec  plus  de 
persistance.  Il  jeta  un  regard  pensif  sur  les  physionomies  radieuses 
des  jeunes  mariés  et  poussa  un  soupir  :  —  Ces  gens-là  sont  heu- 
reux !..  Se  marier,  faire  souche  de  petits  Évonymes,  ce  serait  pour- 
tant le  vrai  but  et  la  vraie  fin.  —  Il  s'arrêta,  bourra  sa  pipe  et  l'al- 
luma, puis,  comme  si  cette  opération  eût  rejeté  son  esprit  irrésolu 
dans  un  courant  contraire  :  —  Oui,  reprit-il,  mais  une  fois  marié, 
on  est  figé  dans  son  bonheur,  comme  le  métal  en  fusion  se  fige 
pour  l'éternité  dans  le  moule  où  il  est  entré  en  bouillonnant.  Or 
l'immobilité,  c'est  l'ennui.  Vive  la  nature  toujours  ondoyante  et 
diverse  !  —  Il  se  leva,  tira  deux  ou  trois  bouffées  et  contempla  la 
futaie  solitaire.  Les  grandes  tranchées  aux  ombres  mystérieuses 
l'attiraient.  La  musique  du  bal  devait  y  avoir  des  accens  plus  voi- 
lés et  plus  charmans...  —  C'est  ainsi,  pensait-il,  que  je  voudrais 
toujours  envisager  le  mariage...  à  distance.  Bah  !  égarons -nous 
dans  la  forêt  où  les  rossignols  chantent  seuls  !  —  Et  là-dessus,  il 
s'enfonça  peu  à  peu  dans  l'ombre  et  disparut. 

Cependant  le  bal  menait  toujours  ses  bruits  joyeux,  les  heures 
se  passaient,  et  Jacques  ne  se  lassait  pas  de  regarder  Antoinette, 
qui  ne  se  lassait  pas  de  danser.  Tout  à  coup  il  ne  vit  plus  la  jeune 


UNE    ONDINE.  391 

fille,  et,  déjà  honteux  de  sa  folie,  il  songeait  à  regagner  le  bourg 
quand  une  grosse  voix,  celle  du  brigadier,  résonna  derrière  lui. 

Il  se  retourna  et  vit  Sauvageot,  qui  lui  présentait  Antoinette,  en- 
core toute  frémissante  de  l'agitation  du  bal  et  drapée  dans  un  bur- 
nous blanc  dont  le  capuchon  lui  retombait  sur  les  yeux.  —  Je 
voudrais,  dit  le  brigadier,  vous  demander  un  service.  Yoici  M"''  de 
Lisle  qui  désire  retourner  à  Rochetaillée;  son  père  s'en  est  allé,  et 
je  ne  puis  pas  la  confier  à  un  de  nos  jeunes  étourneaux...  Comme 
vous  partez,  scriez-vous  assez  bon  pour  la  ramener  chez  elle  ? 

Il  n'y  avait  guère  moyen  de  refuser.  Jacques  s'inclina  silencieu- 
sement devant  M"""  de  Lisle,  et,  prenant  congé  de  Sauvageot,  se 
mit  à  marcher  à  côté  de  la  jeune  fille  dans  le  petit  chemin  caillou- 
teux qui  descendait  vers  la  Thuilière.  Pendant  cinq  ou  six  minutes, 
ils  gardèrent  le  silence.  Jacques,  embarrassé  et  intimidé  par  ce 
tête-à-tête  inattendu,  cheminait  pensif  et  la  tête  baissée;  Antoi- 
nette, encapuchonnée  dans  son  burnous,  prêtait  l'oreille  à  la  mu- 
sique du  bal  qui  retentissait  derrière  les  feuillées,  et  les  mouvemens 
de  son  corps  souple  et  onduleux  semblaient  encore  suivre  le  rhythme 
de  la  valse  lointaine.  Elle  fit  soudain  une  glissade  sur  les  cailloux 
et  poussa  un  petit  cri.  Le  forestier  crut  devoir  lui  offrir  son  bras, 
mais  elle  refusa  sous  prétexte  que  le  sentier  était  trop  étroit.  Jac- 
ques s'inclina  sans  insister,  et  la  conversation  tomba  de  nouveau. 
En  ce  moment,  la  lune  se  montra,  et  sa  lueur  bleuâtre  glissa  comme 
un  léger  réseau  d'argent  sur  toutes  les  masses  boisées.  En  bas,  dans 
la  combe  de  la  Thuilière,  les  eaux  de  l'étang  reflétèrent  le  disque 
déjà  échancré,  et  tout  au  loin,  du  côté  du  val  des  Frais,  un  rossi- 
gnol se  mit  à  chanter.  —  M.  Duhoux,  dit  brusquement  la  jeune 
fille,  mon  escapade  du  Yal-Glavin  vous  a  scandalisé,  et  vous  avez 
de  moi  une  opinion  détestable... 

—  Moi,  mademoiselle  ! 

—  Oui,  vous  m'avez  prise  pour  une  fille  très  mal  élevée.  Avouez- 
le,  je  ne  m'en  fâcherai  pas.  J'ai  été  très  heureuse  ce  soir,  et  rien  ne 
me  rend  bonne  comme  le  bonheur. 

—  Et,  demanda  Jacques  d'un  ton  légèrement  ironique,  cela  vous 
arrive  fréquemment? 

Elle  s'arrêta,  le  regarda  d'un  air  malicieux  et  répondit  avec  un 
petit  accent  très  net  et  très  résolu  :  —  Oui,  chaque  fois  qu'on  fait 
ce  que  je  veux. 

—  Hum!  dit  Jacques,  c'est  une  satisfaction  qu'on  n'a  pas  sou- 
vent dans  la  vie. 

—  Mais  si!  reprit  ingénument  Antoinette;  d'abord,  avec  moi,  on 
finit  toujours  par  céder.  Papa  prétend  que  je  suis  une  embobeli- 
neuse,  et  puis  Céline  me  gâte. 

—  Qu'est-ce  que  GéUne? 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ma  bonne;  elle  ne  m'a  pas  quittée  depuis  ma  naissance  :  aussi 
je  l'aime  bien  et  elle  m'adore.  Quand  ma  mère  m'avait  punie,  c'é- 
tait toujours  Céline  qui  venait  me  consoler...  Et  elle  venait  souvent, 
car  j'étais  paresseuse  comme  une  loutre. 

—  Entre  nous,  dit  Jacques  d'un  ton  demi- grave  et  demi-plai- 
sant, M"''  Céline  vous  eût  rendu  un  meilleur  service  en  vous  tirant 
les  oreilles. 

—  Eh  bien  !  vous  vous  trompez,  reprit  vivement  Antoinette;  on 
obtient  tout  de  moi  par  la  tendresse,  rien  par  la  violence!..  On  crut 
me  mater  en  m'envoyant  au  Sacré-Cœur  de  Marmoutiers. 

—  Et  on  obtint  un  résultat? 

—  Tragique...  Lorsque  je  me  vis  ensevelie  dans  une  affreuse  robe 
d'uniforme  gros  vert,  je  fus  si  désespérée  que  je  résolus  de  me  faire 
mourir.  J'avais  emporté  avec  moi  ma  boîte  de  couleurs;  j'y  pris  un 
pain  de  bleu  de  Prusse.  Céline,  en  me  recommandant  de  ne  pas 
mettre  mon  pinceau  à  mes  lèvres,  m'avait  toujours  dit  que  c'était 
du  poison,  et  j'espérais  bien  en  avoir  assez  pour  me  tuer.  Je  tenais 
mon  bleu  de  Prusse  dans  ma  poche,  je  le  tâtais  de  temps  en  temps, 
je  le  mettais  sous  mon  oreiller  pendant  la  nuit,  enfm,  un  soir  que 
je  m'étais  sentie  plus  malheureuse  et  plus  abandonnée  que  jamais, 
je  l'avalai. 

—  Gela  dut  vous  rendre  horriblement  malade  !  s'écria  Jacques 
d'un  air  à  la  fois  étonné  et  choqué. 

—  Oui,  mais  je  n'en  mourus  pas,  poursuivit-elle  en  riant,  et  on 
me  retira  du  Sacré-Cœur. 

—  Ce  fut  un  tort,  reprit  Jacques  devenu  pensif;  on  aurait  dû  vous 
y  laisser,  et  je  vous  réponds  que  vous  n'auriez  pas  recommencé 
l'expérience  du  bleu  de  Prusse. 

Elle  le  regarda  de  côté  et  haussa  les  épaules.  —  Je  ne  conseille- 
rais à  personne  de  s'y  fier,  murmura-t-elle; — puis,  rompant  tout  à 
coup  la  conversation,  elle  s'élança  dans  le  taillis  et  se  mit  à  cueillir 
des  chèvrefeuilles  sauvages  qui  se  balançaient  dans  les  branches 
d'un  noisetier.  Elle  jetait  à  mesure  les  brins  fleuris  à  Jacques  Du- 
houx,  qui  la  regardait,  stupéfait.  L'une  des  tiges  ayant  résisté  sous 
ses  doigts,  elle  se  souleva  sur  la  pointe  des  pieds,  et,  saisissant  le 
bois  vert  entre  ses  dents,  elle  voulut  le  briser.  Jacques  admirait  ses 
bras  aux  attaches  menues  et  ses  dents  qui  étincelaient  au  clair  de 
lune.  —  Vous  allez  vous  couper  les  lèvres  !  murmura-t-il  d'une  voix 
doucement  émue  et  presque  caressante.  —  Cela  contrastait  si  fort 
avec  ses  intonations  ordinairement  âpres  et  graves,  qu'Antoinette 
s'arrêta  surprise.  Leurs  regards  se  rencontrèrent  pour  la  première 
fois,  et  Jacques  se  sentit  remué  de  la  tête  aux  pieds. 

Quand  elle  fut  fatiguée  de  cueillir  des  fleurs,  ils  descendirent 
vers  le  fond  de  la  combe.  C'était  le  chemin  le  plus  long,  mais 


UNE    ONDINE.  393 

Jacques  se  laissa  faire  et  ne  hasarda  aucune  observation.  Ils  se 
trouvèrent  bientôt  au  bord  de  l'étang,  qui  rayonnait  d'une  clarté 
féerique  dans  sa  ceinture  de  joncs  frissonnans. 

Antoinette,  d'un  brusque  mouvement  de  tête,  fit  tomber  son  ca- 
puchon et  rejeta  son  burnous  derrière  ses  épaules.  —  Gomme  c'est 
beau!  dit-elle  avec  enthousiasme,  j'aime  l'eau...  Je  l'aime  folle- 
ment! 

—  Auriez- vous  quelque  ondine  pour  marraine?  demanda  Jacques 
en  riant. 

Elle  sourit,  fit  une  petite  moue  et  reprit  :  —  Évonyme  prétend 
que  j'en  suis  une  moi-même,  parce  que  j'ai  les  yeux  verts. 

—  Verts  !  murmura  Jacques,  vraiment  ?  Je  les  croyais  bleus. 

— •  Vous  aviez  mal  vu.  Regardez  !  ajouîa-t-elle  étourdiment  en 
rapprochant  de  Jacques  sa  figure  éclairée  par  la  lune.  Ce  sont  de 
vrais  yeux  d'ondine. 

Jacques  perdait  peu  à  peu  son  sang -froid.  —  Savez-vous,  re- 
prit-il d'une  voix  légèrement  tremblante,  que  les  ondines  jouis- 
saient d'une  assez  mauvaise  réputation?  on  dit  qu'elles  étaient  fa- 
tales à  ceux  qu'elles  aimaient. 

—  Bah  !  fit  Antoinette  en  se  rapprochant  du  talus  de  l'étang, 
c'est  que  leurs  amoureux  ne  les  aimaient  pas  bien...  Il  faut  aimer 
trop  pour  aimer  assez...  A  propos,  puisque  nous  sommes  dans  mon 
royaume,  je  veux  y  cueillir  quelques  fleurs  pour  compléter  mon 
bouquet. 

Il  y  avait  à  trois  pieds  du  talus  un  îlot  couvert  de  saules  et  relié 
à  la  chaussée  par  une  mince  passerelle,  et  juste  au-dessous  de  cette 
passerelle  des  trèfles  d'eau  berçaient  leurs  épis  blancs  et  roses  à 
demi  submergés.  Antoinette  mit  le  pied  sur  la  planche  et  fit  mine 
de  les  cueillir. 

—  Ne  faites  pas  cela,  s'écria  Jacques,  la"planche  n'est  pas  solide 
et  l'étang  est  profond. 

—  Je  n'ai  pas  peur  de  l'eau,  répliqua  malicieusement  la  jeune 
fille  en  imprimant  un  léger  balancement  à  la  passerelle. 

—  On  vous  a  confiée  à  moi,  et  je  ne  vous  laisserai  pas  commettre 
une  pareille  imprudence,  dit  Jacques  sévèrement.  —  Et,  comme 
elle  n'avait  pas  l'air  de  l'écouter,  il  ajouta  avec  force  :  —  Ne  faites 
pas  un  pas  de  plus,  je  vous  le  défends  ! 

—  Oh  !  oh  !  répliqua-t-elle  d'un  air  de  défi,  il  ne  faut  jamais  me 
dire  de  ces  mots-là  !  —  En  un  clin  d'œil,  elle  fut  au  milieu  de  la 
passerelle,  s'y  agenouilla  et  trempa  l'un  de  ses  bras  dans  l'eau. 

Jacques  s'était  élancé  derrière  elle.  La  vue  d'un  danger  très  sé- 
rieux et  la  contrariété  que  lui  causait  cette  folle  bravade  l'avaient 
vivement  irrité,  il  saisit  avec  emportement  les  deux  bras  de  la 
jeune  fille  et  la  releva  énergiquement.  Au  même  instant,  sous  ce 


394  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

double  poids,  la  frôle  passerelle  plia  comme  un  jonc,  un  craque- 
ment sourd  se  fit  entendre,  et  Antoinette  poussa  un  cri  de  terreur  en 
sentant  l'eau  mouiller  ses  pieds.  Jacques  l'étreignit  avec  une  sorte 
de  violence  sauvage,  et  d'un  bond  sauta  sur  le  talus... 

Le  saisissement  et  la  peur  de  la  jeune  fdle  avaient  été  si  grands 
qu'elle  resta  pendant  une  minute  sans  mouvement  dans  les  bras  du 
forestier.  A  travers  les  plis  du  burnous,  Jacques  sentait  la  douce 
impression  de  ce  corps  souple  et  alangui.  Tandis  que  cette  jolie 
tête  renversée  reposait  sur  son  épaule,  le  jeune  homme  eut  le  temps 
d'admirer  deux  yeux  doucement  voilés  par  les  cils  bruns,  et  parmi 
les  cheveux  châtains  à  demi  dénoués  la  plus  mignonne  oreille  rose 
de  la  création...  C'en  était  trop  pour  Jacques  Duhoux.  Il  avait  beau 
se  raidir  contre  la  tentation,  une  attraction  magnétique  courbait 
déjà,  sa  tête  vers  celle  de  la  jeune  fdle  quand  un  frémissement  par- 
courut tout  le  corps  d'Antoinette;  elle  ouvrit  les  yeux,  se  dégagea 
vivement  des  bras  de  Jacques,  rougit  très  fort,  puis  partit  d'un 
long  éclat  de  rire. 

Jacques,  qui  était  redevenu  peu  à  peu  maître  de  lui,  se  sentit 
sourdement  agacé  par  ce  rire  bruyant.  —  La  chose  n'est  pas  si  plai- 
sante, dit-il  avec  humeur,  l'étang  est  plein  d'herbes  et  de  vase,  et, 
comme  il  est  impossible  d'y  nager,  nous  aurions  pu  y  rester  tous 
les  deux. 

Antoinette  s'était  assise  sur  un  tronc  d'arbre  et  secouait  son  bur- 
nous tout  trempé.  —  Eh  bien  !  continua-t-elle  de  son  ton  évaporé, 
je  vous  aurais  emmené  dans  mon  royaume,  où  mes  sœurs,  les  on- 
dines,  chantent  en  peignant  leurs  cheveux  verts  avec  un  peigne 
d'or...  N'est-ce  pas  de  cette  façon  que  cela  finit  toujours  dans  la 
légende? 

—  Vous  avez  les  pieds  mouillés,  reprit  Jacques  avec  impatience, 
et  vous  ferez  bien  de  marcher. 

Elle  se  leva  d'un  air  boudeur,  et  ils  gagnèrent  la  route.  Au  bout 
de  cent  pas,  ils  virent  une  petite  femme  s'avancer  vers  eux  d'un 
pas  rapide...  —  Dieu  me  pardonne  !  fit  Antoinette,  je  crois  que  voici 
Céline. 

—  Est-ce  toi,  ma  petite  fille?  s'écria  celle-ci  dès  qu'elle  fut  à 
portée,  je  ne  te  voyais  pas  revenir  et  j'avais  martel  en  tête...  C'est 
bien  de  ton  père,  de  t'avoir  laissée  seule  au  milieu  de  cette  cohue  1 
Il  sera  toujours  le  même  ! 

Elle  prit  le  bras  de  la  jeune  fille  après  lui  avoir  jeté  un  gros 
châle  sur  les  épaules,  puis  elle  remercia  chaleureusement  Jacques 
Duhoux. 

A  l'entrée  du  bourg,  le  garde-général  prit  congé  de  M"^  de  Lisle. 
—  Au  revoir!  lui  dit  gaîment  celle-ci.  —  Puis,  lui  tendant  amicale- 
ment les  fleurs  qu'elle  avait  arrachées  dans  l'étang  et  qu'elle  avait 


UNE    ONDINE.  395 

gardées  religieusement  :  —  Prenez  mes  trèfles  d'eau,  ajouta-t-elle, 
vous  les  avez  bien  gagnés. 

Quand  Jacques  Duhoux  fut  seul  sur  la  route,  il  regarda  les  épis 
roses  et  blancs  encore  tout  humides.  —  Il  était  temps  que  cette 
servante  arrivât,  pensa-t-il,  j'aurais  commis  quelque  folie. 

IV. 

Le  printemps  avait  donné  toutes  ses  fleurs,  le  mois  de  juin  finis- 
sait, et  la  fenaison  venait  de  commencer.  Dans  le  vallon  de  Ger- 
maine, où  se  trouvaient  les  prés  de  M.  de  Lisle,  les  foins  coupés 
dressaient  leurs  meules  odorantes.  Le  maître,  abrité  sous  un  large 
chapeau  de  paille,  surveillait  les  faneurs  occupés  à  charger  la  pre- 
mière charrette.  Les  ombres  qui  tombaient  déjà  plus  grandes  du 
haut  des  collines  boisées  indiquaient  que  la  journée  tirait  à  sa  fin, 
et  le  paresseux  Évonyme ,  après  avoir  fait  la  sieste  sur  un  tas  de 
foin,  épiait  gravement  le  long  du  ruisseau  le  manège  des  écrevisses 
qui  venaient  de  temps  en  temps  se  percher  sur  les  balances  posées 
par  les  faucheurs.  Derrière  une  meule,  à  deux  pas  d'une  fontaine 
qui  descendait  du  bois,  Antoinette,  les  cheveux  tout  semés  de  brins 
d'herbe,  devisait  avec  Jacques  Duhoux,  et  le  sévère  forestier  ne 
semblait  nullement  se  déplaire  en  sa  compagnie. 

Malgré  ses  belles  résolutions,  Jacques  avait  subi  l'influence  de 
rOndine.  Les  épis  rosés  du  trèfle  d'eau  contenaient  un  charme,  et 
ce  charme  avait  opéré  lentement,  mais  sûrement.  M.  de  Lisle  était 
retourné  à  l'auberge  du  Pitoiset,  et  cette  fois  ses  avances  avaient 
été  moins  froidement  accueillies;  un  soir,  Évonyme  avait  décidé 
Jacques  à  l'accompagner  aux  Corderies,  et  depuis,  ce  dernier  y  était 
allé  seul  plusieurs  fois.  Après  tout,  la  vie  de  Rochetaillée  était  si 
monotone,  l'auberge  si  bruyamment  achalandée ,  que  la  maison  de 
M.  de  Lisle,  avec  sa  cuisine  enfumée,  son  grand  salon  nu  et  son 
petit  jardin  en  terrasse,  paraissait  en  comparaison  un  paradis  hos- 
pitalier. D'ailleurs  on  ne  pouvait  travailler  constamment;  après  les 
courses  en  forêt,  il  fallait  bien  se  délasser  par  une  heure  ou  deux 
de  conversation  gaie  et  familière,  et  aux  Corderies  seulement  on 
pouvait  trouver  à  causer  d'une  façon  intelligente.  Telles  étaient  les 
raisons  que  Jacques  se  donnait  à  lui-même  pour  légitimer  ses  fré- 
quentes visites.  M.  de  Lisle  accueillait  très  chaleureusement  le  fo- 
restier. —  Ce  garçon  me  va,  disait-il  à  Antoinette,  il  est  modeste, 
et  avec  cela  c'est  un  puits  de  science.  Il  y  a  plaisir  et  profit  à 
échanger  ses  idées  avec  lui.  Ce  garçon-là  ira  loin  ! 

En  attendant,  ce  garçon  allait  aux  Corderies.  Il  y  allait  même 
un  peu  plus  que  de  raison,  au  dire  des  bonnes  dames  de  Roche- 
taillée,  qui  trouvaient  M.  de  Lisle  bien  imprudent  et  Antoinette 


396  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

bien  étourdie.  Il  y  dînait  de  temps  à  autre ,  et  accompagnait  sou- 
vent M.  de  Lisle  dans  ses  courses  au  bois.  Ce  jour-là,  on  était  parti 
dès  le  matin,  on  avait  déjeuné  sur  l'herbe,  et  on  comptait  ne  ren- 
trer qu'avec  les  faneurs,  Antoinette  était  dans  une  de  ses  veines  de 
bonne  humeur,  et  son  rire  léger  s'envolait  en  notes  perlées  sous  les 
arbres.  Elle  se  leva  tout  à  coup  et  se  mit  à  escalader  le  sentier  de 
chèvre  qui  côtoyait  le  lit  du  ruisseau.  Jacques  l'avait  suivie  dans  sa 
promenade  capricieuse,  et  ils  arrivèrent  ainsi  à  la  naissance  de  la 
source  qui  sortait  discrètement  de  terre  sous  un  voile  épais  de  cres- 
sons et  de  véroniques.  A  deux  pas  s'étendait  une  plate-forme  om- 
bragée de  hêtres  sous  lesquels  on  distinguait  encore  l'emplacement 
d'anciens  fourneaux  à  charbon.  Antoinette,  essoufflée,  se  laissa  tom- 
ber sur  le  seuil  de  la  hutte  des  charbonniers,  et  Jacques  s'assit  près 
d'elle.  La  jeune  fiile  se  livrait  à  toute  sorte  de  fantasques  espiègle- 
ries, tantôt  chantant  à  pleine  voix  une  chanson  rustique,  tantôt 
essayant  d'imiter  les  trilles  flûtes  du  loriot,  ou  enlaçant  de  longues 
herbes  dans  ses  cheveux.  Jacques  la  contemplait  sans  rien  dire, 
souriait  parfois  gravement  dans  sa  barbe,  et  semblait  savourer 
lentement  une  joie  profonde.  Enfm,  lasse  de  faire  des  agaceries 
aux  oiseaux  et  d'effrayer  les  libellules,  Antoinette  renversa  sa  tête 
contre  le  mur  de  la  hutte,  et,  regardant  le  ciel  à  travers  ses  longs 
cils  :  —  Qu'on  est  bien  ici!  murmura-t-elle,  j'ai  toujours  rêvé  de 
vivre  dans  une  maisonnette  comme  celle-ci ,  perdue  au  fond  des 
bois. 

—  Une  chaumière  et  un  cœur!  s'écria  Jacques  en  riant. 
Quand  Jacques  était  sérieux,  sa  figure  avait  des  lignes  rigides  et 

presque  dures,  mais,  lorsqu'une  fois  il  riait,  il  devenait  un  autre 
homme;  ses  yeux  noirs  s'éclairaient,  les  traits  de  sa  bouche  s'adou- 
cissaient, toute  sa  physionomie  s'épanouissait  et  prenait  une  enfan- 
tine expression  de  bonté.  Antoinette  observait  curieusement  cette 
subite  transfiguration.  Elle  secoua  pensivement  la  tête,  et  reprit  : 
—  Une  chaumière?  oui;  un  cœur?  hum!  cela  dépendrait  de  bien 
des  choses...  Je  serais  très  exigeante. 

—  Voyons,  dit  Jacques  en  l'interrogeant  doucement  du  regard, 
qu'exigeriez- vous? 

Les  sourcils  d'Antoinette  se  rapprochèrent,  elle  posa  un  doigt  sur 
ses  lèvres  et  eut  l'air  de  chercher.  —  D'abord,  répondit-elle,  je  le 
voudrais  aimant  et  dévoué. 

—  Naturellement.  Après  ? 

—  Fier,  superbe,  n'obéissant  à  personne...  qu'à  moi. 

—  Vous  êtes  exclusive. 

—  Oh!  étrangement.  J'exigerais  tous  les  sacrifices,  parce  qu'à 
mon  tour  je  serais  prête  à  tout  sacrifier.  Les  grands  emportemens 
d'amour  m'ont  toujours  ravie...  Et  je  me  suis  promis  de  n'aimer 


UNE    ONDINE.  397 

qu'un  homme  capable  de  faire  pour  moi  tous  les  sacrifices,...  toutes 
les  folies. 

Jacques  était  redevenu  grave.  —  Toutes  les  folies,  répliqua- t-il, 
non!  Je  n'admets  pas  qu'on  pousse  celui  qu'on  prétend  aimer  à 
une  de  ces  actions  que  le  monde  trop  indulgent  appelle  des  fo- 
lies. La  première  chose  à  laquelle  on  doit  tenir,  c'est  à  l'honneur 
et  à  la  dignité  de  celui  qu'on  aime.  Le  véritable  amour  vit  d'es- 
time. 

—  Le  véritable  amour  vit  de  passion!  s'écria  impétueusement 
Antoinette. 

—  Je  ne  discuterai  pas  ce  point-là  avec  vous  ;  je  ne  parle  que 
des  choses  que  je  sais,  répondit  Jacques  avec  une  intention  iro- 
nique; tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  mon  idéal,  à  moi... 

—  Oh!  votre  idéal,  répliqua- t-elle  très  excitée,  je  le  connais; 
c'est  une  bonne  petite  provinciale,  bien  moutonne  et  bien  soumise, 
qui  irait  aux  vêpres  le  dimanche,  et  passerait  le  reste  de  la  semaine 
à  repriser  des  serviettes  derrière  sa  fenêtre  aux  rideaux  modeste- 
ment tirés  ! 

—  Peut-être  !  fit-il  d'un  air  pensif. 

La  figure  d'Antoinette  prit  une  expression  de  dédain  et  de  dépit. 

—  Je  la  vois  d'ici,  continua-t-elle,  avec  sa  robe  d'alpaga  noir,  un 
col  uni,  des  mitaines  de  filet  et  des  yeux...  —  Elle  s'arrêta,  et  d'un 
ton  provocant  :  —  De  quelle  couleur  sont  ses  yeux?  demandâ- 
t-elle. 

Jacques  se  leva  flegmatiquement,  cueillit  une  véronique  dans  la 
source,  et  la  tendant  à  Antoinette  :  —  Bleus  et  doux  comme  cette 
fleur,  répondit-il. 

Elle  jeta  la  fleur  par-dessus  son  épaule.  —  Bleu  faïence,  poursui- 
vit-elle avec  un  éclat  de  rire,  je  m'en  doutais!  Et  ses  cheveux? 

—  Ils  sont  blonds,  dit-il  toujours  avec  le  même  calme  irritant, 
blonds  et  séparés  en  simples  bandeaux  unis. 

—  Oui,  plats  et  collés  sur  les  tempes!..  Et  comment  l'appelle- 
t-on,  votre  petite  bourgeoise?  Eulalie  ou  Brigitte? 

Jacques  fronça  les  sourcils.  —  Je  crois,  fit-il  de  son  ton  raide  et 
hautain,  que  la  plaisanterie  a  été  trop  loin.  Nous  parlons  tous  deux 
trop  légèrement  de  choses  qu'on  doit  respecter.  Restons-en  là. 

Il  fit  quelques  pas  autour  des  hêtres  en  abattant  les  chardons  à 
coups  de  badine.  Antoinette,  immobile  et  silencieuse,  contemplait 
lixement  les  fleurettes  de  la  source.  Jacques,  fâché  de  s'être  laissé 
aller  à  un  mouvement  d'humeur,  revint  vers  elle  et  lui  prit  la  main. 

—  Sans  rancune!  dit-il  avec  embarras. 

Elle  se  mordit  les  lèvres.  —  De  la  rancune,  et  pourquoi  donc? 
répondit- elle  sans  détourner  la  tête.  J'ai  eu  tort  de  plaisanter  avec 
vous,  pardonnez-le-moi,  cela  ne  m'arrivera  plus. 


398  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Elle  retira  sa  main,  qui  était  froide  comme  une  glace,  et  resta 
perdue  dans  sa  contemplation.  Au  bout  de  quelques  instans,  on  en- 
.tendit  un  houp  !  prolongé  et  les  grandes  jambes  d'Évonyme  paru- 
fi-ent  entre  les  cépées.  —  Eh  bien  !  leur  cria-t-il,  on  n'attend  plus 
■que  vous  pour  partir.  A  quoi  pensez- vous  donc?  —  Antoinette  cou- 
nit  vers  lui,  et  s'appuya  sur  son  bras  pour  descendre.  Le  soleil  avait 
disparu;  la  charrette,  chargée  de  sa  montagne  de  foin,  roulait  déjà 
sur  la  route  qui  va  de  Germaine  à  Rochetaillée.  M.  de  Lisie,  avec 
les  faneurs,  s'avançait  en  tête  des  chevaux;  Évonyme  suivait,  don- 
nant le  bras  à  Antoinette.  Jacques  demeura  seul  en  arrière,  un  peu 
boudeur  et  décontenancé.  Voyant  que  M.  de  Lisle  était  tout  à  son 
foin  et  que  les  deux  jeunes  gens  ne  paraissaient  pas  s'occuper  de 
lui,  il  ralentit  le  pas  insensiblement.  Bientôt  il  y  eut  une  portée  de 
l'usil  entre  lui  et  ses  compagnons.  Il  distinguait  cependant  les  gestes 
^animés  d'Antoinette  et  le  gros  rire  d'Évonyme.  —  Elle  lui  raconte 
uotre  querelle,  pensa  Jacques,  et  il  lui  donne  raison,  naturellement 
en  se  moquant  de  moi...  En  voilà  un  qui  fait  toutes  ses  volontés, 
qui  dit  oui  à  tous  ses  caprices!  11  l'aime,  parbleu!  et  c'est  sur  lui 
qu'elle  a  dû  d'abord  essayer  la  puissance  de  son  ensorcelante  beauté. 
Qui  sait  si  elle  ne  songeait  pas  à  Évonyme  en  parlant  d'un  cœur 
prêt  à  toutes  les  folies?  Et  je  n'ai  pas  compris,  idiot  que  je  suis! 
J'ai  eu  la  sottise  d'3  m'enllammer,  de  prêcher  comme  si  j'avais  été 
en  cause  moi-même  !  Elle  a  dû  me  trouver  souverainement  ridicule. 

Plus  Jacques  roulait  dans  sa  tête  cette  nouvelle  idée,  plus  elle  lui 
semblait  probable.  Il  se  rappelait  l'étrange  visite  d'Antoinette  au 
Val-Glavin,  les  attentions  et  l'embarras  d'Évonjnme,  la  façon  dont 
son  ami  lui  avait  fait  l'éloge  de  la  jeune  fille.  Peu  à  peu,  et  à  l'aide 
d'une  sorte  d'hallucination,  cette  pensée,  qui  n'avait  d'abord  été 
qu'une  simple  hypothèse,  revêtit  toutes  les  apparences  de  la  certi- 
tude. Antoinette  avait  du  goût  pour  Évonyme,  et  la  chose  n'avait 
rien  de  surprenant  :  ils  avaient  été  élevés  ensemble,  leurs  familles 
se  connaissaient;  Évonyme  était  riche,  indépendant.  Réflexion  faite, 
tout  était  pour  le  mieux,  et  il  devait,  lui,  s'estimer  heureux  d'avoir 
échappé  à  un  amour  qui  aurait  nui  à  son  travail,  mécontenté  sa 
famille  et  bouleversé  son  avenir.  Pourtant,  malgré  toutes  ces  so- 
lides raisons,  Jacques  avait  le  cœur  serré;  il  était  mécontent  de  lui 
et  des  autres,  et,  se  trouvant  ti'op  maussade,  il  quitta  brusquement 
la  grand'route,  prit  un  sentier  à  travers  bois  et  rentra  seul  dans  sa 
chambre  d'auberge. 

Pendant  plusieurs  jours,  il  évita  d'aller  aux  Gorderies;  enfin  une 
certaine  après-midi,  se  sentant  apaisé  et  plus  maître  de  lui,  il  osa 
sonner  à  la  petite  porte  de  la  maison.  Antoinette  était  assise  au 
piano,  dans  le  salon  dont  les  volets,  hermétiquement  clos  à  cause 
du  soleil,  ne  laissaient  passer  qu'un  léger  filet  de  lumière  dorée. 


UNE    ONDINE.  309 

Sur  le  guéridon,  un  gros  bouquet  de  résédas,  de  roses-thé  et  de 
jasmins  répandait  une  odeur  exquise.  A  l'arrivée  de  Jacques,  An- 
toinette quitta  son  piano.  Elle  était  plus  séduisante  que  jamais  dans 
cette  demi-obscurité,  où  on  voyait  ses  grands  yeux  luire  comme 
deux  émeraudes.  Ses  cheveux  séparés  en  deux  longues  tresses  flot- 
taient librement  sur  ses  épj^ules,  et  dans  les  plis  de  son  corsage 
s'épanouissait  un  œillet  rouge. 

—  J'ai  été  absurde  l'autre  soir,  dit  Jacques  brusquement,  et  je 
viens  vous  prier  d'accepter  mes  excuses. 

Sans  parler  elle  lui  serra  vivement  la  main,  puis  au  bout  de 
quelques  instans  :  —  Merci,  répondit-elle,  vous  avez  bien  fait  de 
venir...  J'aurais  été  désolée  si  nous  nous  étions  quittés  fâchés. 

—  Quittés?  murmura  Jacques,  est-ce  que  vous  allez  partir? 

—  Sans  doute...  Voici  la  saison  où  mes  grands  parens  me  récla- 
ment... Si  je  refusais  leur  invitation,  je  me  brouillerais  avec  eux,  et 
mon  père  ne  l'entend  pas  ainsi...  Il  compte  sur  mon  grand-père 
pour  me  trouver,  comme  il  dit,  un  établissement  avantageux. 

Elle  avait  prononcé  ces  derniers  mots  avec  une  emphase  mo- 
queuse. —  Pourquoi,  dit  Jacques,  laisseriez- vous  à  d'autres  le 
soin  de  disposer  de  vous?  Je  vous  croyais  assez  indépendante 
pour  prendre  seule  une  détermination  et  faire  vous-même  un  choix. 

—  Oh  !  moi,  reprit-elle,  quand  on  me  mettra  au  pied  du  mur,  je 
saurai  bien  parler;  mais  j'ai  le  temps,  ajouta- 1- elle  en  riant,  et 
jusqu'à  ce  jour  les  soupirans  n'ont  pas  trop  assiégé  la  porte  de? 
Corderies. 

—  lime  semble  cependant,  dit  Jacques,  que  j'en  connais  au 
moins  un. 

Elle  le  regarda  d'un  air  moitié  sérieux  et  moitié  incrédule.  — 
C'est  une  plaisanterie,  n'est-ce  pas?  murmura- t-elle;  mais  conti- 
nuez, elle  m'amuse.  —  Elle  s'était  accoudée  sur  le  guéridon,  et 
jouait  machinalement  avec  le  vase  plein  de  fleurs. 

—  Je  ne  plaisante  pas,  répliqua  Jacques,  j'en  connais  un. 

La  main  d'Antoinette  quitta  le  vase  brusquement,  ses  yeux  tra- 
hirent une  subite  émotion.  —  Vraiment,  balbutia-t-elle,  il  y  en 
a  un? 

Jacques  fit  un  signe  affirmatif. 

—  Qui  donc?  demanda-t-elle  d'une  voix  craintive,  et,  tout  en  fai- 
sant cette  demande,  elle  cacha  sa  figure  dans  les  fleurs  et  les  res- 
pira longuement. 

—  Mais,  répondit  Jacques,  c'est  mon  ami  Évonyme. 

Elle  se  leva  tout  d'une  pièce,  repoussa  du  pied  son  fauteuil,  et, 
regardant  Jacques  d'un  air  sombre  :  —  Évonyme  !  s'écria-t-elle, 
est-ce  qu'il  vous  a  prié  de  parler  pour  lui? 

—  Non,  murmura  Jacques,  frappé  de  l'expression  presque  tra- 


liOO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gique  de  la  physionomie  de  la  jeune  fille;  j'avais  supposé,  j'avais 
cru  remarquer... 

—  Qu'il  m'aimait?  Et  vous  vous  êtes  chargé  de  plaider  sa  cause? 
Grand  merci  !  —  Elle  était  devenue  très  pâle,  et  ses  mains  entre- 
croisées se  tordaient  convulsivement. 

—  Pardon  !  hasarda  Jacques,  j'ai  été  sottement  indiscret,  mais 
soyez  persuadée  qu'Évonyme... 

Elle  ne  le  laissa  pas  achever.  —  Évonyme  !  s'écria-t-elle  avec 
violence,  je  le  déteste!..  Vous  pouvez  le  lui  dire,  comme  je  le  lui  di- 
rais, s'il  s'était  donné  la  peine  de  venir  en  personne! 

—  Encore  une  fois,  protesta  Jacques,  je  vous  jure  qu'il  ne  m'a 
pas  chargé  de  parler  en  son  nom. 

—  Alors,  s'écria-t-elle  avec  un  sanglot  dans  la  voix,  pourquoi 
m'entretenez-vous  de  lui?  Est-ce  une  gageure  ou  une  moquerie? 

Ses  yeux  étaient  pleins  de  larmes.  Elle  tourna  le  dos  à  Jacques 
et  alla  poser  son  front  contre  la  vitre.  Il  y  eut  un  moment  de  silence. 
Le  jeune  homme  fit  quelques  pas  vers  elle  et  voulut  de  nouveau 
tenter  de  réparer  ce  malentendu.  —  Mademoiselle!..  Antoinette! 
s'écria- t-il. 

—  Laissez-moi!  murmura- t-elle  sans  retourner  la  tête,  je  veux 
être  seule.  —  Et  comme  il  insistait  :  —  Non,  ajouta-t-elle  en  frap- 
pant du  pied  avec  colère,  allez-vous-en  ! 

Il  eut  encore  un  moment  d'iiésitation,  puis  saisit  brusquement 
son  chapeau  et  sortit.  Antoinette  était  restée  immobile  à  la  même 
place.  Les  heures  se  passèrent,  le  soir  vint,  et  le  salon  s'emplit 
d'une  ombre  épaisse.  Lorsque  Céline  y  entra  pour  ouvrir  les  volets, 
elle  crut  qu'Antoinette  était  partie,  tant  le  silence  était  grand.  Tout 
à  coup  un  sanglot  vibra  dans  l'obscurité.  —  Antoinette!  s'écria 
Céline  effrayée  et  poussant  vivement  les  volets,  qu'as-tu,  ma  pe- 
tite fille?..  —  A  la  lueur  vague  du  crépuscule,  elle  aperçut  la 
jeune  fille  pelotonnée  sur  les  coussins  de  la  bergère  et  tout  en 
larmes.  —  Laisse-moi!  dit  Antoinette  avec  le  geste  farouche  d'un 
animal  blessé,  et  sans  ajouter  un  mot  elle  s'enfuit  dans  sa  chambre. 

Y. 

Jacques  passa  la  nuit  assis  dans  l'embrasure  de  sa  fenêtre 
ouverte.  Il  regardait  machinalement  le  ciel  plein  d'étoiles  et  les 
masses  sombres  du  parc  de  l'ancienne  abbaye,  tandis  que  les  gril- 
lons chantaient  et  qu'au  loin  un  chariot  attardé  roulait  lourdement 
sur  la  grand'route;  puis  il  fermait  les  yeux  et  la  scène  du  salon  des 
Gorderies  revivait  nettement  devant  lui.  Il  lui  semblait  respirer  le 
voluptueux  parfum  des  jasmins  mêlés  aux  roses- thé,  entendre  vi- 
brer la  voix  métallique  d'Antoinette  et  voir  ses  yeux  verts  étinceler 


UNE    ONDINE.  401 

dans  l'ombre.  Il  se  répétait  les  paroles  qu'elle  avait  prononcées, 
cherchait  les  réponses  qu'il  aurait  dû  faire,  se  reprochait  de  ne  les 
avoir  pas  trouvées  à  temps.  Cette  quasi-hallucination  dura  presque 
toute  la  nuit.  Il  dormit  une  heure,  et  le  jour  était  à  peine  levé  que 
Jacques  courait  à  la  ferme  du  Val-Glavin. 

Il  trouva  Évonyme  debout  et  bouclant  ses  guêtres  dans  sa 
chambre  à  coucher,  —  une  vraie  chambre  de  philosophe  nomade 
et  peu  soucieux  du  confortable.  Une  vieille  malle  gisait  dans  un 
coin;  le  long  des  murs  blanchis  à  la  chaux,  un  béret,  un  chapelet 
des  Pyrénées  et  un  sac  de  touriste  étaient  accrochés  entre  deux 
photographies  de  famille;  en  face,  une  étagère  de  bois  blanc  con- 
tenait toute  la  bibliothèque  :  —  Montaigne,  Pascal,  La  Fontaine, 
la  Bible  et  V Imitation.  Pour  tout  mobilier,  deux  chaises  et  un  lit  de 
fer;  en  revanche,  une  fenêtre  ouverte  sur  un  paysage  plein  de  fraî- 
cheur, sur  une  perspective  de  prairies,  d'étangs  et  de  bois, 

—  Bonjour  !  lui  cria  Évonyme,  viens  à  Santenoge  avec  moi,  je  te 
montrerai  un  joli  cimetière... 

—  Deux  m.ots  seulement  !  dit  Jacques  ;  il  s'agit  de  choses  sé- 
rieuses. Écoute-moi  avec  attention  et  réponds-moi  franchement... 
Es-tu  amoureux  de  M""  de  Lisle? 

—  Hein?  s'écria  Évonyme  en  écarquillant  ses  yeux  d'enfant, 
amoureux?  Tu  me  poses  là  une  singulière  question.  Amoureux?  Mon 
Dieu,  j'aurais  pu  l'être  tout  comme  un  autre,  car  Antoinette  est 
une  charmante  fille,  bien  qu'un  peu  fantasque...  Tiens,  le  soir 
même  de  ton  arrivée  à  Rochetaillée,  je  crois  qu'une  brise  amou- 
reuse gonflait  mes  voiles  du  côté  des  Corderies,  et  il  n'aurait  peut- 
être  fallu  qu'un  souffle  de  plus  pour...  mais  la  réflexion  est  venue, 
et  puis  le  doute,  et  toute  la  bande  des  amours  s'est  enfuie  du  co- 
lombier. 

—  En  un  mot,  dit  Jacques  dont  la  voix  frémissait  d'impatience, 
tu  n'as  jamais  songé  à  épouser  M"^  Antoinette? 

—  Épouser?  Gomme  tu  y  vas!  Je  pense  certainement  au  ma- 
riage de  temps  à  autre... 

—  Tu  es  bien  sûr  de  ne  pas  aimer  Antoinette,  s'écria  vivement 
Jacques,  et  tu  ne  veux  pas  l'épouser? 

—  Tu  m'assassines  avec  tes  questions  !  répondit  Évonyme;  ap- 
prends donc  une  fois  à  me  connaître,  et  sache'  que  je  ne  puis  dire 
ni  oui  ni  non...  D'ailleurs  je  ne  suis  pas  un  homme  mariable  ! 

Jacques  n'en  demandait  pas  davantage;  il  remercia  Évonyme  et 
s'enfuit  dans  la  forêt.  Là,  il  fut  pris  de  l'angoisse  qui  précède  les 
décisions  solennelles,  et  d'un  rapide  coup  d'œil  rétrospectif  il  re- 
passa toute  sa  vie.  Il  se  rappela  son  enfance  studieuse,  le  train  ré- 
gulier de  la  maison  paternelle,  les  tables  noires  du  collège;  puis  il 

TOME  civ.  —  1873.  26 


Il0<2.  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pensa  aux  années  de  l'école  forestière,  à  ses  rêves  ambitieux  et  à 
ses  projets  d'avenir...  Et  tout  à  coup,  au  milieu  de  cet  ensemble 
d'images  grises  et  austères,  il  vit  se  dresser  l'originale  figure  d'An- 
toinette. Justement  sa  course  l'avait  entraîné  vers  la  combe  de 
la  Thuilière.  Il  s'approcha  de  l'étang,  il  retrouva  la  passerelle  à 
demi  brisée,  et  naïvement  il  chercha  dans  les  joncs  du  talus  la 
place  où  s'étaient  posés  les  pieds  d'Antoinette,  comme  si  l'herbe 
eût  dû  en  conserver  religieusement  la  mignonne  empreinte.  — 
Ohé!  mon  général,  cria  une  voix  de  basse-taille,  cherchez-vous  le 
trèfle  à  quatre  feuilles  au  bord  de  l'étang? 

Il  se  retourna,  et  vit  M.  de  Lisle.  —  J'ai  fui  les  Corderies,  con- 
tinua ce  dernier,  il  n'y  avait  plus  moyen  d'y  tenir.  Antoinette,  qui 
ne  devait  aller  à  Paris  qu'en  septembre,  a  tout  k  coup  changé 
d'avis;  elle  part  demain.  La  maison  est  pleine  de  paquets  et  de  car- 
tons, et  ou  ne  sait  où  poser  les  pieds...  Venez- vous  avec  moi  chez 
le  brigadier  Sauvageot? 

Jacques  prétexta  une  affaire,  et  le  quitta  brusquement.  Sa  réso- 
lution était  prise.  Il  se  mit  à  marcher  à  grands  pas  sur  la  route 
de  Rochetaillée,  et  un  quart  d'heure  après  il  entrait  aux  Corde- 
ries. La  porte  était  entre -baillée;  il  se  glissa  dans  la  cour  sans 
sonner.  Personne  à  la  cuisine  !  Il  entendit  du  bruit  dans  le  salon, 
et  s'arrêta  un  moment  sur  le  palier  pour  reprendre  sa  respira- 
tion. Les  fenêtres  étaient  ouvertes,  les  meubles  étaient  couverts 
de  robes  et  de  paquets.  Antoinette,  tournant  le  dos  à  la  porte,  était 
occupée  à  ranger  du  linge  au  fond  de  sa  caisse.  Au  grincement  de 
la  porte  sur  les  gonds,  elle  se  retourna,  vit  Jacques,  et  se  leva  en 
poussant  un  cri.  Elle  était  très  pâle,  ses  yeux  étaient  cernés  et  sem- 
blaient encore  agrandis.  Un  rayon  de  soleil  baignait  ses  cheveux 
un  peu  en  désordre  et  faisait  une  auréole  blonde  autour  de  sa  tête. 

Voyez,  dit-elle  avec  un  sourire  contraint,  tout  est  sens  dessus 

dessous,  et  je  n'ai  pas  même  une  chaise  à  vous  offrir. 

Jacques  fit  un  signe  pour  indiquer  que  c'était  inutile;  sa  gorge 
était  horriblement  serrée,  et  il  se  demandait  s'il  aurait  la  force  de 
parler.  —  Vous  partez  demain?  commença-t-il  enfin. 

—  Oui,  demain  au  petit  jour,  par  le  courrier.  Le  train  passe  à 
Langres  à  huit  heures,  et  j'arriverai  pour  dînera  Paris.  J'espère  que 
j'aurai  beau  temps.  Écoutez  comme  on  entend  les  cloches  de  Ger- 
maine; c'est  bon  signe,  n'est-ce  pas? 

Elle  disait  tout  cela  d'un  ton  rapide,  machinalement  et  comme 
pour  s'étourdir;  Jacques  restait  muet,  et  dans  ce  profond  silence  on 
entendait  très  distinctement  la  limpide  sonnerie  des  cloches.  Tout 
à  coup  Jacques  fit  deux  ou  trois  pas  vers  la  jeune  fille,  et  d*une 
voix  sourde  :  —  Antoinette,  dit-il,  je  vous  aime...  Voulez- vous  être 
ma  femme? 


UNE   ONDINE.  A03 

Elle  devint  très  rouge,  puis  pâlit  de  nouveau,  les  vertes  pupilles 
de  ses  yeux  se  dilatèrent,  elle  essaya  de  parler  et  resta  sans  voix. 
Jacques  fit  encore  quelques  pas,  puis,  saisissant  les  mains  d'Antoi- 
nette et  les  pressant  nerveusement  dans  les  siennes  :  —  Voulez- vous 
de  moi?  répéta-t-il  tendrement. 

Elle  avait  fermé  les  yeux,  et  ses  deux  petites  mains  répondaient  à 
l'étreinte  du  forestier.  Enfin  ses  lèvres  se  desserrèrent,  ses  pau- 
pières se  rouvrirent  à  demi,  un  clair  sourire  passa  dans  ses  re- 
gards. —  Vrai,  bien  vrai,  vous  m'aimez  ?  soupira-t-elle. 

—  Je  vous  aime. 

—  Plus  que  vos  livres  7 

—  Je  ne  les  lis  plus  depuis  que  je  pense  à  vous. 

—  Plus  que  la  jeune  fille  aux  bandeaux  collés  sur  les  tempes? 
continua-t-elle,  et  un  sourire  plein  d'une  adorable  câlinerie  releva 
les  coins  de  ses  lèvres. 

Il  reprit  gravement  :  —  La  jeune  fille  aux  bandeaux  plats  n'était 
qu'une  ombre,  et  vous  l'avez  fait  envoler. 

Elle  poussa  un  profond  soupir  de  satisfaction.  — Et  depuis  quand 
vous  est  venue  cette  belle  idée  d'aimer  une  fille  aussi  mal  élevée 
que  moi? 

—  Depuis  la  nuit  du  bal  de  la  Thuilière. 

Elle  baissa  les  yeux  et  rougit.  —  Votre  amour,  dit-elle,  est  en 
retard  sur  le  mien.  C'est  humiliant,  et  je  ne  devrais  pas  l'avouer, 
mais  je  vous  ai  aimé  dès  le  premier  jour  où  je  vous  ai  vu,  appuyé 
contre  le  manteau  de  la  cheminée  du  Val-Clavin,  renfrogné  et  hé- 
rissé comme  un  ours  mélancolique.  Votre  sombre  regard  noir  m'est 
allé  au  cœur,  et  tout  de  suite  je  me  suis  dit  :  voilà  le  seul  maître 
que  j'aurai! 

—  Chère  Ondine!  murmura- t-il  en  l'attirant  doucement  à  lui. — 
Elle  redevint  pâle,  ferma  les  yeux  et  appuya  un  moment  sa  tête 
sur  l'épaule  de  Jacques,  qui  cette  fois  ne  résista  pas  à  la  tenta- 
tion, et  déposa  un  rapide  baiser  de  fiançailles  sur  les  yeux  verts. 

—  Sainte  Vierge!  s'écria  Céline,  qui  apparut  sur  le  seuil,  et  qui 
dans  sa  stupéfaction  laissa  choir  toute  une  pile  de  linge  ;  qu'est-ce 
qu'il  y  a,  ma  petite  fille? 

—  Il  y  a,  répondit  Antoinette,  que  je  ne  partirai  pas.  Tu  peux  dé- 
faire tes  paquets!  —  Elle  sauta  au  cou  de  sa  bonne,  et  la  serrant  à 
l'étouffer:  —  Ah!  Céline,  s'écria-t-elle,  embrasse-moi,  je  suis  heu- 
reuse ! 

Jacques  les  quitta  pour  courir  au-devant  de  M.  de  Lisle,  auquel 
il  voulait,  le  jour  même,  adresser  une  demande  en  forme.  Il  l'aper- 
çut enfin  sur  la  route  de  la  Thuilière ,  escorté  de  Tant-Belle  et  sif- 
flant un  air  de  chasse.  Sans  préambule,  il  le  mit  au  courant  de 
son  amour  et  de  ce  qui  venait  de  se  passer  aux  Gorderies.  M.  de 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lisle  l'écouta  gravement,  avec  un  air  de  satisfaction  mal  dissimulé. 
Quand  Jacques  eut  fini,  le  père  d'Antoinette  s'écria  :  —  Oh!  la  pe- 
tite masque,  voyez-vous  cela!  —  puis,  s'arrêtant  et  prenant  un  air 
solennel  :  —  En  un  mot  comme  en  cent,  dit-il  à  Jacques,  vous 
m'allez;  touchez  là,  vous  êtes  mon  gendre.  Seulement  je  dois  vous 
prévenir  que  tout  mon  bien  est  en  terres,  et  que  je  ne  donnerai 
pas  un  sou  à  Antoinette.  Les  temps  sont  durs ,  et  c'est  à  peine  si 
je  joins  les  deux  bouts. 

Le  forestier  haussa  les  épaules,  et  voulut  protester  de  son  indif- 
férence pour  la  question  d'argent;  M.  de  Lisle  lui  coupa  la  parole  : 
—  Minute!  reprit-il,  je  n'ai  pas  fini.  Votre  désintéressement  me 
fait  plaisir,  mais  après  tout  on  ne  se  nourrit  pas  de  beaux  senti- 
mens.  Quelle  est  votre  position  de  fortune?  —  Jacques  répondit 
qu'il  ne  possédait  que  son  traitement,  et  M.  de  Lisle  fit  la  grimace; 
toutefois  le  jeune  homme  ajouta  que  sa  famille  était  à  l'aise,  et  que 
son  père  ne  refuserait  certainement  pas  de  lui  servir  une  pension 
de  mille  écus  environ,  dès  que  le  projet  de  mariage  lui  serait  sou- 
mis, et  qu'il  y  aurait  donné  son  assentiment.  La  figure  du  père  d'An- 
toinette se  rasséréna.  —  A  la  bonne  heure!  dit-iJ,  c'est  par  là  qu'il 
faut  commencer.  Je  suis,  moi,  pour  le  respect  de  l'autorité  pater- 
nelle. Allez  trouver  votre  famille,  obtenez  son  consentement,  ar- 
rangez la  question  d'argent,  et  ne  revenez  que  lorsque  tout  sera 
terminé...  Pour  ce  qui  est  de  moi,  je  vous  le  répète,  vous  êtes  mon 
homme! 

Il  fut  convenu  que  Jacques  demanderait  un  congé  et  partirait 
dans  une  quinzaine  de  jours  pour  L...,  où  habitait  sa  famille.  Ces 
deux  dernières  semaines  se  passèrent  doucement  en  causeries  et  en 
promenades.  Pour  les  deux  jeunes  gens,  ce  fut  ce  qu'on  peut  appe- 
ler la  lune  de  miel  de  l'amour.  Dans  cette  prime-aube  de  l'amour, 
il  y  a  quelque  chose  de  l'enchantement  qu'on  éprouve  à  l'aurore 
d'un  jour  de  fête  :  tout  y  est  sourire,  plaisirs  voilés,  promesses  lu- 
mineuses. La  matinale  rosée  de  l'espérance  donne  à  tous  les  objets 
une  nuance  délicate  et  fraîche,  qui  ne  dure  qu'un  moment  et  ne  re- 
vient plus. 

Le  congé  obtenu  et  le  jour  du  départ  arrivé,  Antoinette  et  M.  de 
Lisle  conduisirent  Jacques  jusqu'à  la  voiture  qui  faisait  le  service 
de  Uochetaillée  à  Langres.  Évonyme  devait  accompagner  son  ami 
jusqu'à  la  station,  et  prendre  lui-même  le  train  de  Paris,  où  l'ap- 
pelait un  règlement  d'affaires.  Tandis  qu'il  s'installait  dans  la  pa- 
tache,  Jacques  contemplait  Antoinette,  qui  était  devenue  subite- 
ment silencieuse.  —  A  quoi  pensez- vous?  lui  dit-il  en  lui  serrant 
la  main. 

—  Je  pense  à  votre  famille,  soupira  Antoinette,  elle  me  fait  peur. 
Comment  tous  ces  gens  si  sévères  voudront-ils  s'accommoder  d'une 


UNE    ONDINE.  ^05 

bru  aussi  frivole  que  moi?  Quand  vous  serez  là-bas,  promettez- 
moi  de  résister  à  tous  les  sermons  et  à  toutes  les  remontrances. 
Et  puis,  —  Antoinette  s'arrêta  un  moment  et  fronça  imperceptible- 
ment les  sourcils,  —  jurez-moi  de  ne  point  revoir  la  jeune  fille  aux 
bandeaux  plats. 

—  Je  le  jure!  s'écria-t-il  en  riant;  mais,  si  quelqu'un  a  le  droit  de 
s'inquiéter,  c'est  plutôt  moi.  L'absence  m'effi-aie,  et,  je  ne  vous  l'ai 
pas  encore  laissé  voir,  je  suis  horriblement  jaloux. 

—  Jaloux!  répliqna-t-elle  en  faisant  la  moue,  vous  ne  devez  pas 
l'être  avec  moi.  Ne  vous  ai-je  pas  aimé  la  première? 

Le  conducteur  était  déjà  sur  le  siège,  on  se  donna  une  dernière 
poignée  de  mains,  et  Jacques  s'élança  dans  la  voiture.  —  Au  re- 
voir! cria  Évonyme  à  M.  de  Lisle,  je  serai  de  retour  dans  une  hui- 
taine. 

Le  courrier  partit.  Quand  on  atteignit  la  station,  le  train  qui  de- 
vait emmener  Jacques  Duhoux  à  L...  était  déjà  signalé.  Au  moment 
de  se  séparer  de  son  ami,  le  forestier,  qui  était  resté  muet  pendant 
tout  le  trajet,  le  prit  à  part,  et,  lui  serrant  fortement  la  main,  lui 
recommanda  d'aller  souvent  aux  Corderies,  et  de  le  tenir  au  cou- 
rant de  tout  ce  qui  arriverait. 

—  Je  resterai  là-bas  environ  un  mois,  ajouta-t-il.  Antoinette  est 
un  peu  volontaire  et  excentrique,  et  je  ne  voudrais  pas  qu'en  mon 
absence  elle  fît  quelque  étourderie  dans  le  genre  de  sa  visite  au 
Val-Glavin,  ou  qu'elle  retournât  à  quelque  bal  comme  celui  de  la 
Thuilière.  Toi  qui  es  son  camarade  et  mon  ami ,  tâche  d'obtenir 
qu'elle  demeure  à  la  maison  et  promets-moi  de  veiller  sur  elle. 

—  Mon  cher,  répondit  Évonyme,  tu  me  donnes  là  un  rôle  de 
mentor  auquel  la  nature  ne  m'a  guère  disposé.  Je  manque  d'au- 
torité, et  Antoinette  a  l'humeur  contredisante;  si  je  me  mets  er. 
travers  de  ses  fantaisies,  elle  ne  se  gênera  pas  pour  m'envoyer 
promener;  mais  enfin  tu  te  maries,  et  par  cela  seul  tu  as  droit  à 
mes  égards.  Compte  sur  moi  autant  qu'on  peut  compter  sur  quel- 
qu'un, quand  il  s'agit  de  l'éternel  féminin... 

La  femme  est  toujours  femme;  il  en  est  qui  sont  belles, 
11  ea.  est  qui  ne  le  sont  pas. 
S'il  en  était  d'assez  fidèles, 
Elles  auraient  assez  d'appas... 

Sur  cette  citation  peu  consolante,  Évonyme  embrassa  cordiale- 
ment son  ami,  referma  la  portière  du  wagon  où  Jacques  s'était  in- 
stallé, et  alluma  un  cigare  tout  en  regardant  le  train  s'éloigner  au 
milieu  d'un  nuage  de  vapeur. 


Zi06  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


VI. 


Pendant  les  deux  premiers  jours  qui  suivirent  le  départ  de  Jacques 
Duhoux,  Antoinette  fut  taciturne  et  mélancolique.  Elle  ne  sortit  guère 
de  sa  chambre,  et  passa  des  heures  à  contempler  la  route  sinueuse 
et  bordée  de  bois  par  où  Jacques  s'en  était  allé.  Sa  pensée  était 
pleine  de  lui,  l'image  du  forestier  était  sans  cesse  devant  ses  yeux. 
Le  troisième  jour,  le  facteur  apporta  une  lettre  à  l'adresse  d'An- 
toinette. Jacques  l'avait  écrite  aussitôt  après  son  arrivée  à  L...; 
elle  ne  contenait  encore  aucun  détail  sur  l'objet  de  son  voyage; 
mais  elle  était  imprégnée  des  souvenirs  emportés  des  Corderies, 
elle  fleurait  l'amour.  Jacques  s'y  montrait  tout  entier  avec  sa  pas- 
sion concentrée,  son  esprit  à  la  fois  âpre,  sévère  et  enthousiaste. 
11  y  avait  dans  sa  façon  de  penser  et  d'écrire  comme  un  ressouvenir 
des  grands  bois  où  s'était  écoulée  sa  jeunesse,  je  ne  sais  quoi  de 
rêveur  et  d'attendri  avec  une  pointe  de  verdeur  sauvage.  Antoi- 
nette lut  et  relut  ces  pages  couvertes  d'une  virile  écriture,  pleine, 
ferme  et  nette,  puis  elle  s'enferma  dans  sa  chambre  pour  y  répon- 
dre longuement,  et  porta  elle-même  sa  lettre  au  bureau  de  poste. 

Ainsi  se  passa  le  troisième  jour.  Le  lendemain,  la  jeune  fille 
s'éveilla  avec  un  désir  d'agitation  et  de  mouvement.  Elle  avait 
songé  toute  la  nuit  à  cette  famille  de  Jacques  où  elle  allait  entrer, 
à  ce  monde  austère  et  sérieux,  dont  les  habitudes  ressemblaient  si 
peu  aux  siennes.  Elle  signifia  à  Céline  stupéfaite  qu'elle  voulait 
s'occuper  de  cuisine  et  de  ménage,  et,  nouant  un  tablier  autour 
de  sa  taille,  elle  se  mit  résolument  à  l'œuvre.  Quand  elle  se  fut 
meurtri  les  doigts  en  reprisant  une  serviette,  et  qu'elle  eut  laissé 
brûler  l'épaule  de  mouton  destinée  au  dîner  de  M.  de  Lisle,  elle 
s'impatienta,  lança  son  tablier  au  milieu  de  la  cuisine,  et  alla  s'as- 
seoir, toute  dépitée,  sous  les  noisetiers  du  jardin.  Elle  n'attendait 
pas  de  lettre  de  Jacques  avant  la  fin  de  la  semaine,  et  les  heures 
commençaient  à  lui  sembler  longues.  M.  de  Lisle  ne  rentrait  qu'à 
la  nuit  pour  souper  et  dormir  ;  d'ailleurs  il  n'entendait  rien  aux 
agitations  de  sa  fille,  qu'il  traitait  d'enfantillages,  et  Antoinette  ne 
se  sentait  pas  encouragée  à  le  prendre  pour  confident.  Restait  Céline, 
à  laquelle  la  jeune  fille  pouvait  ouvrir  son  cœur.  Céline  était  un 
auditeur  excellent,  attentif,  patient  et  prompt  à  l'admiration,  mais 
un  auditeur  passif  et  muet.  Antoinette,  condamnée  à  un  monologue 
perpétuel,  aurait  voulu  que  de  temps  à  autre  on  lui  donnât  la  ré- 
plique :  aussi  poussa-t-elle  un  soupir  de  soulagement  quand,  un 
matin  où  elle  était  plus  que  jamais  plongée  dans  un  morne  ennui, 
elle  aperçut  entre  les  dahlias  du  parterre  la  barbe  blonde  et  les 
yeux  sourians  d'Évonyme. 


UNE    ONDINE.  A07 

L'ami  de  Jacques  fut  le  bienvenu.  Extrême  en  tout,  Antoinette 
lui  fit  un  accueil  auquel  il  n'était  pas  habitué,  et  qui  le  remplit 
d'une  fatuité  naïve.  Elle  fut  prévenante,  et  inventa  mille  prétextes 
pour  l'attirer  le  plus  souvent  possible  aux  Gorderies  et  lui  parler  de- 
Jacques  tout  à  son  aise.  Elle  avait,  quand  elle  voulait  s'en  donner  la 
peine,  une  grâce  irrésistible.  Evonyme  se  laissa  faire.  Au  fond,  il 
était  flatté  de  toutes  ces  démonstrations,  qu'il  prenait  bonnement 
au  pied  de  la  lettre.  On  a  beau  être  sceptique,  on  se  fait  toujours 
un  peu  illusion  à  soi-même  ;  Évonyme  oublia  pour  le  coup  les  vers 
de  son  poëte  favori  sur  un  certain  grison  chargé  de  reliques  : 

Ce  n'est  pas  vous,  c'est  l'idole 
A  qui  cet  honneur  se  rend. 

Il  ne  vit  pas  que  ce  charmant  accueil  s'adressait  surtout  au  con- 
fident de  Jacques  Duhoux,  et  il  en  prit  pour  lui-même  la  meil- 
leure part.  Du  reste  Antoinette  procédait  avec  adresse  ;  elle  entre- 
coupait avec  art  les  causeries  relatives  à  son  amoureux  d'entretiens 
où  Èvonyme  trouvait  son  intérêt  personnel.  Elle  flattait  son  amour- 
propre  et  se  faisait  lire  de  longs  extraits  du  fameux  journal,  Evo- 
nyme prit  goût  à  la  chose,  et  devint  l'hôte  assidu  des  Gorderies.  Il 
y  arrivait  dès  le  matin,  et  trouvait  la  jeune  fille  appuyée  à  la  grille, 
en  robe  de  toile,  la  tète  couverte  d'un  capulet  rouge,  et  déjeunant 
d'un  morceau  de  pain  et  d'une  grappe  de  raisin.  Alors  elle  ouvrait 
lentement  la  petite  porte,  et  ils  s'en  allaient  flâner  dans  le  jardin, 
dont  les  plates-bandes  étaient  encore  humides  de  rosée. 

Leurs  promenades  ne  se  bornaient  pas  toujours  aux  allées  tour- 
nantes du  jardin;  parfois  ils  poussaient  une  pointe  jusque  dans  les 
bois,  au-devant  de  M.  de  Lisle.  Les  gens  de  Rochetaillée,  habitués 
aux  caprices  et  aux  façons  excentriques  d'Antoinette,  ne  s'en  éton- 
naient pas  trop,  et  d'ailleurs  Antoinette  se  souciait  de  leur  opinion 
comme  d'un  fétu.  Un  matin  de  la  fin  d'août,  le  ciel  était  si  douce- 
ment voilé  et  la  fouillée  si  fraîche  qu'ils  se  laissèrent  insensible- 
ment gagner  par  le  charme  des  bois  et  s'enfoncèrent  assez  avant 
dans  la  forêt.  Antoinette  avait  reçu  la  veille  des  nouvelles  de  Jac- 
ques. La  lettre  de  son  fiancé,  plus  courte  et  moins  expansive  que 
les  précédentes,  lui  avait  paru  écrite  sous  l'empire  de  quelque 
préoccupation  extraordinaire,  et  elle  avait  passé  une  partie  de  la 
nuit  à  ruminer  les  phrases  de  cette  épître  trop  laconique.  Aussi  elle 
avait  peu  dormi,  elle  avait  mal  aux  nerfs,  et,  comme  le  disait  Céline, 
elle  était  dans  un  de  ses  jours  d'orage.  Tout  en  cheminant,  le  sou- 
venir de  la  jeune  fille  aux  bandeaux  plats  lui  trottait  par  la  tête. 
Elle  amena  la  conversation  sur  la  famille  Duhoux,  et  peu  à  peu, 
avec  de  timides  précautions,  elle  en  vint  à  demander  à  Évonyme 


Û08  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  détails  sur  cette  personne  qu'on  avait  voulu  fiancer  au  garde- 
général.  Là- dessus,  Ormancey  savait  fort  peu  de  choses  :  la  jeune 
fille  en  question  était  liée  avec  les  sœurs  de  Jacques,  on  la  disait 
très  modeste  et  très  douce,  et  de  tout  temps  ce  mariage  avait  été 
un  rêve  choyé  par  les  parens...  Antoinette  fronça  le  sourcil,  et  sa 
figure  se  rembrunit.  Elle  était  devenue  silencieuse,  et  Ormancey, 
l'observant  à  la  dérobée,  fut  effrayé  de  l'expression  tragique  que 
ses  traits  avaient  prise.  Il  essaya  de  changer  la  conversation,  et, 
comme  la  promenade  sous  bois  l'avait  mis  en  veine  de  lyrisme,  lâ- 
chant la  bride  à  son  éloquence  imagée,  il  célébra  les  délices  de  la 
solitude  et  de  la  vie  forestière  ;  mais  Antoinette  était  rétive  à  ses 
métaphores,  le  démon  de  la  contradiction  la  possédait. 

—  La  solitude  m'ennuie,  dit-elle  d'un  ton  boudeur,  en  s' asseyant 
brusquement  sur  un  tronc  d'arbre;  quand  on  a  vécu  six  mois  à 
Rochetaillée,  on  rêve  des  distractions  moins  pastorales.  —  Elle 
resta  un  moment  pensive  et  le  regard  perdu  dans  le  vide,  puis, 
secouant  la  tête  d'un  air  décidé,  elle  reprit  : 

—  Je  me  sens  devenir  mondaine,  et  j'ai  envie  de  mordre  à  tous 
les  fruits  défendus.  Je  voudrais  danser,  m'étourdir,  et  vous  devriez 
décider  mon  père  à  me  conduire  à  la  fête  d'Arc  ;  on  y  donne  cette 
année  un  grand  bal,  où  viendront  les  officiers  de  la  garnison. 

Au  seul  mot  d'officiers,  Évonyme  avait  écarquillé  les  yeux.  Il 
pensa  que  le  moment  était  venu  de  jouer  son  rôle  de  mentor.  — 
Hum  1  dit-il  gravement,  croyez-vous  que  Jacques  serait  enchanté 
de  savoir  que  vous  êtes  allée  à  ce  bal  ! 

Antoinette  fit  une  légère  moue.  —  Jacques  n'est  pas  ici,  répon- 
dit-elle d'un  air  mutin,  et  on  ne  le  lui  dira  pas! 

—  Oui,  mais  je  suis  là,  moi,  et  c'est  tout  comme.  Je  crois  que 
j'excéderais  mes  pouvoirs  en  permettant... 

—  Plaît-il?  interrompit  brusquement  Antoinette;  vos  pouvoirs! 
Qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 

Alors  Évonyme,  qui  ne  savait  rien  garder,  expliqua  sans  la  moindre 
précaution  les  défiances  et  les  peurs  de  Jacques  au  sujet  du  carac- 
tère fantasque  et  indépendant  de  sa  fiancée;  il  les  exagéra  même,  et 
s'étendit  avec  complaisance  sur  la  mission  délicate  qu'il  avait  reçue. 
A  mesure  qu'il  parlait,  la  physionomie  de  la  jeune  fille  changeait 
d'expression.  D'abord  ses  sourcils  se  rapprochèrent,  elle  toisa  Évo- 
nyme de  la  tête  aux  pieds,  puis  un  sourire  ironique  retroussa  les 
coins  de  sa  bouche.  —  Ah!  ah!  vraiment?  disait-elle  avec  un  ac- 
cent de  dépit,  pendant  qu'Ormancey  commençait  son  cours  de  mo- 
rale. —  Elle  était  vivement  froissée  du  peu  de  confiance  de  Jacques 
et  de  cette  plaisante  idée  de  la  faire  chapitrer  et  chaperonner  par  Évo- 
nyme. Celui-ci,  sans  se  douter  de  l'orage  qui  grondait,  poursuivait 


UNE    ONDINE.  Zi09 

innocemment  sa  mercuriale.  Antoinette  le  regardait  de  côté,  et  de 
confuses  idées  de  rébellion  et  de  vengeance  s'agitaient  dans  sa  tête. 
Tout  à  coup  une  flamme  malicieuse  illumina  ses  yeux.  Il  lui  était 
venu  une  tentation  diabolique  de  mystifier  Évonyme  en  l'empêtrant 
dans  les  plis  de  sa  robe  de  moraliste  et  en  le  faisant  rouler  tout  le 
premier  dans  ce  précipice  dont  il  était  chargé  de  la  détourner.  Elle 
se  leva,  et,  posant  sa  petite  main  sur  l'épaule  du  sermonneur  :  — 
Assez!  dit-elle,  vous  avez  raison.  Je  renonce  à  ma  fantaisie;  mais  il 
est  temps  de  rentrer.  Donnez-moi  votre  bras,  je  suis  un  peu  lasse. 

Elle  s'appuya  nonchalamment  sur  le  bras  d'Evonyme,  enchanté 
du  succès  de  son  homélie,  et  ils  s'en  revinrent  à  petits  pas.  Chemin 
faisant,  elle  s'amusa  à  remettre  son  compagnon  sur  cette  pente  de 
rêverie  enthousiaste  où  elle  l'avait  tout  à  l'heure  si  cavalièrement 
arrêté.  L'esprit  d'Evonyme  était  un  vase  d'où  le  lyrisme  ne  deman- 
dait qu'à  déborder.  Une  promenade  dans  les  bois  lui  causait  une 
griserie  intellectuelle  qui  se  traduisait  par  un  flot  sans  cesse  jaillis- 
sant d'effusions,  d'images  et  de  comparaisons.  Il  s'échauffait  et  de- 
venait successivement  joyeux  et  mélancolique,  naïf  et  prétentieux; 
tantôt  riant  aux  éclats  de  ses  propres  bons  mots,  tantôt  s'attendris- 
sant  jusqu'aux  larmes,  et  tout  cela  d'une  façon  décousue,  inégale 
et  bizarre.  Antoinette,  avec  une  machiavélique  espièglerie,  l'excitait, 
l'applaudissait,  puis,  quand  il  était  bien  en  train,  l'interrompait 
pour  fredonner  un  bout  de  romance  ou  pour  cueillir  une  fleur.  Elle 
revenait  ensuite  à  lui,  reprenait  son  bras,  s'y  appuyait  un  peu  plus 
fort,  le  regardait  droit  dans  les  yeux.  —  Eh  bien  !  où  en  étions- 
nous?  lui  demandait-elle  de  sa  voix  la  plus  caressante. 

A  un  détour  du  chemin,  elle  aperçut  un  talus  surmonté  d'un  buis- 
son de  mûres  sauvages.  Elle  y  grimpa  d'un  seul  bond,  fit  signe  à 
Evonyme  de  s'approcher,  s'accrocha  d'une  main  à  un  jeune  frêne, 
et  se  mit  à  croquer  les  baies  noires  et  appétissantes.  Ormancey  la 
regardait  d'un  œil  de  convoitise.  —  Calmez-vous!  s'écria-t-elle  en 
riant,  vous  en  aurez  votre  part.  —  Elle  cueillit  une  mûre,  et,  la  te- 
nant du  bout  des  doigts  suspendue  au  niveau  des  lèvres  d'Evonyme  : 
—  A  vous!  dit-elle. 

Celui-ci  tendit  la  bouche  très  ingénument  et  sentit  sur  ses 
lèvres  le  frôlement  des  mignons  doigts  effilés.  Le  manège  fut  répété 
plusieurs  fois.  Pour  naïf  qu'on  soit,  on  n'en  est  pas  moins  homme, 
et  le  philosophe  Évonyme  commençait  à  s'en  apercevoir.  Ses  yeux 
étonnés  contemplaient  cette  tête  rieuse  au  milieu  des  feuillées;  ce 
joli  bras  furetant  parmi  les  ronces,  puis  se  relevant  pour  eflleurer 
sa  bouche  ;  cette  taille  souple,  mollement  cambrée  par  les  mouve- 
mens  que  nécessitait  un  perpétuel  va-et-vient.  Il  savourait  tous 
ces  menus  détails,  et  perdait  peu  à  peu  la  tête.  Soudain  Antoinette 


AlO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sauta  légèrement  sur  le  chemin.  —  Vraiment,  dit-elle,  vous  vous  y 
habitueriez  !  —  Puis,  le  regardant  en  face,  elle  poussa  un  éclat  de 
rire  à  la  vue  de  ses  lèvres  teintes  d'une  pourpre  bleuâtre.  —  Quelle 
singulière  figure  cela  vous  fait  !  reprit-elle,  vous  avez  l'air  d'un 
faune  que  les  nymphes  auraient  barbouillé  de  raisin  ! 

Ils  se  remirent  en  route  ;  mais  cette  fois  elle  refusa  le  bras 
qu'Evonyme  lui  offrait  avec  insistance.  Elle  marchait  en  avant,  d'un 
pas  léger  et  rhythmé,  sous  la  lumineuse  verdure  des  hêtres,  et  pour 
la  première  fois  attentif  aux  détails  charmans  de  sa  beauté,  Evo- 
nyme  la  suivait  en  l'admirant.  Ce  jour-là,  il  dîna  aux  Corderies, 
laissant  la  fermière  du  Val-Clavin  se  morfondre  en  l'attendant.  11 
quitta  Rochetaillée  tout  rêveur.  Il  se  faisait  au  dedans  de  lui  un 
remue-ménage  curieux  ;  les  intimes  profondeurs  de  son  moi  étaient 
troublées  par  des  sentimens  insolites.' —  Çà,  pensait-il,  ai-je  la  ber- 
lue ou  suis-je  en  chair  et  en  esprit  le  même  Évonyme  que  l'an 
passé?  Moi  que  l'éternel  féminin  tourmentait  si  peu,  me  voilà  tout 
empêché  et  songeur  pour  un  tête-à-tête  avec  Antoinette  !  On  dirait 
que  cette  espiègle  fille  m'a  versé  un  philtre,  et  je  crois,  de  vrai,  que 
j'en  deviens  amoureux.  Je  n'ai  pourtant  pas  rêvé;  son  bras  s'ap- 
puyait tantôt  sur  le  mien  avec  un  abandon  presque  tendre,  ses  yeux 
me  souriaient  et  ses  doigts  ont  effleuré  ma  bouche.  Je  ne  m'en  fais 
pas  accroire,  mais  enfin  sa  voix  en  me  parlant  avait  des  inflexions 
caressantes  que  je  ne  lui  connaissais  pas.  L'Ecclésiaste  a  raison  de 
dire  de  la  femme  qu'elle  est  semblable  aux  engins  des  chasseurs  ; 
son  cœur  est  un  piège,  ses  mains  sont  des  chaînes,  ^'importe,  c'est 
une  bonne  chose  que  l'amour,  surtout  l'amour  adolescent  avec  ses 
adorables  gaucheries,  ses  soupirs,  ses  silences  et  ses  audaces  ina- 
vouées. Oh  !  ces  petits  doigts  tachés  de  mûres,  il  me  semble  encore 
les  sentir  voltiger  sur  mes  lèvres  !.. 

La  vue  de  la  ferme  du  Val-Glaviii,  dont  les  lumières  tremblantes 
scintillaient  entre  les  branches  des  derniers  arbres  de  la  forêt,  in- 
terrompit ce  monologue  voluptueux,  et  rappela  Évonyme  à  la  réa- 
lité.— Ah!  mon  Dieu,  s'écria-t-il,  et  Jacques  que  j'oublie,  Jacques 
qui  se  repose  sur  mon  amitié  comme  sur  un  roc  !  Eh  bien!  quoi? 
Je  ne  trahirai  pas  sa  confiance.  Ami  courageux  et  fidèle,  j'enferme- 
rai mon  amour  sous  triple  serrure,  et  personne  ne  le  verra.  J'aurai 
toutes  les  abnégations  ;  j'accompagnerai  Antoinette  et  Jacques  jus- 
qu'au seuil  du  mariage,  et  je  contemplerai  leur  bonheur,  comme 
Adam,  chassé  de  l'Édan,  devait  regarder  de  loin  les  jardins  en  fleur 
du  paradis.  Je  me  dirai  avec  mélancolie  :  «  Moi  aussi,  j'aurais  pu 
ra'asseoir  sous  cette  verdure  et  respirer  ces  fleurs...  »  Mais,  mor- 
bleu !  en  dépit  de  ma  loyale  amitié,  je  ne  peux  pas  arrêter  les  bat- 
temens  de  mon  cœur  comme  le  balancier  d'mie  pendule;  Jacques 


UNE    ONDINE.  Mi 

ne  peut  pas  m'empêcher  d'être  amoureux,  et  je  sens  que  je  le 
suis  ! 

Évonyme  retourna  aux  Corderies,  bien  décidé  à  se  sacrifier  loya- 
lement, et  bien  persuadé  que  personne  ne  s'apercevrait  jamais  de 
la  métamorphose  qui  venait  de  s'opérer  en  lui.  Malheureusement  il 
ne  savait  pas  dissimuler,  et  dans  les  lettres  qu'il  écrivit  à  Jacques  il 
laissa  percer  involontairement  quelque  chose  des  émotions  nou- 
velles qui  l'agitaient.  Jacques,  pendant  ce  temps,  luttait  contre  des 
obstacles  qu'il  avait  prévus,  mais  qui  n'en  étaient  pas  moins  diffi- 
ciles à  surmonter.  Son  amour  pour  Antoinette  avait  été  accueilli 
avec  autant  d'étonnement  que  de  répugnance  par  sa  famille,  dont 
cette  subite  passion  bouleversait  les  projets.  Sa  mère  surtout,  qui 
avait  toutes  les  préventions  des  provinciales  contre  les  Parisiennes, 
envisageait  avec  terreur  ce  mariage  qu'elle  traitait  de  folie.  —  Une 
fille  sans  dot,  ayant  des  goûts  de  luxe  et  de  plaisir,  n'entendant 
rien  au  ménage,  tel  était  le  portrait  qu'elle  se  faisait  d'Antoinette. 
—  Les  objections  naissaient  en  foule,  suivies  de  comparaisons  toutes 
à  l'avantage  du  parti  qu'elle  avait  rêvé  pour  son  fils;  puis  venaient 
les  prières  et  les  larmes,  et  tout  cela  tourmentait  Jacques  sans 
l'ébranler.  Au  milieu  de  ces  luttes  sourdes  et  pénibles  arrivèrent 
les  épîtres  d'Évonyme,  pleines  d'étranges  effusions  et  de  mysté- 
rieuses réticences.  Jacques  en  fut  à  la  fois  surpris  et  agacé;  d'un 
autre  côté,  les  lettres  d'Antoinette  ne  contribuèrent  nullement  à  le 
rasséréner.  Soit  par  étourderie,  soit  par  un  malicieux  désir  d'ai- 
guillonner la  passion  de  son  fiancé  et  de  hâter  son  retour,  la  jeune 
fille  ne  laissait  passer  aucune  occasion  d'insister  plaisamment  sur 
la  métamorphose  d'Évonyme  en  Céladon,  sur  ses  assiduités,  ses 
boutades  et  ses  soupirs.  Évonyme  était  de  toutes  les  promenades, 
il  soignait  sa  toilette,  mettait  des  gants,  fleurissait  sa  boutonnière 
et  ne  fumait  plus  sa  pipe.  Dans  une  lettre  datée  du  commencement 
de  septembre,  Antoinette  écrivait  :  «  Connaissez-vous  les  bois  de  la 
Faye?  Figurez-vous  qu'Évonyme  et  moi,  nous  nous  y  sommes 
perdus  l'autre  matin.  Notre  ami,  qui  sait  peu  s'orienter,  n'a  jamais 
pu  retrouver  le  chemin  de  Rochetaillée.  Nous  nous  sommes  em- 
brouillés dans  un  labyrinthe  de  sentiers  charmans,  mais  perfides,  et 
nous  avons  été  tomber...  Devinez  où?...  A  Santenoge,  où  nous 
avons  déjeuné  en  tête-à-tête.  Ne  froncez  pas  vos  noirs  sourcils  ja- 
loux! Je  n'en  pouvais  plus  de  faim,  et  c'eût  été  pitié  de  me  faire 
retourner  à  jeun.  Je  serais  morte  en  route  !  Le  déjeuner  a  mis  Évo- 
nyme en  verve;  au  retour,  j'ai  eu  toutes  les  peines  du  monde  à 
l'empêcher  de  me  prendre  pour  une  nymphe  des  bois  et  de  m'en- 
guirlander  de  clématite...  » 

Cette  lettre  et  d'autres,  écrites  sur  le  même  ton  évaporé,  irritèrent 
Jacques  et  l'attristèrent,  —  non  pas  qu'il  fît  à  Antoinette  l'injure 


/jl2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  la  soupçonner  :  il  croyait  fermement  à  son  amour,  mais  cette 
légèreté  le  faisait  souffrir;  il  détestait  cette  absence  de  sérieux, 
cette  indépendance  indisciplinée  et  ce  complet  dédain  du  qu'en 
dira-t-on.  Toutes  ces  étourderies  semblaient  donner  raison  aux 
préventions  de  sa  mère,  et  c'était  là  surtout  ce  qui  l'exaspérait.  Il 
redoutait  le  moment  où  il  présenterait  sa  fiancée  à  sa  famille.  Il  ne 
voulait  rien  écrire  de  ses  irritations  à  Antoinette;  mais  il  avait  hâte 
d'arriver  à  Rochetaillée  pour  mettre  un  terme  à  ces  folies  et  prépa- 
rer une  transformation  nécessaire  dans  les  habitudes  et  le  carac- 
tère de  celle  qu'il  aimait.  Le  désir  qu'il  avait  de  partir  lui  fit  brus- 
quer le  dénoûment.  Il  manifesta  énergiquement  sa  volonté,  arracha 
plutôt  qu'il  ne  l'obtint  le  consentement  de  son  père  et  le  oui  résigné 
de  sa  mère,  puis,  sans  prendre  le  temps  de  prévenir  Antoinette,  il 
monta  dans  le  premier  train-express  allant  vers  la  Champagne. 

Le  jour  même  où  le  courrier  amenait  Jacques  à  Rochetaillée,  Lvo- 
nyme  était  venu  passer  l'après-midi  aux  Corderies.  M.  de  Lisly  était 
à  la  chasse,  Céline  au  lavoir,  et  les  deux  jeunes  gens  se  trouvaient 
seuls  dans  le  salon,  dont  la  porte-fenêtre  donnant  sur  la  terrasse 
était  restée  entr'oiiverte.  Antoinette,  assise  au  piano,  jouait  et  chan- 
tait alternativement.  Évonyme,  étendu  languissamment  sur  le 
canapé,  fermait  les  paupières  pour  mieux  savourer  la  musique;  de 
temps  en  temps  seulement,  il  les  rouvrait  et  lorgnait  la  taille  souple 
d'Antoinette,  la  courbe  moelleuse  de  ses  épaules,  sur  lesquelles 
flottaient  des  rubans  de  velours  noir,  sa  tête  fine,  légèrement  in- 
clinée, et  les  boucles  folles  frisant  sur  la  nuque ,  puis  il  poussait 
un  soupir,  refermait  les  yeux  et  retombait  dans  sa  langoureuse 
rêverie. 

Antoinette  se  mit  à  jouer  lentement  le  menuet  de  Don  Juan. 
Évonyme  se  souleva  d'un  air  enthousiaste. — Recommencez,  je  vous 
en  prie  !  s'écria-t-il,  cette  mus'que  voluptueuse  me  chatouille  déli- 
cieusement l'imagination.  Je  ne  puis  l'entendre  sans  me  figurer 
une  salle  pleine  de  jeunes  danseurs  :  les  rideaux  sont  baissés,  le 
rire  et  le  babil  bourdonnent  dans  tous  les  groupes  ;  les  couples 
glissent  silencieusement  en  faisant  de  longues  révérences  ;  dans 
un  coin,  un  danseur,  assis  derrière  sa  bien-aimée,  lui  murmure  à 
l'oreille  des  mots  d'amour  qu'elle  semble  agiter  et  repousser  avec  son 
éventail...  Puis  je  me  représente  ces  couples  amoureux,  cinquante 
ans  plus  tard,  couchés  sous  l'herbe  du  cimetière  ;  je  les  vois  se  rele- 
ver aux  sons  de  la  musique,  et  paraître  tout  à  coup  à  mes  yeux 
comme  d'antiques  revenans... 

Le  bruit  d'un  pas  sur  le  sable  du  jardin  l'interrompit  au  milieu 
de  sa  tirade  ;  il  tourna  la  tête,  et  aperçut  Jacques  debout  sur  le 
seuil  du  salon. 

Le  premier  mouvement  d'Antoinette,  à  la  vue  de  Jacques,  avait 


UNE    ONDINE.  Ûl3 

été  de  courir  à  lui,  les  mains  tendues;  mais  le  regard  chagrin  que 
lui  jeta  tout  d'abord  son  fiancé  fit  sur  sa  tendresse  l'efTet  d'une 
douche  glacée  et  l'arrêta  dans  son  élan.  Guidé  par  les  sons  du 
piano,  Jacques  s'était  dirigé  sans  bruit  vers  le  salon  :  il  espérait 
trouver  Antoinette  seule  et  la  surprendre;  à  l'aspect  d'Evonyme 
étendu  familièrement  sur  les  coussins,  son  désappointement  s'é- 
tait traduit  par  la  brusque  altération  de  ses  traits.  Néanmoins  il 
redevint  promptement  maître  de  lui  et  s'efforça  de  sourire;  mais  le 
mal  était  fait,  et  des  deux  côtés  la  pure  et  première  joie  du  re- 
tour était  gâtée.  La  poignée  de  main  que  se  donnèrent  les  deux 
amoureux  fut  affectueuse,  avec  une  nuance  de  réserve.  Évonyme 
seul  manifesta  bruyamment  et  cordialement  sa  joie  en  sautant  au 
cou  de  Jacques  avec  l'effusion  d'un  homme  qui  a  la  conscience  par- 
faitement en  repos.  Il  le  questionnait  sur  sa  famille,  s'informait  de 
son  voyage  et  de  la  durée  du  trajet.  Jacques  ne  répondait  que  par 
des  monosyllabes.  —  Ne  s'en  ira-t-il  pas?  pensait-il;  ne  comprend-il 
pas  qu'il  est  de  trop? —  Évonyme  ne  bougeait  pas  plus  qu'un  terme. 
Il  avait  cru  remarquer  que  la  conversation  languissait,  et  il  croyait 
de  son  devoir  de  la  ranimer  et  de  l'entretenir.  Enfin  M.  de  Lisle 
rentra  et  retint  les  deux  amis  à  dîner.  Ce  soir-là,  Jacques  ne  put 
être  seul  dix  minutes  avec  Antoinette. 

Heureusement  le  lendemain  il  se  dédommagea.  Évonyme  était 
resté  au  Val-Clavin,  et  le  soleil  de  septembre  luisait  gaîment.  An- 
toinette voulut  faire  à  Jacques  les  honneurs  de  la  forêt,  et  ils  y  pas- 
sèrent toute  la  matinée.  La  jeune  fille  se  sentait  légère  et  allègre, 
sa  figure  s'épanouissait;  la  joie  la  rendait  meilleure  et  doublait 
ses  séductions.  Jacques  lui-m.ême,  gagné  par  la  grâce  qui  éma- 
nait de  cette  nature  si  richement  douée,  oubliait  les  toarmens 
de  l'absence  et  les  désappointemens  de  l'arrivée.  Elle  lui  reprocha 
doucement  sa  maussaderie  de  la  veille,  et  il  n'eut  pas  le  courage 
de  troubler  par  des  paroles  sévères  la  joie  profonde  de  ces  pre- 
mières heures.  Ils  revinrent  au  logis  plus  aimans  tous  deux,  plus 
attachés  l'un  à  l'autre,  et  le  reste  de  la  journée  s'écoula  dans  uns 
félicité  sereine. 

Mais  Évonyme  reparut  les  jours  suivans;  il  s'obstinait  à  partager 
leurs  causeries  et  leurs  promenades.  Il  ne  lui  vint  pas  un  moment 
à  l'esprit  qu'il  était  de  trop,  et  qu'il  les  gênait.  Plein  de  ses  idées 
de  sacrifice  et  bien  décidé  à  s'effacer  dès  que  sa  présence  devien- 
drait un  obstacle  au  bonheur  de  ses  amis,  il  se  croyait  presque  au- 
torisé par  ces  loyales  résolutions  à  savourer  sa  part  du  charme  et 
de  la  beauté  d'Antoinette.  Après  tout,  dérober  quelques  miettes 
d'un  festin  que  son  ami  aurait  toute  la  vie  pour  déguster,  était-ce 
un  bien  gros  péché?  En  convive  respectueux  et  discret,  il  saurait 


Illh  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ne  pas  incommoder  ses  hôtes  et  se  retirerait  au  dessert.  Il  voyait 
dans  cette  tolérance  comme  un  dédommagement  et  une  récom- 
pense de  son  abnégation  :  aussi,  lorsqu'il  se  trouvait  en  tiers  avec 
les  deux  amoureux,  sa  résignation  affectait  des  airs  penchés  et 
élégiaques  du  plus  haut  comique.  Parfois  au  beau  milieu  d'une 
promenade,  tandis  qu'Antoinette  cheminait  au  bras  de  son  fiancé, 
Évonyme  poussait  tout  à  coup  de  gros  soupirs,  et,  se  tenant  osten- 
siblement à  l'écart,  jetait  sur  ses  amis  un  mélancolique  regard  qui 
voulait  dire  :  «  Allez,  soyez  heureux,  sans  vous  soucier  de  moi... 
J'ai  renoncé  à  tout!  »  Ou  bien  au  contraire,  dans  un  accès  de  ga- 
lanterie, il  accablait  yVntoinette  de  petits  soins  et  d'attentions,  et 
prenait  même  devant  les  étrangers  des  mines  de  patito  et  de  cava- 
lier-servant dont  la  jeune  fille  s'amusait  fort,  mais  qui  amassaient 
de  sombres  nuages  sur  le  front  de  Jacques.  Alors  s'apercevant  de 
sa  maladresse  et  voulant  la  réparer,  il  s'emparait  du  forestier,  lui 
jurait  une  amitié  inaltérable  et  terminait  ses  protestations  émues 
par  une  poignée  de  main  qui  pouvait  se  traduire  ainsi  :  a  Ras- 
sure-toi, c'est  fini,  je  suis  résigné!  » 

Ces  attitudes  de  victime,  ces  roucoulemens  platoniques  et  ces 
soupirs  étouffés  impatientaient  Jacques  et  l'exaspéraient.  —  Est-ce 
qu'Évoiiyme  ne  s'en  ira  pas  bientôt  à  Paris?  demanda-t-il  un  soir 
à  Antoinette. 

—  J'espère  qu'il  ne  partira  pas  avant  que  nous  soyons  mariés, 
répliqua-t-elle;  —  puis,  voyant  la  figure  de  Jacques  s'allonger  :  — 
Est-ce  que  cela  vous  contrarie?  s'écria-t-elle  en  riant;  seriez-vous 
jaloux  d'Évonyme? 

Jacques,  sans  répondre  à  cette  dernière  question,  fit  remarquer 
que  la  persistance  d'Ormancey  à  se  trouver  toujours  entre  eux 
finissait  par  être  au  moins  indiscrète.  —  D'ailleurs,  ajouta-t-il,  cela 
peut  donner  lieu  à  des  commentaires  désagréables;  Évonyme  de- 
vrait le  comprendre. 

—  Bah!  fit  Antoinette  saisie  par  le  démon  de  la  contradiction, 
c'est  une  idée  de  province,  cela  !  Mon  cher  Jacques,  que  nous  im- 
portent les  commérages  de  Rochetaillée?..  Du  reste,  Évonyme  nous 
sert  de  chaperon.  Trouveriez- vous  plus  convenable  qu'on  nous  vît 
sans  cesse  dehors  en  tête-à-tête? 

—  Vous  ne  raisonniez  pas  ainsi,  remarqua  sévèrement  Jacques, 
lorsque  avant  mon  arrivée  vous  vous  promeniez  seule  avec  Or- 
mancey. 

Antoinette  ne  supportait  pas  qu'on  la  mît  en  opposition  avec  elle- 
même;  pour  toute  réponse,  elle  haussa  légèrement  les  épaules. 
Jacques  à  son  tour  se  sentait  froissé  et  irrité.  —  Je  vous  en  prie, 
continua-t-il,  faites  entendre  raison  à  Évonyme.  —  Et,  comme  i!  vît 


UNE    ONDINE.  A15 

sur  la  figure  de  la  jeune  fille  un  nouveau  signe  d'impatience,  il 
ajouta  avec  un  accent  impératif  :  —  Je  désire  que  tout  cela  finisse! 

Antoinette  ti-essaillit  à  ce  ton  d'autorité;  elle  devint  rouge  et  jeta 
vers  Jacques  un  regard  de  défi.  —  Faites  vos  commissions  vous- 
même,  dit-elle  d'une  voix  brève.  —  Ces  mots  étaient  à  peine  sortis 
de  ses  lèvres  qu'elle  regrettait  déjà  de  les  avoir  prononcés.  Le  fores- 
tier avait  pâli,  et  ses  yeux  avaient  pris  une  profonde  expression  de 
tristesse  qui  remua  le  cœur  de  la  jeune  fille.  Elle  vit  ce  regard  dé- 
solé, fut  saisie  de  repentir,  et  sautant  vivement  au  cou  de  Jacques  : 
—  Pardon!  s'écria-t-elle,  je  vous  ai  fait  de  la  peine,  je  suis  mau- 
vaise! —  Il  lui  serra  silencieusement  les  mains  et  sourit.  —  Oui, 
continua-t-elle  d'un  air  à  la  fois  suppliant  et  câlin,  je  suis  mau- 
vaise; mais,  je  vous  en  prie,  ne  me  parlez  jamais  durement  comme 
tout  à  l'heure  !  ma  méchante  nature  emportée,  qui  se  rebelle  contre 
une  parole  dure,  fléchit  au  moindre  mot  tendre.  Je  vous  en  prie, 
soyez  doux  et  patient  avec  moi!  Moi,  je  vous  jure  de  ti^availler  de 
mon  mieux  à  être  meilleure  ! 

Il  le  lui  promit  en  baisant  longuement  ses  petites  mains.  Alors 
un  sourire  reparut  sur  les  lèvres  d'Antoinette,  et,  levant  vers  Jac- 
ques ses  beaux  yeux  pénitens  et  caressans  :  —  Promettez-moi  aussi, 
ajouta-t-elle,  que,  s'il  nous  arrive  encore  de  nous  quereller,  vous 
ne  laisserez  jamais  passer  une  nuit  sur  notre  fâcherie. 

La  paix  fut  signée;  malheureusement  elle  ne  dura  pas.  Évonyme 
revint,  et  reprit  son  agaçant  manège  d'amoureux  incompris  et  sa- 
crifié. Antoinette  l'accueillit  avec  plus  de  réserve,  il  est  vrai,  mais 
le  philosophe  Ormancey  n'eut  pas  l'air  de  s'en  apercevoir,  et  con- 
tinua de  soupirer.  Les  froncemens  de  sourcil  et  les  mines  moroses 
de  Jacques  reparurent,  seulement  cette  fois  il  ne  se  plaignit  pas; 
il  devint  taciturne,  et  la  jalousie  s'infiltra  lentement  dans  son  cœur. 
Il  se  rappela  ses  premières  appréhensions,  les  assiduités  d'Évonyme 
aux  Corderies,  la  soirée  de  la  fenaison  dans  le  val  de  Germaine, 
les  réponses  hésitantes  d' Ormancey  quand  il  l'avait  questionné  sur 
son  amour  pour  Antoinette.  Tous  ces  souvenirs  l'assombrirent  et 
le  tourmentèrent.  La  jeune  fille  s'aperçut  de  cette  maussade  hu- 
meur et  s'en  impatienta. 

Envahie  de  nouveau  par  une  mauvaise  inspiration,  cédant  à  cette 
capricieuse  témérité  qui  la  poussait  toujours  à  côtoyer  les  préci- 
pices, elle  recommença  avec  Évonyme  son  jeu  d'enfantines  co- 
quetteries. Les  nuages  s'amassèrent  plus  épais,  mais  Ormancey 
continuait  à  ne  s'apercevoir  de  rien;  il  fallut  que  Céline,  plus 
clairvoyante  et  effrayée  de  la  tournure  que  prenaient  les  choses,  se 
décidât  à  lui  ouvrir  les  yeux.  Un  jour  qu'il  arrivait  tout  joyeux,  il 
fut  reçu  dans  le  jardin  par  la  fidèle  bonne,  qui  ne  lui  mâcha  pas 


A16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  qu'elle  avait  sur  le  cœur.  —  Ëcoutez,  commença-t-elle,  puisque 
nous  voilà  entre  quatre  yeux,  il  faut  que  je  vous  dise  une  chose, 
c'est  que,  si  vous  continuez  vos  roucoulemens  avec  Antoinette,  vous 
finirez  par  nous  attirer  quelque  malheur.  C'était  l'an  dernier  qu'il 
fallait  lui  faire  la  cour,  quand  elle  avait  le  cœur  libre;  aujourd'hui, 
elle  a  un  amoureux,  adieu  paniers,  vendanges  sont  faites...  Il  vous 
faut  repartir  pour  Paris,  le  plus  tôt  sera  le  mieux!  —  Et  comme 
Évonyme,  écarquillant  ses  yeux  candides,  allait  se  récrier  :  —  Oh  ! 
je  sais  bien,  poursuivit-elle,  que  vous  n'y  entendez  point  malice; 
mais  il  ne  faut  pas  badiner  avec  le  feu.  Si  Antoinette,  qui  est  une 
enfant,  ne  prend  pas  la  chose  au  sérieux,  M.  Jacques  n'est  ni 
aveugle  ni  endurant,  et  cela  finira  mal.  Or,  comme  Antoinette 
l'aime,  je  n'entends  pas  qu'on  lui  fasse  du  chagrin.  C'est  pourquoi, 
dit  Céline  en  ouvrant  la  porte  toute  grande,  je  me  suis  permis  de 
vous  dire  tout  franc  ce  qui  en  est.  Un  bon  averti  en  vaut  dtux! 

Évonyme  se  retira  la  tête  basse.  —  Cette  brave  fille  a  raison, 
songeait-il,  je  joue  un  vilain  jeu,  et  l'heure  du  sacrifice  a  sonné.  — 
Il  résolut  de  s'éloigner,  et,  en  arrivant  à  la  ferme,  il  commença  ses 
préparatifs  de  voyage;  mais  un  des  petits  travers  d'Évonyme  était 
de  ne  jamais  rien  faire  simplement.  Dans  les  circonstances  les  plus 
graves,  il  lai  fallait  un  accompagnement  théâtral,  une  sorte  de  mise 
en  scène  qui  embellît  les  détails  prosaïques  des  choses.  Il  se  rési- 
gnait bien  à  partir,  mais  il  voulait  que  son  départ  fût  marqué  par 
un  incident  poétique  qui  en  sauvât  la  banalité.  Après  avoir  bien 
cherché,  voici  ce  qu'il  imagina.  L'anniversaire  de  la  naissance  dWn- 
toinette  tombait  le  20  septembre,  et  ce  jour-là  précisément  avait 
lieu  ce  fameux  bal  d'Arc,  auquel  la  jeune  fille  avait  désiré  assister. 
Il  fixa  son  départ  à  cette  même  date,  puis  il  obtint  une  invitation 
pour  M.  de  Lislj  et  sa  fille,  et  la  fit  envoyer  sous  enveloppe  aux 
Gordèries.  11  arrêta  ensuite  le  programme  suivant  :  il  conduirait  ses 
amis  à  la  fête  d'Arc,  et  au  milieu  du  bal,  il  se  lèverait  tout  enivré 
de  musiqi:e,  serrerait  les  mains  des  deux  fiancés,  leur  ferait  ses 
souhaits  de  bonheur,  et  s'évanouirait  entre  deux  accords  mélodieux. 

Le  20  septembre,  Antoinette  se  leva  radieuse.  Autour  d'elle, 
comme  au  fond  de  son  cœur,  tout  était  joyeux  :  le  temps  clair, 
le  vent  tiède,  le  soleil  souriant.  Jacques  l'aimait,  rien  ne  s'op- 
posait plus  à  leur  mariage,  dont  la  date  était  fixée  aux  premiers 
jours  d'octobre.  Jamais  la  vie  ne  lui  était  apparue  sous  des  cou- 
leurs plus  roses  et  plus  charmantes.  Après  le  déjeuner,  Evonyme 
et  Jacques  entrèrent  au  salon,  et  on  se  mit  à  faire  un  peu  de  mu- 
sique. Au  même  moment,  Céline  apporta  un  pli  à  l'adresse  d'An- 
toinette, qui  déchira  rapidement  l'enveloppe:  —  Une  invitation 
pour  le  bal  d'Arc,  s'écria-t-elle  en  battant  des  mains,  moi  qui  ai 


UNE    ONDINE.  ^17 

justement  une  toilette  toute  prête  !..  Qui  m'a  fait  cette  bonne  sur- 
prise?.. C'est  vous,  Jacques,  dit-elle  eu  s' élançant  vers  le  forestier, 
vous  avez  deviné  mon  désir.  Merci  ! 

Jacques  était  devenu  soucieux. — Non,  répondit-il,  i'idée  ne 
vieutpas  de  moi.  J'y  pensais  d'autant  moins  que,  ce  soir,  je  dois 
me  trouver  avec  M.  de  Lisle  chez  le  notaire  qui  prépare  notre  con- 
trat. 

—  Ah  !  fit  la  jeune  fille  d'un  air  désappointé  en  jetant  l'invita- 
tion sur  le  piano,  qui  donc  alors  a  eu  cette  pensée? 

Évonym*  faisait  des  mines  mystérieuses  et  riait  sous  cape.  — 
C'est  vous,  Évonyme,  continua-t-elle  avec  une  nuance  de  dépit;  à 
la  bonne  heure,  les  affaires  sérieuses  ne  vous  absorbent  pas,  vous, 
et  vous  daignez  descendre  au  niveau  de  la  frivole  humanité  ! 

Ormancey  convint  modestement  qu'il  était  l'auteur  de  la  sur- 
prise.—  N'y  aurait-il  pas  moyen,  ajouta-t-il,  de  remettre  à  demain 
ce  rendez-vous  d'affaire?  Je  vais  en  causer  avec  M.  de  Lisle,  et  s'il 
dit  oui,  je  vous  emmène  tous  dans  un  char  à  bancs  qui  nous  attend 
à  la  porte. 

Jacques  gardait  le  silence.  Évonyme  sortit,  et  les  deux  amoureux 
estèrent  seuls.  Antoinette  tambourinait  d'un  air  distrait  sur  le 
couvercle  du  piano;  Jacques,  les  sourcils  froncés  et  l'humeur 
sombre,  allait  et  venait  dans  le  salon.  Il  releva  tout  à  coup  la  tête, 
et  s'arrêtant  devant  la  jeune  fille  :  —  Antoinette,  dit-il  d'une  voix 
grave,  j'ai  une  prière  à  vous  adresser  :  faites-moi  le  sacrifice  de 
cette  partie  de  plaisir. 

—  Quant  à  cela,  non  !  répondit-elle  impétueusement,  c'est  de  l'é- 
goïsme  pur;  je  comprends  que  vous  soyez  fâché  de  consacrer  votre 
soirée  à  des  affaires  ennuyeuses,  mais  ce  n'est  pas  une  raison 
pour  forcer  les  autres  à  s'ennuyer  loin  de  vous. 

—  Il  y  aura,  comme  d'habitude,  un  second  bal  dans  huit  jours, 
et  je  vous  y  conduirai  moi-même,  reprit-il  en  s'efforçant  de  parler 
avec  douceur,  ce  ne  sera  donc  qu'un  plaisir  ajourné;  il  me  semble 
d'ailleurs  plus  convenable  que  vous  preniez  ce  plaisir  avec  moi 
qu'avec  Evonyme. 

—  Et  pourquoi  donc?  demanda-t-elle  d'un  air  provocant.  Je 
vous  assure  qu'Évonyme  est  un  cavalier  très  prévenant  et  très 
respectueux. 

—  Je  ne  doute  pas  du  respect  d'Évonyme;  mais,  ainsi  que  je  vous 
l'ai  déjà  dit,  ses  prévenances  mêmes,  dans  la  situation  où  nous 
sommes,  sont  indiscrètes  et  compromettantes. 

—  Compromettantes!  —  Antoinette  eut  un  éclat  de  rire  ner- 
veux. —  Voilà  que  vous  retombez  dans  vos  rêveries  jalouses.  Mon 
cher  Jacques,  cette  jalousie  est  parfaitement  ridicule  ! 

TOME  civ.  —  1873.  27 


418  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Ridicule  ou  non,  dit  Jacques,  sourdement  irrité,  elle  existe, 
elle  me  fait  soiiffrir,  et  je  vous  supplie  de  ne  pas  jouer  un  pareil 
jgy,  —  Antoinette  haussa  les  épaules  et  continua  de  battre  nerveu- 
sement le  bois  du  piano.  —  Et,  reprit  le  forestier  d'une  voix  altérée, 
si  mes  prières  n'ont  pas  le  don  de  vous  arracher  ce  léger  sacrifice, 
j'ajouterai  qu'au  nom  de  notre  amour,  je  l'exige! 

Elle  se  retourna  brusquement  pour  lancer  à  Jacques  un  regard 
plein  de  tempêtes.  — Et  moi,  je  n'obéirai  jamais  à  de  pareilles 
exigences  ! 

—  Prenez  garde!  répondit-il  avec  une  froideur  apparente;  je  vais 
croire  que  votre  désir  de  plaire  à  Évonyme  est  plus  fort  que  vot 
crainte  de  me  mécontenter.  Votre  obstination  a  une  allure  étrange. 

—  Et  vous,  s'écria  Antoinette,  dont  les  yeux  jetaient  des  éclairs, 
votre  insistance  est  pleine  de  soupçons  injurieux  que  je  ne  veux 
pas  supporter  ! 

Jacques  s'était  adossé  à  la  cheminée.  Ses  yeux  avaient  une  ex- 
pression presque  farouche  et  semblaient  plus  noirs  que  jamais. 
L'une  de  ses  mains  cachée  sous  sa  redingote  tordait  avec  fureur 
l'étoffe  de  son  gilet.  Il  se  sentait  envahi  par  une  colère  violente 
unie  à  une  amère  tristesse.  Il  fit  encore  un  effort  pour  se  contenir 
et,  interrompant  le  silence  qui  régnait  dans  le  salon  :  —  Antoi- 
nette, murmura-t-il,  je  vous  en  supplie,  ne  jouez  pas  ainsi  avec 
mon  cœur.  Ce  que  je  souffre  en  ce  moment  est  impossible  à  dire! 

Elle  considéra  un  instant  les  traits  contractés  de  Jacques  et  tres- 
saillit. Un  mot  de  plus,  un  regard  affectueux,  une  main  tendue,  et 
Antoini  tte,  pleine  de  remords,  se  fût  jetée  dans  ses  bras;  par  mal- 
heur, Jacques  n'aperçut  pas  ce  premier  frisson  d'attendrissement,  et, 
sans  lever  les  yeux,  il  poursuivit  d'une  voix  saccadée  :  —  Écoutez, 
ceci  est  très  sérieux,  et  je  vous  prie  d'y  penser  très  sérieusement 
avant  de  répondre.  Si  vous  persistez  à  aller  à  ce  bal,  vous  me  ferez 
une  offense  mortelle,  et  je  sortirai  d'ici  pour  n'y  revenir  jamais! 

Tout  fut  fini;  le  mauvais  ange  qui  soufflait  la  violence  et  la  ré- 
volte au  cœur  d'Antoinette  l'emporta.  Elle  redressa  la  tète  d'un  air 
de  dépit,  et  ses  yeux  reprirent  cette  teinte  troublée  qui  annonçait  la 
tempêie.  —  Comme  vous  voudrez!  dit-elle;  je  ne  cède  jamais  aux 
menaces. 

—  Antoinette  !..  murmura  Jacques  en  faisant  quelques  pas  entre 
elle  et  la  porte  vitrée. 

—  Allez,  continua-t-elle  sans  se  retourner,  si  votre  cœur  vous 
dit  de  partir,  partez! 

—  Adieu  donc!  s'écria-t-il  avec  un  accent  douloureux,  mais  ferme 
et  résolu,  et  il  sortit  par  le  jardin. 

Pâle,  immobile  comme  une  statue,  l'œil  fixe,  les  mains  serrées 


UNE    ONDLNE.  A 19 

l'une  contre  l'autre,  elle  écoutait  le  sable  crier  sous  les  pas  de  Jac- 
ques, qui  s'éloignait.  Quand  elle  n'entendit  plus  rien,  elle  se  re- 
tourna, aperçut  la  lettre  d'invitation  posée  sur  le  piano,  la  saisit  et 
la  froibsa  avec  colère  entre  ses  doigts. 

Au  même  moment,  la  porte  du  salon  s'entr'ouvrit,  Evonyme  en- 
tra, la  figure  épanouie,  et  s'écria  :  —  C'est  entendu,  on  renverse 
la  marmite,  et  je  vous  emmène  dans  ma  voiture...  Il  s'arrêta  en 
voyant  la  figure  bouleversée  d'Antoinette  :  —  Eh  !  mon  Dieu,  qu'a- 
vez-vous?  Où  est  Jacques? 

—  Jacques  est  parti,  répondit-elle,  et  vous  pouvez  le  suivre,  car 
je  n'irai  pas  au  bal. 

—  Comment,  balbutia-t-il  ébahi,  vous  y  renoncez?..  Moi  qui 
avais  remué  ciel  et  terre  pour  vous  procurer  une  invitation  ! 

—  Votre  invitation!  dit  Antoinette  furieuse,  tenez,  voilà  ce  que 
j'en  fais!.. 

Elle  déchira  la  lettre  avec  des  larmes  de  rage  et  en  jeta  les  mor- 
ceaux à  terre. 

Évonyme,  effaré,  la  regardait  sans  rien  comprendre.  —  Bonté  du 
ciel!  murmura-t-il  enfin,  qu'y  a-t-il? 

—  Il  y  a  que  vos  visites  me  fatiguent,  que  vos  attentions  m'obsè- 
dent... Depuis  votre  arrivée,  vous  n'avez  commis  que  des  mala- 
dresses et  ne  m'avez  attiré  que  des  ennuis...  J'en  suis  lasse,  horri- 
blement lasse,  et  je  vous  prie  de  me  laisser  en  paix! 

Le  malheureux,  roulant  des  yeux  éperdus,  s'agitait  avec  des  mines 
suppliantes;  à  la  première  parole  qu'il  essaya  de  proférer,  la  co- 
lère de  la  jeune  fille  redoubla.  — Laissez-moi,  dit-elle,  vous  m'êtes 
insupportable,  je  vous  hais,  entendez-vous?  Allez -vous-en  ! 

Elle  frappait  du  pied  avec  violence,  et  ses  lèvres  pâlies  frémis- 
saient. Ormancey  effrayé  se  recula,  mais  Antoinette  n'eut  pas  l'air 
de  le  voir;  elle  ouvrit  la  porte  et  disparut,  laissant  le  triste  Évo- 
nyme en  contemplation  devant  les  débris  de  son  invitation  malen- 
contreuse. 


VII. 

Une  fois  enfermée  dans  sa  chambre,  Antoinette  éclata  en  san- 
glots. Il  y  avait  dans  l'explosion  de  sa  douleur  un  mélange  singu- 
lier de  sentitnens  contraires  :  rancune  et  repentir,  honte  et  dépit. 
La  colère  y  grondait  unie  aux  larmes,  comme  dans  ces  orages  vio- 
lens  où  la  pluie  est  mêlée  à  des  éclats  de  tonnerre.  Elle  était  désolée 
d'avoir  poussé  les  choses  à  cette  extrémité,  mais  au  fond  sa  nature 
emportée  s'irritait  sourdement,  et  s'insurgeait  encore.  Tout  ce  qui 
venait  de  se  passer  lui  semblait  un  mauvais  rêve.  Elle  ne  pouvait 


h20 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


pas  croire  que  Jacques  eût  la  cruauté  de  mettre  ses  menaces  à  exé- 
cution. —  Il  m'aime  trop,  pensait-elle,  et  reviendra  le  premier.  — 
Les  moindres  bruits  la  faisaient  tressaillir...  Elle  alla  s'accouder  à 
sa  fenêtre.  Le  soleil  se  couchait  dans  une  brume  pluvieuse,  le  vent 
inclinait  brusquement  les  cimes  échevelées  des  arbres  du  jardin. 

—  11  va  venir,  disait-elle,  il  est  impossible  qu'il  ne  vienne  pas!  — 
Mais  la  maison  restait  muette;  la  nuit  tomba,  les  lumières  du  bourg 
commencèrent  à  scintiller  dans  la  pluie.  Vers  dix  heures,  Antoinette 
entendit  M.  de  Lisie  qui  rentrait.  Il  otait  de  fort  maussade  himieur, 
et  se  plaignait  très  haut  de  M.  Duhoux  qui  lui  avait  laissé  faire  le 
pied  de  grue  chez  le  notaire...  Peu  à  peu  les  éclats  de  voix  s'apai- 
sèrent, Céline  ferma  les  fenêtres,  et  le  silence  régna  dans  la  mai- 
son. La  jeune  fille  sentit  en  elle  un  cruel  déchirement,  le  désespoir 
la  prit  et  ses  larmes  jaillirent  de  nouveau. 

Elle  passa  la  nuit  sans  dormir.  Tandis  que  le  vent  se  lamentait 
et  semblait  pleurer  sur  son  bonheur  agonisant,  tous  les  souvenirs 
de  ces  derniers  six  mois  revinrent  en  foule  à  son  esprit,  et  ces 
images  du  passé  lui  firent  sentir  plus  cruellement  encore  combien 
Jacques  tenait  de  place  dans  sa  vie,  quelles  racines  profondes  un 
pareil  amour  avait  jetées  dans  son  cœur!  Sa  soufirance  était  d'au- 
tant plus  aiguë  qu'elle  n'avait  pas  l'habitude  de  soufi'rir.  Pour  la 
première  fois,  sa  volonté  passionnée  se  heurtait  contre  un  obstacle 
terrible  et  retombait  brisée.  Quand  le  jour  parut,  elle  se  dit  que 
Jacques,  afin  de  rendre  la  leçon  plus  forte,  avait  peut-être  attendu 
le  matin  pour  revenir.  Elle  voulait  espérer  jusqu'au  bout.  Il  lui  ré- 
pugnait de  subir  les  récriminations  de  son  père.  Elle  fit  dire  qu'elle 
était  indisposée  et  désirait  dormir;  puis  son  attente  recommença 
avec  les  mêmes  alternatives  d'angoisse  et  de  désespoir.  Enfin,  n'y 
tenant  plus,  elle  mit  de  côté  un  reste  d'orgueil,  et  écrivit  à  Jacques. 
Sa  lettre,  tracée  à  la  hâte,  contenait  tout  son  cœur,  tout  son  amour. 
Elle  s'humiliait,  elle  s'accusait  et  suppliait.  «  Pardonnez  moi,  écri- 
vait-elle, j'ai  eu  tort  et  j'en  suis  punie...  Je  souffre!  Vous  qui  êtes 
fort,  soyez  bon,  et  revenez  vers  votre  Ondine  qui  se  meurt  de  cha- 
grin loin  de  vous.  » 

Céline  courut  elle-même  porter  ce  billet  à  l'auberge  de  Pitoiset. 

—  M.  Jacques  Duhoux,  lui  dit  la  femme  de  l'aubergiste,  est  parti 
cette  nuit.  Il  a  dû  recevoir  de  mauvaises  nouvelles,  car  il  semblait 
tout  bouleversé,  et,  en  passant  près  de  sa  chambre,  je  l'ai  très  cer- 
tainement entendu  pleurer.  Au  moment  de  monter  en  voiture,  il 
était  pâle  comme  un  linge,  et  si  troublé  qu'il  a  oublié  de  nous  don- 
ner son  adresse. 

Céline,  désespérée,  supposa  qu'il  était  retourné  dans  sa  famille; 
à  la  hâte,  elle  ajouta  sur  l'enveloppe  l'adresse  de  Jacques  à  L...,  et 


UNE    ONDLNE.  h'ii 

prit  le  parti  de  jeter  la  lettre  à  la  poste.  —  Il  la  recevra  demain, 
pensait-elle,  et  pourra  y  répondre  par  un  télégramme;  d'ici  là,  je 
cacherai  son  départ  à  Antoinette. 

Et  ainsi  la  petite  lettre,  contenant  dans  ses  plis  toutes  les  espé- 
rances et  toute  la  destinée  de  la  pauvre  Ondine,  s'en  alla  de  main 
en  main  jusqu'au  wagon  de  l'express  qui  l'emporta  vers  L...  Toute 
la  nuit,  elle  courut  à  travers  champs,  plaines  et  forêts,  tantôt  ca- 
hotée par  la  patache  du  courrier,  tantôt  entraînée  par  la  locomo- 
tive haletante.  AL...,  on  ne  savait  rien  du  départ  de  Jacques,  et  on 
renvoya  la  lettre  à  Rochetaillée,  où  un  matin  le  facteur  la  déposa 
tout  humide  sur  le  dressoir  de  l'auberge.  Cette  fois,  M'""  Pitoiset 
pensa  que  le  renvoi  du  billet  annonçait  un  retour  prochain,  et,  sans 
plus  de  cérémonie,  elle  se  contenta  de  le  classer  parmi  les  paquets 
administratifs  entassés  sur  la  table  du  garde- général.  La  petite 
lettre  y  dormit,  oubliée,  tandis  que  dans  la  maison  des  Gorderies 
Antoinette  attendait  et  se  mourait  d'angoisse. 

Évonyn^e,  en  apprenant  le  brusque  départ  de  son  ami,  avait  été 
pris  de  remords  et  n'avait  pas  voulu  rester  avec  un  pareil  poids 
sur  la  conscience.  11  se  sentait  responsable  de  ce  triste  dénoûment, 
et  il  accourut  aux  Gorderies,  tout  contrit  et  disposé  à  essuyer,  en 
guise  de  pénitence,  les  plus  cruelles  rebuffades  d'Antoinette;  mais 
ses  craintes  furent  vaines.  Elle  lui  tendit  une  main  glacée,  un  sou- 
rire amer  voltigea  un  instant  sur  ses  lèvres  pâlies,  et  ce  fut  tout; 
elle  semblait  à  peine  s'apercevoir  de  sa  présence  au  logis.  Tout 
autre  fut  l'accueil  de  M.  de  Lisle.  11  avait  autrefois  caressé  le  rêve 
de  marier  Antoinette  à  Évonyme,  et  la  fuite  de  Jacques  Duhoux 
venait  d'évoquer  de  nouveau  ce  rêve  un  moment  évanoui.  Orman- 
cey  fut  reçu  par  lui  comme  un  sauveur,  et  choyé  en  conséquence. 
M.  de  Lisle  remerciait  tout  haut  le  ciel  de  l'avoir  préservé  d'un 
gendre  aussi  maussade  que  ce  chahrwi  de  forestier.  Sa  fille  avait 
mieux  que  cela  sous  la  main,  et  il  ne  lui  coûterait  que  de  se  bais- 
ser pour  ramasser.  II  le  répétait  à  qui  voulait  l'entendre,  et  ne  se 
faisait  aucun  scrupule  d'en  parler  devant  la  jeune  fille.  Antoinette 
écoutait  d'un  air  indifférent  ce  bourdonnement  de  paroles  inu- 
tiles. Elle  avait  concentré  toutes  ses  facultés  dans  l'attente,  et  son 
âme  était  suspendue  à  une  dernière  espérance  :  la  réponse  de 
Jacques  à  sa  lettre.  Il  lui  semblait  impossible  qu'il  la  lût  et  ne  ré- 
pondît pas.  Quand  il  verrait  ces  lignes  si  humbles,  si  pénétrées  de 
douleur  et  de  passion,  il  se  laisserait  fléchir  et  reviendrait.  Au  mo- 
ment où  elle  y  penserait  le  moins,  elle  entendrait  un  bruit  de  pas, 
et,  en  se  retournant,  elle  l'apercevrait  soudain,  ému  et  pâle,  comme 
le  soir  où,  dans  le  salon  encombré  de  caisses  et  de  paquets,  il  lui 
avait  si  brusquement  déclaré  son  amour.  Souvent,  en  se  prome- 


A22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nant  dans  le  jardin,  elle  se  disait  :  —  Je  vais  peut-être  le  voir  au 
détour  de  l'allée.  —  Parfois  même  il  lui  semblait  qu'une  voix  bien 
connue  murmurait  deriière  elle  :  —  Antoinette!  —  Elle  se  retour- 
nait alors  toute  frissonnante,  et  la  déception  qu'elle  éprouvait  lui 
donnait  un  coup  au  cœur. 

C'était  surtout  à  l'heure  de  la  tournée  du  piéton  que  son  an- 
goisse devenait  plus  poignante.  Elle  guettait  l'homme  de  la  poste 
chaque  matin  derrière  la  grille  de  la  cour.  Enfin  la  lettre  tant  at- 
tendue arriva.  Hélas!  c'était  la  fin  de  toutes  ses  anxiétés  et  aussi  de 
toutes  ses  espérances.  Elle  déplia  fiévreusement  le  billet  de  Jacques, 
puis  chancela  et  fut  un  moment  obligée  de  s'appuyer  à  la  giille.  Les 
lignes  courtes  et  régulières  étaient  tracées  d'une  main  ferme  et  de 
cette  écriture  large  et  nette  qu'elle  avait  tant  aimée.  Le  billet  ne 
portait  aucune  indication  de  date  ni  de  lieu,  et  voici  tout  ce  qu'il 
contenait  : 

((  Mademoiselle,  la  dernière  conversation  que  nous  avons  eue 
ensemble  m'a  convaincu  que  ma  présence  vous  était  à  charge  et 
que  vous  désiriez  reprendre  votre  liberté.  Je  n'ai  pas  voulu  vous 
importuner  plus  longtemps,  et  je  me  suis  éloigné.  Maintenant  vous 
êtes  libre.  J'écris  à  M.  de  Lisle  pour  dégager  n)a  parole.  Je  ne  de- 
mande plus  que  du  silence  et  de  l'oubli.  Jacques  Duiiolx.  » 

Yoilà  donc  toute  la  réponse  qu'il  faisait  à  cette  lettre  si  aimante 
où  Antoinette  s'était  mise  si  tendrement  à  ses  pieds!  Il  était  parti. 
Il  était  retourné  sans  doute  à  L...,  dans  sa  famille,  près  de  cette 
blonde  jeune  fiile  qu'on  voulait  lui  faire  épouser!  Elle  se  redressa 
sous  le  coup  sanglant  de  cet  abandon.  Elle  alla  trouver  M.  de  Lisle, 
qui  fumait  dans  la  cuisine,  posa  le  billet  ouvert  devant  lui,  et  re- 
monta dans  sa  chambre  sans  prononcer  un  mot.  On  eût  dit  qu'une 
révolution  s'était  faite  en  elle.  Toutes  les  idées  de  mansuétude,  de 
contrition  et  d'humilité  avaient  été  emportées  par  un  souffle  de 
colère. 

L'Ondine  fantasque  et  violente  reparaissait  tout  entière  avec  son 
orgueil,  ses  rébellions  et  ses  orages.  Elle  courut  à  un  petit  coffret 
où  elle  serrait  les  lettres  de  Jacques  et  tous  les  frêles  souvenirs  qui 
se  rattachaient  à  sa  passion  :  les  bouquets  cueillis  dans  les  bois, 
le  ruban  bleu  qui  nouait  ses  cheveux  le  jour  où  elle  avait  reçu  son 
premier  baiser,  le  livre  qu'ils  avaient  lu  ensemble  dans  le  petit 
jardin...  Elle  versa  tout  le  contenu  dans  l'âtre  et  y  mit  le  feu;  puis 
avec  une  joie  amère  elle  regarda  flamber  ces  reliques  d'amour.  — 
Quand  une  bourrasque  agite  jusqu'au  fond  les  eaux  d'un  étang,  on 
voit  le  sable  et  le  limon,  brusquement  soulevés,  rouler  à  la  surface 
des  débris  de  plantes  mortes  et  des  insectes  étranges  qui  semblaient 


UNE    ONDINE.  h2Z 

enfouis  à  jamais  dans  les  profondeurs.  Ainsi  l'orage  déchaîn(5  dans 
le  cœur  d'Antoinette  avait  réveillé  les  sentimeiis  de  perversité  qui 
sommeillent  au  fond  de  toute  nature  humaine.  Les  violences  du  sang 
paternel,  transmises  comme  un  héritage  et  mal  comprimées  par 
une  éducation  imprévoyante,  les  instincts  cruels  de  l'enfant  gâtée 
et  volontaire,  les  germes  de  méchanceté  qui  fermentent  dans  l'âme 
la  plus  généreuse  comme  le  poison  dans  la  fleur  la  plus  charmante, 
tous  ces  élémens  de  révolte  avaient  été  secoués  par  cette  tempête, 
et  sous  leurs  vagues  troublées  les  meilleures  qualités  d'Antoinette 
avaient  disparu  submergées.  Sa  vive  sensibilité,  son  esprit  coura- 
geux et  fier,  ses  aspirations  élevées,  tout  avait  sombré  dans  ce  tour- 
billon. Un  seul  sentiment  surnageait,  la  colère,  —  un  seul  désir,  la 
vengeance.  Elle  voulait  se  venger  de  sa  tendresse  méprisée,  de  sa 
fierté  humiliée,  de  son  amour  foulé  aux  pieds.  Elle  voulait  qu'on 
lui  payât  chèrement  ses  heures  d'angoisse,  ses  nuits  de  larmes,  ses 
journées  d'attente  et  de  fièvre.  Il  lui  fallait  des  représailles  san- 
glantes, mortelles...  Sa  vengeance,  elle  la  demandait  à  tout  prix, 
dût-elle  briser  son  propre  cœur.  Immobile  comme  une  statue  au 
milieu  de  sa  chambre,  elle  cherchait  des  raflinemens  de  cruauté 
pour  mieux  torturer  celui  qui  venait  de  lui  faire  cette  blessure. 
Elle  se  creusait  la  tête  pour  trouver  quel  serait  le  châtiment  le  plus 
terrible,  le  moyen  le  plus  prompt  de  l'infliger,  l'instrument  le  plus 
commode  et  le  [)Ius  maniable  pour  frapper  le  coup.  —  C'est  en 
proie  à  cette  colère  impitoyable  qu'elle  descendit  au  salon. 

Au  moment  d'entrer,  elle  aperçut  dans  la  cour  Évonyme,  qui 
cheminait  nonchalamment  et  d'un  air  béatement  rêveur.  A  la  vue 
d'Ormancey,  Antoinette  s'arrêta  un  moment  sur  le  S3uil;  une 
flamme  traversa  ses  regards  comme  un  éclair,  un  sarcastique  sou- 
rire glissa  sur  ses  lèvres,  puis  elle  attendit  résolument  le  jeune 
homme,  qui  avait  relevé  la  tête  et  pressé  le  pas.  Évonyme  lui  serra 
les  mains  d'un  air  de  compassion  affectueuse  ;  elle  répondit  à  cette 
démonstration  par  une  nerveuse  étreinte,  puis  ils  pénétrèrent  en- 
semble dans  l'appartement,  et  la  jeune  fille  alla  s'asseoir  près  du 
piano,  en  jetant  un  regard  oblique  sur  son  compagnon,  qui,  d'un 
air  embarrassé,  cherchait  une  entrée  en  matière.  Il  aurait  voulu 
dire  quelques  paroles  réconfortantes  et  bien  en  situation,  mais  il 
ne  trouvait  rien  d'assez  délicat  pour  panser  la  blessure  d'Antoinette 
sans  la  faire  saigner  de  nouveau.  Pour  rompre  un  silence  qui  deve- 
nait gênant,  il  se  rabattit  sur  des  banalités,  parla  du  temps  plu- 
vieux et  de  l'automne  qui  s'avançait.  —  Les  arbres  ont  jauni  de 
bonne  heure,  dit-il  en  montrant  les  feuilles  mortes  qui  se  déta- 
chaient lentement  des  noisetiers  et  venaient  frôler  les  vitres  avec 
un  bruit  d'ailes  de  papillon. 


A2Û  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oui,  fit  machinalement  Antoinette...  Elle  ferma  les  yeux  et 
revit  comme  dans  un  rêve  l'étang  de  la  Thuilière,  baigné  par  le 
clair  de  lune,  les  joncs  frissonnans,  le  courant  doucement  poussé 
vers  les  touffes  de  trèfles  d'eau,  puis  la  ceinture  des  bois  profonds 
à  travers  lesquels  soupirait  une  lointaine  musique  de  bal...  Elle 
secoua  la  tête  pour  chasser  cette  vision,  et  s'adressant  brusque- 
ment à  Ormancey  :  —  Évonyme,  commença-t-elle  d'une  voix  vi- 
brante, vous  avez  souvent  agi  avec  moi  comme  si  vous  m'aimiez,... 
m'aimez-vous  encore? 

Évonyme  tressaillit,  puis  rougit.  —  Ma  chère  enfant,  répondit-il, 
j'espère  que  vous  ne  me  faites  l'injure  de  douter  ni  de  mon  affec- 
tion, ni  de  mon  d(h'oûment. 

—  M'aimez-vous  encore,  continua  Antoinette  sans  le  regarder, 
non  pas  seulement  comme  un  ami,  mais  comme  un  amoureux? 

Évonyme  sentit  une  chaleur  soudaine  lui  parcourir  tout  le  corps 
et  lui  serrer  la  gorge;  il  apercevait  clairement  la  pente  où  on  le 
poussait,  et  clairement  aussi  il  reconnaissait  l'impossibilité  de  se 
raccrocher  aux  branches.  —  3Ion  cœur  n'a  pas  changé,  répliqua-t-il 
d'une  façon  laconique. 

—  Évonyme,  voulez-vous  m'épouser?  —  Elle  était  blanche  et 
froide  comme  un  marbre,  et  le  son  de  sa  propre  voix  l'épouvantait. 

—  Moi!  s'écria-t-il.  —  Il  y  avait  dans  cette  seule  exclamation 
toute  une  gamme  de  sensations  différentes  :  de  la  joie  un  peu,  — 
du  saisissement  et  de  la  peur,  beaucoup. 

—  Oui,  répéta  Antoinette,  voulez-vous  de  moi  pour  votre  femme? 

—  Bonté  du  ciel!  murmura-t-il,  la  mine  confuse  et  les  yeux 
grands  ouverts,  vous  avez  songé  à  moi?  J'avais  parfois  entrevu  ce 
bonheur-là  dans  un  rêve,  mais  je  n'avais  jamais  espéré  qu'il  se 
réaliserait...  Excusez-moi.  J'en  suis  encore  tout  ébloui.  Ma  pauvre 
enfant,  vous  ne  savez  pas  quel  triste  mari  vous  prendrez,  je  suis 
pétri  de  défauts  ! 

Elle  eut  un  sourire  amer.  —  Et  moi,  me  croyez-vous  donc  un 
ange! 

—  Je  vous  crois  une  fée,  répondit-il  avec  conviction...  Allons, 
continua-t-il  avec  l'accent  d'un  homme  qui  se  lance,  les  yeux  fer- 
més, dans  l'inconnu,  voilà  qui  est  dit,  vous  êtes  ma  femme,  et  je 
suis  votre  esclave.  Merci,  chère...  chère  Antoinette. 

Il  voulut  déposer  un  baiser  sur  les  doigts  glacés  de  la  jeune  fille, 
mais  elle  retira  rapidement  ses  mains  et  poursuivit  d'une  voix  sac- 
cadée :  —  Bien,  maintenant  allez  trouver  mon  père  et  faites-lui 
part  de  notre  résolution.  Arrangez  tout  pour  que  cela  se  termine 
promptement.  Nous  sommes  au  premier  octobre;  je  veux  que  nous 
soyons  mariés  avant  la  fin  du  mois. 


UNE    ONDINE.  /i25 

Évonyme  obéit,  et  encore  tout  abasourdi  courut  à  la  recherche 
de  M.  de  Lisle.  Ce  dernier  le  reçut  à  bras  ouverts,  lui  répétant 
qu'il  était  le  gendre  de  ses  rêves,  et  que  ce  mariage  était  la  joie  de 
ses  vieux  jours.  Il  fut  convenu  que,  sans  tarder,  on  s'occuperait  de 
tous  les  préparatifs.  —  Kh  bien!  m'y  voilà  donc  au  mariage,  se  dit 
Ormancey  en  s'en  revenant  tout  songeur  au  Val-Clavin;  je  touche 
du  pied  le  seuil  de  la  forêt  magique  d'où  on  ne  peut  plus  sortir  dès 
qu'on  en  a  franchi  l'entrée.  Je  n'aurai  plus  de  regrets  mélancoliques 
en  regardant  passer  une  noce;  la  vue  de  deux  ou  trois  marmots 
jouant  sur  le  pas  d'une  porte  ne  me  mettra  plus  au  cœur  un  senti- 
ment de  tristesse  et  d'envie...  J'aurai  une  femme  et  des  en  fans  à 
moi,  des  enfans  qui  nous  ressembleront,  à  nous  deux!..  Pourquoi 
ne  suis-je  pas  plus  triomphant?  D'où  vient  que  je  sens  en  moi  un 
fonds  de  trouble  et  de  terreur  ? 

Hélas  !  le  pauvre  garçon  n'aimait  guère  le  mariage  qu'en  rêve, 
et  il  aurait  voulu  y  rêver  éternellement.  L'obligation  de  sortir  des 
irrésolutions  où  se  complaisait  son  esprit  flottant  le  plongeait  dans 
un  étrange  embarras.  Pour  se  donner  du  courage,  il  se  disait  qu'il 
n'y  avait  plus  à  reculer.  Il  s'était  montré  fort  épris  d'Antoinette, 
alors  qu'elle  était  engagée  à  un  autre;  pouvait-il  rompre  et  se  dé- 
rober, maintenant  qu'elle  était  libre?..  D'ailleurs  n'était-il  pas  res- 
ponsable de  ce  qui  était  arrivé?  Ne  devait-il  pas  à  la  jeune  fille 
une  sorte  de  dédommagement  moral?..  Répondre  par  un  refus, 
c'eût  été  se  conduire  en  malhounôte  homme  et  en  faux  ami.  — 
Après  tout,  se  disait-il,  suis-je  donc  à  plaindre  de  prendre  une  jolie 
femme  qui  a  du  goût  pour  moi  et  qui  me  fera  honneur?..  Évonyme, 
mon  camarade,  n'aie  point  l'air  d'un  sot  et  redresse  la  tête...  Tu  es 
un  heureux  coquin! 

En  rentrant  aux  Corderies,  M.  de  Lisle,  enchanté,  avait  pris  sa 
fille  par  la  taille  et  l'avait  embrassée  à  deux  ou  trois  reprises.  — 
Eh  bien,  mademoiselle,  s'était-il  écrié  de  sa  grosse  voix,  nous  avons 
donc  changé  d'amoureux?  Va,  je  t'en  félicite,  tu  n'as  point  perdu 
au  change,  et  Ormancey  est  un  autre  coq  que  ton  forestier.  II  m'a 
toujours  déplu,  ce  chevalier  de  la  sombre  figure  !  —  11  se  mit  aus- 
sitôt à  pousser  les  formalités  préalables  au  mariage  avec  une  hâte 
joyeuse. 

Antoinette  se  renfermait  dans  une  impassible  indifférence.  Évo- 
nyme avait  commencé  une  cour  en  règle.  Il  avait  définitivement 
renoncé  à  sa  pipe,  il  soignait  sa  toilette  et  apportait  chaque  jour  de 
magnifiques  bouquets  qu'il  faisait  venir  de  Dijon,  et  que  Céline  ne 
manquait  pas  de  retrouver  le  lendemain,  fanés  et  dédaigneusement 
jetés  dans  un  coin.  La  jeune  fille  le  recevait  d'un  air  afi'ectueux,  mais 
sans  se  départir  d'une  réserve  qu'on  ne  lui  avait  pas  connue  jus- 
que-là. Elle  évitait  scrupuleusement  toutes  les  occasions  de  tête- à- 


A26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tête  avec  son  fiancé.  Une  seule  fois  il  faisait  si  beau  temps  qu'elle 
se  laissa  toucher  et  consentit  à  sortir  avec  Évonyrne.  lis  gagnèrent 
les  bois  qui  dominent  Roctietaillée,  mais  en  entrant  sous  la  fu- 
taie elle  quitta  le  bras  d'Ormancey.  Elle  marchait  devant  lui,  dans 
l'étroit  sentier,  la  tête  basse,  écoutant  le  bruit  des  feuilles  sèches 
que  soulevaient  ses  pieds.  La  conversation  était  languissante  et  cou- 
pée de  longs  silences  pendant  lesquels  on  entendait  le  bruit  mat  des 
glands  mûrs  qui  tombaient  sur  la  mousse.  Tout  à  coup  Antoinette 
tressaillit  et  s'arrêta  à  l'entrée  d'une  longue  tranchf'-e  de  hêtres... 
Elle  avait  reconnu  la  gorge  du  val  de  Germaine  où  elle  avait  passé 
une  après-midi  avec  Jacques  pendant  la  fenaison.  —  Kelournons  ! 
dit-elle  avec  un  frissonnement  nerveux,  il  fait  froid,  et  je  suis  lasse. 
—  Ils  reprirent  silencieusement  le  chemin  du  village,  et  à  la  lisière 
du  bois,  Évonyme  crut  s'apercevoir  qu'Antoinette  avait  les  yeux 
pleins  de  larmes.  —  C'est  étrange,  pensa-t-il  un  peu  déconfit  ;  j'ai 
beau  faire,  mes  fiançailles  ont  les  allures  funèbres  d'un  enterre- 
ment. 

Cependant  les  semaines  se  succédaient,  les  publications  avaient 
eu  lieu,  et  le  trousseau  allait  être  prêt.  Evonyme  devait  passer  huit 
jours  à  Paris  pour  terminer  quelques  affaires  et  acheter  la  cor- 
beille, et  il  était  convenu  que  le  mariage  se  ferait  aussitôt  après  son 
retour.  Un  matin,  M.  de  Lisle  le  conduisit  jusqu'à  la  voiture  du 
courrier  et,  lui  souhaitant  bon  voyage  et  prompt  retour,  le  quitta 
pour  aller  surveiller  ses  semailles.  Au  moment  où  le  jeune  homme 
allait  s'élancer  dans  la  patache,  il  se  sentit  retenu  p.tr  le  pan  de 
son  habit,  et,  se  retournant,  il  aperçut  Céline  derrière  lui. 

—  Hein!  qu'y  a-t-il?  demanda  Ormancey  en  voyant  la  figure 
effarée  de  la  servante;  est-il  arrivé  quelque  chose  à  Antoinette? 

—  ^!on,  répondit  Céline  d'un  air  sombre,  pas  encore!  —  Et,  le 
tirant  à  l'écart  :  —  Tenez,  continua-t-elle,  il  faut  que  je  vous 
parle,  puisque  personne  n'a  le  courage  de  vous  dire  la  vérité. 
Croyez- moi,  restez  à  Paris,  et  ne  revenez  jamais  ici. 

—  Pour  l'amour  de  Dieu,  ma  brave  lille,  qu'y  a-t-il?  répéta 
Évonyme  ahuri. 

—  11  y  a  qu'Antoinette  ne  vous  aime  pas,  et  que,  si  vous  vous 
entêtez  à  l'épouser,  ce  n'est  pas  un  habit  de  noce  qu'il  faudra  lui 
préparer,  ce  sera  un  drap  de  mort.  —  Allons,  en  voiture  !  cria  le 
conducteur  en  faisant  claquer  son  fouet.  —  Évonyme  monta  en 
haussant  les  épaules,  et  le  courrier  partit  au  grand  trot. 

VIII. 

L'absence  d'Évonyme  fit  éprouver  à  Antoinette  une  sensation  de 
calme  et  de  soulagement.  Il  lui  semblait  qu'elle  se  réveillait  d'un 


UNE    ONDINE.  427 

cauchemar,  et  qu'elle  pouvait  enfin  respirer  en  liberté.  Elle  n'était 
plus  obligée  de  jouer  un  rôle  odieux,  de  mentir  à  elle-même  et  aux 
autres.  Elle  souhaitait  que  les  minutes  devinssent  des  heures,  que 
les  jours  se  changeassent  en  siècles,  et  que  le  moment  du  retour  de 
son  fiancé  n'ariivât  jamais.  Pendant  ce  temps,  peut-être  un  inci- 
dent inespéré  viendrait  la  sauver  de  ce  dénoûment  qu'elle  redou- 
tait, maintenant  que  la  première  fièvre  de  sa  colère  s'était  apaisée. 
Jacques  Du  houx,  dont  le  congé  était  expiré,  allait  sans  doute  ren- 
trer à  son  poste,  et  alors...  qui  sait?..  Elle  conservait  encore  une 
douteuse  lueur  d'espérance  qui  veillait  dans  un  recoin  obscur  de 
son  âme,  comme  une  maigre  lampe  dans  la  chambre  d'un  mori- 
bond. Elle  se  disait  que  Jacques  l'avait  trop  adorée  pour  l'oublier 
complètement.  Céline  lui  avait  bien  souvent  répété  :  «  Tu  as  des 
yeux  qui  ensorcellent,  ma  fille;  ceux  qui  t'aimeront  ne  pourront 
plus  se  détacher  de  toi...  »  Antoinette  avait  fini  par  en  être  per- 
suadée. Il  lui  paraissait  impossible  que  Duhoux,  revenant  à  Ro- 
chetaillée,  pût  supporter  l'idée  de  la  voir  au  bras  d'un  autre  ;  mais 
les  jours  se  passaient,  et  la  chambre  du  forestier  restait  vide  à  l'au- 
berge de  Pitoiset.  Dans  le  bourg,  le  bruit  courait  qu'il  avait  ob- 
tenu l'autorisation  de  résider  à  Langres,  certaines  gens  préten- 
daient même  qu'il  avait  donné  sa  démission.  Dans  tous  les  cas,  il 
n'avait  point  reparu.  Tout  s'évanouissait,  tout,  jusqu'à  la  perspec- 
tive de  cette  triste  vengeance  en  vue  de  laquelle  Antoinette  venait 
de  sacrifier  sa  vie.  Jacques  n'entendrait  même  pas  le  bruit  de  la 
noce;  le  tintement  des  cloches  n'irait  pas  comme  un  remords  et 
comme  une  torture  jusqu'à  son  cœur.  Tout  était  fini,  le  dernier 
espoir  avait  sombré,  la  dernière  lueur  était  éteinte. 

Quand,  au  matin  du  jour  fixé  pour  le  retour  d'Ëvonyme,  la  jeune 
fille,  en  ouvrant  sa  fenêtre,  entendit  le  chant  des  coqs  et  le  bouil- 
lonnement de  l'écluse  du  moulin  ;  quand  elle  vit,  en  face  d'elle, 
fumer  dans  une  brume  violette  les  hauteurs  boisées  de  la  Thui- 
lière,  le  souvenir  des  jours  heureux  de  l'été  envahit  son  âme. 
Comme  ils  étaient  déjà  loin,  ces  jours  pleins  d'enchantemensl  Quel 
abîme  entre  l'avenir  qu'elle  avait  entrevu  alors  et  la  destinée  qu'elle 
contemplait  maintenant  face  à  face!  Tout  avait  si  terriblement 
changé,  et  changé  par  sa  faute.  La  conscience  d'avoir  été  le  princi- 
pal instrument  de  son  malheur  la  plongeait  dans  un  morne  déses- 
poir. Elle  avait  cru  que  le  monde  aurait  pour  ses  fantaisies  les 
mêmes  indulgences  que  Céline;  elle  pensait  que  la  vie  la  traiterait 
toujours  en  enfant  gâtée,  et  à  la  première  expérience  la  réalité  lui 
avait  infligé  une  mortelle  désillusion.  Le  mal  était  fait,  la  blessure 
était  saignante  et  inguérissable.  Pourquoi  n'était-elle  pas  morte  le 
jour  où  Jacques  avait  quitté  Piochetaillée?  La  mort  ne  l'épouvantait 
pas.  Elle  s'était  déjà  familiarisée  avec  elle  depuis  longtemps,  depuis 


ll2S  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  jour  où  elle  avait  avalé  son  morceau  de  bleu  de  Prusse  au  cou- 
vent de  Marmoutiers.  Mourir  était  après  tout  une  chose  moins  ef- 
frayante que  d'appartenir  corps  et  âme  à  un  homme  qu'elle  n'aimait 
pas.  Rien  que  cette  perspective  la  faisait  frissonner...  Que  serait-ce 
quand  elle  serait  la  femme  d'Évonyme,  —  sa  femme  pour  toute  la 
Yi(.  î  —  Sa  gorge  se  serra,  des  larmes  amères  lui  montèrent  aux 
yeux.  —  Non,  non,  s'écria-t-elle,  ce  n'est  pas  possible,  je  ne  pour- 
rai jamais! 

—  Eh  !  ma  fille  chérie,  dit  Céline  derrière  elle,  il  ne  faut  pas  te 
faire  violence,  parle  franchement,  et  romps-moi  ce  maudit  ma- 
riage. 

—  Non,  répondit  Antoinette  d'un  air  sombre,  c'est  moi  qui  l'ai 
voulu,  et  maintenant  il  est  trop  tard...  J'ai  joué  avec  le  bonheur  de 
ma  vie,  et  je  l'ai  brisé. 

—  Bah!  bah  !  s'écria  Céline  en  lui  prenant  les  mains ,  tout  n'est 
pas  fini  encore,  et  j'ai  idée  que  ce  mariage  ne  se  fera  pas. 

Antoinette  secoua  tristement  la  tête,  mais  Céline  n'en  persista 
pas  moins  dans  ses  pronostics  rassurans.  Elle  se  prononçait  avec 
d'autant  plus  d'aplomb,  qu'intérieurement  elle  était  convaincue  du 
succès  de  la  semonce  dont  elle  avait  gratifié  Ormancey.  Elle  espé- 
rait que  ses  rudes  paroles  l'auraient  fait  réfléchir  et  qu'il  ne  vien- 
drait pas  revendiquer  ses  droits  de  fiancé.  Elle  se  trompait.  Vers 
midi,  elle  entendit  Tant-Belle  aboyer  dans  la  cour,  et  la  pauvre 
fille  faillit  tomber  à  la  renverse  en  apercevant  Evonyme,  escorté  du 
courrier  qui  brouettait  les  précieux  colis  renfermant  la  corbeille  de 
nocp. 

Les  confidences  de  Céline  avaient,  il  est  vrai,  jeté  une  forte 
douche  sur  l'enthousiasme  d'Ormancey;  mais,  selon  son  habi- 
tude, il  avait  commencé  par  ruminer  longuement  les  paroles  de  la 
servante,  et  cette  méditation  l'avait  replongé  dans  une  nuageuse 
irrésolution.  Son  amour-propre  était  profondément  blessé.  On  a 
beau  être  un  philosophe  à  la  façon  de  Montaigne,  il  est  toujours 
désagréable  de  s'entendre  dire  qu'on  déplaît  à  une  jolie  femme  sur 
laquelle  on  comptait  avoir  fait  impression.  De  là  à  douter  de  la  sin- 
cérité de  Céline,  il  n'y  avait  qu'un  pas.  —  Cette  fille,  pensait  Evo- 
nyme, n'a  jamais  pu  digérer  mon  mariage  avec  Antoinette;  elle 
avait  pris  le  parti  de  Jacques  contre  moi,  et  elle  me  garde  rancune 
de  l'échec  de  son  protégé.  —  D'ailleurs,  bien  qu'Evonyme  ne  fût 
point  passionnément  épris,  du  moins  avait-il  pour  Antoinette  une 
sérieuse  affection,  et  son  cœur  soufl'rait  de  la  situation  fausse  où  se 
trouveiait  la  jeune  fille,  si  ce  second  mariage  venait  à  manquer.  Au 
point  où  en  étaient  les  choses,  quel  esclandre  produirait  une  rup- 
ture !  L'avenir  d'Antoinette  en  serait  à  jamais  compromis,  il  fau- 
drait se  brouiller  avec  la  famille.  Ëvonyme  entrevoyait  toute  une 


UNE    ONDINE.  /i29 

inextricable  complication  de  choses  désagréables.  Après  avoir  long- 
temps pesé  le  pour  et  le  contre,  il  s'était  déterminé  à  repartir  pour 
Rochetaillée,  bien  résolu  à  observer  de  sang-froid  l'atlitude  de  sa 
fiancée,  et  à  na  prendre  un  parti  définitif  qu'après  avoir  franche- 
ment interrogé  le  cœur  de  la  jeune  fille. 

A  son  arrivée  à  Langres,  un  incident  tout  à  fait  inattendu  vint 
encore  accroître  son  trouble  et  ses  perplexités.  Au  moment  où  il 
s'installait  dans  la  patache  du  courrier  et  où  le  jaune  véhicule  com- 
mençait k  rouler  dans  la  principale  rue  de  la  ville,  Évonyme  crut 
reconnaître,  sur  le  seuil  d'un  hôtel,  Jacques  Duhoux  revèlu  de  son 
uniforme  de  garde-général.  Craignant  d'être  le  jouet  d'une  illu- 
sion, il  mit  la  tète  à  la  portière,  et  put  constater  que  ce  forestier 
qui  là-bas,  d'un  air  mélancolique,  regardait  fuir  la  voiture  de  Ro- 
chetaillée  était  bien  son  ami  Duhoux  en  chair  et  en  os.  —  Ah  !  il  est 
revenu,  grommeîa-t-il  en  lui-même,  qui  sait  si  cette  infernale  ser- 
vante ne  l'a  point  prévenu,  et  s'ils  ne  s'entendent  pas  pour  m'évin- 
cer?  Hélas!  aussi,  qu'avais-je besoin  d'être  amoureux,  etquesuis-je 
allé  faire  dans  cette  galère  du  mariage? 

Lorsqu'il  entra  dans  le  salon  des  Corderies,  le  pauvre  garçon 
avait  le  cœur  tremblant.  Il  sentit  toutes  ses  résolutions  héroïques 
se  briser  contre  l'indifférence  glacée  d'Antoinette.  Tandis  que  Cé- 
line déballait  la  corbeille,  Ormancey  s'approcha  de  la  jeune  fille, 
et,  tirant  de  sa  poche  deux  écrins  :  —  Voyez,  lui  dit-il  en  les  ou- 
vrant, si  ce  sont  bien  les  pierres  que  vous  avez  désirées. 

Les  écrins  contenaient  une  parure  d'opales  et  d'aigues-marines. 
Antoinette  les  examina  du  bout  des  doigts  et  fit  un  léger  signe 
d'assentiment.  Céline  s'était  levée  pour  les  contempler.  —  Des 
opales  !  s'éciia  la  superstitieuse  servante,  j'espère  bien  que  vous 
n'allez  pas  donner  ça  à  ma  petite  -  fille  !  Ces  pierres -là  portent 
malheur. 

—  C'est  moi  qui  les  ai  choisies,  répondit  Antoinette.  —  Puis,  se 
retournant  vers  Evonyme,  elle  ajouta  avec  un  regard  sombre  :  — 
Des  aigues-marines  et  des  opales,  n'est-ce  pas  la  parure  qui  con- 
vient à  une  oiidine? 

—  Au  moins,  essayez-les!  dit  Évonyme  en  lui  jetant  un  coup 
d'œil  humilié  et  suppliant  qui  la  toucha. 

Elle  prit  les  bijoux,  et  se  plaça  devant  la  glace.  Un  rayon  de  soleil 
l'illuminait,  et  sa  robe  de  mousseline  blanche  à  plis  llottans  dessinait 
mollement  sa  taille  souple,  sa  poitrine  frémissante  et  ses  épaules  de 
reine.  Son  cou  délicat  et  flexible  était  encadré  dans  une  collerette  éva- 
sée à  tuyaux  droits,  comme  en  portaient  les  femmes  au  xvi*  siècle. 
A  ses  oreilles,  à  son  cou  et  à  ses  poignets,  les  opales  et  les  aigues- 
marines  brillaient  pareilles  à  de  claires  gouttes  d'eau  légèrement 
irisées.  Ses  joues,  plus  blanches  que  la  mousseline  de  sa  robe 


Û30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faisaient  vivement  ressortir  l'éclat  fiévreux  de  ses  grands  yeux.  En 
contemplant  cette  neigeuse  beauté,  Évonyme  se  sentit  redevenir 
amoureux,  ses  doutes  s'enfuirent  comme  des  vapeurs  fondues  dans 
un  rayon  de  soleil,  et  il  marcha  lentement  vers  elle  en  ouvrant  dé- 
mesurément les  yeux. 

—  Vous  me  trouvez  belle?  dit  Antoinette  avec  un  sourire  glacé. 

—  Vous  ressemblez  à  une  fée  des  eaux,  répondit  Évonyme 
ébloui. 

11  s'avança  galamment,  et  lui  prit  une  main,  qu'elle  lui  abandonna 
d'un  air  indilférent,  puis,  enhardi,  il  voulut  déposer  un  baiser  sur 
ces  beaux  yeux  qui  lui  jetaient  un  regard  si  résigné  ;  mais  au  mo- 
ment où  les  lèvres  de  l'audacieux  fiancé  elllenraient  di^jà  les  cils 
bruns  de  îa  jeune  fille,  la  figure  de  cette  dernière  prit  une  expres- 
sion terrible  de  répugnance  et  de  terreur,  ses  deux  bras  raidis  re- 
jDOussèrent  Évonyme.  —  Non,  non,  jamais!  s'écria-t-e!le,  et  dans 
le  même  instant  elle  s'évanouit  et  tomba  agenouillée  sur  le  par- 
quet. 

Au  cri  poussé  par  Évonyme,  Céline  était  accourue.  Elle  écarta 
rudement  Ormancey,  qui  voulait  soutenir  la  jeune  fille.  —  Vous 
voyez  bien  que  vous  la  tuez,  murmura-t-elle  d'un  air  féroce;  allez- 
vous-en. 

Il  s'éloigna  tout  confus.  —  Cette  fois  c'est  bien  clair,  se  dit-il  en 
reprenant  mélancoliquement  le  chemin  à' Entre  deux  eaux,  et  je 
comprends  tout...  Si  je  laissais  faire  cette  terrible  fille,  elle  se  jet- 
terait tète  baissée  dans  l'abîme,  quitte  à  m'y  entraîner  avec  elle... 
Merci!  je  lui  fausserai  compagnie.  Un  mariage  heureux  n'est  déjà 
pas  une  si  fameuse  affaire,  mais  un  hymen  comme  celui-ci  serait  un 
enfer  pour  elle  et  pour  moi.  Oh!  les  femmes!  Elle  m'aurait  pour- 
tant froidement  exécuté  pour  le  plaisir  de  se  venger  de  Jacques!.. 

Je  vous  suis  obligé,  belle,  de  la  leçon! 

Il  se  sentait  radicalement  gu  'ri  du  mariage;  toutefois  le  spectacle 
de  cette  pauvre  fille,  qui  aimait  Jacques  et  soufi'rait  le  martyre,  le 
toucha  de  compassion.  Lui  qui  se  piquait  d'observer  le  cœur  hu- 
main, comment  n'avait-il  pas  deviné  plus  tôt  la  persistance  de  cet 
amour  resté  comme  un  fer  dans  la  plaie?..  —  Voyons,  s'écria-t-il 
mentalement,  ne  ferai-je  rien  pour  rétablir  ce  bonheur  que  j'ai 
ruiné?..  Si,  morbleu!  je  leur  montrerai  à  tous  deux  qu'il  y  a  un 
homme  et  un  brave  homme  dans  la  peau  d'Évonyme  Ormancey,  et 
je  raccommoderai  tout,  dussé-je  à  mon  tour  laisser  aux  buissons 
quelques  lambeaux  de  ma  dignité! 

Il  se  dirigea  vers  l'auberge  et  demanda  des  nouvelles  de  Jacques. 
Le  garde-général  n'avait  point  encore  reparu  chez  Pitoiset;  mais 
on  savait  qu'il  avait  repris  son  service;  il  faisait  des  tournées  en 


UNE    ONDINE.  431 

forêt;  un  garde  des  environs  avait  été  chargé  par  lui  d'emporter  le 
lendemain  les  bagages  et  les  papiers  déposés  à  l'auberge  en  son 
absence,  et  de  les  conduire  à  la  maison  forestière,  chez  le  brigadier 
Sauvageot,  où  Jacques  avait  élu  domicile.  Évonyme  s'en  revint  len- 
tement chez  lui,  et  passa  le  reste  de  la  soirée  à  mûrir  un  projet 
qu'il  résolut  de  mettre  à  exécution  sans  tarder. 

Il  quitta  la  ferme  dès  l'aube,  et  arriva  de  bonne  heure  aux  Cor- 
deries,  où  il  trouva  Antoinette  et  son  père,  et  où  il  fit  jouer  immé- 
diatement tous  les  ressorts  de  ses  finesses  diplomatiques  afin  d'ame- 
ner la  jeune  fille  à  l'accompagner  jusqu'au  Val-Glavin.  —  Elle  lui 
avait  depuis  longtemps  promis  cette  visite,  et  il  désirait  avoir  son 
avis  sur  certains  etnbellissemens  intérieurs.  —  Sa  proposition  fut 
moins  mal  accueillie  qu'il  ne  le  craignait.  Céline  était  absente,  et 
M.  de  Lisle,  ayant  eu  connaissance  de  la  scène  de  la  veille,  avait 
fortement  rabroué  sa  fille  au  sujet  de  ce  qu'il  nommait  ses  sima- 
grées. Elle  se  repentait  du  reste  elle-même  d'avoir  montré  si  peu 
de  courage,  et  elle  n'osa  pas  refuser.  Il  fut  convenu  que  M.  de  Lisle 
rejoindrait  les  deux  jeunes  gens  vers  midi,  et  qu'on  déjeunerait  à  la 
ferme. 

Ils  partirent.  Le  temps  était  très  clair,  et  il  avait  gelé  pendant  la 
nuit;  les  feuilles  sèches  qui  jonchaient  le  chemin  étaient  saupou- 
drées d'un  léger  givre,  et  la  terre  craquait  sous  les  pieds.  Évonyme 
fit  prendre  à  Antoinette  un  sentier  à  travers  bois.  Il  s'applaudissait 
intérieurement  du  commencement  de  réussite  de  ses  combinaisons, 
et  il  se  llatlait  de  mener  à  bien  le  reste  de  l'entreprise.  Il  fredon- 
nait douc3ment  tout  en  aidant  Antoinette  à  escalader  les  rampes 
abruptes  de  la  forêt,  et  s'efforçait  de  diriger  la  conversation  sur  des 
sujets  indiiférens  et  impersonnels.  La  jeune  fille,  surprise  de  cette 
attention  délicate,  se  prêtait  de  son  mieux  à  une  causerie  banale 
et  inodensive.  Elle  fit  ainsi  du  chemin  sans  s'en  douter.  Tout  à  coup 
le  petit  sentier  déLoucha  brusquement  à  la  lisière  d'un  taillis,  et 
Antoinette  reconniit,  dans  le  fond  de  la  combe,  l'étang  de  la  Thui- 
lière,  baigné  de  soleil  et  bordé  de  saules.  —  Pourquoi  m'avez-vous 
amenée  ici?  s'écria-t-elle  avec  un  accent  irrité,  ce  n'est  pas  le  che- 
min de  la  ferme. 

—  iNon,  répondit-il,  mais  j'ai  un  renseignement  à  demander  au 
garde  de  la  Thuilière.  C'est  l'affaire  d'un  quart  d'heure  à  peine. 
Asseyez-vous  au  soleil,  et  amusez-vous  à  lu-e  quelques  pages  de 
ceci  en  m'attendant.  —  Il  lui  donna  un  volume  de  La  Fontaine,  et 
monta,  le  cœur  très  ému,  la  sente  qui  menait  à  la  maison  foi  esiière. 

D'après  ce  que  lui  avait  dit  l'hôtesse  de  flochetaillée,  il  avait 
calculé  que  Jacques,  tout  occupé  de  son  emménagement,  n'irait 
pas  en  forêt  ce  jour-là.  Il  ne  s'était  pas  trompé;  Jacques  Duhoux 


/i32  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

était  en  train  de  s'installer  dans  une  petite  chambre  située  au  pre- 
mier étage,  d'où  l'on  dominait  les  bois  et  l'étang.  En  entrant,  Évo- 
nyme  l'aperçut,  penché  sur  les  registres  et  les  cartons  qui  encom- 
braient le  parquet;  à  côté  de  lui,  une  petite  table  était  couverte 
d'un  monceau  de  papiers  épars.  Au  bruit  de  la  porte,  Jacques  se 
retourna  et  Évonyme  l'ut  effrayé  de  la  douloureuse  altération  de  ses 
traits  :  il  avait  maigri,  et  les  orbites  de  ses  yeux  s'étaient  encore 
creusées.  A  la  vue  de  ce  visiteur  inattendu,  Jacques  pâlit,  et  se  le- 
vant avec  violence  :  —  Que  me  voulez-vous?  s'écria-t-il,  j'espé- 
rais bien  ne  plus  vous  revoir  ! 

—  Jacques,  mon  vieux  camarade,...  commença  Évonyme  d'une 
voix  émue. 

Jacques  le  regarda  d'un  air  dur  et  hautain  :  —  N'invoquez  pas 
notre  ancienne  amitié.  Elle  est  morte...  Vous  auriez  dû  comprendre 
que  votre  vue  m'est  pénible. 

—  Écoute-moi  un  moment  avec  calme! 

—  Allez-vous-en!  dit-il,  je  ne  veux  rien  entendre. 

—  Ah  !  morbleu!  fit  Évonyme  avec  obstination,  tu  m'entendras 
pourtant!  Si  tu  crois  que  je  suis  monté  ici  pour  mon  plaisir,  tu  te 
trompes.  Ma  conscience  m'y  a  poussé,  et  je  n'en  sortirai  pas  avant 
de  m'être  déchargé  de  ce  que  je  crois  un  devoir. 

—  Parlez  donc,  et  faites  vite!  murmura  Jacques  sans  le  regarder. 

—  J'ai  eu  des  torts  envers  toi,  reprit  lentement  Ormancey,  et  je 
t'en  demande  pardon;  mais  il  ne  s'agit  pas  de  moi,  je  viens  te  par- 
ler d'Antoinette. 

Jacques  eut  un  tressaillement  douloureux.  —  Me  venez-vous  de- 
mander mon  consentement  pour  l'épouser?  s'écria-t-il  avec  une 
ironie  amère. 

—  11  n'est  pas  question  de  moi,  te  dis-je!..  Si  j'ai  été  un  mo- 
ment assez  naïf  pour  croire  que  je  pourrais  faire  un  mari  présen- 
table, je  suis  bien  vite  revenu  de  ma  folie.  Antoinette  n*a  jamais 
aimé  que  toi,  ton  abandon  la  tue  et  elle  en  meurt.  Tu  ne  me  crois 
pas!  s'écria-t-il  en  voyant  Jacques  hausser  les  épaules...  Bonté  du 
ciel!  est-il  possible  que  tu  ne  me  croies  pas  quand  je  t'apporte 
pour  preuve  mon  orgueil  piteusement  foulé  aux  pieds,  quand  j.e 
m'humilie  devant  toi  jusqu'à  jouer  un  rôle  ridicule?  Ce  n'est  pas 
elle  qui  m'a  parlé  de  son  amour  et  de  sa  souffrance,  elle  a  bien  trop 
de  fierté!  Mais  j'ai  tout  deviné  à  la  fièvre  de  ses  yeux,  à  la  pâleur 
de  ses  joues,  à  ses  invincibles  répugnances  quand  ma  main  touche 
la  sienne.  Elle  souffre  le  martyre,  mon  ami,  et  c'est  pourquoi  je 
suis  venu  ici. 

—  Et  moi!  s'écria  Jacques  en  se  retournant  vers  Évonyme  et 
lui  laissant  voir  sa  figure  amaigrie,  crois-tu  donc  que  je  ne  souffre 


UNE    ONDINE.  /i33 

pas?  Penses-tu  qu'on  arrache  un  amour  comme  le  mien  sans  que 
le  cœur  en  saigne?  Depuis  un  mois,  je  ne  vis  pas,  je  ne  pense 
pas...  Je  marche  comme  à  travers  un  cauchemar!  Quand  j'ai  voulu 
reprendre  mon  travail,  j'ai  compris  que  j'en  étais  incapable,  et 
quand,  en  arrivant  ici,  j'ai  appris  que  tu  l'épousais,  j'ai  crié  tout 
seul  à  travers  les  bois  comme  si  on  avait  enfoncé  un  fer  rouge  dans 
liia  blessure.  Ses  yeux  se  creusent,  dis-tu,  et  ses  joues  pâlissent; 
eh  bien!  regarde,  est-ce  que  j'ai  la  mine  d'un  vivant,  moi? 

—  Toi,  dit  gravement  Évonyme,  tu  es  un  homme,  et  tu  dois  être 
fort  devant  la  douleur;  mais  elle,  la  pauvre  enfant,  si  charmante 
et  si  mal  préparée  contre  la  soulhiince  !..  Un  coup  de  vent  qui  brise 
une  fleur  arrache  à  peine  quelques  feuilles  à  un  chêne...  Allons, 
ajouta-t-il  en  voyant  un  frisson  courir  sur  la  figure  de  Jacques  Du- 
houx,  laisse-toi  toucher  par  la  pitié  et  sois  bon  pour  elle! 

Jacques  ne  semblait  pas  l'entendre,  il  se  promenait  à  travers  la 
petite  chambre  avec  une  agitation  croissante.  —  Tu  ne  sais  pas,  re- 
prit-il en  s'arrêtant  devant  Ormancey,  elle  n'a  jamais  su,  combien 
je  l'aimais  !  J'avais  mis  en  elle  l'espoir  de  toute  ma  vie.  Avant  de 
la  connaître,  je  n'avais  jamais  aimé.  Elle  a  eu  tous  les  bouillonne- 
mens  de  mon  sang,  toute  la  sève  de  ma  jeunesse,  et  des  trésors  de 
tendresse  où  personne  n'avait  jamais  puisé.  Qu'a-t-elle  fait  de  tout 
cela?  Elle  a  pris  ma  passion  pour  un  de  ces  amours  avec  lesquels 
on  peut  jouer  impunément.  Quelle  pitié  a-t-elle  eue  après  m'avoir 
brisé?  quels  repentirs  a-t-elle  manifestés?  Après  l'emportement  de 
la  première  heure,  je  ne  demandais  qu'un  mot,  qu'un  appel  du 
cœur  pour  revenir  pleurer  h  ses  pieds...  Ce  mot,  elle  n'a  pas  même 
songé  à  le  prononcer! 

—  Et  toi,  répliqua  Evonyme,  as-tu  songé  à  l'attendre,  ce  rappel 
dont  tu  parles?  Ne  t'es-tu  pas  trop  pressé  de  la  condamner?  Tu  es 
parti  comme  un  fou  sans  même  dire  où  tu  allais.  Es- tu  sûr  qu'An- 
toinstte  ne  t'ait  pas  écrit,  que  sa  lettre  ne  se  soit  pas  égarée  en 
route? 

—  Oh!  fit  Jacques  en  secouant  la  tête  d'un  air  incrédule. 

—  En  es-tu  sûr?  répéta  Ormancey;  as-tu  au  moins  questionné 
ton  hôtesse  de  Rochetailiée  ? 

Jacques  s'approcha  des  papiers  amoncelés  sur  la  table.  —  Voilà, 
dit-il,  ce  qui  est  arrivé  en  mon  absence,  des  paperasses  administra- 
tives. Tu  peux  y  fouiller,  va,  tu  n'y  trouveras  que  des  paquets  offi- 
ciels. —  En  dépit  de  ces  dernières  paroles,  il  s'était  penché  avec 
Évonyme  sur  le  monceau  de  paperasses,  et  tous  deux  s'étaient  mis  à 
les  trier  avec  une  impatience  fiévreuse.  Tout  à  coup  Evonyme  poussa 
un  cri  triomphant.  Entre  deux  paquets,  il  venait  de  découvrir  la 
petite  lettre  d'Antoinette,  à  demi  enfoncée  sous  les  doubles  bandes 

TOME  av.  —  1873.  28 


534  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

d'une  correspondance  administrative.  Il  la  tendit  à  Jacques,  qui  dé- 
chira l'enveloppe  d'une  main  tremblante. 

—  Le  timbre  de  la  poste  porte  la  date  da  21  septembre,  mur- 
mura Évonyme. 

Jacques  Diihoux  dévora  les  lignes  de  la  pauvre  lettre  oubliée.  A 
mesure  qu'il  lisait,  il  devenait  plus  pâle;  les  muscles  de  sa  figure 
se  détendirent,  un  sanglot  souleva  sa  poitrine,  et  de  ses  yeux  som- 
bres deux  larmes  tombèrent  sur  le  pnpier  du  billet.  —  Évonyme  le 
considérait  sans  rien  dire  et  se  sentait  lui-même  gngné  par  l'émo- 
tion. Jacques  lisait  et  relisait  la  lettre  sans  faire  un  mouvement.  A 
la  fin,  Orrnancey  lui  frappa  doucement  sur  l'épaule  et  lui  montra, 
par  la  fenêtre  ouverte,  la  combe  profonde  où  l'étang  miroitait  au 
soleil. 

—  Elle  est  là,  dit-il,  à  la  lisière  du  bois.  Je  l'ai  amenée  ici  par 
surprise,  et  elle  ne  se  doute  de  rien. 

Jacques,  les  lèvres  contractées,  contempla  un  moment  la  combe 
pleine  de  clarté,  puis  il  sortit  brusquement  de  la  chambre  et  se  pré- 
cipita hors  de  la  maison  forestière... 

Après  le  départ  de  son  compagnon,  Antoinette  avait  quitté  la  li- 
sière du  bois,  et  laissant  parmi  les  feuilles  sèches  le  La  Fontaine 
d'Évonyme,  s'était  dirigée  vers  la  chaussée  de  l'étang.  Le  soleil 
avait  fondu  le  givre,  de  légères  buées  ondulaient  sur  les  pelouses 
exposées  au  midi.  La  jeune  fille  reconnaissait  les  moindres  dftails 
du  coin  de  rivage  où  elle  s'était  arrêtée  au  retour  du  bal.  Tout  était 
à  la  même  place,  les  saules  de  l'îlot,  la  passerelle  à  demi  brisée, 
les  trèfles  d'eau  balançant  leurs  feuilles  à  triple  découpure.  Elle 
s'était  assise  à  l'extrémité  du  talus,  et,  la  tête  appuyée  sur  sa  main, 
elle  contemplait  l'étang  dont  le  vent  ridait  doucement  la  surface  et 
dont  les  ondes  lumineuses  venaient  presque  baigner  ses  pieds.  L'eau 
verte  et  limpide  laissait  voir  à  une  assez  grande  piofondeur  le  lit 
d'herbes  flottantes  où  des  rayons  de  soleil  se  jouaient  ainsi  que  des 
caresses.  Là  était  le  calme,  l'oubli  des  misères,  l'anéantisseuient... 
jNe  vaudiait-il  pas  mieux,  pensait  Antoinette,  dormir  sous  le  voile 
de  ces  herbes  onduleuses  que  d'être  ensevelie  vivante  dans  une 
horrible  robe  de  noce?..  Elle  avait  toujours  aimé  l'eau,  mais  en  ce 
moment  elle  la  sentait  plus  sympathique  et  plus  attirante  que  ja- 
mais. Elle  se  penchait  et  suivait  d'un  œil  fasciné  les  rayons  qui 
avaient  l'air  de  plonger  dans  les  remous  du  courani  et  d'y  flotter 
comme  une  chaîne  aux  anneaux  d'or.  L'eau  murniurait  dans  les 
joncs;  c'était  comme  une  musique  lointaine,  cristalline,  pleine  de 
câlinerie  et  de  mollesse.  La  jeune  fille  trouvait  à  l'écouter  un  charme 
indéfinissable.  Plus  elle  prêtait  l'oreille  à  cette  musique  berceuse, 
plus  elle  enfonçait  son  regard  dans  ces  profondeurs  chatoyantes,  et 


UNE    ONDINE.  hZb 

plus  elle  se  détachait  du  reste  des  choses.  Elle  avait  cessé  de  pen- 
ser, elle  ne  distinguait  plus  rien  des  autres  bruits  de  la  terre.  Son 
corps  glissait  insensiblement  vers  cette  onde  invitante  et  mysté- 
rieuse; le  vertige  la  prenait.  Tout  à  coup  une  main  nerveuse  lui 
saisit  le  bras  et  la  ramena  violemment  en  arrière.  Elle  se  retourna 
et  poussa  un  cri.  —  Jacques!  —  diL-elle,  et  ses  yeux  se  fermèrent. 
11  la  fit  asseoir  près  de  lui,  sur  les  pierres  du  talus.  Comme  dans  la 
nuit  du  bal,  il  sentait  le  cœur  d'Antoinette  battre  contre  le  sien;  il 
contemplait  cette  figure  pâlie,  ces  yeux  creusés  et  cotte  petite 
bouche  pure  comme  celle  d'un  enfant.  Le  charme  du  l'Ondine  l'avait 
reconquis  tout  entier;  il  la  serra  plus  étroitement  dans  ses  bras  et 
posa  un  baiser  sur  ses  paupières  abaissées.  Alors  elle  ouvrit  les  yeux 
et  revint  à  elle,  toute  frissonnante,  puis,  saisissant  les  mains  de 
Jacques  dans  une  étreinte  passionnée  :  —  Ah!  murmura-t-elle,  je 
ne  vous  attendais  plus.  Encore  un  peu,  et  vous  ne  m'auriez  plus 
trouvée  ! 

—  Vous  vouliez  mourir!  s'écria-t-il. 

—  Je  ne  sais,...  mais  je  me  sentais  horriblement  malheureuse,  et 
il  me  semblait  que  j'oubliais  mes  peines  en  écoutant  cette  chanson 
de  l'eau  qui  m'attirait...  Ah!  reprit-elle  en  frémissant,  n'est-ce  pas 
que  vous  ne  me  quitterez  plus?..  —  Les  sanglots  lui  coupèrent  la 
parole,  et  des  larmes  mouillèrent  ses  yeux. 

Jacques  cherchait  à  la  calmer  avec  des  caresses.  11  lui  conta  la 
démarche  d'Evonyme  et  lui  expliqua  comment  il  n'avait  lu  sa  lettre 
que  le  matin  même.  II  était  parti  le  20  septembre  le  cœur  plein  de 
colère.  —  Tout  m'était  odieux,  dit-il,  vous,  Évonyms,  le  monde 
entier...  J'ai  pris  le  premier  convoi  qui  passait,  j'aurais  voulu  fuir 
à  l'autre  extrémité  de  la  terre.  Je  ne  me  suis  arrêté  qu'à  l'en- 
droit où  le  chemin  de  fer  finissait,  en  Bretagne.  Là,  entre  la  mer 
et  la  lande,  j'ai  essayé  de  me  guérir;  mais  j'avais  beau  faire,  votre 
fantôme  me  suivait  partout.  Alors  je  suis  revenu  dans  les  bois  de 
Rochetaillée,  et  dès  le  soir  de  mon  retour  j'ai  appris  que  vous  de- 
viez épouser  Évonyme. 

—  Oui,  j'ai  été  mauvaise,  soupirait- elle,  mais  si  vous  saviez 
comme  j'ai  pleuré,  comme  je  vous  ai  attendu!  J'ai  cru  que  vous 
étiez  retourné  à  L...  vous  marier  avec  la  jeune  fille  aux  bandeaux 
plats,  et  la  folie  m'a  prise.  Je  voulais  vous  faire  beaucoup  de  mal  et 
m'en  faire  à  moi-même;  je  me  suis  jetée  à  la  tête  de  ce  pauvre 
Evonyme...  La  punition  a  été  rude,  ajouta-t-elle,  mais,  si  vous  me 
pardonnez,  je  ne  serai  plus  méchante.  J'ai  laissé  dans  l'étang  toutes 
mes  mauviiisetcs. 

Il  lui  prit  les  mains  et  les  couvrit  de  baisers.  —  Je  vous  aime,  lui 
dit-il,  et  ma  vie  est  à  vous... 


^36  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Évonyme  était  resté  dans  la  petite  chambre  de  la  maison  fores- 
tière. Il  avait  mis  le  nez  à  la  fenêtre,  et  ses  yeux  perçans  suivaient 
le  manège  des  deux  amoureux,  qu'il  voyait  se  détacher  comme  deux 
ombres  sur  la  verdure  du  talus.  Il  poussa  tout  à  coup  un  soupir  de 
soulagement.  —  Allons!  dit-il,  la  paix  est  faite.  —  Il  aperçut  sur 
la  croisée  une  pipe  et  du  tabac,  jeta  un  joyeux  cri,  bourra  la  pipe  et 
l'alluma.  —  Voilà,  pensait-il  en  aspirant  les  bouffées  avec  délices, 
voilà  depuis  longtemps  la  première  fois  que  je  fume  avec  une  con- 
science paisible.  —  H  contemplait  les  allées  et  venues  du  couple 
lointain  avec  ce  suave  sentiment  de  volupté  qu'on  éprouve  à  re- 
garder du  rivage  la  mer  orageuse.  —  Décidément,  murmura-t-il, 
je  ne  me  marierai  pas!  Toutes  ces  tempêtes  ne  sont  pas  faites  pour 
moi;  je  me  contenterai,  assis  à  ma  fenêtre,  de  regarder  les  gens  qui 
lèvent  l'ancre  et  qui  appareillent  pour  le  voyage  à  Cythère...  Et 
pourtant  ils  sont  heureux,  ces  deux  amoureux  qui  se  promènent  là- 
bas!  Le  soleil  leur  rit  de  nouveau  et  ils  oublient  les  colères  de  la 
tourmente  qui  les  a  fustigés.  Hier,  ils  s'arrachaient  les  cheveux  et 
voulaient  mourir;  aujourd'hui  tout  leur  est  sourire,  chants  de  fête 
et  caresses...  Ah!  par  ma  loi, 

Amcur  est  un  étrange  maître; 
Heureux  qui  ne  peut  le  connaître 
Que  par  récit,  lui  ni  ses  coups... 

Ces  vers  lui  rappelèrent  qu'il  avait  confié  à  Antoinette  un  volume 
de  son  poète  favori.  —  Sarpejeu!  s'écria-t-il,  et  mon  La  Fontaine! 
Ils  l'auront  oublié  sous  un  arbre,  et  mon  exemplaire  est  en  train 
de  prendre  un  bain  de  rosée!.. 

Il  se  leva  précipitamment  et  courut  à  la  recherche  du  précieux 
volume;  ce  ne  fut  qu'après  l'avoir  trouvé  qu'il  rejoignit  les  deux 
amoureux  et  qu'ils  prirent  tous  trois  le  chemin  du  Val-Glavin. 

A  quoi  bon  vous  en  dire  davantage?  Évonyme  fit  entendre  raison 
à  M.  de  Lisle,  et  Jacques  et  Antoinette  se  marièrent  en  novembre. 
Aujourd'hui  ils  vivent  tous  heureux  aux  Corderies.  Évonyme  a  été 
le  parrain  du  premier  enfant  de  l'Ondine.  Le  bambin  commence  à 
grandir,  et  Ormancey  lui  apprend  à  lire  dans  les  fables  de  La  Fon- 
taine. Le  brave  garçon  en  est  tout  heureux.  —  Je  le  forme  à  mon 
image,  dit-il,  je  goûte  les  joies  de  la  paternité  sans  avoir  les  an- 
goisses du  mariage;  j'étais  né  pour  être  oncle! 

André  Tueuriet. 


ÉTUDES  NOUVELLES 


SUR 


GRÉGOIRE  VII  ET  SON  TEMPS 


I.  Histoire  de  Grégoire  Vif,  précédée  d'un  discours  sur  l'hisloire  de  la  papauté  jusqu'au  onzième 
siècle,  par  M.  Villemain,  2  vol.  in-8»;  Paris  1872.  —  II.  Pontificum  romanoruin  vilœ  ab 
œqualibus  conscriplœ;  edidit  J.-M.  Watterich,  2  yoI.  gr.  in-S";  Lipsias  1862.  —  III.  Monu- 
menta  gregoriana;  edid.  Phil.  Jaffé,  ia-8»  maj.;  B  1865.  Du  même  auteur  :  Regesla  pon- 

tificum romanorum,  de  1  à  1198,  iD-4'>;  Berlin  1851.  — IV.  J.  Voigt,  Ilildebrand  als  Papst 
Gregor  VII,  2  vol.  in-S»;  Halle  1815.  —  V.  H.  c\o,Kaiser  Ueitirick  IV  und  sein  ZcilaUer, 
2  vol.  in-8»;  Stuttgart  1855-56.  —  VI.  Fr.  Ofrôrer,  Papst  Gregorins  VII  und  sein  Zeitallcr, 
7  vol.  in-8";  Schaffouse  1859-61.  —  VII.  H.  Stenzel,  Geschicliie  Deutschlands  unter  den 
Frànkischen  Kaisern,  2  vol.  in-S»;  Leipzig  1828.  —  VIII.  W.  V.  Giesebrecht,  Geschichte  der 
deutsclien  Kaiserzeit,  4  vol.  in-8";  Brunswick  .864-72.  —  IX.  M.  Mignet,  La  lutte  des  papes 
contre  les  empereurs  d'Allemagne,  1861  à  186 


L 

l'empire    et    la    papauté    avant    GRÉGOIRE    VII. 

Grégoire  VII  a  fait  du  pontificat  romain  la  grande  souveraineté 
du  moyen  âge,  et  de  nos  jours  le  génie  de  cet  homme  extraordinaire 
plane  encore  sur  la  papauté.  La  curiosité  de  l'esprit  moderne  s'est 
donc  attachée  avec  une  application  particulière  à  l'étude  de  ce  per- 
sonnage célèbre,  qui,  après  avoir  exercé  une  si  considérable  in- 
fluence sur  son  siècle,  agite  encore  et  partage  en  jugemens  si  divers 
les  sentimens  de  la  postérité.  L'histoire  de  Grégoire  VII  est  en  effet 
un  des  sujets  les  plus  élevés  à  la  fois  et  les  plus  épineux  qui  puis- 
sent exercer  la  sagacité  de  l'historien.  Nul  pontife,  depuis  la  propa- 
gation du  christianisme,  n'entreprit  de  plus  grandes  choses;  nul  ne 


A38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'est  plus  vivement  attaqué  aux  conditions  morales  du  gouverne- 
ment de  la  vie  humaine  et  de  la  chrétienté;  nul  n'en  a  porté  plus 
haut  les  exigences  et  les  attributions.  Nul  n'a  conçu  de  plus  pro- 
fonds, de  plus  vastes,  de  plus  mémorables  desseins.  Ses  successeurs 
ne  sont  que  justes  en  honorant  en  lui  le  réformateur  du  régime  de 
l'église  et  le  plus  considérable  représentant  de  la  pnpauté  au  moyen 
âge,  et  nul  cependant  n'a  soulevé  contre  lui  de  plus  ardentes  pas- 
sions, soit  dans  la  polémique  des  contemporains,  soit  dans  celle 
des  temps  postérieurs.  Sa  hardiesse  a  même  effrayé  de  grands 
chrétiens  comme  Pierre  Damiani  et  Bossuet,  et  les  rois  ont  proscrit 
sa  mémoire  comme  celle  d'un  ennemi  de  la  société  politique  dans 
l'Europe  civilisée.  La  passion  seule  a-t-elle  inspiré  ces  accens  dis- 
cordans?  Est-il  possible  à  un  esprit  impartial  de  porter  un  juge- 
ment plus  équitable  sur  le  caractère  et  sur  l'œuvre  de  Grégoire  VII? 
Je  le  crois,  sans  m'abuser  sur  les  obstacles,  car  la  seule  recherche  de 
la  vérité  matérielle  est  une  première  et  immense  difficulté.  11  est 
moins  facile  quelquefois  de  découvrir  le  fait  que  de  l'apprécier  avec 
justice.  Il  connaissait  bien  ces  difficultés,  l'illustre  écrivain  dont 
l'ouvrage  vient,  après  sa  mort,  d'être  livré  à  la  publicité;  on  peut 
môme  assurer  que  la  considération  de  ces  difficultés  est  la  cause 
principale  qui  a  retenu  son  esprit  dans  l'hésitation  malgré  la  con- 
fiance que  lui  devaient  inspirer  les  qualités  si  brillantes  de  son  ta- 
lent, et  qui  a  suspendu  pendant  tant  d'années  la  publication  de 
Vllisloirc  de  Crcgoirc  VIL  dont  les  amis  de  la  belle  et  bonne  lit- 
térature peuvent  jouir  aujourd'hui,  grâce  à  un  acte  de  piété  filiale 
dont  les  lettres  françaises  garderont  le  souvenir  reconnaissant. 

I. 

M.  Villemain  avait  tracé  le  premier  dessein  de  ce  livre  en  1827. 
Il  venait  d'être  destitué  de  son  emploi  de  maître  des  requêtes  au 
conseil  d'état,  et  suspendu  de  son  enseignement  à  la  Soibonne, 
pour  avoir  accepté  la  charge  de  rédiger,  au  nom  de  l'Académie 
française,  en  compagnie  de  MM.  de  Lacretelle  et  Michaud,  une 
adresse  de  doléance  au  roi  relativement  au  célèbre  projet  légis- 
latif connu  sous  le  nom  de  loi  de  justice  et  d\imour.  Sur  l'annonce 
du  livre,  une  souscription  fut  ouverte  et  sur-le-champ  remplie, 
pour  témoigner  à  l'émini'nt  littérateur  la  sympathie  qui  l'accompa- 
gnait dans  sa  disgrâce;  mais  l'œuvre  n'était  pas  de  celles  que  peut 
accomplir  en  peu  de  mois  l'esprit  le  plus  fertile  en  ressources.  Les 
aspects  littéraires  du  sujet,  les  tableaux  qu'il  offrait  à  une  imagi- 
nation féconde  et  à  une  plume  habile,  avaient  probablement  décidé 
la  rapide  détermination  de  M.  Villemain  plutôt  que  l'attrait  spécu- 
latif du  grand  problème  de  critique  historique  caché  sous  les  noms 


GRIÎGOIRE    VII    ET    SON    TEMPS.  li^Q 

de  Grégoire  Vil  et  d'Henri  IV.  Quelque  intérêt  politique  du  mo- 
ment n'était  peut-être  aussi  pas  étranger  au  choix  de  l'objet 
d'étude  promis  au  public.  Les  données  générales  de  M.  Villemain 
en  cette  matière  étaient  plutôt  alors  celles  de  M.  Daunou  que 
celles  d'une  autre  école  historique  qui,  plus  libre  en  ses  allures, 
mieux  instruite  du  fond  des  choses,  plus  dégagée  envers  un  passé 
qui  n'est  plus  à  craindre,  ouvrait  à  l'esprit  du  xix**  siècle,  soit  en 
France,  soit  en  Allemagne,  des  horizons  nouveaux  sur  l'histoire  des 
siècles  écoulés.  Quelqiu  s  lumières  qu'il  ait  acquises  plus  tard  par 
une  étude  persistante  et  approfondie,  son  esprit,  pourtant  si  souple, 
si  vif,  si  indépendant,  n'a  pu  se  détacher  complètement  de  ces  pre- 
mières impressions,  dont  la  trace  subsiste  dans  le  bel  ouvragt^  que 
nous  avons  sous  les  yeux,  et  qui  d'ailleurs  en  France  ont  été  celles 
de  plusieurs  générations  d'érudits,  de  publicistes  et  d'historiens, 
depuis  les  temps  reculés  jusqu'à  nos  jours. 

Des  notions  plus  exactes  et  plus  vraies  sur  l'histoire  de  Gré- 
goire Vil  datent  en  Allemagne  de  la  publication  du  livre  de  Voigt 
(1815);  elles  datent  chez  nous  du  cours  célèbre  de  M.  Guizot,  en 
1828.  Il  faut  juger  l'ouvrage  de  Voigt  par  l'original  allemand  et 
non  par  la  traduction  qui  l'a  familiarisé  dès  1837  avec  le  public 
français.  Voigt  est  un  historien  sincère,  dont  la  vue  n'est  pas  tou- 
jours complète,  mais  dont  l'intention  est  toujours  droite  et  la  di- 
rection historique  généralement  impartiale,  quand  elle  est  parfai- 
tement éclairée;  il  a  introduit  dans  l'histoire  de  Grégoire  VII  des 
élémens  d'information  jus(|u'alors  négligés.  Le  traducteur  français 
a  souvent  détourné  la  pensée  de  Voigt  de  sa  portée  primitive  pour  en 
faire  un  livre  agréable  à  certains  esprits  prévenus,  et,  qui  pis  est, 
il  a  plus  d'une  fois,  dans  ses  annotations,  péché  par  ignorance  de 
l'histoire  du  temps.  M.  Guizot,  en  1828,  a  donné  magistralement, 
suivant  son  habitude,  la  note  véritable  du  caractère  historique  de 
Grégoire  VII;  il  a  tracé  le  sillon,  la  gra^::de  culture  est  venue  après 
lui.  iNul  homme  éclniré  ne  saurait  confondre  à  cette  heure  le  Rcgis- 
trmn  de  Grégoire  VII  avec  le  Syllabus  de  186/i.  «  Nous  sommes 
accoutumés,  disait  M.  Guizot,  à  nous  représenter  Grégoire  VIT 
comme  un  homme  qui  a  voulu  rendre  toutes  choses  immobiles, 
comme  un  adversaire  du  développement  intellectuel,  du  progrès 
social,  —  comme  un  homme  qui  prétendait  retenir  le  monde  dans 
un  sys'ème  stationnaire  ou  rétrograde.  Rien  n'est  moins  vrai  :  Gré- 
goire Vil  était  un  réformateur  par  la  voie  du  despotisme,  comme 
Gharlemagne  et  Pierre  le  Grand.  Il  a  été  à  peu  près  dans  l'ordre 
ecclésiastique  ce  que  Gharlemagne  en  France  et  Pierre  le  Grand  en 
Russie  ont  été  dans  l'ordre  civil;  il  a  voulu  réformer  l'église,  et  par 
l'église  la  société  civile,  y  introduire  plus  de  moialité,  plus  de  jus- 
tice, plus  de  règle;  il  a  voulu  le  faire  par  le  saint-siége  et  à  son 


llhO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

profit,  soumettre  le  monde  civil  à  l'église,  et  l'église  à  la  papauté, 
dans  un  esprit  de  réforme  et  de  progrès,  non  dans  un  esprit  sta- 
tionnaire  et  rétrograde.  » 

Ces  paroles  furent  alors  une  nouveauté  grande;  si  le  parlement 
de  Paris  avait  encore  existé,  M.  Guizot  eût  peut-être, été  mandé 
pour  s'en  expliquer  à  sa  barre.  Elles  excitèrent  en  1828  un  mouve- 
ment de  surprise  dans  le  brillant  auditoire  de  la  Sorbonne.  M.  Vic- 
tor Leclerc,  M.  Villemain,  n'en  furent-ils  pas  étonnés  eux-mêmes? 
M.  Guizot  protestant  abdiquait  le  langage  des  centuriateurs  de 
Magdebourg;  il  s'éloignait  de  la  doctrine  parlementaire  des  Talon, 
des  Bignon,  des  Daguesseau,  qui  s'était  imposée  à  la  science  histo- 
rique; il  s'éloignait  de  la  voie  classique  tracée  par  M.  Daunou  soit 
dans  son  Coiws  d'histoire,  si  autorisé  alors,  soit  dans  son  Essai  sur 
la  puissance  temporelle  des  papes,  qui  était  en  si  grand  crédit;  mais 
ce  jugement  nouveau  du  célèbre  professeur,  réintégré  par  M.  de 
Martignac,  a  été  le  point  de  départ  de  l'appréciation  de  plus  en 
plus  juste,  parmi  nous,  du  grand  pontife  du  xi''  siècle.  Le  point  de 
vue  de  M.  Guizot  était  même  plus  caractérisé  que  celui  de  Yoigl,  et 
à  une  époque  récente  un  autre  éminent  historien,  M.  Mignet,  est 
arrivé,  par  sa  réflexion  puissante  et  par  une  connaissance  pnifonde 
des  personnes  et  des  choses,  à  des  conclusions  analogues,  exprimées 
avec  une  éloquente  autorité,  lorsqu'il  nous  a  montré,  «  en  passant 
par  Cluny,  l'homme  extraordinaire  à  l'aide  duquel  devait  s'accom- 
plir la  grande  réforme  vainement  essayée  jusqu'alors,  et  qui  exigeait 
les  profonds  desseins  d'un  génie  aussi  entreprenant  que  celui  de 
Grégoire  VII,  la  fermeté  d'une  âme  aussi  altière  et  aussi  religieuse, 
la  grandeur  d'un  caractère  aussi  indomptable.  »  Deux  esprits  supé- 
rieurs se  sont  ainsi  rencontrés  dans  le  même  jugement  en  arrivant 
au  but  par  des  chemins  divers. 

Je  pourrais  douter  à  bon  droit  que  telle  fût  la  direction  dans  la- 
quelle M.  Villemain  entreprit  ses  études  sur  Grégoire  VII,  et  je  n'en 
voudrais  pour  preuve  que  l'esprit  général  de  la  docte  et  brillante 
introduction,  dont  le  plan  remonte  à  coup  sûr  aux  premiers  temps 
de  ses  travaux.  Ilallam  avait  jugé  Grégoire  VII  avec  une  extrême 
sévérité.  Un  philosophe  éminent  de  notre  époque,  M.  de  Rémusat, 
a  suivi  ce  courant,  dans  son  livre  sur  saint  Anselme,  malgré  la 
haute  impaitialité  qui  honore  son  caractère.  L  s  tentatives  con- 
temporaines de  deux  grands  écrivains,  J.  de  Maistre  et  Lamennai?, 
pour  faire  admettre  à  l'état  de  dogme  invariable  et  absolu  la  doc- 
trine purement  relative  et  historique  aujourd'hui  autorisée  des 
maîtres  de  la  science,  maintenaient  dans  l'ancienne  voie  ga'licane 
beaucoup  d'esprits  peu  disposés  pour  les  opinions  uUramontaines. 
A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  moi-même  m'écarter  de  la  ligne  tra- 
ditionnelle de  nos  docteurs,  ni  abjurer  la  foi  gallicane,  que  je  crois 


GRÉGOIRE   VÎT   ET    SON   TEMPS.  hhi 

conforme  à  la  vérité  comme  aux  grands  intérêts  de  mon  pays;  mais, 
comme  l'a  dit  un  historien  qui  est  mon  garant  en  histoire,  «  tout 
ce  qui  s'accomplit  s'explique,  et  tout  ce  qui  prévaut  a  sa  raison 
d'être.  »  Eh  bien  !  malgré  l(3s  obstacles  de  tout  genre  et  les  passions 
déchaînées,  Grégoire  VU  a  prévalu  sur  l'empereur  Henri  IV;  la  pa- 
pauté a  triomphé  de  l'empire  dans  la  plus  grande  lutte  dont  l'histoire 
ait  gardé  le  souvenir  (l).  C'est  le  pht'nomène  historique  dont  l'expli- 
cation est  agitée  depuis  tnnt  d'années,  et  dont  l'investigation  sera 
l'objet  de  ces  études.  Remarquons  toutefois  que,  dans  cette  longue 
et  dramatique  lutte  du  sacerdoce  et  de  l'empire,  si  les  fidèles  furent 
pour  le  pape  contre  l'empereur  dans  la  période  grégorienne,  si 
sous  Innocent  III  l'opinion  publique  força  Philippe-Auguste  à  cé- 
der, si  sous  l'empereur  Frédéric  II  Grégoire  IX  et  Innocent  IV  eurent 
encore  assez  de  puissance  pour  détacher  les  peuples  d'une  race 
illustrée  par  le  génie  et  l'héroïsme,  au  xiv^  siècle  au  contraire  nous 
voyons  les  rois  prendre  appui  sur  les  peuples  contre  les  prétentions 
politiques  du  saint-siége.  Tout  cela  s'explique  et  se  justifie.  A  la 
doctrine  de  Boniface  VI!I  et  du  livre  célèbre  de  Regimine  prinri- 
pian  s'est  substituée  la  doctrine  qui  a  eu  pour  organe,  dans  l'ordre 
civil,  le  Traité  de  Vaulorité  des  rois  de  Denis  Talon,  et  dans  l'ordre 
ecclésiastique  la  déclaration  du  clergé  de  France  de  1682,  si  admi- 
rablement défendue  par  Bossuet  (2);  mais  la  cause  de  Grégoire  VII 
n'en  fut  pas  moins  la  meilleure  en  son  temps,  du  moins  parce  qu'elle 

(1)  Ce  triomphe  arrachait  à  Macaulay  les  éloquentes  paroles  que  tout  le  monde  a 
lues  avec  un  sentiment  d'émotion  profonde  dans  la  Revue  d'Edimbourg  d'octobre  1840, 
au  sujet  de  Vllisloire  de  la  papauté  de  M.  Rankc.  Voyez  Essaijs,  critical  and  miscel- 
laneons,  by  T.  Babington  Macaulay;  Paris,  Baudry,  1853,  p.  401. 

(2)  On  lit  dans  le  de  Regimine  principum,  dont  les  premiers  livres  sont  attribués 
à  saint  Thomas  d'Aquin,  et  dont  les  derniers  sont  d'un  continuateur  contemporain  de 
Boniface  VllI  :  «  La  puissance  temporelle  n'existe  que  par  la  puissance  spirituelle,  de 
même  que  le  corps  ne  vit  que  par  l'âme.  Dès  que  la  chrétienté  fut  constituée,  un  mi- 
racle força  Constantin  à  céder  la  domination  du  monde  au  pape,  qui  la  possédait  déjà 
de  droit,  car  Jésus-Christ  était  tout  ensemble  roi  et  prôtrc.  Depuis  lors,  les  deux  pou- 
voirs n'en  font  plus  qu'un  seul  dans  les  mains  du  souverain  pontife,  à  qui  sont  sou- 
mis tous  les  rois  de  la  terre.  »  Au  rebours  de  cette  théorie  théocratique,  on  lit  dans 
le  livre  de  Talon  ces  maximes  qui  ont  été  la  règle  de  la  monarchie  française  pendant 
mille  ans  :  «  L'église  peut  se  considérer  en  deux  manières,  ou  comme  un  corps  poli- 
tique, ou  comme  un  corps  mystique  et  sacré  :  comme  un  corps  politique,  par  relation 
à  l'état,  dont  elle  est  un  membre;  comme  un  corps  mystique  par  relation  à  Dieu. 
Comme  un  corps  politique,  c'est  une  assemblée  de  peuples  unis  sous  les  mêmes  lois 
et  sous  un  même  chef  temporel  pour  contribuer  ensemble  à  la  conservation  de  l'état 
et  à  la  tranquillité  publique;  comme  un  corps  mystique,  c'est  une  assemblée  de  fidèles 
unis  par  une  même  foi  et  sous  un  chef  spirituel  pour  travailler  ensemble  à  la  gloire 
de  Dieu  et  chacun  à  son  salut.  Ainsi  deux  puissances  sont  associées  au  gouvernement 
de  l'église  :  la  temporelle,  qui  est  la  première  dans  l'ordre  naturel,  car,  comme  dit  un 
fameux  évêque  (saint  Optât,  de  Milève),  c'est  l'église  qui  est  dans  l'état,  et  non  1  état 
dans  l'église,  —  et  la  spirituelle,  qui  est  la  première  dans  l'ordre  surnaturel,  mais  qui 
ne  s'applique  qu'aux  choses  surnaturelles  et  divines,  etc.  » 


442  RliVUE    DES    DEUX   MONDES. 

empêcha  le  triomphe  de  la  cause  opposée,  et  le  grand  pape  put  dire 
avec  tristesse,  en  rendant  le  dernier  soupir:  Dile.ii  justiliam  et 
odivi  iniquitatemj  ideo  morior  in  exilio. 

Lors  donc  que,  le  but  sérieux  et  réel  de  la  lutte  étant  atteint  et 
l'œuvre  de  Grégoire  VII  accomplie  par  la  conquête  de  l'indépendance 
de  l'église,  jjro  libertate  ecclesiœ  decertare^  la  papauté,  voulant  ob- 
tenir après  la  liberté  la  domination,  a  franchi  les  limites  d'une  équi- 
table défensive  pour  entrer  dans  la  voie  contestable  des  ambitions 
mondaines,  alors  la  lice  a  changé  d'aspect  et  le  combat  de  nature. 
Alors  l'esprit  humain  s'est  ému  et  ravisé;  les  sages,  qui  avaient  été 
circonspects,  ont  passé  à  la  résistance,  et  les  pouvoirs  légitimes,  se 
mettant  en  garde  à  leur  tour  contre  des  prétentions  excessives,  ont 
engagé  une  nouvelle  lutte  pour  rétablir  l'équilibre  entre  les  puis- 
sances qui  se  disputaient  le  monde.  Le  gouvernement  de  l'église 
avait  dévié  de  sa  mission  et  compromis  son  autorité;  alors  de  nou- 
veaux conflits  se  sont  élevés,  au  grand  dommage  de  la  chrétienté, 
et  cette  fois  avec  des  échecs  nombreux  et  irrémédiables  pour  la 
papauté.  Le  spectacle  affligeant  des  ardeurs  de  la  lutte  contre  les 
Hohenstaufen  avait  rendu  réservé  le  sage  Louis  IX  lui-même.  L'in- 
tempérance intempestive  de  Boniface  \I1I  détermina  les  manifesta- 
tions gallicanes,  et  les  abus  de  l'administration  spirituelle,  joints 
aux  schismes  et  aux  scandales  des  papes  politiques  du  xv*  et  du 
xvi"  siècle,  ont  susciié  la  réforme  de  Luther  et  provoqué  la  scission 
de  la  chrétienté  européenne. 

La  prudence  et  la  mesure  sont  donc  bien  difficiles  à  garder, 
même  par  le  génie,  môme  par  la  vertu,  dans  la  conduite  des  meil- 
leures causes.  C'est  une  loi  de  la  vie  humaine,  et  tous  en  ont  subi 
plus  ou  moins  la  fatale  destinée.  L'adversaire  de  Grégoire  YII, 
l'empereur  Henri  IV,  a  été  moins  encore  à  l'abri  des  reproches  et 
des  fautes.  Il  a  été  la  première  et  déplomble  victime  de  la  lutte 
entre  l'empire  et  la  papauté.  La  même  animosilé  est  restée  attachée 
à  sa  mémoire.  Les  contemporains  ont  mis  cà  sa  charge  les  plus 
odieuses  imputations;  s'il  n'a  pas  été  toujours  et  définitivement 
défendu  avec  le  même  zèle  que  Grégoire  VII,  il  a  été  attaqué  avec 
la  même  passion,  et  les  ultramontains  modernes  l'ont  voué  à  l'in- 
famie. Rétablir  la  vérité  historique  est  quelquefois  aussi  diOTicile  à 
l'égard  de  l'un  qu'à  l'égard  de  l'autre.  Au  milieu  des  récrimina- 
tions et  des  accusations  des  partis  déchaînés,  la  notion  du  vrai  a 
souvent  disparu  de  la  controverse.  M.  VilUmain  s'est  étudié  à  la 
rechercher  avec  une  patiente  et  consciencieuse  application.  Dé- 
tourné de  son  œuvre  laborieuse  par  sa  réintégration  dans  le  grand 
enseignement  littéraire  qui  a  fait  sa  gloire,  les  distractions  de  la 
politique  ont  ajouté,  après  1830,  un  nouvel  obstacle  à  l'accomplis- 
sement immédiat  de  la  tâche  qu'il  s'était  imposée.  11  n'en  a  jamais 


GRÉGOIRE    VU    ET   SON   TEMPS.  hf\Z 

pourtant  abandonné  la  poursuite  :  entraîné  pendant  plus  de  dix  ans 
dans  le  mouvement  actif  de  la  vie  parlementaire  et  des  agitations 
ministérielles,  il  n'en  a  pas  moins  continué  ses  recherclies  et  ses 
travaux  historiques,  souvent  interrompus,  toujours  repris  avec  un 
constant  attachement.  Il  avait  presque  terminé  sa  grande  composi- 
tion ]ors(fu'il  daigna  m'en  montrer  le  manuscrit  en  18A3  et  me  de- 
manda mon  impression, —  non  que  son  esprit  supérieur  eût  besoin 
de  mes  humbles  avis,  mais  parce  qu'une  vague  incertitude  planait 
encore  dans  ses  informations  et  résolutions  sur  certains  points  de- 
meurés obscurs  à  ses  yeux.  Depuis  sa  retraite  du  monde  politique 
en  iShb  jusqu'à  sa  mort,  il  n'a  cessé  d'élaborer  son  ouvrage,  remis 
vingt  fois  sur  le  méiier;  il  en  donna  même  quelques  extraits  dans  la 
Bévue,  entre  autres  le  récit  du  célèbre  et  dramatique  enlèvement 
du  pape  Grégoire  ^'1I  dans  la  nuit  du  25  décembre  1075  (l).  Il  a  lu 
maintes  fois  des  fragmens  de  son  œuvre  dans  le  sein  de  l'Académie 
française,  et  M.  Mignet,  en  1861,  annonçait  dans  le  Journal  des 
Savans  la  prochaine  publication  de  ce  livre  tant  attendu. 

Mais  ce  qu'il  apprenait  à  chaque  instant  de  publications  sur  le 
même  sujet,  qu'il  ne  pouvait  plus  facilement  contrôler,  lui  donnait 
sérieusement  à  penser.  Il  avait  étudié  à  fond  les  sources  qui  étaient 
à  sa  disposition.  Toutefois  il  avait  suivi,  à  travers  les  préoccupations 
politiques  et  d'un  regard  presque  inquiet,  la  rénovation  dont  la 
science  historique  était  l'objet  en  France  et  surtout  en  Allemagne, 
et  une  certaine  hésitation  scientifique  augmentait  l'indécision  qui 
lui  était  presque  naturelle.  La  perfection  littéraire,  à  laquelle  il 
était  si  sensible,  ne  le  consolait  donc  pas  de  ce  qui  semblait  man- 
quer aux  inslrumens  de  son  travail.  S'il  avait  pu  se  faire  une  idée 
juste  de  la  valeur  de  l'ouvrage  de  Voigt,  il  n'a  pas  été  aussi  favorisé 
en  ce  qui  touche  les  œuvres  capitales  de  Gfiôrer  et  de  Giesebrecht, 
sans  compter  une  foule  de  productions  secondaires  qui  sont  d'une 
certaine  considération  pour  des  détails  particuliers. 

Les  savantes  et  décisives  recherches  de  Giesebrecht  sur  le  Regis- 
triim  de  Grégoire  VII  ont  tranché  la  question,  douteuse  pour  les 
savans  qui  l'avaient  précédé  et  pour  M.  Yillemain  après  eux,  rela- 
tivem.ent  à  l'authenticité  du  célèbre  Dictalus.  Les  maximes  qui  com- 
posent le  Bictatus  se  retrouvent  dans  la  correspondance  du  pon- 
tife, mais  la  composition  isolée  de  ces  pages  fameuses  n'est  pas  de 
Grégoire  VU.  Une  autre  œuvre  de  Giesebrecht  a  non  moins  d'impor- 
tance, je  veux  parler  de  son  essai  de  restitution  des  vieilles  annales 
perdues  de  la  célèbre  abbaye  bavaroise  d'Altaha,  celles  qui  sont 
arrivées  jusqu'à  nous  ne  datant  que  du  xiu''  siècle.  Il  est  regrettable 
que  M.  Pertz  et  M.  Jaffé,  qui  après  M.  Bôhmer  nous  ont  donné  les 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  octobre  1833. 


A  M  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

annales  d'Hermann,  abbé  d'Altaha,  et  leur  continuation,  n'aient  pas 
cru  pouvoir  insérer  dans  la  collection  des  Scriptores  rerum  germa- 
nicarum  le  travail  d'érudition  de  Giesebrecht,  qui  aurait  ainsi  servi 
d'introduction  aux  annales  consignées.  Réunissant  tous  les  sou- 
venirs des  contemporains  et  toutes  les  indications  éparses.  dans  les 
monumens  dispersés,  M.  Giesebrecht  s'est  identifié  avec  le  chroni- 
queur primitif,  s'est  pénétré  de  l'esprit  qui  dirigeait  sa  plume,  a 
cousu  habilement  les  traditions  subsistantes  dans  d'autros  chroni- 
queurs de  ce  temps,  qui  avaient  puisé  à  la  même  source  que  le 
moine  anonyme  d'Altaha,  et  du  tout  a  fait  un  livre  du  plus  haut 
intérêt  pour  l'histoire  du  xi*  siècle.  Enfin  le  talent  mûri  de  M.  Gie- 
sebrecht, l'un  des  plus  ingénieux  et  des  plus  savans  historiens  formés 
à  l'école  de  M.  Ranke,  s'est  exercé  dans  un  ouvrage  de  haute  por- 
tée, lentement  élaboré  et  non  encore  achevé,  Y  Histoire  de  V  empire 
allemand  [Gescldclde  derdeutschen.Kai.serzeil),  dont  le  troisième  vo- 
lume tout  entier  (de  1,22/i  pages)  est  consacré  à  l'histoire  du  conflit 
de  l'empire  avec  la  papauté  sous  les  deux  derniers  empereurs  franco- 
niens. Ce  remarquable  volume  laisse  loin  de  lui  le  livre  de  Luden(l), 
qui  mérite  toujours  cependant  une  lecture  attentive,  et  qui  donne 
sur  l'époque  franconienne  des  conclusions  si  précieuses.  Luden  et 
Giesebrecht  ont  fait  oublier  lescompilationsde  ^lascovet  de  Struve  (2), 
sans  ébranler  la  réputation  acquise  des  histoires  spéciales  de  Stenzel 
et  de  Floto.  Enfin  la  volumineuse  et  très  savante  histoire  de  Gré- 
goire VII  et  de  ses  contemporains,  composée  par  l'érudit  Gfrôrer, 
professeur  d'histoire  à  Fribourg  en  Brisgau,  est  un  immense  réper- 
toire où  les  événemens  qui  ont  agité  l'Europe  pendant  le  siècle 
grégorien  sont  retracés  quelquefois  avec  un  enthousiasme  partial, 
toujours  avec  un  savoir  profond.  Les  sept  volumes  de  ce  livre  sont 
un  monument  historique  d'une  grande  valeur.  Tous  ces  trésors  ont 
manqué  à  M.  Villemain,  et  l'on  ne  s'en  doute  que  rarement  en  le 
lisant. 

Les  textes  améliorés  ou  nouveaux  insérés  dans  la  grande  collec- 
tion de  M.  Peilz  ne  pouvaient  plus  être  qu'entrevus  par  lui  à  l'épo- 
que où  ils  ont  été  livrés  à  la  publicité.  Les  Monamenta  gregoriami 
de  M.  Jaffé  lui  sont  restés  inconnus.  Il  n'avait  pu  même  faire  usage 
de  la  belle  publication  des  œuvres  de  Gerbert,  de  M.  Olleris,  quoi- 
qu'il ait  tiré  dans  son  introduction  grand  parti  des  actes  du  syno- 
dus  remcnsisy  où  Gerbert  a  joué  un  rôle  si  marqué.  jN'ayant  pas 
disposé  des  abondans  documens  récemment  mis  au  jour  sur  l'his- 
toire de  la  dynastie  franconienne,  les  agitations  intérieures  de  l'Al- 
lemagne pendant  le  xi"  et  le  xir'  siècle  laissaient  des  doutes  dans 

(1)  Luden,  Geschichte  des  deutschen  Volkes.  Gotha,  Ô  vol.  in-8°. 
Ci)  Corpus  lùsturiœ  germanicœ ,  auct.  B.  G.  Struve;  lena,  1730,  2  vol.  in-fol. — 
1.  1.  Mascovii,  De  reb.  imperii  germamci,  sub  Henrico  IV  et  V;  Lips.  1748,  in-i". 


GRÉGOIRE    VII    ET    SON    TEMPS.  hhb 

son  esprit,  et  cependant  il  avait  saisi  avec  une  remarquable  habi- 
leté le  rôle  que  doit  jouer  l'histoire  d'Allemagne  dans  une  étude 
approfondie  de  Grégoire.  VIL  Ilâtons-nons  de  le  dire,  cet  inventaire 
des  desiderata  du  livre  de  M.  Villemain  n'a  pour  objet  que  d'expli- 
quer ses  sciupules  et  le  long  espace  de  temps  qu'il  a  mis  à  couver 
son  œuvre  de  préililection,  dont  il  ne  fut  jamais  complètement  sa- 
tisfait malgré  l'assurance  qu'il  lirait  de  la  méditation  de  Baronius, 
du  volume  (1)  des  Bollandistes  relatif  à  Grégoire  VU,  des  princi- 
paux annalistes  ou  chroniqueurs  connus,  pour  le  xi"  siècle,  et  par- 
dessus tout  de  son  admirable  intelligence  des  situations  et  de  sa 
belle  faculté  de  manier  la  grande  langue  de  nos  chefs-d'œuvre  lit- 
téraires. Son  talent  est  tout  entier,  brillant  d'éclat  et  de  fraîcheur, 
dans  ces  deux  volumes  dont  nos  mains  ont  peine  à  se  détacher.  L'in- 
troduction qui  précède  l'histoire  proprement  dite  de  Grégoire  VII 
est  à  elle  seule  un  beau  morceau  d'érudition  et  d'éloquent  langage. 
L'esprit  général  est  peut-être  trop  empreint  des  impressions  de  jeu- 
nesse de  M.  Villemain,  car,  chose  singulière,  le  brillant  écrivain 
français  s'est  rencontré  généralement  d'accord  avec  le  manifeste 
éclatant  du  parti  catholique  libéral  en  Allemagne,  publié  sous  le 
pseudonyme  de  Janus,  mais  sorù  pour  la  meilleure  part  de  la  plume 
savante  et  respectée  de  M.  Dôllinger,  presqn.e  au  moment  où  mou- 
rait M.  Villemain.  La  prépondérance  obtenue  par  le  parti  ultra- 
montain  en  1869  a  rejeté  beaucoup  de  talents  distingués  vers  les 
appréciations  sévères  d'une  autre  époque. 

Nous  avions  sincèreiiient  applaudi,  avec  la  génération  libérale 
de  1828,  au  jugement  équitable  et  vrai  de  M.  Guizot  sur  le  grand 
personnage  et  sur  l'époque  mémorable  dont  il  s'agit.  JNos  impres- 
sions étaient  fondées  sur  des  raisons  d'une  nature  trop  élevée  pour 
céder  à  de  petites  et  accidentelles  objections  :  aussi,  malgré  l'abus 
qu'un  parti  rétrograde  a  voulu  faire  de  l'impartialité  de  notre  grande 
école  historique  du  xix*  siècle,  nous  suivrons  l'exemple  de  M.  Mi- 
gnet,  que  nulle  autre  considération  n'a  détourné  de  la  voie  de  jus- 
tice dont  est  marquée  son  érudite  et  supérieure  appréciation  de  la 
lutte  du  sacerdoce  et  de  l'empire  sous  les  Franconiens  et  sous  les 
Hohenstaufen.  Nous  serions  cependant  moins  rigoureux  que  lui  pour 
la  maison  de  Souabe,  que  M.  Huillard-Bréholles  a  trop  maltraitée 
peut-être  dans  un  monumental  ouvrage,  et  dont  M.  de  Raumer 
nous  semble  avoir  mieux  compris  le  génie  et  l'ambition  que  M.  de 
Cherrier  lui-même;  mais  là  n'est  point  la  question  dont  il  s'agit 

(1)  M.  Villemain  n'a  pas  employé  non  plus  la  compilation  indisppnsable  :  Vitœ  roma- 
norum  ponti[icum ,  publiée  par  M.  Watterich.  Elle  paraissait  à  peine  lorsque.  M.  Vil- 
lemain achevait  de  polir  son  ouvrage.  Il  est  plus  regrettal^le  qu'il  n'ait  pas  usé  des 
Begestaijontificum  romanorum,  que  Jaffé  avait  publiés  en  1«51.  Ils  lui  auraient  épargné 
quelques  erreurs  et  l'auraient  utilement  guidé  sur  bien  des  points. 


llllô  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aujourd'liui.  Restons  dans  ce  grand  sujet  de  Grégoire  V 
tière  est  assez  ample  pour  mériter  un  cours  d'exploration  appro- 
fondie. Je  ne  veux  point  toutefois  refaire  par  le  menu  l'iiistoire  du 
pontife,  reprendre  toutes  les  questions  d'érudition  aujourd'hui  ré- 
solues, ni  même  discuter  à  nouveau  toutes  celles  qui  sont  encore 
contestées,  en  un  sujet  dont  la  littérature  est  à  cette  heure  si  abon- 
dante et  si  riche.  Un  simple  coup  d'ceil  sur  les  deux  excellons  ar- 
ticles de  M.  Rocquain,  dans  le  Journal  des  Savans  de  1872,  don- 
nera la  mesure  de  l'état  des  connaissances  et  des  controverses  de 
détail  a(lmiï,es  à  cet  égard.  C'est  sur  des  points  de  vue  parùculiers, 
ou  non  encore  suffisamment  éclaircis,  que  je  voudrais  diriger  l'at- 
tention et  faire  ainsi  franchir  un  pas  de  plus  à  la  science,  déjà  si 
avancée  en  cette  partie.  L'exposition  de  quelques  recherches  per- 
sonnelles sera  donc  l'objet  principal  de  ces  études  en  même  temps 
que  l'examen  critique  de  certaines  idées  actuellement  en  circulation. 

II. 

Il  est  tout  d'abord  acquis  et  convenu  qu'une  histoire  de  Gré- 
goire YII  ne  saurait  se  boincr  à  l'histoire  des  douze  années  de  son 
pontificat,  de  1073  à  1085.  Il  a  été  dans  la  destinée  de  ce  grand 
personnage  de  régner  sur  l'église  bien  longtemps  avant  d'être  pape, 
et  de  prolonger  son  empire  bien  longtemps  après  sa  mort.  Je  con- 
sidère connne  une  véritable  lacune  du  bel  ouvrage  de  M.  Yiilemain 
de  s'arrêter  et  de  couper  court  à  la  mort  de  Grégoire  VII.  En  iso- 
lant même  le  conflit  de  la  papauté  avec  la  maison  de  Franconie  du 
conflit  ouvert  plus  tard  avec  la  maison  de  Souabe,  ce  qu'avec  rai- 
son s'est  abstenu  de  faire  M.  Mignet,  il  est  impossible  d'avoir  une 
idés  juste  du  premier  et  d'en  fixer  le  caractère  sans  en  poursuivre 
l'histoire  jusqu'au  traité  de  1122,  qui  a  mis  fin  à  la  célèbre  querelle 
des  investitures,  sous  l'empereur  Henri  V;  on  n'en  aurait  même 
qu'une  im[)arraite  notion,  si  l'on  s'arrêtait  à  la  mort  tragique  et  mi- 
sérable de  l'empereur  Henri  IV  (110(5).  Qu'on  juge  par  ce  seul  et 
premier  mot  de  l'étendue  historique  du  sujet!  Eh  bien!  l'ombre  de 
Grégoire  YII  plane  sur  cette  époque  entière,  son  souffle  anime  tout 
jusqu'à  la  fin  de  la  lutte;  il  en  a  la  gloire  et  la  responsabilité.  C'est 
ainsi  que  l'ont  compris  Gfrôrer  et  Giesebrecht,  et,  envisagée  sous  cet 
aspect,  la  lutte  est  une  vaste  épopée  qui  est  marquée  souvent  de 
l'empreinte  fatidique  des  temps  antiques  et  primitifs  (1).  Le  conilit 

(1)  Sauf  quelques  préjugés  que  je  ne  partage  pas,  cette  épopée  historique  a  été 
exposée  avec  beaucoup  de  talent  par  un  écrivain  belge  dont,  le  mérite  et  les  travaux 
ne  sont  pas  assez  appréciés  en  France.  Je  veux  parler  de  M.  F.  Laurent,  profe'=;seur  à 
l'université  de  Gand.  Voyez  ses  Études  sur  ihistoire  de  l'humanité,  t.  VI  :  la  Papauté 
et  l'empire,  1865,  in-S". 


GRÉGOIRE    VII    ET    SON    TEMPS.  ÛÛ7 

est  même  devenu  plus  ardent  et  plus  acharné,  après  la  mort  de 
Grôgoire  VU,  qu'il  ne  l'était  de  son  vivant.  Les  grandes  misères 
d'Henri  IV  sont  postérieures  à  1085;  mais  la  pensée,  les  ordres, 
la  résolution  de  Grégoire  Vil,  dominent  tous  les  événemens;  ses  suc- 
cesseurs ne  reciilent  devant  aucune  extrémité.  Grégoire  est  incom- 
plet, si  on  le  sépare  de  la  principale  conclusion  de  son  entreprise, 
qui  est  l'émancipation  de  la  papauté;  or  l'alTranchissement  n'est 
obtenu  qu'à  l'extinction  de  la  maison  de  Franconie.  La  transition 
de  la  liberté  à  la  domination  est  à  la  vérité  dans  le  programme, 
mais  elle  marque  une  autre  phase  de  la  lutte,  tout  en  s' enchaînant 
avec  elle.  L'histoire  spéciale  de  Grégoire  Vil  commence  donc  néces- 
sairement à  l'époque  où  le  moine  Hildebrand  part  de  Cluny  ou  de 
Worms  avec  le  pape  Léon  IX,  en  10/i9,  et  se  prolonge  jusqu'au 
premier  quart  du  siècle  suivant.  Telle  est  la  carrière  à  parcourir 
pour  arriver  seulement  au  dénoûment  du  premier  acte  de  ce  grand 
drame. 

Mais,  avant  de  prendre  la  voie  qui  nous  y  mène,  il  faut  connaître 
quelle  était  la  condition  de  la  papauté  antérieurement  à  cette 
époque,  afin  d'apprécier  la  profondeur  de  l'abîme  d'où  Grégoire  VII 
a  retiré  l'église  et  le  pontificat.  Il  est  juste  pourtant  d'avouer,  ce 
qu'on  a  trop  oublié  de  constater,  que  l'empire  avait  été  le  pre- 
mier sauveur  de  la  papauté.  Sans  parler  de  l'empire  franc,  qui, 
dans  la  personne  de  Charlemagne,  a  délivré  les  pontifes  romains  de 
la  tyrannie  lombarde  et  du  joug  de  l'arianisme  italien  en  assurant 
au  saint-siége  une  indépendance  protégée  (1)  par  l'empire,  la  pa- 
pauté a  été  redevable  aux  Ottons  d'être  purgée  des  abominables 
souillures  dont  l'avaient  couverte  les  factions  féodales  des  comtes 
de  Tusculum  et  autres  châtelains  établis  dans  les  quartiers  fortifiés' 
de  la  Rome  des  césars  ou  dans  sa  banlieue.  Les  désordres  com- 
mencent à  l'époque  où  décline  et  s'.éteint  la  descendance  masculine 
de  Charlemagne  sur  le  trône  de  l'empire.  Pendant  cette  période  de 
désorganisation  où  tout  a  tourné  au  fief,  resté  la  seule  garantie 
d'ordre  social  au  milieu  de  la  décomposition  de  la  société  carlo- 
vingienne,  le  démembrement  féodal,  que  n'avait  pu  empêcher  ni 
maîtriser  la  maison  de  Spolète,  héritière  nominale  de  l'empire,  fit 
passer  la  papauté  de  la  protection  canonique  des  empereurs  à  la 
sujétion  des  petits  dominateurs  seigneuriaux  de  la  campagne  ro- 
maine (2).  La  papauté  comme  l'épiscopat  tombèrent  en  régime  féo- 
dal, et  les  feudataires  latins  exploitèrent  comme  un  fief  l'élection 

(1)  Voyez  les  lettres  77  et  suiv.  d'Adrien  I"  dans  les  Monumenta  caroUna  de  Jaffé. 

(2)  L'histoiie  des  comtes  de  Tusculum  et  des  Crescenzi  est  encore  à  faire.  Le  Vatican 
en  recèle  les  matériaux  inédits.  Cependant  Gregorovius  en  a  donné  les  élémens  princi- 
paux. Voyez  sa  Gesch.  der  Stadt  Rom,  t.  IH.  —  Cf.  aussi  les  Memorie  istoriche  deW 
antico  TuscolOj  da  Dom  Barn.  Mattel;  Roma,  1711,  in-i". 


IlhS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

papale,  qui  jadis  était  l'attribut  de  la  municipalité  romaine  et  du 
clergé,  sous  l'approbation  ou  confirmation  impériale,  comme  on  le 
voit  dans  les  annales  d'Éginhard  et  dans  le  continuateur  de  Paul 
Diacre  (1). 

Les  scandales  inouis  dont  la  dépravation  féodale  a  souillé  la  pa- 
pauté, les  déportemens  de  tout  genre  dont  Rome  a  été  le  théâtre  à 
cette  époque  et  qui  se  sont  prolongés  pendant  trois  quarts  de 
siècle,  sont  connus  de  tout  le  monde  :  ils  sont  écrits  partout,  et 
ma  plume  se  refuse  à  les  écrire  encore.  Sans  recourir  à  Baronius, 
qui  n'a  pu  ni  voulu  les  voiler,  un  simple  coup  d'œil  sur  les  notices 
des  papes  du  monument  bénédictin  de  VArt  de  vérifier  les  dates, 
ou  mieux  encore  le  tableau  indigné  que  la  vérité  arrache  à  l'impar- 
tialité de  M.  Mignet  (2),  en  fourniront  le  récit  aux  curieux.  M.  Ville- 
main  en  a  retracé  les  principaux  détails  avec  l'accent  éloquent  de 
l'honnêteté  révoltée.  La  dissolution  de  la  Rome  des  césars  n'a  pas 
donné  le  spectacle  de  plus  odieux  débordemens  que  la  Rome  des 
papes  du  x*"  siècle.  Si  quelques  âmes  timorées  sont  affligées  de  ces 
paroles,  ceux  qui  savent  les  choses  me  trouveront  prudent  et 
réservé  de  n'en  pas  dire  davantage.  On  se  demande  comment  la 
papauté  a  pu  survivre  à  une  telle  crise,  et  la  grande  image  de 
durée  par  laquelle  Macaulay  a  exprimé  la  vitalité  de  cette  institution 
se  présente  spontanément  à  l'esprit.  Le  péril  que  courait  la  papauté 
n'a  point  échappé  aux  contemporains  :  aussi,  lorsqu'à  la  fin  de  ce 
X®  siècle  s'assembla  dans  les  Gaules  le  concile  célèbre  de  Saint- 
Basle  près  Reims,  convoqué  pour  juger  un  prélat  accusé  de  prévari- 
cation, en  présence  des  deux  rois  Hugues  Capet  et  Robert,  un 
évêque  éloquent  et  irréprochable,  celui  d'Orléans,  s'écriait  doulou- 
reusement : 

«  Oh!  déplorable  Rome,  qui,  après  avoir  éclairé  nos  aïeux  de  la 
lumière  des  saints  pères,  as  versé  sur  nos  temps  agités  de  noires 
ténèbres  qui  seront  diflamées  dans  les  siècles  à  venir!  nous  avons 
appris  qu'il  exista  jadis  sur  ton  siège  des  Léon,  des  Grégoire,  des 
Gélase,  des  Innocent.  Elle  est  longue,  la  suite  de  tes  pontifes  qui 
remplirent  l'univers  de  leur  doctrine,  et  c'est  avec  justice  que  l'église 
universelle  était  confiée  à  la  direction  de  tels  hommes  qui,  par  leur 
science  et  leur  vertu ,  surpassaient  tous  les  mortels,  et  cependant, 
même  à  une  si  heureuse  époque,  le  privilège  de  la  suprématie  te 
fut  contesté  par  les  évoques  d'Afrique,  redoutant,  je  le  crois,  les 
misères  que  nous  souffrons  aujourd'hui,  —  car  que  n'avons-nous 
pas  vu  dans  ces  derniers  ans?  INous  avons  vu  Jean  Octavien,  vautré 
dans  le  bourbier  de  la  débauche  (3);...  des  dynasties  de  femmes 

(1)  Voyez  aussi  la  constitution  d'Adrien  F',  dans  le  Décret  de  Gratien,  dist.  l.  siii.  c.22. 

(2)  Voyez  le  Journal  des  Savans,  janvier  i87l. 

(3j  «  Vidimus  Johannem,  cognomento  Octavianum,  in  volutabro  lihidinum  versatum.» 


GRÉGOIRE    VII   ET    SON   TEMPS.  hll9 

perdues  disposant  du  pontificat,  occupé  par  des  monstres  remplis 
d'ignominie  (1)  et  dépourvus  de  la  science  des  choses  divines  et 
humaines!..  Et  au  milieu  de  ces  vices,  Rome  est  devenue  une  ville 
vénale,  qui  pèse  ses  jugemens  dans  la  balance  au  poids  des  écus... 
0  temps  infortunés  où  l'église  est  frustrée  d'un  si  grand  soutien  ! 
A  quelle  source  faut- il  désormais  recourir  pour  y  trouver  la  science 
et  la  doctrine?  Rome,  après  la  chute  de  l'empire  romain,  a  perdu 
l'église  d'Alexandrie,  celle  d'Antioche,  ces  lumières  des  temps  apo- 
stoliques. Ne  parlons  de  l'Afrique  pas  plus  que  de  l'Asie.  Voilà  que 
maintenant  Constantinople  s'est  séparée  d'elle,  et  que  l'Espagne 
s'éloigne  de  son  giron.  L'Europe  chrétienne  se  déchire;  les  mys- 
tères d'iniquité  du  temps  final  sont-ils  près  de  s'accomplir  (2)?» 

Le  rédacteur  de  ces  doléances  était  le  célèbre  Gerbert,  qui  fut 
pape  plus  tard  sous  le  nom  de  Sylvestre  IL  Eh  bien  !  c'est  de  cet 
abaissement  que  les  Ottons  ont  relevé  la  papauté.  Appelé  en  Italie 
par  les  papes  eux-mêmes  pour  mettre  à  la  raison  la  faction  puis- 
sante des  comtes  de  Tusculum  et  pour  imposer  le  frein  d'une  règle 
tutélaire  aux  élections  pontificales  de  la  m.unicipalité  romaine,  Otton 
le  Grand,  par  son  énergie,  rétablit  la  papauté  dans  son  ancienne 
dignité,  et  s'érigea  en  réformateur  de  l'église,  aux  applaudissemens 
de  la  chrétienté.  L'empire  d'Occident  fut  rétabli  en  son  honneur  et 
à  son  profit  après  une  longue  interruption,  et  les  anciens  droits  de 
patronage  sur  l'église,  qu'avaient  exercés  Constantin  et  Cbarle- 
magne,  furent  ravivés  en  l'honneur  et  au  profit  de  la  maison  im- 
périale de  Saxe.  Otton  le  Grand  fut  provoqué  à  se  poser  comme 
arbitre  de  la  papauté.  Afin  d'assurer  le  triomphe  des  bonnes  mœurs 
à  Rome,  et  la  sincérité  de  l'élection  du  pape,  le  puissant  roi  de  Ger- 
manie fut  non-seulement  invité  à  reprendre  l'ancien  droit  carlovin- 
gien  de  la  confirmer,  mais  encore  à  exercer  le  droit  nouveau  d'y 
pourvoir.  Léon  YIII,  qu' Otton  le  Grand  avait  fait  élire  en  remplace- 
ment de  Jean  XII,  lequel  fut  déposé,  proposa  dans  un  concile  con- 
voqué à  Rome  et  décréta  le  canon  qui  suit,  en  963  :  «  Nous  Léon 
évêque,  episcopiis,  servus  servorum  Dei,  assisté  du  clergé  romain 
et  avec  l'adhésion  de  tout  le  peuple  de  la  ville,  à  l'exemple  de  ce 
que  notre  prédécesseur  Adrien  avait  établi  en  faveur  du  roi  des 

Voyez  les  actes  du  concile  de  Saint-Basle  dans  les  œuvres  de  Gerbert,  tidit.  de  M.  011e- 
ris,  m-4»,  p.  173  à  23G  (1867),  et  dans  la  collection  de  M.  Pertz,  t.  III,  p.  G58. 

(1)  «  Succedit  Ronise  in  pontlficatu  horrendum  monstrum,  Bonifacius,  cunctos  rnor- 
tales  nequitia  superans.  »  Ihid.,  p.  205,  OUeris.  —  Baronius,  parlant  d'un  autre  pape 
de  ce  tomps,  rappelle  Sergius  ille  nefandus.  Annal.,  ad  Serg.  III. 

(2)  «  O  infelicia  tempera,  quibus  patrocinio  tantœ  frustramur  ecclesiœ!  Ad  quam 
dciaceps  urbium  confugiemus,  cum  omnium  gentium  dominam  humanis  ac  divinis 
destitutam  subsidiis  videamus?..  Fit  ergo  discessio,  non  solummodo  gentium,  sed 
etiam  ccclcsiarum...  Jam  mysterium  iniquitatis  operatur,  ctc.n—Ibid.,  p.  213,  OUeris. 

TOME  civ.  —  1873.  29 


450  RETUE   DES    DEUX   MONDES. 

Francs  et  des  Lombards,  Charles  le  Grand,  nous  concédons,  éta- 
blissons et  confirmons  en  faveur  d'Otton  I",  victorieux  roi  des  peu- 
ples teutoniffues,  et  de  ses  successeurs  dans  le  royaume  d'Italie,  la 
perpétuelle  faculté  d'élire  et  d'ordonner  nos  successeurs  pontifes,  du 
siège  apostolique  romain,  et  par  conséquent  aussi  les  archevêques 
et  évêques  de  ses  états,  sauf  aux  élus  à  obtenir  l'investiture  et  con- 
sécration des  mains  de  qui  il  appartiendra  (1).  »  Léon  VIII  ajoutait 
l'excommunication  contre  tout  contrevenant  à  son  décret.  Il  mit 
l'épiscopat  et  la  papauté  à  la  discrétion  de  l'empereur  Otton  le 
Grand  et  de  ses  héritiers  dans  l'empire.  Le  pape  n'était  plus  qu'un 
fonctionnaire  impérial. 

Quelque  énorme  qu'il  paraisse  aujourd'hui,  cet  acte  a  été  le  sa- 
lut de  la  papauté  au  x*  siècle  malgré  les  obstacles  qu'en  a  rencon- 
trés l'exécution.  La  maison  de  Saxe  était  une  famille  religieuse,  fort 
attachée  au  catholicisme,  et  qui  fut  secondée  par  tous  les  hommes 
persuadés  de  la  nécessité  d'une  réforme  dans  le  régime  de  l'église. 
Grâce  à  la  terreur  de  l'empire,  les  grands  scandales  de  Rome  dis- 
parurent; mais  la  turbulence  féodale  et  municipale  ne  put  être 
définitivement  comprimée,  les  violences  locales  se  reproduisirent, 
et  la  dynastie  saxonne  s'éteignit  avec  Henri  le  Saint,  sans  avoir  ré- 
tabli l'ordre  dans  la  succession  et  l'administration  régulière  du 
pontificat  romain.  Un  seul  point  était  acquis,  c'était  le  droit  poli- 
tique de  l'empereur  sur  félection  pontificale,  droit  reconnu  salu- 
taire alors  par  la  papauté,  qui  par  là  fut  préservée  du  retour  des 
événemens  détestables  du  x'^  siècle.  L'assujettissement  de  la  pa- 
pauté à  l'autorité  des  Saxons  était  en  effet  un  mal  moindre  que  sa 
dégradation  morale  sous  l'influence  des  Marozie  et  des  Theodora; 
seulement  un  autre  abus  se  lit  jour,  protégé  par  l'action  persistante 
de  l'oligarchie  féodale,  la  simonie  appliquée  à  toutes  les  charges  de 
l'église  et  spécialement  au  pontificat  romain.  Benoît  IX  vendit  la 
papauté  à  Grégoire  VI.  Le  commerce  des  dignités  de  l'église  rem- 
plaça les  désordres  de  la  débauche  dans  l'administration  de  la  chré- 


(1)  L'authenticité  de  cet  acte,  dont  on  trouve  le  texte  dans  le  fameux  Décret  de  Gra- 
tien  {Dist.  lxui,  c.  23),  a  été  contestée.  Voyez  le  Corp.jur.  canonici  de  Richter,  p.  '209, 
Leipzig  1839;  mais  tous  les  manuscrits  de  la  compilation  célèbre  du  moine  bénédictin 
de  Bologne  en  renferment  l'insertion,  et  le  texte  a  été  retrouvé  dans  d'autres  manu- 
scrits antérieurs  à  l'époque  où  vécut  Gratien  (J150),  lequel  ayant  composé  sou  livre  dans 
l'intérêt  de  la  papauté,  y  ayant  donné  place  à  des  actes  faux,  favorables  à  la  cour  de 
Rome,  ne  peut  être  tenu  pour  suspect  quand  i!  s'agit  d'un  décret  favorable  à  l'empire. 
Ni  le  savant  canoniste  Antoine  Augustin,  ni  Baluzc  n'ont  récusé  la  véracité  du  décret  de 
Léon  VIII,  qui  concorde  avec  tous  les  actes  de  l'histoire  contemporaine.  Voy.  De  enien- 
dat.  Gratiani,  édit.  de  Riegger,  2  vol.  in-12,  1704.  Tbéod.  de  Niem  a  publié  Vin- 
strumentum  complet  de  l'acte  du  synode  romain,  d'où  Gratien  a  extrait  le  texte  dont 
il  s'agit.  Voyez  les  Constit.  imper,  de  Goldast,  1. 1",  p.  221  et  suiv.  (4  vol.  ia-f",  Franc- 
fort 1713). 


GRÉGOIRE    VII    ET    SON   TEMPS.  451 

tienté.  On  acheta  un  évôché  comme  on  achète  aujourd'hui  une 
charge  de  notaire. 

Telle  était  la  situation  à  l'avènement  de  la  maison  de  Franconie 
au  trône  impérial,  en  iO'lh.  La  simonie  était  le  fléau  de  l'église;  de 
l'Italie,  elle  se  répandit  en  Allemagne  et  partout.  Le  dernier  des 
Ottons  et  Henri  le  Saint  eurent  la  main  trop  faible  pour  la  réprimer; 
la  pratique  en  devint  universelle.  Les  premiers  Franconiens  avaient 
la  main  forte,  ils  pouvaient  remédier  au  mal,  étant  d'accord  avec 
le  saint-siége;  mais  Conrad  III  n'eut  que  des  intentions  :  il  était 
trop  affairé  en  Allemagne  par  l'établissement  de  sa  dynastie  pour 
se  laisser  détourner  à  des  réformes  difficiles  et  même  à  celles  de 
l'église  romaine.  Son  fils  Henri  III,  plus  heureusement  placé,  porta 
vers  l'un  et  l'autre  objet  l'attention  d'un  esprit  vigoureux  et  droit, 
car  les  choses  de  l'église  avaient  alors  une  importance  politique 
dont  on  se  rend  difficilement  un  compte  exact  aujourd'hui.  En  ce 
faisant,  non-seulement  l'empereur  agissait  en  habile  politique,  il 
agissait  encore  en  souverain  armé  de  la  force  des  lois.  Il  était 
évêque  extérieur  et  plus  encore,  d'après  les  décrets  d'Adrien  P""  et 
de  Léon  VIII,  et  l'intérêt  de  l'état  exigeait  son  intervention.  En 
effet,  le  relâchement  de  la  discipline  religieuse  n'avait  plus  de 
limite;  de  la  simonie,  le  sacerdoce  passait  au  concubinat.  La  plu- 
part des  évêques  et  une  bonne  part  du  clergé  séculier  donnaient 
cet  exempls  déplorable.  Au  x"  siècle,  la  corruption  était  à  Rome 
plutôt  que  dans  l'épiscopat;  on  se  souvient  du  langage  de  l'évêque 
d'Orléans  au  synode  de  Saint-Basle.  Au  xi^  siècle,  la  régularité  se 
rétablissait  à  Rome,  mais  la  corruption  avait  pénétré  dans  les  degrés 
inférieurs  de  la  hiérarchie.  L'Allemagne  et  l'Italie  en  étaient  le  plus 
infectées  en  Europe.  L'administration  de  Henri  III  est  sous  ce  rap- 
port un  modèle  de  sagesse,  de  prévoyance  et  de  fermeté.  Ce  prince 
éclairé  avait  compris  son  temps  et  son  intérêt.  Notre  époque  est 
travaillée  à  cet  égard  de  bien  des  chimères  que  ne  partage  point 
la  masse  des  populations,  la  philosophie  étant  une  vertu  privée  et 
non  une  condition  sociale.  Le  désintéressement  de  l'état  en  matière 
de  religion  est  un  appel  à  une  révolution  religieuse,  et  l'état  ne  peut 
qu'y  perdre,  à  moins  qu'il  ne  fasse  lui-même  la  révolution. 

Ces  maximes  n'auraient  pu  être  politiquement  contestées  au 
XI''  siècle.  L'esprit  religieux  était  l'esprit  général  du  temps,  l'objet 
de  toutes  les  préoccupations,  et  non-seulement  toute  force  sociale 
en  émanait,  mais  le  destin  de  la  civilisation  en  dépendait,  car  c'était 
l'unique  correctif  de  la  violence  féodale  et  militaire  qui  débordait 
partout.  Dans  l'église  d'ailleurs  étaient  alors  les  lumières  de  l'esprit 
humain,  et  l'organisation  ecclésiastique  concentrait  en  ses  mains 
toutes  les  ressources  morales  de  la  société.  L'église  apparaissait  en 
tout  et  partout,  et  les  armées  nombreuses  de  l'ordre  monastique 


452  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mettaient  à  sa  disposition  des  moyens  d'action  incomparables,  car 
chez  les  peuples  la  foi  était  vive,  profonde  (1),  et  la  disposition  à  l'ad- 
mission du  merveilleux  était  universelle.  L'histoire  de  la  propaga- 
tion monastique  en  Europe  est  une  étude  du  plus  haut  intérêt  pour 
l'histoire  de  la  civilisation  elle-même  ;  elle  a  fait  depuis  longtemps 
l'objet  des  travaux  érudits  des  hommes  les  plus  éclairés,  et  dans  ces 
derniers  temps  elle  a  été  traitée  avec  un  grand  talent  par  un  illustre 
écrivain  auquel  je  ne  reprocherai  que  d'y  avoir  porté  une  préoccu- 
pation moderne  qui  entache  les  conclusions  de  ses  recherches  his- 
toriques. En  Allemagne,  la  fondation  et  la  multiplication  des  mo- 
nastères avaient  été  l'œuvre  de  Pépin  et  de  Charlemagne,  puis  des 
Ottons,  qui  avaient  fait,  comme  on  l'a  dit,  de  la  Saxe  jadis  si  rebelle 
une  école  de  christianisme  (2).  Les  moines  et  les  seigneurs  avaient 
pris  partout  possession  de  la  propriété  territoriale,  mais  les  premiers 
la  défrichaient ,  tandis  que  les  seconds  en  négligeaient  le  soin  et 
souvent  la  dévastaient.  Les  monastères  et  les  châteaux-forts  cou- 
vraient le  sol  de  l'Europe,  et  les  moines,  jadis  les  soldats  des  évêques, 
alTranchis  plus  tard  de  leur  juridiction,  devenaient  insensiblement 
d'actifs  auxiliaires  de  la  suprématie  romaine,  qui  s'appuyait  sur  eux. 
Ces  résultats  s'étaient  produits  en  Allemagne  plus  qu'ailleurs  encore. 
Les  moines  y  formaient  la  démocratie  du  christianisme;  l'épiscopat 
en  était  l'aristocratie,  par  les  mœurs,  la  naissance  et  l'autorité,  qui 
se  confondait  avec  l'autorité  féodale,  car  nulle  part  l'épiscopat  n'é- 
tait plus  riche  en  fonds  de  terre  qu'en  Allemagne,  où  la  sécularisa- 
tion des  évêchés  a  payé  bien  des  révolutions.  Le  pontificat  papal  et 
épiscopal  relevait  de  l'empire  par  le  droit  d'élection,  mais  le  cou- 
vent ne  relevait  que  de  l'église,  c'est-à-dire  du  pape.  Les  empereurs 
étaient  donc  obligés  par  la  nécessité  des  choses  à  se  mêler  beau- 
coup du  gouvernement  de  l'église,  qui  s'identifiait  avec  le  gouverne- 
ment de  l'état,  en  un  siècle  où  l'église  était  tout  et  partout.  C'était 
un  grand  écueil. 

Ces  difficultés  se  compliquaient  de  circonstances  nouvelles  et  cri- 

(1)  Elle  était  quelquefois  d'une  singulière  naïveté.  Le  respectable  Pierre  Damiani 
exhorte  un  moine  à  ne  pas  manquer  de  réciter  le  petit  office  de  la  Vierge,  et  rapporte 
à  ce  sujet  l'exemple  d'un  clerc  qui,  étant  malade  à  lextrémité,  fut  visité  par  la  sainte 
Vierge  qui  lui  fit  couler  de  son  lait  dans  la  bouche  et  le  guérit  à  l'instant.  Voyez 
Fleury,  Hisl.  eccL,  liv.  LX,  54. 

(2)  J'ai  donné,  dans  le  premier  volume  de  mon  Histoire  du  droit  français  au  moyen 
âge,  le  tableau  de  la  propagation  mona<;tique  pour  la  France.  M.  Mignet  avait  avant 
moi  publié  le  savant  mémoire  dans  lequel  il  expose  la  conversion  de  l'Allemagne  au 
christianisme  et  l'établissement  de  l'ordre  monastique  en  ce  paj's.  Ozanam  a  traité  le 
mûme  sujet  à  un  autre  point  de  vue,  et  M.  de  Montalcmbert  après  lui,  dans  ses  Moines 
d'Occident.  Ponr  les  matériaux  de  l'histoire  générale  du  sujet,  voyez  Mabillou,  Annales 
ord.  S.  Benedicti,  6  vol.  in-fol.,  et  Acta  sanctoj-um  ord.  S.  Benedicti,  9  vol.  in-fol., 
enfin  Cf.  la  Coîlectio  script,  rer.  hist.  monast.  écoles,  de  Kuen,  6  vol.  in-fol.,  Ulm  1753 
et  suiv. 


GRÉGOIRE    VII    ET    SON    TEMPS.  453 

tiques  qui  se  manifestaient  dans  l'église  et  dans  l'état.  Dans  l'église, 
il  était  malaisé  d'éviter  l'envahissement  des  passions  et  des  abus  de 
la  féodalité,  et  le  concours  de  l'autorilé  impériale  k  la  réforme 
ecclésiastique  suscitait  le  conflit  ainsi  que  la  rivalité  du  saint-siége 
lui-même,  amoindri  par  l'action  impérative  et  coercitive  du  souve- 
rain, lequel  était  en  réalité  pape  autant  qu'empereur;  si  le  souverain 
n'était  pas  habile,  religieux  et  circonspect,  la  tutelle  impériale  se 
transformait  en  un  joug  oppressif,  insupportable  pour  l'église.  Ainsi 
le  mal  de  l'église  était  grave,  et  le  remède  aussi  périlleux  que  le 
mal.  En  ce  qui  touche  l'empire,  l'immixtion  du  pouvoir  politique 
dans  la  discipline  religieuse  pour  réprimer  la  simonie  et  le  concu- 
binat  sacerdotal  exposait  l'empereur  à  la  haine  d'une  classe  puis- 
sante, à  une  époque  où  le  pouvoir  impérial  éprouvait  un  affaiblis- 
sement notable  par  l'hérédité  des  fiefs  arrachée  au  fondateur  de  la 
dynastie  franconienne,  à  Conrad  III.  L'unité,  l'efficacité  du  pouvoir 
impérial  était  ébranlée  par  cette  conquête  de  la  féodalité  alle- 
mande ,  et  la  discipline  politique  devenait  aussi  difficile  à  maintenir 
que  la  discipline  religieuse  à  rétablir.  A  cet  embarras  adminis- 
tratif se  joignait  pour  les  Franconiens  un  embarras  politique,  non 
moins  sérieux,  par  la  substitution  de  leur  dynastie  à  la  dynastie 
saxonne.  La  prudence  de  Conrad  III  et  l'habileté  ferme  d'Henri  III 
avaient  conjuré  ces  dangers  divers  ;  mais  la  mort  prématurée 
d'Henri  III,  laissant  un  enfant  de  cinq  ans  pour  héritier,  détermina 
l'explosion  des  orages. 

La  connaissance  de  ces  embarras  politiques  de  l'Allemagne  est 
indispensable  pour  expliquer  l'entreprise  de  Grégoire  "Vil.  Elle  me 
semble  avoir  été  négligée  par  les  historiens  de  ce  pontife.  Voici 
l'origine  et  les  traits  principaux  de  ces  difficultés. 

m. 

A  l'extinction  de  la  race  masculine  de  Charlemagne  sur  le  trône 
de  Germanie,  par  la  mort  de  Louis  V Enfant,  en  911,  l'hérédité  fai- 
sant défaut,  les  peuples  germaniques  recoururent  à  l'élection, 
d'après  les  anciennes  coutumes  du  pays.  Deux  peuples  ou  races  et 
deux  maisons  princières  se  trouvèrent  en  concurrence  pour  obtenir 
la  couronne.  Les  peuples  alors  en  lutte  de  prépondérance  étaient 
les  Saxons  d'une  part,  les  Francs  orientaux  ou  Franconiens  de 
l'autre.  Les  deux  maisons  princières  étaient  celles  qu'on  a  désignées 
depuis  sous  le  nom  de  maison  impériale  de  Saxe  et  de  maison  de 
Franconie.  Ces  deux  maisons,  puissantes  par  l'étendue  de  leurs  do- 
maines, leur  influence  et  le  nombre  de  leurs  hommes,  descendaient 
de  Charlemagne  par  les  femmes,  et  à  ce  titre  elles  se  recomman- 


45/l  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

daient  au  choix  des  Allemands,  si  respectueux  pour  le  sang  du  grand 
empereur  envers  lequel  ses  descendans  avaient  eu  si  peu  de  respect 
eux-mêmes;  mais  chacune  avait  des  titres  particuliers  aux  yeux  des 
peuples  dont  ils  étaient  les  candidats.  La  maison  de  Saxe  descen- 
dait aussi  par  les  femmes  de  Wittikind,  l'indomptable  champion  de 
l'indépendance  saxonne.  Elle  avait  hérité  en  partie  des  grands  biens 
que  Charlemagne  avait  abandonnés  à  ce  dernier  après  sa  soumis- 
sion, et  la  Saxe,  qui  comprenait  alors  presque  tout  le  nord  de  l'Alle- 
magne, leur  était  profondément  dévouée.  La  maison  conradinique 
ou  de  Franconie  avait  élevé  et  maintenu  la  haute  estime  dont  jouis- 
saient les  Francs  orientaux,  qui  avaient  été  l'appui  principal  de  la 
royauté  de  Germanie  créée  par  le  traité  de  Verdun,  et  récemment 
elle  avait  frappé  l'imagination  allemande  par  sa  lutte  à  toute  ou- 
trance contre  la  maison  célèbre  de  Bamberg,  dont  elle  avait  triom- 
phé et  qu'elle  avait  obligée  de  transporter  bien  loin  sa  demeure  et 
sa  destinée,  sur  la  marche  orientale  [OEsierreich)  où  elle  a  fondé  la 
première  maison  d'Autriche.  L'origine  de  cette  maison,  appelée 
conradinique  parce  que  presque  tous  ses  premiers  membres  s'ap- 
pelèrent Conrad,  se  perdait  dans  la  nuit  des  temps,  mais  son  siège 
principal  avait  été  le  comté  de  Worms  et  pays  avoisinans.  Le  Nassau 
est  un  débris  de  ce  patrimoine  primitif.  Les  Francs  orientaux,  parmi 
lesquels  se  confondirent  les  Thuringes,  et  les  Saxons  devenus  chré- 
tiens civilisés  étaient  alors  les  peuples  prédominans  en  Germanie. 
Les  autres  nations,  comme  elles  s'appelaient  elles-mêmes,  telles 
que  les  Lorrains,  les  Bavarois,  les  Allemani,  n'étaient  point  en  me- 
sure de  disputer  la  prépondérance  aux  deux  premières. 

La  maison  de  Saxe  avait  alors  pour  chef  le  duc  Otton,  dit  l'Illustre, 
gendre  de  l'empereur  Arnoul,  vieillard  magnanime  qui,  craignant 
pour  l'Allemagne  des  divisions  fatales,  si  l'élection  était  emportée 
de  haute  lutte  par  l'un  des  compétiteurs,  donna  l'exemple  de  la 
générosité,  et  conseilla  aux  Saxons  de  laisser  passer  un  Franconien 
à  cette  première  épreuve  de  l'éligibilité  du  trône.  —  Sur  les  conseils 
et  l'impulsion  du  vénéré  duc  de  Saxe  fut  donc  élu  Conrad  I",  dit  de 
Fritzlar,  duc  de  la  France  rhénane,  lequel  a  inauguré  le  système 
électoral  qui  fut  pendant  plus  de  neuf  cents  ans  la  loi  de  l'empire 
germanique.  A  la  mort  de  Conrad  I",  fidèles  à  l'engagement  d'hon- 
neur qu'il  avait  contracté,  les  Francs  orientaux  portèr^^nt  leurs  suf- 
frages sur  Henri,  appelé  l'Oiseleur,  duc  de  Saxe,  fils  d'Otton  l'Il- 
lustre et  père  de  l'empereur  Otton  le  Grand;  mais,  malgré  cet 
échange  de  procédés  et  de  générosité,  les  deux  peuples  et  les  deux 
maisons  restèrent  en  froideur.  La  possession  de  plusieurs  duchés 
avait  paru  à  la  maison  de  Franconie  une  compensation  incomplète 
de  ce  qu'elle  avait  perdu,  et  des  relations  peu  affectueuses  s'étaient 


GRÉGOIRE    VII   ET    SON   TEMPS.  /Il 55 

maintenues  entre  les  Francs  et  les  Saxons.  Lorsque  s'éteignit  la 
dynastie  ottonienne,  la  maison  de  Franconie  se  représenta  aux  suf- 
frages des  Allemands  réunis  dans  une  plaine  près  du  Rhin,  et  em- 
porta non  sans  peine  l'élection  en  102/i.  L'élu  fut  Conrad  II,  dit  le 
Salique  ou  de  Waiblingen,  qui  se  concilia  l'estime  par  l'extension 
des  limites  germaniques  en  assurant  à  l'empire  allemand  la  suc- 
cession du  royaume  de  Bourgogne  ou  d'Arles,  mais  qui  fut  obligé 
de  consacrer  l'usurpation  de  l'hérédité  des  fiefs  de  la  part  de  la 
grande  féodalité  allemande,  enhardie  par  le  rétablissement  des 
grands  duchés  qu'elle  avait  obtenu  des  derniers  Ottons. 

La  Saxe  souffrit  avec  une  impatience  non  déguisée  le  retour  des 
Franconiens  à  la  couronne  de  Germanie.  II  y  avait  encore  sur  son 
vaste  territoire  des  familles  illustres  qui  étaient  du  sang  de  ses 
ducs,  et  que  la  tradition  rattachait  à  la  race  de  Wittikind.  De  ce 
nombre  étaient  la  puissante  maison  comtale  de  Nordheim  et  la 
première  maison  margraviale  de  Brunswick,  qui  descendaient  de 
Henri  le  Querelleur,  frère  d'Otton  le  Grand,  —  la  maison  de  Bil- 
lung,  titulaire  du  duché  de  Saxe  depuis  l'élévation  des  Ottons  à  l'em- 
pire, leur  égale  en  influence  dans  l'Allemagne  du  nord,  et  dont  les 
immenses  possessions  ont  formé  plus  tard  les  états  de  plusieurs  mai- 
sons princières,  —  les  comtes  de  Vettin,  palatins  de  Saxe,  mar- 
graves de  Misnie,  alliés  des  Nordheim  et  aïeux  de  la  maison  de 
Saxe  d'aujourd'hui.  Vainement  les  Franconiens  avaient  transporté 
leur  résidence  à  Goslar,  la  ville  chérie  de  Henri  l'Oiseleur,  au 
centre  de  la  Saxe.  Le  contact  de  la  race  franque  n'avait  fait  qu'ai- 
grir les  Saxons,  et  la  translation  bienveillante  de  la  demeure  royale 
à  Goslar  avait  été  prise  comme  une  insulte.  Vainement  encore 
Henri  III  avait  cru  satisfaire  l'ambition  des  Nordheim  en  conférant 
au  chef  de  leur  maison  le  beau  duché  de  Bavière  ;  la  race  querel- 
leuse des  Nordheim  avait  pris  pour  un  exil  la  collation  de  ce  riche 
gouvernement.  Tous  ces  grands  feudataires  n'avaient  qu'à  lever  leur 
bannière  pour  entraîner  encore  les  peuples  à  leur  suite,  comme 
avaient  fait  jadis  leurs  devanciers  les  herzogs  ou  ducs  des  vieilles 
bandes  teutoniques.  L'influence  des  uns  et  l'entraînement  des  au- 
tres étaient  restés  dans  les  mêmes  conditions.  Quant  aux  nombreux 
monastères  de  la  Saxe,  si  opulens,  si  populeux,  ils  étaient  aussi  res- 
tés fidèles  à  la  mémoire  des  Ottons,  et  leur  sympathie  pour  les  pas- 
sions saxonnes  n'était  douteuse  pour  personne;  la  postérité  en  garde 
le  témoignage  dans  les  chroniques  parvenues  jusqu'à  nous,  par 
exemple  celles  d'Hildesheim.  Les  prélats  originaires  des  bords  du 
Rhin  que  les  Franconiens  avaient  transférés  sur  les  sièges  épisco- 
paux  de  l'Allemagne  du  nord  étaient  odieux  aux  populations.  L'an- 
tipathie populaire  accueillait  tous  les  actes  de  la  souveraineté  fran- 
conienne. 


A56  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Dans  le  sud  de  l'Allemagne,  des  symptômes  d'agitation  prove- 
nant d'autres  causes  se  manifestaient.  La  société  féodale  y  était  plus 
avancée  que  dans  le  nord,  où  l'on  se  ressentait  davantage  de  la 
condition  sociale  de  l'ancienne  Germanie.  Sur  les  débris  des  con- 
structions romaines,  la  féodalité  édifiait  des  tours  menaçantes,  des 
châteaux-forts,  et  transportait  sur  les  pics  des  montagnes  les  centres 
d'action  que  la  société  romaine  avait  établis  dans  les  cités,  dans  les 
plaines  fertiles,  au  bord  des  fleuves  majestueux.  Les  monastères 
s'entouraient  de  moyens  de  défense  contre  la  violence  armée,  et 
tous  les  intérêts  réclamaient  la  protection  des  possesseurs  de  fiefs 
assez  forts,  assez  redoutés,  pour  imposer  le  respect  et  la  subordi- 
nation. En  ces  contrées  s'agitaient  pleins  d'ambition,  cherchant  la 
fortune  et  construisant  leur  puissance,  des  feudataires  passant  alter- 
nativement de  la  chevalerie  au  brigandage,  toujours  prêts  à  la  ré- 
volte ou  à  la  soumission  envers  la  royauté,  selon  que  celle-ci  était 
impuissante  à  les  réduire  ou  énergique  à  réprimer  leurs  désordres. 
On  remarquait  dans  l'Alemannie  ou  Souabe  les  descendans  des  an- 
ciens bénéficiers,  des  ducs  ou  Kmnmerbotoi  supprimés  par  les 
Carlovingiens,  continuels  agitateurs  d'une  contrée  où  ils  semblaient 
identifiés  avec  le  sol,  et  rivaux  secrets  de  tout  pouvoir  qui  s'élevait 
sur  les  ruines  de  leur  puissance  passée;  la  guerre  y  était  prête  à 
éclater  à  chaque  instant  suivant  les  tentations  de  la  passion  ou  les 
chances  du  succès. 

Près  du  Rhin  et  dans  sa  longue  vallée,  ou  sur  les  passages  des 
montagnes,  se  montraient  menaçans  les  Zàringhen,  race  turbulente, 
audacieuse,  avide,  aspirant  à  reprendre  une  domination  que,  selon 
la  tradition,  ses  ancêtres  avaient  perdue,  prête  à  tout  entreprendre 
pour  retrouver  la  puissance  et  l'éclat,  —  en  Alsace,  des  dyuastes 
remuans  qui  tramaient  d'intelligentes  et  hardies  intrigues,  tantôt 
dans  la  Basse-Lorraine,  tantôt  en  Helvétie,  tantôt  dans  l'Alp  de 
Souabe.  C'étaient  les  Rhinfelden,  rameau  détaché  peut-être  ou  du 
moins  allié  de  la  vieille  race  de  Gontran  le  Riche,  —  les  comtes  de 
Habsbourg,  à  qui  le  puissant  évêque  Werner  de  Strasbourg  venait 
de  construire  leur  célèbre  forteresse  sur  les  cimes  de  l'Aar,  avec 
les  pierres  de  Vindonissa,  et  qui  cherchaient  à  développer  sous 
l'empire  de  la  maison  de  Franconie  l'influence  qu'ils  avaient  ac- 
quise sous  la  maison  royale  de  Bourgogne,  —  les  Kibourg ,  autre 
race  brave  et  guerroyante,  qui  jouissait  d'un  grand  crédit  dans  la 
vallée  de  la  Thur,  —  la  maison  d'Alsace  proprement  dite,  liée  d'af- 
finité à  toutes  les  familles  déjà  nommées,  et  dont  Henri  III  venait 
d'apaiser  les  désirs  en  confiant  à  Gérard ,  son  chef,  le  duché  de  la 
Haute-Lorraine ,  où  ses  descendans  ont  régné  pendant  tant  de  siè- 
cles avant  d'aller  s'asseoir  sur  un  des  premiers  trônes  de  l'Europe, 
—  les  Welfs  d'Altorf,  qui  s'éteignaient  à  Weingarten,  mais  en  se 


GRÉGOIRE    VU    ET    SON   TEMPS.  457 

substituant  les  Welfs  de  Modène,  qui  s'unissaient  par  mariage  aux 
Nortllieim,  et  qui  bientôt  allaient,  ennemis  jurés  des  AVaiblingen, 
bouleverser  l'Allemagne  et  l'Italie,  non  moins  dangereux  ennemis 
de  l'empire  d'Occident  du  moyen  âge  que  l'avait  été  le  Welf  lieu- 
tenant d'Odoacre  pour  l'empire  romain  d'Âugustule.  Les  roules  fa- 
meuses de  Goire,  de  Bregenz  et  de  l'Adige  étaient  souvent  envahies 
par  des  bandes  féodales  qui  entravaient  les  communications  de  l'Al- 
lemagne et  de  l'Italie.  Sur  d'autres  points  abordables  des  Alpes, 
les  marquis  de  Suse  ou  de  Turin,  maîtres  de  passages  qu'ils  ven- 
daient chèrement  à  l'occasion,  se  montraient  redoutables  à  l'em- 
pire, et  les  comtes  de  Maurienne,  issus  des  Bosonides,  étaient  du 
haut  de  leurs  donjons  à  l'affût  des  bonnes  rencontres  et  d'une  puis- 
sance à  conquérir.  Sous  ces  chefs  accrédités,  une  multitude  bel- 
liqueuse de  nobles  aventuriers  suivait  le  destin  des  entreprises  et 
les  chances  des  combats. 

En  Bavière,  de  vieilles  races  nationales  s'émouvaient  de  leur  côté. 
Les  ducs  carlovingiens  y  avaient  été  aussi  dépossédés  jadis,  et  leurs 
héritiers  ou  alliés  étaient  prêts  à  passer  toujours  du  mécontentement 
à  la  révolte.  Les  couvens  y  étaient  riches  et  nombreux,  ouvertement 
hostiles  à  la  maison  de  Franconie,  et  leur  inimitié  est  venue  jusqu'à 
nous,  dans  les  fragmens  échappés  de  la  très  ancienne  chronique 
d'Altaha,  et  surtout  dans  la  chronique  de  Beichensperg,  où  le  fou- 
gueux moine  Gerhoh  avait  répandu  le  fiel  de  la  haine  et  de  la  ca- 
lomnie contre  l'empereur  Henri  fV.  Au  nord  comme  au  midi,  la 
dynastie  franconienne  était  donc  sourdement  menacée;  il  lui  restait 
les  vallées  de  la  Meuse,  de  la  Moselle  et  du  Rhin,  où  la  sympathie 
pour  les  Francs  orientaux  était  prononcée.  L'épiscopat  de  ces  con- 
trées était  surtout  très  favorable  aux  Franconiens,  de  même  que 
l'épiscopat  de  la  Haute-Italie.  Nonobstant  de  tels  embarras,  Henri  III 
avait  gouverné  d'une  main  ferme;  il  allait  réformer  l'état  et  l'église 
pour  son  compte  et  de  son  autorité,  lorsque  la  mort  le  surprit  à  la 
fleur  de  l'âge  et  après  onze  ans  de  règne,  le  5  octobre  1056,  lais- 
sant pour  lui  succéder  un  enfant  de  six  ans,  qui  a  été  l'empereur 
Henri  IV,  sous  la  tutelle  d'une  mère  intelligente,  honorée,  que  l'Al- 
lemagne a  payée  d'ingratitude,  peut-être  parce  qu'elle  était  origi- 
naire d'Aquitaine,  et  qu'il  avait  entourée  des  conseils  de  l'épiscopat 
du  Rhin.  A  cette  époque  apparaît  sur  la  scène  de  l'histoire  le  moine 
Hildebrand. 

Ch.  Giraud. 

[La  seconde  partie  au  prochain  n".) 


L'ARCHÉOLOGIE  ET  L'ART 


I.  Fouilles  et  découvertes,  par  M.  Beulé,  2  vol.  in-S";  Paris  18"73. 
n.  Exposition  à  l'École  des  Beaux-Arts  des  dessins  de  Léon  Vaudoyer. 


On  sait  quels  progrès  ont  été  accomplis  de  nos  jours  dans  l'étude 
raisonnée,  dans  l'intelligence  intime  des  œuvres  de  l'art  ancien,  et 
avec  quel  profit  pour  tout  le  monde  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'ar- 
chéologie esthétique  a  remplacé  la  science  sans  portée  philoso- 
phique, comme  sans  application  immédiate,  dont  quelques  initiés 
se  contentaient  autrefois  d'échanger  entre  eux  les  témoignages.  Le 
temps  est  loin  déjà  où  les  érudi^ts  n'interrogeaient  guère  les  monu- 
mens  antiques  qu'afin  d'en  établir  la  date,  d'en  constater  les  carac- 
tères matériels,  ou  tout  au  plus  d'en  expliquer  la  destination  pri- 
mitive par  des  éclaircissemens  historiques  fort  indépendans  des 
questions  de  doctrine  et  d'art  proprement  dit.  Le  temps  est  bien 
passé  aussi  où  le  public  se  désintéressait  de  ces  problèmes  si  mai- 
grement posés,  si  sèchement  résolus,  où  son  indifférence  s'étendait 
même  aux  objets  mis  en  cause  et  punissait  en  quelque  sorte  l'anti- 
quité tout  entière  des  torts  que  s'étaient  donnés  ceux  qui  s'occu- 
paient d'en  inventorier  les  ruines  au  lieu  d'en  ressusciter  l'esprit. 
Aujourd'hui  l'opinion,  à  la  fois  mieux  conseillée  et  plus  active,  n'a 
garde  de  se  détourner  d'études  qui  n'ont  plus,  Dieu  merci,  pour 
objet  l'ordre  purement  chronologique  ou  la  simple  nomenclature 
des  choses.  Grâce  à  cette  nouvelle  école  archéologique  dont  les  tra- 
vaux, à  peu  près  contemporains  des  tableaux  d'Ingres  et  des  des- 
sins de  Duban,  tendent,  comme  ces  nobles  œuvres,  à  nous  révéler 
les  grandeurs  morales  aussi  bien  que  les  coutumes  extérieures  de 
l'antiquité,  celle-ci  a  cessé  d'être  pour  nous  une  lettre  morte  et 
pour  les  savans  eux-mêmes  une  énigme  dont  ils  se  croyaient  seuls 
en  droit  de  posséder  la  clé.  Les  défiances  ou  les  préjugés  ont  été 
ainsi  écartés  de  part  et  d'autre.  Ceux  qu'effarouchaient  les  ha- 


l'archéologie  et  l'art.  559 

bitudes  un  peu  pédantesques  où  la  science  affectait  de  se  cantonner 
se  sont  facilement  laissé  prendre  aux  avances  qu'elle  leur  a  faites 
de  bonne  grâce.  De  leur  côté,  les  antiquaires  de  profession  ont  re- 
noncé à  leur  rôle  de  docteurs  à  huis-clos  pour  celui  d'instituteurs 
publics,  d'initiateurs  à  la  façon  des  artistes,  et  l'on  serait  mainte- 
nant aussi  mal  venu  à  se  passer  du  beau  dans  l'exposé  ou  l'inter- 
prétation des  faits  archéologiques  qu'à  négliger  l'examen  de  ces 
faits  mêmes,  sous  le  prétexte  qu'ils  n'ont  qu'une  utilité  indirecte  ou 
qu'ils  n'intéressent  qu'une  étroite  curiosité. 

Parmi  les  hommes  qui  dans  notre  pays  se  sont  appliqués  à  déter- 
miner cette  réforme,  à  stimuler  ou  à  confirmer  ces  progrès,  M.  Beulé, 
on  le  sait,  a  depuis  longtemps  déjà  marqué  sa  place.  Lorsque,  il  y  a 
plus  de  vingt  ans,  les  fouilles  entreprises  par  lui  avec  une  hardiesse 
véritablement  inspirée  aboutissaient  à  la  découverte  de  l'entrée  et 
des  murs  de  l'Acropole,  le  nom  du  jeune  membre  de  l'École  d'A- 
thènes acquérait  du  jour  au  lendemain  une  notoriété  que  devaient 
accroître  bientôt  d'autres  recherches  aussi  résolument  tentées  sur 
le  sol  qui  avait  porté  Garthage.  Plus  tard,  la  publication  d'ouvrages 
dans  lesquels  l'histoire  de  l'art  grec  et  celle  de  l'art  romain  aux 
grandes  époques  était  racontée  ou  commentée  avec  une  simplicité 
habile  et  une  érudition  courtoise ,  —  un  cours  d'archéologie  fait 
à  la  Bibliothèque  devant,  un  auditoire  plus  nombreux  d'année  en 
année  et  d'autant  mieux  converti  aux  vérités  scientifiques  qu'elles 
lui  étaient  présentées  sous  des  formes  moins  systématiquement 
austèreS;  —  d'autres  travaux,  d'autres  services  encore,  ont  achevé 
de  justifier  la  réputation  que  M.  Beulé  avait  conquise  dès  le  début 
et  de  rendre  presque  populaires  des  études  que,  sauf  les  gens  du 
métier,  personne  jadis  ne  se  serait  avisé  d'aborder. 

Suit-il  de  là  que  les  procédés  d'enseignement  employés  par 
l'école  dont  M.  Beulé  est  un  des  repvésentans  les  plus  accrédités 
courent  le  risque  de  compromettre  la  gravité  nécessaire  de  la 
science  et  de  lui  faire  perdre  en  majesté  ce  qu'elle  peut  gagner 
d'ailleurs  en  publicité  ou  en  agrément  littéraire?  Faut-il  confondre 
ces  efforts  pour  intéresser  chacun  de  nous  aux  questions  archéolo- 
giques avec  les  tendances  de  certains  peintres  contemporains  qui 
n'envisagent  dans  l'antiquité  et  ne  savent  rendre  que  les  menus 
traits  de  mœurs,  les  curiosités  anecdotiques?  Ce  serait  se  méprendre 
beaucoup.  En  voulant  mettre  à  la  portée  de  tous  les  exemples  de 
l'art  antique,  les  écrivains  du  groupe  auquel  appartient  M.  Beulé 
se  gardent,  dans  le  fond  comme  dans  la  forme,  de  sacrifier  le  devoir 
d'instruire  l'intelligence  au  désir  de  la  séduire  ou  de  l'amuser. 
C'est  la  cause  du  beau,  non  celle  du  joli  qu'ils  plaident;  ce  sont  les 
nobles  souvenirs,  les  plus  hautes  traditions  qu'ils  entendent  nous 
transmettre,  même  par  les  moyens  en  apparence  les  moins  solen- 


llQO  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nels,  et,  quelle  que  soit  l'élégance  des  termes  ou  la  familiarité  du 
ton,  les  idées  exprimées  n'en  demeurent  pas  moins,  comme  il  con- 
vient en  pareille  matière,  invariablement  sérieuses,  les  doctrines 
supérieures  aux  petites  vérités  d'exception  ou  d'accident. 

De  là,  sous  des  dehors  d'innovation,  le  caractère  foncièrement 
classique  des  entreprises  de  l'érudition  moderne  et  la  signification 
générale  qu'elles  comportent  au  point  de  vue  des  principes,  tout  en 
paraissant  avoir  pour  objet  l'étude  spéciale  d'un  ordre  de  monu- 
mens,  d'une  localité,  d'une  époque.  Les  ouvrages  entre  autres  que 
M.  Perrot  et  M.  Heuzey  ont  publiés  sur  Vile  de  TJuisos,  sur/f  mont 
Olympe  et  l'Acar naine,  les  travaux  de  M.  Victor  Place  et  de  M.  Tho- 
mas sur  JSinive  et  V Assyrie,  ne  se  recommandent  pas  seulement 
par  l'authenticité  ou  la  nouveauté  des  documens  produits  :  ils  nous 
apprennent  à  démêler  certaines  conditions  morales  sans  lesquelles 
l'art  et  le  beau  n'existent  pas,  à  reconnaître  les  lois  immuables  qui 
régissent  au  fond  toute  conception  architectonique  ou  pittoresque, 
toute  œuvre  fondée  sur  l'expression  de  la  forme,  quelles  que  puis- 
sent être  d'ailleurs  la  diversité  des  moyens  d'exécution  et  l'inéga- 
lité des  succès  obtenus.  Ils  nous  montrent  enfin  que,  malgré  l'ex- 
trême différence  des  temps,  des  civilisations,  des  croyances  ou  des 
habitudes  nationales,  l'unité  de  l'art  se  perpétue  sans  démenti,  se 
manifeste  sans  équivoque.  La  grandeur  colossale  des  édifices  asia- 
tiques aussi  bien  que  l'admirable  proportion  des  temples  grecs, 
procède  d'intentions  dont  seront  animés  à  leur  tour  les  vrais  artistes 
de  tous  les  âges,  parce  que  ces  inspirations  ou  ces  pensées  tiennent 
à  la  nature  même  des  choses,  et  correspondent  à  d'éternels  besoins 
de  l'âme  humaine. 

Je  m'explique.  Certes,  à  ne  considérer  que  la  beauté  relative 
des  résultats,  on  sera  peu  tenté  de  confondre  les  travaux  d'archi- 
tecture et  de  sculpture  qui  ont  survécu  à  la  ruine  des  villes  de 
l'Assyrie  et  de  la  Grèce.  Personne  ne  s'avisera  d'étudier  au  même 
titre  et  avec  le  même  zèle  les  restes  du  palais  de  Khorsabad  et  le 
Parthénon,  les  bas-reliefs  ninivites  et  les  Panathénées  de  Phidias; 
autant  vaudrait  professer  une  admiration  égale  pour  les  peintures 
des  hypogées  égyptiens  et  pour  les  fresques  du  Vatican.  Ce  que 
nous  voulons  dire  seulement,  c'est  que,  depuis  les  premiers  efforts 
de  l'art  en  Afrique  et  en  Asie  jusqu'à  ses  plus  glorieux  chefs-d'œuvre 
à  Athènes  et  à  Rome,  tout  atteste  le  développement  continu  de 
principes  une  fois  révélés,  d'instincts  communs  aux  peuples  ou  aux 
générations  qui  se  succèdent,  comme  les  sentimens  mêmes  et  les 
passions  du  cœur,  — c'est  que,  sauf  la  variété  des  modes  d'applica- 
tion et  les  influences  plus  ou  moins  fécondes  exercées  à  de  certains 
momens  par  les  hommes  de  génie,  la  même  foi,  les  mêmes  désirs 
au  moins  inspirent  chaque  nouvelle  entreprise,  et  que,  s'il  y  a  eu. 


l'archéologie  et  l'art.  h'M 

depuis  que  le  monde  existe,  bien  des  œuvres  dissemblables  quant 
aux  formes,  bien  des  talens  inégaux,  bien  des  écoles,  les  élémens 
essentiels  du  beau  et  la  fonction  de  l'art  n'en  ont  pas  été  pour  cela 
et  n'en  pourront  jamais  être  absolument  changés. 

Le  livre  que  M.  Beulé  vient  de  publier  sous  ce  titre  :  Fouilles  et 
dêcourertcs,  a,  entre  autres  mérites,  celui  de  nous  rappeler  ces  vé- 
rités, bien  qu'elles  n'y  soient  nullement  exposées  à  l'état  de  thèse, 
et  qu'elles  ressortent  des  faits  rapportés  par  l'auteur  plutôt  que 
d'enseignemens  formels  et  théoriques.  Il  semble  même  qu'en  nous 
parlant  des  monumens  qu'il  a  retrouvés  ou  des  travaux  qui  honorent 
le  plus  ses  confrères,  M.  Beulé  se  défende  de  produire  des  théories 
avec  autant  de  soin  que  d'autres  mettent  parfois  d'empressement  à 
les  étaler.  Ce  n'est  pas  assurément  qu'il  se  contente  d'analyser  un 
à  un  les  événemens  qu'il  nous.raconte  ou  de  décrire  sans  en  déga- 
ger le  sens  les  objets  d'art  qui  ont  passé  sous  ses  yeux.  Il  explique 
à  souhait  le  caractère,  la  beauté,  la  raison  d'être  de  ces  objets  par 
la  civilisation  même  à  laquelle  ils  ont  appartenu  ;  il  rattache  ces 
événemens  particuliers  à  la  vie  générale  et  à  l'histoire  du  peuple  qui 
les  a  vus  s'accomplir,  mais  tout  cela  d'une  manière  si  discrète,  avec 
une  telle  crainte  des  insistances  superflues  ou  de  l'ostentation  scien- 
tifique, qu'il  faut  en  quelque  sorte  entendre  l'écrivain  à  demi-mot  et 
développer  à  part  soi  les  données  esthétiques  qu'il  livre,  comme  on 
complète  par  la  réflexion  les  pensées  d'un  moraliste  ou  les  juge- 
mens  succincts  d'un  historien. 

C'est  par  là,  c'est  par  cette  sobriété  fort  contraire  aux  procé- 
dés de  critique  usités  ailleurs  que  la  méthode  de  M.  Beulé  est 
conforme  aux  saines  traditions  françaises,  et  qu'elle  renouvelle  dans 
ce  qu'ils  ont  de  meilleur  certains  exemples  que  nous  a  légués  le 
passé.  Nous  disions  tout  à  l'heure  que,  jusque  vers  la  seconde  moi- 
tié de  ce  siècle,  la  sécheresse  des  enseignemensetle  parti  pris  par  les 
savans  de  n'écrire  à  peu  près  que  pour  les  académies  avaient  amené 
ce  double  résultat  de  supprimer  le  rôle  de  l'art  dans  les  questions 
d'archéologie  et  d'ôter  au  public,  avec  les  occasions  d'apprendre, 
l'envie  même  de  s'enquérir.  Rien  de  plus  vrai  si  l'on  se  rappelle  par 
exemple  ce  qui  se  passait  en  France  au  temps  du  premier  empire. 
Sauf  Émeric  David,  Millin  et  peut-être  un  ou  deux  autres,  les  an- 
tiquaires croyaient  devoir  s'interdire  comme  un  commentaire  au 
moins  inutile  tout  essai  de  démonstration,  en  dehors  de  la  des- 
cription ou  de  l'appréciation  strictement  technique  des  types,  des 
monumens  donnés.  Chacun  d'eux  pensait  avoir  assez  fait  quand  il 
avait  restitué  d'un  bout  à  l'autre  le  texte  d'une  épitaphe,  assigné 
une  date  à  un  fragment  d'architecture,  une  destination  spéciale  à 
une  statue;  mais  il  n'en  allait  pas  ainsi  dans  le  siècle  précédent. 
Gaylus,  Pierre  Mariette,  l'abbé  Barthélémy,  Falconet  lui -môme, 


/i62  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

malgré  le  ton  tranchant  de  sa  critique,  encouragée  d'ailleurs  aux 
paradoxes  par  les  exemples  et  par  l'amitié  personnelle  de  Diderot, 
■ —  tous  avaient  à  cœur  de  faire  tourner  au  profit  de  l'art  moderne 
les  souvenirs  et  les  leçons  de  l'art  antique;  tous  sentaient  qu'en 
évoquant  ces  souvenirs,  en  proposant  de  pareils  modèles  à  l'étude, 
ils  n'avaient  pas  seulement  la  mission  d'en  prouver  l'authenticité 
ou  d'en  grossir  la  liste,  et  qu'il  s'agissait  aussi  pour  eux  d'en  gé- 
néraliser l'influence  par  des  explications  plus  amples  que  la  simple 
interprétation  littérale,  plus  éloquentes  que  l'analyse  purement 
scientifique.  Avec  des  élémens  d'information  nouveaux  et  le  plus 
souvent  avec  un  talent  littéraire  supérieur  à  celui  des  érudits  du 
xviii^  siècle,  les  archéologues  de  notre  temps  ont  repris  cette  tâche 
interrompue  pendant  une  cinquantaine  d'années  par  les  tentatives 
mesquines  de  l'esprit  qui  animait  leurs  prédécesseurs  immédiats. 
Comme  Pierre  Mariette  et  comme  Caylus,  ils  travaillent  et  ils  réus- 
sissent à  faire  prévaloir  l'autorité  de  ce  qui  est  beau  sur  la  significa- 
tion limitée  de  ce  qui  n'est  que  rare;  comme  eux  encore,  ils  étendent 
le  champ  de  leurs  observations  au-delà  des  bornes  fixées  en  appa- 
rence par  la  nature  spéciale  des  objets  à  examiner.  Contrôlant  les 
œuvres  de  la  statuaire  ou  de  l'architecture  antique  par  les  œuvres 
de  la  peinture,  les  caractères  d'un  art  local  par  l'histoire  politique 
du  pays  où  il  s'est  développé  ou  par  les  conditions  ethnographiques, 
ils  élèvent  ainsi  la  critique  partielle  à  la  dignité  d'une  doctrine  d'en- 
semble et  l'étude  des  choses  matérielles  à  la  hauteur  d'un  exercice 
philosophique,  d'un  moyen  de  progrès  pour  les  idées. 

Une  différence  considérable  toutefois  est  à  noter  dans  les  procé- 
dés employés  aux  deux  époques  pour  se  procurer  des  documens. 
Au  xviii"  siècle,  tout  se  passait  à  peu  près  sous  le  toit  des  musées 
ou  des  bibliothèques.  Les  savans,  comme  les  simples  curieux,  ne 
consultaient  guère  que  des  monumens  isolés  de  leur  milieu  primi- 
tif, ou,  s'ils  interrogeaient  les  ruines  antiques  sur  le  sol  même 
qu'elles  couvraient,  c'était  après  que  d'autres  mains  que  les  leurs 
les  avaient  recherchées  et  mises  en  lumière.  Aujourd'hui  les  tra- 
vaux de  l'érudition  sont  les  résultats  d'entreprises  tentées  à  force 
ouverte,  d'efforts  directs  pour  reconquérir  ce  que  la  terre  avait  en- 
seveli. C'est  à  des  ruines  déblayées  par  leurs  soins,  à  des  fouilles 
poursuivies  sous  leurs  yeux,  que  les  archéologues  demandent  les 
secrets  qu'on  se  contentait  autrefois  d'étudier  en  face  de  morceaux 
recueillis  d'avance  et  déjà  classés.  Quelque  chose  de  l'ardent  inté- 
rêt qu'excitent  la  chasse  et  ses  incertitudes,  des  espérances  fié-^ 
vreuses  qu'éprouve  le  navigateuràla  recherche  d'un  rivage  inconnu, 
se  mêle  ainsi  aux  supputations  scientifiques,  aux  patiens  calculs  de 
l'esprit.  Tandis  que  le  cœur  bondit  à  chaque  coup  de  pioche  et  que 
le  regard  plonge  avidement  dans  chaque  tranchée,  la  tête  travaille 


l'archéologie  et  l'art.  A63 

pour  tirer  parti  des  circonstances  imprévues  qui  se  produisent, 
ou,  le  cas  échéant,  pour  avoir  raison  des  obstacles.  Et  combien 
d'autres  émotions  peuvent  s'ajouter  encore  à  celles-là  !  Quelles  im- 
pressions profondes  l'explorateur  ne  recevrat-il  pas  du  silence  solen- 
nel qui  l'environne,  de  l'aspect  des  lieux  où  il  opère,  de  l'aube 
pleine  de  promesses  d'un  jour  qui  éclairera  peut-être  sa  victoire  ou 
du  crépuscule  attristé  qui  vient  clore  une  série  d'heures  stériles  ! 
M.  Beulé,  qui  a  bien  connu  ces  émotions,  les  a  plus  d'une  fois  dé- 
crites en  homme  dont  le  temps  et  de  nouveaux  devoirs  n'ont  pas 
plus  refroidi  l'enthousiasme  que  déconcerté  les  souvenirs.  11  y  a 
quelques  années,  dans  une  solennité  académique  où  il  rendait 
hommage  à  la  mémoire  et  aux  travaux  de  son  confrère  M.  Hittorff, 
il  parlait  avec  une  chaleur  communicative  des  agitations  saines,  des 
légitimes  ivresses  réservées  à  celui  qui  entreprend  de  remuer  un 
sol  consacré  par  l'histoire  pour  y  découvrir  les  restes  vénérables  de 
l'antiquité...  «  Les  jours  même,  ajoutait-il,  où  la  pioche  de  ses 
ouvriers  ne  rencontre  que  des  gravois  et  des  tessons,  il  entend  des 
voix  sans  paroles,  il  entrevoit  des  ombres  colorées Il  n'est  ja- 
mais seul  dans  sa  solitude.  Les  cigales  qui  chantent  dans  l'olivier 
voisin,  la  bise  qui  fait  siffler  doucement  le  feuillage  des  pins,  les 
Ilots  qui  expirent  sur  la  plage  avec  un  murmure  cadencé,  tout  lui 
parle,  tout  a  un  sens,  tout  est  pour  son  oreille  comme  le  bruit  de 
la  société  antique  qui  s'agite  autour  de  lui.  La  beauté  du  climat 
ajoute  à  l'illusion  des  souvenirs,  et  la  poésie  des  ruines  devient  à 
son  tour  une  source  d'inspiration.  » 

Les  deux  volumes  récemment  publiés  témoignent  à  chaque  page 
de  cette  sagacité  du  savant  vivifiée  par  les  passions  de  l'artiste, 
soit  que  M.  Beulé  nous  retrace  jour  par  jour  les  difficultés  de  plus 
d'une  sorte  qu'il  lui  a  fallu  vaincre,  les  découvertes  partielles  dont 
il  s'encourageait,  chemin  faisant,  avant  d'arriver  dans  ses  fouilles 
de  l'Acropole  à  la  pleine  possession  du  trésor  pressenti,  — soit  que, 
résumant  les  recherches  qui  devaient  ailleurs  encore  aboutir  à  la 
justification  de  ses  hypothèses  érudites,  il  décrive  l'effort  tenté  par 
lui  pour  retrouver  à  Garthage  sous  les  ruines  des  constructions  ro- 
maines quelque  chose  des  anciennes  constructions  puniques,  et 
pour  reconnaître,  pour  relever  avec  une  entière  certitude  le  plan 
des  ports  de  la  ville.  Enfin,  s'agit-il  de  faire  ressortir  les  mérites 
d'autres  entreprises,  la  valeur  d'autres  trouvailles  auxquelles  il  n'a 
point: eu  de  part,  de  démontrer  par  exemple  l'importance  des  con- 
quêtes de  M.  Newton  en  Asie-Mineure,  de  M.  Mariette  en  Egypte, 
de  MM.  Smith  et  Porcher  à  Cyrène,  l'auteur  des  Fouilles  et  dé- 
couvertes ne  marchande  pas  plus  la  louange  à  ses  rivaux  qu'il  ne 
renonce,  même  en  traitant  des  sujets  d'archéologie  pure,  à  ses  in- 
clinations esthétiques  et  à  ses  habitudes  littéraires.  S'il  examine  de 


llQll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

près  chaque  question  spéciale,  il  ne  la  sépare  pas  pour  cela  des 
faits  plus  propres  encore  à  intéresser  la  pensée,  et  les  succès  d' au- 
trui le  touchent  d'autant  mieux  qu'il  fait  à  cette  occasion  un  retour 
sur  lui-même  et  sur  les  joies  du  même  genre  qui  lui  ont  été  données. 
A  vrai  dire,  tout  n'est  pas  bonheur  pourtant,  tout  n'est  pas  joie 
sans  mélange  dans  ces  succès,  quelque  sécurité  qu'ils  semblent 
promettre  à  ceux  qui  les  ont  obtenus,  quelque  légitime  orgueil 
qu'ils  doivent  d'abord  leur  inspirer.  Veut-on  savoir  quelles  décep- 
tions cruelles,  quels  inconsolables  regrets  peut  laisser  après  soi  l'é- 
vénement archéologique  le  plus  heureux  en  apparence?  Qu'on  lise 
dans  l'ouvrage  de  feu  M.  des  Vergers,  lEtrurie  et  les  Etrusques, 
ou  dans  l'analyse  de  cet  ouvrage  par  M.  Beulé,  le  récit  de  ce  qui  a 
suivi  la  découverte  presque  merveilleuse  faite  en  1857  sur  le  terri- 
toire de  Vulci.  Au  commencement,  les  fouilles  entreprises  par 
M.  des  Vergers  aux  lieux  mêmes  où  s'étendait  la  nécropole  de  la 
ville  antique  n'avaient  révélé  d'autre  excavation  souterraine  qu'une 
grotte  artificielle,  entièrement  vide,  et  dont  les  parois,  sans  aucune 
trace  d'ornemens,  n'indiquaient  nullement  la  destination  d'une 
chambre  sépulcrale.  A  quoi  bon  toutefois  cette  excavation,  résultat 
évident  d'un  travail  de  main  d'homme?  Peut-être,  à  défaut  de  si- 
gnification en  elle-même,  avait-elle,  par  rapport  à  ce  qui  favoisi- 
nait,  l'utilité  d'un  moyen  préservatif;  peut-être  avait-elle  été  faite 
pour  empêcher  l'humidité  de  la  terre  d'atteindre  en  s'infiltraiit 
quelque  crypte  inférieure  préparée  pour  recevoir  les  corps.  Les 
fouilles  furent  donc  reprises  et  poussées  au-delà  du  sol  de  cette 
première  grotte.  A  12  mètres  de  profondeur,  on  trouva  une  ave- 
nue conduisant  à  une  autre  salle,  à  une  véritable  tombe  cette  fois, 
dont  la  pierre  qui  en  fermait  l'entrée  depuis  plus  de  vingt  siècles 
allait,  en  se  brisant  sous  les  derniers  coups  de  pic,  livrer  les  solen- 
nels mystères  aux  regards  des  explorateurs  stupéfaits. 

Qu'on  se  figure  l'émotion  que  durent  éprouver  ceux  qui  péné- 
traient ainsi  tout  à  coup  les  secrets  si  longtemps  respectés  de  cet 
asile  de  la  mort,  en  voyant  le  passé  se  présenter  à  eux  face  à  face 
pour  ainsi  dire,  en  contemplant  à  la  lueur  des  torches  non-seule- 
ment ces  voûtes  dont  rien  depuis  plus  de  deux  mille  ans  n'avait 
troublé  l'obscurité  et  le  silence,  mais  les  hôtes  eux-mêmes  de  cette 
nécropole,  avec  les  vêtemens  qui  les  couvraient  cà  l'époque  où  leurs 
corps  y  avaient  été  déposés,  avec  tout  ce  qu'ils  avaient  gardé  à  tra- 
vers les  âges  de  la  civilisation  à  laquelle  ils  avaient  appartenu! 
(c  L'antique  Étrurie,  dit  M.  des  Vergers,  nous  apparaissait  comme 
au  temps  de  sa  splendeur.  Sur  leurs  couches  funéraires,  des  guer- 
riers recouverts  de  leurs  armures  semblaient  se  reposer  des  com- 
bats qu'ils  avaient  livrés  aux  Romains  ou  à  nos  ancêtres  les  Gaulois. 
Formes,  habillemens,  étoffes,  couleurs,  »  tout  était  nettement  vi- 


l'archéologie  et  l'art.  /i65^ 

sible,  toutes  choses  étaient  demeurées  telles  que  les  avaient  connues 
ou  faites  les  contemporains  de  ces  morts;  mais,  hélas  !  à  peine  le 
miraculeux  spectacle  a-t-il  ébloui  les  yeux  et  rempli  les  cœurs 
d'une  sorte  d'admiration  épouvantée ,  qu'il  commence  à  perdre  sa 
précision.  Déjà  l'air  extérieur,  en  pénétrant  dans  la  crypte,  altère 
l'aspect  de  ces  frêles  dépouilles;  déjà  chaque  contour  semble  vacil- 
ler, chaque  couleur  s'éteindre,  chaque  forme  s'affaisser.  Encore 
quelques  minutes,  quelques  secondes  peut-être,  et  rien,  qu'un  peu 
de  poussière,  ne  restera  plus  de  cette  surprenante  vision.  La  vie  du 
dehors  n'aura  envahi  l'antique  sépulcre  que  pour  y  apporter  comme 
une  seconde  mort,  et  bientôt,  sous  l'action  d'une  atmosphère  en- 
nemie, tout  ce  qu'il  contenait  achève  de  se  dissoudre,  tout  est 
anéanti,  tout  a  disparu.  Si  les  peintures  qui  décoraient  les  murs  et 
que  M.  des  Vergers  a  reproduites  dans  son  ouvrage  ne  subsistaient 
pour  nous  transmettre  quelque  chose  de  la  découverte,  on  se  défie- 
rait presque  des  souvenirs  que  les  explorateurs  en  ont  gardés,  et 
ceux-ci  mêmes,  au  sortir  de  ce  caveau  où  ils  s'étaient  trouvés  en 
contact  direct  avec  le  monde  antique,  auraient  pu  croire  qu'ils  ve- 
naient d'être  trahis  par  leurs  sens  ou  trompés  par  les  rêves  de  leur 
imagination. 

Nous  pourrions  citer  d'autres  exemples  des  mésaventures  qu'en- 
traînent parfois  pour  les  plus  courageux  et  les  mieux  inspirés  ces 
fouilles  d'ailleurs  si  attrayantes.  Sans  parler  de  ce  qu'ils  y  compro- 
mettent ou  y  perdent  de  leur  santé,  de  leur  fortune,  nous  pourrions 
rappeler  quels  efforts  d'énergie  ou  de  patience  il  leur  arrive  de  dé- 
penser, et  trop  souvent  de  dépenser  vainement,  pour  lutter  contre 
le  mauvais  vouloir  ou  l'apathie  des  ouvriers,  contre  les  défiances 
niaises  ou  la  cupidité  des  autorités  locales.  Tantôt,  si  la  scène  se 
passe  en  Grèce,  c'est  à  qui  parmi  les  descendans  de  Thémistocle  ou 
de  Léonidas  s'avisera  cki  moyen  le  plus  ingénieux  pour  traîner  la 
besogne  en  longueur  ou  pour  s'épargner  une  fatigue,  a  Pendant 
qu'on  remplit  de  poussière  et  de  plâtras  leur  panier  de  jonc  qui  con- 
tient la  charge  d'un  enfant,  ils  font,  dit  ]\'I.  Beulé,  à  celui  qui  manie  la 
sape,  des  observations  affectueuses  :  «  mon  frère,  ce  sera  trop  lourd.» 
Le  frère  retire  l'excédant,  un  voisin  aide  à  charger  et  reçoit  le  même 
service.  Les  voilà  partis  d'un  pas  mojestueux,  gravissant  le  rocher 
jusqu'au  point  «  d'où  les  débris  sont  précipités  dans  la  plaine;  mais 
le  panier,  qu'ils  maintiennent  d'une  seule  main  sur  leur  épaule,  est 
tellement  incliné  pendant  ce  voyage  que  la  terre  retombe  derrière 
eux  en  pluie  continue  et  serrée;  ils  ne  jettent  par-dessus  le  mur 
qu'une  pincée  de  poussière  semblable  à  celle  qu'Antigone  jetait  sur 
le  cadavre  de  son  frère;  ils  contemplent  un  instant  l'horizon  et  la 
vaste  mer,  se  montrent  un  navire  aux  voiles  blanches,  échangent 

TOME  civ.  —  1873.  30 


Il66  REVUE    DES   DEUX  MONDES, 

quelques  réflexions,  soupirent,  et  redescendent  vers  la  tranchée  plus 
lentement  encore  qu'ils  ne  sont  montés.  »  Tantôt,  si  le  lieu  des  ex- 
plorations est  quelque  bourgade  au  fond  de  l' Asie-Mineure  ou  de  la 
Babylonie,  les  convoitises  s'excitent,  les  exigences  s'augmentent  en 
proportion  des  succès  obtenus  et  du  prix  que  semble  y  attacher 
celui  qui  a  dirigé  les  fouilles,  —  ou  bien  quels  obstacles  n'op- 
pose pas  à  la  poursuite  des  travaux  cette  croyance  tout  orientale 
que  les  ràonumens  retrouvés,  surtout  quand  ils  portent  des  sculp- 
tures, sont  des  œuvres  de  l'enfer  et  du  démon!  Est-il  besoin  néan- 
moins d'insister?  De  pareils  souvenirs  ne  sauraient  sans  doute  dé- 
courager personne,  et  d'ailleurs  le  nombre  et  l'éclat  des  conquêtes 
faites  de  nos  jours  sont  propres  bien  plutôt  à  stimuler  le  zèle  de 
nouveaux  soldats  de  la  science  qu'à  les  détourner  du  combat,  à  les 
exhorter  au  repos. 

Dans  cet  ensemble  de  services  rendus,  dans  cette  série  de  tra- 
vaux et  de  belles  découvertes,  une  grande  part,  la  part  la  plus 
considérable  même,  revient  à  des  savans  de  notre  pays.  Si  l'on  tient 
compte  de  l'importance  relative  des  monumens  retrouvés,  ceux 
d'entre  eux  qui.  intéressent  le  plus  l'art  et  l'histoire,  le  Scraprum  de 
Memphis,  les  constructions  déterminant  l'enceinte  et  l'entrée  de 
l'Acropole  à  Athènes,  les  restes  des  palais  de  iNinive,  —  d'autres 
ruines  illustres  encore  ont  été  rendues  à  la  lumière  par  des  mains 
françaises.  Ce  sont  des  Français  qui,  sur  la  foi  de  quelque  ancien 
texte  ou  par  des  inductions  tirées  de  la  simple  configuration  des 
lieux,  ont  osé  tenter  la  recherche  de  ce  que,  depuis  tant  de  siècles, 
on  croyait,  on  déclarait  anéanti.  Périlleuse  aventure  en  raison  même 
de  l'ambition  des  projets,  et  bien  autrement  compromettante  en  cas 
d'échec  qu'une  entreprise  sans  programme  fixe,  sans  connexité  di- 
recte avec  d'aussi  grands  souvenirs  !  Passer  ainsi,  au  moment  venu, 
de  l'idée  au  fait,  du  rêve  à  la  preuve,  et,  ^mme  dit  M.  Beulé  avec 
l'autorité  de  son  expérience,  «  courir  aux  yeux  du  monde,  qui  vous 
regarde,  cette  chance  redoutable  qui  s'intitulera  succès  ou  ridicule,  » 
en  un  mot  trouver  non  pas  ce  qu'on  s'est  seulement  proposé  de  re- 
cueillir au  hasard  de  l'heure  et  des  rencontres,  mais  précisément 
ce  qu'on  a  deviné,  annoncé,  cherché,  —  n'est-ce  pas  faire  un  acte 
assez  méritoire  pour  que  ceux  qui  l'ont  accompli  aient  droit  à  une 
gratitude  exceptionnelle  ? 

Que  si,  pour  apprécier  la  valeur  des  résultats  obtenus,  on  se  place 
à  un  autre  point  de  vue,  si  l'on  examine  les  formes  de  publicité 
choisies  et  les  caractères  mêmes  de  la  mise  en  œuvre,  de  ce  côté 
encore  notre  orgueil  patriotique  aura  lieu  d'être  satisfait.  Nulle  part 
aujourd'hui  mieux  qu'en  France  on  ne  réussit  à  débarrasser  l'ar- 
chéologie de  tout  appareil  pédantesque  pom-  en  rendre  l'étude  ac- 
cessible aux  «  honnêtes  gens,  »  comme  on  aurait  dit  au  xvii"  siècle; 


L  ARCHEOLOGIE    ET    LAUT. 

nulle  part  on  ne  sacrifie  d'aussi  bonne  grâce  au  désir  d'instruire  la 
tentation  d'afficher  son  propre  savoir.  Tandis  qu'ailleurs,  sous  pré- 
texte d'éclaircir  jusqu'au  bout  chaque  question,  on  n'arrive  guère 
qu'à  multiplier  les  détails  inutiles  ou  à  rassembler  sans  choix  les 
témoignages,  ici  l'on  procôrle  avec  une  érudition  d'autant  plus  ré- 
servée qu'elle  est  en  réalité  moins  égoïste  et  au  fond  mieux  munie. 
Cette  sobriété  dans  les  explications  scientifiques  aussi  bien  que 
dans  la  méthode  littéraire,  ce  goût  et  cet  esprit  de  mesure  en  toutes 
choses  tiennent  sans  doute  aux  privilèges  naturels  du  génie  natio- 
nal, mais  ils  tirent  aussi  de  certaines  circonstances  une  raison 
d'être  nouvelle  et  un  surcroît  de  certitude. 

N'est-il  pas  juste  par  exemple  d'attribuer,  au  moins  en  partie, 
l'heureux  renouvellement  de  la  science  archéologique  dans  notre 
pays  à  l'influence  exercée  par  l'école  d'Athènes?  institution  excel- 
lente qui,  en  élevant  le  niveau  des  études  sur  l'antiquité,  a  permis 
en  même  temps  aux  jeunes  savans,  membres  de  cette  école,  d'en- 
trer par  leurs  travaux  réglementaires  en  communication  avec  le 
public,  comme  l'Académie  de  France  à  Rome  fournit  à  la  fois  aux 
artistes  pensionnaires  les  moyens  de  perfectionner  leurs  talens  et 
les  occasions  de  les  faire  connaître  :  institution  rapidement  féconde, 
puisque  en  moins  de  trente  années  elle  a  produit  dans  le  domaine 
de  la  philosophie,  de  l'histoire  ou  de  l'érudition  proprement  dite, 
les  remarquables  travaux  auxquels  MM.  Charles  Lévêque,  Mézièies, 
Beulé,  Perrot,  Heuzey,  Wescher  et  plusieurs  autres  ont  attaché 
leurs  noms.  De  leur  côté,  les  pensionnaires  de  l'Académie  de  France 
à  Rome  ne  trouvent-ils  pas  le  plus  utile  complément  pour  leur 
éducation  d'artistes  dans  le  séjour  momentané  que  les  règlemens 
les  autorisent  à  faire  auprès  des  membres  de  l'École  d'Athènes? 
De  même  que  ceux-ci,  en  venant  à  Rome,  achèvent  de  s'initier  aux 
secrets  de  l'art  par  un  commerce  familier  avec  les  hôtes  de  la  villa 
Médicis,  de  même  les  jeunes  peintres,  les  jeunes  architectes  sur- 
tout, ne  peuvent  que  gagner  à  visiter  la  Grèce  en  compagnie  de 
ceux  qui  font  profession  d'en  étudier  l'histoire  et  d'en  consacrer 
scientifiquement  les  souvenirs.  Il  y  a  là  mieux  qu'un  élément  d'ému- 
lation entre  gens  appelés  à  cheminer  dans  des  voies  différentes  et 
n'ayant  de  commun  entre  eux  que  le  désir  d'atteindre  leur  but;  il  y 
a  une  action  directe  et  réciproque,  un  échange  d'influences  profi- 
table au  progrès,  puisque  la  science  se  trouve  ainsi  ranimée  par 
le  sentiment  raisonné  de  l'art,  et  que  l'art  à  son  tour,  en  s'appuyant 
sur  la  science,  devient  par  cela  même  plus  robuste  et  plus  sûr 
de  lui. 

Dira-t-on  que,  pour  faire  acte  d'artiste,  il  n'est  pas  nécessaire 
après  tout  d'être  si  grand  clerc  en  matière  d'érudition,  que  les  ap- 
titudes instinctives  suffisent,  qu'enfin  la  faculté  de  sentir  forte- 


IlQS  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

ment  dispense  jusqu'à  un  certain  point  celui  qui  la  possède  de  l'o- 
bligation de  savoir?  Soit,  s'il  ne  s'agissait  que  du  génie  et  de  ses 
œuvres.  Encore  pourrait-on  répondre  que  depuis  Leo-Battista- Al- 
bert! jusqu'à  Michel-Ange,  depuis  Léonard  jusqu'à  Poussin,  les 
maîtres  les  plus  illustres,  —  architectes,  sculpteurs  ou  peintres,  — 
ont  été  en  réalité  parmi  les  hommes  les  plus  instruits  de  leur 
temps;  mais  il  s'agit  ici  surtout  du  talent  et  des  moyens  de  le  dé- 
velopper. Or  je  ne  suppose  pas  qu'on  regarde  comme  une  précau- 
tion superflue,  encore  moins  comme  un  danger,  de  l'approvisionner 
d'informations  historiques  et  morales  aussi  bien  que  de  renseigne- 
mens  purement  extérieurs.  S'il  fallait  d'ailleurs  citer  un  exemple 
des  progrès  que  peuvent  déterminer,  môme  au  point  de  vue  des  in- 
spirations personnelles,  les  études  archéologiques  envisagées  de 
haut  et  résolument  poursuivies,  nous  le  trouverions  dans  ces  tra- 
vaux successifs  de  feu  M.  Léon  Vaudoyer,  qu'une  exposition  ouverte 
à  l'École  des  Beaux-Arts  livrait,  il  y  a  quelques  jours,  aux  regards 
du  public. 

L'ensemble  des  dessins  laissés  par  l'éminent  architecte  se  com- 
pose de  deux  séries,  l'une  comprenant  tout  ce  qui  se  rattache  à  la 
reproduction  textuelle  ou  à  la  restauration  des  monumens  du  passé, 
l'autre  tout  ce  qui  est  proprement  de  l'invention  de  l'artiste,  depuis 
le  Tombeau  du  général  Foy  jusqu'aux  nouveaux  corps  de  bùtimens 
du  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  à  Paris,  jusqu'à  cette  impo- 
sante cathédrale  de  Marseille  qui  sera  certainement  dans  l'avenir 
un  des  plus  beaux  témoignages,  un  des  plus  éloquens  souvenirs  de 
l'art  au  xix*"  siècle.  Comment  ne  pas  être  frappé  en  examinant  ces 
deux  séries  de  l'étroite  connexité  qui  existe  entre  elles?  Comment 
ne  pas  reconnaître  dans  les  œuvres  de  ce  talent,  à  l'époque  de  sa 
maturité,  l'influence  qu'exerçaient  encore  sur  lui  les  exemples  an- 
tiques, étudiés  de  si  près,  si  profondément  médités  pendant  les  an- 
nées de  la  jeunesse?  Je  ne  prétends  pas  dire  assurément  que 
M.  Vaudoyer  n'ait  rien  fait  de  plus  que  s'approprier  ces  exemples 
et  en  transcrire  la  lettre  avec  une  sorte  de  piété  superstitieuse. 
Son  admiration  pour  l'antiquité  ou  le  souvenir  des  leçons  que  lui 
a  fournies  l'art  du  moyen  âge  ne  le  domine  i)as  si  bien  qu'il  y  sa- 
crifie les  droits  de  sa  propre  imagination  ou  le  respect  des  condi- 
tions imposées  par  les  caractères  tout  modernes  de  ses  tâches.  En 
construisant  une  église,  il  ne  veut  nous  donner  ni  la  contrefaçon 
d'un  temple  païen,  ni  celle  d'un  édifice  chrétien  au  temps  où,  pour 
maintenir  debout  les  murs  qu'on  avait  élevés,  on  ne  savait  que  re- 
courir à  l'emploi  de  certains  appuis  naïvement  apparens.  La  cathé- 
drale de  Marseille  prouve  assez  à  cet  égard  les  ressources  person- 
nelles de  celui  qui  en  a  conçu  les  plans.  La  majestueuse  originalité 
de  l'ordonnance  générale,  le  choix  des  élémens  décoratifs  ou  des 


L  ARCHEOLOGIE    ET    L  ART. 

procédés  de  construction,  le  moyen  pris  entre  autres  pour  établir 
les  contre-forts  à  l'intérieur  au  lieu  de  les  faire  saillir  au  dehors, 
suivant  la  tradition  de  l'architecture  ogivale,  —  tout  révèle  chez 
l'auteur  de  cette  œuvre  immense  des  mérites  fort  supérieurs  sans 
doute  aux  simples  facultés  de  la  mémoire;  mais  tout  cela  ne  ré- 
sulte-t-il  pas  aussi,  ne  se  ressent-il  pas  manifestement  du  long 
et  solide  apprentissage  fait  par  M.  Vaudoyer  en  face  des  monu- 
mens  de  Rome  et  des  monumens  du  midi  de  la  France?  N'y  a-t-il 
pas  là  le  résumé  et  la  mise  en  pratique  des  amples  doctrines, 
des  grands  principes  que  l'artiste  avait  puisés  jadis  dans  l'étude 
réfléchie  de  la  méthode  et  du  génie  antiques?  Il  lui  arrivera  bien 
parfois  de  chercher  ailleurs  ses  modèles  ou,  tout  au  moins,  de 
demander  avis  à  des  œuvres  d'un  caractère  tout  différent.  Sans 
parler  des  beaux  travaux  de  restauration  qu'il  a  exécutés  à  Paris 
dans  l'ancien  prieuré  de  Saint -Maitin-des-Champs,  plusieurs  des 
dessins  exposés  à  l'École  des  Beaux -Arts  sont  des  hommages 
rendus  par  lui  à  la  délicatesse  de  notre  art  national  au  xv*  et  au 
xvi"  siècle,  et  les  charmans  portraits  en  particulier  de  certaines 
maisons  d'Orléans  et  de  Bîois  montrent  que ,  loin  de  se  raidir 
dans  les  habitudes  d'un  esprit  exclusif,  M.  Vaudoyer  savait  ac- 
cepter tous  les  genres  de  mérite  et  s'assouplir  à  toutes  les  tâches. 
II  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ses  inclinations  naturelles  comme  ses 
préférences  acquises  le  portaient  à  estimer  partout  dans  l'art  l'ex- 
pression de  la  grandeur,  de  la  force,  que,  là  même  où  il  cherchait 
et  trouvait  la  finesse,  il  ne  dépouillait  pas  dans  le  style  la  fierté  ac- 
coutumée de  son  goût.  De  là  cette  place  à  part  qu'on  a  justement 
attribuée  à  M.  Vaudoyer  dans  le  groupe  des  architectes  ses  amis, 
—  on  dirait  presque  ses  coreligionnaires,  —  qui  personnifient  le 
mouvement  de  notre  école  à  partir  des  dernières  années  de  la  res- 
tauration. 

On  connaît  l'esprit  et  l'objet  de  la  réforme  entreprise  par  ces  no- 
vateurs, qui  devaient  bientôt  devenir  des  maîtres  et  que  les  repré- 
sentans  officiels  de  la  légitimité  classique  considéraient  alors  comme 
des  séditieux.  Les  tentatives  de  Duban,  de  M.  Labrouste,  de  M.  Duc, 
n'avaient  rien  de  commun  avec  les  ambitions  avouées  de  la  nou- 
velle école  de  peinture  et  le  parti-pris  qu'elle  affichait  de  chercher 
ses  inspirations  partout  ailleurs  que  dans  les  souvenirs  de  l'anti- 
quité. Loin  de  déclarer  la  guerre  aux  traditions  grecques  ou  ro- 
maines, les  architectes  dont  nous  venons  de  rappeler  les  noms 
travaillaient  au  contraire  à  les  faire  d'autant  mieux  prévaloh'  que 
la  signification  intime  en  serait  plus  exactement  comprise  et  l'in- 
fluence moins  subordonnée  à  l'emploi  de  certaines  recettes,  de 
certaines  formules  invariables.  Ce  qu'ils  entendaient  s'approprier 
par  l'étude  des  grands  monumens  du  passé,  c'était  le  secret  non 


Zl70  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  procédés  extérieurs,  mais  des  principes;  ce  qu'ils  voulaient 
enfin,  aussi  contrairement  aux  témérités  romantiques  qu'à  l'inerte 
despotisme  exercé  depuis  la  fin  du  xviu''  siècle  par  les  apôtres  d'une 
fausse  érudition,  c'était  reconnaître  scientifiquement  les  conditions 
de  l'art,  en  observer  les  progrès,  en  consulter  attentivement  l'his- 
toire, et,  comme  on  le  disait  assez  récemment  ici  même  (1),  s'au- 
toriser de  cette  expérience  pour  agir  plus  sûrement  dans  le  sens  de 
nos  mœurs  ou  de  nos  besoins. 

Associé  le  dernier  à  l'entreprise,  M.  Vaudoyer  s'y  dévoua,  dès 
son  arrivée  à  Rome  en  1827,  avec  toute  l'ardeur  de  ses  jeunes  es- 
pérances, et  plus  tard  avec  une  énergie  croissante,  à  mesure  que 
cette  lutte  engagée  contre  l'esprit  de  routine  intéressait  plus  direc- 
tement l'honneur  de  ses  amis  et  le  sien;  mais,  en  défendant  ainsi  la 
cause  commune,  il  savait  agir  pour  son  propre  compte,  j'entends 
en  raison  de  ses  aptitudes  spéciales,  de  son  goût,  de  ses  prédi- 
lections. Aussi,  quelle  que  soit  la  conformité  de  sa  doctrine  et  de 
ses  croyances  générales  avec  les  préceptes  soutenus  par  les  trois 
artistes  dont  il  a  si  utilement  secondé  les  efforts,  il  garde  au  milieu 
d'eux,  nous  le  répétons,  sa  physionomie  propre,  comme  eux-mêmes 
d'ailleurs  ont  chacun  une  fonction  distincte  et,  dans  le  talent,  un 
caractère  dominant.  On  a  dit  de  Duban  qu'il  était  pompéien,  de 
M.  Labrouste  qu'il  avait  francisé  l'art  étrusque,  de  M.  Duc  qu'il  re- 
présentait dans  l'école  moderne  l'art  grec  modifié  et  rajeuni;  on 
dirait  à  meilleur  droit  encore  que,  par  ses  inclinations  principales, 
par  le  tempérament  qu'il  accuse,  le  talent  de  M.  \'audoyer  est  de 
race  romaine.  Non-seulement  c'est  à  Rome  que  ce  talent  s'est  formé, 
non-seulement  la  belle  restauration  du  Temple  de  Vénus  et  Ro7ne, 
les  études  si  consciencieusement  faites  d'après  l'arc  de  Septime 
Sévère  et  plusieurs  monumens  antiques  du  même  genre,  beaucoup 
d'autres  dessins  encore  exposés  h  l'École  des  Beaux-Arts  attestent 
la  profonde  connaissance  que  l'artiste  avait  acquise  sur  place  de 
l'architecture  romaine  et  de  ses  œuvres;  mais  les  grands  travaux 
exécutés  sous  sa  direction  à  Paris  et  à  Marseille  montrent  claire- 
ment que  l'expression  de  la  majesté  était  chez  lui  le  résultat  d'une 
faculté  naturelle  aussi  bien  que  le  fruit  de  l'éducation.  En  restant 
fidèle  aux  souvenirs  de  sa  jeunesse,  il  obéissait  en  même  temps  à 
ses  plus  impérieux,  à  ses  plus  vrais  instincts. 

L'exposition  des  dessins  de  M.  Vaudoyer  présente  sous  des  formes 
visibles,  elle  confirme  par  un  exemple  pratique  les  enseignemens 
que  les  écrits  de  la  nouvelle  école  archéologique  tendent  à  pro- 
pager parmi  nous.  En  face  de  ces  œuvres  inspirées  à  la  fois  par  un 
respect  passionné  pour  l'art  antique  et  par  un  désir  non  moins  vif 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  février  1872,  Félix  Duban. 


l'archéologie  et  l'art.  Il7 

d'en  adapter  les  leçons  aux  exigences  de  notre  civilisation,  on  con- 
çoit mieux  l'utilité  que  peuvent  avoir  les  livres  consacrés  à  l'histoire 
de  cet  art,  et  les  rapprocliemens  nécessaires  qu'ils  impliquent  entre 
les  traditions  du  passé  et  les  progrès  à  poursuivre  dans  le  présent. 
N'est-ce  pas  en  effet  la  relation  exacte  de  ces  deux  termes  qui  consti- 
tue, à  vrai  dire,  l'archéologie,  ou  qui  du  moins  réussira  seule  à  en  fé- 
conder les  travaux  ?  N'est-ce  pas  à  la  condition  d'être  comprise  comme 
Ingres  l'entendait  dans  son  art  ou  André  Chénier  dans  le  sien ,  que 
l'imitation  de  l'antique  peut  et  doit  avoir  force  de  loi?  Sans  invoquer 
d'aussi  hauts  exemples,  et  pour  ne  parler  que  de  ce  qui  s'opère 
autour  de  nous,  nous  rappellerons  combien  les  études  qui  ont  l'an- 
tiquité pour  objet  se  sont  développées  et  perfectionnées  dans  notre 
pays  depuis  un  certain  nombre  d'années.  Aucun  archéologue  ne 
songerait  aujourd'hui  à  réduire  sa  tâche  aux  chétives  proportions 
ou  à  l'emploi  des  moyens  conventionnels  dont  on  s'accommodait 
autrefois,  —  pas  plus  que  dans  le  domaine  de  l'architecture  ou 
dans  celui  de  la  poésie  dramatique  on  ne  s'aviserait  de  contrefaire 
les  chefs-d'œuvre  grecs  ou  romains  à  la  façon  de  Peyre  et  de  Chal- 
grin,  de  Luce  de  Lancival  ou  d'Arnault.  Que  l'érudition  étran- 
gère n'ait  pas  été  sans  influence  sur  ce  progrès,  que  le  mouvement 
scientifique  accompli  en  France  ait  puisé  au  dehors ,  particulière- 
ment en  Allemagne,  une  force  d'émulation  qui  devait  à  certains 
égards  l'activer,  c'est  ce  qu'il  est  juste  de  reconnaître.  Les  travaux 
sur  la  Grèce  d'Ottfried  Muller  et  de  quelques  autres  ont  sans  doute 
préparé  en  partie  les  recherches  ou  les  découvertes  qui  ont  suivi, 
et  M.  Beulé  ne  manque  pas  de  signaler  dans  son  livre  le  profit  que 
nos  compatriotes  ont  pu  tirer  quelquefois  des  indications  fournies 
ou  des  exemples  donnés  par  des  savans  allemands  ou  anglais  ;  mais 
il  sera  au  moins  aussi  juste  de  tenir  compte  des  occasions  où  tout 
s'est  passé  sans  ces  secours  ou  ces  stimulans  préalables,  où  tout  a 
été  l'œuvre  d'inspirations  spontanées ,  le  résultat  d'observations 
indépendantes.  Incessamment  accrue  par  des  travaux  de  plus  en 
plus  propres  à  cimenter  l'alliance  de  l'art  et  de  l'archéologie,  la 
somme  des  services  qu'a  rendus  la  science  française  contempo- 
raine est  devenue  assez  considérable  pour  qu'il  soit  plus  que  difîî- 
cile  d'en  trouver  ailleurs  l'équivalent.  Au  mille*  de  nos  désastres, 
cette  supériorité  du  moins  nous  reste ,  ces  titres  d'honneur  nous 
appartiennent  bien,  et  l'on  est  certes  fondé  à  dire  que,  comme 
notre  art  national  reconnu  aujourd'hui  sans  rival  en  Europe,  notre 
école  archéologique  tient  et  mérite  d'occuper  aux  yeux  de  tous  le 
premier  rang. 

Henri  Delaborde. 


LE   JAPON 

DEPUIS   L'ABOLITION   DU   TAÏCOUNAT 


Au  moment  où  éclata  la  rupture  entre  la  France  et  l'Allemagne, 
les  personnes  que  l'approche  d'une  lutte  funeste  ne  détournait  pas 
de  l'étude  des  questions  internationales  ne  songeaient  pas  sans  de 
vives  appréhensions  à  nos  rapports  avec  les  contrées  de  l'extrême 
Orient.  La  nouvelle  du  massacre  de  Tien-Tsin  causait  une  émotion 
profonde;  on  y  voyait  un  sinistre  présage,  et  l'on  se  demandait  avec 
inquiétude  si  le  fanatisme  qui  avait  fait  explosion  dans  la  ville  chi- 
noise ne  se  répandrait  pas  sur  d'autres  points  de  ces  lointaines  ré- 
gions. La  France,  forcée  de  faire  face  à  de  si  grands  périls  sur  sa 
propre  frontière,  pourrait-elle  exercer  à  l'autre  extrémité  du  monde 
l'influence  nécessaire  à  la  protection  de  son  commerce?  Les  gouver- 
nemens  asiatiques  n'allaient-ils  pas  profiter  des  difiicultés  avec  les- 
quelles nous  nous  trouvions  aux  prises  pour  réagir  contre  des  résul- 
tats si  laborieusement  obtenus?  Grâce  à  Dieu,  de  pareilles  craintes 
ne  se  soutpas  réalisées.  Les  événemens  de  Tien-Tsin  n'ont  eu  nulle 
part  leur  contre-coup,  nos  relations  avec  la  Chine  se  sont  mainte- 
nues sur  un  bon  pied;  notre  marine  a  conservé  son  renom,  l'acti- 
vité de  notre  commerce  ne  s'est  pas  ralentie,  et  nos  désastres,  loin 
de  nous  nuire  auprès  de  ces  peuples,  ont  peut-être  contribué  à  nous 
les  concilier,  en  dissipant  chez  eux  les  appréhensions  que  notre 
puissance  leur  avait  d'abord  inspirées.  Ils  ont  peut-être  enfin  com- 
pris que  nous  sommes  en  définitive  leurs  amis  véritables,  et  qu'au 
lieu  d'entretenir  des  projets  égoïstes  ou  des  arrière-pensées  ambi- 
tieuses, nous  n'avions  d'autre  but  que  de  nous  créer  avec  eux  des 
rapports  sincèrement  pacifiques. 

C'est  au  Japon  surtout  que  nous  pouvons  constater  cet  heureux 
symptôme.  Depuis  1868,  année  où  le  taïcounat  fut  renversé,  on  a 
vu  se  produire  au  Japon  un  ensemble  de  faits  qui  constituent  cer- 


LE   JAPON    EN   1873.  A'H 

tainement  une  des  révolutions  morales  les  plus  curieuses  de  notre 
époque.  Les  vieilles  murailles  s'abaissent,  non  plus  sous  les  coups 
du  canon ,  mais  sous  l'action  puissante  des  intérêts  et  du  com- 
merce. A  des  antipathies  traditionnelles  et  séculaires,  on  voit  suc- 
céder dans  l'empire  japonais  une  sorte  d'engouement  pour  les 
coutumes  étrangères,  et  la  civilisation  européenne  semble  main- 
tenant inspirer  à  cette  race  intelligente  et  industrieuse  autant  de 
sympathie  qu'elle  y  excitait  autrefois  de  répulsion.  Il  n'y  a  pas 
vingt  ans  que  le  Japon  était  encore  le  dernier  pays  inexploré  de 
l'extrême  Orient,  que  ses  côtes  inhospitalières,  semées  d'écueils, 
éloignaient  les  navires,  que,  lorsqu'un  bâtiment  de  guerre  ou  de 
commerce  s'aventurait  à  venir  mouiller  sur  une  des  rades  japo- 
naises, une  flottille  d'embarcations  armées  l'entourait  sur-le-champ 
d'un  cordon  sanitaire,  les  canons  de  batteries  menaçantes  étaient 
braqués  sur  lui,  et  des  ofliciers  venaient  à  bord  notifier  les  décrets 
impériaux  qui,  depuis  des  siècles,  fermaient  le  pays  aux  étrangers. 
Yokohama  n'existait  point  avant  1858;  il  n'y  eut  là  d'abord  qu'un 
village,  une  agglomération  de  quelques  cabanes  de  pêcheurs  sur 
un  terrain  marécageux.  Voici  que  cette  bourgade  est  devenue  en 
quelques  années  une  grande  ville  de  80  à  100,000  âmes,  où  près 
de  2,000  étrangers  se  livrent  à  un  commerce  aussi  profitable  à  eux- 
mêmes  qu'aux  divers  pays  dont  ils  sont  originaires.  Il  y  a  vingt 
ans,  les  transactions  entre  le  Japon  et  l'étranger  étaient  à  peu 
près  nulles,  et  voici  que  les  échanges  se  sont  élevés  au  chiffre  de 
200  millions  par  an,  chiffre  dans  lequel  le  commerce  français  figure 
pour  plus  de  60  millions.  Le  moment  est  venu  pour  l'Europe  d'é- 
tudier dans  tous  leurs  détails  l'organisation  intérieure,  les  res- 
sources, les  besoins  des  pays  de  l'extrême  Orient.  C'est  pour  elle 
le  moyen  de  se  tracer  à  leur  égard  une  ligne  de  conduite  ration- 
nelle et  de  développer  par  les  voies  pacifiques  les  progrès  qu'elle 
n'avait  dus  d'abord  qu'à  l'intimidation  et  à  la  force  des  armes.  La 
Bcviie  a  déjà  publié  de  nombreux  travaux  sur  le  Japon;  elle  en  a 
retracé  la  physionomie  générale  (1).  Les  études  de  M.  Layrle  (2)  et 
de  M.  Roussin  (3)  ont  fait  connaître  les  heureux  efforts  de  nos  sta- 
tions navales  et  les  événemens  qui  ont  fini  par  amener  la  sup- 
pression de  l'autorité  taïcounale  et  le  système  de  centralisation 
fortement  établi  par  le  gouvernement  du  mikado.  Cet  événement 
décisif,  dont  les  conséquences  se  sont  produites  si  rapidement,  a 
été  l'inauguration  d'une  politique  qu'il  importe  d'examiner  dans 
ses  origines,  dans  ses  développemens  et  dans  ses  résultats. 

(1)  Voyez  Un  voyage  autour  du  Japon,  par  M.  R.  Lindau,  dans  les  livraisonij  des 
1"  mai,  1"  juillet,  \"  août,  l*"-  septembre  et  15  octobre  1863. 

(2)  Voyez  la  Revue  des  1"  et  15  février  1868. 

(3)  Voyez  la  Revue  du  1"  mars  et  du  15  octobre  1865  et  du  l'""  avril  1869. 


h7^  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

I. 

C'est  aux  États-Unis  que  revient  l'honneur  d'avoir  ouvert  le  Ja- 
pon aux  étrangers.  Jusqu'en  1853,  époque  à  laquelle  parut  de- 
vant les  côtes  japonaises  l'escadre  du  commodore  Perry,  nous  ne 
connaissions  ce  lointain  empire  que  par  les  récits  des  Hollandais 
enfermés  dans  l'îlot  de  Décima,  où.  ils  avaient  obtenu  le  di'oit 
exclusif  de  commerce.  Toutes  les  transactions  s'effectuaient  par 
l'intermédiaire  des  autorités  indigènes  et  à  travers  une  série  de 
formalités,  de  restrictions  qui  les  rendaient  aussi  difficiles  qu'oné- 
reuses; la  licviie  a  exposé  le  détail  des  négociations  qui  amenèrent 
en  1858  (1)  l'ouverture  des  ports  de  Kanagawa,  de  Hakodadé  et  de 
Nagasaki.  Les  traités  signés  par  M.  Harris  au  nom  des  États-Unis, 
par  le  comte  Poutiatine,  par  lord  Elgin  et  par  le  baron  Gros  au 
nom  de  la  Piussie,  de  l'Angleterre  et  de  la  France,  furent  le  point 
de  départ  d'une  période  nouvelle.  Ce  sont  les  conventions  qui  ré- 
gissent encore  nos  rapports  avec  le  gouvernement  japonais;  elles 
doivent  être  l'objet  d'une  prochaine  révision  qui  sera  faite  à  Yeddo, 
mais  dont  l'ambassade  extraordinaire  envoyée  par  le  mikado  en  Eu- 
rope prépare  en  ce  moment  même  les  bases  principales.  Faculté 
d'entretenir  des  missions  diplomatiques  à  Yeddo  et  des  consulats 
dans  les  ports  ouverts  aux  étrangers,  reconnaissance  de  la  juridic- 
tion consulaire,  permission  de  faire  les  achats  et  ventes  directe- 
ment avec  les  Japonais  sans  l'intervention  du  gouvernement,  ad- 
mission des  monnaies  étrangères,  droit  pour  les  agens  diplomatiques 
et  consuls  généraux  de  voyager  librement  dans  tout  le  territoire  de 
Pempire  japonais,  telles  étaient  les  clauses  principales  des  traités 
de  1858.  Ils  ouvraient  immédiatement  les  ports  de  Kanagawa,  de 
Hakodadé  et  de  Nagasaki,  et  stipulaient  pour  les  étrangers  l'auto- 
risation de  résider  à  Yeddo  à  partir  du  1"  janvier  186-2,  et  à  Osaka 
à  partir  du  1"  janvier  1863.  On  se  rappelle  les  diilicultés  de  tout 
genre  que  rencontra  la  mise  en  vigueur  de  ces  traités,  l'hostilité 
dont  firent  preuve  contre  les  étrangers  tantôt  le  mikado,  tantôt  le 
taïcoun,  tantôt  les  daïmios,  les  assassinats  commis  sur  divers  étran- 
gers, le  pillage  de  la  légation  anglaise  de  Yeddo  en  1863.  —  On  se 
souvient  des  actes  de  vigueur  auxquels  les  puissances  signataires 
des  traités  de  1858  se  crurent  obligées  de  recourir,  le  bombarde- 
ment de  Kagosima  par  l'amiral  anglais  Kuper  et  la  brillante  expé- 
dition navale  dirigée  en  186/i  contre  le  prince  de  Nagato  par  l'es- 
cadre combinée  de  l'Angleterre,  de  la  France  et  des  Pays-Bas.  La 
prise  des  forts  de  Simonoseki  dissuada  le  Japon  de  l'idée  d'une 
plus  longue  résistance. 

(1)  Voyez  VAnnuaire  de  1858-1859. 


LE   JAPON    EN   '1873.  lÙh 

Jusque-là,  les  choses  étaient  restées  dans  un  état  précaire, 
et  les  ambassades  japonaises  envoyées  à  l'Europe  en  J862  et  en 
I86Z1  n'avaient  abouti  qu'à  des  aterinoiemens  et  à  des  hésitations. 
Les  traités  ne  passaient  encore  au  Japon  que  pour  l'œuvre  du  taï- 
coun,  et  la  sanction  du  véritable  souverain,  le  mikado,  n'y  était  pas 
encore  donnée.  Ce  monarque  avait  même  lancé  un  décret  d'expul- 
sion contre  les  étrangers.  Les  conventions  de  1858  n'étaient  point 
acceptées  par  les  princes  dont  l'autorité  constitue  la  féodalité  ja- 
ponaise :  elles  rencontraient  l'opposition  d'une  grande  partie  du 
peuple,  animé  d'un  sentiment  de  défiance  et  même  d'hostilité  invé- 
térée contre  tout  ce  qui  n'est  pas  indigène.  Les  agens  diplomatiques 
et  les  consuls  n'avaient  pour  auxiliaire  que  le  gouvernement  du  taï- 
coun,  auxiliaire  mécontent  et  tiède,  obligé  de  se  défendre  contre 
les  protestations  nationales.  A  partir  de  1865,  les  choses  commen- 
cèrent à  changer  de  face;  le  mikado  donna  sa  sanction  officielle  aux 
traités.  Le  paiement  de  18  millions  de  francs  imposé  au  prince  de 
Nagato,  après  l'affaire  de  Simonoseki,  fit  faire  des  réflexions  aux 
autres  daïmios.  Le  prince  de  Nagato  avait  eu  l'imprudence  de  lut- 
ter simultanément  contre  les  étrangers  et  contre  le  mikado  lui- 
même,  dont  il  avait  fait  attaquer  la  capitale.  Cet  incident  amena 
une  communauté  d'intérêts  entre  le  mikado,  le  taïcoun  et  les  re- 
présentans  étrangers,  tous  ennemis  à  litres  divers  de  l'audacieux 
daïmio.  D'autre  part,  les  puissances  devaient  profiter  de  la  jalousie 
qu'inspirait  l'autorité  taïcounale  à  l'aristocratie  japonaise.  Seul,  le 
taïcoun  traitait  avec  les  cours  de  l'Europe,  seul  il  signait  des  con- 
ventions par  lesquelles  il  prétendait  engager  le  Japon  tout  entier,  et, 
en  n'ouvrant  au  commerce  étranger  que  les  ports  situés  sur  le  ter- 
ritoire taïcounal,  il  s'arrogeait  le  monopole  des  produits  japonais. 

Les  amiraux  et  les  agens  diplomatiques  européens  profilèrent  des 
jalousies  excitées  par  cet  état  de  choses.  Après  les  affaires  de  Kago- 
sima  et  de  Simonoseki ,  ils  n'avaient  pas  trouvé  dans  l'attitude  des 
princes  de  Satzouma  et  de  Nagato  cette  méfiance  farouche  à  laquelle 
on  se  serait  attendu,  et  il  fut  dès  lors  facile  de  se  convaincre  que  les 
grands  daïmios  se  rapprocheraient  volontiers  des  étrangers  le  jour 
où  ils  y  verraient  leur  intérêt.  L'hostilité  contre  les  puissances  eu- 
ropéennes avait  été  de  la  part  des  chefs  de  l'aristocratie  un  moyen 
de  Qatter  les  passions  nationales  et  surtout  de  battre  en  brèche  le 
pouvoir  du  taïcoun.  Les  fausses  notions  que  l'Europe  s'était  d'abord 
formées  sur  la  situation  intérieure  du  Japon  commençaient  d'ail- 
leurs à  faire  place  à  une  appréciation  plus  exacte  des  hommes  et  des 
choses.  On  reconnaissait  enfin  que  le  mikado,  loin  d'être,  comme 
on  l'avait  cru  d'abord,  une  sorte  de  souverain  théocratique  nanti 
d'une  autorité  purement  religieuse,  était  en  réalité  le  seul  souverain 
véritable  du  pays,  que  son  prestige  était  à  la  fois  religieux  et  po- 


fl~6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

litique,  et  que  le  taïcoun,  loin  d'être  le  souverain  temporel  de  l'em- 
pire, n'avait  d'autre  caractère  que  celui  d'un  agent  du  pouvoir  exé- 
cutif exercé  au  nom  du  mikado.  Sans  doute  les  taïcouns,  dont 
l'autorité  remonte,  dit-on,  au  xvi''  siècle,  avaient  fini  par  dominer 
l'aristocratie  japonaise  en  forçant  les  dix-huit  grands  daïmios  à 
venir  habiter  pendant  plusieurs  mois  de  l'année  Yeddo,  capitale  du 
territoire  taïcounal,  et  à  y  laisser  comme  otages  pendant  leur  ab- 
sence un  certain  nombre  de  parens  et  de  serviteurs.  Les  taïcouns 
étaient  devenus  une  sorte  de  maires  du  palais;  mais  le  mikado  ac- 
tuel, qui  a  de  l'intelligence  et  de  l'audace  dans  le  caractère,  refusa 
d'accepter  le  rôle  d'un  roi  fainéant.  Il  choisit  avec  habileté  le  mo- 
ment opportun  pour  réduire  le  taïcoun  à  la  situation  d'un  simple 
daïmio,  et  pour  organiser  en  face  de  la  féodalité  japonaise  une  au- 
torité incontestable  et  une  puissante  centralisation. 

Ce  fut  en  1868  que  cette  révolution  importante  s'opéra.  Le 
taïcounat  était  alors  aux  mains  de  Stotsbachi,  qui  avait  succédé  à 
Yémoutchi  au  mois  d'août  1806.  Hardi  et  entreprenant,  le  taïcoun 
avait  pour  but  d'établir  sa  domination  absolue  sur  les  grands  daï- 
mios, et,  dans  cet  espoir,  il  cherchait  à  s'attirer  les  sympathies  des 
puissances  maritimes,  celles  de  la  France  surtout.  Il  abrogeait  la 
loi  fondamentale  de  la  constitution  japonaise  qui  interdisait  aux  in- 
digènes, sous  peine  de  mort,  de  sortir  du  territoire  de  l'empire:  il 
prodiguait  aux  chefs  des  légations  étrangères  des  témoignages  d'a- 
mitié et  de  confiance;  il  secondait  de  tout  son  pouvoir  l'établisse- 
ment d'une  société  franco-japonaise,  composée  de  capitalistes  des 
deux  nations;  enfin  il  envoyait  à  Paris  en  1867  son  jeune  frère,  que 
nous  avons  vu  figurer,  à  côté  des  princes  de  l'Europe,  dans  toutes 
les  solennités  de  notre  exposition  universelle.  Le  caractère  de  Stots- 
bachi, ses  projets,  ses  tentatives  pour  constituer  d'importantes 
forces  navales  et  militaires,  ne  tardèrent  point  à  soulever  les  jalou- 
sies et  les  défiances  des  grands  daïmios,  et  il  se  trouva  devant  eux 
dans  une  situation  analogue  à  celle  des  maires  du  palais  à  l'égard 
des  grands  vassaux  carlovingiens.  L'un  des  plus  riches  et  des  plus 
puissans  daïmios  du  sud,  le  prince  de  Nagato,  qui  avait  déjà  en- 
vahi le  nord  de  la  frontière  du  territoire  taïcounal  au  moment  de  la 
mort  de  Yémoutchi ,  reprit  les  hostilités  à  l'expiration  des  six  mois 
de  trêve  que  l'étiquette  japonaise  impose  en  signe  de  deuil  aux  bel- 
ligérans.  Les  autres  princes  du  sud  suivirent  son  exemple,  et,  dé- 
clarant qu'ils  n'agissaient  que  dans  l'intérêt  du  mikado,  dont  l'in- 
dépendance et  la  souveraineté  étaient,  disaient-ils,  menacées  par  le 
taïcoun,  ils  quittèrent  tous  à  la  fois  Yeddo,  chef-lieu  du  territoire 
taïcounal,  pour  se  rendre  à  Kioto,  résidence  du  mikado,  et  pour 
décider  ce  monarque  à  se  prononcer  contre  le  taïcoun.  Ce  dernier, 
laissé  ainsi  dans  l'isolement,  abdiqua,  en  septembre  1867,  et  an- 


LE   JAPON    EN    1873.  47X 

nonça  qu'il  s'en  remettait  à  la  justice  du  mikado  pour  statuer  entre 
lui  et  les  princes  du  sud.  Cette  abdication  n'était  peut-être  qu'une 
ruse  de  guerre.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  peu  de  semaines  après, 
Stotsbachi,  sans  tenir  compte  de  la  décision  que  pourrait  prendre 
le  souverain,  lançait  ses  troupes  contre  les  daïmios;  mais  son  armée 
était  battue,  à  la  fin  de  18(37,  entre  Kioto  et  Osaka,  et  il  était  forcé 
lui-même  de  s'embarquer  nuitamment  pour  revenir  en  toute  hâte  à 
Yeddo.  Il  ne  put  y  rester  longtemps.  Le  mikado  déclara  que,  pre- 
nant en  considération  les  services  d'une  famille  illustre,  il  voulait 
bien  lui  pardonner  et  lui  accorder  la  vie,  mais  que  le  château  de 
Yeddo  devait  être  rendu,  ainsi  que  les  armes  et  les  navires  de 
guerre.  Stotsbachi  n'hésita  plus  à  se  soumettre.  Le  3  mai  1868,  il 
se  mit  en  marche,  à  pied,  pour  sortir  de  son  ancienne  capitale,  et 
se  rendit  dans  la  province  de  Sourounga,  où,  cessant  d'être  taïcoun 
pour  n'être  plus  que  le  chef  de  la  famille  de  Tokoungawa,  il  vécut 
comme  un  simple  daïmio. 

Enfermé  dans  un  palanquin  qui  le  tenait  caché  à  tous  les  yeux, 
le  mikado,  accompagné  des  grands  daïmios  et  de  sa  cour,  fit 
son  entrée  solennelle  à  Yeddo  le  25  novembre  1868.  Le  taïcoun 
était  décidément  vaincu;  mais  les  difficultés  ne  se  trouvaient  pas 
encore  aplanies.  Les  daïmios  du  nord,  qui  à  forigine  n'avaient  pas 
pris  part  à  la  lutte,  allaient  la  recommencer  pour  leur  compte.  Le 
prince  de  Aidzou  et  ses  confédérés,  levant  l'étendard  de  la  révolte, 
déclaraient  en  principe  qu'ils  respectaient  l'autorité  du  mikado, 
mais  qu'à  leurs  yeux  ce  souverain  n'était  plus  libre,  que  les  daïmios 
du  sud,  à  la  tête  desquels  se  trouvait  le  prince  de  Satzouma,  exer- 
çaient une  influence  pernicieuse  sur  ses  actes,  et  qu'en  cet  état  de 
choses  les  daïmios  du  nord  se  voyaient  dans  l'obligation  de  se  tenir 
sur  leurs  gardes.  Au  milieu  d'une  situation  si  confuse  et  si  impar- 
faitement connue,  les  représentans  des  puissances  étrangères  eurent 
la  sagesse  d'observer  une  attitude  impartiale  et  prudente  dont  tous 
les  partis  en  lutte  au  Japon  apprécièrent  le  caractère  correct.  Ils 
annonçaient  hautement  qu'ils  n'interviendraient  pas  dans  les  dé- 
mêlés intérieurs  du  pays,  mais  ils  affirmaient  en  même  temps  de  la 
manière  la  plus  énergique  l'intention  de  ne  tolérer,  quel  que  fût  le 
parti  qui  l'emportât,  aucune  infraction  à  des  traités  reconnus  suc- 
cessivement par  le  taïcoun  et  par  le  mikado.  Cette  déclaration  pro- 
duisit une  impression  salutaire,  augmentée  encore  par  l'apparition 
de  forces  navales  imposantes.  Les  auteurs  de  violences  partielles 
dont  des  sujets  anglais,  français  et  américains  avaient  été  victimes 
subissaient  un  châtiment  exemplaire.  Enfin  le  mikado,  loin  de  té- 
moigner de  l'hostilité  aux  étrangers,  leur  ouvrait  la  ville  de  Yeddo, 
ainsi  que  les  ports  d'Osaka  et  de  INiegata.  Ceux  des  anciens  parti- 
sans du  taïcoun  qui,  même  après  sa  déchéance,  avaient  continué 


A78  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  lutte  étaient  complètement  dispersés  ou  battus.  Le  prince  de 
Aidzou  et  les  autres  daïmios  du  nord  n'essayaient  plus  de  combattre. 
Les  princes  du  sud  se  groupaient  fidèlement  autour  du  trône  du 
mikado.  La  tranquillité  se  rétablissait  partout  dès  le  commencement 
de  1869,  et  à  la  fin  de  la  même  année  le  gouvernement  de  ce  sou- 
verain amnistiait  le  prince  de  Aidzou  et  tous  les  daïmios  qui  avaient 
pris  part  à  l'insurrection  du  nord,  ainsi  que  tous  leurs  officiers  et 
tous  leurs  adhérens.  Énergiquement  appuyé  par  les  quatre  grands 
chefs  de  l'aristocratie  du  sud,  les  princes  de  Satzouma,  de  Nagato, 
de  Hizoïi  et  de  Tosa,  le  mikado  était  devenu  absolument  le  maître 
de  la  situation.  Ce  fut  à  partir  de  ce  moment  qu'il  inaugura  avec 
une  vigueur  remarquable  la  politique  réformatrice  qui  s'est  déve- 
loppée depuis  trois  ans. 

IL 

La  première  pensée  du  gouvernement  après  la  chute  du  taïcou- 
nat  fut  d'accomplir  une  réforme  complète  dans  l'organisation  poli- 
tique et  administrative  du  Japon.  Le  mikado  et  ses  ministres  se 
proposèrent  de  réaliser  l'unification,  non  pas  nominale,  mais  réelle 
de  l'empire,  en  centralisant  les  pouvoirs  entre  les  mains  du  souve- 
rain dont  personne  ne  conteste  la  légitimité,  mais  qui  en  fait,  sinon 
en  droit,  avait  laissé  échapper  au  profit  du  taïcounat  une  partie  des 
prérogatives  impériales.  Le  taïcoun  une  fois  renversé,  il  fallait  re- 
construire sur  les  débris  de  son  autorité  toute  celle  du  mikado.  Ce 
n'était  point  là  d'ailleurs  une  tâche  très  facile.  On  devait  agir  avec 
une  [prudente  lenteur,  tenir  compte  des  élémens  hétérogènes  du 
pays,  ne  pas  heurter  de  front  les  coutumes  féodales,  et  ne  pas  frois- 
ser les  susceptibilités  des  grands  daïmios.  La  suprématie  religieuse 
et  politique  du  mikado  a  toujours  été  reconnue  en  principe;  il  s'agis- 
sait de  la  faire  entrer  en  pratique.  La  plupart  des  daïmios  remirent 
leurs  pouvoirs  entre  les  mains  du  chef  de  l'état,  et  firent  abandon 
en  sa  faveur  d'une  grande  partie  de  leurs  revenus.  C'était  là  le 
point  de  départ  d'une  centralisation  des  finances  publiques.  Il  fallait 
ensuite  organiser  une  force  militaire  compacte.  Ce  fut  à  la  création 
de  cette  armée  impériale  que  tendirent  les  efforts  du  gouvernement. 
Il  pensa  que  le  moyen  le  plus  pratique  pour  arriver  à  ce  but  était 
de  faire  appel  au  concours  de  ceux  des  daïmios  qui  avaient  déjà  des 
troupes  organisées,  et  le  prince  de  Satzouma,  donnant  l'exemple, 
consentit  à  fournir  les  quatre  bataillons  qui  devaient  former  le 
noyau  de  la  nouvelle  armée.  En  1871,  le  mikado  avait  écrit  à  ce 
prince  une  lettre  où  il  lui  disait  dans  le  style  figuré  de  l'extrême 
Orient  :  «  Deviens  le  soutien  de  mon  pouvoir.  Sois  pour  moi  ce  que 
sont  les  ailes  d'un  oiseau  à  ses  jambes.  Viens  prêter  à  mon  autorité 


LE  JAPON  EN  1873.  A79 

ce  qui  lui  manque.  Sois  d'accord  avec  les  seiTiteurs  qui  sont  à  mon 
côté,  et  joins  ta  force  à  la  leur.  Travaille  h  la  gloire  de  mon  gou- 
vernement, et  fais  en  sorte  que  je  n'ussisse  à  accomplir  jusqu'au 
bout  l'œuvre  de  la  réforme.  »  La  réponse  du  prince  de  Satzouma  se 
ressentait  du  prestige  que  le  mikado  exerce  sur  les  grands  feuda- 
taires.  «  C'est  en  me  prosternant,  disait  le  daïmio,  que  j'ai  écouté 
la  parole  impériale.  Des  questions  d'une  pareille  importance  ne 
sont-elles  pas  bien  au-dessus  de  l'obscure  intelligence  d'un  servi- 
teur tel  que  moi?  »  Il  exprimait  ensuite  ses  vœux  sincères  pour  le 
succès  de  la  réforme.  Le  prince  Tosa  et  le  prince  de  Nagato  suivi- 
rent l'exemple  du  prince  de  Satzouma,  et  fournirent  chacun  trois 
bataillons  de  leurs  troupes  pour  former  le  noyau  de  l'armée  impé- 
riale. II  s'agissait  de  fondre  ces  divers  détachemens  en  un  seul 
corps,  sans  distinction  de  clan  ou  d'origine,  de  leur  donner  une 
tenue  et  des  règlemens  uniformes,  en  laissant  le  choix  des  officiers 
au  gouvernement  du  mikado  et  en  appliquant  aux  nouvelles  troupes 
l'instruction  militaire  française.  Chose  bien  digne  de  remarque,  nos 
derniers  revers  ne  portèrent  point  atteinte  à  la  sympathie  des  Ja- 
ponais pour  notre  armée.  Le  ministre  des  affaires  étrangères  du 
mikado  disait  à  notre  représentant  après  notre  lutte  fatale  contre 
l'Allemagne  :  «  Nous  connaissons  les  malheurs  que  la  guerre  a  in- 
fligés à  la  France,  mais  cela  n'a  changé  en  rien  notre  opinion  sur 
les  mérites  de  l'armée  française,  qui  a  montré  tant  de  bravoure 
contre  des  troupes  supérieures  en  nombre.  »  On  aurait  pu  croire 
que  les  Japonais,  comme  tant  de  courtisans  de  la  fortune  et  d'ado- 
rateurs du  succès,  n'auraient  plus  désormais  d'admiration  que  pour 
la  Prusse,  et  que  tout  dans  leur  armée  se  ferait  à  la  mode  prus- 
sienne. Ce  fut  précisément  le  contraire  qui  arriva.  Le  mikado  nous 
demanda  une  mission  militaire  française,  et  voulut  que  notre  langue 
fût  la  langue  du  commandement  de  ses  troupes.  IN'est-il  pas  curieux 
qu'au  moment  où  tant  de  Français  blasphèment  contre  leur  patrie, 
elle  trouve  dans  l'extrême  Orient  des  peuples  qui  lui  rendent  jus- 
tice et  qui  respectent  ses  malheurs? 

Le  gouvernement  du  mikado  fit  acte  d'autorité.  11  procéda  rigou- 
reusement à  de  nombreuses  destitutions.  Un  des  principaux  daï- 
mios,  le  prince  de  Tchikouzen,  fut  relevé  de  ses  fonctions  par  dé- 
cret, en  juillet  1871,  et  remplacé  par  un  oncle  du  mikado.  Peu  de 
jours  après,  un  décret  bien  autrement  radical  encore  transformait 
tous  les  han  ou  daïmiats  en  simples  ken  ou  départemens.  Jusqu'à 
nouvel  ordre,  ces  circonscriptions  territoriales  conservaient  l'ancien 
nom  du  clan,  mais  le  gouvernement  central  se  réservait  le  droit  d'y 
envoyer  des  gouverneurs.  Le  mikado  annonçait  cette  résolution  aux 
divers  daïmios  par  un  message  en  date  du  29  août  1871,  dans 
lequel  il  manifestait  formellement  l'intention  de  placer  son  empire 


A80  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  niveau  des  civilisations  étrangères  les  plus  perfectionnées.  «  Nous 
avions  la  conviction,  ajoutait  le  souverain,  que,  pour  atteindre  ce 
résultat,  il  fallait  que  ce  qui  existait  de  nom  existât  de  fait,  et  que 
l'autorité  gouvernementale  émanât  d'un  même  centre.  » 

Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  la  suppression  de  la 
féodalité  japonaise  fût  complète.  On  a  beau  changer  le  nom  des 
daïmiats,  les  grands  chefs  de  l'aristocratie  nationa'e,  surtout  dans 
les  provinces  du  sud,  conservent,  dit-on,  tout  leur  prestige  et 
toute  leur  influence.  A  la  fin  de  l'année  dernière,  le  prince  de 
Satzouma  a  été  nommé  généralissime  des  troupes  du  mikado.  Ce 
choix  paraît  avoir  eu  pour  objet  de  donner  une  satisfaction  au 
clan  que  le  prince  représente,  et  qui  ne  compte  pas  moins  de  8  rail- 
lions d'individus.  Le  mikado  ne  semble  pas  oublier  les  services  que 
lui  ont  rendus  les  grands  daïmios  du  sud  dans  sa  lutte  contre  le 
taïcoun,  et  il  compte,  dit-on,  sur  leur  concours  pour  faire  prévaloir 
la  politique  inaugurée  depuis  1868. 

Suivant  certains  observateurs,  le  Japon,  bien  loin  de  suivre  une 
voie  rétrograde,  paraît  tomber  dans  un  excès  contraire  au  système 
de  routine  qui  est  reproché  au  Céleste-Empire,  et  se  jette  dans  les 
réformes  et  les  idées  européennes  avec  une  ardeur  qui  ne  serait 
peut-être  pas  suffisamment  tempérée  par  un  sentiment  exact  des 
besoins  du  pays.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  gouvernement  ja- 
ponais entreprend  beaucoup  de  choses  à  la  fois,  et  que  chaque 
branche  de  l'administration  semble  rivaliser  d'eflorts  pour  s'assi- 
miler les  bienfaits  de  la  civilisation  occidentale.  Le  ministre  de 
l'instruction  publique  juge  avec  raison  qu'il  faut  introduire  la  con- 
naissance des  langues  étrangères  pour  élever  le  niveau  des  études. 
Aussitôt  on  se  met  à  la  recherche  de  professeurs,  et  presquj  tous 
ceux  qui  se  présentent  sont  bien  accueillis.  Le  ministère  des  tra- 
vaux publics,  à  l'instigation  d'un  Anglais,  décide  d'introduire  au 
Japon  des  voies  de  communication  rapides.  Aussitôt  on  déploie 
une  carte,  et,  séante  tenante,  on  fait  des  contrats  pour  150  ou 
200  lieues  de  chemins  de  fer.  Le  grand  conseil,  désireux  de  lut- 
ter contre  les  préjugés  qui  existeraient  encore  à  l'égard  des  na- 
tions étrangères,  prend  une  mesure  excellente  en  elle-même  :  il 
invite  chaque  clan  à  désigner  un  certain  nombre  de  jeunes  gens 
qui  doivent  aller,  aux  frais  de  l'état,  en  Amérique  et  en  Europe 
pour j  s'y  instruire  les  uns  «  par  les  études,  »  les  autres  «  par  la 
vue;  »  mais  tout  le  monde  veut  voyager  dans  de  si  belles  condi- 
tions, et  en  1871  il  y  avait  près  de  cinq  cents  Japonais  qui  cir- 
culaient sur  tous  les  points  du  globe  avec  un  traitement  de 
5,000  francs  par  an,  sans  compter  les  frais  de  voyage.  C'est  ainsi 
qu'on  a  vu  plusieurs  journaux  européens,  annoncer  tous  les  jours 
l'arrivée  de  prétendues  missions  japonaises. 


I.E    JAPON    EN   1873.  llHi 

On  assiste  dans  l'empire  du  mikado  à  un  véritable  engouement 
pour  les  coutumes,  pour  les  modes,  pour  les  langues  étrangères. 
L'instruction  de  l'armée  doit  se  faire  en  Jrançais,  celle  de  la  marine 
en  anglais,  l'école  de  médecine  sera  allemande,  celle  d'agriculture, 
américaine.  Tout  le  monde  reconnaît  la  nécessité  de  recourir  aux 
lumières  et  à  l'expérience  des  étrangers.  C'est  à  un  ingénieur  fran- 
çais, M.  Verny,  qu'est  due  la  création  de  l'arsenal  maritime  de 
Yokoska,  qui  a  été  inauguré  officiellement  le  28  mars  1871  et  qui  a 
complété  son  organisation  par  l'ouverture  d'un  magnifique  bassin 
de  radoub.  Après  cinq  années  d'efforts  persévérans,  cet  ingénieur, 
qui  avait  sous  ses  ordres  un  personnel  français,  atteignit  complète- 
ment le  but  qu'il  s'était  proposé.  L'inauguration  fut  faite  avec  un 
grand  éclat  par  Ironsounngawamia,  oncle  du  mikado  et  ministre  de 
la  guerre.  Les  représentans  étrangers  répondirent  avec  empresse- 
ment à  l'invitation  qui  leur  avait  éfé  adressée,  et  la  petite  baie  de 
Yokoska  vit  arriver  des  navires  de  guerre  de  toutes  les  nationalités. 
Après  avoir  assisté  à  l'ouverture  du  bassin  et  au  lancement  d'un 
navire  sur  une  cale  à  sec,  les  autorités  visitèrent  tous  les  ateliers 
destinés  non-seulement  à  la  réparation,  mais  aussi  à  la  construc- 
tion des  vaisseaux  du  plus  grand  modèle;  la  cérémonie  fut  com- 
plétée par  un  banquet  de  cent  couverts,  qui,  pour  la  première  fois, 
réunissait  à  la  même  table  les  plus  hauts  dignitaires  du  Japon  et 
les  notabilités  de  la  colonie  étrangère  de  Yokohama. 

Presque  au  même  moment  fat  créé  un  autre  établissement  d'une 
réelle  importance.  Le  gouvernement  a  l'intention  d'introduire  au 
Japon  un  système  monétaire  en  rapport  avec  les  développemens  de 
ses  relations  commerciales.  En  1868,  il  achetait  à  Hong-kong  tout 
un  matériel  qui  était  sans  emploi  par  suite  de  l'insuccès  des  tenta- 
tives faites  en  Angleterre  pour  répandre  en  Chine  de  nouvelles 
pièces  à  l'effigie  anglaise,  et,  à  la  suite  de  cet  achat,  un  magnifique 
Hôtel  des  Monnaies  fut  installé  à  Osaka  sous  la  direction  d'ingé- 
nieurs britanniques.  Cette  nouvelle  réforme  n'étant  pas  sans  difTi- 
cultés  dans  un  pays  où  les  droits  de  souveraineté  sont  l'objet  de 
tant  de  litiges,  les  autorités  japonaises  obtinrent  que  les  repré- 
sentans étrangers  prêtassent  leur  concours  moral  en  assistant  à 
l'inauguration  solennelle  de  cet  établissement,  qui  eut  lieu  en  avril 
1871  avec  la  même  pompe  que  celle  de  l'arsenal  de  Yokoska. 

C'étaient  là  des  symptômes  qui  furent  suivis  de  faits  plus  signi- 
ficatifs encore.  On  connaît  l'importnnce  que  les  questions  d'éti- 
quette ont  dans  l'extrême  Orient,  et  l'on  sait  de  quel  mystère  pour 
ainsi  dire  religieux  s'enveloppait  depuis  des  siècles  la  personne  des 
mikados.  Quel  ne  fut  donc  pas  l'étonnement  de  la  colonie  euro- 
péenne quand  tout  à  coup  le  souverain  se  montra  non-seulement 

TOME  civ.  —  1873.  31 


A82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  regards  de  ses  sujets,  mais  encore  à  ceux  des  étrangers  eux- 
mêmes!  D'après  l'antique  tradition  japonaise,  le  mikado,  considéré 
comme  descendant  des  dieux  et  comme  participant  de  la  nature 
divine  de  ses  ancêtres,  était  en  communication  directe  avec  les  ré- 
gions célestes  qui  inspiraient  ses  actes,  et  jamais  cet  être  supérieur 
ne  devait  être  souillé  par  le  regard  des  mortels.  Dans  les  rares  oc- 
casions où  il  était  obligé  de  présider  aux  cérémonies  du  culte,  il  ne 
sortait  du  palais  de  Kioto  que  rigoureusement  enfermé  dans  une 
chaise  à  porteurs,  qui  lui  permettait  de  voir  sans  être  vu.  Par  sur- 
croît de  précaution,  sur  tout  le  parcours  de  son  cortège,  les  portes 
et  les  fenêtres  étaient  fermées,  et  ceux  des  liabitans  qui  se  trou- 
vaient dans  les  rues  devaient,  sous  peine  de  mort,  se  prosterner  la 
face  contre  terre.  En  1871,  tout  cela  fut  changé.  L'on  vit  le  mikado 
circuler,  comme  un  souverain  d'Europe,  dans  les  rues  de  Yeddo, 
en  calèche  découverte,  et  n'ayant  pour  escorte  qu'un  détachement 
de  30  ou  AO  cavaliers  équipés  à  l'européenne.  Sur  son  passage,  les 
postes  lui  rendaient  les  honneurs  militaires  sans  se  prosterner,  et 
les  habitans  eux-mêmes  n'étaient  plus  obligés  de  donner  au  mo- 
narque cette  marque  extérieure  de  respect.  C'était  là  une  véritable 
révolution  dans  les  mœurs  du  pays;  au  point  de  vue  des  relations 
internationales,  on  ne  pouvait  que  s'en  féliciter. 

La  fête  du  mikado,  célébrée  le  h  novembre  1871,  fut  marquée  à 
Yeddo  par  une  innovation  qui  n'excita  pas  moins  de  surprise.  Le 
souverain  passa  une  revue  des  différens  clans  formant  le  noyau  de 
l'armée  impériale.  Il  y  avait  là  cinq  bataillons  d'infanterie  et  quatre 
bataillons  d'artillerie  fort  bien  armés.  Ils  étaient  équipés  d'après 
des  modèles  se  rap])rochant  beaucoup  de  ceux  de  l'armée  fran- 
çaise, et  les  honneurs  qu'ils  rendirent  au  souverain  offraient  beau-  - 
coup  d'analogie  avec  les  usages  de  l'Europe.  Le  soir,  les  hauts  di- 
gnitaires et  les  membres  du  corps  diplomatique  assistaient  à  un 
banquet  présidé  par  le  premier  mini^tre,  Sandjo  Ou  Daï  Djin,  et 
par  Ivvakoura,  ministre  des  affaires  étrangères. 

Peu  de  jours  après,  le  16  novembre,  une  autre  innovation  pro- 
duisait un  effet  favorable  sur  la  colonie  étrangère.  Pour  la  première 
fois,  le  mikado  parlait  directement  à  un  diplomate  européen,  et 
cette  dérogation  aux  anciens  usages  de  la  cour  japonaise  se  faisait 
en  faveur  du  ministre  de  France,  M.  u\lax  Outrey.  Sur  le  point  de 
quitter  le  Japon,  après  une  mission  utile  et  laborieuse,  cet  agent 
diplomatique  obtint  une  audience  de  congé  du  souverain,  dans  un 
des  pavillons  du  parc  du  Siro.  Le  mikado  annonça  lui-même  à  notre 
représentant  l'envoi  d'une  ambassade  extraordinaire  en  France.  11 
dit  quelques  paroles  courtoises  au  sujet  du  président  de  la  répu- 
blique, en  exprimant  la  satisfaction  avec  laquelle  le  gouvernement 
japonais  avait  appris  que  l'ordre  se  rétablissait  et  que  le  calme  ré- 


LE  JAPON   EN  1873.  A 83 

gnait  en  France.  Après  l'audience,  le  mikado  Taisait  olTrir  à  M.  Ou- 
trey  quelques  présents  diplomatiques  :  des  boîtes  de  laque,  des 
étoiles  de  Kioto,  des  porcelaines  de  Satzouma. 

Une  des  principales  préoccupations  du  mikado  paraît  être  d'ac- 
climater au  Japon  l'étiquette  en  vigueur  dans  les  grandes  cours  de 
l'Europe  :  comme  les  souverains  européens,  il  passe  des  revues,  il 
préside  le  conseil  des  ministres,  il  visite  les  provinces  de  son  em- 
pire; il  assiste  aux  grandes  cérémonies,  il  reçoit  le  corps  diploma- 
tique. En  1872,  à  l'occasion  du  premier  jour  de  l'an  japonais,  il 
donna  une  audience  solennelle  aux  représentans  étrangers,  et  le 
ministre  d'Italie,  en  sa  qualité  de  doyen  du  corps  diplomatique,  lui 
adressa  des  souhaits  de  bonne  année,  auxquels  il  répondit  par 
quelques  paroles  courtoises.  Au  mois  de  juin  dernier,  il  reçut  le 
chargé  d'aifaiies  de  France,  M.  le  comte  Paul  de  Turenne,  qui  lui 
présenta  l'amiral  Garnaud,  et,  à  leur  entrée  dans  la  salle  du  trône, 
il  se  leva,  au  lieu  de  rester  assis,  ainsi  que  cela  se  pratiquait  autre- 
fois. Le  surlendemain,  le  souverain  quittait  Yeddo,  avec  une  flotte 
composée  de  huit  navires,  pour  se  rendre  dans  la  mer  intérieure  et 
visiter  les  provinces  du  sud.  11  portait,  en  partant,  l'uniforme  de 
général  de  division  français.  Le  voyage  dura  deux  mois.  Partout  les 
populations  se  pressèrent  sur  le  passage  du  monarque,  en  lui  pro- 
diguant les  marques  de  leur  respect.  Le  15  octobre,  il  assistait  à 
l'inauguration  solennelle  du  chemin  de  fer  de  Yokohama  à  Tokio  (1). 
Il  avait  près  de  lui,  en  cette  circonstance,  un  des  frères  du  dernier 
taïcoun.  C'était  la  première  fois  qu'un  des  princes  de  la  famille 
déchue  paraissait  dans  une  cérémonie  publique.  On  en  concluait 
qu'un  remarquable  apaisement  s'était  fait  depuis  quelques  mois,  et 
que  dans  les  conseils  du  gouvernement  les  idées  de  conciliation 
tendaient  de  plus  en  plus  à  prévaloir. 

Chaque  jour  apporte  une  nouvelle  preuve  de  la  marche  progres- 
sive du  gouvernement.  Le  ministre  de  la  justice,  qui  s'est  attaché 
la  collaboration  de  plusieurs  Français,  préside  une  commission  de 
légistes  et  de  conseillers  d'état  chargée  de  libeller  un  code  de  pro- 
cédure civile  conforme  au  nôtre.  Quand  ce  premier  travail  aura  été 
terminé,  la  même  commission  s'occupera  de  rédiger  en  langue  ja- 
ponaise nos  codes  d'instruction  criminelle  et  de  commerce.  Le  che- 
min de  fer  reliant  les  faubourgs  de  Yeddo  à  Yokohama  a  été  livré 
au  public  en  juin,  et  il  amène  les  voyageurs,  non  pas  à  l'extrémité, 
mais  au  centre  même  de  la  capitale  du  Japon.  L'on  presse  les  tra- 
vaux de  la  ligne  ferrée  qui  doit  mettre  en  communication  directe 
Hiogo  et  Osaka  d'une  part,  et  de  l'autre  Osaka  et  Kioto.  Depuis  la 

(1)  Tokio  est  le  nouveau  nom  de  la  capitale,  c'est-à-dire  Yeddo;  l'ancien  nom  est  le 
seul  connu  en  Europe. 


hSh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fin  de  l'année  deniièie,  la  ville  de  Yokohama  est  éclairée  au  gaz. 
C'est  un  ingénieur  français  qui  a  été  chargé  de  l'installation  des 
appareils  commandés  en  Europe.  D'autres  améliorations  de  même 
nature  sont  en  voie  de  réalisation  tant  à  Kioto  qu'à  Yeddo. 

Le  grand-duc  Alexis  de  Russie  s' étant  rendu  au  Japon  en  no- 
vembre, le  gouvernement  du  mikado  mit  un  certain  plaisir  à  mon- 
trer à  ce  prince  l'ensemble  des  progrès  accomplis.  Deux  jours  après 
son  arrivée  à  Yeddo,  le  grand-duc  fut  reçu  par  le  souverain  au  pa- 
lais du  Siro,  et  le  lendemain  le  mikado  lui  rendit  sa  visite.  Parmi 
les  fêtes  qui  eurent  lieu  à  cette  occasion,  la  plus  caractéristique  fut 
peut-être  une  revue  des  troupes  japonaises  passée  par  le  mikado 
et  son  hôte,  qui  étaient  tous  deux  assis  dans  la  même  voiture.  La 
mission  militaire  française  assistait  à  cette  revue.  Après  le  défilé,  le 
grand -duc  félicita  le  colonel  Marquerie  de  la  bonne  tenue  des 
troupes  placées  sous  les  ordres  de  cet  officier.  En  sortant  du  ter- 
rain de  manœuvre,  les  agens  diplomatiques  furent  invités  à  se 
rendre  au  palais  en  même  temps  que  le  grand-duc  Alexis,  et  ce  ne 
fut  pas  sans  surprise  qu'ils  se  virent  tout  à  coup  en  présence  de 
l'impératrice,  à  laquelle  ils  furent  présentés  par  le  mikado  son 
époux.  C'est  la  première  fois  que  la  souveraine  du  Japon  se  mon- 
trait en  public. 

III. 

Quelles  que  soient  les  réformes  adoptées  au  Japon,  il  ne  faudrait 
pas  juger  ce  pays  avec  un  optimisme  exagéré;  ce  serait  une  grande 
erreur  de  croire  que  l'ancienne  intolérance  n'ait  laissé  aucune  trace, 
et  que  les  sentimens  de  défiance  invétérés  dans  la  population  contre 
toute  idée  étrangère  se  soient  complètement  dissipés.  Si  la  nouvelle 
politique  a  de  nombreux  adeptes,  elle  a  aussi  des  adversaires 
acharnés,  et  certains  faits  partiels  attestent  çà  et  là  combien  les 
haines  aveugles  sont  encore  vivaces  dans  un  pays  qui  considéra  si 
longtemps  les  éti'angers  comme  des  barbares.  C'est  surtout  en  ma- 
tière religieuse  qu'on  a  de  la  peine  à  détruire  les  vieux  préjugés. 
Le  christianisme  a  toujours  éveillé  au  Japon  des  susceptibilités  très 
vives,  et  les  dernières  années  ont  vu  se  produire  des  faits  d'intolé- 
rance et  de  persécution  dont  les  puissances  ont  eu  raison  de  s'émou- 
voir. M.  de  Rémusat  a  eu  récemment  l'occasion  de  fournir  à  la 
tribune  de  l'assemblée  nationale  quelques  explications  sur  des  évé- 
nemens  dont  le  caractère  n'avait  pas  été  toujours  très  exactement 
apprécié;  on  avait  été  jusqu'à  dire  que  les  représentans  des  puis- 
sances étrangères,  notamment  ceux  de  la  France,  n'avaient  pas 
protégé  avec  assez  de  vigueur  les  intérêts  du  christianisme  au  Ja- 
pon. Il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  question  religieuse  dans 


LE   JAPO\   EN  1873.  A85 

ce  pays  et  sur  les  dlIFicultés  qu'elle  y  soulève,  pour  se  convaincre 
qu'un  tel  reproche  n'est  pas  fondé. 

En  1867,  on  découvrit  que  quelques  groupes  de  chrétiens  échap- 
pés à  la  grande  persécution  du  siècle  dernier  s'étaient  conservés 
secrètement  dans  l'intérieur  du  pays,  où  ils  s'étaient  transmis  de 
génération  en  génération  le  dépôt  de  la  foi  et  des  pratiques  du 
culte  mêlées  à  quelques  cérémonies  idolâtres.  Ces  chrétiens  natu- 
rellement cherchèrent  à  se  mettre  en  rapport  avec  les  missionnaires, 
vinrent  les  consulter  dans  les  villes  où  ils  résidaient  et  renouveler 
leur  adhésion  religieuse.  Les  autorités  japonaises  s'en  émurent, 
des  mesures  sévères  furent  édictées  contre  eux,  et  le  gouvernement 
du  mikado  publia  un  décret  pour  défendre  l'exercice  de  la  religion 
chrétienne,  qualifiée  par  eux  d'abominable. 

M.  Léon  Roches,  qui  représentait  alors  la  France  au  Japon,  re- 
leva énergiquement  les  termes  insultans  de  ce  décret,  qui  atteignait 
dans  leur  croyance  toutes  les  puissances  chrétiennes  en  relations 
avec  le  mikado,  et  il  fut  soutenu  dans  cette  démonstration  par  plu- 
sieurs de  ses  collègues,  notamment  par  le  ministre  des  Etats-Unis. 
Il  y  a  lieu  toutefois  de  remarquer  que  le  traité  du  9  octobre  1858, 
qui  règle  nos  rapports  avec  l'empire  du  mikado,  ne  nous  confère 
aucun  droit  spécial  de  protection  sur  les  Japonais  qui  embrassent 
la  religion  chrétienne.  Il  n'y  a  qu'une  seule  des  clauses  de  ce  traité, 
l'article  /11,  qui  ait  trait  au  culte  catholique,  et  cetie  clause  n'a  en 
vue  que  les  sujets  français.  Elle  est  ainsi  conçue  :  «  Les  sujets  fran- 
çais au  Japon  auront  le  droit  d'exercer  librement  leur  religion,  et  à 
cet  effet  ils  pourront  y  élever,  dans  le  terrain  de  leur  résidence,  les 
édifices  convenables  à  leur  culte,  comme  églises,  chapelles,  cime- 
tières, etc.  Le  gouvernement  japonais  a  déjà  aboli  dans  l'empire 
l'usage  des  pratiques  injurieuses  au  christianisme.  »  M.  Roches  et 
les  agens  qui  s'associèrent  à  sa  demande  rappelèrent  cette  dernière 
phrase  de  l'article  !i  du  traité,  et  ils  s'efforcèrent  de  faire  sentir  aux 
ministres  du  mikado  combien  il  serait  impolitique  en  toute  circon- 
stance, et  particulièrement  dans  les  débuts  d'une  administration 
nouvelle,  d'indisposer  ainsi  gratuitement  les  puissances  étrangères; 
ils  présentèrent  en  outre  des  observations  purement  amicales  en 
faveur  des  chrétiens  persécutés,  qui  faisaient  appel  à  la  modération 
du  gouvernement  japonais.  H  y  a  lieu  d'ailleurs  de  constater  que 
nos  missionnaires,  au  lieu  de  tomber  dans  les  exagérations  d'un 
zèle  intempestif,  se  sont  tracé  une  ligne  de  conduite  prudente.  Ils 
ne  réclament  rien  au-dehà  de  ce  qui  est  stipulé  en  leur  faveur  par 
les  traités,  de  ce  qui  leur  est  assez  justement  dû,  car,  si  le  com- 
merce européen  pénètre  aujourd'hui  dans  les  vastes  marchés  de 
l'extrême  Orient,  ce  sont  eux  qui  depuis  longtemps  lui  ont  frayé  la 
voie. 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  démarches  commencées  par  le  représentant  de  la  France, 
M.  Léon  Roches,  furent  énergiquement  continuées  en  i8C8  et  en 
1869  par  M.  Outrey,  son  successeur.  Le  gouvernement  du  mikado 
fit  d'abord  des  promesses,  et  parut  se  montrer  favorable  aux  idées 
de  tolérance  et  d'humanité  qu'on  s'efforçait  de  lui  suggérer.  II  écri- 
vait au  représentant  de  la  France,  dans  les  premiers  jours  de  1869, 
que  l'on  ne  maintiendrait  pas  contre  les  chrétiens  des  lois  cruelles 
et  qu'on  aurait  recours  à  des  mesures  plus  humaines.  Lorsque  de 
telles  déclarations  étaient  corroborées  par  ce  fait  qu'un  certain 
nombre  de  chrétiens  emprisonnés  dans  les  îles  Goto  se  voyaient 
mis  en  liberté,  lorsqu'il  était  constant  que,  depuis  le  mois  de  sep- 
tembre 1868,  aucune  nouvelle  poursuite  n'avait  été  exercée  contre 
les  habitans  d'Ourakami,  n'était-on  pas  autorisé  à  croire  que  le 
gouvernement  japonais  désirait  sincèrement  donner  satisfaction  à 
l'Europe  et  aux  États-Unis  en  entrant  désormais  dans  une  voie  plus 
conforme  aux  principes  de  la  civilisation  moderne?  En  effet  la  ques- 
tion resta  relativement  calme  jusqu'au  mois  de  septembre  1869.  A 
cette  époque,  le  ministre  d'Angleterre  envoya  dans  les  îles  Goto 
un  bâtiment  de  guerre,  qui  se  contenta  d'y  faire  une  simple  appa- 
rition. II  aiTÎva  que  cette  démarche  fut  suivie  presque  instantané- 
ment de  l'arrestation  d'une  centaine  de  chrétiens. 

C'était  le  premier  signe  apparent  d'une  nouvelle  attitude  de  la 
part  du  gouvernement  japonais.  Le  l"  janvier  1870,  les  ministres 
du  mikado,  répondant  à  une  note  des  représentans  étrangers, 
n'hésitaient  pas  à  reconnaître  que,  plusieurs  milliers  d'individus 
ayant  embrassé  la  religion  chrétienne  dnns  les  îles  Goto,  les  uns 
avaient  renoncé  à  cette  croyance  après  les  observations  qui  leur 
avaient  été  faites,  d'autres  étaient  incarcérés,  d'autres  enfin  s'étaient 
échappés  de  prison.  Cette  communication  ne  précéda  que  de  quel- 
ques jours  une  autre  plus  grave  encore  dans  laquelle  on  ne  gardait 
plus  guère  de  ménagemens.  On  se  bornait  à  prévenir  purement  et 
simplement  les  agens  étrangers  que  le  décret  de  juin  1868  contre 
la  religion  chrétienne,  décret  dont  l'application  avait  été  suspendue 
«  à  cause  de  l'état  de  trouble  du  pays,  »  allait  être  exécuté  dans 
toute  sa  rigueur,  et  qu'en  conséquence  les  chrétiens  d'Ourakami 
seraient  répartis  entre  certains  daïmios  pour  être  employés  par  eux 
à  des  travaux  publics. 

Tous  les  représentans  des  puissances  protestèrent  spontanément 
et  isolément  contre  cette  décision.  Chacun  d'eux  se  réservait  d'ail- 
leurs d'agir  en  commun  avec  ses  collègues  au  moment  où  ils  se 
trouveraient  tous  réunis  à  Yokohama.  Le  ministre  d'Angleterre,  sir 
Henry  Parker,  qui  était  alors,  depuis  quelque  temps  déjà,  dans  le 
sud  du  Japon,  et  qui  venait  précisément  de  visiter  les  îles  Goto,  se 
trouvait  dans  les  environs  de  Nagasaki  quand  les  ordres  du  gouver- 


LE   JAPON   EN   1873.  487 

nement  central  contre  les  chrétiens  y  étaient  parvenus.  II  protesta 
immédiatement  contre  les  mesures  prescrites  par  les  autorités  japo- 
naises. Peu  de  jours  après,  il  rejoignit  à  Yokohama  les  autres 
membres  du  corps  diplomatique.  D'après  les  informations  que  rap- 
portait sir  Henry  Parker,  il  y  avait  lieu  d'esp''>rer  que  les  autorités 
locales  auraient  de  grandes  difficultés  à  mettre  leur  funeste  projet 
à  exécution.  En  effet,  les  chrétiens  étaient  dispersés  et  cachés,  et, 
à  moins  qu'ils  ne  vinssent  volontairement  se  constituer  prisonniers, 
il  fallait  un  assez  long  temps  pour  déporter  trois  ou  quatre  mille 
personnes.  La  première  pensée  des  agens  diplomatif|nes  fut  de  de- 
mander au  gouvernement  du  mikado  l'envoi  d'ordres  immédiats 
pour  suspendre  les  mesures  édictées.  Dans  le  milieu  de  janvier 
1870,  ils  rédigèrent  une  note  collective  par  laquelle  ils  réclamaient 
cette  suspension  et  demandaient  en  même  temps  une  entrevue  aux 
principales  autorités  du  gouvernement.  Le  surlendemain,  les  mi- 
nistres de  France,  d'Angleterre,  des  États-Unis  et  de  la  confédéra- 
tion de  l'Allemagne  du  nord  se  trouvaient  réunis  dans  un  des  palais 
de  Yeddo,  où  ils  avaient  une  conférence  de  cinq  heures  avec  le 
premier  ministre  et  plusieurs  des  plus  hauts  fonctionnaires  de  l'em- 
pire. Il  résultait  clairement  de  cette  entrevue  que  les  accusations 
de  querelles  ou  d'insubordination  formulées  contre  les  chrétiens 
d'Ourakami  n'étaient  que  des  prétextes;  on  les  déportait  unique- 
ment parce  qu'ils  professaient  la  religion  chrétienne  et  pour  les 
éloigner  du  voisinage  des  Européens.  Les  agens  des  puissances  es- 
péraient, comme  nous  venons  de  le  dire,  qu'une  partie  au  moins 
des  chrétiens  auraient  pu  échapper  aux  recherches  des  autorités. 
Ils  insistèrent  donc  pour  que  les  ordres  de  suspendre  les  mesures 
prescrites  fussent  envoyés  sans  délai  à  Nagasaki,  et  se  réservèrent 
d'examiner  en  commun  ce  qu'il  serait  possible  de  faire  pour  les 
malheureux  qui  avaient  déjà  été  déportés.  Les  ministres  japonais 
pro!uireiît  de  faire  partir  le  lendemain  le  contre-ordre  demandé. 

Cependant  la  persécution  conservait  le  caractère  le  plus  grave; 
elle  était  d'autant  plus  injustifiable  que,  d'après  dos  rapports  au- 
thentiques, les  chrétiens,  s'ils  refusaient  de  se  soumettre  aux  exi- 
gences des  bonzes,  n'en  étaient  pas  moins  très  exacts  à  remplir  tous 
les  devoirs  envers  l'autorité.  Leurs  impôts  étaient  payés  très  ré- 
gulièrement, et  ils  résistaient  si  peu  à  la  police  qu'à  la  première 
injonction  ils  étaient  venus  se  livrer  eux-mêmes  aux  autorités  de 
Nagasaki  pour  être  déportés.  Quant  aux  querelles  avec  les  habi- 
tans,  les  seuls  faits  articulés  parles  ministres  japonais  étaient  de 
la  dernière  insignifiance  et  n'avaient  pas  même  donné  lieu  à  des 
poursuites.  Depuis  les  premières  persécutions  de  1867,  les  mis- 
sionnaires avaient  cessé  de  dire  l'office  dans  les  maisons  japonaises 
ou  de  s'y  livrer  à  la  prédication,  et  ces  deux  griefs  écartés,  on  ne 


hSS  REVUE  DES  DEL'X  MONDES. 

voyait  pas  sur  quel  article  des  traités  le  gouvernement  japonais 
pourrait  s'appuyer  pour  exiger  l'interdiction  de  tout  rapport  entre 
les  missionnaires  et  les  chrétiens  dans  les  limites  des  ports  et  ter- 
ritoires dont  l'accès  est  permis  aux  étrangers.  En  résumé,  les  ha- 
bitans  d'Ourakami  avaient  été  déportés  parce  qu'ils  professaient  la 
religion  chrétienne  et  pas  pour  autre  chose.  Dans  les  premiers  jours 
de  février  1870,  les  ministres  japonais,  revenus  à  Yokohama,  avaient 
encore  une  longue  conférence  avec  les  agens  étrangers,  et  l'impor- 
tance qu'ils  attachaient  à  leur  fournir  des  explications  supplémen- 
taires, le  soin  avec  lequel  ils  s'efforçaient  d'atténuer  la  portée  de 
la  mesure  prise  contre  les  chrétiens,  indiquaient  à  quel  point  ils 
étaient  eux-mêmes  préoccupés  de  la  question.  Cette  fois  encore, 
les  représentans  des  puissances  pl.iidèrent  avec  la  plus  grande  vi- 
gueur la  cause  de  la  tolérance  religieuse  et  de  l'humanité.  Ils  s'en- 
gagèrent toutefois  à  faire  respecter  les  traités  par  les  missionnaires 
et  à  empêcher  de  leur  part  toute  propagande  en  dehors  des  ports 
ouverts  aux  étrangers,  si  de  son  côté  le  gouvernement  japonais  réin- 
tégrait dans  leurs  foyers  les  chrétiens  qui  en  avaient  été  arrachés. 

Cette  proposition  ne  fut  pas  acceptée,  le  gouvernement  japonais 
déclara  au  bout  de  quelques  jours  qu'à  ses  yeux  le  retour  des  chré- 
tiens à  Ourakami  aurait  les  plus  graves  inconvéniens,  et  qu'en  con- 
séquence il  se  montrait  résolu  à  ne  se  relâcher  de  sa  rigueur  que 
pour  ceux  des  déportés  qui  auraient  donné  des  preuves  de  ce  qu'il 
appelait  leur  bonne  conduite.  C'était  là  une  manière  détournée  de 
dire  que  le  gouvernement  ne  rendrait  à  la  liberté  que  ceux  des  chré- 
tiens qui  auraient  apostasie. 

Bien  que  les  efforts  des  agens  diplomatiques  n'aient  pas  été  d'a- 
bord couronnés  de  succès,  ils  n'ont  pas  été  inutiles.  Dans  les  pre- 
miers jours  de  l'année  dernière,  soixante-dix  chefs  de  famille  qu'on 
avait  déportés  de  Nagasaki  en  qualité  de  chrétiens  y  ont  été  réin- 
tégrés. Une  dépêche  télégraphique  du  chargé  d'affaires  de  France 
au  Japon  annonce  que  les  chrétiens  d'Ourakami,  arrachés  à  leur 
demeure  en  février  1870,  et  condamnés  aux  mines  malgré  les  dé- 
marches des  ministres  de  toutes  les  puissances,  vont  être  mis  en 
liberté.  Il  résulte  de  la  même  dépêche,  expédiée  de  \okohamale 
24  février,  que  le  gouvernement  japonais  vient  d'abroger  les  édits 
contre  la  religion  chrétienne.  11  est  évident  que  les  persécutions 
contre  les  chrétiens  se  rattachaient  au  système  d'hostilité  générale 
dont  les  étrangers  furent  si  longtemps  victimes  dans  l'empire  japo- 
nais; aujourd'hui  que  des  principes  civilisateurs  semblent  devoir 
s'y  acclimater  définitivement,  il  y  a  lieu  d'espérer  que  la  tolérance 
religieuse  finira  par  n'y  plus  rencontrer  d'adversaires.  L'ambassade 
japonaise,  qui  étudie  en  ce  moment  les  mœurs  et  les  institutions 
de  l'Europe,  se  convaincra  des  avantages  qui  découlent  de  la  liberté 


LE    JAPON    EN    1873.  489 

de  conscience,  la  première  et  la  plus  sacrée  de  toutes  les  libertés. 
Au  reste  la  révision  prochaine  des  traiU'S  consacrera  d'une  manière 
plus  explicite  que  par  le  passé  des  principes  que  la  diplomatie  euro- 
péenne doit  se  faire  un  honneur  de  défendre. 

IV. 

La  révision  des  traités  préoccupe  extrêmement  le  Japon.  II  sent 
que  ce  sera  le  point  de  départ  d'une  politique  nouvelle  pour  l'ave- 
nir, et  il  attache,  dit-il,  la  plus  grande  importance  à  discuter  d'une 
manière  sérieuse  les  points  essentiels  qui  doivent  servir  de  bases 
aux  relations  extérieures.  C'est  pour  cela  que,  vers  la  fin  de  1871, 
le  gouvernement  du  mikado  décida  l'envoi  d'une  ambassade  extraor- 
dinaire, composée  des  hommes  les  plus  considérables  de  l'empire, 
et  chargée  de  se  rendre  successivement  en  Amérique,  en  France, 
en  Angleterre,  en  Allemagne,  en  Autriche  et  en  Russie.  Elle  devait 
être  munie  de  pleins  pouvoirs  pour  régler  les  bases  des  traités. 
Toutefois  les  lois  du  Japon  ne  permettent  pas  que  des  stipulations 
engageant  le  pays  soient  souscrites  en  dehors  du  centre  d'action 
dans  lequel  s'exerce  l'imtorité  du  souverain;  les  traités  eux-mêmes 
ne  pourront  être  signés  qu'à  Yeddo,  après  qu'on  se  sera  entendu 
sur  les  détails  avec  les  représentans  des  puissances. 

Un  des  hommes  politiques  les  plus  distingués  de  l'empire,  Iwa- 
koura,  qui  venait  d'être  noranié  ministre  des  aflaires  étrangères, 
fut  mis  à  la  téie  de  l'anîbassade.  Iwakoura  jouit  d'une  grande  ré- 
putation au  Japon.  Lors  des  difficultés  avec  les  grands  daïmios  du 
sud,  c'est  lui  qui  fut  envoyé  en  mission  auprès  des  princes  de  Sat- 
zouma  et  de  Nagato,  et  c'est  à  lui  qu'on  doit,  pour  une  grande  part, 
l'accord  dont  le  système  actuel  paraît  être  le  résuli.at.  On  adjoignit 
à  l'ambassade  le  ministre  des  finances,  le  vice-ministre  des  travaux 
publics,  un  directeur  du  ministère  des  affaires  étrangères,  un  con- 
seiller privé  et  plusieurs  secrétaires.  Cette  mission  se  rendit  d'abord 
aux  Ltats-Unis,  puis  en  Angleterre,  et  arriva  en  France  au  mois  de 
décembre  dernier.  Le  président  de  la  république  lui  fit  le  plus  cour- 
tois accueil  et  entoura  d'un  grand  cérémonial  la  réception  officielle, 
qui  eut  lieu  le  26  décembre  au  palais  de  l'Elysée. 

L'ambassadeur  extraordinaire  et  son  personnel  ont  profité  de  leur 
séjour  à  Paris  pour  visiter  non-seulement  les  établissemens  de  l'é- 
tat, mais  les  ateliers  et  les  usines.  Ils  ont  pris  un  grand  nombre  de 
notes  et  ont  montré  l'esprit  observateur  qui  est  une  des  marques 
distinctives  de  la  race  japonaise.  Ils  ont  quitté  notre  capitale  en 
janvier  pour  se  rendre  à  Bruxelles.  Ils  comptent  visiter  la  Hollande, 
l'Allemagne,  l'Autriche,  la  Russie,  pour  étudier  et  comparer  les  di- 
verses civilisations,  ainsi  que  pour  préparer  les  bases  de  la  révision 


490  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  traités.  Avant  son  dé|)art  de  Paris,  Iwakoura  a  eu  encore  une 
conférence  avec  notre  ministre  des  affaires  étrangères;  il  en  a  pro- 
fité pour  indiquer  le  caractère  général  des  transformations  opérées 
dans  l'empire  japonais  et  pour  insister  sur  les  sentimens  d'amitié 
que  cet  empire  professe  à  l'égard  de  la  France.  On  ajoute  que 
M.  de  Rémusat  de  son  côté  a  développé  les  considérations  qui  doi- 
vent décider  le  gouvernement  du  mikado  à  s'inspirer,  en  matière 
religieuse,  des  principes  de  tolérance  et  d'équité. 

L'ambassade  extraordinaire  a  quitté  Paris;  mais  il  y  reste  une  lé- 
gation permanente  dirigée  par  un  ministre  plénipotentiaire,  M.  Sa- 
mejima  (les  fonctionnaires  japonais  prennent  maintenant  le  nom 
de  monsieur).  Les  diplomates  qui  font  partie  de  cette  mission  par- 
lent correctement  le  français;  ils  portent  les  mêmes  vêtemens  que 
les  Européens,  et  on  les  a  vus  s'assimiler  aisément  tous  les  usages 
en  vigueur  dans  le  corps  diplomatique.  La  légation  de  Japon  ne 
pourra  pas  manquer  de  se  convaincre  des  int^.ntions  loyales  et  des 
sentimens  amicaux  d'un  peuple  qui  désire  sincèrement  la  prospé- 
rité de  ce  lointain  pays. 

Sans  aucun  doute  les  Japonais  ont  de  l'avenir.  Braves,  intelligens, 
actifs,  poussant  le  point  d'honneur  jusqu'à  l'exagération,  à  la  fois 
mercantiles  et  chevaleresques,  hommes  du  moyen  âge  et  hommes 
modernes,  entreprenans,  hardis,  curieux  de  nouveautés,  très  ha- 
biles à  s'approprier  les  découvertes  de  la  science,  observateurs  et 
voyageurs,  pratiques  dans  leurs  idées,  patiens  dans  leurs  études, 
ils  pourront,  d'un  moment  à  l'autre,  exercer  une  sérieuse  influence 
dans  l'extrême  Orient.  Défendus  par  la  mer,  ils  dominent  tout  l'est 
du  continent  asiatique.  Leurs  troupes  mises  sous  le  commandement 
d'officiers  français  distingués  s'aguerrissent  et  se  perfectionnent 
chaque  jour.  Leurs  navires  cuirassés,  leurs  chemins  de  fer,  leurs 
lignes  télégraphiques  se  multiplieront  rapidement.  En  communi- 
cation directe  avec  Marseille  par  les  paquebots  des  Messageries  na- 
tionales, avec  San-Francisco  par  la  nouvelle  ligne  des  paquebots 
américains,  le  Japon  voit  s'ouvrir  devant  lui  de  larges  perspectives. 
Grâce  à  la  douceur  de  son  climat,  à  sa  position  insulaire,  h.  la  ri- 
chesse de  son  sol,  à  ses  aptitudes  industrielles,  il  peut  imprimer 
un  remarquable  essor  à  ses  transactions  commerciales.  Le  temps 
n'est  peut-être  pas  éloigné  où  il  échangera  ses  produits  non-seule- 
ment avec  ceux  des  États-Unis  et  de  l'Europe,  mais  encore  avec 
ceux  des  différentes  contrées  de  l'Asie,  de  l'Océanie  et  de  l'Afrique. 
On  trouve  en  grande  quantité  au  Japon  du  thé,  du  coton,  de  la 
soie,  du  cuivre,  du  fer,  de  la  houille,  du  camphre,  du  salpêtre,  de 
la  porcelaine,  du  papier,  de  la  laque,  du  tabac.  L'industrie  et  l'a- 
griculture y  sont  en  progrès.  Le  commerce  international  y  est  assuré 
d'un  accroissement  considérable. 


LE   JAPON    EN    1873.  Ii9l 

Le  peuple  japonais  a  de  grands  élémens  de  force  et  de  vitalité. 
L'aristocratie  est  fière,  courageuse,  pénétrée  de  respect  pour  ses 
ancêtres.  L'ouvrier  et  le  paysan  sont  robustes  et  vifs.  La  race  n'est 
pas  flétrie  par  les  travaux  excessifs  et  l'atmosphère  malsaine  de  la 
vie  des  manufactures.  La  polygamie  n'existe  point  au  Japon.  Si  le 
divorce  y  est  facile,  l'adultère  y  est  rare.  L'instruction  publique 
est  très  répandue.  Presque  tout  le  monde  sait  lire  et  écrire,  et  il  y 
a  des  écoles  jusque  dans  les  plus  petits  villages.  Un  peuple  de  cette 
intelligence  doit  nécessairement  comprendre  les  avantages  de  la 
civilisation  européenne,  surtout  depuis  que,  dans  notre  propagande, 
il  a  vu  succéder  aux  moyens  matériels  les  moyens  moraux,  à  la 
guerre  le  commerce,  à  l'intimidation  la  persuasion.  Ce  qui  nous 
guide  vers  cette  contrée  si  longtemps  mystérieuse,  ce  n'est  pas 
l'esprit  de  conquête,  c'est  la  recherche  d'un  vaste  champ  de  tra- 
vail. Le  gouvernement  du  mikado  commence  à  s'en  convaincre,  et 
c'est  là  ce  qui  le  rapproche  de  nous.  Cette  conviction,  nous  devons 
tout  faire  pour  l'affermir  et  pour  la  rendre  inébranlable.  Il  faut 
nous  montrer  au  peuple  japonais  sous  un  aspect  sympathique, 
bienveillant,  amical;  il  faut  lui  persuader  qu'entre  nos  intérêts  et 
les  siens  il  y  a  non  point  antagonisme,  mais  solidarité.  Il  faut  qu'a- 
près avoir  fécondé  le  Nouveau-Monde  sur  son  passage,  la  civilisa- 
tion, que  l'Europe  a  reçue  d'Asie,  retourne  à  son  berceau,  fortifiée, 
enrichie  de  toutes  les  découvertes  modernes.  Après  nous  être  fait 
craindre,  il  faut  tâcher  de  nous  faire  aimer.  iNous  devons  savoir  gré 
au  mikado  d'avoir  compris  que  le  prestige  d'une  nation  conmie  la 
France  ne  se  détruit  pas  en  un  jour,  et  que  nos  désastres  ne  seront 
que  momentanés.  De  notre  côté,  nous  devons  encourager  le  gou- 
vernement japonais  dans  la  politique  réformatrice  qu'il  s'attache  à 
faire  prévaloir.  Espérons  que  le  goût  qu'il  témoigne  pour  les  insti- 
tutions et  les  progrès  des  nations  de  l'Europe  ne  sera  pas  une  simple 
mode  ou  un  engouement  passager,  et  que  le  pays,  trouvant  son 
avantage  dans  la  politique  récemment  inaugurée,  se  l'appropriera 
d'une  manière  permanente  et  définitive.  Ainsi  tombent  une  à  une 
les  barrières  qui  s'étaient  élevées  autour  de  nos  comptoirs  le  len- 
demain de  leur  création.  Les  chemins  de  fer  et  les  paquebots,  la 
vapeur  et  l'électricité  auront  raison  peu  à  peu  de  l'esprit  d'exclu- 
sion ou  d'intolérance  qui  gêna  pendant  tant  de  siècles  les  rapports 
réciproques  des  différons  pays,  et  les  peuples  de  l'extrême  Orient, 
eux  aussi,  comprendront  peut-être  un  jour  la  vérité  du  principe 
ainsi  formulé  par  Vattel  :  la  première  loi  générale  est  que  chaque 
nation  doit  contribuer  au  bonheur  et  à  la  perfection  des  autres. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  mars  1873. 

Constituer,  ne  pas  constituer,  organiser,  ne  pas  organiser,  que  ré- 
soudre? que  faire?  Il  faut  vivre  pourtant.  Vivre,  et  comment?  Sera-ce 
le  définitif?  sera-ce  le  provisoire?  la  république,  la  monarchie  peut-être, 
voilà  la  question!  Ainsi,  nouveau  Hamlet,  notre  parlement  de  France, 
qui  réside  à  Versailles,  est  occupé  à  raisonner  et  à  délibérer  avec  lui- 
même  depuis  des  semaines  et  des  mois.  11  a  quelque  peine,  convenons-en, 
à  mettre  un  peu  d'ordre  dans  sa  conscience ,  parce  qu'à  dire  vrai  il  a 
plusieurs  consciences  qui  ne  vivent  pas  en  parfait  accord.  11  a  la  con- 
science qui  parle  par  la  voix  de  M.  de  Belcastel  ou  de  M.  Dahirel,  et  il 
a  la  conscience  représentée  par  M.  Gambetta  ou  M.  Louis  Blanc,  sans 
compter  une  multitude  d'autres  consciences  plus  calmes,  plus  modestes, 
qui  heureusement  finissent  par  avoir  le  dernier  mot  au  scrutin.  Depuis 
quinze  jours  particulièrement,  toutes  ces  consciences  bruyantes,  discor- 
dantes, ont  été  acharnées  à  commenter,  à  interroger,  à  peser  cette 
œuvre  mystérieuse  et  terrible  de  la  commission  des  trente,  qui  conte- 
nait ,  à  ce  qu'il  paraît,  le  grand  secret,  quoiqu'on  se  soit  si  bien  ap- 
pliqué à  la  faire  iuoffensive  et  acceptable  pour  tout  le  monde.  Inoffensive, 
elle  l'était  par  elle-même  à  coup  sûr,  elle  ne  contenait  ni  piège  ni  se- 
cret; mais  c'est  le  malheur  du  moment  où  nous  vivons,  on  ne  peut  se 
contenter  de  voir  les  choses  dans  leur  simple  réalité,  de  les  prendre 
pour  ce  qu'elles  sont  et  de  rester  dans  les  limites  de  ce  qui  est  possible; 
on  éprouve  le  besoin  de  se  jeter,  à  propos  de  tout,  dans  l'absolu,  dans 
l'insoluble,  et  de  venir  réciter  à  tour  de  rôle  devant  le  sphinx  redou- 
table de  la  destinée  l'éternel  monologue  des  consciences  qui  ne  peuvent 
arriver  à  rien  :  être  ou  n'être  pas,  constituer  ou  ne  pas  constituer! 

Elle  est  enfin  terminée,  cette  discussion  assez  dramatique  d'abord,  in- 
finiment trop  prolongée  ensuite,  et  oi!i  la  contradiction  a  porté  encore 
plus  sans  doute  sur  ce  qu'on  a  réservé  que  sur  ce  qu'on  a  dit.  Les  ex- 
plications ont  succédé  aux  explications,  les  manifestes  ont  répondu  aux 
manifestes,  les  défis  eux-mêmes  n'ont  pas  manqué,  les  ameudemens 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  ^93 

sont  tombés  sur  les  amendemens,  et  somme  toute  l'œuvre  primitive, 
telle  qu'elle  avait  été  préparée  et  convenue,  est  sortie  à  peu  près  in- 
tacte de  ce  tumultueux  conflit.  Commission  et  gouvernement  ont  donné 
jusqu'au  bout  le  salutaire  exemple  d'une  complète  intelligence,  et  en 
restant  d'accord  ils  n'ont  point  eu  de  peine  à  trouver  au  terme  une  suf- 
fisante, une  large  majorité,  pour  sanctionner  un  acte  un  peu  subtil  en 
certains  points,  si  l'on  veut,  un  peu  vague  sur  d'autres  points,  nous  en 
convenons,  mais  en  définitive  un  acte  de  haute  transaction  politique, 
qui  marque  une  étape  de  plus  dans  la  laborieuse  carrière  que  nous  par- 
courons depuis  deux  ans.  Non  certes,  ce  n'est  point  une  solution  défini- 
tive, personne  ne  se  fait  de  ces  illusions  puériles;  c'est  une  halte  sur 
cette  longue  route  semée  de  tant  de  malheurs  et  de  tant  d'épreuves, 
c'est  une  manière  de  fortifier  un  peu  notre  campement,  de  planter  notre 
tente  à  l'abri  des  plus  violons  et  des  plus  imminens  orages.  A  cette 
œuvre  des  trente,  qui  devient  désormais  une  loi  de  l'état,  il  ne  faut  pas 
demander  en  effet  si  elle  a  tout  réglé,  l'avenir  et  le  présent,  si  elle  a 
résolu  des  problèmes  que  chaque  parti  a  la  prétention  de  résoudre  à 
son  profit  sans  en  avoir  la  puissance  ;  il  faut  lui  demander  si  elle  suffit 
à  une  nécessité  du  moment,  si  elle  crée  des  conditions  où  tous  les 
hommes  de  bonne  volonté  puissent  travailler  au  bien  du  pays  simple- 
ment et  pratiquement.  Hélas!  l'œuvre  des  trente  ne  résout  rien,  cela 
est  bien  clair;  du  moins  elle  ne  compromet  rien  sérieusement.  C'est 
là  l'essentiel  pour  le  moment.  La  loi  des  trente  a  le  mérite  de  ne  réser- 
ver que  ce  qui  pouvait  déchaîner  la  guerre  immédiate  des  opinions  et 
des  passions  en  permettant  tout  ce  qui  peut  être  fait  utilement,  et  ce 
qu'elle  avait  de  vague,  d'indécis,  les  partis  lui  ont  rendu  le  service  de 
l'éclaircir,  de  le  préciser  par  l'excès  même  de  leurs  prétentions,  par  la 
confusion  de  leurs  querelles  et  de  leurs  représailles,  par  l'indigence  ar- 
rogante de  leurs  revendications  et  de  leurs  récriminations. 

Les  partis  se  sont  donné  rendez-vous  autour  de  cette  pauvre  œuvre 
des  trente,  qui  n'était  pas  trop  bien  venue  au  premier  abord,  et  ils  ont 
fini  par  lui  donner  une  certaine  valeur  au  moins  momentanée,  la  valeur 
d'un  traité  de  paix  qui  a  maintenant  la  sanction  d'une  majorité  de  plus 
de  quatre  cents  voix  contre  la  coalition  des  opinions  extrêmes  les  plus 
opposées,  de  tous  ceux  qui  étaient  décidés  à  chercher  dans  la  voie  nou- 
velle ce  qu'ils  ne  pouvaient  y  trouver.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange,  ce 
qui  est  un  des  phénomènes  curieux  de  cette  discussion  qui  vient  de 
finir,  c'est  que  tout  le  monde  paraissait  altéré  de  vérité,  de  clarté;  tout 
le  monde  appelait  les  explications  décisives,  et  à  chaque  explication 
c'était  à  recommencer.  Ce  qui  contentait  ceux-ci  ne  pouvait  conten- 
ter ceux-là;  ce  qui  semblait  clair  pour  les  uns  n'était  plus  pour  les 
autres  que  la  continuation  de  l'équivoque.  A-t-on  assez  répété  cette 
éternelle  et  bruyante  sommation:  le  pays  a  besoin  de  voir  clair,  il  veut 
savoir  où  il  va,  où  on  le  conduit;  il  faut  que  la  commission  dise  sa 


Û94  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pensée  sur  ce  statut  nouveau  qu'elle  propose,  il  faut  que  le  gouverne- 
ment s'explique!  Eh  bien!  soit;  le  gouvernement  s'est  expliqué.  Une 
première  fois,  c'est  M.  Dufaure  qui  est  monté  à  la  tribune,  et  il  a  parlé 
avec  ce  nerf  et  cette  sobriété  vigoureuse  qui  donnent  une  si  forte  sa- 
veur à  son  éloquence.  Il  a  interprété  de  la  façon  la  plus  simple,  la  plus 
judicieuse  et  la  plus  pratique  l'œuvre  qu'on  avait  à  discuter,  sans  con- 
tester naturellement  le  droit  souverain  de  l'assemblée,  sans  exagérer 
son  pouvoir,  sans  dissimuler  les  nécessités  de  prudence  conservatrice 
qui  s'imposaient  à  tout  le  monde.  La  droite  a  été  à  demi  satisfaite,  la 
gauche  a  grondé  sourdement,  et  puis,  comme  M.  Dufaure  n'avait  parlé 
que  de  ce  qui  était  en  question,  on  s'est  dit  que  cela  ne  pouvait  suf- 
fire, qu'il  fallait  des  explications  nouvelles.  Cette  fois,  c'est  M.  le  prési- 
dent de  la  république  qui  s'est  vu  obligé  d'intervenir,  et  qui  n'en  a  pas 
été  sans  doute  trop  contrarié,  quoiqu'il  y  ait  gagné  une  indisi)Osition, 
heureusement  passagère.  Pour  les  habiles  tacticiens  de  la  gauche,  l'es- 
sentiel était  d'agacer  M.  Thiers,  de  l'amener  peut-être  à  désavouer  in- 
directement M.  Dufaure.  C'était  assez  puéril  de  croire  que,  trois  jours 
après  des  déclarations  délibérées  en  conseil,  le  chef  du  gouvernement 
viendrait  désavouer  M.  le  garde  des  sceaux.  M.  Thiers  n'a  pas  tout  à  fait 
exécuté  le  programme  si  discrètement  insinué  à  sa  sagesse.  11  a  parlé 
avec  cette  séduisante  familiarité  de  bon  sens  et  d'esprit  qui  ne  manque 
jamais  son  effet,  disant  leurs  vérités  aux  uns  et  aux  autres,  rudoyant 
d'une  façon  piquante  et  paternelle  les  prétentions  ou  les  illusions  des 
partis,  ellleurant  les  points  les  plus  délicats  avec  une  dextérité  infinie, 
restant  toujours  néanmoins,  comme  M.  Dufaure,  sur  le  terrain  de  trans- 
action défini  et  adopté  en  commun  avec  la  commission  des  trente.  M.  le 
président  de  la  république  a  résumé  sa  pensée  sur  la  loi  nouvelle  en  di- 
sant que  c'était  toujours  le  pacte  de  Bordeaux  continué  et  un  peu  étendu 
dans  la  mesure  des  circonstances.  Pour  le  coup,  ni  la  droite  ni  la  gauche 
n'ont  été  entièrement  satisfaites.  Oui  sans  doute,  s'est-on  dit,  M.  Thiers 
est  un  habile  homme,  qui  sait  ce  qu'il  veut  et  qui  nous  éblouit  en  nous 
racontant  des  anecdotes;  il  trompe  tout  le  monde,  ce  n'est  pas  là  ce 
qu'on  attendait.  Voilà  à  quoi  servent  les  explications! 

Décidément  la  clarté  ne  semblait  guère  venir,  on  feignait  du  moins  de  le 
croire  ainsi  dans  les  camps  de  tous  les  radicaux  de  gauche  ou  de  droite, 
tandis  qu'au  contraire  elle  se  faisait  peu  à  peu  et  à  demi  pour  tous  les 
hommes  sensés  et  modérés.  Et  pourquoi  cette  clarté  n'apparaissait-elle 
pas  aux  esprits  extrêmes?  A  quoi  tenait  ce  malentendu  obstiné  entre  le 
gouverneinent  marchant  d'accord  avec  la  commission  d'un  côté,  et  les 
interpellateurs,  les  provocateurs  d'explications  d'un  autre  côté?  La  rai- 
son est  bien  simple,  c'est  parce  que  dans  cette  œuvre  des  trente,  tortu- 
rée dans  tous  les  sens  et  par  tous  les  bouts,  on  cherchait  ce  qu'on  ne 
pouvait  trouver,  ce  qui  n'y  était  pas.  Ce  qu'on  cherchait ,  c'était  ce  qui 
pouvait  flatter  la  droite  ou  la  gauche,  ce  qui  répondait  à  l'arrière-pen- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  /i95 

sée  qu'on  portait  dans  le  débat,  la  monarchie  on  la  république.  Ce  qu'on 
demandait  au  gouvernement,  c'était  un  gage  qu'il  n'avait  pas  le  droit 
de  donner,  c'était  une  aflirmation  dont  on  pût  se  servir  dans  l'intérêt 
d'une  restauration  monarchique  ou  au  profit  de  l'affermissement  défi- 
nitif du  régime  républicain.  Tout  est  là,  c'est  la  clé  de  notre  histoire 
parlementaire  depuis  deux  ans,  depuis  quatre  mois  surtout.  On  oublie 
ce  qui  fait  les  affaires  du  pays,  il  s'agit  d'abord  de  savoir  ce  qui  peut 
conduire  à  la  monarcliie  restaurée  ou  à  !a  république  définitivement 
fondée.  On  suit  le  vent  et  les  circonstances  pour  tirer  parti  de  tout;  tan- 
tôt on  a  l'air  d'^  se  rapprocher  d'une  possibilité  monarchique,  tantôt  on 
paraît  s'établir  plus  que  jamais  dans  la  république.  Seulement,  dès  que 
l'un  des  partis  semble  prendre  l'avance  et  toucher  à  la  terre  promise 
du  définitif  qu'il  rêve  à  son  profit,  il  se  sent  aussitôt  impuissar.t,  i!  se 
voit  de  nouveau  rejeté  en  arrière,  soit  par  sa  propre  faute,  soit  par  le 
veio  de  tous  les  autres  partis,  et  de  toutes  ces  luttes,  de  ces  oscilla- 
tions, que  reste-t-il  périodiquement?  On  revient  tout  simplement  à  ce 
provisoire  que  la  loi  nouvelle  cherche  à  organiser,  à  cette  trêve  des 
opinions  dont  on  se  moque  lorsqu'on  croit  n'en  avoir  plus  besoin,  qu'on 
invoque  de  nouveau  lorsqu'on  s'aperçoit  qu'on  ne  peut  pas  faire  ce  qu'on 
voudrait. 

C'est  la  ruine  de  la  France,  s'écrient  à  l'envi  les  grands  docteurs  de 
la  légitimité  et  du  radicalisme,  le  pays  ne  peut  supporter  ces  incerti- 
tudes, il  aspire  à  être  fixé  sur  ses  destinées.  Ce  qui  est  admirable,  c'est 
l'assurance  avec  laquelle  les  esprits  absolus  se  jettent  à  la  poursuite 
de  ce  mystérieux  définitif  dans  un  temps  et  dans  un  pays  où  depuis 
quatre-vingts  ans  tous  les  régimes  se  sont  succédé,  oi^i  ils  ont  tous  été 
plus  définitifs  les  uns  que  les  autres,  et  où  le  sol  est  couvert  des  ruines 
qu'ils  ont  laissées  derrière  eux.  M.  Thiers  a  donné  finement  cette  leçon 
à  tous  les  partis  en  leur  racontant  leur  propre  histoire  et  en  leur  con- 
seillant la  modestie.  Ils  n'en  peuvent  croire  l'histoire,  et  ils  ne  sont  guère 
disposés  à  être  modestes.  Ils  ne  s'aperçoivent  pas  que  leur  ignorance  et 
leur  présomption  ne  changent  rien.  A  l'heure  où  nous  sommes,  en 
fait  de  définitif  ou  de  provisoire,  il  n'y  a  qu'une  chose  vraie,  la  sou- 
veraineté nationale,  qui  domine  tout,  et  une  bonne,  une  prévoyante 
politique  donnant  à  la  France  des  institutions  de  première  nécessité 
faites  pour  la  soutenir  dans  les  crises  qu'elle  peut  avoir  encore  à  tra- 
verser. C'est  là  en  définitive,  à  part  la  puérilité  de  certains  détails,  Ig 
sens  tout  simple  et  tout  pratique  de  cette  loi  des  trente  :  elle  met  hors 
de  cause  la  souveraineté  nationale  représentée  par  rassemblée,  et  elle 
offre  à  tous  les  esprits  sj.ieiix  ce  programme  où  elle  a  inscrit,  d'accord 
avec  le  gouvernement,  la  création  d'une  seconde  chambre,  la  réforme 
de  la  loi  électorale,  la  transmission  des  pouvoirs  publics. 

Voilà  justement  toujours  la  question.  Les  monarchistes  admettent 
''<-■■  bien  cette  réserve  faite  par  la  loi  des  trente  en  faveur  du  droit  consti- 


liQd  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

tuant  de  l'assemblée,  parce  qu'ils  gardent  la  secrète  espérance  de  pou- 
voir s'en  servir.  Ce  qu'ils  n'admettent  plus  du  tout,  c'est  ce  programme 
(i'institiilions  politiques  à  créer,  parce  qu'ils  craignent  que,  si  on  donne 
une  apparence  d'organisation  régulière  au  régime  actuel,  la  république 
ne  finisse  par  s'établir  insensiblement ,  de  façon  à  être  acceptée  sans 
avoir  même  besoin  d'être  proclamée!..   Ce  n'est  point  impossible.  11 
faut  bien  s'entendre  cependant  :  si  les  monarcbisles  se  croient  en  me- 
sure de  se  servir  de  ce  pouvoir  constituant  qu'ils  revendiquent  avec  une 
sorte  d'âpre  jalousie,  que  le  vigilant  M.  de  Belcastcl  a  voulu  même,  par 
un  amendement,  soustraire  au  terrible  et  menaçant  droit  de  vélo  conféré 
à  M.  le  président  de  la  république,  si  les  monarchistes,  usant  de  ce 
pouvoir  constituant  qu'ils  ont  réservé  dans  toute  son  intégrité,  croient 
pouvoir  rétablir  la  royauté,  pourquoi  ne  la  rétablissent-ils  pas?  S'ils  se 
sentent  impuissans,  à  qui  la  faute,  si  ce  n'est  à  eux-mêmes?  Si  la  mo- 
narchie n'a  pas  été  restaurée  depuis  deux  ans,  ce  n'est  à  coup  sûr  ni  par 
la  faute  du  gouvernement,  ni  même  par  la  faute  des  républicains,  qui 
ne  leur  ont  certes  pas  opposé  des  prodiges  de  génie  et  d'habileté.  Ils 
n'ont  rien  fait,  parce  qu'ils  ne  pouvaient  rien  faire,  et  même  aujour- 
d'hui ils  ne  trouvent  rien  de  mieux  que  de  se  succéder  à  la  tribune  pour 
réciter  des  litanies  plus  ou  moins  bien  cadencées  en  l'honneur  d'un 
droit  royal  tout  platonique.  C'est  tout  ce  qu'ils  peuvent,  surtout  au  len- 
demain du  nouveau  mécompte  qu'ils  ont  trouvé  dans  cette  fusion  tant 
de  fois  essayée  et  tant  de  l'ois  avortée.  Les  monarchistes  ont  viaiment 
tort  de  faire  trop  de  bruit,  ils  devraient  suivre  les  conseils  de  modestie 
que  M.  Thiers  a  donnés  à  tout  le  monde,  parce  qu'en  fln  de  compte  on 
pourrait  prouver  que,  si  la  monarchie  n'existe  pas  depuis  deux  ans, 
c'est  qu'ils  ont  été  absolument  au-dessous  du  rôle  que  les  circonstances 
semblaient  leur  avoir  un  moment  attribué.  C'est  là  le  fait  brutal;  mais 
si  les  royalistes  de  l'extrême  droite  ne  peuvent  rien  pour  leur  principe, 
de  quel  droit  refuseraient-ils  à  la  France  les  institutions  organiques  dont 
elle  a  besoin?  Pourquoi  ces  récriminations  si  vives  et  si  amères  contre  la 
commission,  qui  n'a  eu  d'autre  tort  que  de  se  prêter  à  l'étude  de  ces 
institutions  nécessaires?  La  vérité  est  que  les  royalistes  de  l'extrême 
droite  se  sont  fait  un  instant  l'illusion  qu'ils  allaient  trouver  dans  la 
commission  des  trente  un  instrument  de  leurs  desseins  ou  de  leurs  pas- 
sions. Ils  ont  été  déçus  en  voyant  la  transaction  qui  s'est  produite,  et 
alors,  irrités  contre  les  membres  de  la  commission,  qu'ils  ont  traités  de 
défectionnaires,  ils  sont  tombés  dans  cette  opposition  acrimonieuse  dont 
le  dernier  mot  est  de  tout  refuser,  de  tout  empêcher,  puisqu'ils  ne  pou- 
vaient arriver  à  leur  but.  Les  légitimistes  à  outrance  reviennent  à  cette 
politique  toute  négative  qu'ils  ont  si  longtemps  pratiquée  et  qui  leur  a 
si  bien  réussi  ! 

A  quel  mobile  ont  obéi  de  leur  côté  les  républicains  de  l'extrême 
yauche,  les  radicaux,  en  combattant  l'œuvre  de  la  commission  des 


RliVUE.    —   CllROiNlQUE.  h97 

treille,  en  se  rep.coiitraiit  dans  la  plupart  des  voles  et  dans  le  scrutin 
définitif  avec  les  royalistes  de  l'extrême  droite?  Que  les  radicaux  con- 
testent à  l'assemblée  le  droit  constituant,  on  le  comprend  encore;  mais 
ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  qu'ils  n'admettent  pas  même  ce  pro- 
gramme d'institutions  organiques  qui  est  une  partie  de  la  loi  nouvelle, 
c'est  qu'ils  semblent  considérer  l'idée  de  revoir  la  loi  électorale,  de 
créer  une  seconde  chambre,  comme  une  sorte  d'attentat  à  la  république, 
dont  ils  sont  naturellement  les  seuls  interprètes  jurés.  Kn  quoi  donc  une 
réforme  de  la  loi  électorale  connue  de  façon  à  garantir  la  sincérité  et 
l'iionnêteté  du  vote  en  respectant  le  suffrage  universel  est-elle  incom- 
patible avec  la  république?  En  quoi  le  régime  républicain  exclut-il  for- 
cément l'institution  d'une  seconde  chambre?  M.  Gambetta,  qui  com- 
iiience  à  parler  un  français  assez  baroque  dans  ses  discours,  assure 
qu'une  seconde  chambre  ne  cadre  pas  avec  la  république,  M.  Louis 
Blanc  l'a  répété;  mais  ni  l'un  ni  l'autre  n'ont  prouvé  absolument  rien. 
Une  seule  chose  reste  vraie,  il  y  a  dans  le  monde  deux  républiques 
sérieuses,  les  Éiats-lJuis  et  la  Suisse,  et  en  Suisse  comme  aux  États- 
Unis  il  y  a  deux  chambres. 

Quand  on  rélléchit  un  peu,  une  seconde  chambre,  institution  de  ré- 
sistance, de  contrôle  ou  de  pondération,  comme  on  voudra  l'appeler,  est 
un  des  ressorts  essentiels  de  tout  régime  régulier,  république  ou  mo- 
narchie, de  même  qu'une  loi  électorale  assurant  la  sincérité  du  suffrage 
populaire  est  une  nécessité  de  toutes  les  organisations  politiques  qui  as- 
pirent à  durer.  Voilà  pourquoi  la  commission  et  le  gouvernement,  sans 
mettre  en  question  le  régime  définitif  de  la  France,  ont  pu  proposer  ces 
grands  objets  d'étude,  ces  réformes  ou  ces  créations  nécessaires  qui 
dans  toutes  les  circonstances  et  dans  toutes  les  conditions  peuvent  être 
une  garantie  ou  une  force.  Les  partis  extrêmes,  en  combattant  jusqu'au 
bout  la  loi  nouvelle,  ont  achevé  de  lui  donner  le  caractère  politique  qui 
lui  manquait  peut-être  à  l'origine,  ou  qui  disparaissait  sous  des  minuties 
d'étiquette  parlementaire.  Assurément  c'est  une  coalition  édifiante  et  in- 
structive que  celle  qui  peut  réunir  dans  un  même  vole  M.  de  Belcastel  et 
M.  Naquet,  M.  le  duc  de  La  Rochefoucauld  et  M.  Ordinaire,  les  confidens 
de  M.  le  comte  de  Chambord,  les  compagnons  de  M.  Gambetta  et  les 
sarvivans  de  l'empire.  La  loi  des  trente  n'y  perd  pas,  elle  y  gagne  au 
contraire  de  mieux  apparaître  comme  une  œuvre  acceptée  par  tous  les 
esprits  sensés  et  modérés  de  la  monarchie  constitutionnelle  et  de  la  ré- 
publique. Ce  n'est  pas  une  majorité  invariable  sans  doute,  c'est  du 
moins  le  large  et  solide  point  d'appui  d'une  politique  qui  peut  se  con- 
sacrer désormais  à  préparer  la  libération  du  territoire  d'abord,  à  garan- 
tir ensuite  la  sécurité  et  la  paix  intérieure  de  la  France. 

La  saison  parlementaire  est  ouverte  à  peu  près  dans  tous  les  pays.  Elle 
s'est  inaugurée  assez  vivement  en  Angleterre;  elle  est  ouverte  en  Alle- 

TO-ME  civ.  —  1873.  32 


h98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

magne,  à  Berlin,  où  à  côté  des  chambres  prussiennes  le  parlement  fédéral 
se  réunit  en  ce  moment;  elle  se  déroule  en  Espagne  au  milieu  des  péri- 
péties d'une  révolution,  et  en  Portugal  au  milieu  des  craintes  qu'excite 
cette  révolution  d'où  est  sortie  la  république  espagnole. 

Reprenons  un  instant.  11  est  certain  qu'en  Angletene  tout  d'abord, 
dans  ce  pays  des  fortes  institutions  et  de  la  liberté  pratique,  le  parle- 
ment s'est  ouvert  sous  les  plus  favorables  auspices.  Le  uiinislt're  Glad- 
stone, ce  ministère  qui  a  vécu  cinq  ans,  ne  semblait  poiiit  très  menacé, 
quoiqu'il  ait  traversé  de  formidables  crises  extérieures,  quoique  dans 
ces  crises  et  dans  la  plupart  des  affaires  qu'il  a  conduites  il  n'ait  pas  as- 
suré à  l'orgueil  britannique  les  plus  victorieuses  satisfactions.  Sa  force, 
c'était  d'avoir  donné  la  paix  à  l'Angleterre  au  milieu  de  tous  les  conflits 
et  d'être  un  ministère  libéral.  C'est  à  peine  si  lord  Derby  dans  la  chambre 
des  pairs  et  M.  Disraeli  dans  la  chambre  des  communes  l'avaient  elTleuré 
au  début  de  la  session  de  quelques  critiques  sommaires  et  générales,  qui 
ne  l'avaient  guère  ébranlé,  qui  ne  révélaient  même  pas  un  plan  de  cam- 
pagne sérieusement  organisé  contre  lui.  Les  vraies  difficultés  sont  sur- 
venues lorsque  le  ministère  a  présenté  un  biil  sur  la  réorganisation  de 
l'université  d'Irlande.  Ces  questions  irlandaises  ont  assez  souvent  le  pri- 
vilège de  soulever  les  passions,  de  devenir  des  occasions  de  conflits,  et 
elles  ont  coûté  la  vie  à  plus  d'un  cabinet  anglais.  Le  nouveau  bill  a  eu 
dès  son  apparition  le  tort  de  toutes  les  œuvres  de  transaction  :  il  n'a 
contenté  personne,  ni  les  catholiques  qui  se  sont  irrités  de  voir  l'instruc- 
tion sécularisée,  ni  les  protestans  qui  se  sont  révoltés  contre  les  conces- 
sions faites  aux  catholiques,  ni  les  libéraux  qui  ont  trouvé  que,  par  un 
esprit  de  ménagement  excessif  pour  les  influences  religieuses,  on  met- 
tait trop  de  restrictions  dans  les  programmes  d'enseignement.  11  en  est 
résulté  aussitôt  une  situation  parlementaire  assez  laborieuse,  que  M.  Glad- 
stone caractérisoit  suffisamment  l'autre  jour  dans  un  banquet  en  disant 
que  le  gouvernement  n'était  pas  sur  un  lit  de  roses.  11  était  menacé  en 
effet  de  se  voir  abandonné  de  nombre  de  ses  amis,  tandis  que  le  parti 
conservateur  saisissait  naturellement  l'occasion  de  lui  livrer  bataille  en 
aggravant  les  dissidences  et  les  conflits. 

Malgré  tout  cependant,  le  ministère,  disposé  comme  il  Tétait  à  tous 
les  accommodemens  possibles,  pourvu  que  le  principe  du  bill  fût  main- 
tenu, le  ministère  se  croyait  encore  maître  du  terrain.  Il  se  fiait  peut- 
être  à  sa  fortune,  et  il  s'est  trompé.  Au  moment  décisif,  dans  une  des 
dernières  nuits,  la  lutte  s'est  resserrée  et  animée  entre  M.  Gladstone  et 
M.  Disraeli.  Le  ministère  est  resté  en  minorité  de  deux  ou  trois  voix;  il 
a  perdu  la  bataille!  M.  Gladstone  a  dû  demander  sur-le-champ  à  la 
chambre  des  communes  de  s'ajourner  pendant  quarante-huit  heures 
pour  laisser  au  gouvernement  le  temps  de  prendre  une  résolution.  Une 
question  naissait  effectivement  de  ce  vote  presque  imprévu.  La  reine 
appellerait-elle  le  chef  de  l'opposition  victorieuse,  M.  Disraeli,  pour  lui 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  A99 

remettre  le  pouvoir?  Laisserait-elle  an  contraire  à  M.  Gladstone  le  soin 
de  rétablir  la  position  momentanément  ébranlée?  C'est  là  ce  qu'on  s'est 
demandé  tout  d'abord.  La  majorité  qui  s'est  prononcée  contre  le  cabi- 
net était,  à  la  vérité,  fort  peu  significative,  elle  se  composait  d'élém^ens 
très  incohérens,  elle  était  le  produit  instantané  et  fortuit  de  circon- 
stances où  la  politique  générale  du  gouvernement  n'était  point  en  jeu. 
D'un  autre  côté,  la  dissolution  du  parlement,  cette  dissolution  qui  semble 
peu  en  faveur  dans  l'opinion,  apparaissait  désormais  comme  une  né- 
cessité, soit  pour  raffermir  le  ministère  actuel,  soit  pour  donner  à  un 
ministère  nouveau  les  moyens  de  gouverner.  Ainsi  se  présentaient  subi- 
tement les  choses  dans  cette  récente  nuit  de  combat  parlementaire  où 
M.  Gladstone  a  essuyé  une  défaite  à  laquelle  il  ne  s'attendait  peut-être 
pas.  Quel  sera  le  dénoûment  de  cette  crise?  Jusqu'ici  il  n'y  a  que  deux 
faits  certains.  M.  Gladstone  a  décidément  offert  sa  démission  et  M,  Dis- 
raeli a  été  appelé  par  la  reine-,  mais  c'est  là  moins  une  solution  que  le 
préliminaire  d'une  solution.  Évidemment  M.  Disraeli  ne  pourrait  exer- 
cer le  pouvoir  avec  quelque  chance  de  succès  dans  les  condtions  où  il  se 
trouve  placé.  Il  n'a  point  de  majorité  dans  la  chambre  des  communes.  La 
majorité  qui  a  renversé  le  ministère  ne  lui  appartient  pas.  Il  ne  reste 
donc  que  trois  issues:  ou  une  dissolution  immédiate  du  parlement  sui- 
vie d'élections  auxquelles  présiderait  M.  Disraeli,  ou  la  rentrée  de 
M.  Gladstone  au  pouvoir  avec  la  même  faculté  de  dissoudre  au  besoin 
le  parlement,  ou  un  ministère  de  transition  conduisant  la  session  jus- 
qu'à la  fin  de  l'été,  de  façon  à  ne  rien  précipiter.  Dans  tous  les  cas,  la 
politique  anglaise  n'en  sera  pas  sans  doute  sérieusement  affectée. 

Le  parlement  fédéral  de  l'empire  d'Allemagne  vient  de  s'ouvrir  à 
Berlin.  Que  l'empereur  Guillaume  parle  dans  son  discours  de  la  réor- 
ganisation du  système  de  fortification,  de  la  répartition  de  l'indemnité 
de  guerre,  des  projets  pour  la  création  de  la  flotte ,  d'une  loi  militaire 
générale,  ce  sont  là  des  questions  qui  regardent  surtout  l'Allemagne.  Il 
y  a  du  moins  dans  le  discours  d'inauguration  une  parole  faite  pour  avoir 
un  certain  retentissement  en  France.  L'empereur  Guillaume  ne  mécon- 
naît pas  la  fidélité  scrupuleuse  de  la  France  à  ses  obligations,  ni  même 
l'empressement  qu'elle  met  à  devancer  les  termes  du  paiement  de  l'in- 
demnité qui  lui  a  été  infligée.  Il  laisse  entrevoir  la  possibilité  de  règle- 
mens  financiers  dont  la  conséquence  doit  être  l'évacuation  complète 
des  territoires  occupés  à  une  époque  plus  rapprochée  qu'on  ne  l'avait 
cru.  C'est  une  sanction  indirecte  et  souveraine  des  négociations  qu'on 
prétend  être  déjà  engagées,  quoiqu'elles  ne  puissent  conduire  à  un  ré- 
sultat définitif  qu'après  l'acquittement  complet,  et  maintenant  assez  pro- 
chain d'ailleurs,  du  quatrième  milliard  de  notre  lourde  rançon.  Nous  en 
sommes  là,  l'empereur  Guillaume  lui-même  ne  refuse  pas  cet  hommage 
à  la  vérité.  Après  deux  années  qu'on  dit  quelquefois  si  mal  employées, 
nous  aurons  payé  quatre  milliards!  L'Allemagne  peut  se  les  partager.  Le 


500  REVUE    DFS    DEUX    MONDES. 

parlement  de  l'empire  va  sans  doute  s'occuper  de  ces  questions,  et  en 
attendant  le  parlement  prussien,  qui  est  depuis  quelque  temps  en  ses- 
sion à  Berlin,  est  tout  entier  aux  affaires  particulières  de  la  Prusse,  si 
la  Prusse  a  aujourd'liui  des  affaires  particulières.  La  chambre  des  sei- 
gneurs vient  de  voter  une  modification  des  articles  de  la  constitution 
qui  règlent  les  rapports  de  l'état  et  de  l'église.  M.  de  Bismarck  a  cru 
devoir  intervenir  lui-même  dans  le  débat,  et  il  a  fait  le  plus  singulier 
discours  pour  démontrer  au  parti  conservateur  que  c'est  lui  qui,  par  ses 
divisions,  par  ses  résistances  aux  volontés  du  gouvernement,  contribue 
le  plus  aux  progrès  indubitables  du  libéralisme.  La  seconde  chambre  de 
son  côté  a  été  surtout  occupée  dans  ces  derniers  temps  d'une  question 
soulevée  par  un  député  libéral,  M.  Lasker,  qui  a  fait  les  plus  graves, 
les  plus  étranges  révélations  sur  les  abus  des  concessions  et  des  admi- 
nistrations de  chemins  de  fer.  Il  s'est  même  trouvé  qu'un  haut  fonc- 
tionnaire, très  favorisé  du  gouvernement,  ancien  directeur  de  la  Gazelle 
de  la  croix,  M.  Wagener,  a  été  fort  compromis  dans  tous  ces  tripotages 
de  finance  et  d'industrie.  On  s'est  hâté  de  nommer  une  commission 
d'enquête  pour  désarmer  M.  Lasker,  et  M.  de  Bismarck  a  même  fait  dé- 
cider que  désormais  tout  ce  qui  avait  trait  aux  chemins  de  fer  serait 
soumis  non  pas  au  seul  ministre  des  travaux  publics,  mais  au  conseil 
des  ministres  tout  entier.  Il  est  donc  vrai,  la  vertu  allemande  n'est  pas 
à  l'abri  des  faiblesses,  et  les  moralistes  germaniques  qui  sont  toujours 
occupés  à  chercher  la  corruption  en  France  feraient  bien  de  regarder 
un  peu  dans  les  affaires  de  leur  propre  pays,  de  surveiller  de  près  l'a- 
giotage effréné  qui  est  devenu  depuis  quelque  temps  une  des  plaies  de 
la  société  berlinoise. 

La  république  a  pu  naître  assez  facilement  à  Madrid  dans  le  vide  laissé 
tout  à  coup  par  l'abdication  imprévue  du  roi  Amédée;  elle  a  plus  de 
peine  à  vivre,  à  s'établir  d'une  façon  respectable  ou  même  saisissable, 
à  se  dégager  à  demi  victorieuse  des  difficultés  qui  l'ont  assaillie  dès  sa 
naissance.  Le  ministre  des  affaires  étrangères  de  la  république  nouvelle, 
M.  Emilio  Castelar,  fidèle  aux  usages  diplomatiques,  n'a  point  négligé 
sans  doute  de  parler  à  l'Europe  sous  la  forme  d'une  circulaire  adressée 
aux  reprôsentans  de  l'Espagne  à  l'étranger.  Il  s'est  efforcé  de  décrire  le 
déclin  moral  de  la  monarchie  au-delà  des  Pyrénées,  l'origine  légale  et 
régulière  de  la  république.  Sa  circulaire  est  assurément  l'œuvre  d'un 
homme  de  talent  et  même  d'un  esprit  sagnce  et  habile,  qui  sent  par- 
dessus tout  la  nécessité  de  dissiper  les  défiances,  de  rassurer  les  gou- 
vernemens  sur  les  caractères  du  régime  qui  vient  de  s'inaugurer  un  peu 
brusquement  à  Madrid.  M.  Castelar  n'hésite  point  à  demander  le  con- 
cours moral  de  l'Europe  en  retour  de  l'énergie  que  l'Europe  a  le  droit 
de  demander  au  gouvernement  dont  il  fait  partie.  Malheureusement  la 
brillante  diplomatie  de  M.  Emilio  Castelar,  un  peu  modelée  sur  la  di- 
plomatie de  Lamartine  en  18/|8,  n'a  point  eu  jusqu'ici  un  succès  décisif. 


REVUE.    CHRONIQUE.  501 

La  république  espagnole  n'a  point  encore  conquis  son  rang  parmi  les 
puissances  régulières,  et,  sauf  les  États-Unis  et  la  Suisse,  les  cabinets 
semblent  mettre  une  prudente  lenteur  à  la  reconnaître.  Il  s'est  même 
produit  ces  jours  derniers  dans  le  parlement  de  Londres  un  incident 
qui  témoignerait  assez  du  peu  d'empressement  de  l'Angleterre  à  s'en- 
gager au-delà  de  simples  relations  de  fait  avec  la  république  de  Madrid. 
Les  autorités  judiciaires  anglaises  se  sont  précisément  fondées  sur  l'ab- 
sence de  toute  reconnaissance  ofiicielle  pour  se  refuser  à  des  mesures 
de  répression  contre  un  comité  carliste  fonctionnant  publiquement  et 
organisant  des  souscriptions  à  Londres.  En  un  mot,  tout  semble  indi- 
quer jusqu'ici  que  l'Europe  n'est  pas  pressée  de  répondre  aux  éloquentes, 
aux  pathétiques  avances  de  M.  Castelar,  et  de  sortir  d'une  certaine  atti- 
tude de  circonspection.  La  vraie  question  d'ailleurs  n'est  point  dans  les 
chancelleries,  elle  est  en  Espagne  même,  dans  ce  malheureux  pays  livré 
à  toutes  les  agitations,  à  toutes  les  anxiétés  de  l'avenir  le  plus  obscur. 

La  question  de  l'existence  de  la  république  espagnole  est  à  Barce- 
lone, à  Malaga,  aux  camps  des  carlistes  en  Navarre  et  en  Catalogne, 
dans  les  faubourgs  de  Madrid.  Si  la  politique  se  faisait  avec  de  bonnes 
intentions,  les  hommes  qui  sont  au  pouvoir  ont  certes  montré  de  la 
modération  et  de  la  prudence.  Ils  n'ont  rien  fait  pour  exciter  les  pas- 
sions, ils  ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu  pour  les  contenir,  pour  empêcher 
qu'une  guerre  civile  de  démagogie  vînt  se  joindre  à  la  guerre  civile  en- 
gagée par  les  carlistes;  ils  ne  peuvent  cependant  pas  changer  les  con- 
ditions d'incohérence  où  ils  vivent,  d'où  peut  sortir  à  tout  moment  la 
crise  qu'ils  redoutent,  qui  a  failli  déjà  éclater  à  plusieurs  reprises  et 
qu'on  n'a  pu  conjurer  qu'en  subissant  des  pressions  extérieures  mena- 
çantes. C'est  en  effet  une  situation  pleine  de  sourdes  complications.  La 
république  est  née  de  l'alliance  des  anciens  républicains  et  des  radi- 
caux qui  avaient  soutenu  jusque-là  la  monarchie  du  roi  Amédée,  qui 
sont  restés  en  majorité  dans  les  cortès  réunies  à  Madrid.  Le  premier 
ministère  formé  après  le  départ  du  roi  était  le  résultat  de  ce  rappro- 
chement des  deux  partis  dans  la  périlleuse  vacance  du  pouvoir.  Sous 
les  dehors  d'une  alliance,  c'était  en  réalité  un  antagonisme  organisé  qui 
devait  inévitablement  aboutir  à  la  défaite  d'un  des  deux  élémens  coa- 
lisés. Tout  est  là  depuis  un  mois. 

Une  première  fois  il  s'agissait,  dans  l'intérêt  de  l'unité  du  gouverne- 
ment, de  créer  un  ministère  républicain  homogène,  c'est-à-dire  d'ex- 
clure les  ministres  radicaux  qui  étaient  passés  sans  façon  du  dernier 
cabinet  du  roi  Amédée  dans  le  cabinet  de  la  république  naissante.  Les 
radicaux  résistaient  naturellement  et  ils  étaient  appuyés  par  leurs  amis 
de  la  majorité  des  cortès.  Alors  les  républicains  de  Madrid,  formant 
ce  qu'on  pourrait  appeler  le  parti  d'action,  commençaient  à  s'agiter, 
prenaient  leurs  positions  de  combat,  faisaient  des  barricades,  mena- 
çaient l'assemblée,  et  la  bataille  était  sur  le  point  de  s'engager  dans  les 


502  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

rues,  quand  les  radicaux  finissaient  par  céder.  Première  victoire  de  la 
pression  extérieure!  Le  ministère  républicain  homogène  était  conquis,  il 
ne  restait  pas  moins  en  présence  d'une  majorité  assez  hostile  retranchée 
dans  les  certes  et  irritée  de  sa  défaite.  Ces  jours  derniers  la  lutte  s'est 
ravivée  plus  dangereuse  encore  peut-être.  Cette  fois  il  s'agissait  de  dé- 
créter l'élfiction  d'une  assemblée  constituante,  et  en  attendant  le  minis- 
tère voulait  obtenir  la  suspension  des  cortès  actuelles.  Les  radicaux  se 
sont  montrés  aussitôt  fort  récalcitrans;  ils  ont  nommé  une  commission 
opposée  au  projet  du  gouvernement;  le  rapport  était  déjà  prêt.  Le  mi- 
nistère de  son  côté  déclarait  qu'il  se  retirerait  s'il  voyait  ses  proposi- 
tions repoussées.  Jusqu'à  la  dernière  heure  un  conflit  a  paru  inévitable. 
Qu'est-il  arrivé  au  moment  décisif?  Toute  cette  opposition  s'est  évanouie. 
Le  président  même  des  cortès,  M.  Martos,  qu'on  disait  le  promoteur  de 
cette  résistance,  a  rendu  les  armes  devant  le  ministère.  Le  projet  du 
gouvernement  repoussé  par  la  commission  a  été  voté.  Le  secret  de  cette 
soumission  de  la  majorité,  c'est  que,  tandis  qu'on  délibérait,  la  multi- 
tude ameutée  se  répandait  dans  Madrid  et  autour  de  l'assemblée,  prête 
à  courir  aux  armes  s'il  y  avait  un  vote  hostile.  Il  y  a  mieux,  à  Barcelone 
déjà  on  faisait  mine  de  proclamer  la  république  fédérale,  «  l'état  auto- 
nome catalan;  »  on  se  disposait  à  secouer  l'autorité  de  Madrid,  et  plus 
d'une  grande  ville  allait  en  faire  autant.  Il  a  fallu  que  le  chef  du  gou- 
vernement, M.  Figueras,  allât  lui-même  à  Barcelone  pour  essayer  de 
calmer  cette  effervescence  provoquée  par  la  simple  possibilité  d'un  acte 
d'indépendance  de  la  majorité  des  cortès,  et  une  apparence  de  paix  a 
été  rétablie  pour  le  moment.  M.  Figueras  a  été  reçu  avec  toutes  les 
pompes  usitées,  au  milieu  des  «  ovations  populaires;  »  il  représentait 
aux  yeux  des  républicains  catalans  le  triomphe  du  gouvernement  sur 
une  chambre  réputée  désormais  réactionnaire. 

Certainement  après  cela  les  radicaux  de  l'assemblée  n'ont  plus  rien  à 
faire  à  Madrid.  Ils  sont  au  bout  de  leur  rôle  et,  il  faut  le  dire ,  ce  rôle 
n'a  pas  été  brillant.  Depuis  deux  ans,  ils  ont  servi  la  monarchie  d'Amé- 
dée  de  façon  à  la  perdre,  et  le  jour  est  venu  où  ils  se  son:  vus  aban- 
donnés par  cette  royauté  môme  dont  ils  se  faisaient  un  jouet.  Ils  se  sont 
faits  les  parrains  de  la  république,  et  ils  sont  aujourd'hui  évincés  par  la 
république  malgré  la  majorité  dont  ils  disposent  dans  le  parlement.  Ils 
n'ont  point  eu  tort  de  se  résigner,  puisque,  s'ils  avaient  résisté  jusqu'au 
bout,  c'était  la  guerre  civile  dans  les  vingt-quatre  heures,  comme  on  l'a 
dit,  et  qu'ils  n'avaient  aucune  autorité  morale  pour  faire  face  à  l'im- 
mense anarchie  qui  allait  éclater;  mais  enfin  c'est  ainsi,  il  n'y  a  plus 
désormais  de  représentation  nationale  à  Madrid.  L'assemblée  qui  existe 
encore  va  se  séparer  après  avoir  voté  pour  la  forme  deux  ou  trois  lois 
qu'on  lui  demande,  et  elle  ne  laissera  derrière  elle  qu'une  commission 
de  permanence  qui  n'aura  qu'un  caractère  consultatif.  Les  élections 
doivent  se  faire  le  10  mai,  une  assemblée  constituante  doit  se  réunir  le 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  503 

1"  juin.  Que  reste-t-il  dans  cet  intervalle  de  près  de  trois  mois?  Le 
gouvernement  plus  ou  moins  omnipotent,  |)las  ou  moins  ballotté  d'une 
république  qui  ne  sait  pas  elle-même  ce  qu'elle  sera.  Voilà  la  vérité  des 
choses  I 

Le  parti  républicain  reste  donc  seul  maître  de  la  situation  après  ces 
dernières  crises.  C'est  là  justement  pour  lui  le  danger.  Que  peut-il  faire? 
S'il  se  rapproche  des  classes  conservatrices  dans  un  intérêt  d'ordre  pu- 
blic, il  est  exposé  à  provoquer  toute  sorte  de  manifestations  fédérales, 
de  sécessions  anarchiques,  de  résistances  à  main  armée.  S'il  donne  des 
gages  à  ses  amis  les  républicains  de  toutes  les  nuances,  il  risque  fort 
de  jeter  aussitôt  dans  une  hostilité  déclarée  et  peut-être  active  toutes 
les  opinions  modérées,  tous  les  intérêts  conservateurs.  S'il  ne  fait  rien, 
il  met  tout  le  monde  contre  lui.  Pendant  ce  temps,  l'insurrection  car- 
liste profite  de  la  confusion  pour  s'étendre  et  s'organiser.  En  Catalogne 
elle  gagne  chaque  jour  du  terrain,  et  on  en  est  réduit  à  ne  j)lus  même 
la  combattre  pour  le  moment.  En  Navarre  et  dans  les  provinces  basques 
elle  coupe  les  télégraphes  et  les  chemins  de  fer,  si  bien  que  les  rela- 
tions entre  l'Espagne  et  la  France  n'ont  plus  rien  de  régulier.  Les  car- 
listes ont  leur  quartier-général,  leurs  postes  dont  ils  sont  maîtres. 
L'autre  jour,  à  Madrid  même,  il  s'est  formé  une  bande  qui  est  allée  tenir 
la  campagne,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  dangereusement  significatif,  c'est 
que  dans  cette  bande  il  y  avait  d'assez  nombreux  déserteurs  de  l'armée 
régulière.  L'armée  en  est  là,  elle  est  démoralisée  et  ne  sait  plus  sous 
quel  drapeau  elle  marche.  Les  bataillons  se  débandent  et  refusent  de 
marcher  contre  les  carlistes,  on  l'a  vu  sur  certains  points.  Le  général 
qui  commande  en  Catalogne  a  renvoyé  récemment  une  multitude  d'offi- 
ciers dont  il  se  croyait  sans  doute  peu  sur.  Le  gouvernement  a  demandé 
aux  cortès  les  moyens  nécessaires  pour  lever  45,000  volontaires.  Il  fera 
sa  levée  s'il  peut,  et  il  est  fort  à  craindre  que  ces  volontaires,  suivani 
leur  nom,  ne  fassent  que  ce  qu'ils  voudront.  Jusqu'ici  l'impuissance  mi- 
litaire semble  complète  à  iMadrid. 

On  a  fait  dernièrement  un  certain  bruit  de  l'adhésion  de  quelques- 
uns  des  anciens  chefs  de  l'armée,  du  général  Serrano,  du  général  Cou- 
cha, qui  auraient  offert  leur  épée.  Ce  n'est  point  impossible  assuré- 
ment que  des  chefs  militaires  qui  ont  eu  de  l'autorité  sur  les  troupes 
aient  fait  offre  de  leurs  services  dans  une  telle  crise  où  s'agitent  les 
destinées  de  leur  pays.  Le  fait  est  qu'ils  ne  figurent  encore  nulle  part, 
à  aucun  titre,  et  le  gouvernement  reste  seul  avec  une  armée  qui  se 
décompose,  avec  son  projet  de  lever  des  volontaires,  avec  des  moyens 
d'action  qui  diminuent  chaque  jour,  en  face  de  cette  insuiTeclion  car- 
liste qui  n'aurait  aucune  chance  de  succès,  qui  ne  serait  même  pas  sé- 
rieusement redoutable,  si  elle  trouvait  devant  elle  toutes  les  forces  libé- 
rales et  conservatrices  de  l'Espagne  unies  sous  un  même  drapeau.  Voilà 
la  situation  au  milieu  de  laquelle  se  débat  cette  nation  espagnole  qui, 


50i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avant  de  rentrer  dans  les  conditions  fixes  des  puissances  régulières,  a 
besoin  de  se  défendre  de  la  désorganisation  complète  dont  elle  est  teiïi- 
poraireiuent  menacée.  ch.  de  mazade. 


LES   RUSSES  DANS  L'ASIE  CENTRALE. 


L'EXPÉDITION   DE   KHIVA. 

L'attention  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre  se  porte  de  nouveau  du  côté 
de  l'Asie  centrale.  L'Europe  ne  saurait  rester  indifférente.  Il  s'agit  là 
d'une  question  qui,  en  d'autres  temps,  aurait  éveillé  la  sollicitude  de 
toutes  les  chancelleries,  car  elle  se  rattache  directement  au  grand  pro- 
blème de  l'équilibre  européen.  Deux  grandes  puissances  se  disputent  la 
pre'pondérance  en  Asie.  La  Russie,  fidèle  aux  traditions  de  Pierre  le 
Grand,  poursuit  sa  marche  vers  le  sud;  l'Angleterre,  maîtresse  de  l'Inde, 
s'avance  vers  le  nord.  Les  deux  états  doivent  se  rencontrer,  se  heurter 
peut-être,  et  cette  éventualité,  qui  chaque  jour  se  rapproche,  est  grosse 
de  couiplications  pour  l'avenir  de  la  politique  européenne.  Depuis  plus 
de  trente  ans,  c'est  un  petit  pays,  le  khanat  de  Khiva,  oasis  fertile 
plantée  au  milieu  des  déserts,  qui  est  le  principal  théâtre  de  la  lutte  d'in- 
lluence  à  laquelle  se  livrent  la  Grande-Bretagne  et  l'empire  des  tsars. 
Khiva  est,  pour  ainsi  dire,  le  nœud  de  la  question  asiatique.  La  Revue 
a  déjà  consacré  d'importans  travaux  à  l'étude  de  ces  lointaines  régions. 
Un  publiciste  qui  avait  fait  un  long  séjour  dans  l'Inde,  M.  de  Jancigny, 
et  un  homme  d'état  éminent ,  M.  Thouvenel,  ont  exposé,  dès  I8/1O  et 
1841  (1),  les  plans  de  la  politique  russe  et  les  manœuvres  de  la  diplo- 
matie anglaise  à  l'intérieur  de  l'Asie.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  rap- 
peler aujourd'hui  ce  court  fragment  de  l'article  remarquable  publié  en 
1841  par  M.  Thouvenel  :  «  Le  commerce  avec  l'Asie  centrale  serait  sus- 
ceptible d'une  grande  extension,  si  la  Russie  parvenait,  sinon  à  conquérir 
la  province  de  Khiva,  du  moins  à  y  faire  prédominer  son  influence.  11 
serait  facile  alors  d'ouvrir  à  travers  les  stoppes  des  Turcomans,  qui  de 
la  mer  Caspienne  à  Ourghendj  couvrent  une  étendue  de  800  verstes,  une 
route  protégée  par  plusieurs  forts.  On  a  même  songé  à  lier  par  un  canal 
rOxus  à  la  mer  Caspienne...  L'un  ou  l'autre  de  ces  travaux  une  fois 
achevé,  la  mer  Caspienne  verrait  renaître  son  ancienne  activité,  et  la 
Russie,  mise  en  contact  avec  le  Turkestan,  la  Chine  et  le  Caboul,  n'au- 
rait plus  qu'un  pas  à  faire  pour  étendre  son  commerce  jusque  dans  les 
factoreries  de  l'Inde  anglaise.  On  comprend  donc  aisément  toute  l'im- 

(1)  L'Hindoustan,  l'expédition  de  Khiva,  par  M.  A.  de  Jancignj',  livraison  du  15  mai 
1840;  —  Progrés  de  la  liussie  dans  l  Asie  centrale,  par  M.  Thouvenel,  livraison  du 
15  décembre  1841. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  505 

portance  qu'elle  doit  attacher  à  la  possession  de  ce  khanat,  et  tôt  ou 
tard  sans  doute  elle  tentera  de  nouveaux  efforts  pour  se  le  procurer.  » 
Ces  prévisions  étaient  fondées.  La  Russie  est  à  la  veille  d'entreprendre 
une  expédition  contre  Kbiva.  Les  notes  qui  vont  suivre  nous  ont  été 
transmises  par  M,  Arminius  Vambéry,  professeur  à  l'université  de  Pesth, 
qui  a  visité,  il  y  a  plusieurs  années,  les  contrées  de  l'Asie  centrale.  Il 
serait  superflu  de  faire  ressortir  l'intérêt  que  présentent,  dans  les  cir- 
constances actuelles,  les  renseignemens  géographiques  et  les  observa- 
tions politiques  de  M.  Vambéry. 

La  population  du  khanat  de  Khiva  ne  saurait  être  évaluée  ^  plus  de 
500,000  habitans.  La  portion  sédentaire  comprend  les  Eiizbcgs,  proprié- 
taires du  sol,  et  les  Saris,  qui  exercent  généralement  les  professions 
commerciales.  La  portion  nomade  se  compose  de  diverses  tribus,  parmi 
lesquelles  il  convient  de  citer  les  Yomouths,  qui  habitent  la  région  du 
sud-ouest,  où  ils  commencent  à  se  livrer  à  des  travaux  agricoles,  les 
Tchaoudors,  qui  promènent  leurs  tentes  sur  le  plateau  de  Ust-Yort  et  se 
considèrent  comme  les  maîtres  du  désert  qui  s'étend  de  la  rive  gauche 
de  rOxus  à  la  mer  Caspienne,  les  Kirghiz  et  les  Karakalpaks,  qui  er- 
rent avec  leurs  troupeaux  sur  la  rive  droite  de  l'Oxus  et  dans  les  envi- 
rons du  lac  d'Aral,  sur  la  côte  est,  où  la  domination  de  Khiva  n'est  que 
nominale. 

Le  khanat  comptait  autrefois  plusieurs  villes  importantes  ;  ses  écoles 
jouissaient  même  d'une  grande  renommée  :  Zamakhchari,  le  plus  sa- 
vant lexicographe  arabe,  et  le  célèbre  médecin  Avicenna  ont  professé 
dans  les  universités  de  Kharezm.  Il  ne  reste  plus  rien  aujourd'hui  de 
ces  brillantes  traditions.  L'invasion  mongole  a  tout  emporté;  puis  sont 
venues  les  hordes  turques,  qui  ont  chassé  la  population  iranienne  en  in- 
troduisant dans  cette  malheureuse  contrée  la  barbarie  et  le  désordre. 
L'histoire  de  Khiva  ne  présente  après  cette  période  qu'une  série  non 
interrompue  de  révolutions.  Tantôt  ce  sont  les  Euzbegs  ou  les  Kirghiz  ou 
même  les  nomades  Karakalpaks  qui  s'emparent  du  pouvoir;  tantôt  c'est 
la  Boukharie  ou  la  Perse  qui  domine.  La  dynastie  actuelle,  de  la  branche 
Kungrat,  occupe  le  trône  depuis  les  premières  années  de  ce  siècle; 
mais  elle  n'a  pu  maintenir  son  autorité  qu'au  prix  de  luttes  continuelles. 
Les  villages  sont  constamment  à  la  merci  des  tribus  nomades,  qui  les 
pillent  ou  les  rançonnent  impunément.  Les  ruines  s'accumulent,  les 
champs  autrefois  bien  cultivés  demeurent  en  friche,  et  la  steppe  gagne. 

Dans  de  telles  conditions,  Khiva  ne  peut  entretenir  de  relations  ami- 
cales ni  même  régulières  avec  les  états  voisins.  La  cour  de  Téhéran  ne 
saurait  voir  avec  indifférence  les  marchés  du  khanat,  où  les  hordes  du 
Turkestan  viennent  vendre  comme  esclaves  les  prisonniers  enlevés  dans 
les  villages  de  la  frontière  persane.  On  a  compté  jusqu'à  20,000  de  ces 
prisonniers  qui  étaient  occupés  à  labourer  les  champs  des  Euzbegs  ou  à 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

travailler  dans  les  petites  fabriques  du  pays.  Il  çst  probable  que  ce 
chiffre  n'a  point  dinainué,  car  le  marché  des  esclaves  est  toujours 
très  actif.  Plus  d'une  fois  le  gouvernement  de  Téhéran  a  menacé  de  de- 
mander compte  au  khanat  des  déprédations  qu'il  protège  ou  qu'il  tolère; 
il  a  projeté  des  expéditions  et  commencé  quelques  armemens.  Il  u'a 
jamais  en  la  force  d'aller  jusqu'au  bout,  mais  son  ressentiment  contre 
Khiva  p.'en  est  que  plus  vif.  Quant  à  la  Boukharie,  elle  a  également  à 
se  plaindre  des  incursions  auxquelles  se  livrent  sur  son  territoire  les 
tribus  khiviennes;  ses  émirs  en  sont  réduits  à  une  guerre  d'escar- 
mouches, qui  n'a  d'autre  effet  que  de  perpétuer  l'animosité  séculaire 
entre  les  deux  pavs  sans  réprimer  le  brigandage.  Une  seule  puissance 
peut  agir  efficacement  contre  Khiva,  c'est  la  Russie. 

Maîtresse  d'une  partie  de  l'Asie  centrale,  la  Russie  a  toujours  consi- 
déré que  l'indépendance  de  Khiva,  indépendance  qui  ne  se  maintient 
que  dans  le  désordre  et  par  le  pillage,  est  une  disgrâce  pour  elle,  un 
défi,  presque  un  péril.  Elle  ne  peut  conserver  son  influence  dans  ces 
régions  qu'en  y  exerçant  une  sorte  de  police  et  en  protégeant  contre  les 
incursions  khiviennes  les  populations  qui  lui  sont  plus  ou  moins  direc- 
tement soumises.  En  outre  Je  khanat  est  devenu  le  refuge  des  tribus 
kasaks  qui  occupent  les  environs  de  la  mer  Caspienne,  et  qui  se  met- 
tent fréquemment  en  révolte  contre  le  gouvernement  russe.  Bien  que 
les  droits  de  ce  gouvernement  sur  les  Kasaks  et  sur  la  plupart  des  au- 
tres tribus  des  steppes  soient  fort  contestables,  l'hospitalité  bienveil- 
lante dont  jouissent  à  Khiva  les  fugitifs  et  les  prétendus  rebelles  est 
très  mal  vue  par  la  Russie.  Enfin  il  n'est  pas  douteux  que  le  commerce 
européen,  c'est-à-dire  le  commerce  russe,  dans  une  partie  de  l'Asie 
centrale  est  entravé  par  la  détestable  administration  de  Khiva.  La  Rus- 
sie veut  y  mettre  ordre.  Son  intérêt,  comme  sa  dignité,  lui  conseille  de 
ne  point  se  laisser  braver  par  un  état  aussi  faible.  Elle  assure  d'ailleurs 
qu'elle  prend  en  main  la  cause  de  la  civilisation  européenne  contre 
l'insolent  exclusivisme  de  la  doctrine  asiatique,  doctrine  que  les  gens 
de  Khiva  aiment  à  répéter  :  «  à  nous,  le  droit  d'aller  sur  vos  terres 
avec  nos  caravanes,  d'y  porter  nos  marchandises,  d'en  tirer  vos  pro- 
duits; à  vous,  défense  de  mettre  le  pied  sur  notre  sol;  sinon,  vous  êtes 
les  fils  de  la  mort  !  »  La  Russie,  qui  a  besoin  de  conserver  et  d'étendre  son 
influence  en  Asie,  n'est  pas  d'humeur  à  subir  ces  ridicules  sommations. 

Dans  les  premiers  temps,  alors  que  la  Russie  n'avait  pas  encore  porté 
son  drapeau  dans  le  Samarkand  et  dans  le  Krasnovodsk,  les  khans  de 
Khiva  ne  s'inquiétaient  guère  des  menaces  du  tsar.  Ils  accueillaient  les 
envoyés  russes  avec  une  apparente  courtoisie,  leur  faisaient  mille  pro- 
messes, sauf  à  n'en  tenir  aucune,  et  s'engageaient  très  facilement  à 
contenir  les  pillards  de  la  frontière.  Au  fond  de  leurs  déserts,  ils  se 
croyaient  suffisamment  garantis  contre  toute  attaque.  Depuis  que  la  do- 
mination russe  s'est  rapprochée  par  la  conquête  et  par  les  entreprises 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  507 

commerciales,  le  gouvernement  khivien  a  compris  le  péril,  et  il  s'est 
appliqué  à  le  conjurer.  Il  a  d'abord  envoyé  de  nombreuses  députations 
dans  le  Khokand,  dans  l'Yarkend  et  au  Caboul,  pour  solliciter  des  al- 
liances. Des  émissaires  ont  parcouru,  durant  ces  dernières  années, 
toutes  les  régions  duTurkestan,  afin  d'organiser  la  guerre  sainte  contre 
les  infidèles.  En  même  temps,  le  khan  s'adressait  à  Constantinople;  puis 
il  se  rabattit  sur  Calcutta,  implorant  l'intervention  amicale  du  vice-roi 
de  l'Inde  ou  un  envoi  d'armes  et  d'argent.  Lord  Northbrook  se  contenta 
de  lui  transmettre  de  bons  conseils  sur  la  nécessité  de  vivre  eu  paix  avec 
ses  voisins,  de  respecter  le  droit  des  gens  et  de  protéger  le  commerce. 
Ces  avis  charitables,  mais  peu  compromettans,  n'étaient  point  de  nature 
à  rassurer  le  khan  de  Khi  va  contre  la  perspective  d'une  attaque  russe 
qui  lui  apparaissait  déjà  très  menaçante.  La  Russie  venait  en  1869  d'é- 
tablir des  postes  militaires  sur  la  côte  orientale  de  la  mer  Caspienne; 
elle  avait  construit,  à  la  limite  du  déser-t,  un  fort  considérable,  d'où 
étaient  déjà  sorties,  comme  avant-gardes  sur  la  route  de  Khiva,  plusieurs 
explorations  scientifiques.  Après  avoir  vainement  invoqué  l'assistance 
de  ses  voisins,  prêché  la  guerre  sainte  et  frappé  à  toutes  les  portes, 
même  à  celles  des  infidèles,  le  khan  jugea  qu'il  ne  lui  restait  plus  qu'à 
fléchir  son  redoutable  adversaire  et  à  se  mettre  à  sa  merci. 

Vers  la  fin  de  1871 ,  le  khan  expédia  en  Russie  deux  ambassades. 
L'une,  composée  de  six  personnes,  sous  la  direction  de  Mehemmed- 
Emin,  arriva  le  27  février  à  Alexandrovsk,  pour  de  là  se  rendre  à  Tiflis 
et  remettre  au  grand-duc  une  dépêche  très  amicale,  par  laquelle  on  s'en- 
gageait à  rendre  à  la  liberté  les  sujets  russes  retenus  en  esclavage  à 
Khiva.  Bien  accueillis  par  le  colonel  Lamakin,  commandant  la  place 
d'Alexandrovsk,  les  envoyés  ne  purent  dépasser  Temir-Khan-Choura, 
dans  le  Daghestan;  le  grand-duc  fit  dire  qu'il  n'était  pas  disposé  à  les 
voir,  et  il  leur  ordonna  de  rebrousser  chemin.  L'autre  ambassade  ne 
fut  pas  plus  heureuse.  Son  chef,  Atalik-Irnazar,  gouverneur  du  district 
des  Karakalpaks,  devait  aller  à  Saint-Pétersbourg,  et  il  portait  au  tsar 
da  nombreux  cadeaux,  parmi  lesquels  figurait  une  paire  de  magnifiques 
chevaux;  mais,  arrivé  à  Orenbourg,  il  reçut  l'ordre  de  s'en  retourner. 
L'échec  était  donc  complet,  le  khan  voyait  repousser  ses  diplomates,  ses 
promesses  et  ses  cadeaux;  après  ce  double  affront,  il  ne  lui  était  plus 
permis  de  se  faire  illusion  sur  les  visées  de  la  politique  moscovite,  et  il 
ne  lui  restait  qu'à  préparer  ses  moyens  de  défense. 

Khiva  peut  mettre  en  campagne  près  de  25,000  hommes  de  cavalerie 
fournis  par  les  Euzbegs,  et  quelques  escadrons  auxiliaires  provenant 
des  tribus  qui  parcourent  les  steppes.  Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que 
ces  troupes  sont  mal  commandées,  indisciplinées  et  pourvues  d'armes 
très  primitives  ;  elles  n'ont  pour  elles  que  l'habitude  du  climat  et  la 
connaissance  parfaite  du  terrain  ;  ces  avantages,  si  précieux  qu'ils  soient, 
ne  leur  suffisent  pas  pour  lutter  avec  quelque  chance  de  succès  contre 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(les  troupes  européennes.  Le  meilleur  rempart  pour  Khiva,  c'est  le  dé- 
sert qui  l'entoure.  Voilà  le  seul  obstacle  quj  soit  de  nature  à  contrarier 
la  marche  de  l'expédition  russe,  mais  il  est  des  plus  sérieux. 

Il  ne  saurait  être  question  de  rechercher  sur  la  carte  leg  routes  mili- 
taires qui  de  la  frontière  russe  aboutissent  à  Khiva;  il  n'y  a  là  que  des 
traces  de  caravanes,  dont  les  lignes  indécises  sont  noyées  à  chaque  sai- 
son sous  la  mer  de  sables.  On  peut  seulement  indiquer  les  principales 
directions  entre  lesquelles  l'expédition  devra  faire  son  choix  pour  péné- 
trer à  l'intérieur  du  pays.  —  De  la  rive  gauche  de  l'Oxus  aux  rivages  de 
la  mer  Caspienne,  une  route,  ou  du  moins  ce  qu'on  appelle  une  route, 
longue  d'environ  100  milles,  conduit  d'un  côté  à  Tach-Kale  (la  forteresse 
de  pierre)  ou  au  fort  russe  Alexandrovsk,  et  de  l'autre,  par  Mangichlak, 
au  promontoire  de  Karagan,  sur  la  baie  du  même  nom.  Elle  était  an- 
ciennement fréquentée  par  les  caravanes,  mais  elle  paraît  impraticable 
l)our  une  armée.  Il  faut  quelquefois  franchir  des  étapes  de  trois  journées 
de  marche  sans  rencontrer  d'eau  potable;  en  hiver,  le  froid  est  glacial, 
et  la  neige  tombe  abondamment;  pendant  l'été,  les  chaleurs  sont  acca- 
blantes. —  Une  seconde  route  part  de  la  station  de  Saraïtchik  sur  le  cours 
inférieur  de  l'Oural.  Ce  fut  celle  que  suivit  au  xvii*  siècle  Hetman  Nets- 
chay  et  dans  laquelle  s'engagea,  en  1817,  la  malheureuse  expédition  de 
Bekovitch  Tclierkafsky;  mesurant  une  longueur  de  1,000  verstes  envi- 
ron, d'après  les  calculs  de  Venyukoff,  elle  commence  dans  les  plaines 
basses  de  Sagich,  se  dirige  en  ligne  diagonale  vers  le  plateau  d'Ust-Yort, 
par  Barsa-Kilmez,  le  long  de  la  côte  occidentale  du  lac  d'Aral,  et  abou- 
tit à  Kungrat.  On  ne  trouve  un  peu  d'herbe  et  d'eau  salubre  que  sur  un 
tiers  de  ce  grand  parcours.  —  H  y  a  une  troisième  route  qui  d'Oren- 
bourg  conduit  également  à  Kungrat  en  passant  par  le  fort  Embinsk  élevé 
en  1839  contre  les  invasions  des  tribus  khiviennes  et  en  contournant  le 
lac  Ay-Beugur.  Elle  a  une  longueur  de  1,395  verstes,  et,  d'après  les  indi- 
cations des  itinéraires  russes,  l'eau  et  le  fourrage  y  sont  extrêmement 
rares.  —  11  existe  enfin  une  quatrième  route,  d'Orsk  à  Kazalinsk 
(739  verstes)  et  de  Kazalinsk  à  Khiva  (770  verstes)  ;  la  distance  totale 
entre  les  deux  points  extrêmes  est  de  1,509  verstes.  La  première  partie 
du  parcours,  fréquentée  par  les  tribus  nomades  et  par  les  caravanes  de 
la  Boukharie,  est  relativement  assez  facile  ;  mais  de  Kazalinsk  à  Geur- 
ien,  sur  la  frontière  du  khanat,  ce  n'est  plus  qu'un  pays  de  steppes 
arides  et  sablonneuses.  —  Telles  sont  les  routes  dont  le  savant  géo- 
graphe Venyukoff  a  étudié  les  différentes  directions. 

Dans  le  cours  de  ces  dernières  années,  le  gouvernement  russe  a  cher- 
ché à  faire  ouvrir  une  nouvelle  voie  du  fort  Perovsky  à  Khiva;  ce  projet 
n'a  pas  eu  de  suite.  Les  mêmes  obstacles  se  rencontrent  sur  d'autres 
points,  notamment  dans  les  steppes  de  Kizil-Koum  et  de  Batkak-Koum 
qui  séparent  la  Boukharie  du  Khokand,  ainsi  que  dans  les  steppes  hyr- 
caniennes.  J'ai  traversé  ces  diverses  régions  qui  sont  décrites  dans  la 


Ki:VUE.    —    CllHOMQUli.  509 

relation  de  mon  voyage,  el  je  n'ai  plus  à  rclracor  les  tribulations  et  les 
souffrances  réservées  au  voyageur  qui  s'aventure  au  milieu  de  ces  af- 
freuses contrées.  Croirait-on  cependant  que  certains  politiques  russes, 
de  faciles  rêveurs  qui  du  fond  de  leur  cabinet  à  Saint-Pétersbourg  en- 
treprennent la  conquête  de  l'Asie  centrale  pour  la  plus  grande  gloire 
des  tsars,  avaient  imaginé  de  lancer  un  chemin  de  fer  à  travers  les 
steppes,  des  monts  Balkans  aux  rives  de  l'Oxus!  Quand  ce  beau  projet  fît 
son  apparition,  —  il  y  a  environ  trois  ans,  —  je  crus  devoir  en  dire  ma 
façon  de  penser  et  déclarer  qu'il  était  ridicule.  Toute  la  presse  moscovite 
se  déchaîna  contre  moi.  J'avais  eu  l'audace  d'exprimer  un  doute  sur  la 
puissance  de  la  sainte  Russie  !  Fort  heureusement  la  récente  expédition 
scientifique  de  MM.  Stebnitski  et  Radde  a  confirmé  mon  témoignage  : 
ces  savans,  partis  du  fort  Krasnovodsk,  ont  pénétré  assez  loin  dans  l'in- 
térieur des  steppes,  et  leur  rapport  non  suspect  a  mis  à  néant  le  projet 
de  voie  ferrée. 

Je  viens  d'indiquer  avec  des  détails  géographiques  qui  ont  peut-être 
semblé  trop  arides,  mais  que  mon  voyage  dans  ces  régions  m'a  permis 
de  rendre  plus  précis,  les  diverses  routes  qui  aboutissent  à  Khiva,  j'ai 
décrit  en  même  temps  les  obstacles  de  toute  nature  qui  rendent  cette 
région  à  peine  abordable.  Il  paraît  toutefois  certain  que  le  gouverne- 
ment russe,  après  avoir  successivement  avancé  ses  stations  et  ses  forts 
jusque  sur  la  frontière,  est  décidé  à  pénétrer  sur  le  territoire  du  khanat 
et  à  frapper  au  cœur  ce  peuple,  ou  plutôt  cette  peuplade,  qui,  se  croyant 
abritée  par  ses  déserts,  l'a  si  longtemps  bravé.  Les  préparatifs  ont  été 
faits  avec  un  soin  et  une  patience  qui,  en  dépit  des  difficultés,  donnent 
lieu  de  compter  sur  le  succès  de  l'expédition.  Selon  toute  apparence,  le 
khanat  sera  envahi  par  trois  côtés  à  la  fois.  L'attaque  principale  partira 
du  fort  n"  1,  et  suivra  la  rive  orientale  du  lac  d'Aral  :  c'est  la  voie  la 
moins  pénible;  les  deux  autres  points  d'attaque  seront  à  la  ligne  de  for- 
tification sur  le  cours  inférieur  de  l'Emba  et  à  Krasnovodsk  sur  la  côte 
orientale  de  la  mer  Caspienne.  Le  printemps  est  la  saison  la  plus  con- 
venable pour  la  traversée  des  steppes;  l'herbe  nouvelle  est  assez  épaisse 
pour  donner  des  fourrages  suffisans,  les  fondrières  creusées  dans  le  ter- 
rain argileux  contiennent  encore  des  mares  d'eau  qui  proviennent  des 
pluies  de  l'hiver  ou  de  la  fonte  des  neiges,  enfin  les  ouragans  sont 
moins  à  craindre.  Quant  aux  opérations  militaires,  il  n'est  pas  probable 
que  les  Khiviens  osent  risquer  une  bataille  rangée,  leur  tactique  ne  peut 
consister  que  dans  une  guerre  d'escarmouches;  ils  lanceront  dans  le 
désert  leurs  colonnes  mobiles  qui  tenteront  des  coups  de  surprise  sur  les 
flancs  de  l'armée  ennemie,  sur  les  détachemens  isolés  et  sur  les  convois. 
Le  jour  où,  après  avoir  franchi  les  steppes,  l'expédition  russe  aura  gagné 
les  régions  cultivées  et  enlevé  les  premiers  villages,  Khiva  sera  complè- 
tement sans  défense,  et  le  khan  n'aura  plus  qu'à  faire  sa  soumission. 

Dans  la  correspondance  diplomatique  échangée  récemment  entre  lord 


510  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Granville  et  le  comte  Schouvalof,  ce  dernier  a  déclari^  que  la  Russie  ne 
songeait  à  diriger  contre  Khiva  qu'un  détachement  de  quatre  batail- 
lons et  demi  de  troupes  régulières.  Si  lord  Granville  et  la  presse  an- 
glaise ont  bien  voulu  ajouter  foi  à  cette  modeste  déclaration,  il  faut 
qu'ils  se  soient  bien  mal  rendu  compte  des  conditions  nécessaires  de 
l'expédition  ou  qu'ils  aient  le  parti-pris  d'accepter,  de  la  part  du  cabinet 
russe,  les  assertions  les  plus  invraisemblables.  Quatre  bataillons  et  demi 
pour  aller  à  Khiva!  Quatre  bataillons  et  demi  ayant  à  leur  tête  un  prince 
impérial,  le  frère  du  tsar!  Ajoutons  que,  d'après  les  appréciations  les 
plus  modérées  et  en  supposant  que  l'attaque  s'effectue  seulement  sur 
im  ou  deux  points,  l'on  devra  emmener  5,000  à  6,000  chameaux  pour 
transporter  l'artillerie  de  campagne  démontée  pièce  à  pièce,  les  vivres 
et  les  approvisionnemens  d'eau  potable.  iNon,  ce  n'est  pas  avec  d'aussi 
faibles  troupes  que  la  Russie  s'engagera  dans  cette  entreprise  où  elle  ne 
veut  certainement  pas  s'exposer  à  un  échec,  et  l'Angleterre,  qui  s'y  con- 
naît en  fait  d'expéditions  asiatiques,  ne  saurait  croire  un  seul  instant  à 
cet  effectif  ridicule  de  quatre  bataillons.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  les 
deux  gouvernemens  ont  intérêt  à  donner  le  change  sur  l'importance  de 
cette  expédition;  ils  pensent  rapetisser  la  question,  —  une  question 
qui  engage  les  susceptibilités  internationales,  —  en  réduisant  au  chiffre 
le  plus  minime  l'effectif  du  corps  d'armée  qui  doit  porter  dans  l'Asie 
centrale  le  drapeau  de  la  Russie. 

Il  y  a  dix  ans,  au  retour  de  mon  voyage  dans  les  contrées  asiatiques, 
j'exprimais  toute  ma  surprise  au  sujet  de  l'indifférence,  de  l'apathie  des 
Anglais  devant  les  progrès  incessans  de  la  Russie.  Témoin  de  l'état 
de  .barbarie  dans  lequel  se  trouvaient  le  Turkestan  et  la  plupart  des 
régions  de  l'Asie  centrale,  je  n'hésitais  pas  à  déclarer  que  l'influence 
européenne  pouvait  seule  y  ramener  l'ordre,  la  civilisation,  l'échange 
fructueux  des  produits.  La  domination  de  toute  puissance  européenne, 
de  la  Russie  à  défaut  d'une  autre,  était  mille  fois  préférable  à  l'anarchie 
qui  désolait  ces  contrées.  Tel  est  mon  sentiment  fondé  sur  un  principe 
général  et  non  pas  inspiré  par  une  prédilection  particulière  et  systéma- 
tique en  faveur  de  la  puissance  russe.  D'un  autre  côté  il  convient,  dans 
l'intérêt  de  la  paix  du  monde,  d'éviter  les  conflits,  les  chocs  entre  les 
deux  grandes  nations,  l'Angleterre  et  la  Russie,  qui  sont  destinées  par  la 
situation  géographique  et  par  la  force  des  choses  à  s'étendre  en  Asie,  et 
qui,  s'avançant  l'une  par  le  nord,  l'autre  par  le  sud,  finiront  par  se 
rencontrer.  Pourquoi  dès  lors  ne  point  tracer  à  l'avance  une  zone  inter- 
médiaire entre  les  Indes  et  le  Turkestan  russe,  zone  qui  serait  neutra- 
lisée, respectée  par  les  deux  puissances,  ouverte  par  leur  double  in- 
fluence aux  communications  du  commerce  et  creusant  pour  ainsi  dire 
entre  les  frontières  de  chacune  d'elles  un  large  fossé  qui  limiterait  leur 
ambition  et  conjurerait  les  périls  du  contact?  Cette  politique  prévoyante 
a  été  dédaignée  par  les  ministères  whigs  et  par  l'école  de  Manchester;  il 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  511 

est  juste  de  reconnaître  qu'elle  avait  été  entrevue  par  le  ministère 
tory  et  qu'elle  avait  même  reçu  un  commencement  d'exécution. 

Lord  Mayo,  vice-roi  des  Indes,  nommé  par  le  minisière  tory,  s'était 
mis  en  relations  avec  le  roi  des  Afghans.  Chir-Ali-Klian,  fils  et  succes- 
seur de  Dost-Mohammed,  vint  à  Umballah,  et,  dans  une  entrevue  avec 
le  vice-roi,  il  se  plaça  sous  le  protectorat  britannique,  duquel  il  obte- 
nait en  retour  le  paiement  d'un  subside  annuel  et  la  garantie  de  sa  cou- 
ronne. On  s'en  émut  à  Saint-Pétersbourg.  La  presse  russe  vit  dans  l'al- 
liance conclue  entre  Ghir-Ali  et  lord  Mayo  le  prélude  d'une  ligue  offensive; 
elle  rappela  que  précédemment  l'Angleterre  avait  accordé  son  appui 
moral  et  son  concours  matériel  à  la  Boukharie  contre  la  Russie;  alléga- 
tion inexacte,  mais  bien  faite  pour  réveiller  en  Russie  la  défiance  de  l'o- 
pinion publique.  Afin  de  couper  court  à  de  fauses  inteipréLations,  le 
cabinet  de  Saint-James  crut  devoir  envoyer  à  Saint-Pétersbourg  l'un  des 
fonctionnaires  les  plus  éminens  de  l'administration  anglo-indienne, 
M.  F.-D.  Forsyth,  avec  mission  d'exposer  la  nature  et  la  portée  réelle  des 
engagemens  contractés  avec  Chir-Aii,  et  de  proposer  un  règlement  gé- 
néral de  ja  question  asiatique  par  l'établissement  d'une  zone  intermé- 
diaire qui  garantirait,  en  le  limitant,  le  champ  d'action  et  d'influence 
des  deux  pays.  La  chute  du  ministère  tory  mit  fin  à  ces  négociations, 
que  les  whigs  ne  jugèrent  pas  à  propos  de  poursuivre.  —  Pas  dt;  dis:us- 
sions!  pas  d'embarras!  Laissez  faire!  Ce  mot  d'ordre  de  l'école  de  Man- 
chester devait  recevoir  son  application  dans  les  affaires  d'Asie  comme 
dans  les  affaires  d'Europe.  L'histoire  dira  si  cette  politique,  uniquement 
vouée  aux  intérêts  matériels  et  aux  choses  du  présent,  est  bien  conforme 
à  la  dignité  et  à  la  prospérité  de  la  Grande-Bretagne.  Quoi  qu'il  en  soit, 
depuis  la  chute  du  ministère  tory  tout  examen  des  questions  asiatiques 
était  relégué  au  dernier  plan;  les  interpellations  faites  au  parlement 
n'avaient  point  d'écho  et  ne  recevaient  que  d'évasives  réponses;  la  presse 
anglaise  se  détournait  de  ces  questions  lointaines  et  fâcheuses.  Le  Hmes 
lui-même,  peu  de  jours  avant  l'arrivée  du  comte  Schouvalof  à  Londres, 
traitait  de  rêves,  de  contes  de  fées,  les  préoccupations  que  certains  es- 
prits ressentaient  au  sujet  de  l'Asie  centrale;  il  déclarait  même  qu'après 
tout  il  valait  mieux  pour  l'Angleterre  avoir  pour  voisins  dans  i'inde  les 
Russes  que  les  Afghans! 

Cette  indifférence,  plus  ou  moins  feinte,  fit  place  au  désappointe- 
ment le  plus  vif  lorsque  l'on  apprit  à  Londres  que  décidément  la  Rus- 
sie allait  entreprendre  une  expédition  contre  Khiva,  Il  ne  s'agissait 
plus  cette  fois  de  paroles,  de  projets,  de  combinaisons  à  longue 
échéance;  c'était  un  acte  immédiat,  dont  l'opinion  nationale  en  Angle- 
terre, si  longtemps  froide  sur  ces  questions,  allait  maintenant  exagérer 
la  portée  et  les  conséquences.  Le  ministère  de  M.  Gladstone  fut  donc 
obligé  de  sortir  de  sa  réserve  et  d'inviter  le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg 
à  faire  connaître  ses  intentions  sur  l'ensemble  de  la  politique  asiatique, 


512  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ainsi  que  le  but  de  l'expédition  annoncée  contre  Khiva.  En  même  temps, 
il  offrit  de  reprendre  les  négociations  engagées  par  le  ministère  précé- 
dent pour  arriver  à  une  délimitation  de  frontière,  et  à  la  création  d'une 
zone  neutre  qui  pourrait,  à  l'avenir,  prévenir  les  conflits.  Si  lord  Gran- 
ville,  au  nom  du  cabinet  anglais,  avait  voulu  préciser  les  griefs  et  pro- 
voquer une  discussion  définitive,  il  aurait  dû  serrer  la  question  de  plus 
près,  notamment  exiger  que  la  Russie  cessât  de  donner  asile  et  de  payer 
des  subsides  aux  princes  afghans  qui  n'ont  pas  accepté  le  compromis 
stipulé  entre  Chir-Ali  et  lord  Mayo,  demander  quelques  explications 
sur  les  postes  que  la  Russie  a  établis  à  Krasnovodsk  et  àTchekrichlar,  sur 
la  côte  orientale  de  la  mer  Caspienne,  postes  dont  la  création  doit  avoir 
nn  lout  autre  objet  qu'une  simple  campagne  contre  Khiva.  Rref,  il  y 
avait,  dans  ce  dossier  que  M.  Gladstone  avait  laissé  grossir  depuis  trois 
ans,  une  série  de  questions  à  éclaircir  et  à  résoudre.  La  correspondance 
échangée  entre  lord  Granville  et  le  comte  Schouvalof  se  garde  bien  d'y 
toucher.  Il  semble  même  que  le  diplomate  russe  ait  eu  quelque  pitié 
bienveillante  pour  le  ministère  anglais,  qu'il  voyait  aux  prises  avec  l'o- 
pinion publique;  il  a  promis,  pour  rassurer  le  parlement  et  les  Anglais, 
que  l'expédition  contre  Khiva  ne  se  composerait  que  de  quatre  batail- 
lons et  demi,  et  que  cette  petite  troupe  se  retirerait  de  Khiva  aussitôt 
après  avoir  infligé  au  khan  le  châtiment  qu'il  mérite;  il  a  offert  de 
laisser  à  l'Afghanistan,  allié  et  tributaire  de  l'Angleterre,  une  province, 
celle  de  Bedakhchan,  qui  n'appartient  à  personne,  ni  à  la  Russie,  ni  à 
l'Angleterre,  ni  aux  Afghans,  et  qui  ne  contient  que  des  montagnes  sé- 
parées par  d'incultes  vallées  de  sables.  Ces  assurances,  ces  engagemens, 
ces  dons  n'ont  en  eux-mêmes  aucune  valeur;  mais  ils  sont  destinés  à 
fournir  à  lord  Granville  de  beaux  argumens  devant  le  parlement,  à  tirer 
le  ministère  de  M.  Gladstone  d'une  situation  épineuse  et  à  endormir 
l'opinion  publique.  Entre  gouvernemens  alliés,  on  se  doit  de  tels  ser- 
vices. Le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  laisse  volontiers  au  cabinet  an- 
glais l'apparence  d'une  sorte  de  victoire  diplomatique,  pourvu  qu'il 
conserve  en  l'éalité  les  coudées  franches  dans  les  manœuvres  de  sa  po- 
litique asiatique. 

Lorsque  les  Russes  seront  entrés  à  Khiva,  nous  verrons  quand  et  à 
quelles  conditions  ils  en  sortiront.  Ce  sera  le  plus  sûr  commentaire  des 
négociations  qui  se  sont  récemment  poursuivies  entre  les  cabinets  de 
Saint-Pétersbourg  et  de  Saint-James.  arminius  vambéry. 


Le  di'recleur-gérantj  C.  Buloz. 


JEAN  DE  THOMMERAY 


FELICIK    SANDEAU. 


C'est  à  toi,  sœur  chérie,  mon  refuge  et  ma  consolation,  que  je  dédie  ce  récit, 
commencé  sous  tes  yeux.  Étions-nous  assez  tristes  et  malheureux  alors!  Tu  m'as 
appris  que  les  plus  mauvais  jours,  lorsqu'ils  sont  traversés  près  des  ôtros  qu'on  aime 
laissent  encore  de  bien  doux  souvenirs.  J.  Sandeau. 


C'est  à  la  campagne,  près  des  bois,  non  loin  de  îa  Seine,  dans  le 
modeste  enclos  où  je  comptais  achever  de  vieillir,  que  je  le  vis  pour 
la  première  fois.  Il  avait  vingt-deux  ans  à  peine.  Quelques  pages 
signées  de  mon  nom  avaient  suffi  pour  me  gagner  son  cœur  :  il  se 
présentait  sans  autre  recommandation  que  sa  bonne  mine  et  son 
désir  de  me  connaître.  Les  sympathies  de  la  jeunesse  ont  un  attrait 
irrésistible  ;  il  est  doux  surtout  de  les  inspirer  lorsqu'on  touche  soi- 
même  à  l'arrière-saison.  Je  l'accueillis  le  mieux  que  je  pus  sans  qu'il 
m'en  coûtât  grand  effort,  car  en  vérité  il  était  charmant.  Je  le  vois 
encore  m'abordant  au  pas  de  ma  grille,  svelte,  élancé,  la  figure  au 
teint  mat  ombragée  d'un  duvet  naissant,  le  nez  fin,  l'œil  bleu,  le 
front  pur,  avec  de  beaux  cheveux  d'un  blond  cendré  qui  foisonnaient 
aux  tempes;  sa  tenue,  ses  manières  et  son  langage,  l'élégante  sim- 
plicité qui  paraissait  dans  sa  personne,  tout  chez  lui  témoignait  en 
laveur  du  foyer  où  il  avait  grandi.  Il  faisait  une  claire  journée  d'a- 
vril ;  nous  la  passâmes  ensemble  dans  les  bois  de  Meudon ,  sur  les 
coteaux  de  Sèvres  et  de  Bellevue.  Malgré  tant  d'années  qui  nous 
séparaient,  nous  causions  bientôt  comme  deux  amis.  Fortune  rare 
dans  une  époque  où  la  jeunesse  du  cœur  et  de  l'esprit  ne  se  retrou- 

T©UE   CIV.  —   1"  AVRIL  1873.  33 


515  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vait  en  général  que  chez  les  vieillards,  dans  une  époque  où  les  sou- 
venirs donnaient  plus  de  fleurs  que  les  espérances,  où  les  soirs  je- 
taient plus  de  flamme  que  les  matins,  fortune  bien  rare  en  efTet  et 
qui  mérite  d'être  signalée,  ce  jeune  homme  était  jeune;  il  avait  tous 
les  entraînemens  généreux,  toutes  les  saintes  illusions,  toutes  les 
heureuses  passions  de  son  âge.  Il  croyait  au  bien,  il  admirait  le 
beau,  il  rêvait  l'amour  et  la  gloire.  Je  l'écoutais  en  souriant,  et,  par 
momens,  avec  une  sorte  de  stupeur.  D'où  venait-il?  sous  quelle  lati- 
tude avait-il  vu  le  jour?  quelle  étoile  avait  lui  sur  son  berceau? 
Qu'était-ce  enfin  que  ce  Jean  de  Thommeray  qui,  au  bout  d'une 
heure  d'entretien,  n'avait  encore  parlé  ni  de  filles,  ni  de  chevaux, 
ni  même  du  cours  de  la  rente  ? 

Grâce  aux  confidences  qu'il  n'était  pas  besoin  de  provoquer,  j'ar- 
rivai promptement  à  me  rendre  compte  du  phénomène  que  j'avais 
sous  les  yeux. 

M.  de  Thommeray,  le  père,  d'une  bonne  maison  de  Bretagne, 
avait  commencé  la  vie  dans  un  temps  où  l'ivresse  du  renouveau 
s'emparait  de  tous  les  esprits.  Étudiant  à  Paris,  c'est  là  qu'il  avait 
traversé  les  dernières  années  de  la  restauration  et  les  premières  qui 
suivirent  la  révolution  de  1830,  belles  années  que  le  siècle  n'a  pas 
revues  depuis,  qu'il  ne  reverra  pas.  Le  culte  des  intérêts  maté- 
riels n'avait  pas  envahi  les  cœurs,  la  richesse  ne  s'imposait  pas 
comme  le  but  suprême  de  la  destinée  ;  la  patrie  et  la  liberté  avaient 
pris  rang  parmi  les  muses,  l'éclat  des  lettres  et  des  arts  passait 
pour  le  plus  beau  luxe  que  pût  convoiter  une  nation  intelligente  et 
fière.  La  jeune  génération  qui  fut  témoin  de  cette  aurore  en  a  con- 
servé jusqu'au  déclin  de  l'âge  un  lumineux  reflet,  et,  si  elle  vaut 
encore  aujourd'hui  quelque  chose,  c'est  pour  s'être  baignée  dans 
ses  clartés.  Henri  de  Thommeray  faisait  partie  d'un  groupe  déjeunes 
gens  étroitement  unis,  tous  possédés  des  mêmes  ardeurs,  tous  animés 
de  nobles  ambitions.  Ses  goûts  et  ses  instincts  le  portaient  vers  le 
monde  des  écrivains  et  des  poètes  :  il  avait  pénétré  dans  leur  inti- 
mité; sa  nature  prompte  à  l'enthousiasme  et  à  l'admiration  lui  avait 
aisément  ouvert  tous  les  sanctuaires.  Entraîné  par  des  convictions 
raisonnées  et  par  le  mouvement  général,  il  avait,  au  contact  des 
hommes  et  des  choses,  laissé  tomber  un  à  un,  comme  les  pièces 
d'une  armure  dévissée,  ses  préjugés  de  caste,  et,  sans  abjurer  les 
traditions  d'honneur  de  sa  famille,  il  était  entré  à  pleines  voiles 
dans  le  courant  des  idées  modernes.  L'amour  vrai  n'était  pas  rare 
alors  :  sincère  jusque  dans  ses  écarts,  loin  d'abaisser  les  âmes, 
il  les  élevait  même  en  les  égarant.  Le  gentilhomme  breton  avait 
ressenti  toutes  les  influences  d'une  époque  de  floraison  et  d'épa- 
nouissement universel.  Il  avait  aimé  d'un  amour  pur,  délicat,  ro- 


JEAN   DE    TUOMMERAY.  515 

manesque,  une  jeune  fille  pauvre  et  bien  née,  d'origine  irlandaise, 
qu'il  devait  épouser  plus  tard.  Voilà  comment  il  avait  fait  son 
droit.  Ses  études  terminées,  on  n'était  pas  bien  sûr  qu'il  les  eût 
commencées,  il  s'était  décidé,  après  de  longs  atermoiemens,  à  re- 
tourner dans  sa  province.  11  se  retirait  à  propos,  au  moment  où 
tant  d'espoirs  et  de  promesses,  tant  de  conquêtes  déjà  réalisées 
menaçaient  de  sombrer  dans  les  excès  et  les  débordemens.  De  la 
société  qu'il  quittait  pour  ne  plus  y  rentrer,  il  n'avait  vu  que  les 
côtés  éblouissans,  il  emportait  avec  lui  une  ample  provision  de  sou- 
venirs enchantés  et  d'images  ineffaçables.  A  quelque  temps  de  là, 
maître  de  son  patrimoine  et  pouvant  disposer  de  lui-même  à  son 
gré,  il  épousait  la  jeune  fdle  qu'il  aimait.  L'un  et  l'autre  n'avaient 
consulté  que  leur  inclination  mutuelle;  ce  qui  ne  semblera  pas  moins 
surprenant,  c'est  que  ni  l'un  ni  l'autre  n'eurent  sujet  de  s'en  re- 
pentir. 

Le  domaine  héréditaire  où  ils  avaient  abrité  leur  tendresse  s'éten- 
dait dans  une  des  vallées  les  plus  sauvages  et  les  plus  silencieuses 
de  la  vieille  Armorique.  L'habitation  s'élevait  à  mi-côte,  et  tenait 
de  la  ferme  autant  que  du  château;  un  bois  de  chênes  la  protégeait 
contre  les  vents  qui  soufflaient  des  grèves  prochaines.  M.  de  Thom- 
meray  vivait,  comme  ses  pères,  en  gentilhomme  campagnard,  chas- 
sant, montant  à  cheval,  visitant  ses  paysans,  faisant  valoir  ses 
terres,  pendant  que  sa  femme,  la  belle  Irlandaise,  ainsi  qu'on  l'ap- 
pelait dans  le  pays,  s'appliquait  aux  soins  domestiques  et  gouver- 
nait la  maison  avec  grâce  et  autorité.  Bien  qu'il  eût  fini  par  s'ac- 
climater et  prendre  racine  dans  la  réalité,  cependant  il  demeurait 
fidèle  aux  goûts  de  sa  jeunesse  :  seulement  il  s'était  cloîtré,  pour 
ainsi  dire,  dans  l'époque  de  son  séjour  à  Paris.  Enfermé  dans  le 
cercle  de  ses  souvenirs,  il  n'en  sortait  jamais;  rien,  en  dehors, 
n'existait  pour  lui  :  le  temps,  qui  ne  s'arrête  pas,  l'avait  oublié  en 
chemin.  J'ai  connu  un  parfait  gentleman  qui  ne  voyageait  point  sans 
traîner  avec  lui  l'ameublement  complet  de  l'appartement  qu'il  oc- 
cupait à  Londres.  A  peine  arrivé  dans  une  ville  où  il  comptait  sé- 
journer pendant  quelques  mois,  que  ce  fût  Rome  ou  Naples,  Cadix 
ou  Madrid,  Genève  ou  Lausanne,  il  s'installait  à  l'hôtel  avec  son 
mobilier,  et  n'éprouvait  de  satisfaction  sans  mélange  que  lors- 
qu'après  des  miracles  d'arrangement  et  de  symétrie,  il  était  parvenu 
à  s'établir  exactement  comme  chez  lui.  Dès  lors,  l'âme  rassérénée, 
il  reprenait  ses  habitudes  britanniques,  et  ne  mettait  le  nez  dehors 
qu'autant  qu'il  y  était  forcé.  Je  ne  sais  trop  pourquoi  M.  de  Thom- 
meray  me  rappelait  ce  fils  d'Albion.  Autour  de  lui,  tout  portait  la 
date  et  la  marque  de  la  période  du  siècle  dans  laquelle  il  s'était 
cantonné.  Sa  chambre  renfermait  un  échantillon  de  l'art  qui  floris- 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sait  à  la  fin  de  la  restauration  :  dessins  d'Alfred  et  de  Tony  Jo- 
liannot,  aquarelles  de  Devéria,  eaux-fortes  de  Paul  Huet,  médaillons 
de  David,  statuettes  de  Barre  et  de  Pradier,  esquisses  de  SchefTer 
et  de  Delacroix,  tout  un  petit  musée  qu'il  n'eût  pas  troqué  contre 
la  tribune  des  offices  ou  la  galerie  du  Louvre.  Les  portraits  litho- 
graphies de  ses  illustres  amis  tapissaient  les  murs  du  salon.  Ils 
étaient  tous  là,  romanciers  et  poètes.  La  bibliothèque  se  composait 
uniquement  de  leurs  productions  avec  hommage  de  l'auteur.  Les 
lettres  qu'il  avait  reçues  de  chacun  d'eux  étaient  collectionnées  dans 
un  album  richement  relié,  et  qui  remplaçait  à  ses  yeux  les  archives 
de  sa  maison.  Pas  une  de  ces  épîtres  qui  n'aiïirmàt  le  dévoùment  le 
plus  profond,  pas  une  qui  ne  respirât  l'amitié  la  plus  exaltée;  quel- 
ques-uns même  avaient  poussé  la  politesse  jusqu'à  l'assurer  de 
leur  admiration,  bien  que  pour  la  mériter  il  n'eût  jamais  fait  autre 
chose  que  de  leur  prodiguer  la  sienne.  Grâce  aux  bahuts  sculptés, 
aux  crédences  et  aux  dressoirs,  grâce  aux  vieilles  ferrures  dont  la 
demeure  était  suffisamment  pourvue,  il  avait  pu  sans  beaucoup  de 
frais  ajuster  ses  pénates  au  goût  du  moyen  âge,  que  la  littérature 
nouvelle  venait  de  remettre  en  honneur.  Le  soir,  à  la  veillée,  il  re- 
lisait avec  sa  femme  les  ouvrages  qui  n'avaient  pas  cessé  de  les 
charmer,  ou,  mieux  encore,  il  refeuilletait  avec  elle  le  plus  char- 
mant de  tous  les  livres,  celui  qu'ils  avaient  fait  ensemble,  le  poème 
de  leurs  amours.  La  douce  conformité  de  leurs  idées  et  de  leurs 
sentimens,  la  tendre  affection  et  le  constant  respect  qu'ils  avaient 
l'un  pour  l'autre,  donnaient  un  éclatant  démenti  au  moraliste  qui 
prétend  qu'il  n'existe  pas  de  ménage  délicieux.  C'est  par  là  seule- 
ment qu'ils  se  séparaient  de  l'esprit  de  leur  temps;  le  bonheur  con- 
jugal élait  le  seul  anachronisme  qu'on  eût  trouvé  à  relever  dans 
cet  intérieur  où  se  perpétuaient  les  traditions  de  1830. 

Assurément  c'étaient  des  gens  heureux;  ils  faisaient  du  bien, 
voyaient  peu  de  monde  et  se  suffisaient  à  eux-mêmes.  Les  revenus 
du  domaine  n'étaient  pas  assez  considérables  pour  leur  permettre 
de  longs  déplacemens;  leurs  besoins  et  leurs  désirs  ne  dépassaient 
point  leur  avoir.  Enlin  les  bénédictions  du  ciel  s'étaient  multipliées 
autour  d'eux.  Ils  avaient  trois  fils,  tous  les  trois  bien  portans  et  bien 
venus  :  le  bruit,  le  mouvement,  la  fête  du  logis.  En  dépit  du  milieu 
où  ils  étaient  nés,  les  deux  premiers  n'avaient  jamais  montré  un 
goût  bien  vif  pour  les  délices  de  l'étude  et  les  plaisirs  de  l'intelli- 
gence. Enfans,  c'étaient  de  vrais  petits  bandits  en  insurrection  per- 
manente contre  l'alphabet,  amoureux  de  l'air  libre,  impatiens  de 
tout  frein,  coureurs  de  bois  et  batteurs  de  buissons,  enfourchant  à 
cru  les  chevaux  de  ferme,  galopant  à  travers  la  lande,  et  ne  ren- 
trant au  gîte  qu'avec  quelque  avarie.  La  mère  les  grondait,  puis  les 


JEAN   DE    TIIOMMERAY.  5^7 

embrassait,  et  ils  recommençaient  le  lendemain;  au  demeurant,  les 
meilleurs  diables  du  monde.  Tout  en  modifiant  leurs  habitudes  d'in- 
dépendance et  de  vagabondage,  l'éducation  n'avait  pu  les  apprivoi- 
ser aux  choses  de  l'esprit.  Ils  étaient  pour  leur  père  un  continuel 
sujet  d'étonnement  par  la  profonde  indifférence  qu'ils  témoignaient 
en  matière  de  littérature.  Quand  celui-ci  faisait  en  famille  une  des 
lectures  qui  abrégeaient  les  soirées  d'hiver,  ils  trouvaient  toujours 
un  prétexte  pour  s'esquiver,  à  moins  qu'ils  ne  prissent  le  parti  plus 
commode  de  s'endormir  au  coin  de  l'âtre.  M.  de  Thommeray  se 
demandait  parfois  de  qui  tenaient  ces  jeunes  drôles.  En  revanche, 
le  dernier,  c'était  Jean,  avait  manifesté  dès  l'âge  le  plus  tendre  des 
instincts  tout  contraires  et  des  penchans  tout  opposés.  Moins  ro- 
buste que  ses  aînés,  nature  délicate,  un  peu  frêle,  il  avait  grandi 
sous  l'aile  de  sa  mère,  qui,  sans  préférence  marquée,  l'enveloppait 
pourtant  d'une  sollicitude  inquiète  et  raffinée  dont  se  passaient  vo- 
lontiers les  deux  autres.  Il  échappait  à  peine  à  l'enfance  qu'il  était 
déjà  sensible  aux  beautés  et  aux  harmonies  de  la  création.  A  vingt 
ans,  il  avait  dévoré  tous  les  volumes  qui  composaient  la  biblio- 
thèque du  manoir.  Romans,  poésies,  pièces  de  théâtre,  il  avait 
tout  lu  et  relu,  tantôt  le  long  des  haies,  au  versant  des  vallées, 
tantôt  en  présence  de  l'Océan,  sur  les  plages  retentissantes.  Il 
s'était  enivré  de  ces  récits  ardens  et  passionnés,  de  ces  drames 
étranges  où  bouillonnaient  la  sève  et  la  vie,  de  ces  beaux  vers 
qui  mêlaient  leur  musique  au  concert  des  vents  et  des  flots.  Na- 
turellement, sans  efforts,  il  bégayait  lui-même  la  langue  des  poètes. 
On  se  représente  la  joie  du  père,  qui  se  sentait  revivre  dans  ce  fils. 
M.  de  Thommeray  ne  se  possédait  plus.  Ses  souvenirs,  vieillis, 
un  peu  fanés,  avaient  recouvré  leur  éclat  et  leur  vivacité  mati- 
nale. Les  années  écoulées,  les  mœurs  transformées,  la  scène  du 
monde  occupée  par  de  nouveaux  acteurs,  les  révolutions  accom- 
plies depuis  qu'il  avait  quitté  Paris,  tout  cela  ne  comptait  absolu- 
ment pour  rien  :  il  était  revenu  au  lendemain  de  son  départ,  et 
dans  ses  entretiens  avec  Jean,  entretiens  qui  ne  tarissaient  pas,  il 
retraçait  en  traits  épiques  l'histoire  des  grands  jours  qu'il  avait  tra- 
versés, les  foyers  célèbres  où  il  s'était  assis,  les  hautes  amitiés  qui 
avaient  été  le  lustre  de  sa  jeunesse,  les  aspirations  d'une  époque 
de  renouvellement  et  de  renaissance,  tous  les  épisodes,  tous  les  in- 
cidens  de  la  société  brillante  et  lettrée  à  laquelle  il  s'était  mêlé,  et 
qu'embellissaient  encore  les  féeries  de  la  perspective  et  les  enchan- 
temens  de  la  mémoire.  Le  fils  s'était  de  bonne  heure  imprégné  des 
souvenirs  du  père  :  il  en  avait  nourri  ses  premiers  rêves  et  ses  pre- 
miers espoirs.  Il  faut  le  dire,  ces  peintures,  ces  vives  images  n'é- 
taient point  pour  inspirer  le  goût  et  l'amour  de  la  vie  rustique»  Ce 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  ressortait  bien  clairement  des  longues  confidences  que  me  fai- 
sait mon  jeune  compagnon,  c'est  qu'il  avait  été  de  tout  temps  con- 
sidéré dans  sa  famille  comme  objet  de  luxe;  il  était  le  lis  qui  ne 
file  pas.  Pendant  que  ses  aînés,  toujours  levés  dès  l'aube,  s'occu- 
paient à  la  terre  et  dirigeaient  l'exploitation  rurale,  Jean  lisait, 
songeait  ou  composait  de  petits  poèmes  bretons  que  sa  mère  com- 
parait avec  orgueil  aux  Mélodies  irlandaises  de  Thomas  Moore,  et  qui 
arrachaient  à  M.  de  Thommeray  des  cris  d'admiration.  Ses  frères 
chérissaiemt  en  lui  la  grâce  un  peu  féminine  qui  semblait  inviter 
leur  protection,  le  charme  et  l'élégance,  tous  les  dons  extérieurs, 
toutes  les  séductions  dont  ils  étaient  à  peu  près  dépourvus  et  que 
la  nature  lui  avait  départies  d'une  main  prodigue.  On  a  remarqué 
que  les  cadets  sont  en  général  les  plus  beaux;  leur  moulage  est, 
dit-on,  plus  net  et  plus  sûr.  Frères,  parens,  amis,  ils  reconnais- 
saient tous  qu'une  plante  si  rare  appelait  le  soleil,  que  cet  enfant 
n'était  pas  né  pour  végéter  à  l'ombre,  au  fond  de  la  province.  Un 
beau  matin,  Jean  avait  embrassé  les  êtres  excellens  qui  pleuraient 
en  lui  disant  adieu,  et  vingt  heures  après  il  entrait  dans  Paris  avec 
toutes  les  illusions  que  son  père  en  avait  emportées. 

Il  arrivait  sans  parti-pris.  Dans  la  pensée  de  sa  famille,  il  s'agis- 
sait pour  lui  du  choix  d'une  carrière,  de  s'y  préparer  longuement 
par  l'examen  sérieux  des  divers  états  de  la  société.  Il  n'eût  pas  déplu 
à  M.  de  Thommeray,  —  c'était,  semblait-il,  sa  secrète  ambition,  — 
que  ce  fils  s'illustrât  sur  le  grand  théâtre  où  il  n'avait  joué,  lui, 
qu'un  rôle  de  comparse.  Quant  à  Jean,  il  n'avait  pas  de  programme 
arrêté.  Il  était  impatient  de  vivre,  impatient  d'aborder  la  vie  par 
tous  ses  côtés  élevés.  Le  monde  l'attirait;  la  fortune  des  lettres  le 
tentait;  il  aspirait  par-dessus  tout  aux  ivresses  de  la  passion  :  son 
cœur  frémissant  était  plein  d'amour  sans  objet.  Chaque  époque  a 
ses  expressions  familières  et  son  accent  qui  lui  est  propre.  Je  tres- 
saillais parfois  en  l'écoutant;  il  avait  certains  tours  de  phrase  qu'il 
tenait  de  son  père,  certaines  notes  dans  la  voix  qui  me  reportaient 
brusquement  en  arrière  et  réveillaient  en  moi  des  mondes  ense- 
velis. Il  me  récita  quelques-uns  de  ses  petits  poèmes  bretons  :  j'y 
pris  un  vif  plaisir,  et,  plaisir  non  moins  vif,  je  pus  les  louer  avec 
sincérité  ;  le  poète  de  la  Bretagne,  Brizeux ,  ne  les  eût  pas  désa- 
voués. Ainsi  nous  cheminions  tous  deux  par  une  tiède  après-midi 
d'avril.  Les  enclos,  les  vergers  en  fleurs  se  réjouissaient  au  soleil; 
les  villas,  désertées  pendant  l'hiver,  commençaient  à  se  repeupler, 
et,  tout  en  marchant,  tout  en  causant,  nous  apercevions  à  travers 
les  grilles  de  jolis  enfans  qui  s'ébattaient  autour  des  pelouses,  sur 
le  sable  fin  des  allées.  Jours  tranquilles!  heures  fortunées!  quel- 
ques années  plus  tard,  seul  et  la  mort  au  fond  de  l'âme,  je  parcou- 


JEAN   DE    THOMMERAY.  519 

rais  ces  paysages  d'où  l'invasion  m'avait  chassé,  il  n'y  restait  plus 
que  des  ruines  :  seuils  désolés,  maisons  béantes,  intérieurs  pillés, 
salis,  déshonorés.  Quels  hôtes,  quels  vainqueurs!  Non  moins  mau- 
dite et  non  moins  exécrable,  la  guerre  civile  avait  achevé  l'œuvre 
de  destruction.  La  nature  seule,  quoique  mutilée,  elle  aussi,  sou- 
riait encore  comme  autrefois  et  réparait  dt'Jà  ses  désastres  :  la  bê- 
tise et  la  férocité  des  hommes  n'avaient  pas  pu  supprimer  le  prin- 
temps. 

Des  semaines,  des  mois  s'écoulèrent,  Jean  ne  revint  qu'à  la  fm 
de  l'automne.  11  me  parut  changé;  ce  n'était  plus  chez  lui  l'en- 
thousiasme et  la  foi  qui  m'avaient  frappé  lors  de  notre  première 
entrevue,  mais  le  trouble,  l'hésitation  du  voyageur  qui  cherche  à 
s'orienter,  et  qui  ne  reconnaît  pas  les  sites  décrits  dans  son  itiné- 
raire. Il  s'était  présenté  chez  les  illustres  amis  de  son  père,  chez 
ceux  que  la  mort  avait  épargnés  ou  que  la  vie  n'avait  pas  dispersés 
au  loin.  M.  de  Thommeray  lui  avait  répété  maintes  fois  qu'il  n'au- 
rait qu'à  se  nommer  pour  se  voir  adopté  par  tous  et  de  prime  saut 
introduit  dans  l'intimité  des  cénacles;  il  avait  même  engagé  son  fils 
à  n'user  qu'avec  discrétion  du  crédit,  du  patronage,  du  zèle  em- 
pressé de  ces  grands  amis.  Jean,  qui  avait  feuilleté  souvent,  tou- 
jours avec  un  pieux  respect,  l'album  où  les  précieuses  lettres  étaient 
conservées  comme  des  reliques,  ne  doutait  pas  qu'en  effet  les  bras 
et  les  cœurs  ne  s'ouvrissent  pour  lui  faire  accueil.  Chacune  de  ses 
visites  avait  été  marquée  par  une  déception.  Les  cénacles  n'exis- 
taient plus.  Les  génies  qu'il  aimait  à  se  figurer  avec  une  auréole  au 
front  s'éteignaient  pour  la  plupart  dans  l'abandon  et  la  tristesse. 
Aucun  d'eux  ne  se  souvenait  de  M.  de  Thommeray;  ils  avaient  oublié 
jusqu'à  son  nom.  Le  plus  grand,  le  plus  glorieux  de  tous,  bien 
digne  d'une  fin  meilleure,  se  débattait  misérablement  sous  l'étreinte 
des  plus  dures  nécessités.  11  se  rappelait  qu'autrefois,  à  l'âge  des 
chimères,  il  avait  écrit  quelques  vers  :  il  n'en  parlait  qu'avec  dédain. 
Il  avait  conseillé  à  Jean  de  renoncer  à  la  poésie  et  de  se  lancer  dans 
les  affaires.  Il  regrettait  de  n'avoir  pas  suivi  cette  voie  :  il  avait 
méconnu  sa  vocation.  Un  autre,  retiré  dans  sa  tour,  où  il  officiait 
encore  de  loin  en  loin  devant  un  petit  groupe  de  fidèles ,  lui  avait 
démontré  avec  beaucoup  de  courtoisie  qu'il  n'y  avait  pas  de  place 
pour  les  poètes  dans  la  société  moderne,  qu'ils  naissaient  hors  la 
loi  sous  tous  les  régimes  et  fatalement  réservés  au  sort  de  Gilbert, 
d'André  Chénier  ou  de  Chatterton  :  c'était  sa  thèse  de  prédilection, 
il  y  revenait  d'autant  plus  volontiers  qu'elle  lui  permettait  de  s'é- 
tendre sur  quelques-uns  de  ses  anciens  ouvrages.  Jean  avait  tourné 
le  dos  au  passé  chagrin  et  morose,  et  s'était  mis  en  relation  avec 
la  jeunesse  du  jour  et  quelques-uns  des  beaux  esprits  qui  lui  don- 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naient  le  ton;  son  caractère  expansif  et  loyal,  sa  bonne  grâce,  sa 
générosité,  ses  manières  de  grand  seigneur,  lui  avaient  créépromp- 
tement  des  liaisons  d'amitié  légère  dans  un  monde  qui  ne  se  mon- 
trait pas  difiicile.  Une  génération  avortée,  des  âmes  sans  souffle 
et  sans  essor,  des  cœurs  sans  haine  et  sans  amour,  la  littérature 
remplacée  par  le  commérage,  une  philosophie  d'antichambre,  qui 
consistait  à  rabaisser  tout  ce  qui  relève  la  nature  humaine,  voilà 
ce  qu'à  l'entendre  il  avait  rencontré  dans  ce  monde  sceptique  et 
railleur.  Telle  était  sa  candeur  qu'il  avait  pu  le  fréquenter  pendant 
plusieurs  mois  sans  s'apercevoir  ni  même  se  douter  du  personnage 
qu'il  y  jouait;  il  n'en  était  instruit  que  de  la  veille. —  Tenez,  dit-il 
en  dépliant  un  journal  qu'il  avait  tiré  de  sa  poche,  et  m'indiquant 
du  doigt  l'article  qu'il  souhaitait  que  je  lusse,  prenez  connaissance 
de  ce  petit  morceau  :  je  suis  curieux  de  savoir  ce  que  vous  en 
pensez. 

Ce  petit  morceau  avait  pour  titre  :  Le  Iluron  de  Quimpcr-Co- 
rentin.  Bien  que  Jean  de  Thommeray  n'y  fût  pas  nommé,  c'était 
évidemment  lui  qu'on  avait  voulu  peindre  :  cela  sautait  aux  yeux 
de  quiconque  le  connaissait.  Divisé  en  chapitres  comme  le  conte  de 
Voltaire  qui  en  avait  suggéré  l'idée,  l'article  n'était  qu'une  charge 
d'un  bout  à  l'autre,  mais  une  charge  faite  avec  humour,  de  celles 
qui  sont  œuvres  d'art  et  qui,  par  l'exagération  même  du  trait,  don- 
nent plus  de  saillie  à  la  réalité,  et  la  rendent,  pour  ainsi  parler, 
plus  visible  et  plus  saisissante.  Mon  ami  Jean  se  trouvait  là  couché 
tout  de  son  long.  Dès  l'âge  de  cinq  ans,  il  apprenait  à  lire  dans  les 
romans  néo-chrétiens  de  M.  Gustave  Drouineau.  On  lui  taillait  ses 
premières  jaquettes  dans  une  collection  de  vieux  journaux  qui  por- 
taient la  date  des  dernières  années  de  la  restauration.  Le  milieu  dans 
lequel  il  avait  été  élevé,  l'éducation  qu'il  avait  reçue,  son  départ  de 
Quimper-Corentin,  son  arrivée  à  Paris,  ses  pérégrinations  à  la  re- 
cherche des  cénacles,  tout  cela  était  raconté  à  la  diable,  de  la  façon 
la  plus  fantasque  et  la  plus  hilare.  Après  une  série  de  déconvenues 
plus  drolatiques  les  unes  que  les  autres,  dégoûté  à  jamais  d'une 
société  dépravée,  où  les  manches  à  gigot,  les  grands  sentimens  et 
les  robes  courtes  n'étaient  plus  de  mise,  le  nouvel  Ingénu  reprenait 
la  route  de  Quimper-Corentin,  emportant  dans  sa  valise  le  manuscrit 
de  ses  petits  poèmes,  roulé  et  ficelé  comme  un  saucisson  d'Arles.  Sa 
rentrée  au  pigeonnier  paternel  le  vengeait  de  tous  les  déboires  qu'il 
avait  essuyés  à  Paris.  Il  était  complimenté  sous  un  dais  de  feuil- 
lage par  une  députation  de  jeunes  Huronnes  toutes  attifées  à  la 
mode  de  1830.  Le  soir,  sur  la  pelouse,  deux  troupes  d'indigènes 
simulaient  un  combat  qui  était  censé  représenter  la  lutte  des  clas- 
siques et  des  romantiques;  à  travers  la  foule  erraient  mélancoli- 


JEAN    DE    THOMMERÂY.  521 

quement  quelques  Hurons  en  costume  de  saint-simoiiiens.  Tableau 
final  :  pluie  de  fleurs,  pétards  et  fusées,  cris  de  vive  Lafayettc^  bi- 
nious et  bombardes  exécutant  l'air  de  la  Parisienne,  et,  pour  tout 
couronner,  au-dessus  de  la  porte  d'honneur,  un  magnifique  trans- 
parent sur  lequel  se  détachaient  en  caractères  de  feu  ces  dates  glo- 
rieuses :  27 ,  28,  29  Juillet,  et  cette  déclaration  immortelle  :  une 
charte  sera  désormais  une  vérité. 

Je  n'avais  pu  m'empêcher  de  sourire.  —  A  votre  aise!  monsieur, 
à  votre  aise!  s'écria  Jean,  le  prenant  sur  le  ton  d'Alccste,  la  pasqui- 
nade  vous  paraît  plaisante;  riez-en,  mais  souffrez  que,  moi,  je 
n'en  rie  point.  Que  ces  petits  messieurs  échangent  entre  eux  de 
semblables  aménités,  qu'à  tour  de  rôle  ils  s'accommodent  les  uns 
les  autres  et  s'offrent  en  régal  à  l'appétit  des  méchans  et  des  sots, 
cela  les  regarde,  c'est  leur  affaire;  moi,  je  ne  suis  pas  du  bâtiment, 
je  n'appartiens  pas  au  public  !  Il  est  possible  que  je  ne  sois  qu'un 
niais,  et  même  je  commence  à  comprendre  que  je  ne  suis  pas  autre 
chose;  mais  jusqu'ici  je  n'ai  donné  à  personne  le  droit  de  l'écrire 
dans  les  gazettes.  Croyez-le  bien,  monsieur,  c'est  un  acte  de  félo- 
nie, un  indigne  abus  de  confiance  :  j'étais  leur  hôte,  ils  m'avaient 
accueilli.  Qu'allais-je  faire  dans  celte  galère?  Que  ne  suis-je  resté 
où  j'étais! 

Tout  en  reconnaissant  ce  qu'il  y  avait  de  légitime  au  fond  de  son 
ressentiment,  je  ne  laissai  pas  pourtant  de  lui  parler  en  homme 
qui  n'est  point  étranger  aux  pratiques  de  la  vie  littéraire,  et  qui 
sait  de  longue  main  la  part  d'importance  qu'il  convient  d'accorder 
à  ces  sortes  de  choses.  De  quoi  s'agissait-il?  Jean  n'était  pas 
nommé;  son  honneur  n'était  pas  atteint.  Le  procédé  était  plus  que 
leste,  l'article  en  lui-même  était  inoffensif;  l'aiguillon  s'arrêtait  à 
fleur  de  peau,  il  n'entamait  pas  l'épiderme.  L'esprit  avait  ses  mo- 
mens  d'ivresse,  ses  démangeaisons  et  ses  entraînemens,  auxquels  il 
n'était  pas  toujours  maître  de  résister;  dans  tous  les  temps,  la  presse 
légère  avait  commis  de  ces  petites  iniquités.  Qu'y  faire?  Empêchait- 
on  le  vin  nouveau  de  fermenter  et  de  pétiller  dans  les  cuves?  Dé- 
fendait-on aux  merles  de  siffler?  Le  sage  se  bouchait  les  oreilles 
ou  levait  les  épaules  et  passait  son  chemin.  Jean  coupa  court  à 
l'apologie. 

—  Mais,  monsieur,  vous  n'y  songez  pas;  qu'importe  que  mon 
nom  ne  se  trouve  point  au  bas  du  portrait,  si  chacun  peut  l'y 
mettre?  Qu'importe  que  je  ne  sois  pas  nommé,  si  le  masque  est  assez 
ressemblant  pour  que  tous  ceux  qui  me  connaissent  me  nomment 
en  l'apercevant?  Hier,  au  saut  du  lit,  j'ai  reçu  par  la  poste  vingt 
numéros  de  la  feuille  que  vous  tenez  entre  les  mains;  je  les  ai 
comptés,  je  ne  me  doutais  pas  que  j'eusse  tant  d'amis.  Pour  attiiser 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mon  attention,  pour  m'épargner  l'ennui  d'une  recherche,  presque 
tous  avaient  eu  le  soin  de  marquer  à  l'encre  ou  au  fusain  le  mor- 
ceau en  question  :  raffinement  de  délicatesse  qu'en  vrai  Huron  je 
ne  soupçonnais  pas.  Mon  honneur  n'est  pas  atteint,  dites-vous? 
C'est  bien  ainsi  que  je  l'entends.  Il  serait  curieux  que  l'honneur 
d'un  galant  homme  fût  à  la  merci  de  pareils  drôles.  S'il  ne  s'agis- 
sait que  de  moi,  leurs  vilenies  ne  me  toucheraient  guère,  la  dis- 
tance qui  nous  sépare  est  telle  que  j'en  conçois  l'idée  de  l'infini; 
mais  ce  n'est  pas  seulement  ma  personne  qu'ils  ont  jetée  en  pâ- 
ture à  la  risée  publique,  c'est  aussi  l'intérieur  où  je  suis  né,  c'est 
mon  berceau,  c'est  ma  famille.  Les  illusions  qu'on  raille  si  agréa- 
blement me  venaient  du  cœur  de  mon  père  ;  même  après  les  avoir 
perdues,  je  les  chéris,  je  les  vénère  comme  la  beauté  de  son  âme, 
et  qui  s'amuse  à  les  outrager  mérite  mieux  que  mon  dédain.  Vous 
ignorez  encore  d'où  le  coup  est  parti.  J'ai  vu  de  près  la  jeunesse 
de  mon  époque;  si  l'été  répond  au  printemps,  le  pays  peut  s'at- 
tendre à  de  riches  moissons.  Eh  bien!  dans  ce  monde  où  je  viens 
de  vivre,  je  me  flattais  d'avoir  rencontré  un  ami.  J'avais  fait  de  lui 
le  confident  de  mes  rêves  et  de  mes  mécomptes;  je  n'avais  rien  de 
caché  pour  lui.  C'est  lui,  monsieur,  qui  m'a  trahi!  C'est  lui  qui  m'a 
berné  comme  Sancho  sur  un  drap  d'auberg3.  Que  parlez-vous  d'en- 
traînemens  et  de  démangeaisons  auxquels  l'esprit  n'est  pas  toujours 
maître  de  résister!  Où  nous  mèneraient  ces  lâches  complaisances? 
Le  bandit  qui  me  guette  au  coin  d'un  bois  a  ses  démangeaisons, 
lui  aussi,  et  je  n'admets  pas,  pour  ma  part,  qu'il  y  ait  à  l'usage 
des  gens  d'esprit  un  autre  code  de  morale  que  celui  des  honnêtes 
gens;  mais  voilà  beaucoup  de  bruit  pour  un  article  de  journal. 

Cette  âpreté  de  langage  ne  me  déplaisait  pas;  j'aimais  la  saveur 
de  ce  fruit  encore  vert.  J'avais  craint  un  instant  que  l'afiaire  ne 
tournât  au  tragique  et  ne  se  terminât  sur  le  pré  ;  heureusement  il 
n'en  fut  pas  question.  Jean  s'était  apaisé;  son  regird  s'était  adouci. 
Je  profitai  du  tour  qu'avai^t  pris  l'entretien  pour  toucher  à  quelques 
vérités  que  m'avaient  enseignées  l'expérience  et  la  réflexion.  Je  n'é- 
tais ni  le  détracteur  ni  le  courtisan  du  temps  où  nous  vivions  ;  je 
savais  que  le  fonds  de  l'humanité  varie  peu,  que  les  passions  ne 
changent  guère,  qu'en  dehors  des  grandes  commotions  qui  renou- 
vellent de  loin  en  loin  les  conditions  de  l'atmosphère,  le  bien  et  le 
mal,  le  bon  grain  et  l'ivraie,  les  rayons  et  les  ombres  se  retrouvent 
à  toutes  les  périodes  presque  dans  la  même  mesure  et  dans  les 
mêmes  proportions.  Les  époques  les  plus  fécondes  avaient  leurs 
tares  et  leurs  plaies  cachées,  les  plus  déshéritées  leurs  perfections 
et  leurs  vertus  secrètes  ;  il  y  avait  place  dans  toutes  pour  le  travail 
et  le  talent,  pour  le  dévoûment  et  le  sacrifice,  pour  les  bonnes  ac- 


JEAN    DE    THOMMERAY.  523 

tions  et  pour  les  belles  œuvres.  Jean  écoutait,  d'un  air  résigné,  ré- 
pliquait sans  trop  d'amertume,  mais  paraissait  peu  désireux  de 
pousser  plus  avant  ses  excursions  à  travers  le  monde.  Il  en  avait 
assez,  et  se  tenait  pour  satisfait.  Déjà  la  gloire  ne  le  tentait  plus; 
déjà  la  poésie  se  mourait  en  lui.  La  muse  qu'il  avait  rencontrée  un 
matin  dans  la  lande  embaumée  refusait  désormais  de  le  suivre;  ses 
pieds  délicats  étaient  en  sang,  les  premiers  grêlons  de  la  réalité 
avaient  meurtri  son  sein  et  brisé  ses  deux  ailes.  Il  avait  cherché 
l'amour,  et  n'en  avait  pas  même  trouvé  les  apparences.  11  me  par- 
lait de  sa  famille  avec  une  tendresse  émue,  et  je  me  sentais  porté 
vers  ce  jeune  homme  que  je  voyais  pour  la  seconde  fois  par  quelque 
chose  de  semblable  à  l'affection  que  j'avais  pour  mon  fils.  La  jour- 
née était  avancée.  Je  le  retins  à  dîner,  et  l'accompagnai  le  soir  jus- 
qu'à la  gare  de  Bellevue.  J'étais  avec  lui,  sur  le  quai.  Au  moment 
de  nous  séparer  :  —  Il  peut  se  faire,  me  dit  Jean,  que  je  reste  long- 
temps sans  vous  voir,  il  est  même  possible  que  je  ne  vous  revoie 
jamais.  Je  compte  voyager,  et,  de  retour  en  France,  me  retirer  chez 
mes  parens.  Conservez  de  moi  un  bon  souvenir  :  je  n'oublierai  pas 
l'accueil  que  j'ai  reçu  de  vous. 

Là-dessus,  il  m'embrassa  et  se  jeta  dans  un  wagon.  La  vapeur 
siffla,  et  le  train  partit. 

Ce  brusque  adieu,  cet  élan  de  tendresse,  m'avaient  donné  à  ré- 
fléchir :  je  m'en  allai  pensif  et  fort  troublé.  La  nuit  me  sembla 
longue.  Dès  le  grand  matin,  j'accourais  chez  Jean  :  il  était  déjà 
sorti.  Le  domestique  n'était  instruit  de  rien  :  son  maître  ne  pou- 
vait tarder  à  rentrer,  et  il  m'engageait  à  l'attendre;  je  me  laissai 
mener  au  salon.  L'aspect  seul  de  cette  pièce  aurait  suffi  pour  justi- 
fier mes  appréhensions.  Tout  y  dénonçait  les  préoccupations  de 
l'homme  qui  se  dispose  à  jouer  sa  vie  dans  une  partie  sérieuse.  Un 
monceau  de  papiers  récemment  brûlés  obstruait  l'âtre.  Les  bougies 
consumées  jusqu'au  ras  du  cristal  témoignaient  d'une  veille  obsti- 
née. Sur  le  marbre  de  la  cheminée,  plusieurs  lettres  sous  pli  fermé, 
destinéas  à  la  poste;  des  factures  acquittées,  quelques  autres  qui 
ne  l'étaient  pas  :  à  chacune  de  celles-ci  était  jointe  la  somme  due. 
On  devinait  que  Jean  ne  s'était  pas  déshabillé,  le  divan  avait  servi 
de  lit  de  repos;  un  médaillon  où  s'encadrait  un  portrait  en  miniature, 
celui  de  sa  mère  qu'il  avait  eue  présente  jusqu'au  dernier  moment, 
était  resté  sur  un  des  coussins.  Le  doute  n'était  plus  permis,  Jean 
était  sorti  pour  aller  se  battre.  J'attendis  longtemps.  Les  heures  se 
traînaient;  je  comptais  les  minutes.  Je  m'asseyais,  je  me  levais,  je 
ne  tenais  pas  à  la  même  place;  tantôt  j'errais  de  chambre  en  chambre, 
prêtant  l'oreille  aux  bruits  du  dehors;  tantôt,  penché  sur  le  balcon,  je 
plongeais  dans  la  rue  un  regard  avide.  Il  faisait  une  brume  épaisse, 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  ne  distinguais  que  des  ombres.  De  temps  en  temps,  le  domes- 
tique, un  plumeau  à  la  main,  traversait  la  pièce  où  j'étais;  sa  figure 
souriante,  bêtement  épanouie,  m'inspirait  un  désir  immodéré  de  lui 
sauter  à  la  gorge  et  de  le  jeter  par  la  fenêtre.  Je  venais  d'ouvrir 
un  livre,  je  m'eiïorçais  d'en  lire  une  page,  lorsque  je  crus  entendre 
le  roulement  d'une  voiture  sous  le  vestibule.  Quelques  instans 
après,  une  sourde  rumeur  montait  dans  l'escalier.  J'étais  déjà  sur 
le  palier,  et  j'aperçus  Jean  qui  gravissait  péniblement  les  dernières 
marches,  soutenu  par  ses  deux  témoins  et  la  pâleur  de  la  mort  sur 
la  face.  Un  troisième  personnage  dirigeait  avec  autorité  les  mou- 
vemens  de  l'ascension  funèbre  :  c'était  un  élève  interne  du  Val- 
de-Grâce  qui  avait  assisté  au  combat  et  fait  sur  le  terrain  le  pre- 
mier pansement.  —  Ce  n'est  rien,  dit  Jean  d'une  voix  éteinte  en 
faisant  un  effort  pour  me  tendre  sa  main  blanche  comme  l'ivoire  : 
une  piqûre  d'aiguille.  —  A  peine  achevait-il  ces  mots  qu'une  mousse 
rosée  teignit  ses  lèvres,  et  il  s'affaissa  sans  connaissance  entre  les 
bras  qui  le  soutenaient. 

La  blessure  était  grave  :  l'épée  avait  atteint  le  poumon.  Toutes 
les  mesures  à  prendre,  je  les  pris.  J'adressai  sur  l'heure  une  dé- 
pêche au  fils  aîné  de  M.  de  Thommeray,  et  ne  quittai  Jean  qu'après 
avoir  vu  sa  mère  et  son  frère  installés  tous  deux  à  son  chevet.  L'af- 
faire avait  fait  du  bruit,  j'en  ignorais  certains  détails;  je  les  appris 
par  un  journal  du  monde  élégant.  Dans  la  soirée  du  jour  où  le  fatal 
article  avait  paru,  Jean  s'était  rendu  au  théâtre  des  Variétés,  où 
l'on  représentait  une  pièce  nouvelle;  il  comptait  y  trouver  ce  qu'il 
cherchait.  En  effet,  pendant  un  entr'acte,  il  avait  aperçu  au  foyer 
le  seigneur  qui  l'habillait  si  galamment;  il  était  allé  droit  à  lui,  et, 
de  son  gant  qu'il  tenait  à  la  main,  l'avait  touché  par  deux  fois  au 
visage.  Je  savais  la  suite.  Le  plaisant  de  l'aventure  fut  qu'il  sortit 
de  là  avec  une  réputation  de  noblereau  et  un  sobriquet  ridicule;  on 
a  dit  longtemps  Thommeray  le  Huron,  de  même  que  Scipion  l'Afri- 
cain. Durant  une  semaine  ou  deux,  il  côtoya  les  sombres  bords  :  la 
jeunesse,  la  science,  l'amour  et  les  soins  maternels  le  ramenèrent  à 
la  vie.  La  guérison  fut  prompte,  et  vers  le  milieu  de  novembre  il 
partait  avec  sa  mère  pour  aller  passer  l'hiver  à  Pise. 

Jean  avait  promis  de  m'écrire  :  il  tint  sa  promesse.  Rien  de  plus 
aimable  que  l'accent  de  ses  lettres.  Gomme  chez  tous  les  convales- 
cens,  un  mystérieux  travail  d'apaisement  s'était  accompli  dans  son 
cœur.  Il  plaisantait  avec  enjouement  sur  la  campagne  qu'il  venait 
de  faire  et  ne  s'autorisait  pas  de  ses  espérances  trahies  pour  in- 
sulter à  l'humanité  tout  entière.  Il  ne  prétendait  point  connaître 
à  fond  le  monde;  il  ne  le  jugeait  pas  sur  l'échantillon  qui  avait  passé 
sous  ses  yeux.  Toutefois  ce  qu'il  en  avait  vu  l'effrayait,  et  il  persis- 


JEAN   DE    THOMMERAY.  5'25 

tait  dans  sa  résolution  de  n'y  rentrer  jamais.  La  santé  de  l'âme 
n'était  pas  plus  assurée  que  la  santé  du  corps;  plus  d'une  fois,  dams 
le  milieu  malsain  qu'il  n'avait  fait  pourtant  que  traverser,  il  avait 
senti  des  fumées  grossières  monter  à  son  cerveau.  Qui  pouvait  se 
croire  à  l'épreuve  de  la  contagion?  De  -plus  forts  que  lui  avaient 
succombé  ;  il  s'arrêtait  à  temps  sur  la  pente  qui  mène  aux  abîmes. 
Revenu  de  toute  ambition,  il  se  rappelait  les  bruyères  natales  et 
n'aspirait  qu'à  retourner  dans  le  domaine  de  son  père  :  des  idylles 
sans  fin  !  Il  aimait  aussi  à  me  parler  de  Pise.  Je  revoyais  la  ville  aux 
ponts  de  marbre,  aux  palais  silencieux,  aux  larges  quais  déserts.  Il 
jouissait  avec  délices  du  ciel  clément,  des  chaudes  après-midi,  de 
l'air  gras  et  pur  qu'il  buvait  à  longs  traits  comme  le  lait  fumant  des 
vaches  de  Bretagne.  Il  vivait  et  se  laissait  vivre. 

Cependant,  au  bout  d'un  mois  à  peine,  un  intérêt  nouveau  se 
glissait  dans  sa  vie.  Il  y  avait  à  Pise  une  jeune  femme  venue,  comme 
lui,  pour  y  passer  l'hiver  et  rétablir  sa  santé  chancelante.  Elle  était 
d'une  beauté  rare,  et  paraissait  appartenir  à  l'élite  de  la  société  pa- 
risienne :  elle  en  avait  les  élégances,  et  son  air  languissant,  la  tris- 
tesse de  son  regard,  une  teinte  de  mélancolie  répandue  sur  ses 
traits,  ajoutaient  encore  au  charme  de  sa  personne.  Elle  habitait  un 
petit  palais  sur  le  bord  de  l'Arno,  et  ne  sortait  que  suivie  d'un  do- 
mestique ou  accompagnée  d'une  femme  de  chambre.  On  ne  savait 
rien  de  son  rang;  mais  sa  présence  seule  en  disait  assez,  et  nul  ne 
songeait,  en  la  voyant,  à  s'enquérir  de  son  origine.  Il  ne  s'écou- 
lait pas  de  jour  où  Jean  et  sa  mère  ne  la  rencontrassent,  soit  aux 
Caséines,  soit  au  Campo-Santo,  autour  du  Dôme  ou  du  Baptistère. 
C'est  sur  le  sol  de  l'étranger  que  la  patrie  est  le  lien  des  âmes.  Ils 
étaient  arrivés  promptement  à  échanger  un  salut  silencieux,  puis 
un  sourire  d'intelligence,  puis  quelques  mots  de  politesse;  des  re- 
lations s'en  étaient  suivies,  et  ils  se  réunissaient  fréquemment. 
Cette  jeune  femme  en  effet  appartenait  à  la  fleur  de  la  société  pa- 
risienne :  c'était  la  comtesse  de  R...  L'imagination  de  Jean  s'égarait 
déjà  dans  le  bleu;  ses  lettres,  qui  avaient  passé  presque  sans  tran- 
sition du  ton  de  l'églogue  au  style  flamboyant,  et  dans  lesquelles 
je  retrouvais  toute  la  phraséologie  sentimentale  qui  avait  cours  en 
1830,  n'étaient  plus  remplies  que  des  perfections  de  la  belle  com- 
tesse; il  n'hésitait  point  à  voir  en  elle  une  des  poétiques  héroïnes 
que  ses  lectures  lui  avaient  révélées.  J'eus  comme  un  pressenti- 
ment qu'il  courait  à  de  nouveaux  mécomptes.  Sans  connaître  M'"^  de 
R...,  je  connaissais  assez  mon  temps  pour  savoir  que  la  passion  n'en 
était  pas  la  note  dominante,  et  que  jamais  l'amour  n'avait  causé 
moins  de  dégâts  ni  fait  si  peu  de  victimes,  surtout  parmi  les  femmes 
du  monde.  Bientôt  les  lettres  de  Jean  devinrent  de  moins  en  moins 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fréquentes,  et  bref,  il  cessa  de  m'écrire.  Que  d'amitiés  j'ai  vu  finir 
ainsi!  Je  parle  des  meilleures  et  des  plus  anciennes,  de  celles  qui, 
ayant  commencé  avec  la  vie,  promettaient  de  ne  s'éteindre  qu'avec 
elle. 

Deux  ou  trois  ans  s'étaient  passés.  J'ignorais  ce  que  Jean  était 
devenu;  je  supposais  qu'il  avait  donné  suite  à  ses  projets  de  re- 
traite, et  qu'il  vivait  en  paix  chez  son  père.  Il  m'avait  oublié,  et  je 
trouvais  cela  tout  simple  :  dans  la  saison  des  longs  espoirs,  on  fait 
généralement  bon  marché  de  ce  qu'on  laisse  derrière  soi.  De  mon 
côté,  il  faut  le  dire,  je  ne  pensais  à  lui  que  de  loin  en  loin.  Le  cou- 
rant des  choses  humaines,  les  préoccupations,  les  soucis  dont  aucun 
âge  n'est  exempt  et  qui  semblent  se  multiplier  avec  le  nombre  des 
années,  l'avaient  presque  effacé  de  ma  mémoire  :  une  tournée  que 
je  fis  en  Bretagne  raviva  dans  mon  cœur  le  souvenir  de  ce  jeune 
ami.  Un  jour,  dans  une  bourgade  du  Finistère,  j'appris  par  aven- 
ture que  je  n'étais  qu'à  quelques  lieues  du  domaine  de  Thommeray. 
Je  cédai  à  la  tentation  de  voir  de  près  un  ménage  heureux,  une  fa- 
mille unie.  J'aflrétai  le  jour  môme  une  carriole  du  pays,  et  sur  le 
soir,  un  peu  avant  la  tombée  de  la  nuit,  j'arrivais  au  manoir  que 
j'aimais  à  me  représenter  comme  l'asile  du  bonheur.  Ma  bienvenue 
ne  faisait  pas  question;  j'aiTivais  joyeux  et  le  cœur  en  fête. 

L'antique  demeure,  de  construction  bizarre,  était  à  peu  près  telle 
que  je  me  la  figurais  :  une  vaste  ferme  entre  cour  et  jardin,  avec 
tours  et  donjon,  et  qui  respirait  à  la  fois  la  mélancolie  du  passé  et 
l'activité  de  la  vie  moderne.  Il  restait  encore  des  vestiges  de  fossés 
et  de  pont-levis.  La  porte  d'honneur,  chargée  de  trophées  cynégé- 
tiques, têtes  de  loups,  de  renards,  de  sangliers,  était  surmontée  d'un 
écusson  rongé  par  le  temps  et  dont  les  armoiries  se  distinguaient 
à  peine.  Quand  je  me  présentai,  la  famille  était  réunie  au  salon.  Le 
valet  de  ferme  qui  m'avait  introduit  s' étant  dispensé  du  soin  de 
m' annoncer,  je  poussai  la  porte  qu'il  avait  entr'ouverte ,  et  d'un 
regard  aussi  prompt  que  l'éclair,  avant  que  ma  présence  eût  été  si- 
gnalée, j'embrassai  dans  son  ensemble  le  tableau  qui  s'offrait  à  mes 
yeux  :  M.  de  Thommeray,  en  veste  de  chasse,  droit  comme  un  peu- 
plier, robuste  comme  un  chêne,  debout  et  adossé  à  la  cheminée,  la 
taille  haute,  l'attitude  sévère,  ses  bras  croisés  sur  sa  large  poitrine; 
M'"^  de  Thommeray,  affaissée  plutôt  qu'assise  dans  un  fauteuil,  et 
vieillie  de  vingt  ans  depuis  que  je  ne  l'avais  vue;  enfin  les  deux 
fils  aînés  penchés  sur  le  fauteuil,  et  observant  leur  mère.  Il  ré- 
gnait dans  la  salle  un  silence  lugubre;  la  figure  de  Jean  manquait 
seule  au  tableau.  Certes  ce  n'était  point  l'image  du  bonheur  que 
j'avais  devant  moi.  J'arrivais  à  point,  le  moment  était  bien  choisi! 
J'admirais  une  fois  de  plus  l'esprit  d'à-propos  qui  me  suit  partout, 


JEAN    DE    TIIOMMERAY.  527 

je  songeais  à  me  dérober  quand  M'"^  de  Thommcray,  en  levant  la 
tête,  m'aperçut  et  me  reconnut  aussitôt.  Elle  passa  précipitamment 
son  mouchoir  sur  ses  joues  flétries,  fit  vers  moi  quelques  pas  ra- 
pides, et  saisit  ma  main,  qu'elle  étreignit  par  un  mouvement  con- 
vulsif,  tandis  que  son  regard  m'interrogeait  avec  avidité  et  semblait 
vouloir  me  fouiller  les  entrailles.  J'étais  au  supplice.  Cette  scène 
muette  n'avait  duré  qu'une  seconde.  J'expliquai  en  peu  de  mots  le 
hasard  qui  m'avait  amené.  Dès  qu'elle  eut  compris  qu'il  s'agissait 
seulement  d'une  visite  de  passage,  ses  traits,  qui  s'étaient  animés 
un  instant,  reprirent  tout  à  coup  leur  expression  désespérée.  Elle 
eut  cependant  le  courage  d'ébaucher  un  pâle  sourire,  et,  sans  quit- 
ter ma  main  qu'elle  tenait  encore,  elle  me  conduisit  à  son  mari.  J'en- 
visageai M.  de  Thommeray  :  avec  sa  crinière  de  lion  toute  blanche, 
ses  sourcils  noirs,  sa  prunelle  sombre  et  sa  barbe  grisonnante  par 
places,  qu'il  portait  tout  entière,  il  avait  grand  air  et  me  parut  ad- 
mirablement beau. 

—  Monsieur,  dit-il  en  me  saluant  avec  une  grave  politesse,  vous 
n'êtes  pas  un  étranger  chez  moi;  M'"""  de  Thommeray  m'a  souvent 
parlé  de  vous.  Je  sais  que  vous  avez  été  excellent  pour  elle  pendant 
son  séjour  à  Paris,  et  c'est  ajouter  encore  à  ma  reconnaissance  que 
de  m'olTrir  ici  l'occasion  de  vous  l'exprimer. 

Cet  accueil  un  peu  magistral  acheva  de  me  démonter.  Je  n'étais  pas 
venu  quêter  des  complimens;  mais,  puisque  M.  de  Thommeray  avait 
cru  devoir  tout  d'abord  m'entretenir  de  sa  gratitude,  je  m'étonnais 
qu'il  n'eût  pas  même  fait  allusion  à  celui  de  ses  fils  que  j'avais  soi- 
gné et  veillé  comme  s'il  eût  été  le  mien.  J'hésitais  moi-même,  sans 
m'expliquer  pourquoi,  à  prononcer  son  nom.  J'étais  dans  la  position 
d'un  homme  qui  sent  lé  terrain  miné  sous  ses  pieds,  et  qui  n'ose 
plus  faire  un  pas.  Enfin  je  m'informai  de  Jean,  mais  à  peine  l'eus-je 
nommé  que  M.  de  Thommeray  me  ferma  la  bouche. 

—  Monsieur,  me  dit-il  d'un  ton  bref,  il  ne  nous  reste  plus  que 
deux  fils,  ils  sont  tous  les  deux  devant  vous.  iNous  ne  parlons  ja- 
mais de  celui  que  nous  avons  perdu. 

Je  demeurai  un  instant  comme  anéanti.  Jean  était  mort...  mais 
non  !  L'attitude  de  M.  de  Thommeray,  sa  voix,  son  geste,  son  lan- 
gage, n'étaient  pas  d'un  père  qui  a  eu  l'affreux  malheur  d'ense- 
velir un  de  ses  enfans.  S'il  était  vrai  que  Jean  fût  mort ,  ma  pré- 
sence inattendue  aurait  provoqué  chez  la  mère  une  explosion  de 
désespoir  ou  une  crise  d'attendrissement  plutôt  qu'un  mouvement 
d'ardente  curiosité.  Je  l'avais  assistée  au  chevet  de  son  fils,  j'avais 
partagé  ses  angoisses;  elle  n'eût  pas  été  maîtresse  de  son  émotion, 
elle  se  serait  jetée  dans  mes  bras,  nous  aurions  pleuré  ensemble. 
J'avais  fait  toutes  ces  réflexions  en  moins  de  temps  qu'il  ne  m'en 


528  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faut  pour  les  écrire.  Jean  vivait,  et  pourtant  il  n'avait  plus  sa  place 
au  foyer  dont  il  était  naguère  la  parure  et  la  joie.  Je  ne  savais  que 
m'imaginer  ni  que  dire.  Mon  regard  allait  de  l'un  à  l'autre  et  ne 
rencontrait  que  des  visages  consternés.  M.  de  Thonimeray  seul  se 
tenait  impassible;  mais  ses  lèvres,  violemment  crispées,  trahis- 
saient l'eflort  d'une  douleur  hautaine  qui  se  contraint  pour  ne  pas 
éclater.  Je  me  disposais  à  prendre  congé,  lorsqu'une  porte  du  fond 
s'ouvrit  à  deux  battans,  et  une  servante  parut  sur  le  seuil  :  les  plus 
dures  afflictions  de  l'âme  ne  changent  ni  les  habitudes  ni  les  condi- 
tions de  la  vie,  et  tous  les  jours,  aux  mêmes  heures,  on  se  met  à 
table,  si  malheureux  qu'on  soit.  —  Vous  dînez  avec  nous?  dit  M'"'^  de 
Thommeray  qui  s'était  emparée  de  mon  bras.  Et,  comme  je  cher- 
chais à  m'excuser  :  —  Par  pitié,  ajouta-t-elle  à  mi-voix,  ne  partez 
pas  avant  que  j'aie  pu  vous  parler.  —  Je  ne  résistai  plus  et  me 
laissai  conduire. 

Malgré  ces  préliminaires,  les  choses  se  passèrent  moins  triste- 
ment que  je  n'aurais  pu  l'espérer  :  à  défaut  d'entrain,  le  dîner  ne 
manqua  pas  de  cordialité.  Les  cœurs  et  les  esprits  s'étaient  déten- 
dus peu  à  peu.  Remis  de  la  gêne  que  leur  avait  causée  ma  visite 
inopportune,  mes  hôLes  n'avaient  pas  tardé  à  comprendre  que  je 
n'étais  pas,  moi  non  plus,  sur  un  lit  de  roses,  et,  avec  un  tact  dont 
je  leur  sus  gré,  tous  à  l'envi  s'efforçaient  de  me  faire  oublier  ce 
qu'il  y  avait  dans  ma  position  de  pénible  et  d'embarrassé.  Chacun 
y  mit  du  sien.  Tous  me  traitaient  comme  un  ami  qui  eût  été  at- 
tendu. M'"*  de  Thommeray  n'était  plus  la  belle  Irlandaise,  telle  en- 
core que  je  l'avais  vue  h  Paris.  Les  dernières  années  qui  venaient  de 
s'écouler  avaient  éteint  ce  qui  restait  en  elle  d'éclat  et  de  beauté; 
mais  elle  était  toujours  la  belle  âme  que  j'avais  été  à  même  d'ap- 
précier. L'honneur  de  sa  vie  pouvait  se  résumer  en  quelques  mots  : 
elle  avait  été  l'unique  amour  d'un  honnête  homme  qu'elle  avait  uni- 
quement aimé.  Cela  dit  tout,  et  n'est  point  banal.  Les  deux  fils, 
deux  colosses,  sans  avoir  aucune  des  grâces  de  leur  jeune  frère, 
n'étaient  pas  cependant  dépourvus  de  tout  charme  :  ils  avaient  ce- 
lui de  la  douceur  unie  à  la  force.  J'étais  frappé  surtout  de  la  défé- 
rence et  du  respect  qu'ils  témoignaient  à  leurs  parens  jusque  dans 
les  plus  petites  choses  :  ces  habitudes  de  soumission,  qui  tendent 
de  plus  en  plus  à  se  perdre  dans  les  familles,  avaient  un  caractère 
particulièrement  touchant  chez  de  jeunes  hommes  qui  semblaient 
faits  pour  commander.  Leur  esprit  était  sans  apprêt,  je  dirais 
presque  sans  culture,  mais  l'élévation  de  leurs  sentimens  n'en  res- 
sortait que  mieux,  et  ils  parlaient  avec  un  grand  sens  de  tout  ce 
qui  se  rattachait  à  leurs  occupations  journalières.  Quant  à  M.  de 
Thommeray,  il  y  avait  un  terrain  sur  lequel  nous  devions  néces- 


I 


JEAN   DE   THOMMERAÏ.  520 

sairement  nous  entendre.  Nous  étions  du  môme  âge.  Étudiant  à 
Paris  en  même  temps  que  lui,  j'avais  assisté  comme  lui  h  la  résur- 
rection des  lettres,  aux  fêtes  de  la  renaissance;  nos  deux  jeunesses 
s'étaient  épanouies  à  la  même  heure,  dans  les  mômes  clartés.  En 
rapprochant  nos  souvenirs,  il  se  trouvait  que  nous  avions  vécu 
côte  à  côte,  et  que  plus  d'une  fois  nous  avions  dû  nous  coudoyer. 
C'était  pour  lui,  comme  pour  moi,  un  sujet  d'étonnement  que 
nous  fussions  restés  étrangers  l'un  à  l'autre,  que  sa  main  et  la 
mienne  ne  se  fussent  point  rencontrées.  Nous  avions  bu  aux  mômes 
sources,  ressenti  les  mêmes  ivresses;  mais  le  passé  dont  il  faisait 
jadis  ses  plus  chères  délices,  dans  lequel  il  s'était  si  longtemps 
confiné,  ne  lui  disait  plus  rien  :  il  n'en  parlait  qu'avec  tristesse. 
Il  avait  vieilli  doucement  en  présence  d'un  splendide  décor  qu'il 
prenait  pour  la  réalité,  et  voilà  qu'un  orage  venu  sur  le  tard  avait 
tout  emporté;  comme  le  laboureur  qui  retrouve  sa  ferme  brûlée  et 
son  champ  dévasté,  il  contemplait  d'un  œil  morne  l'édifice  de  toute 
sa  vie  foudroyé  et  réduit  en  poudre.  Il  y  avait  des  momens  où,  en 
dépit  des  efforts  communs,  la  conversation  tombait  tout  à  coup  et 
s'éteignait  comme  un  feu  de  chaume.  Il  se  faisait  alors  un  long  si- 
lence, plus  lourd,  plus  accablant  que  le  vent  du  Sahara.  Chacun  de 
nous  pensait  à  Jean,  les  yeux  de  la  mère  le  cherchaient  à  sa  place 
vide,  et  le  nom  qu'il  était  interdit  de  prononcer,  que  nul  ne  pro- 
nonçait, ce  nom  proscrit  remplissait  tous  les  cœurs,  oppressait  toutes 
les  poitrines. 

A  l'issue  du  dîner,  pendant  que  le  gentilhomme  campagnard  al- 
lait avec  ses  fils  surveiller  la  rentrée  des  récoltes,  M'"''  de  Thom- 
meray,  restée  seule  avec  moi,  m'entraînait  au  jardin.  L'après-midi 
avait  été  brûlante.  La  soirée  était  chaude  encore;  derniers  souffles 
embrasés  du  jour,  de  pâles  éclairs  blanchissaient  l'horizon.  A  peine 
avions-nous  fait  quelques  pas  le  long  des  charmilles,  qu'elle  se 
laissait  tomber  sur  un  banc,  et  là,  brisée  par  la  contrainte  qu'elle 
venait  de  s'imposer,  elle  donna  un  libre  cours  aux  larmes  qui  l'é- 
touffaient.  Je  m'étais  assis  auprès  d'elle,  et  je  tenais  ses  mains  dans 
les  miennes.  Je  me  taisais  :  il  y  a  des  douleurs  qu'on  n'ose  pas  in- 
terroger. —  Ainsi,  dit-elle  enfin,  vous  ne  l'avez  pas  vu?  Yous  ne 
savez  rien  de  sa  vie?  Yous  ne  savez  rien,  vous  n'êtes  au  courant  de 
rien?  Quand  vous  êtes  entré,  je  me  suis  imaginé,  en  vous  aperce- 
vant,' que  vous  veniez  me  parler  de  lui,  j'ai  cru  que  vous  m'appor- 
tiez de  ses  nouvelles. 

—  Je  venais  en  chercher,  madame.  Je  me  réjouissais  à  la  pensée 
de  le  trouver  ici,  heureux  dans  sa  famille  heureuse.  Je  ne  sais  rien, 
je  ne  suis  au  courant  de  rien.  La  dernière  lettre  que  j'ai  reçue  de 
lui 'était  datée  de  Pise,  et  depuis... 

TOME  av.  —  1873.  34 


530  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

—  Ah!  fatal  séjour!  ville  à  jamais  maudite!  s'écria-t-el!e  avec 
un  geste  de  désespoir;  c'est  là  qu'on  me  l'a  pris,  c'est  là  qu'on  m'a 
ravi  mon  enfant.  —  Et  d'une  voix  fiévreuse  elle  se  mit  à  raconter 
ce  que  je  savais  déjà,  tout  ce  que  j'ignorais  encore,  la  rencontre 
qu'elle  avait  faite  à  Pise,  ses  relations  avec  M'"*  de  R...,  la  passion 
de  Jean  qu'elle  n'avait  pas  su  prévoir,  le  trouble  et  le  remords  dont 
elle  avait  été  saisie  en  voyant  clair  dans  le  cœur  de  son  fils.  — J'é- 
tais sans  défiance,  rien  ne  m'avait  avertie  du  danger.  Cette  jeune 
femme  semblait  aussi  peu  faite  pour  inspirer  la  passion  que  pour  la 
ressentir.  Nulle  exaltation  dans  les  idées,  l'imagination  la  plus  calme, 
un  cœur  parfaitement  rassis,  avec  cela  un  esprit  ingénu,  une  âme 
vide  et  sans  détours,  étalant  naïvement  sa  nudité,  trop  satisfaite 
d'elle-même  pour  recourir  à  des  vertus  d'emprunt,  enfin  beaucoup 
d'assurance,  et  pas  l'ombre  de  coquetterie  :  elle  ne  se  donnait  pas 
même  la  peine  de  chercher  à  plaire.  Il  n'était  pas  jusqu'au  caractère 
de  sa  jolie  figure  qui  ne  contribuât  à  ma  sécurité  :  il  y  manquait  l'é- 
tincelle divine,  la  flamme  de  l'intelligence.  Je  ne  voyais  ses  traits  s'a- 
nimer, ses  beaux  yeux  prendre  feu  que  lorsqu'elle  entamait  le  récit 
des  fêtes  mondaines  qui  avaient  été  jusque-là  l'unique  occupation 
de  sa  vie,  et  qui  représentaient  pour  elle  le  seul  côté  sérieux  de  la 
destinée.  Elle  n'avait  pas  d'enfans,  s'applaudissait  de  n'en  point 
avoir,  et  parlait  de  son  mari  juste  assez  pour  rappeler  de  temps  en 
temps  qu'elle  était  mariée.  Les  arts  et  la  nature  l'intéressaieTit  mé- 
diocrement; quelques  journaux  de  mode,  qu'elle  se  faisait  adresser 
de  Paris,  composaient  toutes  ses  lectures.  Je  l'observais  avec  curio- 
sité; elle  était  pour  moi  un  sujet  d'étude.  Ce  qui  me  frappait  sur- 
tout chez  elle,  c'était  l'amour  de  la  toilette  et  le  génie  de  l'ajuste- 
ment. Elle  avait  fait  de  la  parure  une  espèce  de  culte  qu'elle  rendait 
à  sa  beauté.  Peu  lui  importait  le  public;  elle  se  parait  pour  se  parer, 
pour  sa  propre  satisfaction  et  son  agrément  personnel.  Quoique 
souffrante  et  résignée  à  passer  dans  la  retraite  le  temps  de  son 
exil,  elle  était  arrivée  avec  toute  une  cargaison  de  caisses  à  chif- 
fons, absolument  comme  s'il  s'agissait  de  passer  l'hiver  à  la  cour. 
Je  me  souviens  qu'un  soir  je  la  trouvai  chez  elle  en  toilette  de  bal. 
Toutes  les  bougies  étaient  allumées;  elle  était  seule  et  n'attendait 
personne.  Parfois,  à  la  veillée,  dans  le  petit  appartement  que  j'oc- 
cupais à  la  locanda,  tandis  que  je  travaillais  sous  le  bec  d'une 
lampe  de  cuivre,  elle  entrait  tout  à  coup  comme  un  tourbillon,  ha- 
billée tantôt  en  espagnole,  tantôt  en  bohémienne,  tantôt  en  marquise 
de  Pompadour,  éblouissante  dans  tous  ces  costumes,  qui  étaient 
autant  de  souvenirs  des  derniers  bals  auxquels  elle  avait  assisté  et 
qu'elle  me  décrivait  dans  leurs  plus  minutieux  détails.  Elle  n'était 
pas  futile,  elle  était  la  futilité.  Eh  bien!  monsieur,  Jean  l'adorait. 


JEAN   DE   THOMMERAY.  531 

II  avait  découvert  dans  ce  joli  néant  une  victime  de  la  société, 
un  cœur  dépareillé,  une  âme  incomprise.  Il  devinait  des  trésors 
de  mélancolie  dans  le  mortel  ennui  qui  la  consumait.  Ces  appa- 
rences de  frivolité  n'étaient  que  le  déguisement  d'une  douleur  qui 
cherche  à  s'étourdir;  il  pressentait  sous  la  grâce  de  ces  mensonges 
des  abîmes  sans  fond  de  passion  contenue,  de  tendresse  et  de  poé- 
sie. Que  sais-je  encore?  C'était  la  femme  de  ses  rêves  !  Vous  jugez 
cependant  quel  effroi  fut  le  mien  dès  que  j'ouvris  les  yeux.  M'"^  de 
R...  eût  été  libre  que  je  n'aurais  pas  vu  sans  frémir  mon  fils  se 
jeter  tête  baissée  dans  une  semblable  aventure.  De  toute  façon,  ma 
place  n'était  plus  à  Pise.  A  force  de  prières  et  de  remontrances, 
j'avais  amené  Jean  à  partir  avec  moi.  Nous  partîmes  ensemble,  et 
même  à  présent  je  veux  croire  qu'il  était  sincère  dans  sa  résolution 
de  me  suivre.  Je  m'en  allais  triomphante  et  heureuse  de  le  sauver 
encore  une  fois;  mais  à  Livourne,  au  moment  de  quitter  l'hôtel  pour 
nous  rendre  au  bateau,  il  ne  se  contint  plus,  sa  passion  éclata  en 
cris  de  révolte.  Était-ce  lui,  Jean,  mon  dernier-né,  que  j'avais  en 
secret  préféré  aux  deux  autres,  était-ce  lui  qui  me  sacrifiait,  moi, 
sa  mère,  à  qui  et  à  quoi,  juste  Dieu  !  Tout  ce  que  je  pus  dire  fut  inu- 
tile :  il  résista  même  h.  mes  larmes.  Je  continuai  seule  mon  voyage, 
je  rentrai  seule  dans  la  maison  qui  ne  devait  plus  le  revoir. 

Elle  s'interrompit  un  instant,  et  ses  pleurs  recommencèrent  de 
couler.  —  Ce  qu'est  devenue  cette  liaison,  comment  elle  a  vécu, 
comment  elle  a  fini,  je  ne  puis  vous  l'apprendre.  Je  sais  seulement 
que  mon  fils  y  a  laissé  jusqu'à  la  fierté  de  son  âme.  Il  n'existe 
plus,  le  jeune  homme  que  vous  avez  connu.  Ah!  malheureux  en- 
fant, combien  sa  chute  fut  rapide  !  Il  quittait  Pise  vers  la  fm  de  l'hi- 
ver et  rentrait  dans  Paris.  Il  devait  n'y  séjourner  qu'une  semaine  ; 
des  mois  s'écoulèrent,  et  nous  l'attendions  encore.  J'avais  tout  dit 
à  mon  mari.  L'un  et  l'autre  nous  avions  vieilli  dans  la  foi  de  notre 
jeunesse  ;  nous  nous  étions  toujours  figuré  que  l'amour,  le  premier 
des  biens,  était  assez  riche  de  ses  joies  et  de  ses  douleurs  pour 
pouvoir  se  suffire  à  lui-même  :  Jean  se  chargea  du  soin  de  nous 
désabuser.  M'"^  de  R...  l'entraînait  dans  un  courant  où  notre  avoir 
ne  lui  permettait  pas  de  la  suivre.  Nous  l'avions  trop  aimé;  à  la  pre- 
mière résistance  un  peu  sérieuse,  il  se  cabra  et  mordit  le  frein.  Aux 
objurgations  de  son  père,  il  répondait  avec  aigreur;  les  remontrances 
de  ses  frères  ne  faisaient  que  l'irriter;  mes  plaintes  le  touchaient  à 
peine.  Je  lui  envoyais  en  secret  tout  ce  dont  je  pouvais  disposer; 
nous  étions  épuisés,  à  bout  de  sacrifices.  Un  jour  enfin  il  poussa 
vers  nous  tous  un  cri  d'effarement,  le  cri  d'une  âme  où  la  vie  se 
brise  :  il  renonçait  à  reprendre  sa  place  au  milieu  de  nous,  et,  dans 
un  adieu  suprême,  il  demandait  qu'on  lui  pardonnât.  Reviens,  re- 


532  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

viens!  s'écria  la  famille  éplorée.  Oui,  nous  te  pardonnons.  Reviens, 
mon  fiîs!  Reviens,  mon  frère!  La  maison  qui  te  pleure  s'ouvrira 
pour  te  recevoir,  et  nous  fêterons,  nous  aussi,  le  retour  de  l'enfant 
prodigue.  Ainsi  nous  1-e  rappelions  tous,  et  pourtant  il  ne  revint 
pas.  Le  lien  fatal  semblait  rompu;  quel  autre  charme  pouvait  le 
retenir?  11  avait  mis  fin  à  ses  exigences  et  parlait  vaguement  d'un 
long  travail  qu'il  avait  entrepris;  il  remettait  de  mois  en  mois,  et 
nous  l'attendions  toujours.  C'est  là,  monsieur,  qu'en  étaient  les 
choses.  Il  n'écrivait  qu'à  longs  intervalles;  il  y  avait  dans  le  ton 
de  ses  lettres  je  ne  sais  quoi  de  sec  et  de  banal  qui  me  glaçait  le 
cœur.  Nous  ne  vivions  plus;  une  sourde  inquiétude  nous  minait 
lentement.  Nos  deux  aînés  allaient  partir  pour  s'enquérir  de  sa 
situation  et  tenter  auprès  de  lui  un  dernier  effort,  quand  tout  à 
coup  de  sinistres  rumeurs,  qui  depuis  quelque  temps  couraient 
dans  le  pays,  pénétrèrent  jusque  sous  notre  toit.  Ce  fut  le  curé  du 
village  qui,  le  premier,  nous  donna  l'alarme.  Il  avait  vu  grandir 
nos  enfans;  il  était  le  confident,  le  consolateur  de  nos  peines.  On 
disait,  on  affirmait  tout  haut  que  Jean  de  Thommeray,  notre  fils, 
traînait  son  nom  dans  un  monde  où  ne  se  fourvoient  ni  les  esprits 
droits  ni  les  cœurs  honnêtes,  qu'il  passait  à  Paris  pour  un  des 
princes  de  la  jeunesse  désœuvrée,  qu'il  avait  un  hôtel,  qu'il  avait 
des  chevaux,  que  le  jeu  fournissait  à  ce  luxe  éhonté.  Le  ciel  s'é- 
croulait sur  nos  têtes.  Ce  n'était  plus  aux  frères  de  partir,  mais  au 
père.  Il  revint  au  bout  de  quelques  jours  :  ses  cheveux  avaient 
achevé  de  blanchir.  Je  le  vois  encore  rentrant  dans  sa  demeure,  où 
dix  générations  successives  avaient  conservé  intact  le  culte  de  l'an- 
tique vertu,  où  pas  un  n'avait  failli,  où  de  tout  temps  la  bonne 
renommée  avait  tenu  lieu  de  richesse.  Il  vint  à  moi  et  me  dit  : 
Femme,  il  ne  nous  reste  plus  que  deux  fils.  Ce  fut  tout.  Je  n'ap- 
pris que  plus  tard  ce  qui  s'était  passé.  Comme  il  allait  franchir 
le  seuil  de  l'hôtel  où  Jean  nous  avait  laissé  croire  qu'il  s'était  logé 
modestement,  un  break,  attelé  de  quatre  chevaux,  sortait  à  grand 
fracas  de  la  cour.  Deux  laquais  poudrés  et  galonnés  occupaient  le 
siège  de  derrière;  Jean  conduisait  lui-même  l'attelage  :  assise  au- 
près de  lui,  une  créature  insolemment  parée  répandait  jusque  sur 
les  roues  les  vastes  plis  de  sa  robe  flottante.  Après  avoir  vu  l'étalage 
de  notre  honte  s'éloigner  et  se  perdre  dans  l'avenue  des  Champs- 
Elysées,  M.  de  Thommeray  avait  remis  sa  carte  à  un  valet  de  pied, 
et  il  était  reparti  le  jour  même.  Vous  savez  le  reste.  Toutes  relations 
ont  cessé  entre  nous  et  le  fils  indigne;  nos  serviteurs  ont  ordre  de 
ne  plus  prononcer  son  nom.  Eh  bien!  tout  indigne  qu'il  est,  je  ne 
puis  pas  l'arracher  de  mon  cœur;  je  suis  sa  mère,  il  est  mon  en- 
fant. On  a  été  trop  dur,  on  ne  s'est  pas  souvenu  des  paroles  du 


JEAN    DE    THOMMERAY.  533 

Christ,  on  a  manqué  de  charité.  Pour  le  relever,  il  ne  fallait  peut- 
être  que  lui  tendre  la  main  :  le  farouche  honneur,  l'implacable  or- 
gueil ne  l'ont  pas  voulu.  Vous  irez  le  trouver,  monsieur.  Vous  me 
le  promettez?  poursuivit-elle  d'une  voix  suppliante.  Ne  le  heurtez 
point,  cherchez  plutôt  à  l'attendrir.  Vous  connaissez  la  vie  qu'il  nous 
a  faite  :  elle  était  hier,  elle  sera  demain  ce  qu'elle  est  aujourd'hui. 
Racontez-lui  ce  que  vous  avez  vu,  mettez  sous  ses  yeux  le  tableau  de 
notre  intérieur  désolé.  11  n'est  pas  méchant;  dites-lui  que  je  l'aime 
encore,  et,  si  déchu  qu'il  vous  paraisse,  ne  l'abandonnez  pas,  allez 
à  lui  sans  vous  lasser.  Le  mal,  comme  le  bien,  a  ses  heures  de  dé- 
faillance; pour  sauver  une  âme  en  détresse,  pour  la  ramener  au  ri- 
vage, il  suffît  parfois  du  brin  d'herbe  que  la  colombe  jette  à  la 
fourmi  qui  se  noie.  Enfin,  monsieur,  vous  m'écrirez;  ne  me  cachez 
rien,  mais  parloz-moi  de  lui;  que  je  sache  qu'il  vit,  que  je  le  sente 
vivre,  dussé-je  achever  d'en  mourir! 

Je  m'attendais  à  des  révélations  douloureuses,  et  pourtant,  je 
l'avoue,  ces  confidences  dépassaient  toutes  mes  prévisions.  Était-ce 
bien  de  Jean  qu'il  s'agissait?  Par  quelle  pente,  par  quels  degrés  ce 
jeune  homme  était-il  descendu  des  hauteurs  où  je  l'avais  laissé? 
Quel  choc  imprévu  avait  pu  le  jeter  dans  les  bas-fonds  d'un  monde 
dont  le  contact  seul  eût  révolté  jadis  tous  ses  instincts?  Sans  avoir 
là-dessus  aucune  donnée  certaine,  M'""  de  Thommeray,  avertie  par 
l'instinct  maternel,  le  plus  sûr  des  instincts,  attribuait  à  M'"^  de 
R...  la  chute  de  son  fils.  Que  la  jolie  comtesse  y  fût  pour  quelque 
chose,  je  n'étais  pas  moi-même  éloigné  de  le  croire;  mais  que  cette 
bulle  de  savon  eût  pesé  d'un  tel  poids  sur  une  destinée,  que  cette 
folle  brise  eût  déraciné  l'espoir  d'une  famille,  démantelé  l'honneur 
d'une  maison ,  voilà  ce  qui  ne  s'expliquait  pas.  Ma  raison  s'y  per- 
dait. Il  se  faisait  tard.  Nous  avions  rejoint  M.  de  Thommeray  au 
salon;  je  serrai  la  main  de  mes  hôtes,  trop  généreux  pour  chercher 
à  me  retenir,  et  je  m'éloignai  pénétré  de  tristesse,  en  repassant 
dans  mon  esprit  tout  ce  que  je  venais  de  voir  et  d'entendre. 

De  retour  à  Paris,  je  pensai  à  m'acquitter  sans  retard  de  la  mis- 
sion qui  m'était  confiée;  mais,  avant  d'agir,  je  désirais  savoir  au 
juste  quelles  étaient  les  habitudes  de  Jean  et  quelle  existence  il 
menait.  Malgré  tout  ce  qui  avait  frappé  mes  yeux  et  mes  oreilles, 
j'hésitais  à  croire  le  mal  aussi  profond  que  je  l'avais  jugé  d'abord 
sous  l'influence  du  milieu  austère  où  je  venais  de  passer  quelques 
heures  :  je  tenais  à  m' assurer  si  M.  et  M'"^  de  Thommeray  ne  s'exa- 
géraient pas  involontairement  la  portée  des  écarts  de  leur  fils.  Quoi- 
que étranger  au  monde  des  affaires,  j'y  comptais  pourtant  des  amis: 
les  renseignemens  que  j'obtins  ne  me  laissèrent  malheureusement 
aucun  doute.  Tout  était  vrai  et  au  grand  jour  :  Jean  ne  cachait  rien 


534  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

de  sa  vie.  Il  ne  faudrait  pas  pourtant  s'imaginer  qu'on  ne  parlât 
de  lui  qu'avec  mépris;  nous  avons  des  trésors  d'indulgence  pour  la 
corruption  élégante  et  prospère.  Ses  coups  de  bourse,  son  bonheur 
au  jeu,  lui  valaient  sur  Ja  place  moins  de  contempteurs  que  d'en- 
vieux, et,  tandis  que  sa  famille  le  rejetait,  il  y  en  avait  plus  d'une 
qui  l'eût  adopté  volontiers.  Du  reste,  l'opinion  de  ses  contemporains 
lui  était  fort  indifférente;  le  vice  avait  rarement  affiché  de  si  vertes 
allures.  Il  vivait  publiquement  avec  une  sorte  de  créature  que  ses 
aptitudes  et  sa  dextérité  à  dévorer  les  fils  de  famille  avaient  ren- 
due célèbre  sur  le  turf  parisien.  Fiametta  était  son  nom  de  guerre; 
son  nom  de  paix,  nul  ne  l'a  jamais  su.  L'histoire  de  leur  rencontre 
ne  mériterait  pas  d'être  rapportée,  si  l'on  ne  pouvait  y  voir  un 
trait  des  mœurs  de  notre  temps.  Un  dimanche,  en  plein  soleil  d'été, 
la  Fiametta  traversait  seule  le  jardin  du  Palais- Royal.  La  hardiesse 
de  sa  démarche,  le  carmin  de  ses  lèvres,  le  caractère  de  sa  beauté, 
qu'accentuait  encore  l'éclat  de  sa  toilette,  auraient  suffi  pour  at- 
tirer tous  les  regards;  mais  ce  qui  la  signalait  surtout  à  la  curio- 
sité des  promeneurs,  c'était  la  masse  énorme  de  cheveux  roulés 
dans  un  filet  de  soie  qui  tombait  du  sommet  de  la  tète  jusqu'au 
milieu  du  dos,  et  qu'elle  portait  littéralement  comme  une  hotte. 
Jamais  la  folie  du  cheveu  n'avait  été  poussée  si  loin.  L'extravagance 
de  ce  luxe  d'emprunt  avait  mis  le  public  en  gaîté,  et,  la  donzelle 
n'ayant  dans  sa  personne  rien  qui  commandât  le  respect,  un  instant 
vint  où  elle  se  trouva  enfermée  dans  un  cercle  de  quolibets.  Chacun 
disait  son  mot,  les  femmes  s'en  mêlaient.  D'honnêtes  bourgeoises  à 
qui  les  appointemens  de  leurs  maris  ne  permettaient  qu'un  modeste 
chignon  plat  comme  une  galette  criaient  au  scandale,  et  se  ven- 
geaient ainsi  des  rigueurs  de  la  destinée.  Elle  cependant,  l'air  hau- 
tain et  superbe,  demeurait  impassible  au  milieu  de  la  foule  qui 
grossissait.  L'arrogance  de  son  attitude  ne  faisait  qu'exciter  la 
verve  des  assistans,  quand  tout  à  coup,  sous  le  feu  croisé  des  rires 
gouailleurs  et  des  malins  propos,  elle  enleva  d'un  tour  de  main  le 
filet  où  la  masse  de  cheveux  était  emprisonnée,  et  toute  sa  cheve- 
lure, entraînée  par  son  propre  poids,  se  déroula  en  larges  nappes 
et  l'enveloppa  comme  un  manteau.  Les  rires  avaient  cessé,  un  cri 
d'étonnement  sortit  de  toutes  les  poitrines.  Jean,  qui  passait  par  là, 
avait  été  témoin  de  cette  scène.  Il  s'approcha  gracieusement  de  la 
belle  qu'il  voyait  pour  la  première  fois,  et  que  son  triomphe  échevelé 
ne  laissait  pas  d'embarrasser  un  peu.  —  Madame,  lui  dit-il  du  ton  le 
plus  courtois,  ma  voiture  est  à  deux  pas  d'ici,  et,  si  vous  le  per- 
mettez, j'aurai  l'honneur  de  vous  y  conduire.  —  Sans  hésiter,  elle 
avait  accepté  le  bras  de  Jean,  et,  à  partir  de  ce  joui',  ils  ne  s'é- 
taient plus  quittés. 


JliAN   DE    TIIOMMERAY.  535 

Attractions  du  ruisseau  !  éternelle  puissance  de  la  putréfaction 
morale!  cette  fille,  d'une  beauté  douteuse  et  d'un  âge  incertain, 
aussi  dénuée  de  cœur  que  pourvue  de  cheveux,  exerçait  sur  Jean 
un  empire  absolu.  Il  se  montrait  partout  avec  elle,  au  bois,  aux 
courses,  au  théâtre;  c'est  elle  qui  tenait  sa  maison,  elle  y  était  maî- 
tresse et  souveraine.  On  peut  d'après  cela  se  former  une  idée  de  la 
société  qu'il  recevait  chez  lui  :  femmes  déclassées,  gens  de  bourse, 
auteurs  peu  considérables,  journalistes  peu  considérés,  petits  gen- 
tilshommes à  bout  de  patrimoine,  et  qui,  sans  emploi  ni  ressources 
avouables,  faisaient  grande  chère  et  beau  feu,  tels  étaient  les  com- 
mensaux habituels  de  la  place  où  je  me  préparais  à  pénétrer.  La 
démarche  était  scabreuse,  je  n'en  espérais  aucun  résultat.  Je  n'avais 
rien  de  ce  qu'il  faut  pour  travailler  fructueusement  à  la  conversion 
des  pécheurs;  mais,  outre  que  j'obéissais  à  M'"*"  de  Thommeray,  je 
ne  pouvais  me  défendre  d'un  mouvement  de  compassion  pour  ce 
jeune  homme  qui  m'avait  été  cher  et  que  j'avais  connu  si  aimable.  Il 
y  avait  dans  le  déraillement  de  sa  destinée  un  mystère  qui  m'attirait. 
J'éprouvais  l'impérieux  besoin  d'interroger  le  gouffre  qui  l'avait  en- 
glouti :  je  voulais  lui  donner  jusque  dans  son  abaissement,  à  défaut 
d'estime,  un  témoignage  d'intérêt. 

Donc,  un  matin,  je  me  rendais  chez  Jean.  Son  hôtel  était  situé 
dans  une  des  rues  encore  assez  désertes  qui  aboutissent  à  l'avenue 
des  Champs-Elysées.  L'habitation  se  composait  d'un  seul  étage;  le 
boulingrin  qui  s'étendait  devant  le  perron,  les  massifs  de  verdure 
qui  masquaient  les  écuries  et  les  remises,  lui  donnaient  un  air  de 
cottage.  Un  domestique  en  culotte  courte  et  en  habit  à  la  française 
avait  pris  mon  nom  :  quelques  instants  après,  j'étais  introduit  dans 
un  salon  d'attente  qui  n'eût  point  déparé  l'intérieur  d'un  palais. 
OEuvres  d'art  et  tableaux  de  maîtres,  tentures  de  damas  de  soie, 
tapis  de  Smyrne,  émaux  de  la  renaissance,  vieilles  faïences  ita- 
liennes; une  bougie  brûlait  à  l'intention  des  fumeurs  sur  une  table 
de  marqueterie  couverte  de  journaux,  de  brochures  et  de  bulletins 
portant  les  derniers  cours  de  la  Bourse.  Jean  me  suivait  de  près,  je 
n'eus  pas  l'ennui  de  l'attendre  longtemps;  une  porte  s'ouvrit,  et  je 
le  vis  paraître. 

Il  vint  à  moi  la  main  tendue,  avec  beaucoup  d'aisance  et  de  dé- 
sinvolture, sans  le  moindre  trouble  apparent,  comme  si  le  luxe  au 
milieu  duquel  je  le  surprenais  eût  été  le  prix  avéré  d'un  travail 
glorieux  ou  honnête.  Il  commença  par  s'excuser  de  m'avoir  si  long- 
temps négligé.  — Vous  êtes  tout  excusé,  lui  dis-je.  J'arrive  de  Bre- 
tagne, j'ai  eu  l'occasion  d'y  voir  votre  famille,  et,  comme  vous  ne 
m'avez  jamais  parlé  de  vos  parens  qu'avec  amour  et  respect,  je 
crois  remplir  un  devoir  en  venant  vous  entretenir  de  l'état  d'af- 
fliction où  je  les  ai  trouvés. 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  partis  de  là  pour  lui  rendre  compte  du  spectacle  navrant  dont 
j'avais  été  le  témoin;  mais  lui,  m'interrompant  presque  aussitôt: 
—  De  grâce,  monsieur,  n'allez  pas  plus  avant,  me  dit-il  avec  un 
grand  calme  et  d'un  ton  d'urbanité  parfaite.  Je  rends  justice  à  vos 
intentions,  mais  je  sais  depuis  longtemps  tout  ce  que  vous  pensez 
avoir  à  m'apprendre,  vous  ne  m'apprendriez  absolument  rien.  C'est 
entendu,  ma  façon  de  vivre  est  pour  tous  les  miens  un  sujet  de 
trouble  et  de  scandale.  Mes  frères  me  renient,  ma  mère  pleure 
en  secret  sur  moi,  mon  père  ne  me  connaît  plus.  Parlons  à  cœur 
ouvert,  je  suis  le  désespoir  et  la  honte  de  ma  famille.  Eh  bien!  mon- 
sieur, soyez  mon  juge.  Qu'ai-je  fait  pour  provoquer  cet  appareil  de 
deuil  et  ce  déploiement  de  rigueurs,  pour  mériter  de  perdre  l'affec- 
tion des  êtres  qui  m'aimaient  et  pour  tomber  si  bas  dans  leur  es- 
time? J'aurais  commis  quelque  grand  crime  que  je  ne  serais  pas 
traité  plus  durement.  Est-ce  ma  faute,  à  moi,  si  mes  parens,  enfer- 
més et  murés  dans  le  souvenir  de  leur  jeunesse,  ont  vieilli  sans 
s'apercevoir  du  travail  qui  s'accomplissait  autour  d'eux?  Est-ce  ma 
faute  si,  après  avoir  été  élevé  comme  dans  un  cloître,  bercé  d'illu- 
sions, nourri  de  contes  bleus  et  gorgé  d'idéal,  je  me  suis  éveillé 
un  beau  matin  en  présence  d'une  société  où  il  n'y  avait  de  vrai  que 
l'argent,  et  qui  démentait  par  la  fureur  de  ses  convoitises  toutes  les 
croyances,  toutes  les  rêveries  dont  on  m'avait  farci  la  ceiTclle?  Est- 
ce  ma  faute  enfin  si,  dans  cette  terre  promise  où  j'arrivais  la  lèvre 
en  feu  et  le  cœur  plein  de  flamme,  je  n'ai  trouvé  que  des  sources 
taries  et  des  brasiers  éteints?  Je  n'étais  pas  un  saint.  Las  de  courir 
après  les  chimères,  de  n'embrasser  que  des  fantômes  et  de  laisser 
un  lambeau  de  ma  chair  dans  chacun  de  ces  embrassemens,  je  me 
suis  accoutumé  peu  à  peu  aux  réalités.  INe  pouvant  prétendre  à  ré- 
former le  siècle,  j'ai  fini  par  me  faire  à  ses  mœurs  et  par  endosser 
sa  liviée;  il  m'a  paru  que,  dans  une  société  où  l'argent  était  dieu, 
ne  pas  être  riche  serait  une  impiété.  Le  temps  n'est  plus  du  bien 
longuement  et  laborieusement  amassé.  Tout  va  vite  aujourd'hui. 
On  ne  conquiert  plus  la  fortune,  on  la  surprend  ou  on  la  force.  J'ai 
joué,  je  ne.  m'en  défends  pas  :  si  c'est  un  cas  pendable,  voilà  beau- 
coup de  gens  en  l'air.  J'avais  l'audace  et  le  sang-froid,  le  coup 
d'œil  prompt  et  sûr,  la  décision  rapide,  tout  m'a  réussi  :  où  est  le 
mal?  Je  soutiens  par  le  jeu  l'état  de  maison  que  le  jeu  m'a  donné  : 
parmi  les  fortunes  du  jour,  combien  en  comptez-vous  qui  puissent 
invoquer  une  autre  origine  et  qui  se  maintiennent  par  une  autre  in- 
dustrie? Si  vous  consultiez  le  carnet  de  mon  agent  de  change,  vous 
m'y  verriez  en  nombreuse  et  bonne  compagnie.  Mes  parens  ont  vécu 
des  passions  de  leur  époque  :  je  vis  des  passions  de  la  mienne. 
Quelle  action  cependant  peut-on  me  reprocher?  Me  suis-je  enrichi 
au  détriment  de  l'honneur?  Mon  nom  a-t-il  servi  d'enseigne  à  quel- 


JEAN    DE   THOMMERAY.  537 

que  entreprise  douteuse?  M'a-t-on  surpris  me  glissant  le  soir  dans 
quelque  tripot  clandestin?  Je  travaille  en  pleine  lumière  et  vais 
partout  tête  levée.  Si  ma  richesse  est  fille  du  hasard,  je  la  légitime 
et  l'anoMis  par  l'usage  que  je  sais  en  faire.  Je  dépense  en  grand 
seigneur,  et  l'or  qui  passe  par  mes  mains  n'a  pas  le  temps  de  les 
salir.  Quant  au  monde  dont  je  m'entoure,  croyez-moi,  de  quelque 
nom  qu'il  vous  plaise  de  l'appeler,  il  ne  vaut  ni  plus  ni  moins  que 
celui  qui  s'intitule  modestement  le  meilleur  monde.  On  peut  sans 
risque  ni  péril  se  laisser  choir  de  celui-ci  dans  celui-là  :  on  ne 
tombe  pas  de  bien  haut.  Que  ma  famille  se  rassure,  les  petites 
dames  ne  coûtent  pas  plus  cher  que  les  grandes  :  elles  offrent  cet 
avantage,  qu'on  sait  tout  de  suite  à  quoi  s'en  tenir  sur  leur  désin- 
téressement. Avouons-le,  ces  diverses  catégories  de  monde  ne  sont 
que  nominales  :  au  fond,  elles  n'existent  pas.  Plus  ou  moins  gros- 
siers, plus  ou  moins  hypocrites,  plus  ou  moins  effrontés,  les  appé- 
tits sont  partout  les  mêmes.  Il  n'y  a  plus  d'âmes;  c'est  la  matière 
qui  nous  mène.  La  société  n'est  plus  qu'une  immense  bohème  : 
d'un  côté,  la  bohème  crottée,  haineuse,  envieuse,  qui  aiguise  ses 
dents  et  qui  guette  son  heure;  de  l'autre,  la  bohème  dorée,  qui  se 
dépêche  de  vivre  et  de  jouir  comme  si  elle  se  sentait  emportée  fa- 
talement vers  le  cap  des  tempêtes,  comme  si  chaque  jour  qui  s'é- 
coule n'était  pas  sûr  du  lendemain.  Yoilà,  monsieur,  la  vérité  vraie  : 
le  reste  n'est  que  songe  et  mensonge. 

C'était  une  grande  pitié  d'entendre  ce  jeune  homme  exalter  sa 
chute  et  glorifier  sa  déchéance.  Je  ne  le  quittais  pas  des  yeux,  et 
l'examen  de  sa  personne  ne  démentait  point  son  langage.  Tout  chez 
lui  trahissait  les  habitudes  de  sa  vie  nouvelle.  Les  veilles,  les  excès, 
les  émotions  du  jeu,  avaient  fané  son  teint,  flétri  ses  tempes  et  dé- 
pouillé son  front.  Le  regard,  autrefois  si  doux  et  si  limpide,  prenait 
par  instans  le  reflet  bleuâtre  et  le  dur  éclat  de  l'acier.  La  précision 
du  geste,  le  son  métallique  de  la  voix,  le  ton  sec  et  cassant,  l'as- 
surance et  l'aplomb  que  donne  la  richesse,  faisaient  de  lui  un  des 
types  accomplis  du  monde  qu'il  venait  de  peindre.  Lorsqu'il  était 
parti  pour  Pise,  j'avais  dit  adieu  à  un  poète,  je  retrouvais  un  homme 
d'affaires.  —  Vous  vous  êtes  complètement  mépris,  répliquai-je, 
sur  la  pensée  qui  m'a  conduit  auprès  de  vous.  Je  n'apportais  ici  ni 
plaintes  ni  sermons  :  vous  n'aviez  pas  à  vous  défendre.  Vous  vivez 
comme  il  vous  convient,  je  n'ai  point  qualité  pour  apprécier  vos 
•actes.  Je  crois  seulement  que  vous  ne  vous  faites  pas  une  idée  nette 
et  claire  de  l'état  d'affliction  où  votre  famille  est  plongée  :  c'est 
mon  devoir  de  vous  en  instruire.  Souffrez  donc  que  je  reprenne  les 
choses  où  je  les  ai  laissées  quand  vous  m'avez  interrompu,  car  il 
faut  que  vous  m' écoutiez.  Je  serai  bref,  et,  ma  tâche  remplie,  vous 
n'aurez  d'autre  juge  que  vous-même,  je  vous  livrerai  à  vos  ré- 


538  BEVUE    DES    DEUX   MONDES, 

flexions.  —  Et,  sans  m'arrêter  au  geste  d'impatience  dont  il  n'avait 
pas  été  maître,  j'entamai  à  nouveau  le  récit  de  ma  visite  chez  ses 
parens.  Je  m'adressais,  hélas  !  à  une  âme  déjà  bien  endurcie. Tandis 
que  je  parlais,  il  allait  et  venait  par  la  chambre,  tordant  et  mor- 
dant sa  moustache,  et  je  lisais  dans  sa  pensée  qu'il  n'eût  pas  été 
fâché  de  voir  surgir  un  incident  qui  m'aurait  obligé  de  quitter  la 
place.  Quand  j'en  vins  cependant  à  parler  de  sa  mère,  quand  je  la 
lui  montrai  usée  par  le  chagrin,  quand  je  lui  rappelai  qu'il  avait  été 
son  enfant  de  prédilection,  quand  je  lui  affirmai  qu'il  l'était  encore 
malgré  ses  fautes  et  ses  égaremens,  je  le  vis  par  degrés  changer  de 
maintien,  ses  traits  se  contractèrent,  il  se  jeta  sur  le  divan  où  j'é- 
tais assis,  et  prit  sa  tête  entre  ses  mains.  J'avais  touché  le  point 
vulnérable,  mais,  pour  y  arriver,  il  m'avait  fallu  fouiller  en  plein 
roc,  et  dans  son  attendrissement  même  je  sentais  encore  je  ne  sais 
quoi  de  farouche  et  de  résistant. 

Je  le  regardai  quelque  temps  en  silence,  puis  je  l'attirai  douce- 
ment vers  moi.  —  Est-ce  vous,  Jean,  que  je  retrouve  ainsi,  vous 
qui  m'aviez  laissé  voir  une  âme  si  haute  et  si  fière?  Vous  n'êtes 
point  la  dupe  des  sophismes  et  des  paradoxes  que  vous  mettiez 
tout  à  l'heure  en  avant.  Un  groupe  d'individus  vivant  aux  crochets 
du  hasard  ne  représente  pas  toute  la  société  :  vous  vous  noyez  dans 
une  mare,  et  vous  accusez  l'océan.  C'est  ce  que  vous-même  appe- 
liez jadis  une  philosophie  d'antichambre.  Pour  que  vous  en  soyez 
venu  là,  il  a  dû  se  passer  dans  votre  vie  quelque  chose  d'affreux, 
quelque  chose  d'irréparable.  Eh  bien!  mon  enfant,  un  poète  l'a 
dit,  on  se  console  en  se  plaignant,  et  parfois  une  parole  nous  a  dé- 
livrés d'un  remords.  Au  nom  de  la  sympathie  qui  vous  avait  en- 
traîné vers  moi,  au  nom  du  sérieux  intérêt  que  vous  n'avez  pas 
cessé  de  m'inspirer,  confiez- moi  le  secret  du  mal  que  vous  a"vez 
souffert.  J'en  connais  déjà  l'origine.  Vos  dernières  lettres  m'avaient 
appris  ce  que  peut-être  vous  ignoriez  alors.  Yous  aimiez  M'"''  de  R... 
Yous  êtes  resté  seul  avec  elle  à  Pise,  vous  l'avez  suivie  à  Paris. 
Dites,  Jean,  que  s'est-il  passé?  On  vous  a  fait  au  cœur  une  bles- 
sure bien  profonde,  plus  profonde  que  celle  dont  vous  aviez  failli 
mourir.  S'il  est  trop  tard  pour  la  fermer,  s'il  ne  m'est  pas  donné  de 
pouvoir  la  guérir,  ne  puis-je  du  moins,  cette  fois  encore,  y  porter 
une  main  amie? 

Au  nom  de  M'"®  de  R...,  il  avait  tressailli  :  un  sourire  étrange 
effleura  ses  lèvres.  Ce  fut  l'affaire  d'un  instant.  Il  se  leva,  roula, 
entre  ses  doigts  une  cigarette,  l'alluma  à  la  llamme  de  la  bougie, 
puis,  avec  la  familiarité  du  parvenu,  il  se  mit  à  cheval  sur  une 
chaise  en  point  de  Beauvais,  et  les  bras  appuyés  sur  le  dossier,  d'un 
air  aussi  dégagé  que  s'il  débitait  la  nouvelle  du  jour  ou  l'anecdote 
de  la  veille  :  —  Mon  Dieu,  monsieur,  s'il  peut  vous  être  agréable 


JEAN   DE   THOMMERAY.  539 

d'entendre  raconter  cette  petite  drôlerie,  je  veux  bien  vous  la  dire. 
Je  doute,  à  ne  vous  rien  celer,  qu'elle  réponde  à  votre  attente. 
C'est  une  histoire  toute  simple,  et  qui  n'a  pas,  au  temps  où  nous 
sommes,  le  mérite  de  l'originalité;  vous  la  prendrez  pour  ce  qu'elle 
vaut.  Voici  la  chose  dans  sa  grâce  naïve.  J'aimais  M""'  de  R...;  je 
l'aimais  d'un  amour  craintif  et  discret.  Je  ne  m'arrêtais  pas,  ainsi 
que  le  faisait  ma  mère,  à  l'apparente  frivolité  de  ses  goûts;  quelques 
soupirs  mai  étouffés,  quelques  réflexions  inspirées  par  l'instabilité 
des  affections  humaines  m'avaient  ouvert  sur  le  passé  de  cette  jeune 
femme  des  perspectives  désolées.  J'étais  tout  pénétré  des  premières 
lectures  dont  ma  jeunesse  avait  été  nourrie  :  je  voyais  en  elle  un 
cœur  brisé  et  qui  n'aspire  plus  qu'au  repos.  Mon  amour  n'avait  pas 
encore  osé  se  déclarer,  lorsque  ma  mère  en  surprit  le  secret.  Elle 
n'eut  plus  dès  lors  qu'une  pensée,  m'arracher  au  danger  qu'elle 
pressentait,  et  quitter  Pise  en  m'entraînant  avec  elle.  Je  résistai  à 
ses  remontrances,  je  finis  par  céder  à  ses  prières.  J'étais  de  bonne 
foi.  M'"^  de  R...  n'avait  rien  dit,  rien  fait  pour  encourager  ma  pas- 
sion ni  pour  en  provoquer  l'aveu.  En  avait-elle  seulement  le  soup- 
çon? Je  n'aurais  pas  voulu  l'affirmer,  tant  elle  semblait  morte  au 
sentiment  qui  remplissait  ma  vie.  L'annonce  de  mon  prochain  dé- 
part ne  l'avait  émue  ni  troublée;  elle  ne  songeait  pas  plus  à  s'en 
étonner  qu'à  s'en  plaindre.  Il  ne  me  déplaisait  point  d'aller  ense- 
velir dans  la  retraite  l'éternelle  tristesse  d'un  amour  malheureux  : 
je  partis  sans  esprit  de  retour.  Cependant,  à  mesure  que  je  m'éloi- 
gnais, un  flot  de  pensées  tumultueuses  montait  à  mon  cerveau.  Je 
m'indignais  contre  moi-même  :  je  m'accusais  d'imbécillité.  Une  voix 
intérieure  me  criait  que  je  laissais  le  bonheur  derrière  moi  :  qu'a- 
vais-je  fait  pour  le  saisir?  En  me  reportant  à  l'heure  des  adieux,  je 
me  figurais  que  son  dernier  regard  renfermait  un  reproche,  que  la 
dernière  étreinte  de  sa  main  essayait  de  me  retenir.  A  Livourne, 
au  moment  d'abandonner  le  pays  où  fleurit  l'oranger,  la  terre  où  je 
l'avais  connue,  où  je  l'avais  aimée,  je  sentis  que  le  sacrifice  était 
au-dessus  de  mes  forces  :  je  m'échappai  des  bras  de  ma  mère  et 
repris  la  route  de  Pise.  A  peine  arrivé,  je  courus  au  palais  qu'ha- 
bitait M'"^  de  R...,  je  me  jetai  à  ses  genoux,  je  couvris  ses  mains 
de  baisers  et  de  larmes,  et  il  faut  bien  qu'elle  ait  été  touchée  d'une 
passion  si  méritante,  car  je  lui  dois  cette  justice  qu'elle  ne  tarda 
pas  à  m'en  octroyer  le  prix. 

Je  ne  le  nie  point,  je  connus  d'heureux  jours.  En  amour,  aussi 
bien  qu'en  matière  de  foi,  il  n'est  rien  que  de  croire,  l'objet  du 
culte  importe  peu;  tout  ce  que  l'on  croit  est  vrai,  il  n'y  a  de  vrai 
que  ce  que  Ton  croit.  J'aimais,  j'étais  aimé  :  mon  rêve  s'était  fait 
chair,  il  palpitait  sous  mes  caresses.  Jamais  lune  de  miel  ne  brilla 
d'un  si  doux  éclat.  Je  vivais  dans  l'extase,  je  marchais  sur  les  nuées, 


54  0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  goûtais  dans  leur  plénitude  les  joies  et  les  ivresses  qui  mettent 
l'homme  au  rang  des  dieux.  L'heure  était  proche   où  j'allais  re- 
prendre ma  place  parmi  les  mortels.  Le  printemps  s'annonçait  à 
peine  que.  déj^  Valentine,  c'était  son  nom  d'ange,  se  montrait  im- 
patiente de  retourner  en  France.  Je  me  disposais  à  l'accompagner; 
elle  me  fit  entendre  qu'elle  avait  vis-à-vis  du  monde  des  ménage- 
mens  à  garder.  En  même  temps  elle  me  conseillait,  avec  toute  la 
tendresse  imaginable,  d'aller  passer  deux  ou  trois  mois  chez  mes 
parens  :  nous  devions  tous  les  deux  cette  réparation  à  ma  mère, 
elle  insistait  beaucoup  là- dessus.  J'étais  inquiet  sans  savoir  pour- 
quoi; j'éprouvais  le  sourd  malaise  qui  précède  la  fin  du  bonheur. 
La  veille  du  départ,  comme  elle  achevait  ses  préparatifs  avec  l'ar- 
deur d'une  pensionnaire  qui  s'apprête  à  quitter  le  couvent  :  — 
Vous  partez  sans  moi,  vous  partez  !  lui  dis-je.  Que  vais-je  devenir 
loin  de  vous?  Je  ne  le  comprends  que  trop,  nous  ne  nous  verrons 
plus  qu'à  travers  mille  obstacles.  Si  vous  le  vouliez  bien,  nous  ne 
nous  séparerions  pas.  Je  sais  qu'il  y  a  dans  la  Sabine  ou  dans  les 
gorges  du  Mont-Cassin  des  solitudes  enchantées  faites  pour  servir 
de  refuge  aux  âmes  que  la  société  opprime  ou  méconnaît  :  c'est  là 
que  nous  irions  vivre  tous  deux,  libres,  ignorés,  oubliés  du  monde 
qui  n'est  pas  digne  de  vous  posséder.  —  Toute  séduisante  qu'elle 
était,  cette  proposition  n'obtint  pas  le  succès  que  j'en  espérais.  — 
La  Sabine  !  le  Mont-Cassin  !  je  n'y  avais  jamais  pensé;  nous  en  re- 
parlerons, me  dit-elle.  —Cette  réponse,  à  laquelle  j'étais  loin  de 
m'attendre,  aurait  dû  m' éclairer  :  l'impression  douloureuse  se  dis- 
sipa dans  l'attendrissement  des  adieux.  Je  rentrais  en  France  quel- 
ques jours  après  elle;  mais  au  lieu  de  me  rendre  en  Bretagne, 
comme  j'en  avais  l'intention,  j'allai  fatalement  la  rejoindre  à  Paris. 
Ici,  monsieur,  changement  de  décor!  J'étais  de  retour  depuis 
près  d'un  mois,  et  il  ne  m'avait  encore  été  permis  de  contempler 
ma  divinité  qu'à  ses  heures  de  réception,  quand  la  cour  et  la  ville 
faisaient  cercle  autour  d'elle  et  défilaient  dans  ses  salons.  Un  mot, 
un  regard,  un  sourire,  pour  toute  allusion  au  passé  une  pression 
de  main  furtive,  tel  était  le  régime  frugal  auquel  je  me  trouvais 
soumis  après  tant  de  jours  d'abondance.  J'avais  loué,  dans  un  des 
quartiers  les  plus  retirés  et  les  plus  solitaires,  un  pavillon  isolé  au 
fond  d'un  jardin,  où  vainement  j'attendais  l'heure  du  berger  :  comme 
l'ours  qui  pendant  l'hiver  se  nourrit  de  sa  propre  graisse,  mon  bon- 
heur en  était  réduit  à  subsister  de  ses  souvenirs.  Dernière  ressource, 
consolation  suprême  des  amans  en  retrait  d'emploi,  j'écrivais  des 
lettres  que  j'oserai  qualifier  de  brûlantes,  et  qui,  pour  la  plupart, 
demeuraient  sans  réponse.  Disons-le  en  passant,  nous  avons  perdu 
l'habitude  des  entretiens  épistolaires  qui  furent  longtemps  les  dé- 
lices d'une  société  aujourd'hui  disparue.  En  général,  les  hommes 


JEAN    DE    THOMMERAY.  5itl 

n'écrivent  plus  que  des  lettres  d'aiïaires,  la  furie  du  luxe  a  tué  chez 
les  femmes  le  goût  et  le  génie  de  la  correspondance.  Valentine  oc- 
cupait avec  son  mari  un  hôtel  de  la  rue  de  Courcelles.  Cette  âme 
opprimée  n'obéissait  qu'à  ses  caprices,  ce  cœur  brisé  n'offrait  pas 
trace  de  fêlure,  cette  destinée  flétrie  dans  sa  fleur  et  que  je  m'étais 
donné  pour  tâche  de  réconcilier  avec  la  vie  s'épanouissait  au  sein 
de  l'opulence  comme  dans  son  élément  naturel.  Je  ne  pouvais  m'em- 
pêcher  de  reconnaître  que,  si  M""^  de  R...  était  en  eifet  une  victime 
de  la  société,  la  société  traitait  assez  doucement  ses  victimes.  Quant 
au  mari,  je  n'avais  fait  que  l'entrevoir  :  c'était  un  homme  de  trente 
ans  à  peine,  fatigué  avant  l'âge,  d'un  aspect  élégant  et  froid,  et  qui 
laissait  volontiers  à  sa  femme  toutes  les  libertés  dont  il  usait  large- 
ment pour  lui-même.  Ils  menaient  grand  train  chacun  de  son  côté, 
et  vivaient  sous  le  même  toit  à  peu  près  étrangers  l'un  à  l'autre.  Voilà 
l'intérieur  que  je  me  plaisais  à  remplir  de  tragédies  bourgeoises, 
d'épopées  domestiques.  Toutes  mes  idées  étaient  renversées.  L'ange 
de  Pise  se  dérobait  et  m'échappait  par  tous  les  bouts,  et  chaque 
fois  que  j'essayais  de  le  ressaisir,  les  plumes  de  ses  ailes  me  res- 
taient dans  la  main.  La  résignation  n'était  pas  mon  fait.  Irrité  par 
les  obstacles  et  les  diflicultés  qu'il  rencontrait  à  chaque  pas,  mon 
amour  prenait  de  jour  en  jour  un  caractère  plus  tenace  et  plus  âpre. 
Cet  amour,  né  dans  mon  cerveau,  avait  envahi  tout  mon  être; 
l'image  des  voluptés  perdues  obsédait  mon  cœur  et  mes  sens.  Bien 
que  déchu  de  son  prestige,  l'objet  était  encore  d'assez  haut  prix 
pour  mériter  d'être  disputé  ;  comme  Henri  IV,  je  me  mis  en  cam- 
pagne pour  reconquérir  mon  royaume.  Tous  les  jours,  aux  mêmes 
heures,  je  battais  à  cheval  les  allées  du  bois,  et  j'avais  parfois  la 
satisfaction  d'apercevoir  mon  inhumaine  nonchalamment  assise  sur 
les  coussins  de  sa  voiture  et  distribuant  autour  du  lac  sourires  et 
saints  familiers.  Je  me  reportais  aux  longues  promenades  que  nous 
faisions  ensemble,  par  les  après-midi  silencieuses,  sur  les  bords  de 
l'Arno  ou  sous  les  chênes  verts  des  Caséines;  mes  réflexions  étaient 
amères.  J'avais  noué  des  relations  qui  m'ouvraient  la  société  pari- 
sienne. Les  plaisirs  de  l'hiver  promettaient  de  se  prolonger  jusqu'à 
l'été;  c'est  au  milieu  du  bruit  et  de  l'éclat  des  fêtes  que  je  la  re- 
trouvais le  soir,  et  qu'il  m'était  accordé  d'échanger  quelques  paroles 
avec  elle.  Je  la  suivais  à  travers  la  foule,  et  lorsqu'enfin  je  pouvais 
l'aborder,  lorsque,  dans  un  tête-à-tête  enlevé  d'assaut  et  dont  les 
instans  étaient  comptés,  j'osais  me  plaindre  à  mots  voilés  et  lui 
rappeler  discrètement  ce  qu'elle  semblait  avoir  oublié,  elle  avait 
avec  moi  des  ingénuités  d'enfant  ou  des  étonnemens  de  vierge  qui 
coupaient  court  à  tout  et  me  désarçonnaient.  J'étais  bientôt  obligé 
de  céder  la  place,  et  je  m'éloignais  la  rage  dans  le  cœur,  ne  sachant 
ce  que  je  devais  admirer  le  plus,  de  ma  bêtise  ou  de  ma  lâcheté. 


542  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  splendeur  de  ses  toilettes  toujours  nouvelles,  l'inaltérable  séré- 
nité de  ses  traits,  sa  beauté  de  statue  et  ses  airs  de  vestale  ache- 
vaient de  m' exaspérer;  il  y  avait  des  momens  où  je  sentais  s'allu- 
mer en  moi  des  appétits  de  fauve  prêt  à  se  jeter  sur  sa  proie.  J'étais 
jaloux,  et  je  n'aurais  pu  dire  ni  de  qui  ni  de  quoi.  Également  in- 
différente à  tous  les  hommages,  elle  avait  la  froideur  du  marbre, 
de  même  qu'elle  en  avait  la  blancheur;  ma  jalousie  s'agitait  et  se 
consumait  dans  le  vide.  J'avais  été  vingt  fois  sur  le  point  de  me 
retirer  :  l'orgueil  m'y  poussait  et  me  retenait  tour  à  tour.  Il  me  res- 
tait un  espoir  auquel  je  m'accrochais  comme  à  une  dernière  branche. 
Le  monde  élégant  allait  se  disperser  :  rendue  à  elle-même,  "Valen- 
tine  me  reviendrait  peut-être,  et  j'entrevoyais  d'heureux  jours. 

Un  soir,  à  l'ambassade  d'Autriche,  dans  une  de  ces  fêtes  prési- 
dées avec  tant  de  grâce ,  et  qui  réunissaient  toutes  les  étoiles  de 
première  grandeur,  je  profitai  d'un  moment  où  le  vide  s'était  fait 
autour  d'elle,  je  la  saisis,  pour  ainsi  dire,  au  vol;  je  l'attirai  dans 
une  embrasure,  et  tout  d'abord  je  m'informai  de  ses  projets.  — 
Voici  l'été,  vous  ne  le  passerez  pas  à  Paris  :  où  irez-vous?  que 
pensez-vous  faire? 

—  Ce  que  je  fais  tous  les  ans,  dit-elle.  Les  bains  de  mer  me  sont 
ordonnés... 

—  Et  vous  les  prendrez?.. 

—  A  Trouville. 

—  A  TrouvJlle!  m'écriai-je  :  c'est  h  Trouville  que  vous  comptez 
aller  ! 

—  Sans  doute.  Où  voulez-vous  que  j'aille?  Dans  la  Sabine  ou 
dans  les  défilés  du  Mont-Cassin?  —  Et  elle  se  mit  à  énumérer  et  à 
décrire  les  amours  de  costumes  qu'elle  emporterait  avec  elle.  Le 
grand  artiste  s'était  surpassé.  Costumes  du  matin,  costumes  de 
l'après-midi,  costimies  du  soir  :  il  y  en  avait  pour  toutes  les  heures 
de  la  journée. 

—  Ainsi,  lui  dis-je,  vous  retrouverez  au  bord  de  la  mer  l'existence 
que  vous  menez  ici? 

—  Au  bord  de  la  mer  comme  ici,  je  mène  l'existence  d'une 
femme  de  mon  rang  :  quel  mal  y  voyez-vous? 

Poussé  à  bout  par  l'imperturbable  assurance  de  son  attiturle  et 
de  ses  réponses,  je  laissai  se  répandre  en  reproches  amers  toutes 
les  humiliations  qui  depuis  six  semaines  s'amassaient  dans  mon 
cœur.  Se  jouait-elle  de  moi?  Pour  qui  me  prenait-elle?  Avais-je 
rêvé  ce  qui  s'était  passé  à  Pise?  Était-ce  la  comtesse  de  R...  que 
j'avais  tenue  dans  mes  bras?  N'avais-je  possédé  que  son  ombre? 
Tout  cela  était  dit  à  voix  basse,  d'un  ton  agressif,  avec  le  sourire 
sur  les  lèvres  :  on  ne  pouvait  nous  entendre,  mais  on  pouvait  nous 
observer.  —  Je  ne  sais  pas  ce  que  vous  avez,  répliqua- 1- elle  sans 


JEAN   DE    TIIOMMERAY.  5AS 

paraître  autrement  émue  d'une  si  vive  attaque.  Je  n'ai  pas  cessé 
d'avoir  pour  vous  une  affection  véritable.  Je  n'oublierai  jamais  que, 
si  je  ne  suis  pas  morte  d'ennui  à  Pise,  c'est  à  vous  que  je  le  dois. 
J'ai  fait  tous  mes  efforts  pour  élever  mes  sentimens  à  la  hauteur  des 
vôtres.  Malheureusement  ce  qui  était  possible  à  Pise  ne  l'est  plus 
à  Paris.  J'ai  des  devoirs  envers  le  monde,  envers  mes  proches, 
envers  ma  maison.  J'aurai  toujours  grand  plaisir  à  vous  voir  :  de 
quoi  vous  plaignez- vous? 

Nous  étions  enveloppés,  pressés  de  toutes  parts.  —  Madame,  lui 
dis-je  de  l'air  le  plus  gracieux,  vous  ne  m'aimez  pas,  vous  ne  m'a- 
vez jamais  aimé  et  n'aimerez  jamais  personne  :  vous  n'avez  ni  cœur 
ni  âme.  Moi,  je  ne  suis  ni  d'âge  ni  d'humeur  à  m'accommoder  plus 
longtemps  du  rôle  d'amant  honoraire.  Souffrez  donc  que  je  vous 
dise  ici  un  éternel  adieu  :  je  ne  vous  reverrai  de  ma  vie.  —  Et  je 
m'en  allai. 

Le  croirez-vous?  Au  bout  de  quelques  jours,  j'étais  la  proie  d'un 
incommensurable  ennui.  L'amour  ne  meurt  pas  fatalement  avec  les 
illusions  qui  l'ont  fait  naître;  il  vit  encore  par  les  racines  longtemps 
après  qu'il  s'est  découru nné.  Je  m'étais  promis  de  partir;  je  restai. 
Je  m'étais  juré  de  ne  plus  mettre  le  pied  dans  le  monde,  j'y  retour- 
nai avec  l'espoir  inavoué  de  retrouver  M"""  de  R....  Le  monde  était 
désert,  Valentine  avait  cessé  de  s'y  montrer.  Je  la  cherchai  au  bois, 
le  bois  s'était  changé  en  une  vaste  solitude;  Valentine  n'y  venait 
plus.  Je  m'informai  discrètement  à  son  hôtel;  madame  la  comtesse 
vivait  enfermée  et  ne  recevait  personne.  Je  me  demandais  avec  une 
secrète  complaisance  si  je  n'étais  pour  rien  dans  ce  brusque  revire- 
ment. Un  jour,  je  rôdais  autour  de  sa  demeure  lorsque  je  rencon- 
trai la  femme  de  chambre  qu'elle  avait  emmenée  avec  elle  à  Pise 
et  qui  avait  été  témoin  de  mon  bonheur.  —  Ah!  monsieur  Jean,  je 
ne  sais  pas  ce  qu'a  madame  la  comtesse;  depuis  quelques  jours  elle 
ne  fait  que  gémir  et  pleurer.  —  Bonne  créature,  que  je  l'aurais  em- 
brassée volontiers  !  Je  n'en  doutais  pas,  j'étais  la  cause  de  ces  larmes. 
Je  m'élançai  sur  les  pas  de  la  chambrière,  et  j'arrivai  éperdu  jusque 
dans  le  boudoir  où  se  tenait  ma  chère  désolée. 

Moment  plein  de  promesses!  je  n^  puis  y  penser  sans  un  frisson 
de  volupté.  Uniquement  parée  de  sa  beauté  et  n'ayant  pour  tout  vê- 
tement qu'un  peignoir  qui  l'enveloppait  comme  un  nuage  de  mous- 
seline, elle  était  à  demi  couchée  sur  un  divan  de  soie  capitonnée, 
la  tête  renversée  sur  une  pile  de  coussins,  les  cheveux  en  désordre, 
les  paupières  brûlées  de  larmes,  la  poitrine  gonflée  de  soupirs.  En 
m'apercevant,  elle  se  souleva  d'un  air  languissant  et  me  regarda 
sans  colère  :  de  longs  pleurs  coulaient  de  ses  yeux.  J'embrassais 
ses  genoux,  je  laissais  déborder  mon  cœur.  —  Pardonnez-moi,  di- 
sais-je  d'une  voix  suppliante,  J'ai  été  dur  et  cruel  envers  vous;  mais 


544  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fallait-il  en  croire  un  malheureux  égaré  par  le  désespoir  et  qui  n'a- 
vait plus  sa  raison?  J'étais  fou.  INe  pleurez  pas.  Vous  savez  bien  que 
je  vous  aime!  Dites  que  vous  me  pardonnez.  —  Je  continuai  quelque 
temps-  sur  ce  ton  avec  l'éloquence  qui  manque  rarement  à  l'ex- 
pression des  sentimens  sincères,  et,  sans  me  flatter,  je  doute  que 
l'amour  ait  trouvé  souvent  des  accens  plus  soumis  et  des  notes  plus 
tendres.  Valentine  pourtant  se  taisait,  ses  larmes  ne  tarissaient  pas, 
et  la  situation  commençait  à  devenir  embarrassante,  lorsque  je  m'en 
tirai  par  une  explosion  de  lyrisme  endiablé  :  —  Mais  puisque  je 
t'aime,  mais  puisque  je  t'adore,  puisque  tu  es  mon  âme,  mon  unique 
trésor,  mon  seul  bien,  ma  vie  tout  entière,  pourquoi  donc  pleures- 
tu?  m'écriai-je  en  la  saisissant  violemment  dans  mes  bras.  Oublie 
ce  que  j'ai  pu  te  dire,  vis  dans  le  monde,  puisqu'il  te  plaît  d'y  vivre; 
sois  la  reine  de  toutes  les  fêtes,  reine  par  l'élégance  aussi  bien  que 
par  la  beauté;  tu  n'entendras  plus  une  plainte  sortir  de  ma  bouche, 
tu  ne  surprendras  plus  un  reproche  dans  mon  regard.  J'applaudirai 
à  tes  triomphes,  et  lorsque,  fatiguée  de  vains  hommages,  tu  éprou- 
veras le  besoin  de  te  reposer  sur  un  cœur  aimant  et  fidèle,  tu  n'au- 
ras qu'à  faire  un  signe  et  tu  me  verras  h  tes  pieds. 

Tout  en  exécutant  ces  variations  brillantes  sur  un  thème  vieux 
comme  le  monde,  je  pressais  dans  mes  bras  son  corps  souple  et 
charmant.  Je  baisais  tour  à  tour  son  front  et  ses  cheveux,  je  séchais 
sous  le  feu  de  mes  lèvres  la  céleste  rosée  qui  baignait  son  visage,  je 
m'enivrais  du  parfum  sans  nom  qui  s'exhale  de  la  femme  aimée,  et 
qu'il  suffit  de  respirer  une  fois  pour  en  être  à  jamais  imprégné. 
J'entendais  le  chant  des  séraphins,  le  paradis  s'entr' ouvrait  de- 
vant moi,  quand  Valentine,  se  dégageant  d'assez  mauvaise  grâce  : 
—  Laissez-moi,  dit-elle,  ces  propos  sont  hors  de  saison.  Vous  m'a- 
vez fait  beaucoup  de  chagrin  l'autre  soir,  je  vous  ai  trouvé  fort 
méchant;  mais  plût  à  Dieu  que  je  n'eusse  pas  d'autres  sujets  de 
peine!  —  Cet  aveu  si  touchant,  parti  du  fond  de  l'âme,  m'avait 
subitement  dégrisé.  —  Ainsi,  lui  dis-je  avec  un  peu  d'amertume  et 
de  confusion,  je  n'étais  pour  rien  dans  votre  désespoir?  Ces  larmes, 
que  je  recueillais  précieusement  comme  des  perles  dans  mon  cœur, 
ce  n'était  pas  pour  moi  que  vous  les  répandiez?  —  Puis,  oubliant 
ma  déconvenue  pour  ne  penser  qu'à  sa  détresse  :  —  Eh  bien,  Va- 
lentine, quels  autres  sujets  de  peine  avez-yous?  Quels  qu'ils  soient, 
je  veux  les  connaître. 

—  A  quoi  bon?  répliqua-t-elle;  je  suis  perdue,  et  vous  n'y  pou- 
vez rien. 

—  Perdue!  m'écriai-je,  et  je  n'y  puis  rien!  Quelle  idée  vous 
faites-vous  donc  de  l'amour,  et  n'est-il  pas  étrange  que,  aimée 
comme  vous  l'êtes,  vous  désespériez  de  la  sorte?  L'amour  peut 
tout;  ma  vie  vous  appartient.  Parlez,  expliquez-vous.  Le  monde  est 


JEAN   DE    TIIOMMERAY.  5^5 

rempli  de  lâchetés  et  de  trahisons.  De  quoi  s'agit-il?  Quel  danger 
vous  menace?  Que  vous  a-t-on  fait? 

Les  questions  se  pressaient  et  se  succédaient  coup  sur  coup.  Je 
fouillais  jusque  dans  son  passé  pour  tâcher  d'y  saisir  le  secret  dou- 
loureux qu'elle  s'obstinait  à  me  taire.  —  Vous  n'y  pouvez  rien  !  vous 
n'y  pouvez  rien  !  disait-elle.  —  Je  priais,  je  suppliais  ;  mon  ima- 
gination s'enflammait  à  la  pensée  du  rôle  que  j'étais  appelé  à  rem- 
plir. J'échappais  aux  alladissemens  de  la  vie  mondaine.  Je  respirais 
l'air  des  hautes  régions  pour  lesquelles  je  me  sentais  né.  J'abor- 
dais les  entreprises  chevaleresques,  je  me  préparais  aux  grands 
sacrifices,  aux  poétiques  dévoûmens  que  j'avais  tant  de  fois  rêvés. 
Valentine  m'était  rendue;  malheureuse,  elle  se  relevait  à  mes  yeux 
et  recouvrait  tout  son  prestige.  Elle  n'était  plus  l'ombre  légère 
que  je  poursuivais  de  salons  en  salons;  c'était  une  âme  atteinte  et 
souffrante,  l'âme  que  j'avais  devinée,  l'héroïne  que  j'avais  pres- 
sentie lors  de  nos  premières  rencontres.  La  sauver  à  tout  prix,  lui 
servir  d'appui,  de  refuge,  mourir  pour  elle  s'il  en  était  besoin,  telle 
était  désormais  mon  ambition.  Elle  parut  enfin  touchée  de  ma  ten- 
dresse ;  à  bout  de  résistance,  son  cœur  éclata,  et  voici,  monsieur, 
les  confidences  qui  s'en  échappèrent...  M""^  de  R...,  avant  qu'il  fût 
question  de  son  voyage  à  Pise,  devait  à  ses  fournisseurs,  couturier, 
modiste,  parfumeur  et  lingère,  quelques  menues  sommes  dont 
l'addition  donnait  au  total  une  bagatelle  de  cent  soixante-quinze 
mille  francs.  Pour  sortir  de  presse,  elle  avait,  à  l'insu  de  son  mari, 
contracté  un  emprunt,  et,  pleine  de  confiance  en  la  Providence, 
dont  la  bonté  s'étend  sur  toute  la  nature,  s'était  reposée  sur  elle 
du  soin  de  faire  honneur  à  ses  engagemens.  Or  les  engagemens 
arrivaient  à  terme,  le  juif  repoussait  tout  accommodement.  Valen- 
tine se  trouvait  au  dépourvu  en  présence  de  deux  cent  mille  livres 
à  rembourser,  intérêts  compris,  et  il  ne  semblait  pas  que  la  Provi- 
dence témoignât  beaucoup  d'empressement  à  se  déranger  pour  lui 
venir  en  aide.  Le  comte  avait  lui-même  des  affaires  assez  em- 
barrassées, et  je  démêlais  sans  peine  que  cette  maison  si  fas- 
tueuse ne  se  soutenait  qu'à  force  d'expédiens.  Valentine,  avec  une 
candeur  adorable,  m'en  dévoilait  les  plaies  et  les  misères  dans 
un  réquisitoire  où  l'égoïsme  et  les  déréglemens  de  son  mari  m'é- 
taient présentés  sous  un  jour  peu  clément.  Lui  seul  était  coupable; 
quant  à  l'insanité  de  ses  propres  dépenses,  elle  n'en  avait  pas  con- 
science et  n'y  faisait  pas  même  allusion.  Je  l'écoutais,  bouche 
béante  et  complètement  ahuri.  J'avais  offert  ma  vie,  et  en  l'offrant 
j'étais  sincère;  mais  deux  cent  mille  francs,  où  les  prendre? 

—  Je  sens  pour  la  première  fois,  lui  dis-je  enfin  avec  tristesse, 
toutes  les  amertumes  de  la  pauvreté. 

TOME  civ.  —  1873.  3S 


bhQ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Pensez-vous  donc  que,  si  vous  étiez  riche,  je  vous  aurais  choisi 
pour  confident?  répliqua-t-elle  d'un  air  hautain. 

L'heure  n'était  pas  aux  harangues.  Après  avoir  réfléchi  un  in- 
stant :  —  Voyons,  lui  demandai-je,  vous  n'êtes  pas  au  pied  du 
mur?  Vous  avez  devant  vous  quelques  jours  de  répit? 

—  Huit  jours,  ni  plus  ni  moins,  dit-elle. 

—  Huit  jours!  m'écriai-je;  il  n'en  a  fallu  qu'un  pour  sauver  la 
France  à  Denain. 

Je  la  quittai  sur  ces  admirables  paroles  qui  durent  lui  mettre 
martel  en  tête,  car  la  pauvre  enfant  connaissait  plus  à  fond  les 
modes  de  son  temps  que  l'histoire  de  son  pays. 

J'employai  le  reste  de  la  journée  à  faire,  comme  on  dit,  flèche 
de  tout  bois.  H  m'avait  suffi  de  pénétrer  dans  le  milieu  où  vivait 
M""^  de  R...  pour  comprendre  que  je  ne  pouvais  plus,  sous  peine 
de  déchéance,  mener  l'existence  de  bachelier  dont  je  m'étais  con- 
tenté jusque-là.  Dans  une  société  où  tout  repose  sur  l'argent,  l'a- 
mour ne  saurait  se  passer  de  luxe,  pas  plus  que  les  fleurs  de  soleil. 
Je  m'étais  donné  un  cheval  et  un  coupé;  je  les  vendis.  Je  vendis  les 
objets  d'art  et  tous  les  jolis  riens  qui  embellissaient  ma  retraite. 
Je  vendis  d'anciennes  armes  qui  provenaient  de  ma  famille,  quel- 
ques bijoux,  quelques  émaux  que  je  tenais  d'une  vieille  tante,  des 
gravures,  des  dessins  de  prix  que  j'avais  rapportés  d'Italie.  Je  ven- 
dis jusqu'à  ma  montre.  Sans  être  considérable,  le  produit  de  ces 
ventes,  visiblement  faites  sous  le  coup  de  la  nécessité,  me  permet- 
tait pourtant  de  jeter  le  gant  à  la  fortune  et  d'entrer  en  lice  avec 
elle.  Le  soir  même  je  partais  pour  Bade,  et  le  lendemain  je  me 
présentais  à  la  Conversation...  Vous  ne  jouez  pas,  monsieur?  vous 
n'avez  jamais  joué? 

—  Si  fait,  pardieu!  lui  répondis-je;  j'ai  beaucoup  joué  dans  ma 
jeunesse.  Ma  mère  aimait  à  faire  sa  partie  de  bésigue,  et  je  me 
prêtais  finalement  à  cette  innocente  récréation.  Encore  aujourd'hui 
il  ne  me  déplaît  pas,  le  soir,  à  la  campagne,  de  faire  avec  un  vieil 
ami  une  partie  de  dominos. 

—  Je  vous  plains,  reprit-il;  vous  mourrez  sans  avoir  connu  les 
plus  grandes  émotions  qu'il  soit  donné  à  l'homme  d'éprouver.  Le 
jeu  est  la  passion  souveraine.  Qu'est-ce  auprès  que  l'amour?  La  dis- 
traction d'une  heure,  le  passe-temps  des  faibles  âmes.  Le  jeu  est  la 
passion  des  forts.  Rien  ne  la  dompte,  rien  ne  l'entame;  la  perte 
l'aiguillonne  et  le  gain  ne  l'assouvit  pas.  J'étais  comme  vous;  je 
n'avais  jamais  joué  qu'à  des  jeux  enfantins.  Je  pc-nétrais  pour  la 
première  fois  dans  une  salle  de  roulette.  Je  sentis  d'abord  mon 
cœur  défaillir  et  mes  jambes  se  dérober  sous  moi,  comme  si  je 
commettais  quelque  chose  d'énorme.  Valentine  à  racheter  me  soutint 


JEAN  DE   TIIOMMERAY.  547 

et  me  releva.  Je  m'étais  ouvert  un  passage  à  travers  la  foule;  il  y 
avait  autour  du  tapis  un  siège  inoccupé,  je  le  pris,  et  j'étudiai  d'un 
œil  ardent  le  champ  de  bataille  où  j'allais  manœuvrer.  Avant  d'en- 
gager la  lutte,  j'attendis.  J'hésitai  longtemps;  je  tourmentais  d'une 
main  fiévreuse  l'or  et  les  billets  que  j'avais  tirés  de  ma  poche.  Maître 
enfui  de  moi-même,  je  me  jetai  dans  la  mêlée,  et,  pour  me  rendre 
les  dieux  favorables,  je  débutai  par  une  offrande  à  ma  jeunesse. 
Ce  jour-là,  j'avais  vingt-cinq  ans  :  c'était  le  jour  anniversaire  de 
ma  naissance.  Je  plaçai  cinq  pièces  de  vingt  francs  sur  le  numéro 
vingt-cinq.  Presque  aussitôt  la  machine  tourna;  il  me  sembla  que 
toute  la  salle  tournait  avec  elle.  Involontairement  j'avais  fermé  les 
yeux.  Le  bruit  sec  de  la  bille  d'ivoire  s'arrêta  tout  à  coup,  et  la 
voix  du  croupier  proclama  l'arrêt  du  destin.  J'avais  gagné;  on  me 
compta  trente-six  fois  ma  mise  :  les  dieux  étaient  pour  moi!  Vous 
n'exigez  pas  que  je  vous  raconte  une  à  une  les  péripéties  par  les- 
quelles je  passai  durant  mon  séjour  à  Bade.  Je  déjeunais  à  la  Res- 
tauration.  Sur  le  coup  d'onze  heures,  je  m'installais  à  la  roulette, 
et  n'en  bougeais  jusqu'à  onze  heures  de  la  nuit.  Je  ne  dînais  pas, 
je  soupais  à  peine,  je  ne  dormais  plus;  la  fièvre  me  brûlait  les  os; 
j'avais  parfois  au  jeu  des  hallucinations  étranges.  Le  tapis  vert  me 
faisait  l'effet  d'un  océan  où  je  me  débattais,  tantôt  soulevé,  tantôt 
englouti  par  la  vague.  Quand  je  pensais  toucher  au  but,  un  flot 
contraire  me  rejetait  loin  du  rivage  et  me  replongeait  dans  l'abîme. 
Le  terme  fatal  approchait  :  il  ne  me  restait  plus  qu'un  jour.  J'étais 
en  gain  de  quatre-vingt  mille  francs;  pour  compléter  la  rançon  de 
Yalentine,  il  me  fallait  encore  en  gagner  cent  vingt  mille.  Je  me 
sentais  porté  par  la  fortune.  Je  montai  d'un  pas  léger  les  degrés  du 
temple,  et,  le  cœur  gonflé  par  les  résolutions  suprêmes,  j'entrai 
fièrement  dans  la  salle  où  j'allais  livrer  mon  dernier  combat.  A 
peine  assis,  pareil  au  capitaine  qui  s'apprête  à  frapper  un  coup  dé- 
cisif, je  massai  devant  moi  tout  mon  corps  d'armée  et  ne  réservai 
pas  même  de  quoi  assurer  ma  retraite.  La  galerie  était  frémissante. 
Je  lançai  au  chef  de  partie  un  regard  de  défi,  et  je  précipitai  mes 
bataillons  dans  la  fournaise.  Ce  fut  une  grande  journée;  les  habi- 
tués de  Bade  en  conservent  le  souvenir.  Je  fis  sauter  deux  fois  la 
banque.  Yalentine  était  sauvée,  je  n'en  demandai  pas  davantage. 
La  foule  me  porta  en  triomphe  comme  si  je  venais  d'accomplir  une 
action  d'éclat,  et  moi-même,  dois-je  l'avouer?  je  n'étais  pas  éloi- 
gné de  me  prendre  pour  un  personnage.  Quelques  heures  après,  je 
partais  pour  Paris  :  on  ne  m'eût  pas  beaucoup  surpris  en  m'annon- 
çant  que  ma  rentrée  y  serait  saluée  par  le  canon  des  Invalides. 

Je  ne  vous  peindrai  point  les  enchantemens  du  retour.  Il  me  sem- 
blait que  j'avais  des  ailes,  et  qu'au  lieu  d'être  emporté  par  la  va- 


bkS  RtVUE    DES    DEUX   MONDES. 

peur,  je  volais  à  travers  l'espace.  Le  trajet  fut  une  longue  suite  de 
rêves  enivrés.  Je  me  représentais  la  joie  de  Yalentine,  et  aussi  le 
doux  prix  qui  m'attendait  sans  doute.  En  le  méritant,  j'avais  perdu 
le  droit  de  le  solliciter;  mais  il  ne  m'était  pas  défendu  d'en  caresser 
secrètement  l'espoir.  J'avais  d'autres  pensées.  Je  me  disais  qu'il  y 
a  des  orages  féconds,  des  douleurs  salutaires.  Instruite  et  corrigée 
par  les  épreuves  qu'elle  venait  de  traverser,  Yalentine  renoncerait 
aux  vanités  qui  l'avaient  conduite  à  deux  doigts  de  sa  perte.  Elle 
comprendrait  que  la  vie  n'est  pas  une  exhibition  de  toilettes.  Déjà 
Tfouville  ne  l'attirait  plus,  et  je  me  voyais  passant  avec  elle  la  sai- 
son d'été  sur  quelque  plage  solitaire  de  Bretagne  ou  de  Normandie. 
Nous  vivions  comme  deux  pêcheurs.  J'en  étais  là  lorsque  j'arrivai 
dans  Paris.  Encore  tout  couvert  de  la  poussière  du  voyage,  les  traits 
défaits,  les  cheveux  en  broussailles,  je  courus  droit  à  son  hôtel.  Je 
forçai  la  consigne,  et,  sans  donner  au  valet  de  chambre  le  temps  de 
m'annoncer,  je  me  précipitai  chez  elle  comme  un  ouragan.  Elle  était 
seule.  A  ma  vue,  elle  poussa  un  cri  d'étonnement  qui  touchait  à 
l'effroi.  —  A  qui  en  avez-vous?  dit- elle;  qu'est-ce  qui  vous  amène 
dans  un  si  bel  état? 

—  Vous  allez  le  savoir,  m'écriai-je.  —  Et  me  voilà  entassant  sur 
une  table  à  ouvrage  en  laque  du  Japon  des  liasses  de  billets  de 
banque  au  fur  et  à  mesure  que  je  les  tirais  de  mes  poches.  J'en  ti- 
rais de  partout;  ma  poitrine  en  était  bardée.  J'entassais,  j'empilais, 
et  encore,  et  toujours  !  Je  ressemblais  à  la  mère  Gigogne  :  je  ne  ta- 
rissais pas. 

Après  que  j'eus  vidé  mes  coffres  :  —  Vous  étiez  perdue,  vous 
êtes  sauvée,  lui  dis-je. 

Et  en  peu  de  mois  je  racontai  ce  que  j'avais  fait.  Elle  demeura 
quelque  temps  interdite  :  —  Vous  avez  fait  cela!  s'écria-t-elle 
enfin. 

—  Le  beau  miracle  !  repartis-je  en  riant;  j'ai  joué  pour  vous,  et 
vous  avez  gagné.  Je  me  suis  fort  diverti  là-bas. 

—  Vous  avez  fait  cela!  vous  avez  fait  ce^a!  répétait-elle  de  plus 
en  plus  troublée.  En  vérité,  je  ne  sais  si  je  dois... 

Elle  n'acheva  pas.  La  porte  du  salon  s'ouvrit,  on  annonça  le  mar- 
quis de  S...  Par  un  bond  de  panthère,  Valentine  se  jeta  sur  les 
billets  amoncelés,  et,  les  saisissant  à  poignées,  les  enfouit  pêle-mêle 
dans  le  tiroir  à  fond  de  sac  qu'elle  avait  ouvert  et  qu'elle  referma 
sans  négliger  d'en  ôter  la  clé.  —  Demain,  chez  vous...  chez  toi  !  me 
dit-elle  à  mi-voix.  —  En  ce  moment  le  marquis  entrait. 

Je  le  connaissais  pour  l'avoir  vu  aux  réceptions  de  M'"*  de  R..., 
et  dans  quelques  salons  où  j'avais  remarqué,  sans  m'en  préoccuper, 
ces  assiduités  auprès  d'elle.  C'était  un  homme  de  belles  manières, 


JE\N    DE    TIIOMMERAY.  549 

qui  en  avait  fini  depuis  longtemps  avec  le  matin  de  la  vie,  mais 
qui  se  défendait  vaillamment  contre  les  approches  du  soir.  Posses- 
seur de  grands  biens,  il  s'était  fait  une  réputation  d'habileté  dans 
le  monde  diplomatique  auquel  il  appartenait.  Il  avait  l'air  indolent 
et  narquois,  la  lèvre  sensuelle  et  l'œil  fin  avec  ce  clignotement  de 
paupière  particulier  aux  hommes  habitués  à  cacher  leur  pensée  et 
qui  se  défient  même  de  leurs  regards.  Il  boitait  légèrement,  non 
sans  une  certaine  grâce,  et  on  assurait  qu'il  en  tirait  vanité  comme 
d'un  point  de  ressemblance  avec  M.  de  Talleyrand,  qu'il  s'était 
donné  pour  modèle.  J'avais  lu  dans  un  journal  que  le  marquis  de 
S...  était  appelé  à  un  poste  important.  Je  pensai  qu'il  veniiit  pour 
prendre  congé,  et  je  me  retirai.  J'avais  hâte  d'ailleurs  de  réparer 
mes  avaries.  A  la  lettre,  j'étais  rompu.  J'allai  au  bain,  je  dînai  au 
Café  anglais,  et,  rentré  chez  moi,  je  me  roulai  dans  mes  draps,  où 
je  ne  tardai  pas  à  m'endormir  d'un  profond  sommeil  :  je  l'avais 
bien  gagné. 

Il  faisait  grand  jour  quand  je  me  réveillai.  Demain,  chez  vous... 
chez  toi  !  avait-elle  dit.  Demain,  c'est  aujourd'hui  !  m'écriai-je.  Et 
je  préparai  tout  pour  la  recevoir  et  fêter  sa  présence.  Je  remplaçais 
par  des  massifs  de  plantes  rares  les  objets  de  luxe  dont  je  m'étais 
dépouillé  pour  elle.  Je  disposais  sur  un  guéridon  les  fruits,  les  vins 
dorés  et  les  friandises  qu'elle  aimait.  Pour  un  peu,  j'aurais  jonché 
de  lis,  de  jasmins  et  de  roses  le  sable  de  l'avenue  qui  devait  la  con- 
duire à  ma  porte;  mais  c'était  dans  mon  cœur  que  se  donnait  la  vé- 
ritable fête.  J'allais  rentrer  en  possession  de  ma  jeune  et  belle  maî- 
tresse :  j'allais  retrouver  les  joies  que  j'avais  goûtées  sous  le  ciel 
d'Italie.  Tous  mes  sens  étaient  ravis.  Les  oiseaux  chantaient  dans 
mon  petit  jardin,  le  soleil  inondait  ma  chambre,  et  avec  l'air  frais 
du  matin,  chargé  des  senteurs  de  l'héliotrope  et  du  réséda,  je  hu- 
mais à  pleine  poitrine  l'amour,  le  bonheur  et  la  vie.  Cependant  les 
heures  s'écoulaient,  la  journée  touchait  à  sa  fin,  et  Valentine  n'avait 
point  paru.  La  nuit  tomba,  je  vis  les  étoiles  s'allumer  une  à  une, 
j'entendis  les  bruits  de  la  ville  décroître  et  se  perdre  au  loin  :  j'at- 
tendais encore  Valentine.  J'eus  le  pressentiment  de  quelque  cata- 
strophe. Je  ne  me  couchai  pas.  J'attendis  encore  toute  la  matinée. 
Dévoré  d'inquiétude,  je  sortis  pour  me  rendre  chez  elle.  A  mesure 
que  je  m'enfonçais  dans  la  rue  de  Courcelles,  mes  appréhensions 
redoublaient.  J'arrive  enfin  :  toutes  les  portes,  toutes  les  persiennes, 
tous  les  volets  étaient  fermés.  J'avais  collé  mon  front  aux  barreaux 
de  la  grille  :  la  cour  était  silencieuse  et  déserte.  On  eût  dit  que  la 
vie  s'était  tout  à  coup  retirée  de  cette  demeure  habituellement  si 
bruyante.  Je  sonnai  :  rien  ne  bougea,  pas  une  âme  ne  répondit.  Je 
restais  immobile,  me  demandant  si  je  rêvais,  quand  je  sentis  une 


550  REYOE    DES   DEUX   MONDES. 

main  familière  qni  s' appuyait  sur  mon  épaule  :  je  me  retournai  et 
reconnus  un  de  nos  auteurs  comiques  les  plus  en  renom  que  j'avais 
rencontré  maintes  fois  dans  le  monde,.  —  Veniez  -  vous  faire  vos 
adieux?  me  dit-il.  Dans  ce  cas,  mon  bon,  vous  n'êtes  guère  en  re- 
tard que  de  vingt-quatre  heures  :  ils  sont  partis  hier  au  matin. 

—  Partis!  m'écriai-je;  de  qui  parlez-vous? 

—  Du  comte  et  de  la  comtesse,  parbleu! 

—  Et  vous  dites  qu'ils  sont  partis? 

—  En  compagnie  du  marquis  de  S...,  qui  les  emmène  avec  lui 
dans  sa  nouvelle  résidence;  mais,  mon  cher,  d'où  sortez-vous?  Il 
n'est  bruit  que  de  cela,  on  ne  parle  pas  d'autre  chose. 

—  Si  l'on  ne  parle  pas  d'autre  chose  et  s'il  n'est  bruit  que  de 
cela ,  je  crois  pouvoir  sans  indiscrétion  vous  prier  de  me  mettre 
dans  la  confidence. 

—  Comment  donc  !  reprit-il ,  deux  mots  y  suffiront.  Tout  là  de- 
dans allait  à  la  diable.  On  y  brûlait  depuis  longtemps  la  chandelle 
par  les  deux  bouts,  si  bien  que  les  deux  bouts  avaient  fini  par  se 
rejoindre.  La  petite  comtesse  était  aux  abois  :  deux  cent  mille  francs 
d'arriéré,  sans  compter  le  courant,  c'est  dur!  De  quoi  s'est  avisé  le 
satané  marquis?  11  connaissait  la  place,  il  en  avait  surpris  les  côtés 
faibles.  Le  vieux  renard  attendait  son  heure  :  il  l'a  saisie.  Il  a  payé 
la  dette  de  madame,  et  s'est  fait  attacher  monsieur  en  qualité  de 
premier  secrétaire.  Si  vous  aviez  besoin  de  quelques  explications... 

—  Grand  merci!  lui  dis-je;  j'ai  compris  de  reste.  Voilà,  monsieur, 
une  comédie  toute  faite. 

—  Vieux  habits,  vieux  galons!  Le  sujet  n'est  pas  précisément 
Eouveau. 

—  Si  pourtant,  ajoutai-je,  vous  vous  décidez  un  jour  à  le  traiter, 
}e  pourrai  vous  fournir  un  dénoûment  qui  le  rajeunirait  peut-èlre. 

Nous  nous  quittâmes  là-dessus.  Je  marchai  longtemps  au  hasard 
dans  un  état  d'hébétement  complet.  Quand  je  repris  mes  sens,  ma 
jeunesse  était  morte,  un  homme  nouveau  venait  de  naître  en  moi. 
C'est  tout.  —  Que  pensez-vous  de  ma  petite  histoire? 

—  Voilà,  m'écriai-je,  une  abominable  aventure;  mais  franche- 
ment je  n'y  vois  rien  qui  justifie  votre  métamorphose*  Parce  qu'on 
a  eu  le  malheur  de  rencontrer  sur  son  chemin  une  créature  per- 
verse ou  pervertie... 

—  Eh!  non,  monsieur,  eh!  non,  reprit-il  avec  l'accent  d'une 
douce  insistance,  vous  êtes  dans  l'erreur,  M'"^  de  R...  n'était  pas 
une  créature  perverse  ou  pervertie;  c'était  tout  simplement  un  pro- 
duit naturel,  quoiqu'un  peu  raffiné  peut-être,  de  notre  civilisation. 
Pourquoi  lui  jeter  la  pierre?  Inoffensive  autant  que  nulle,  ni  fausse, 
m  rusée,  ni  perfide,  aussi  incapable  d'un  sentiment  profond  que  d'une 


JEAN   DE   TIIOMIIERAY.  '  '         551 

pensée  sérieuse,  sans  notion  exacte  du  bien  et  du  mal,  elle  était 
naïvement  et  sincèrement  ce  que  la  société  l'avait  faite.  Vous  au- 
riez tort  de  voir  en  elle  une  exception.  Le  règne  des  femmes  est 
fini.  Au  lieu  de  pousser  l'homme  aux  grandes  choses,  elles  ne  lui 
demandent  plus  que  l'entretien  de  leurs  vanités.  Les  besoins  d'ar- 
gent ont  étouffé  les  besoins  du  cœur.  L'amour  qui  autrefois  enfan- 
tait des  prodiges  acquitte  aujourd'hui  des  factures.  Il  n'y  a  plus 
de  femmes. 

—  Vous  vous  trompez,  lui  répllquai-je.  Il  y  a  chez  nous  des 
mères,  des  sœurs,  des  amies,  des  épouses,  qui,  tous  les  jours  et 
à  toute  heure,  accomplissent  dans  l'ombre  des  miracles  de  bonté, 
de  dévoûment  et  de  charité.  Il  y  en  a  dans  tous  les  rangs,  de- 
puis le  plus  humble  jusqu'au  plus  élevé.  Quoi!  parce  que  vous 
avez  eu  la  simplicité  de  prendre  une  poupée  pour  une  femme,  il 
faut  que  toutes  les  femmes  servent  d'excuse  à  votre  aveuglement! 
Vous  insultez  à  tous  nos  respects,  à  toutes  nos  vénérations!  La  so- 
ciété est  moins  malade  que  vous  ne  voulez  bien  le  dire,  mais  vous, 
monsieur,  vous  l'êtes  encore  plus  que  je  ne  le  craignais.  Pourquoi 
n'êtes-vous  pas  retourné  dans  votre  famille?. Vous  aviez  jeté  vers 
elle  un  cri  de  détresse  et  de  désespoir,  elle  vous  rappelait,  \otre 
jeunesse  n'était  pas  morte  :  elle  vous  attendait. 

Jean  secoua  la  tête.  —  Il  était  trop  tard,  monsieur.  Je  vous  dois 
un  dernier  aveu.  Depuis  mon  séjour  à  Bade,  la  fièvre  du  jeu  ne 
m'avait  pas  quitté  :  à  mon  insu,  pour  racheter  M'"^  de  R...,  j'avais 
vendu  mon  âme  au  diable.  Qu'aurais -je  fait  parmi  les  miens?  Je 
n'avais  plus  le  goût  des  émotions  paisibles  :  je  serais  bientôt  mort 
de  chagrin.  Vivons  et  jouissons,  après  nous  le  déluge!  Voici  l'heure 
deja  bourse,  et  à  mon  grand  regret  je  suis  forcé  de  vous  laisser. 

—  Encore  un  mot,  lui  dis-je  en  me  levant,  et  vous  irez  à  vos  af- 
faires. Jusqu'à  présent,  tout  vous  a  réussi,  mais  vous  ne  vous  flat- 
tez pas  d'avoir  enchaîné  la  fortune.  Autrement  vous  joueriez  à 
coup  sûr,  et  où  seraient  l'honneur,  la  probité?  Vivons  et  jouissons, 
c'est  très  joli,  cela.  Que  ferez-vous  le  jour  où  la  fortune  vous  tra- 
hira? Car  il  viendra,  ce  jour,  n'en  doutez  pas. 

—  Qu'il  vienne,  je  suis  prêt. 

—  Vous  vous  tuerez,  lui  dis-je. 

11  ne  répondit  pas.  —  Et  Dieu?..  Et  votre  mère? 

Après  un  moment  d'hésitation,  Jean  me  tendit  sa  main  :  je  la 
pris.  —  Vous  êtes  bien  déchu,  mon  enfant!  Je  m'explique  la  dou- 
leur de  votre  famille;  je  la  comprends  et  je  la  partage.  Eh  bien  ! 
même  à  cette  heure  je  ne  veux  pas  désespérer  de  vous.  —  Il  sourit 
tristement,  et  je  le  quittai. 

A  quelques  jours  de  là,  j'écrivais  à  M"'  de  Thommeray,  et,  tout 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  m'appliquant  à  ménager  son  cœur,  je  lui  rendais  compte  de 
mon  entrevue  avec  Jean.  Je  ne  cherchai  pas  à  le  revoir;  d'autres 
pensées  me  préoccupaient.  La  guerre  venait  d'éclater.  Déjà  l'en- 
nemi marchait  sur  Paris  :  le  monde  était  rempli  du  bruit  de  nos 
désastres. 

Qui  n'a  pas  vu  Paris  pendant  les  derniers  jours  qui  précédèrent 
l'investissement  ne  saurait  se  faire  une  idée  de  la  physionomie  qu'il 
présentait  alors.  A  la  confusion,  au  désarroi,  à  l'ellarement  qu'a- 
vait jetés  dans  les  esprits  la  nouvelle  de  nos  défaites,  succédaient 
les  mâles  pensées  et  les  fermes  résolutions.  On  se  tenait  prêt 
pour  les  grands  sacrifices;  un  courant  d'héroïsme  avait  traversé 
tous  les  cœurs.  Déjà  les  hommes  veillaient  sur  les  remparts.  Les 
squares,  les  jardins  publics  étaient  transformés  en  parcs  d'artil- 
lerie, les  places  en  champs  de  manœuvres  où  les  citoyens  deve- 
nus soldats  s'exerçaient  au  maniement  du  fusil,  toutes  les  classes 
mêlées  et  confondues  ne  formant  plus  qu'une  âme,  l'âme  de  la  pa- 
trie. Les  tambours  battaient  et  les  clairons  sonnaient  sur  les  berges 
du  fleuve.  Canons  et  .mitrailleuses,  traîn'^s  sur  leurs  affûts,  ébran- 
laient les  quais  et  les  boulevards.  Armées  de  leur  tonnerre,  les  ca- 
nonnières sillonnaient  la  Seine.  Les  débris  de  nos  armées  mutilées 
apportaient  au  service  de  la  défense  le  dernier  sang  de  la  France 
guerrière.  Des  bataillons  de  marins  traversaient  la  ville  pour  aller 
occuper  les  forts;  les  gardes  mobiles  des  départemens,  accourus  du 
fon;]  de  leurs  provinces,  bivouaquaient  çà  et  là  sous  des  tentes  im- 
provisées. A  côté  de  ces  spectacles  fortifians,  il  y  en  avait  d'autres 
d'une  réalité  navrante  et  qui  marquaient  à  toute  heure  les  progrès 
de  l'invasion.  Refoulées  sur  la  capitale  par  l'approche  des  armées 
ennemies,  les  campagnes  environnantes  se  réfugiaient  dans  son  en- 
ceinte. Ce  n'était  partout  que  longues  files  de  voitures  chargées  de 
meubles  et  d'ustensiles  de  ménage  enlevés  précipitamment.  J'ai  vu 
de  pauvres  gens  attelés  eux-mêmes  à  la  charrette  qui  portait  toute 
leur  richesse  et  ne  sachant  pas  où  ils  iraient  coucher  le  soir;  d'autres 
poussaient  devant  eux  les  troupeaux  de  leurs  étables.  Par  un  des 
contrastes  où  la  nature  semble  se  complaire,  un  ciel  resplendissant, 
un  gai  soleil  d'automne  éclairaient  ces  scènes  désolées. 

J'étais  rentré  depuis  une  semaine.  En  ces  jours  de  fiévreuse  at- 
tente où  personne  ne  tenait  chez  soi,  je  vivais  dans  la  rue,  attiré  par 
tous  les  bruits,  me  mêlant  à  tous  les  groupes,  recueillant  toutes  les 
nouvelles.  Un  matin,  sur  le  quai  Voltaire,  entre  le  Pont-Royal  et  le 
pont  des  Saints-Pères,  je  me  trouvai  face  à  face  avec  Jean.  —  A  la 
bonne  heure!  lui  dis-je  en  l'abordant,  vous  êtes  resté,  c'est  bien. 

—  Oui,  je  suis  resté,  répliqua-t-il;  j'avais  à  liquider  ma  fortune. 


JEAN   DE   TIIOMMERAY.  553 

Aujourd'hui,  c'est  chose  faite.  Toutes  mes  mesures  sont  prises  :  je 
pars  ce  soir  pour  aller  vivre  à  l'étranger. 

—  Vous  partez  1  m'écriai-je;  c'est  quand  votre  patrie  agonise  que 
vous  songez  à  la  quitter! 

—  La  patrie,  monsieur!  L'homme  sage  l'emporte  partout  avec 
lui.  Vous-même,  que  faites-vous  ici? 

—  Je  n'y  suis  pas  rentré  pour  en  sortir.  Je  ne  vaux  plus  grand' - 
chose;  mais  c'est  ici  que  j'ai  connu  les  bons  et  les  mauvais  jours. 
Paris  a  fait  de  moi  le  peu  que  je  suis.  Je  veux  m'associer  à  ses  pé- 
rils, ne  fût-ce  que  par  ma  présence.  Je  vivrai  de  ses  émotions,  je 
partagerai  ses  angoisses,  et,  s'il  doit  souffrir  de  la  faim,  j'aurai 
l'honneur  d'en  souffrir  avec  lui;  mais  vous,  Jean  de  Thommeray, 
mais  vous  !  Je  vous  savais  bien  malade,  mais  je  ne  pensais  pas  que 
vous  fussiez  tombé  si  bas.  Le  pays  est  envahi,  —  et  vous,  jeune 
homme,  au  lieu  de  sauter  sur  un  fusil,  vous  vous  jetez  sur  votre 
portefeuille  !  La  fortune  de  la  France  est  près  de  sombrer,  et  vous 
n'avez  d'autre  souci  que  de  réaliser  votre  avoir  !  Demain  l'ennemi 
sera  à  nos  portes,  et  vous  bouclez  votre  valise,  vous  vous  enfuyez 
lâchement  !  Ce  n'était  pas  assez  d'avoir  plongé  votre  famille  dans  le 
deuil  et  le  désespoir  :  vous  lui  infligez  cette  honte  ! 

Une  vive  rougeur  lui  monta  au  front,  un  éclair  brilla  dans  ses 
yeux.  —  Pardon,  monsieur,  pardon!  Voilà  de  bien  grands  mots, 
ce  me  semble.  Vous  êtes  trop  jeune,  et  moi  trop  vieux,  pour  que 
nous  puissions  nous  entendre.  Je  ne  m'enfuis  pas,  je  m'en  vais.  Ce 
qui  se  passe  n'est  pas  fait  pour  me  retenir.  Paris  ne  m'intéresse 
point.  Qu'il  soit  châtié,  ce  n'est  que  justice.  Quant  à  ma  famille, 
elle  est  à  l'abri  des  tracas  de  la  guerre,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi 
il  me  serait  interdit  d'aller  chercher  pour  mon  propre  compte,  soit 
à  Bruxelles,  soit  à  Londres,  soit  à  Florence,  la  paix  et  la  sécurité 
dont  ils  continueront  de  jouir  en  Bretagne. 

Je  sentais  mon  cœur  submergé  de  dégoût.  J'allais  m'éloigner 
quand  tout  à  coup  Jean  tressaillit.  —  Ecoutez  !  dit-il.  —  Je  prê- 
tai l'oreille  et  j'entendis  une  musique  étrange,  dont  les  accens, 
vagues  d'abord  et  presque  indistincts,  grandissaient  et  semblaient 
se  diriger  vers  nous.  Je  regardais  en  même  temps  que  j'écoutais  : 
j'aperçus  en  avant  du  pont  de  Solférino  une  masse  confuse  et  qui 
s'avançait  en  chantant.  C'était  un  chant  lent  et  grave,  d'un  carac- 
tère presque  religieux,  et  qui  n'avait  rien  de  commun  avec  les  éclats 
de  voix  auxquels  nous  étions  habitués.  Jean  s'était  accoudé  sur  le 
parapet.  Je  l'observais,  il  était  très  pâle.  Cependant  la  masse  de 
moins  en  moins  confuse  se  rapprochait  de  plus  en  plus.  Je  reconnus 
enfin  un  chant  de  la  Bretagne  et  le  son  du  biniou  :  les  gardes  mo- 
biles du  Finistère  faisaient  leur  entrée  dans  Paris.  L'hermine  au 


554  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

képi,  vêtus  de  toile  grise,  le  bissac  de  toile  grise  au  dos,  ils  s'avan- 
çaient d'un  pas  net  et  ferme,  marchant  par  pelotons  et  occupant  le 
quai  dans  toute  sa  la^rgeur.  Eu  tête,  à  cheval,  le  chef  de  bataillon; 
derrière  lui,  l'aumônier  et  deux  capitaines.  La  tête  de  colonne  n'é- 
tait plus  qu'à  quelques  pas  de  nous.  A  mon  tour,  j'avais  tressailli. 
Je  regardai  Jean  :  sa  main  s'abattit  sur  la  mienne.  —  Mon  père!., 
mes  deux  frères!  dit-il  d'une  voix  sourde.  —  Et  Jean  vit  passer 
devant  lui,  sous  leurs  formes  les  plus  saisissantes,  les  éternelles 
vérités  qu'il  avait  si  longtemps  méconnues  :  Dieu,  la  patrie,  le  de- 
voir, la  famille.  Tout  le  cortège  de  ses  années  honnêtes  défilait  sous 
ses  yeux  en  chantant.  Je  portai  le  dernier  coup.  A  l'un  des  balcons 
du  quai,  je  venais  d'apercevoir  sa  mère.  —  M.alheureux!  m'écriai-je, 
vous  disiez  qu'il  n'y  avait  plus  de  femmes.  Tenez,  en  voici  une,  la 
reconnaissez-vous?  —  M'"^  de  Thommeray  agitait  son  mouchoir,  le 
chant  breton  redoublait  de  ferveur,  et  le  chef  de  bataillon,  avec 
la  courtoisie  d'un  vieux  gentilhomme,  s'inclinait  sur  son  cheval  et 
la  saluait  de  son  épée.  Muet,  immobile,  l'œil  morne  et  la  paupière 
aride,  Jean  paraissait  changé  en  pierre  :  je  le  laissai  à  la  merci  de 
Dieu. 


Le  lendemain,  dans  la  cour  du  Louvre,  le  commandant  de  Thom- 
meray assistait  à  l'appel  de  son  bataillon.  L'appel  terminé,  il  pas- 
sait devant  les  rangs,  lorsqu'un  mobile  en  sortit  et  lui  dit  :  —  Com- 
mandant, on  a  oublié  d'appeler  un  de  vos  hommes. 

—  Gomment  vous  nommez-vous  ? 

—  Je  m'appelle  Jean,  répondit  le  mobile  en  baissant  les  yeux. 

—  Qui  êtes-vous? 

—  Un  homme  qui  a  mal  vécu. 

—  Que  voulez-vous? 

—  Bien  mourir. 

—  Étes-vous  riche  ou  pauvre? 

—  Hier  encore  je  possédais  une  richesse  mal  acquise  :  je  m'en 
suis  dépouillé  volontairement.  Il  ne  me  reste  que  mon  fusil  et  mon 
bissac. 

—  C'est  bon  !  —  Et  d'un  geste  il  le  fit  rentrer  dans  les  rangs. 

U  y  eut  un  long  silence.  Le  commandant  était  venu  se  placer  de- 
vant le  front  du  bataillon.  —  Jean  de  Thommeray!  cria-t-il. 
Une  voix  mâle  répondit  :  —  Présent! 

Jules  Saadeau. 


L'ENSEIGNEMENT  EXCEPTIONNEL 


I. 

L'INSTITUTION   DES    SOURDS-MUETS. 


Le  devoir  de  tonte  civilisation  est  de  donner  aux  hommes  la  plus 
grande  somme  d'instruction  que  leur  intelligence  et  leur  état  social 
peuvent  comporter.  Dans  une  étude  précédente,  on  a  vu  comment 
l'enseignement  à  tous  degrés  est  distribué  à  Paris;  mais  il  existe 
des  êtres  que  l'on  croirait  destinés  à  échapper  aux  bienfaits  du 
développement  intellectuel,  cai'  ils  sont  frappés  d'une  infirmité  in- 
curable. Pour  ceux-là,  il  a  fallu  inventer  des  méthodes  exception- 
nelles, afin  de  leur  rendre  dans  l'humanité  la  part  dont  ils  sem- 
blaient déchus  pour  toujours.  Deux  hommes  de  bien,  Français  tous 
les  deux,  mettant  en  œuvre  des  procédés  fort  simples,  basés  sur 
l'observation,  confirmés  par  l'expérience,  sont  parvenus  à  neutra- 
liser les  effets  d'une  maladie  localisée  qui  le  plus  souvent  est  le  ré- 
sultat d'un  état  général  défectueux  :  l'abbé  de  l'Épée  et  Valentin 
Haûy  ont  des  noms  immortels  ;  leur  génie  et  leur  charité  ont  fait 
ce  miracle  de  rendre  la  parole  aux  muets  et  la  vue  aux  aveugles. 
Profitant  avec  une  patiente  habileté  des  sens  qui  subsistaient  chez 
ces  malheureux  répudiés  par  la  nature,  ils  ont  obtenu  dans  l'or- 
ganisme une  sorte  de  transposition  qui  permet  aux  yeux  de  rem- 
placer l'oreille,  et  au  toucher  de  remplacer  la  vue.  Il  y  a  un  siècle 
à  peine  que  ces  découvertes  ont  été  faites  pour  le  plus  grand  hon- 
neur de  l'esprit  humain  ;  elles  ont  produit  de  très  sérieux  résultats 
que  l'on  peut  constater  en  visitant  l'institution  des  sourds-muets  et 
celle  des  jeunes-aveugles. 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


I. 


L'art  de  parler  à  l'aide  de  signes  a  dû  exister  de  tout  temps.  Des 
hommes  de  langue  différente,  mis  face  à  face  par  le  hasard  de  la 
vie,  ont  pu  toujours  exprimer  des  propositions  simples  et  se  faire 
comprendre  en  exécutant  certains  gestes  indicatifs;  c'est  la  mi- 
mique. En  outre,  lorsque  des  enfans  ont  été  réunis  sous  la  disci- 
pline d'une  règle  silencieuse ,  ils  ont  cherché  un  moyen  de  causer 
à  distance  sans  faire  de  bruit,  et  ils  ont  inventé  un  alphabet  visible 
dont  chaque  lettre  est  représentée  par  un  geste  particulier  des 
doigts,  c'est  la  dactylologie;  nous  l'avons  tous  «parlée  »  au  collège. 
La  combinaison  raisonnée  de  la  dactylologie  et  de  la  mimique  con- 
stitue le  langage  des  sourds-muets.  Ce  langage  artificiel  est  un 
bienfait  inappréciable  pour  ces  infortunés,  car  il  leur  permet  de 
communiquer  méthodiquement  entre  eux ,  et ,  comme  il  sert  de 
base  cà  l'enseignement  de  l'écriture  et  de  la  lecture,  il  leur  fournit 
un  instrument  de  relation  avec  les  autres  hommes.  C'est  grâce  à 
lui  que  le  sourd-muet  échappe  à  l'isolement,  et  qu'il  peut,  dans  une 
mesure,  participer  à  la  vie  générale  jusqu'à  subvenir  aux  besoins 
de  sa  propre  existence. 

Avant  l'apostolat  de  l'abbé  de  l'Ëpée,  on  trouve  trace  dans  l'his- 
toire de  quelques  efforts  individuels  qui  semblent  avoir  eu  pour  but 
plutôt  de  frapper  l'imagination  publique  que  d'appeler  toute  une 
catégorie  d'individus  déshérités  à  la  jouissance  des  droits  communs. 
Rodolphe  Agricola,  professeur  de  philosophie  à  Heidelberg  (l/iSO),  ra- 
conte dans  son  livre  de  Inveniione  dialectica  qu'il  a  connu  un  sourd- 
muet  qui  lisait  et  écrivait.  Jérôme  Cardan  (1591)  pose  dans  ses 
Paralipomènes  la  question  de  savoir  si  l'on  peut  instruire  les  sourds- 
muets,  et  la  résout  affirmativement.  Le  bénédictin  Pedro  de  Ponce 
(15S0)  publie  une  méthode  pour  leur  instruction;  ses  idées  sont 
reprises  par  J.  Bonnet,  secrétaire  du  connétable  de  Castille,  qui 
fait  paraître  en  1610  Y Artc  para  enscnar  a  habUir  los  mudos.  Dans 
le  XVII*  siècle,  Fabrizio  d'Acquapendente,  professeur  à  Padoue,  les 
Anglais  Bulwer,  J.  Wallis,  W.  Holder,  le  Hollandais  van  Helmont, 
Conrad  Amman  de  Schaffouse,  s'occupent  de  ce  sujet  et  formulent 
des  théories  que  la  pratique  ne  justifie  pas  ;  leur  principe  paraît 
avoir  été  de  forcer  les  sourds-muets  d'articuler  des  sons  ;  le  livre 
de  van  Helmont  est  intitulé  Sardus  loqueiis  (1692).  G.  Raphel, 
en  Allemagne,  élève  et  instruit  ses  trois  enfans  frappés  de  surdi- 
mutité, et  publie  en  1718  la  méthode  qu'il  a  employée.  Il  est  diffi- 
cile de  savoir  jusqu'où  furent  poussées  ces  tentatives  isolées,  qui 


l'institution  des  sourds-muets.  557 

ne  s'adressaient  qu'à  des  individualités.  C'est  à  Paris  même  que  le 
premier  succès  fut  scientifiquement  prouvé;  il  est  dû  à  un  Espa- 
gnol de  l'Estramadure,  nommé  Jacob  Rodriguès  Pereire.  Le  11  juin 
1749,  il  présente  un  sourd-muet  instruit  à  l'Académie  des  Sciences; 
le  13  janvier  1751,  il  en  présente  un  second;  encouragé  par  Buiïon, 
par  Mairan,  par  Diderot,  par  Jean-Jacques  Rousseau,  il  continue 
son  œuvre  sans  vouloir  révéler  le  secret  de  sa  méthode,  et  donne 
l'enseignement  à  douze  sourds-muets.  Il  se  servait  de  la  dactylologie 
et  de  l'articulation;  il  obtint  du  roi  une  pension  de  800  livres,  et 
fut  nommé  son  interprète  pour  les  langues  espagnole  et  portugaise. 
H  olïjitde  vendre  son  procédé  au  gouvernement;  la  négociation 
fut  entamée,  et  n'aboutit  pas. 

L'idée  gagnait  de  proche  en  proche  :  faire  parler  les  muets  ne 
semblait  plus  une  œuvre  miraculeuse;  c'était  de  quoi  tenter  plus 
d'une  ambition.  Le  succès  de  Pereire  excita  l'émulation  d'un  nommé 
Ernaud,  qui,  lui  aussi,  parvint  à  instruire  deux  sourds-muets,  qu'il 
produisit  en  1757  devant  l'Académie.  Il  ne  savait  lien  du  système 
de  Pereire,  et  ne  se  servit  guère  que  de  l'articulation;  les  malheu- 
reux qu'il  exhiba  en  public  répétaient  sans  doute  des  phrases  toutes 
faites,  apprises  par  cœur,  qu'on  leur  avait  enseigné  à  lire  sur  les 
lèvres  qui  les  prononçaient  très  lentement  :  c'est  l'alphabet  labial. 
L'abbé  de  l'Épée  entendit- il  parler  de  Pereire  et  d'Ernaud?  C'est 
fort  douteux,  car,  à  l'époque  même  où  celui-ci  recevait  l'éloge  du 
monde  savant,  il  perfectionnait  la  méthode  à  laquelle  son  nom  reste 
attaché  pour  toujours.  11  vivait  assez  pauvrement  à  Paris;  il  s'était 
soumis  à  la  bulle  Um'genùus,  mais  il  avait  confessé  en  même  temps 
qu'il  croyait  aux  miracles  du  cimetière  Saint-Médard;  il  n'en  fallait 
pas  plus  pour  lui  faire  interdire  le  droit  de  prêcher  et  de  confes- 
ser. —  Vers  1753,  il  se  rendit,  pour  une  affaire  insignifiante,  chez 
une  femme  veuve  qui  habitait  rue  des  Fossés-Saint-Victor;  elle 
était  absente,  il  l'attendit  dans  une  chambre  où  se  trouvaient  deux 
sœurs  jumelles.  Vainement  il  essaya  de  causer,  elles  gardèrent  un 
silence  absolu.  Quand  la  mère  rentra,  le  mystère  fut  promptement 
dévoilé  à  l'abbé  de  l'Épée;  il  apprit  qu'il  était  en  présence  de  deux 
sourdes-muettes,  et  que  celles-ci  étaient  désolées,  car  récemment 
la  mort  leur  avait  enlevé  leur  professeur,  un  père  de  la  doctrine 
chrétienne,  nommé  Vanin,  qui  les  instruisait  à  l'aide  d'estampes 
qu'il  essayait  de  leur  expliquer.  Cet  instant  décida  du  sort  des 
sourds-muets  et  de  la  vocation  de  l'abbé  de  l'Épée;  il  se  sentit  ap- 
pelé, et  de  cette  heure  jusqu'à  celle  de  sa  mort  il  se  consacra 
exclusivement  à  son  œuvre. 

C'était  un  homme  très  doux  et  d'une  extrême  bienveillance,  ses 
portraits  en  font  foi  :  l'œil  saillant,  la  joue  pleine,  la  lèvre  épaisse 


558  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  souriante,  le  menton  carré  et  le  front  haut  indiquent  une  grande 
ténacité,  une  bonté  et  une  charité  inépuisables;  mais  au  milieu  de 
ces  belles  qualités  apparentes  on  démêle  quelque  chose  de  naïf  et 
même  de  crédule  qui  explique  avec  quel  entraînement  il  se  laissa 
duper  dans  la  fameuse  mystification  du  faux  comte  de  Solar.  Cette 
aventure  fit  bien  du  bruit  en  son  temps,  elle  prit  à  l'abbé  de  l'Épée 
des  loisirs  qu'il  eût  mieux  occupés  ailleurs,  et  fournit  à  Bouilly  le 
sujet  d'une  comédie  mélodramatique  qui  eut  grand  succès  jadis.  Il 
fallait  peut-être  cette  foi  aveugle,  —  la  foi  qui  soulève  les  mon- 
tagnes, —  pour  n'être  point  découragé  dès  le  début  par  des  obsta- 
cles qui  pouvaient  être  considérés  comme  insurmontables.  Repre- 
nant la  dactylologie  que  Bonnet  avait  publiée  en  IGIO,  et  dont 
chaque  signe  correspondait  à  une  lettre  de  l'alphabet,  mais  s' atta- 
chant surtout  à  réunir  en  un  groupe  méthodique  et  raisonné  tous 
les  signes  dits  naturels  (1)  à  l'aide  desquels  les  sourds-muets  expri- 
ment leurs  besoins  et  leurs  impressions,  il  inventa  un  langage 
réel,  facile  à  comprendre,  facile  à  enseigner ,  et  qui  devint  un 
moyen  de  communication  très  suffisant  pour  les  malheureuse  dont  il 
s'était  fait  le  père,  et  que  de  tous  côtés  il  appelait  autour  de  lui. 
Lorsqu'il  entreprit  cette  tâche,  admirable  entre  toutes,  de  rendre 
l'exercice  de  l'intelligence  à  des  êtres  que  l'oblitération  d'un  sens 
en  avait  privés,  obéit-il  à  l'idée  de  les  mettre  à  même  de  gagner 
leur  vie  sans  recourir  à  la  bienfaisance  publique?  Je  ne  le  crois  pas. 
Il  était  surtout  préoccupé  de  leur  faire  connaître  Dieu,  de  leur 
donner  des  notions  de  métaphysique  chrétienne  et  de  leur  révéler 
les  mystères  de  la  religion  catholique.  Pour  beaucoup  de  docteurs 
d'esprit  pharisaïque  et  étroit,  le  sourd-muet  ne  pouvait  faire  son 
salut;  on  citait  un  texte  positif,  car  saint  Paul  a  dit  au  chapitre  X, 
verset  17,  de  l'épître  aux  Romains  :  a  Ergo  fidcs  ex  auditu,  —  la 
foi  vient  donc  de  ce  qu'on  entend.  »  Ce  texte  suffisait  à  rejeter  les 
sourds-muets  hors  de  la  communion  des  fidèles,  et  dans  beaucoup 
de  cas  leur  interdisait  même  les  actes  authentiques;  on  a  cité  comme 
un  fait  exceptionnel  et  sans  précédent  qu'en  1679  le  parlement  de 
Toulouse  eût  validé  le  testament  qii'un  sourd-muet  avait  écrit  de  sa 
main  (2). 

(1)  L'expression  «  signes  naturels  n  est  impropre.  Il  n'y  a  pas  de  signes  naturels, 
chaque  peuple  ou  plutôt  chaque  race  a  les  siens.  Nous  secouons  la  tête  pour  dire  non, 
l'Arabe  la  lève. 

(2)  Certaines  lois  religieuses  ont  repoussé  le  sourd-muet  hors  du  droit  commun. 
«  Les  aveugles  et  les  sourds-muets  de  naissance,  les  muets  et  les  estropiés,  ne  sont 
point  aptes  à  hériter;  mais  il  est  juste  que  tout  homme  sensé  qui  hérite  leur  donne, 
autant  qu'il  est  en  sou  pouvoir,  de  quoi  se  couvrir  et  subsister  jusqu'à  la  fin  de  leurs 
jours;  s'il  ne  le  faisait  pas,  il  serait  criminel.  »  [Lois  de  Manou,  livre  IX.)  —  A  une 
époque  toute  récente,  on  a  cherché  à  faire  invalider  une  élection  parce  qu'un  sourd- 


l'institution  des  sourds-muets.  559 

Il  est  certain  qu'une  telle  opinion  troublait  fort  un  homme  aussi 
profondément  convaincu  que  l'abbé  de  l'Épée.  Un  passage  de  saint 
Augustin  lui  montra  la  route  qu'il  avait  à  suivre  pour  sauver  ces 
pauvres  âmes  qu'on  pouvait  croire  condamnées  à  l'avance.  «  Siirdus 
natus  litteras,  qiiîbus  leclis  fidem  concipiat,  discere  non  potest,  le 
sourd-muet  de  naissance  ne  peut  apprendre  à  lire  les  livres  qui  lui 
feront  concevoir  la  foi.  »  Donc,  pour  croire,  il  n'est  point  nécessaire 
d'entendre  lorsque  l'on  peut  lire,  puisque  la  foi  peut  pénétrer 
dans  l'âme  parles  yeux  aussi  bien  que  par  les  oreilles.  La  voie  était 
tracée;  à  la  mimique,  à  la  dactylologie,  il  fallait  ajouter  la  lecture 
et  l'écriture,  et  il  n'y  avait  alors  notions  si  abstraites,  mystères  si 
compliqués,  que  l'on  ne  pût  expliquer  et  peut-être  faire  comprendre 
à  un  sourd-muet.  Cette  conception,  la  plus  élevée  de  toutes  pour  une 
âme  fervente,  devait  avoir  des  conséquences  pratiques  que  l'abbé 
de  l'Épée  n'avait  sans  doute  pas  entrevues,  et  dont  tout  ce  peuple 
infirme  a  profité. 

L'abbé  n'était  point  riche.  Il  avait  distribué  dans  quatre  pension- 
nats ceux  qu'il  nommait  ses  enfans,  et  auxquels  il  avait  réussi  à 
intéresser  quelques  personnes  charitables.  Deux  fois  par  semaine, 
de  sept  heures  du  matin  à  midi,  on  les  lui  amenait,  au  nombre  de 
75  environ,  dans  l'appartement  qu'il  habitait  au  second  étage  d'une 
maison  sise  rue  des  Moulins,  n°  lA;  c'est  là  qu'il  les  instruisait, 
qu'il  leur  apprenait  à  attacher  aux  mêmes  gestes  une  signification 
toujours  semblable,  signification  qu'il  traduisait  par  l'écriture,  de 
façon  à  leur  donner  un  signe  écrit  correspondant  au  signe  mimé. 
En  un  mot  il  les  douait  d'un  langage  que,  sans  lui,  ils  n'auraient 
peut-être  jamais  connu.  Les  progrès  étaient  lents,  mais  déjà  remar- 
quables, et  cependant  nul  ne  se  préoccupait  de  l'abbé  de  l'Épée, 
qui  succombait  sous  le  double  fardeau  de  son  labeur  et  de  sa  pau- 
vreté. Ce  fut  un  étranger  qui,  attirant  sur  lui  les  yeux  de  la  cour, 
comme  on  disait  alors,  le  fît  sortir  de  son  humble  position.  Le 
comte  de  Falkenstein,  c'est-à-dire  Joseph  II,  visita  l'école  de 
l'abbé  de  l'Épée,  s'y  intéressa,  et  en  parla  à  sa  sœur  Marie-An- 
toinette. On  n'eut  pas  de  peine  à  entraîner  Louis  XVI,  dont  le  cœur 
était  volontiers  ouvert  aux  œuwes  de  bienfaisance,  et  un  arrêt  du 
conseil  en  date  du  21  novembre  1778  déclara  que  le  roi  prenait  sous 
sa  protection  l'établissement  fondé  en  faveur  des  sourds -muets. 
Le  présent  et  l'avenir  de  l'institution  étaient  assurés.  Le  25  mars 
1785,  un  nouvel  arrêt  autorisait  l'abbé  de  l'Épée  à  installer  son 
pensionnat  dans  l'ancien  couvent  des  Gélestins,  et  attribuait  une 


muet  avait  pris  part  au  vote;  le  motif  ne  fut  pas  admis  par  la  chambre  des  députés 
dans  la  séance  du  25  décembre  1833. 


560  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rente  de  3,û00  livres  à  l'entretien  des  élèves.  On  quitta  la  butte 
des  Moulins,  et  l'on  vint  prendre  gîte  au  quartier  de  l'Arsenal. 

Ce  petit  institut  en  chambre,  que  l'on  transportait  dans  de  vastes 
bâtimens  aujourd'hui  convertis  en  caserne,  fat  en  réalité  la  maison- 
mère  et  le  prototype  des  écoles  de  sourds-muets  qui  s'élevèrent 
successivement  dans  toutes  les  parties  du  monde,  et  d'abord  en 
Autriche.  La  gloire  en  revient  tout  entière  à  l'initiative  persistante 
d'un  homme  pauvre,  humble,  obscur,  dont  rien  ne  lassa  le  courage 
et  que  l'amour  du  bien  dévorait.  La  seconde  maison  française  fut 
fondée  à  Bordeaux  en  1783  par  l'archevêque  Champion  de  Cicé,  qui 
envoya  l'abbé  Sicard  à  Paris,  afin  que  celui-ci  pût  recevoir  les  le- 
çons et  apprendre  la  méthode  de  l'abbé  de  l'Épée.  Sicard  revint  à 
Bordeaux  en  1785  et  fut  rappelé  à  Paris  en  avril  1790  pour  prendre 
la  succession  de  l'abbé  de  l'Épée,  qui  était  mort  le  23  décembre 
1789.  Le  nouveau  directeur  était  un  prêtre  fort  intelligent  et  pas- 
sionné pour  l'œuvre  à  laquelle  il  allait  se  vouer.  Il  paraît  avoir  été 
fort  ardent  en  toutes  choses  et  avoir  conservé  dans  ses  façons  d'être 
la  vive  impulsion  qu'il  devait  à  son  origine  méridionale.  11  ne 
tarda  pas  à  reconnaître  le  terrain  sur  lequel  il  avait  à  se  mouvoir, 
et  il  excella  bientôt  dans  une  mise  en  scène  qui  sans  doute  est  né- 
cessaire à  Paris,  où  la  curiosité  blasée  a  toujours  besoin  d'être  sur- 
excitée, même  lorsqu'il  s'agit  de  venir  en  aide  aux  entreprises  les 
meilleures.  Toutefois  il  ne  put  échapper  aux  poursuites  dont  la  plu- 
part des  membres  du  clergé  étaient  l'objet,  et  dans  ces  jours  de 
confusion  il  fut  plusieurs  fois  arrêté  et  emprisonné.  Il  était  à  l'Ab- 
baye pendant  les  sinistres  journées  de  septembre  1792;  il  n'échappa 
aux  massacres  que  par  une  sorte  de  miracle.  La  relation  qu'il  a  écrite 
de  sa  captivité,  malgré  le  côté  personnel  et  trop  extérieur  qui  la 
dépare,  est  une  des  pages  les  plus  curieuses  de  notre  histoire  ur- 
baine (1). 

Pourtant  la  révolution  n'avait  point  dépossédé  les  sourds-muets; 
loin  de  là,  une  loi  des  21-29  juillet  1791  les  avait  conlirmés  dans 
la  jouissance  de  l'ancien  couvent  des  Gelestins,  mais  en  leur  adjoi- 
gnant les  jeunes  aveugles  par  une  contradiction  que  l'on  s'explique 
difficilement,  car  l'enseignement  qui  convient  aux  uns  est  fatalement 
stérile  pour  les  autres.  Cette  étrange  et  déplorable  confusion  ne  fut 
pas  de  longue  durée:  le  25  pluviôse  an  ii  (13  février  179/i),  un  décret 
prononça  la  séparation  des  deux  écoles,  qui  n'auraient  jamais  dû 
être  réunies,  et  le  séminaire  de  Saint-Magloire  fut  attribué  à  l'in- 
stitution des  sourds-muets;  la  même  année,  les  comités  d'aliéna- 

(i)  Relation  adressée  par  M.  l'abbé  Sicard,  instituteur  des  sourds-muets,  à  un  de 
ses  amis  sur  les  dangers  qu'il  a  courus  les  2  et  3  septembre  179^.  —  Collection  des 
mémoires  relatifs  à  la  révolution  française^  t.  XXII,  p.  85. 


l'institution   des   SOURDS-iMUETS.  561 

tion  et  de  bienfaisance  publique  ordonnent  la  translation,  qui  ne 
devient  définitive  qu'après  une  nouvelle  loi  du  15  nivôse  an  m 
(5  janvier  1795).  Les  sourds-muels  prirent  alors  possession  du  local 
qu'ils  occupent  aujourd'hui.  La  maison  où  ils  venaient  de  s'instal- 
ler a  une  histoire  qui  n'est  pas  sans  intérêt.  Ce  fut  d'abord  un 
hôpital  dans  le  sens  originel  de  lieu  de  refuge  pour  les  voyageurs, 
les  pèlerins  et  les  malades;  il  avait  été  fondé  par  des  moines  appar- 
tenant au  couvent  de  Saint-Jacques-du-Haut-Pas,  dont  le  chef-lieu 
était  situé  à  Lucques  en  Italie;  c'étaient  ceux  que  le  peuple  appelait 
vulgairement  frères  pontifes,  et  auxquels  on  doit  l'édificalion  de 
presque  tous  les  ponts  construits  dans  l'Europe  occidentale  pendant 
le  moyen  âge.  Leurs  abbés  prenaient  le  titre  de  commandeurs  et 
portaient  sur  l'épaule  «  la  croix  de  potence,  »  comme  s'ils  avaient  été 
combattans  en  terre-sainte.  Ils  restèrent  tranquilles  possesseurs  de 
leur  domaine  jusqu'en  1572.  A  cette  époque,  Catherine  de  Médicis, 
voulant  faire  bâtir  un  nouveau  palais,  qui  devint  l'hôtel  de  Soissons 
et  fit  place  à  la  halle  aux  blés,  délogea  les  filles  repenties  et  les 
installa  à  la  place  des  religieux  qui  occupaient  l'abbaye  Saint- 
Ma gloire  de  la  rue  Saint-Denis;  ces  derniers  furent  envoyés  à 
Saint- Jacques-du-IIaut-Pas,  et  n'eurent  pas  de  peine  à  supplanter 
les  frères  pontifes,  car  il  n'en  restait  plus  que  deux.  Les  nouveaux 
hôtes  ne  menaient  pas,  il  faut  le  croire,  une  conduite  irréprochable, 
puisqu'ils  furent  expulsés  en  1618  par  l'évêi^ue  de  Paris,  qui  éta- 
blit dans  leur  demeure  le  premier  séminaire  de  prêtres  de  l'Ora- 
toire qui  ait  existé  à  Paris;  il  fallut  la  révolution  pour  les  détruire; 
les  sourds-muets  leur  succédèrent. 

L'institution,  prenant  façade  sur  la  rue  Saint-Jacques,  forme  un 
quadrilatère  qui  s'appuie  sur  les  jardins  de  l'ancien  hôtel  de 
Ghaulnes,  sur  la  rue  d'Enfer  et  sur  la  rue  de  l'Abbé-de-lÉpée,  qu'on 
appelait  autrefois  la  rue  des  Deux-Églises.  Après  avoir  franchi  la 
porte  de  l'institution,  on  se  trouve  dans  une  vaste  cour  où  s'élève 
un  arbre  célèbre,  le  fameux  ormeau  que  l'on  voit  de  tout  Paris,  et 
qu'on  a  surnommé  «  le  panache  de  la  montagne  Sainte-Geneviève.» 
La  tige  de  cet  arbre  file  droit  à  une  hauteur  de  50  mètres  et  est  cou- 
ronnée d'une  touffe  de  verdure  en  forme  de  bouquet;  il  a  sa  légende  : 
on  prétend  que  Sully  lui-même  l'a  planté  en  venant  un  jour  faire  ses 
dévotions  à  Saint-Magloire.  Cette  historiette  n'est  rien  moins  que 
certaine,  mais  la  tradition  qui  le  fait  remonter  à  1600  n'est  pas 
improbable.  On  est  étonné,  non  pas  en  admirant  cet  arbre  géant, 
non  pas  en  regardant  les  constructions,  qui  ont  un  caractère  vague 
d'hospice,  de  caserne,  de  collège  ou  de  couvent,  mais  en  n'aperce- 
vant pas  là  à  la  place  d'honneur,  au  seuil  de  cette  institution,  qui 
est  un  sujet  d'orgueil  pour  l'humanité  entière,  au  sommet  de  cette 

TOME  CIY.  —  1873.  38 


562  REYVE   DES  DEUX  M0NDE5. 

colline  que  le  moyen  âge  appelait  Mons  scolarum,  devant  la  mai- 
son où  l'on  renouvelle  chaque  jour  le  plus  grand  miracle  que  l'en- 
seignement ait  jamais  pu  faire,  on  est  étonné  de  chercher  en  vain 
une  statue  de  l'abbé  de  l'Épée.  La  surprise  est  pénible,  presque 
douloureuse,  surtout  si  l'on  se  rappelle  les  marbres  qu'on  a  taillés, 
le  bronze  qu'on  a  coulé  pour  des  hommes  dont  le  nom  n'est  resté 
dans  aucune  mémoire. 


II. 


Aux  débuts  de  l'institution  et  sous  la  direction  de  l'abbé.  Sicard, 
les  sourds-muets  ont  excité  un  intérêt  qui  parfois  dégénéra  en  en- 
gouement. Ces  jours  de  fête  sont  passés,  une  sorte  de  réaction  s'est 
faite,  et  aujourd'hui  ils  inspirent  un  sentiment  qui  souvent  dépasse 
l'indifTérence,  tant  nous  avons  de  peine  à  rester  dans  un  juste- 
milieu  sincère  et  positif.  Il  est  assez  difficile,  lorsqu'on  n'a  pas 
longtemps  vécu  avec  ces  malheureux,  de  s'en  former  une  opinion 
désintéressée.  Doux  courans  d'idées  contraires  se  heurtent  actuel- 
lement, et  semblent  être  une  cause  du  malaise  qui  plane  sur  la 
maison.  La  question  qui  s'agite  sous  toute  sorte  de  formes  peut  se 
réduire  à  un  terme  fort  simple  :  le  sens  de  l'ouïe  est- il  indispen- 
sable au  développement  de  l'intelligence?  —  Les  savans,  les  philo- 
sophes, les  professeurs,  les  administrateurs,  tous  ceux  en  un  mot 
qui  par  fonction  ou  par  goût  se  sont  occupés  des  sourds-muets, 
sont  divisés  sur  la  solution  du  problème,  et  s'appuient  sur  des  ar- 
gumens  qu'il  est  utile  de  faire  connaître.  Pour  les  uns,  que  j'appel- 
lerai pessimistes,  l'infirmité  domine,  elle  oblitère  les  voies  intellec- 
tuelles et  enferme  l'enfant  dans  des  limbes  obscures  dont  jamais  il 
ne  parvient  à  sortir  complètement.  Selon  eux,  le  sourd-muet  côtoie 
les  choses  et  ne  les  pénètre  pas,  car  l'ouïe  est  l'ouverture  de  l'en- 
tendement; l'action  d'tntendre  conduit  à  l'action  de  concevoir  :  les 
yeux  voient,  l'esprit  conçoit,  et  ne  conçoit  que: par  la  parole,  dont  le 
champ  est  illimité.  Les  premières  idées  naissent  chez  l'enfant  en 
même  temps  que  se  forme  son  vocabulaire,  et  l'éducation  cérébrale 
se  fait  au  fur  et  à  mesure  que  ce  vocabulaire  s'augmente.  Il  faut 
peut-être  avoir  bégayé  les  puériles  onomatopées  du  premier  lan- 
gage pour  pouvoir  dans  la  suite  s'élever  à  la  conception  de  l'idée 
de  Dieu  et  à  la  compréhension  des  phénomènes  naturels.  Un  sourd- 
muet  qui  recouvrerait  miraculeusement  l'ouïe  et  par  conséquent  la 
parole  à  l'âge  de  vingt  ans  ne  pourrait  jamais  s'assimiler  un  cer- 
tain nombre  d'idées  ab&traites.  C'est  le  don  de  la  parole  qui  fait  de 
l'homme  un  être  humain.  Saint  Jean  a  dit  :  in  principio  erat  ver- 


l'institution  des  sourds-muets.  5(33 

bwn;  en  exagérant  le  sens,  on  peut  dire  que  le  verbe  est  principe 
de  tout;  sans  lui,  le  monde  physique  est  souvent  incompréhen- 
sible et  le  monde  moral  ne  s'ouvre  pas.  On  n'élève  le  sourd-muet 
que  bien  difficilement  au-dessus  de  la  sensation  ;  l'idée  avec  toutes 
ses  conséquences  lui  échappe  le  plus  souvent.  Le  sens  de  la  vue 
ne  transmet  que  des  images;  celles-ci  sont  expliquées,  commentées 
par  une  série  de  signes  conventionnels,  écrits  ou  mimés,  qui  eux- 
mêmes  ne  sont  aussi  que  des  images,  et,  s'il  confond  l'une  avec 
l'autre,  il  entre  dans  un  dédale  dont  il  a  grand'peine  à  sortir.  C'est 
là  le  vice  radical  auquel  il  n'y  a  pas  de  remède  :  on  est  en  présence 
d'un  malade;  on  l'amène  progressivement  à  une  convalescence  qui 
sera  perpétuelle,  car  il  ne  parvient  jamais  à  la  guérison  complète. 
La  mimique,  la  lecture,  lui  rendent  une  partie  de  la  parole,  la 
partie  visible,  tangible,  pour  ainsi  dire,  la  partie  matérielle;  mais 
la  partie  métaphysique,  celle  qui,  à  l'aide  de  déductions  logiques, 
conduit  sans  peine  à  l'abstraction  et  à  l'absolu,  elle  lui  est  inter- 
dite, et  par  cela  seul  il  reste  confiné  dans  un  rang  inférieur  qui 
le  réduit  à  n'être  qu'une  sorte  de  créature  intermédiaire,  intéres- 
sante, capable  de  recevoir  une  éducation  limitée,  qu'un  accident 
pathologique  enferme  dans  des  ténèbres  relatives,  dont  l'instinct 
pourra  ressembler  à  de  l'intelligence  et  sur  lequel  pèsera  toujours 
la  fatalité  d'une  origine  viciée;  en  un  mot,  ce  ne  sera  jamais  qu'un 
infirme,  un  être  incomplet. 

Les  optimistes  au  contraire,  sans  nier  l'infirmité,  déclarent  qu'elle 
n'est  plus  qu'apparente,  puisque  la  méthode  de  l'abbé  de  l'Épée, 
émondée  par  Sicard,  vivifiée  par  Bebian  (1),  fécondée  chaque  jour 
par  les  professeurs  spéciaux,  parvient  facilement  à  la  neutraliser. 
L'écriture  est  le  langage  écrit,  de  même  que  la  parole  est  l'écriture 
parlée  :  lire  ou  entendre,  c'est  tout  un.  Les  notions  qui  pénètrent 
dans  le  cerveau  par  le  sens  de  l'ouïe,  on  peut  les  acquérir  par  le 
sens  de  la  vue.  L'opération  matérielle  seule  est  plus  longue,  ce  qui 
imprime  une  certaine  lenteur  à  l'enseignement,  mais  le  développe- 
ment intellectuel  du  sourd-muet  peut  être  poussé  au  moins  aussi 
loin  que  celui  des  entendans-parlans,  —  c'est  une  simple  affaire  de 
temps  et  de  patience.  L'effort  même  que  l'infirme  est  obligé  de  faire 
pour  échapper  aux  conséquences  de  son  infirmité  est  une  preuve 
péremptoire  de  l'acuité  de  son  intelligence.  Le  mal  qui  l'atteint  est 
local  et  ne  touche  en  rien  aux  facultés  du  cerveau.  Certes  cette  obli- 
tération complète  d'un  sens  le  paralyse  en  plus  d'un  cas  et  le  rend 


(1)  Bebiaa  lut  répétiteur  (1817)  et  censeur  à  l'institution,  qu'il  fut  obligé  de  quitter 
en  1821  à  la  suite  d'une  discussion  dégénérée  en  querelle;  le  plus  impor;aiit  de  ses 
ouvrages  est  le  Manuel  d'enseignement  pratique  des  sourds-muets,  1827. 


564  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

impropre  à  bien  des  fonctions;  pourtant  il  en  est  de  même  des  boi- 
teux, des  aveugles  et  des  manchots  :  ceux-là  aussi  sont  rejetés  à 
un  plan  inférieur,  seulement  c'est  par  suite  d'un  accident  physique; 
le  sourd-muet  est  comme  eux.  Donc  les  sourds-muets,  sauf  l'action 
d'entendre  qui  leur  est  refusée,  occupent  dans  l'humanité  un  rang 
égal  à  celui  des  autres.  Il  y  a  parmi  eux  des  êtres  plus  ou  moins 
intelligens,  plus  ou  moins  bien  doués  par  la  nature;  il  y  a  des  ma- 
lades, des  faibles,  des  inconsistans;  si  quelques-uns  sont  fermés  à 
un  développement  normal,  la  moyenne  est  ouverte  à  toute  instruc- 
tion, et  plusieurs  même  ont  pu  s'élever  à  un  niveau  remarquable; 
parmi  ces  derniers,  on  compte  des  écrivains,  des  sculpteurs,  des 
peintres,  des  ouvriers  habiles.  En  un  mot,  l'infirmité  cesse  de  pré- 
dominer, puisque  l'intelligence  du  malade  devient,  par  l'enseigne- 
ment, semblable  à  celle  des  autres  hommes,  et  qu'elle  peut  s'ap- 
proprier n'importe  quelles  notions,  excepté  celles  qui  ont  trait  à 
l'acoustique. 

Ce  procès  est  débattu  depuis  longtemps,  et  n'est  pas  près  d'être 
jugé.  Il  me  semble  qu'on  ferait  bien  de  transiger,  et  qu'il  ne  s'agit 
que  de  s'entendre.  Ces  deux  opinions  adverses  concordent  plus 
qu'elles  n'en  ont  l'air,  il  faut  seulement  savoir  de  quel  genre  de 
sourds-muets  l'on  parle.  On  croit  généralement  que  ces  malheu- 
reux ont  tous  été  frnppés  pendant  l'obscure  période  de  la  gestation, 
ou  dès  l'heure  même  de  la  naissance;  c'est  une  erreur.  Plusieurs 
d'entre  eux  ont  entendu,  ont  parlé  pendant  leurs  premières  années, 
et  sont  devenus  sourds-muets  à  la  suite  de  fièvre  cérébrale,  de  fièvre 
typhoïde,  de  fièvre  nerveuse,  de  rougeole,  de  scarlatine,  de  chutes; 
quelques-uns  ne  sont  pas  absolument  sourds;  d'autres,  —  le  cas 
n'est  pas  fréquent,  —  entendent  parfaitement,  mais  sont  aphasiques, 
et  ne  peuvent  émettre  une  seule  parole,  comme  si  toutes  les  cordes 
vocales  avaient  été  brisées.  Ici  le  mal  est  accidentel;  il  n'a  frappé 
qu'une  âme  déjà  ouverte,  et,  s'il  l'a  fermée  tout  à  coup,  il  n'en  a 
pas  chassé  certaines  notions  acquises.  A  l'époque  où  le  sens  de  l'ouïe 
subsistait  encore,  ils  avaient  «  emmagasiné  »  un  certain  nombre 
d'idées  dont  l'embryon,  développé  par  l'âge,  par  l'enseignement, 
leur  constitue  un  état  intellectuel  qui  les  fait  égaux  à  la  moyenne 
des  entendans-parlans.  Nulle  spéculation  de  l'esprit  ne  leur  semble 
interdite,  et  ils  parviennent  à  briser  les  liens  qui  les  enchaînent. 
Ceux-là  sont  très  intéressans;  les  efforts  qu'ils  accomplissent  pour 
ressaisir,  malgré  des  obstacles  sans  nombre,  la  part  d'intelligence 
et  de  savoir  à  laquelle  ils  sentent  qu'ils  ont  droit,  sont  très  tou- 
chans  à  voir;  je  crois  en  effet  qu'ils  peuvent  parcourir  toutes  les 
routes  où  l'intelligence,  la  réflexion  et  la  vue  sulTisent  pour  se  guider. 

Je  n'en  dirai  pas  autant  de  ceux  qui  sont  enveloppés  dans  une 


l'institution  des  sourds-muets.  565 

surdi- mutité  congénitale,  dont  le  nerf  auditif  n'a  jamais  porté  aucun 
son  jusqu'au  cerveau.  Ils  se  dénoncent  d'eux-mêmes;  leur  tête  mal 
conformf^e,  leur  front  et  leur  menton  fuyans,  leurs  oreilles  très 
saillantes,  les  tics  nerveux  que  beaucoup  ne  peuvent  modérer,  sont 
une  sorte  d'indication  que  l'animalité  domine;  certes  elle  a  été  di- 
minuée par  l'enseignement,  mais  elle  n'a  pas  été  détruite,  on  la  re- 
connaît aux  gestes  irréfléchis  et  à  ces  accès  de  colère  qui  semblent 
le  résultat  d'une  impulsion  irrésistible.  De  notre  double  origine,  ces 
pauvres  enfans  ont  surtout  gardé  souvenir  de  l'origine  terrestre;  le 
souffle  divin  ne  les  a  pas  touchés  tout  entiers.  On  sait  combien  il  est 
facile  de  trouver  des  points  de  rapport  entre  lo  visage  humain  et  la 
tête  de  certains  animaux;  c'est  là  un  élément  comique  dont  la  cari- 
cature a  souvent  tiré  bon  parti.  Chez  les  sourds-muets  de  naissance 
cette  similitude  pénible  s'accentue  parfois  d'une  façon  extraordi- 
naire :  ils  ont  des  figures  de  lièvre,  de  singe,  de  taureau;  parfois  avec 
leur  nez  crochu  et  leurs  gros  yeux  arrondis,  avec  les  mouvemens 
rapides  de  leur  tête  qui  paraît  pivoter  sur  les  vertèbres  de  leur  cou 
engoncé,  ils  ont  l'air  d'énormes  chouettes.  Là,  il  y  a  plus  que  la 
surdité,  il  y  a,  je  le  crains,  lésion  dis  facultés  de  l'entendement  : 
ils  ne  sont  pas  seulement  infirmes,  ils  sont  malades;  l'intelligence, 
aussi  incomplète  que  les  sens,  semble  ne  plus  être  que  de  l'instinct. 
On  redouble  d'eflbrts  envers  eux,  efforts  stériles  qu'on  renouvelle 
sans  cesse  avec  un  dévoûment  dont  on  ne  saurait  trop  faire  l'éloge. 
L'obstacle  n'est  pas  dans  la  surdi-mutité;  ces  êtres  chétifs  auraient 
beau  entendre  et  parler,  ils  n'acquerraient  jamais  un  'développe- 
ment que  leur  construction  vicieuse  repousse  à  jamais  loin  d'eux. 
Dans  ce  cas,  la  surdi-mutité  n'est  pas  une  cause,  elle  est  un  effet, 
et  si  le  nerf  acoustique  est  paralysé,  c'est  que  la  cervelle  ne  vaut 
guère  mieux.  Rentreront-ils  jamais  dans  l'humanité?  On  peut  en 
douter  et  croire  qu'ils  resteront  toujours  sur  le  seuil.  Tous  ne  sont 
point  ainsi,  je  me  hâte  de  le  dire;  parmi  eux,  on  rencontre  des  ex- 
ceptions qu'il  est  juste  de  signaler;  mais  cette  impression  m'a  saisi 
très  vivement,  et,  malgré  mes  efforts,  je  n'ai  pu  m'y  soustraire. 

Selon  qu'on  se  trouve  en  présence  des  uns  ou  des  autres,  l'im- 
pression varie,  et  l'on  penche  alternativement  vers  l'opinion  des 
optimistes  et  vers  celle  des  pessimistes.  Il  n'en  serait  point  ainsi, 
et  l'institution  y  gagnerait  singulièrement,  si  l'on  n'y  admettait  que 
des  enfans  aptes  à  recevoir  un  enseignement  rationnel  et  normal. 
Au  lieu  d'en  faire  une  sorte  de  lieu  de  refuge  destiné  à  recueillir 
des  enfans  infirmes,  souvent  grossiers,  parfois  vicieux ,  on  aurait 
pu  constituer  là  un  institut  modèle  qui  eût  attiré  les  sourds-muets 
riches,  dont  la  présence,  tout  en  dégrevant  le  petit  budget  spécial, 
aurait  imprimé  à  l'établissement  une  activité  sérieuse  et  en  quelque 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sorte  élégante.  Une  autre  partie  de  la  maison  ou  une  de  nos  nom- 
breuses institutions  de  bienfaisance  eût  reçu,  soigné,  façonné  ceux 
qui,  frappés  aux  sources  profondes,  sont  pour  le  professeur  un  em- 
barras sans  compensation.  Aujourd'hui  en  réalité  l'institution  des 
sourds-muets  n'est  qu'un  hospice  dans  lequel,  sous  la  haute  direc- 
tion de  l'administration,  on  distribue  un  enseignement  approprié 
aux  êtres  incomplets  qui  l'habitent. 

L'établissement  contenait  autrefois  deux  divisions,  l'une  pour  les 
garçons,  l'autre  pour  les  filles;  mais,  en  vertu  d'un  décret  du  11  sep- 
tembre 1859  celles-ci  ayant  été  transportées  à  Bordeaux,  il  est 
maintenant  réservé  aux  sourds-muets;  il  est  emménagé  de  façon 
à  en  abriter  250,  et  en  renfermait  177  lorsque  je  l'ai  visité  au  com- 
mencement de  cette  année  (1).  Vastes  jardins,  larges  préaux  décou- 
verts, gymnase,  bibliothèque  proprette,  chapelle,  salle  d'apparat 
pour  les  exercices  publics  et  les  distributions  de  prix,  réfectoire, 
dortoirs,  infirmerie  gardée  par  trois  sœurs  de  Bon-Secours  et  visi- 
tée par  deux  médecins,  classes,  ateliers,  salon  orné  de  quelques 
bustes  et  de  tableaux  représentant  Bodriguès  Pereire  et  l'abbé  Si- 
card  avec  leurs  élèves,  grands  escaliers  à  belle  rampe  en  ferronne- 
rie Louis  XVI,  admirable  vue  sur  tout  Paris,  que  l'institution  do- 
mine,  la  maison  est  bien  distribuée ,.  quoique  l'on  reconnaisse 
facilement  qu'elle  ait  été  installée  dans  des  bâtimens  que  l'on  a  dû 
approprier  après  coup.  La  vie  y  est  réglée  comme  dans  une  ca- 
serne; on  se  lève  à  cinq  heures  et  demie,  on  se  couche  à  neuf,  la 
journée  est  divisée  d'une  façon  uniforme  entre  la  prière,  l'étude, 
les  repas,  les  récréations  et  l'apprentissage;  comme  dans  une  ca- 
serne aussi,  tous  les  signaux  indiquant  une  évolution  générale  sont 
donnés  à  l'aide  du  tambour.  Cela  peut  paraître  étrange,  rien  ce- 
pendant n'est  plus  rationnel  :  le  sourd-muet  n'entend  pas  le  son, 
mais  il  perçoit  les  vibrations  que  le  jeu  des  baguettes  frappant  sur 
la  peau  d'/ine  imprime  aux  couches  de  l'air  environnant;  cette  per- 
ception le  frappe  à  l'épigastre,  et  encore  plus  souvent  à  la  paume 
des  mains  et  à  la  plante  des  pieds.  C'est  une  loi  physiologique  que 
les  centres  nerveux  renvoient  la  sensation  aux  extrémités;  si  nous 
nous  heurtons  le  coude,  nous  éprouvons  immédiatement  un  «  four- 
millement »  au  bout  du  petit  doigt.  La  trépidation  physique  qu'ils 
ressentent  est  assez  forte  pour  les  réveiller  lorsqu'ils  dorment;  dans 
les  classes,  quand  les  élèves  sont  distraits  et  ne  regardent  pas  le 
professeur,  on  agite  vivement  une  table  :  l'ébranlement  atmosphé- 
rique suffit  pour  rappeler  leur  attention. 

(1)  Sur  ce  nombre,  18  seulement  paient  pension,  dcmi-pensiou  ou  quart  de  pension; 
Ict.  autres  sont  boursiers. 


L'fNSTITUTION   DES    SOURDS-MUETS.  567 

Le  sé']ouY  dans  l'institution  est  r(^glementairemf3nt  limité  à  sept 
ans;  cependant  on  ne  refuse  jamais,  surtout  pour  un  écolier  stu- 
dieux, une  prolongation  d'une  année.  L'âge  le  plus  favorable  pour 
commencer  cette  pénible  éducation  est  dix  ans  :  plus  jeune,  l'enfant 
comprend  fort  peu  et  n'est  guère  qu'un  élément  de  trouble  pour  ses 
camarades;  plus  âgé,  il  a  déjà  de  mauvais  principes,  ou,  pour  mieux 
dire,  de  mauvaises  habitudes  de  chirologie,  qu'il  substitue  invo- 
lontairement à  la  mimique  raisonnée  qu'on  lui  enseigne,  —  en  un 
mot,  il  gesticule  patois  et  ne  peut  plus  que  très  difficilement  arriver 
à  gesticuler  français.  Avec  le  sourd-muet,  l'instruction  est  bien 
lente;  il  faut  quatre  ans  avant  de  commencer  l'explication  du  sys- 
tème métrique,  et  sept  années  pour  parvenir  à  des  exercices  sur 
les  formes  de  la  conversation  et  de  la  correspondance.  La  première 
année  tout  entière  est  consacrée  à  enseigner  les  formes  du  présent, 
du  passé,  du  futur,  et  à  compter  jusqu'à  mille.  11  suffit  parfois 
d'une  heure  pour  faire  comprendre  à  un  entendant-parlant  ce  qui 
exigera  plusieurs  mois  lorsqu'on  s'adresse  à  un  sourd-muet.  La 
plupart  de  ces  malheureux  arrivent  à  l'institution  dans  un  état  de 
santé  fort  compromis;  ils  sont  nés  dans  de  mauvaises  conditions  so- 
ciales, sortent  de  familles  ordinairement  très  pauvres  ;  ils  ont  pâti 
dès  l'enfance,  ils  sont  anémiques,  scrofuleux,  rliumatisans,  mal- 
sains, et  paraissent  avoir  une  disposition  organique  vers  les  affec- 
tions des  voies  respiratoires  et  de  l'encéphale  (1).  Ils  se  refont  assez 
vite,  extérieurement  du  moins,  avec  la  vie  régulière  de  la  maison, 
les  jeux  violens  au  grand  air  et  la  nourriture,  qui  paraît  suffisante. 
C'est  là  le  côté  physique,  il  n'est  point  négligé.  L'hospice  fait  son 
œuvre,  et  l'enfant  s'en  trouve  bien;  mais  le  but  poursuivi  est  le 
développement  intellectuel,  et  le  rôle  de  l'école  va  commencer. 

Les  méthodes  d'enseignement  des  abbés  de  l'Épée  et  Sicard  ont 
été  successivement  modifiées,  améliorées,  surtout  par  Bebian,  qui 
leur  a  donné  une  sorte  de  corps  philosophique  en  partant  d'un 
principe  qu'on  peut  formuler  ainsi  :  l'instruction  donnée  aux  sourds- 
muets  doit  faire  naître  les  circonstances  concordant  à  l'idée  qu'on 
veut  fixer  ou  déterminer  chez  l'élève.  L'enfant  qui  entre  à  l'institu- 
tion ne  sait  rien,  on  ne  lui  a  enseigné  ni  à  lire  ni  à  écrire;  dans  sa 
famille,  on  l'appelait  en  le  touchant  du  doigt.  Le  premier  acte  est 
de  lui  apprendre  comment  il  se  nomme.  Dès  qu'il  est  admis  dans 
la  classe,  où  trois  pans  de  murailles  sont  couverts  par  d'immenses 
tableaux  noirs,  on  le  prend,  on  le  place  devant  un  de  ces  tableaux, 


(1)  Une  statistique  datant  de  1832  indique  1  sourd-muet  sur  40  atteint  de  trouble 
mental.  Troisième  circulaire  de  l'institution  royale  des  sourds-muets  de  Paris,  1832, 
p.  123. 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  lequel  on  écrit  son  nom  en  caractères  bien  formés,  puis  on  lui 
fait  comprendre  à  l'aide  de  la  mimique  que  ce  signe  lui  est  attribué 
spécialement;  il  doit  donc  le  reconnaître  pour  sien  et  se  présenter 
toutes  les  fois  qu'il  le  verra  tracé  sur  le  tableau.  C'est  là  la  première 
opération,  le  baptême  scolaire  du  sourd-muet.  Ce  nom  est  pure- 
ment officiel;  entre  eux,  les  enfans  se  désignent,  — je  n'ose  dire  par 
des  surnoms,  —  par  un  geste  qui  indique  toujours  un  fait  exclusi- 
vement physique  :  une  dent  de  moins,  une  surdent,  une  cicatrice, 
une  claudication,  une  déformation  du  visage  ou  d'un  membre.  Une 
fois  que  le  sourd-muet  est  nommé,  on  procède  à  son  instruction,  et 
on  lui  apprend  du  môme  coup  à  lire,  à  écrire, à  se  servir  de  la  mi- 
mique et  de  la  dactylologie.  On  emploie  une  proposition  fort  simple, 
d'abord  à  l'impératif;  on  écrit  sur  le  tableau  :  saute.  Quand  l'enfant 
a  bien  regardé,  qu'il  s'est  bien  «  imprégné  »  du  dessin  qu'il  a  sous 
les  yeux  et  qui  pour  lui  n'a  encore  aucune  signification,  le  pro- 
fesseur fait  un  saut,  et  par  cela  seul  explique  à  l'enfant  la  concor- 
dance qui  existe  entre  le  mot  et  l'action;  puis  à  l'aide  de  la  dacty- 
lologie, il  dicte  le  mot  en  désignant  les  lettres  les  unes  après  les 
autres,  s,  a,  u,  t,  e-,  il  essuie  le  tableau,  remet  la  craie  à  l'enfant, 
qui  reproduit  le  dessin  qu'il  a  vu  et  saute  à  son  tour  pour  prouver 
qu'il  a  compris.  Tel  est  le  principe  de  l'enseignement  des  sourds- 
muets,  il  procède  avec  lenteur,  mais  avec  certitude,  et  produit  un 
résultat  excellent,  car  il  éveille  les  idées  latentes  et  fait  naître  celles 
qui  n'existent  pas  encore. 

En  général,  un  sourd-muet  apprend  à  lire  et  à  écrire  presque 
instantanr'ment.  Il  voit  un  mot,  le  considère  attentivement  et  le  re- 
produit. Cela  s'explique;  pour  lui,  c'est  un  dessin  qui  a  un  sens 
complet,  absolu.  Ces  sortes  de  jeux  de  mots  que  nous  appelons  ca- 
lembours n'existent  pas  pour  lui,  il  ne  connaît  pas  la  similitude  des 
sons;  sot  et  saut,  fête  et  faite,  qui  pour  notre  oreille  vibrent  de  la 
même  manière  et  n'ont  une  acception  différente  que  par  la  distri- 
bution même  d'une  phrase  entière,  sont  devant  ses  yeux  des  ob- 
jets qui  n'ont  entre  eux  aucun  rapport.  Aussi  il  est  très  rare  que 
les  sourds-muets  fassent  une  faute  d'orthographe,  qui  est  la  faute 
phonétique  par  exellence.Ils  ignorent  la  valeur  abstraite  et  relative 
des  lettres  dont  la  tonalité  se  modifie  selon  qu'elles  sont  isolées  ou 
juxtaposées;  si  on  leur  expliquait  sur  le  tableau  que  a  et  u  réunis 
font  0,  ils  ne  le  croiraient  pas  et  se  mettraient  à  rire.  Il  suffit  qu'un 
mot  soit  écrit  d'une  façon  irrégulière  pour  qu'ils  ne  puissent  abso- 
lument pas  le  comprendre.  Cela  est  tellement  vrai  qu'on  est  obligé, 
à  la  direction,  de  traduire  «  en  orthographe  »  les  lettres  souvent  fort 
illettrées  qu'ils  reçoivent  de  leurs  familles;  sans  cette  précaution, 
ils  se  fatigueraient  vainement  et  n'en  devineraient  pas  le  sens. 


l'institction  des  sourds-muets.  509 

Le  langage  qu'ils  emploient  de  préférence  entre  eux,  et  qu'on  ne 
saurait  développer  avec  trop  de  soin,  car  il  est  bien  réellement 
pour  eux  un  admirable  moyen  de  communication  et  d'instruction, 
c'est  la  mimique.  Il  a  sur  la  dactylologie  un  inappréciable  avan- 
tage, celui  d'une  rapidité  extraordinaire.  Quelles  que  soient  l'acti- 
vité, riiabileté  des  doigts,  on  n'opère  que  lentement.  Je  citerai  le 
mot  homme  et  le  mot  femme  :  la  mimique  le  dit  d'un  geste;  la 
main  portée  à  hauteur  du  front  comme  pour  saisir  un  chapeau  et 
saluer,  c'est  homme^  femme  se  dit  en  passant  le  pouce  entre  l'oreille 
et  la  pommette,  (indication  de  la  biide  du  bonnet).  La  mimique  peut 
aussi,  par  un  premier  signe,  expliquer  de  quoi  il  s'agit;  la  dactylo- 
logie laisse  l'attention  en  suspens,  et  il  faut  par  exemple  attendre 
un  temps  appréciable  avant  de  reconnaître  si  l'on  parle  d'un  chape- 
lier, d'un  chapeau,  d'une  chapelle  ou  d'un  chapelet.  Dans  la  mi- 
mique, on  procède  du  connu  à  l'inconnu,  et  l'on  gesticule  d'abord 
le  fait,  le  point  sur  lequel  on  veut  attirer  l'attention,  ce  qui  amène 
des  inversions  perpétuelles  et  forcées.  —  J'ai  été  hier  à  la  maison 
se  mime  :  hier  moi  aller  Hre  à  maison.  Pourtant,  malgré  toutes  les 
ressources  de  la  mimique,  malgré  la  précision  mathématique  de  la 
dactylologie,  ces  malheureux  enfans  font  des  confusions  de  mots 
bien  plus  fréquemment  que  les  écoliers  ordinaires.  Un  exercice 
utile  consiste  à  kur  faire  écrire  sur  le  tableau  différentes  opérations 
réfléchies  que  l'on  met  en  action  devant  eux.  Faisant  rendre  compte 
d'une  série  de  mouvemens  que  j'avais  exécutés,  j'ai  obtenu  cette 
phrase  étrange  :  «  d'abord  vous  avez  sorti  votre  montre,  ensuite 
vous  avez  regardé  votre  montre,  enfin  vous  avez  rentré  votre  montre 
dans  votre  gilet  de  votre  gousset.  »  J'ai  brusquement  effacé  cette 
phrase  pour  prouver  qne  je  la  trouvais  incorrecte,  et  je  demandai  ce 
que  je  venais  de  faire;  l'élève  écrivit  :  «  Vous  avez  essayé  l'éponge 
avec  le  tableau.  »  Un  sourd-muet  dira  qu'il  a  nettoyé  la  brosse  avec 
son  habit,  qu'il  a  mangé  la  cuiller  avec  sa  soupe,  sans  faire  sour- 
ciller ses  camarades. 

A  les  regarder  attentivement  a  causer  »  entre  eux,  on  parvient 
facilement  à  distinguer  des  gestes  fréquemment  renouvelés  qui  cor- 
respondant à  ces  locutions  que  nous  employons  de  préférence;  comme 
nous,  ils  emploient  des  phrases  toutes  faites,  des  lieux-communs, 
des  paradoxes.  Selon  les  natures,  la  gesticulation  est  accentuée, 
vive,  éteinte,  élégante  ou  grossière.  Ils  ont  à  leur  façon  des  voix, 
—  des  gestes,  —  de  ténor  ou  de  basse.  Rarement,  pour  désigner 
un  objet,  ils  se  servent  de  l'index;  ils  ne  le  montrent  pas,  on  dirait 
plutôt  qu'ils  le  présentent  par  la  main  tout  entière,  étendue  la 
paume  vers  le  ciel.  Leur  manière  de  saluer  est  un  peu  théâtrale;  le 
corps  demeure  presque  immobile,  et  le  bras  droit  décrit,  de  haut 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  bas,  un  quart  de  cercle  emphatique.  J'ai  assisté  à  des  dictées 
faites  à  l'aide  de  la  dactylologie;  elles  ne  donnent  pas  toujours  des 
résultats  irréprochables.  Si  l'enfant  n'a  pas  été  initié  d'abord  au 
sujet  dont  on  va  l'entretenir,  si  le  professeur  se  hâte,  s'il  ne  sépare 
pas  chaque  mot  par  un  mouvement  suspensif,  si  par  une  trop  ra- 
pide inflexion  des  doigts  les  lettres  ne  sont  pas  exactement  formées, 
l'élèvÊ  se  trouble,  se  préoccupe  uniquement  de  suivre  de  l'œil  les 
signes  isolés,  n'a  plus  le  temps  de  saisir  la  corrélation  qui  existe 
entre  eux,  et  il  commet  des  erreurs  qui  parfois  sont  de  véritables 
non-sens;  mais  dès  que  ces  enfans  reprennent  possession  de  la  mi- 
mique, c'est-à-dire  de  leur  langage  naturel,  de  celui  que  leur  infir- 
mité même  perfectionne  de  la  façon  la  plus  ing'nieuse,  comme  ils 
sont  maîtres  d'eux  et  quelle  sagacité  ils  Idrploienl!  On  m'a  a  récité» 
des  fables;  j'ai  vu  jouer  le  Renard  et  le  Corbeau,  le  Bouc  et  le  Re- 
nard, le  Savetier  et  le  Financier;  le  geste  avait  des  inflexions  comme 
la  voix;  la  finesse  du  renard,  la  vanité  du  corbeau,  la  bêtise  du 
bouc,  la  gaîté,  l'inquiétude,  le  marasme  du  savetier,  l'importance 
du  financier,  étaient  rendus  avec  des  nuances  quelquefois  très  fines. 
C'était  Là  le  résultat  d'une  étude,  je  Je  sais  :  on  apprend  à  mimer, 
comme  on  apprend  à  déclamer;  je  n'en  restai  pas  moins  frappé  de 
voir  avec  quellb  précision  la  mimique  parvenait  à  faire  comprendre 
dans  tous  les  détails  un  petit  drame  à  deux  personnages. 

Les  exercices  de  français  qu'on  leur  impose  pour  les  forcer  à 
émettre  leurs  idées,  leur  enseigner  à  raconter  un  fait,  à  écrire  une 
lettre,  sont  intéressans  à  parcourir,  car  ils  prouvent  combien  la 
plupart  de  ces  pauvres  âmes  sont  arides  et  dénuées;  c'est  d'une  sté- 
rilité qu'on  ne  peut  que  très  diflicilement  se  figurer.  J'ai  entre  les 
mains  plusieurs  de  ces  «  compositions  »  où  rien  n'est  composé  : 
jamais  je  n'ai  vu,  môme  dans  les  administrations  les  moins  lettrées, 
des  procès-veibaux  plus  secs.  Ce  sont  des  récits  de  promenade,  de 
voyage,  l'emploi  d'une  journée:  la  date,  l'heure,  le  fait,  rien  de 
plus;  un  seul  temps  de  verbe,  le  prétérit  indéfini  :  «  nous  nous  le- 
vâmes, nous  sortîmes,  nous  jouâmes,  nous  mangeâmes,  nous  nous 
couchâmes.  »  Trois  adverbes  reviennent  incessamment,  d'abord, 
ensuite,  enfin-,  on  cherche  une  impression,  un  mouvement  quelcon- 
que, une  réflexion,  wni  pensée,  un  éclair,  rien!  —  Dans  une  seule 
de  ces  narrations,  je  trouve  une  observation  :  «  le  temps  paraissait 
favorable;  »  c'est  peu  de  chose,  et  cela  détonne  sur  l'uniformité 
générale,  comme  une  touche  de  vermillon  sur  une  grisaille. 

S'ils  ont  peu  d'imagination  intellectuelle,  ils  possèdent  par  com- 
pensation une  sorte  d'imagination  musculaire  qui  semble  être  pour 
la  plupart  une  prédominance  organique.  Il  n'y  a  pas  d'exercices  cor- 
porels, de  tours  de  force  et  d'adresse  qu'ils  n'inventent  pour  satis- 


l'institution  des  sourds-muets.  571 

faire  ce  besoin,  qui,  bien  dirigé  et  utilisé,  en  ferait  des  gymnastes 
de  premier  ordre.  Le  gymnase  de  l'institution  est  grand  et  bien  ap- 
proprié, mais  il  est  interdit  aux  élèves,  qui  ne  peuvent  s'y  rendre 
que  pendant  une  heure  chaque  semaine  sous  Ja  surveillance  d'un 
professeur  spécial.  Autrefois  les  cordes  lisses,  les  cordes  à  nœuds, 
les  perches  pendantes,  les  trapèzes,  flottaient  en  liberté  accrochés 
au  portique;  il  n'en  est  plus  ainsi  aujourd'hui  :  tous  ces  engins,  sé- 
vèrement serrés,  ne  sont  remis  en  place  qu'au  moment  de  la  leçon. 
On  a  cru  devoir  prendre  ce  parti  cruel  pour  décourager  les  enfans 
qui  se  sauvaient  de  la  classe,  et  s'en  allaient  seuls  grimper  le  long 
des  mâts,  se  balancer  "dans  les  airs  et  manœuvrer  les  haltères.  La 
plus  grande  récompense  qu'on  puisse  accorder  à  un  sourd-muet, 
c'est  de  l'autoriser  à  [se  rendre  à  la  gymnastique.  N'est-ce  pas  là 
une  indication  très  sérieuse  et  dont  il  faut  tenir  compte?  Ces  pauvres 
êtres  trouvent  dans  ces  exercices  à  la  fois  violens  et  habilement 
combinés  une  jouissance  salutaire  qui  les  apaise  et  les  fortifie.  Je 
voudrais,  au  double  point  de  vue  de  l'hygiène  et  de  la  morale,  que 
les  leçons  de  gymnastique  fussent  multipliées  jusqu'à  devenir  quo- 
tidiennes, et  que  pendant  les  récréations  réglementaires  le  gymnase, 
outillé  de  tous  ses  agrès,  ne  fût  jamais  fermé.  I!  en  est  de  même  de 
la  natation,  qui  constitue  pour  eux  un  plaisir  sans  pareil,  et  qu'il  est 
bon  de  leur  procurer  sans  restriction.  Les  professeurs  savent  bien 
que  leurs  élèves  les  plus  turbulens,  les  plus  portés  à  toute  sorte  de 
désordres,  deviennent  patiens,  attentifs  et  convenables  lorsqu'ils 
ont  pu  dépenser  aux  bains  froids  le  trop-plein  de  force  qui  les 
étouffe. 


lïl. 


Le  but  de  l'institution  n'est  pas  seulement  de  donner  une  in- 
struction théorique  à  ces  infirmes.  C'est  déjà  beaucoup,  en  leur 
montrant  à  lire  et  à  écrire,  de  leur  fournir  un  moyen  de  commu- 
nication générale,  mais  ce  n'est  pas  assez,  et  l'on  s'efforce  de 
leur  apprendre  un  état  qui  plus  tard  sera  leur  gagne-pain.  Après 
quatre  ans  de  classe,  lorsque  l'enfant  commence  à  sortir  de  sa 
gangue,  on  l'étudié  au  point  de  vue  de  ses  aptitudes,  on  l'interroge 
sur  la  carrière  qu'il  veut  embrasser,  on  consulte  sa  famille,  et  on  le 
fait  entrer  dans  un  atelier,  de  façon  à  partager  son  temps  entre 
l'apprentissage  et  la  continuation  des  études.  L'hésitation  ne  doit 
pas  être  longue,  car  le  choix  est  singulièrement  limité  et  ne  peut 
s'exercer  que  sur  sept  métiers  différens  :  jardinier,  cordonnier,  me- 
nuisier, lithographe,  tourneur,  relieur  et  sculpteur  sur  bois.  Les 


572  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trois  premières  professions  sont  généralement  réservées  aux  sourds - 
muets  destinés  à  vivre  à  la  campagne,  les  quatre  dernières  sont 
gardées  au  contraire  pour  ceux  qui  habiteront  Paris  ou  une  grande 
ville.  Je  suis  surpris  qu'on  n'ait  pas  essayé  de  leur  donner  un  en- 
seignement professionnel  plus  étendu;  tous  les  états  où  l'adresse  et 
l'attention  suffisent  peuvent  leur  convenir.  11  y  a  des  méti'M's,  celui 
de  vannier  par  exemple,  où  l'outillage  ne  coûte  rien,  et  qui  rappor- 
tent un  salaire  acceptable;  ils  pourraient  devenir  sans  peine  de  bons 
ouvriers  tailleurs,  ébénistes,  dessinateurs  de  broderie,  forgerons, 
cloutiers,  et  voir  s'ouvrir  ainsi  devant  eux  un  avenir  plus  large  et 
meilleur.  Quoi  qu'il  en  soit,  ils  sont  dirigés  dans  les  ateliers  par  des 
contre-maîtres  extérieurs  appartenant  à  des  patrons  qui  fournissent 
les  instrumens  et  les  élémens  de  travail,  touchent  les  bénéfices,  de 
plus  reçoivent  une  indemnité  pour  les  notions  indispensables  qu'ils 
donnent  aux  élèves  et  pour  les  matières  premières  que  ceux-ci 
ont  détériorées.  Il  n'y  a  d'exception  que  pour  l'horliculture,  qui  est 
enseignée  par  le  jardinier  môme  de  l'institution,  et  pour  l'atelier  de 
cordonnier,  dont  le  chef  trouve  une  rémunération  suffisante  en  fa- 
briquant les  souliers  nécessaires  aux  écoliers. 

Les  sourds -muets  m'ont  paru  fort  attentifs  à  leur  besogne  et 
bien  à  leur  affaire  qnand  ils  rabotent  une  planche  ou  battent  une 
semelle.  Ils  font  tout  par  imitation;  on  travaille  devant  eux,  ils 
essaient  do  reproduire  ce  qu'ils  ont  vu,  et  parfois  y  parviennent 
adroitement.  A  l'atelier  de  lithographie,  on  obtient  de  bons  résul- 
tats; on  écrit,  on  dessine  avec  pureté  et  précision,  on  imprime  avec 
soin.  J'y  ai  vu  des  estampes  à  la  chromolithographie  qui  avaient 
nécessité  l'emploi  de  plus  de  douze  pierres  différentes  et  qui  étaient 
bien  réussies.  L'atelier  de  reliure  aurait  fait  sourire  Bauzonnet  et 
Cape;  mais  les  ouvriers  ne  sont  point  responsables  de  la  qualité 
défectueuse  des  cartons  employés.  J'ai  remarqué  que  l'assemblage 
était  soigné,  que  la  couture  était  solide,  que  le  laminage  ne  causait 
point  de  macu'atures.  Los  sculpteurs  sur  bois  sont  habiles  :  ils  co- 
pient bien  et  savent  dérouler  gracieusement  une  branche  de  lau- 
rier sur  la  baguette  d'un  cadre;  les  cordonniers  fabriquent  des 
chaussures  où  il  m'a  semblé  qu'il  y  avait  plus  de  clous  que  de  cuir; 
ce  n'est  certainement  pas  parmi  eux  que  ce  bottier  fameux  qui  fai- 
sait des  souliers  pour  aller  en  voiture  et  non  pas  pour  marcher  au- 
rait été  chercher  des  ouvriers. 

Il  est  une  classe-atelier  que  je  m'attendais  à  trouver  organisée 
d'une  façon  supérieure,  et  que  j'ai  été  douloureusement  surpris  de 
trouver  moins  bien  outillée  que  la  dernière  de  nos  écoles  primaires, 
c'est  la  salle  de  dessin.  Quelques  vieux  modèles  en  ronde  bosse, 
deux  ou  trois  bustes  à  pans  coupés,  épaves  de  cette  méthode  Dupuis 


l'institution  des  sourds-muets,  573 

dont  le  temps  a  heureusement  fait  justice,  quelques  mauvaises  es- 
tampes sans  style  ni  caractère,  qu'on  dirait  achetées  au  hasard  et 
au  rabais  sur  les  quais,  c'est  là  tout  ce  qu'on  olTre  à  des  enfans 
pour  qui  l'étude  du  dessin  devrait  être  poussée  aussi  loin  que  pos- 
sible. Il  y  a  là  certainement  une  erreur,  un  oubli  qu'il  est  facile  de 
réparer.  Les  modèles  d'ornementation  sont  aussi  pauvres  que  les 
modèles  d'art;  toutes  ces  vieilleries  doivent  être  jetées  au  panier 
sans  délai  et  renouvelées  au  plus  tôt.  C'est  là  du  reste  le  vice  très 
apparent  de  l'institution;  l'élément  plastique,  utile  à  tout  le  monde, 
indispensable  à  des  enfans  qui  demandent  tout  au  sens  de  la  vue, 
fait  radicalement  défaut.  Je  n'y  ai  aperçu  que  deux  ou  trois  vieilles 
cartes  géographiques.  Un  seul  tableau  emphatique  et  prétentieux 
occupe  le  fond  d'un  couloir;  sous  prétexte  d'histoire,  il  représente 
un  fait  romanesque,  absolument  faux,  emprunté  non  pas  à  la  bio- 
graphie de  l'abbé  de  l'Épée,  mais  à  la  comédie  de  Bouilly.  Sur  ces 
vastes  murailles,  dont  la  nudité  est  désolante,  je  voudrais  voir  des 
séries  de  gravures  et  de  lithographies,  de  cartes  et  de  planches 
d'histoire  naturelle;  je  voudrais  qu'on  pût  montrer  à  ces  malheu- 
reux les  principaux  épisodes  de  notre  histoire  nationale,  l'aspect 
des  diverses  contrées  du  globe,  l'image  des  différentes  nations, 
qu'ils  eussent,  une  fois  par  semaine,  une  séance  de  microscope  à 
gaz.  Ne  pourrait-on  pas  utiliser  une  portion  du  jardin  à  faire  mo- 
deler une  carte  de  France  en  relief  par  les  sourds-muets  eux-mêmes? 
Quelques  tombereaux  de  terre  glaise  suffiraient,  et  l'on  obtien- 
drait ainsi  un  double  résultat  qu'il  est  bon  de  signaler.  Ce  serait 
d'abord  pour  les  élèves  un  exercice  excellent  qui  développerait  leur 
adresse,  exciterait  leur  émulation  et  leur  donnerait  des  notions  po- 
sitives sur  la  configuration  de  notre  pays;  de  plus  ce  travail,  une 
fois  terminé,  attirerait  l'attention  du  public  et  exciterait  son  inléiêt 
en  faveur  d'une  institution  qui,  après  avoir  joui  pendant  de  longues 
années  d'une  réputation  universelle,  est  aujourd'hui  comme  délais- 
sée. On  dirait  qu'elle  n'a  plus  de  vitalité  propre,  qu'elle  ne  subsiste 
plus  qu'en  vertu  de  l'impulsion  reçue  jadis.  Elle  est  la  maison- 
mère,  et  elle  n'a  aucuns  rapports  avec  les  quarante  établissemens 
qui  abritent  environ  1,500  sourds-muets  en  France,  où  les  statis- 
tiques en  constatent  plus  de  .30,000.  Les  théories  d'enseignement 
pratiquées  dans  ces  différens  instituts  sont  vagues  et  sans  liens  entre 
elles  :  ici  c'est  la  dactylologie  qui  prévaut,  là  c'est  la  mimique, 
ailleurs  c'est  l'articulation;  pourquoi  ne  pas  former  un  corps  de 
doctrines  expérimentées,  et  ne  pas  mettre  tous  les  professeurs  en 
relation  les  uns  avec  les  autres  par  un  journal  mensuel,  afin  que 
chacun  pût  formuler  les  améliorations  dont  ces  pauvres  enfans  profi- 
teraient? C'est  une  école,  et  je  n'y  vois  aucun  livre  spécial,  pas  même 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  dictionnaire  indiqué,  obligatoire,  où  la  gravure,  venant  en  aide 
à  rimprimerie,  donnerait  le  jsens  de  tous  les  mots  par  la  figuration 
de  l'objet  ou  de  l'action,  comme  cela  existe  en  Angleterre.  C'est 
un  hospice  où  l'on  reçoit  des  enfans  que  le  lymphatisme  et  l'ané- 
mie épuisent;  il  y  a  une  salle  de  bains,  il  est  vrai,  mais  comment 
expliquer  que  l'on  n'ait  pas  traité  avec  l'assistance  publique  pour 
avoir  le  droit  d'envoyer  les  sourds-muets  à  l'établissement  des  bains 
de  mer  de  Berck?  Ne  sait-on  pas  qu'en  fortifiant  leur  constitution, 
on  raffermirait  leur  système  nerveux  affaibli,  et  que  par  ce  seul 
fait  on  les  rendrait  moins  violens,  plus  attentifs  et  plus  intelligens? 

La  maison  est  triste,  et  malgré  ses  deux  cents  habilans  elle  paraît 
solitaire  ;  on  croirait  volontiers  que  l'institution  subit  une  crise, 
qu'elle  n'est  plus  ce  qu'elle  était,  qu'elle  n'est  pas  encore  ce  qu'elle 
doit  être.  Elle  paie  en  ce  moment  les  erreurs  passées,  car  il  faut 
reconnaître  que  pendant  longtemps  on  a  fait  fausse  route.  Au  lieu 
de  se  contenter  de  donner  aux  sourds -muets  de  sérieuses  notions 
élémentaires,  on  a  voulu  en  faire  des  prodiges.  Ils  s'y  sont  prêtés 
dans  une  certaine  mesure,  entraînés  par  la  vanité,  qui  est  un  de 
leurs  caractères  particuliers.  On  n'a  obtenu  que  des  résultats  néga- 
tifs, et  l'on  a  peut-être  contribué  ainsi  à  décourager  l'intérêt  pu- 
blic. On  s'est  acharné  à  les  faire  parler,  ou,  pour  mieux  dire,  à  leur 
faire  prononcer  des  mots  dont  ils  lisaient  la  forme  visible  sur  les 
lèvres  du  professeur.  Ce  n'était  guère  là  qu'un  tour  de  passe-passe 
fait  pour  étonner  les  gens  naïfs.  Pour  comprendre  la  parole,  il  ne 
suffit  pas  de  la  voir,  il  faut  l'entendre  :  on  est  arrivé  à  former  quel- 
ques perroquets  humains  qui  ont  pu  répoudre  des  phrases  remar- 
quables sur  Dieu  et  sur  les  destinées  de  l'âme,  mais  ils  ne  les  ré- 
pondaient pas,  ils  les  récitaient,  car  on  les  leur  avait  fait  apprendre 
par  cœur.  L'abbé  de  l'Épée  écrivait  à  l'abbé  Sicard  :  «  iNe  vous 
flattez  pas,  mon  cher  ami,  de  pouvoir  amener  le  sourd -muet  à 
écrire  de  lui-même  et  spontanément;  il  n'écrira  jamais  que  de  sou- 
venir. »  Ceci  est  bien  plus  vrai  encore  pour  la  parole  que  pour 
l'écriture. 

On  eut  la  manie  de  l'articulation,  on  l'eut  jusqu'à  la  cruauté.  Le 
malheureux  enfant  que  l'on  condamnait  à  suivre  ces  inflexions  la- 
biales qui  ne  sont  que  la  forme  extérieure,  l'apparence  de  la  parole, 
revenait  malgré  lui  à  son  langage  naturel,  à  celui  qui  naît  de  son 
infirmité  même,  à  la  mimique,  car,  avant  d'essayer  d'articuler,  il 
traduisait  en  gestes,  compréhensibles  pour  lui,  les  vocables  qu'il 
avait  regardés.  On  lui  infligea  alors  un  martyre  réellement  barbare; 
on  lui  lia  les  pieds,  on  lui  attacha  les  mains  derrière  le  dos,  et  on 
n'arriva  qu'à  le  dégoûter  d'une  méthode  qui  commençait  par  un 
supplice.  II  y  a  quarante  ans  de  cela,  et  il  est  inutile  de  nommer  le 


l'institution   des   SOURDS-JIUETS.  575 

fonctionnaire  obtus  qui  se  livrait  à  des  actes  pareils.  Quelques 
sourds-muets  parlent,  quoique  la  parole  leur  soit  antipathique  et 
qu'ils  lui  préfèrent  toujours. la  gesticulation  et  l'écriture.  Je  ne  sais 
rien  de  plus  douloureux  à  entendre;  si  on  les  questionne,  on  ,peut 
reconnaître  les  efl'orts  qu'ils  sont  obligés  de  l'aire  avant  de  ré- 
pondre, pour  traduire  la  mimique  du  geste  en  mimique  des  lèvres, 
car  pour  eux  la  parole  n'est  pas  autre  chose,  puisqu'ils. ne  se  ren- 
dent pas  compte  du  son  qu'ils  émettent.  11  y  en  a  qui,  à  force  de 
labeur  et  de  patience,  parviennent  à  réciter  une  fable  :  ils  ne  par- 
lent pas;  quelque  chose  parle  en  eux  dont  ils  n'ont  pas  conscience, 
quelque  chose  de  guttural,  de  rauque,  d'inflexible.  Si  la  mécanique 
parvenait  à  faire  parler  un  automate,  il  parlerait  ainsi. 

Est-ce  à  dire  qu'il  faut  bannir  l'articulation  et  la  supprimer  de 
l'enseignement  spécial  réservé  aux  sourds-muets?  Non  pas;  mais  il 
faut  l'appliquer  avec  une  extrême  réserve  et  une  sagacité  pré- 
voyante :  elle  doit  servir  de  complément  d'éducation  au  malade 
qui  a  entendu  et  parlé  aux  premières  années  de  son  enfance  et  pour 
lequel  le  phouéLisme  n'est  pas  un  mystère  insondable.  Celui-là 
pourra  peut-être  s'en  servir  et  y  trouver  un  secours  dans  quelques 
rares  occasions;  mais  essayer  d'enseigner  la  paro'e  au  sourd-muet 
de  naissance,  c'est  semer  sur  le  roc;  c'est  fatiguer  un  malheureux 
enfant  sans  profit,  c'est  le  troubler  d'une  façon  cruelle  et  peut-être 
dangereuse,  en  un  mot  c'est  vouloir  enseigner  l'art  de  la  peinture 
à  un  aveugle-né.  On  a  été  bien  loin  dans  celte  théorie,  et  l'on  a 
prétendu  que  le  tact  pouvait  suffire  aux  sourds-muets  pour  apprendre 
à  parler;  cela  dépasse  la  mesure.  Le  toucher  remplace  l'ouïe,  rien 
n'est  plus  simple  :  on  met  la  main  devant  la  bouche  d'un  parlant, 
on  compte  le  nombre  de  vibrations  produites  par  chaque  mot,  que 
dis-je?  par  chaque  syllabe,  on  répète  exactement  le  nombre  des  vi- 
brations observées,  on  parle,  et  «  voilà  pourquoi  votre  fille  est 
muette!  »  La  température  joue  un  grand  rôle  dans  cette  méthode 
d'enseignement  qu'on  a  essayé  d'appliquer.  L'auteur,  dont  le  nom 
n'a  pas  à  trouver  place  ici,  a  écrit  :  «  Nos  expériences  ont  démontré 
que  le  tact  commence  à  s'affaiblir  au-dessous  de  10  ou  12  degrés 
centigrades  et  .au-dessus  de  18  ou  20  degrés.  »  C'est  un  mode  d'in- 
struction qui  ne  convient  qu'aux  saiso.ns.. moyennes;  l'hiver  et  l'été 
ne  lui  sont  pas  favorables. 

Tout  sourd-muet  qui  se  sent  des  dispositions  réelles  pour  l'arti- 
culation et  qui  croit  pouvoir  en  tirer  un,  bon  parti,  tout  sourdTmuet 
qui,  ayant  une  intelligence  plus  ouverte  >  que  celle  de  ses  compa- 
gnons, voudra, pousser  ses  études  au-delà  du  programme  officiel, 
trouvera, à  l'institution  des  professeurs  dévoués,  très  disposés  à 
favoriser  les  teutativesde  développement iatellectael,  et  qui  y  ré,us- 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

siront  d'autant  mieux  qu'ils  seront  parlans,  car  en  matière  d'in- 
struction il  faut  savoir  beaucoup  pour  enseigner  un  peu;  sous  ce 
double  rapport,  l'aide  ne  manquera  pas  à  ceux  qui  viendront  la  ré- 
clamer. Quoique  les  sourds-muets  ne  soient  point  aimables,  on  les 
aime  dans  leur  institut,  et  quelques  professeurs  intelligens  ont  pour 
eux  une  commisération  touchante.  Il  est  fâcheux  qu'il  n'existe  pas 
une  sorte  de  société  ayant  son  point  de  départ  et  de  ralliement  à 
l'institution  même,  qui  serait  chargée  de  surveiller  le  sourd-muet 
quand  il  a  terminé  ^  on  apprentissage  et  de  le  suivre  dans  la  vie,  où 
tant  de  difficultés  l'attendent,  où  tant  d'obstacles  peuvent  le  jeter 
dans  la  misère.  Une  société  s'est,  il  est  vrai,  fondée  en  1850  :  elle  a 
été  reconnue  d'ulilité  publiqun  par  décret  impérial  du  16  mars  1870; 
mais  elle  est  par-dessus  tout  société  d'assistance,  de  bienfaisance. 
C'est  un  grand  mérite  de  secourir  les  malades,  de  donner  du  pain  à 
ceux  qui  en  manquent  et  de  faire  l'aumône  à  ceux  qui  ont  besoin, 
mais  le  mérite  est  peut-être  supérieur  de  mettre  un  individu  à  môme 
de  gagner  honorablement  sa  vie  en  exerçant  le  métier  qu'on  lui  a 
enseigné.  Réparer  est  bien,  prévoir  est  mieux.  Ne  pourrait-on  s'en- 
tendre avec  les  patrons  et  exercer  conjointement  avec  eux  une  ac- 
tion décisive  sur  la  destinée  du  sourd-muet,  lui  faciliter  l'entrée  de 
certains  ateliers  et  le  maintei)ir  au  rang  d'homme  en  lui  fournissant 
les  moyens  de  se  procurer  le  pain  quotidien? — Le  groupe  très  bien- 
faisant qui  s'est  réuni  pour  porter  secours  aux  sourds- muets  s'ap- 
pelle actuellement  la  Société  centrale  d'éducation  et  d'assistance;  si 
à  ce  dernier  mot  on  substituait  celui  de  patronage,  on  serait  plus 
utile,  et  on  atteindrait  un  but  plus  élevé. 

Il  y  aurait  lieu  aussi  de  songer  au  sort  des  professeurs,  car  il 
n'est  vraiment  pas  digne  d'envie.  Il  faut  beaucoup  de  dévoûment, 
de  perspicacité,  une  patience  sans  égale,  et  parfois  même  une 
grande  ténacité  pour  forcer,  l'une  après  l'autre,  toutes  les  barrières 
que  l'infirmité  a  dressées  entre  l'enseignement  et  l'intelligence  de 
ces  écoliers  d'une  nature  si  particulièrement  spéciale.  Un  profes- 
seur titulaire  touche  au  début  2,400  francs  par  an,  et  de  quatre 
années  en  quatre  années  voit  son  traitement  augmenter  jusqu'à  un 
maximum  infranchissable  de  3,800  francs;  c'e&t  dérisoire.  11  semble 
que  l'administration  pèse  un  peu  sur  l'enseignement;  celui-ci  de- 
vrait être  plus  libre,  c'est  par  l'elTort  individuel  encouragé  que 
l'on  arriverait  à  perfectionner  des  méthodes  excellentes,  et  qui  n'ont 
point  encore  dit  leur  dernier  mot.  A  ce  sujet,  je  regrette  que  l'on 
ne  réunisse  pas  à  la  bibliothèque  les  diverses  publications  étran- 
gères qui  s'occupent  des  sourds-muets.  Gela  est  de  toute  nécessité 
pour  les  professeurs,  pour  les  administrateurs,  qui  de  cette  façon 
pourraient  profiter  des  progrès  accomplis  ailleurs  dans  cette  ma- 


l'institution  des  sourds-muets,  577 

tière  difficile.  Il  en  était  ainsi  autrefois  :  la  guerre  a  naturellement 
interrompu  ce  genre  de  service,  qui  était  régulièrement  fait;  pour- 
quoi n'y  pas  revenir  et  ne  pas  nous  mettre  à  même,  par  l'étude 
comparative  des  diffcrens  systèmes,  d'améliorer  les  destinées  in- 
tellectuelles et  physiques  de  ces  pauvres  enfans? 

L'institution,  telle  qu'elle  est  organisée  aujourd'hui,  malgré  son 
double  caractère  qui  a  quelque  chose  de  déplaisant,  est  appelée  à 
rendre  de  sérieux  services  aux  jeunes  infirmes  qu'elle  accueille,  si 
l'on  consent  à  l'outiller  des  livres  et  des  modèles  plastiques  dont 
elle  a  impérieusement  besoin;  mais  il  est  bon  que  la  leçon  du  passé 
profite,  et  qu'on  ne  rentre  pas  dans  des  erremens  que  la  raison  et 
l'expérience  ont  condamnés.  Un  programme  limité  aux  notions  de 
l'enseignement  primaire  doit  suffire  au  plus  grand  nombre  des  éco- 
liers, car  ceux  qui  dénotent  une  intelligence  supérieure  trouveront 
toujours  à  compléter  leurs  études  en  suivant  un  cours  supplémen- 
taire. L'enseignement  professionnel  au  contraire  réclame  les  soins 
les  plus  attentifs;  il  faut  le  développer,  le  surveiller,  le  fortifier, 
l'éclairer  par  la  connaissance  et  l'exemple  des  hommes  spéciaux;  il 
languit  un  peu  à  cette  heure,  il  est  confiné  dans  des  corps  de  mé- 
tiers trop  peu  nombreux,  il  ne  pousse  pas  l'enfant  dans  des  voies 
assez  larges  et  ne  cherche  peut-être  pas  à  faire  naître  des  aptitudes 
qui  s'ignorent.  11  n'est  pas  aussi  fécond  que  je  voudrais,  et  res- 
semble trop  à  ce  que  l'on  peut  appeler  «  un  acquit  de  conscience.  » 
Il  faut  ne  pas  oublier  que  le  but  de  l'institution  n'est  pas  d'obtenir 
des  tours  de  force  propres  à  étonner  des  curieux  réunis  en  séance 
solennelle;  l'objet  qu'elle  poursuit  est  meilleur  et  plus  humain.  Elle 
doit  par  l'enseignement  scolaire  éclairer  des  intelligences  que  la 
nature  semblait  avoir  obscurcies,  et  former  des  ouvriers  laborieux, 
adroits,  qui  puissent  subvenir  à  leurs  besoins  et  ne  jamais  tomber 
en  charge  à  la  charité  publique. 

Maxime  Du  Camp. 


TOME  civ.  —  1873.  37 


LORD  PALMERSTON 


The  life  of  Henry  J«hn  Temple,  viseotmt  PalmerHon,  ivilh  sélections  from  his  àiaritt 
toi-rtspondtnte,  by  sij  Besry  Ljtton  Balwer  (lord  UalUng);  2  toL,  lEfTl. 


«  Je  VOUS  attaquerai.  —  Cela  dépend  de  vous.  —  Je  vous  anéan- 
tirai. —  Cela  d(^pend  de  nous.  »  Tels  sont  les  termes  dans  les- 
quels Napoléon,  premier  consul,  et  le  plénipotentiaire  de  l'Angle- 
terre, lord  Wliitworth,  s'étaient  séparés  à  la  rupture  de  la  paix 
d'Amiens,  et,  dans  ce  conflit  de  vingt  ans  qui  éclatait  ainsi  de  nou- 
veau, chaque  nation  s'appliqua  de  son  mieux  à  justifier  la  mémo- 
rable parole  de  son  représentant.  Les  grands  triomphes  lurent 
d'abord  pour  la  France.  Déjouée  et  terrassée  à  Auslerlitz,  écrasée 
plus  complètement  encore  à  léna  et  à  Friedland,  la  coalition  euro- 
péenne dut  subir  la  loi  du  vainqueur;  mais  sur  mer  la  fortune  res- 
tait fidèle  aux  armes  de  nos  adversaires.  La  victoire  de  Trafalgar, 
en  détruisant  notre  marine,  força  le  maîlie  de  l'Europe  d'ajour- 
ner tout  projet  d'invasion,  et  l'Angleterre,  grâce  à  sa  position  in- 
sulaire, à  ses  600,000  citoyens  armés,  à  ses  200,000  marins,  à 
ses  900  bâtimens  de  guerre,  put  attendre,  sans  courber  le  front, 
les  occasions  que  les  témérités  de  Napoléon  ne  tarderaient  point  à 
lui  offrir.  Cependant  ses  sacrifices  étaient  écrasans,  ses  pertes 
cruelles.  Dans  une  seule  année,  ses  trois  illustrations  principales 
succombèrent  à  la  peine,  lord  Nelson,  M.  Piit,  M.  Fox.  11  fallut  dès 
lors  continuer  la  guerre  avec  un  roi  aveugle  et  atteint  déjà  d'une 
folie  intermittente,  mais  incurable,  avec  un  héritier  du  trône  aussi 
peu  considéré  qu'il  méritait  de  l'être,  sans  un  seul  homme  d'état  d'un 
ordre  supérieur,  sans  un  chef  renommé  ni  sur  terre  ni  sur  mer.  Tels 


LOUD    PALMERSTON.  57d 

étaient  pourtant  le  génie  et  les  ressources  de  la  nation  et  la  vitalité 
puissante  de  ses  institutions  que  le  terrible  conflit  se  poursuivait 
avec  une  ardeur  comme  avec  une  confiance  à  toute  épreuve. 

I. 

Henry  Temple,  vicomte  Palmerston,  entra  dans  la  vie  publique  au 
plus  fort  de  ces  conjonctures  critiques  (1).  11  avait  pour  lui  tous  les 
avantages  que  donnent  la  naissance,  la  fortune,  une  robuste  consti- 
tution et  l'extéiieur  le  plus  attrayant.  Sa  famille  s'était  depuis 
longtemps  distinguée  dans  les  diverses  branches  du  service  public, 
et  avait  produit,  entre  autres  célébrités,  le  chevalier  Temple,  dont 
les  mémoires,  bien  connus  en  France,  ont  ajouté  une  page  si  inté- 
ressante aux  annales  de  la  grande  lutte  de  Guillaume  III  contre 
Louis  XIV.  Il  fit  ses  études  d'abord  au  collège  de  Ilarrow,  qui  dis- 
pute à  celui  d'Eton  l'éducation  des  jeunes  patriciens  anglais,  et  il 
y  rencontra  pour  condisciples  lord  Byron,  sir  Robert  Peel  €t  plus 
d'une  notoriété  future  de  sa  génération.  Ses  qualités  dominantes, 
le  courage,  l'assiduité,  la  persévérance,  ne  tardèrent  point  à  se 
faire  remarquer.  On  cite  encore  dans  les  traditions  de  Harrow  un 
combat  sanglant  que  livra  Henry  Temple  à  un  élève  «  deux  fois 
plus  fort  que  lui.  »  On  a  publié  des  lettres  qui  constatent  qu'à  qua- 
torze ans,  tout  en  se  distinguant  dans  les  études  obligatoires  du 
collège,  il  cultivait  en  outre  l'italien,  l'espagnol  et  sans  doute  aussi 
le  français,  qu'il  devait  parler  et  écrire  plus  tard  avec  une  rare 
correction.  En  quittant  Harrow,  il  passe  dans  l'intimité  de  Dugald- 
Stewart,  à  l'université  d'Edimbourg,  trois  années  durant  lesquelles, 
comme  il  l'a  écrit  lui-même,  «  il  jette  les  fondemens  de  toutes  les 
connaissances  utiles  et  de  toutes  les  habitudes  d'esprit  qu'il  ait  ac- 
quises. »  On  a  rappelé,  comme  témoignage  de  son  application,  que, 
quand  sir  W.  Ilamilton  voulut  recueillir  les  conférences  de  Dugald- 
Stewart  après  la  mort  du  célèbre  professeur,  qui  n'en  avait  laissé 
aucun  manuscrit,  il  en  rétablit  surtout  le  texte  d'après  les  notes 
sténographiées  d'abord  et  soigneusement  mises  au  clair  ensuite  par 
Henry  Temple. 

Il  n'avait  point  encore  terminé  à  Cambridge  ces  fortes  études 
quand  déjcà  la  vie  publique  et  la  lutte  des  partis  le  réclamèrent.  En 
1806,  la  mort  de  M.  Pitt  laissait  vacant  au  parlement  le  siège 
universitaire  que  l'illustre  homme  d'état  n'avait  cessé  d'occuper,  et 
Palmerston,  bien  qu'il  n'eût  point  encore  passé  tous  ses  examens, 
fut  convié  à  revendiquer  cette  noble  succession  contre  deux  jeimes 

(1)  Né  en  1784,  mort  en  1865. 


580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rivaux  politiques  qu'il  devait  retrouver,  durant  toute  sa  carrière, 
soit  comme  adversaires,  soit  comme  collègues.  Les  suffrages  obtenus 
dans  ce  premier  essai  de  leurs  forces  par  les  trois  ministres  futurs 
sont  intéressans  à  rappeler.  Lord  H.  Petty,  plus  connu  comme  mar- 
quis de  Lansdowne,  depuis  président  du  conseil  et  chef  si  honoré 
de  la  chambre  des  lords,  obtint  33!  voix,  —  lord  Allhorp,  depuis 
lord  Spencer,  et  ministre  dirigeant  la  chambre  des  communes  pen- 
dant les  grands  débats  de  la  réforme,  eut  ikb  voix,  —  lord  Pal- 
merston  enfin  128.  On  voit  que  la  lutte,  si  elle  ne  fut  point  heu- 
reuse pour  lui,  fut  du  moins  des  plus  honorables  et  témoigne 
d'autant  plus  des  espérances  qu'il  avait  déjà  fait  concevoir  de  lui 
que  ses  compétiteurs  disposaient  pour  lors  de  l'appui  gouverne- 
mental. Nullement  découragé  par  ce  premier  échec,  il  en  essuya  un 
second  la  même  année  k  Horsham,  et  en  définitive  la  carrière  offi- 
cielle s'ouvrit  pour  lui  avant  la  carrière  parlementaire. 

La  mort  de  M.  Fox  avait  profondément  ébran'é  la  coalition  mi- 
nistérielle qui,  sous  ses  auspices,  avait  remplace  M.  Pitt.  Le  grave 
différend  qui  survint  l'année  suivante  entre  lord  Grenville  et  le  roi 
sur  la  question  catholique  détermina  la  retraite  du  «  chef  de  tous 
les  talens.  »  Le  duc  de  Portland  fut  appelé  à  former  un  nouveau 
cabinet,  et,  secondés  par  la  réaction  qui  se  manifestait  dans  tout  le 
pays  en  faveur  de  la  mémoire  du  grand  patriote,  les  principaux 
élèves  de  M.  Pitt,  lord  Gastlereagh,  M.  Canning,  lord  Liverpool, 
furent  rappelés  au  pouvoir,  qu'ils  devaient  exercer  si  longtemps 
et  avec  un  succès  si  complet  au  dehors.  Lord  Malmesbury,  le  cé- 
lèbre diplomate,  dont  les  mémoires  ont  versé  des  flois  de  lumière 
sur  les  négociations  de  cette  époque,  était  l'ami  intime  du  duc  de 
Portland,  et  obtint  de  lui  pour  lord  Palmerston,  dont  il  était  le 
tuteur,  la  position  d'un  des  lords  de  l'amirauté.  Dans  une  nouvelle 
lutte  à  Cambridge,  ce  dernier  échoua  encore,  mais  cette  fois  par 
trois  voix  seulement,  et  bientôt  après  il  entra  enfin  au  parlement 
d'une  façon  qui  caractérise  bien  les  mœurs  politiques  de  l'époque. 
Sir  Léonard  Holmes,  propriétaire  à  l'île  de  Wight,  possédait  un  de 
ces  bourgs  où  sa  famille  était  toute-puissante  et  que  l'on  désignait 
alors  comme  ;(  bourgs  fermés  »  ou  «  bourgs  pourris.  »  11  offrit  le 
siège  au  jeune  Palmerston  à  la  condition  que  jamais,  même  pen- 
dant l'élection,  il  ne  se  présenterait  à  ses  commettans.  C'est  ainsi 
que,  comme  M.  Pitt  et  tant  d'illustres  émules,  il  put  débuter  dans 
La  vie  parlementaire  au  sortir  presque  de  l'adolescence,  et  apporter 
plus  tard   au  service  de  son  pays  une  longue  expérience,  une 
pratique  consommée  des  affaires,  quand  ses  forces  et  ses  facultés 
étaient  encore  dans  toute  leur  vigueur,  et  à  une  époque  de  la  vie  où 
tant  d'autres  en  étaient  encore  à  leur  laborieux  apprentissage. 


LORD    PALMERSTON.  581 

Souvent  la  raison  accepte  ce  que  le  raisonnement  condamne. 
L'inexorable  logique  de  l'esprit  novateur  a  fait  disparaître  les  der- 
niers vestiges  de  l'ancien  système  électoral  en  Angleterre,  et  elle  ne 
reviendra  pas  sur  son  arrêt;  mais  le  cours  des  siècles  et  les  progrès 
apparens  dont  ils  se  glorifient  n'ouvrent  point  toujours  pour  les  na- 
tions une  voie  sans  cesse  ascendante  de  grandeur  et  de  prestige.  Le 
temps  seul  pourra  démontrer  si,  plus  heureuse  que  Rome,  plus  heu- 
reuse que  Venise,  l'Angleterre  trouvera  un  profit  sans  mélange  dans 
le  déclin  des  influences  aristocratiques  sur  la  conduite  de  ses  af- 
faires. Sans  doute,  le  système  des  bourgs  fermés  donnait  lieu  à 
quelques  abus  de  la  prépondérance  des  grandes  familles.  Telle  était 
toutefois  la  sévère  discipline  des  partis  que  plus  souvent  encore  les 
sièges  étaient  réservés  pour  telle  notabilité  victime  de  l'incon- 
stance populaire,  trop  convaincue  et  trop  fière  pour  fléchir  devant 
elle,  ou  pour  telle  jeune  ambition  dont  la  capacité  naissante  frap- 
pait les  regards  de  tous  ceux  qui  l'approchaient  sans  pouvoir  pré- 
tendre encore  s'imposer  au  public.  L'équitable  histoire  dira  quels 
furent  les  hommes  que  portèrent  au  pouvoir  ces  anomalies  incon- 
testables, ce  qu'ils  firent  pour  la  grandeur  de  leur  pays,  à  quel 
degré  de  puissance  et  de  gloire  il  leur  fut  donné  de  l'élever.  Un 
avenir  encore  éloigné  pourra  seul  décider  si,  sous  un  régime  dans 
lequel  les  preuves  réclamées  ne  peuvent  être  fournies  qu'à  un  âge 
où  les  forces  vitales  les  plus  précieuses  pour  le  service  de  l'état 
sont  déjà  consumées,  où  les  idées  commerciales  et  économiques 
prévaudront  dans  ses  conseils  sur  les  altières  traditions  du  passé, 
la  patrie  des  deux  Pitt  saura  maintenir  tout  le  renom  qu'ils  ont 
acquis  pour  elle. 

Nous  avons  quitté  le  jeune  Palmerston,  à  vingt-deux  ans,  déjà 
membre  du  parlement  comme  du  gouvernement  qui,  sous  l'égide 
de  mémoires  vénérées,  poursuivait  à  outrance  la  lutte  contre  la 
révolution  française  et  son  représentant  couronné.  Ses  débuts  ora- 
toires ne  se  firent  pas  longtemps  attendre,  et  ceux  qui  ont  suivi 
de  près  sa  carrière  ne  s'étonneront  point  que  son  premier  effort  ait 
été  consacré  à  justifier,  à  préconiser  même  l'inique  agression  de 
l'Angleterre  en  1807  contre  Copenhague  et  la  flotte  danoise.  Voici 
en  quels  termes  familiers  il  rend  compte  de  l'incident  à  une  de  ses 
sœurs  :  «  Vous  verrez  par  les  journaux  de  ce  matin  que  j'ai  été 
tenté  par  quelque  mauvais  génie  de  donner  la  comédie  pour  mon 
compte  hier  soir  à  la  chambre  des  communes.  Il  m'a  semblé  pour- 
tant que  l'occasion  était  bonne  pour  rompre  la  glace,  au  risque 
même  de  patauger  quelque  peu,  car  il  était  difficile  de  se  compro- 
mettre beaucoup,  tant  la  cause  était  bonne.  Le  discours  de  Canning 
est  un  des  plus  brillans  et  des  plus  persuasifs  que  j'aie  encore  en- 


582  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

tendus;  il  a  duré  trois  heures  (1).  »  Le  maiden  speech  de  lord 
Palmerston  paraît  avoir  été  bien  accueilli,  et  il  marqua  dès  lors  sa 
place,  non  point  pnrmi  les  orateurs  éloquens  de  son  époque,  titre 
auquel  il  n'a  jamais  prétendu,  mais  parmi  les  dcbaiers  les  plus 
diserts  et  les  mieux  écoutés. 

Une  autre  de  ces  expéditions  par  lesquelles  l'Angleterre  s'effor- 
çait de  tenir  tête  à  l'ascendant,  irrésistible  alors,  de  Napoléon  vint 
donner  un  éclat  inattendu  à  la  carrière  officielle  de  lord  l'almerston. 
Voyant  en  1809  les  principales  armées  de  l'empire  engagées  dans  sa 
nouvelle  guerre  contre  l'Autriche  et  dans  sa  guerre  interminable 
contre  l'Espagne,  le  cabinet  anglais  avait  dirigé  sur  les  côtes  de  la 
Hollande  des  forces  de  terre  et  de  mer;  mais  les  lenteurs  de  lord 
Chatham,  fils  du  célèbre  ministre,  qui  les  commandait  et  auquel  nos 
soldats  avaient  donné  le  sobriquet  assez  mérité  de  lord  falicnds, 
les  fièvres  redoutables  du  littoral  et  les  rapides  triomphes  de  Napo- 
léon entraînèrent  pour  cette  aventure  le  résultat  le  plus  désastreux. 
L'opinion  publique  s'émut,  de  graves  dissentimens,  portés  en  dé- 
finitive jusque  sur  le  terrain,  éclatèrent  entre  iM.  Canning  et  lord 
Castlereagh,  qui  se  renvoyaient  la  responsabilité  de  la  catastrophe, 
et  le  cabinet  du  duc  de  Poriland  tomba  en  pleine  dissolution. 
Le  parti  tory  n'en  restait  pas  m.oins  maître  incontesté  de  l'arène 
parlementaire,  et  M.  Perceval  fut  désigné  pour  former  dans  ses 
rangs  un  nouveau  ministère.  Frappé  de  la  capacité  de  lord  Pal- 
merston,  il  lui  proposa  les  importantes  fonctions  de  chancelier  de 
l'échiquier,  c'est-à-dire  la  direction  effective  des  finances  avec  un 
siège  au  conseil.  C'était  la  position  même  que  le  second  Pitt  avait 
occupée  moins  âgé  encore  de  deux  ans;  mais  Henry  Temple  n'avait 
rien  de  cette  ardente  vocation  qui  avait  porté  a  le  jeune  prodige  » 
dès  l'abord  de  la  vie  politique  à  considérer  le  gouvernement  de  son 
pays  comme  sa  mission  providentielle,  le  premier  rang  dans  le  par- 
lement comme  sa  place  prédestinée.  W  n'avait  rien,  comme  nous 

(1)  Si  l'oTtpédition  de  Copenhague  a  été  justement  flétrie  comme  un  abus  de  ses 
forces  indigne  d'une  nation  généreuse,  il  faut  malheureusement  convenir  que  la  con- 
duite de  Nupoléoii  ne  fournissait  pour  de  tels  actes  que  trop  de  précédons.  La  lettre 
suivante,  devenue  publique  depuis,  signale  les  motifs  qui  ont  déterminé  alors  le  cabi- 
Bet  anglais. 

«  Au  maréchal  Bernadotle,  gouverneur  des  villes  anséaliques. 

n  Saint-Cloud,  2  août  1807. 
«  Je  ne  veux  pas  tarder  à  vous  faire  connaître  mes  intentions,  qu'il  faut  tenir  se- 
crètes jusqu'au  dernier  moment.  —  Si  l'Angleterre  n'accepte  pas  la  médiation  de  la 
Russie,  il  faut  que  le  Danemark  lui  déclare  la  guerre  ou  que  je  la  déclare  au  Dane- 
mark. Vous  serez  destiné,  dans  ce  dernier  cas,  à  vous  emparer  de  tout  le  continent 
danois.  «  Napoléon.  » 


LORD   PALMERSTON.  683 

l'avons  vu,  de  cette  éloquence  incomparable  dont  les  premiers  ao- 
cens  arrachèrent  des  larmes  d'admiration  à  la  chambre  des  com- 
munes, et  qui  devait  exercer  sur  elle  cette  noble  domination  de 
vingt  ans.  Préoccupé  surtout  du  soin  d'avancer  sûrement  et  à  pas 
sagement  mesurés,  lord  Palmerston,  non  point  par  défaut  d'ambi- 
tion, mais  par  les  inspirations  d'une  ambition  circonspecte  et  réflé- 
chie, refusa  un  avancement  prématuré,  et  préféra  le  poste  aussi 
laborieux,  quoique  moins  éminent,  de  secrétaire  d'état  de  la  guerre. 

Les  lettres  qu'il  échangea  sur  ce  point  avec  son  fidèle  conseiller, 
lord  Malmesbury,  sont  intéressantes  à  relire  :  elles  accusent  une  mo- 
destie méritoire,  un  vif  désir  d'exercer  des  fonctions  importantes  qui 
développent  ses  forces  présentes  sans  les  surpasser,  un  plus  grand 
désir  encore  de  ne  s'exposer  à  aucun  échec  mérité,  la  crainte  enfin 
de  tout  compromettre  par  une  élévation  périlleuse  et  prématurée. 
En  définitive,  il  se  prononça,  comme  nous  l'avons  dit,  pour  le  poste 
de  secrétaire  d'état  de  la  guerre,  et  il  déclina  l'entrée  au  coa- 
seil,  qui  lui  fut  offerte  en  même  temps.  Les  motifs  de  ce  dernier  re- 
fus, tels  qu'il  les  indique  à  lord  Malmesbury,  caractérisent  son 
esprit  pratique  et  sérieusement  assidu  :  ses  relations  intimes  avec 
le  premier  ministre  lui  permettront  de  savoir  tout  ce  qui  se  passera 
de  réellement  intéressant  dans  le  cabinet;  pour  le  reste,  son  temps 
sera  plus  utilement  employé  à  se  rendre  maître  absolu  de  tous  les 
détails  de  son  département.  Ses  nouvelles  fondions  ne  comprenaient 
point,  il  est  vrai,  tout  ce  que  le  titre  semblerait  annoncer.  Le  dé- 
partement général  de  la  guerre  était  partagé  alors  en  trois  direô- 
tions  très  distinctes.  Le  commandant  en  chef,  le  duc  d'York,  fort 
aimé  et  fort  considéré  malgré  ses  insuccès  dans  les  Pays-Bas,  était 
chargé  de  tout  ce  qui  tenait  au  personnel  et  à  la  discipline  de  l'ar- 
mée; un  secrétaire  d'état  présidait  aux  opérations  actives;  un  autre 
était  chargé  de  la  comptabilité  et  de  tous  les  rapports  du  départe- 
ment avec  la  chambre  des  communes.  Ces  dernières  attributions 
furent  celles  de  lord  Palmerston,  et  il  les  exerça  durant  dix-neuf 
années  consécutives  avec  une  distinction  et  un  succès  signalés. 

Associé  ainsi  plus  directement  à  la  grande  lutte  de  son  pays 
contre  Napoléon,  lord  Palmerston,  comme  sa  correspondance  intime 
en  fait  foi,  ne  douta  jamais  du  résultat  final.  Le  triomphe  définitif 
confirma  pour  longteujps  la  toute-puissance  du  parti  et  du  gouver- 
nement qui  l'avaient  remporté;  à  la  mort  tragique  de  M.  Perceval, 
assassiné  en  1812  par  un  solliciteur  à  l'entrée  de  la  chambre  des 
communes,  lord  Liverpool  avait  été  appelé  au  premier  rang,  et  il  ne 
cessa  aussi  de  l'occuper  jusqu'à  sa  mort,  en  1827.  Cependant  la 
prépondérance  de  l'école  de  la  résistance  extrême  qu'il  représentait 
déclinait  sensiblement  depuis  quelque  temps.  L'Angleterre  avait 


5SA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

approuvé,  elle  avait  exigé  même  l'ajournement  de  toutes  les  ques- 
tions intérieures  pour  se  livrer  tout  entière  au  souci  de  son  duel  à 
mort  contre  la  France  révolutionnaire  et  impériale;  mais,  la  paix 
survenue,  le  premier  prestige  de  la  victoire  éclipsé,  les  partisans 
des  sages  et  équitables  réformes  trop  longtemps  ajournées  devaient 
reprendre  leur  légitime  ascendant.  M.  Canning  n'avait  jamais  cessé 
de  les  représenter  loyalement  dans  le  ministère  comme  dans  le 
parlement,  et  c'est  à  lui  que,  d'un  consentement,  presque  unanime, 
incomba  la  tâche  de  les  faire  prévaloir  avec  toute  l'autorité  du  gou- 
vernement. Le  concours  de  lord  Palmerston  lui  était  assuré  d'a- 
vance. Sur  la  question  catholique,  sur  les  réformes  financières  et 
économiques,  sur  l'aspect  complètement  modifié  des  relations  exté- 
rieures du  pays,  il  n'avait  cessé  de  professer  publiquement  les 
doctrines  de  son  nouveau  chef.  Après  avoir  accepté  la  coopération 
de  la  sainVe-alliance  pendant  la  grande  guerre,  l'Angleterre  avait 
hâte,  la  paix  pleinement  rétablie,  de  s'affranchir  de  toute  apparence 
d'appui  prêté  à  ses  alliés  couronnés  dans  leur  lutte  contre  les  justes 
revendications  de  leurs  sujets.  La  fermeté  avec  laquelle  M.  Canning 
s'était  rendu  l'organe  transcendant  de  cette  aspiration  avait  beau- 
coup contribué  à  sa  grande  popularité,  non  moins  au  dehors  qu'à 
l'intérieur  ;  mais  elle  avait  éloigné  de  lui  une  portion  notable  des 
tories,  portés  à  le  considérer  comme  un  transfuge,  sans  lui  rallier 
suffisamment  les  whigs,  qui  ne  pouvaient  pas  le  voir  avec  indiffé- 
rence leur  dérober  ainsi  leur  programme.  Au  bout  de  quelques 
mois,  il  succombait  à  la  peine,  nouvel  et  lamentable  exemple  des 
exigences  dévorantes  du  premier  rang.  Lord  Goderich,  mieux  connu 
plus  tard  comme  lord  Ripon,  essaya  de  maintenir  la  fortune  du  parti 
intermédiaire;  toutefois  les  dissensions  intérieures  et  les  attaques 
combinées  du  dehors  devaient  bientôt  rendre  impossible  une  tâche 
au-dessus  de  ses  forces.  Le  duc  de  Wellington,  momentanément 
éloigné  des  affaires,  fut  appelé  par  le  roi  'et  chargé  de  former  un 
ministère  où  l'élément  conservateur  reprendrait  une  prépondérance 
décisive.  Il  écarta  cependant  lord  Eldon  et  quelques  autres  repré- 
sentans  de  la  résistance  extrême;  il  fit  à  M.  Huskisson  et  aux  princi- 
paux adhérens  de  M.  Canning  une  position  qui  leur  permît  d'abord 
de  s'associer  à  lui  sans  aucun  sacrifice  de  leurs  vues  ou  de  leur 
influence,  mais  la  lutte  des  deux  tendances  si  distinctes  ne  tarda 
point  à  paralyser  l'action  du  gouvernement  nouveau.  L'intéressant 
journal  de  lord  Palmerston,  qui  a  été  publié  par  sir  H.  Bulvver,  et 
dont  nous  aurons  à  parler  plus  tard,  donne  à  cet  égard  les  plus  pi- 
quans  renseignemens.  Tous  les  jours,  de  profonds  dissentimens,  des 
controverses  prolongées,  se  terminant  le  plus  souvent  soit  par  des 
concessions  réciproques  plus  apparentes  que  réelles,  soit  par  l'a- 


LORD    PALMERSTON.  585 

journeiïient  de  décisions  urgentes!  Malgré  la  modération  naturelle 
de  son  caractère  et  de  sa  politique,  le  tenr)pérament  du  duc  de 
Wellington,  habitué  à  l'autorité  incontest(^e  du  commandement  mi- 
litaire, était  peu  propre  à  un  pareil  régime.  Animé  par  le  plus  pur 
dévoùment  à  son  pays  et  à  son  souverain,  il  manquait  dans  les  re- 
lations journalières  de  souplesse,  d'entregent,  et  surtout  de  cette 
qualité  primordiale  d'un  premier  ministre  au  dire  de  M.  Pitt,  la 
patience. 

La  querelle  définitive  éclata  sur  un  vote  donné  dans  le  parle- 
ment à  l'occasion  de  la  question  bien  secondaire  d'un  bourg  sup- 
primé et  d'une  démission  offerte  en  conséquence  par  M.  Huskisson 
avec  plus  de  précipitation  que  de  parti-pris.  Lord  Palmerston  four- 
nit à  l'histoire  sur  cette  crise  les  plus  précieux  détails,  d'où  il 
résulte,  contrairement  à  l'opinion  reçue,  que  la  séparation  finale 
fut  l'œuvre  du  duc  de  Wellington  et  de  sir  Robert  Peel  plus  que 
des  sectateurs  de  M.  Canning.  Dans  tous  les  cas,  elle  fut  irrévo- 
cable, et  détermina  éventuellement  pour  le  parti  tory  la  perte  de 
la  prépondérance  parlementaire  qu'il  avait  si  longtemps  exercée. 
Le  groupe  qui  se  séparait  ainsi  de  lui  ne  comprenait  pas  plus 
d'une  dizaine  de  pairs  et  une  trentaine  de  membres  de  la  chambre 
des  communes;  mais  leur  influence  personnelle  était  considérable,  et 
ils  représentaient  alors  la  volonté  croissante  de  la  nation  d'imprimer 
une  direction  nouvelle  à  sa  politique  au  dedans  comme  au  dehors. 
Rendus  à  leur  entière  liberté,  ils  gravitèrent  naturellement  vers  les 
whigs,  et  après  l'explosion  de  1830  se  confondirent  définitivement 
dans  leurs  rangs.  Tout  en  se  séparant  ainsi  consciencieusement  de 
la  portion  la  plus  nombreuse  de  son  parti,  lord  Palmerston,  que 
tous  les  aspirans  au  pouvoir  commençaient  dès  lors  à  se  disputer, 
resta  fidèle  à  ses  amis  intimes  dans  les  mauvais  jours  comme  dans 
les  bons.  Il  quitta  le  ministère  avec  eux  malgré  les  bienveillantes 
dispositions  que  lui  témoignaient  le  duc  de  Wellington  et  sir  Robert 
Peel.  11  refusa  plus  tard  les  offres  isolées  de  ces  derniers,  et,  s'étant 
signalé  dans  plus  d'un  discours  sur  la  politique  nouvelle  de  l'An- 
gleterre au  dehors,  il  prit  naturellement  sa  place  auprès  de  lord 
Grey  en  1830  comme  ministre  des  affaires  étrangères,  fonctions  dont 
il  s'acquitta  encore  avec  une  grande  notoriété  dans  les  ministères 
subséquens  de  lord  Melbourne  et  de  lord  John  Russell.  Enfin,  dans 
le  gouvernement  de  lord  Aberdeen,  il  occupa  durant  deux  ans  le 
département  de  l'intérieur. 

Nous  aurions  bien  incomplètement  retracé  cette  rapide  esquisse 
de  la  vie  de  lord  Palmerston,  si  nous  ne  parlions  que  de  sa  labo- 
rieuse application  à  ses  devoirs  politiques  et  parlementaires.  Il  ne 
séduisait  pas  moins  ses  compatriotes  par  son  dévoùment  sincère  à 


&86  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  occupations  et  à  leurs  passe-temps  favoris.  Toujours  très  ré- 
pandu dans  le  monde,  il  ne  se  refusait  à  aucun  des  plaisirs  de  la 
fashioUy  dont  il  était  l'idole.  Sans  beaucoup  parier  lui-même,  il  ne 
cessait  d'élever  et  de  faire  courir  des  chevaux,  et  d'apparaître  devant 
le  public  avec  tout  le  prestige  d'un  des  patrons  du  tu?-f;  jt^une,  ex- 
cellant dans  tous  les  exercices  du  corps,  il  se  distinguait  dans  toutes 
les  chasses,  dans  toutes  les  branches  du  sport.  Son  château  de 
Broadlands,  en  Angleterre,  se  remplissait  d'objets  d'art  et  servait  de 
rendez-vous  aux  notabilités  les  plus  diverses.  Dans  la  terre  inculte 
et  délaissée  dont  il  avait  hérité  à  l'extrémité  de  l'Irlande,  un  port 
et  des  routes  tracés  sous  ses  ordres,  des  écoles  construites,  une 
impulsion  prodigieuse  donnée  à  l'exploitation,  en  firent  un  bienfai- 
teur dont  le  renom  lui  survivra  longtemps.  Esprit  sagace,  clair- 
voyant, mais  essentiellement  plaisant  et  critique,  il  n'avait  rien, 
comme  on  le  sait,  de  cette  généreuse  exaltation  dont  s'inspire  la 
véritable  éloquence.  Toutefois,  sans  jamais  cesser  d'ànonner  péni- 
blement, il  arriva,  par  un  long  exercice  de  la  parole  publique,  à  la 
manier  avec  un  grand  art,  avec  un  succès  toujours  croissant  jus- 
qu'à la  fin,  et  la  chambre  des  communes  ne  pouvait  que  lui  savoir 
gré  d'avoir  refusé  deux  fois,  pour  demeurer  dans  ses  rangs,  les 
grandes  fonctions  de  gouverneur  de  l'Inde;  mais  dans  la  conversa- 
tion ses  vives  et  piquantes  railleries,  ses  traits  imprévus,  cachant 
sous  quelque  formule  en  apparence  frivole  des  profondeurs  incom- 
mensurables de  fine  et  judicieuse  réflexion,  lui  assuraient  partout 
le  premier  rang.  La  plume  à  la  m.ain,  il  était  plus  brillant  et  plus 
redoutable  encore.  C'est  incontestablement  le  maître  le  plus  ac- 
compli du  langage  diplomatique  qu'il  nous  ait  été  donné  de  ren- 
contrer, soit  qu'il  voulut  semer  les  mille  embûches  que  recouvre 
l'idiome  internatiorial,  soit  qu'il  s'agît  de  les  mettre  au  jour.  11  se 
faisait  un  jeu  de  rédiger  lui-même,  séance  tenante,  au  forcign  office^ 
ces  pièces  importantes  qui  sont  habituellement  livrées  à  l'élabora- 
tion professionnelle  des  bureaux,  h  \ousêtes  à  peu  près  infatigable, 
m'écriai-je  un  soir,  témoin  de  la  rapidité  avec  laquelle  il  avait  ac- 
compli, par  pur  délassement,  un  de  ces  véritables  exploits  litté- 
raires. —  Ce  que  je  fais  me  fatigue  rarement,  répliqua-t-il  en  sou- 
riant; c'est  ce  que  je  n'ai  pas  encore  pu  faire,  »  parole  étrange  qui 
témoigne  de  toute  l'ardeur  qui  se  combinait  dans  son  tempérament 
avec  une  persévérance  peu  commune.  Quand  il  vit  le  terme  de  sa 
longue  carrière  approcher  sensiblement,  il  dit  à  ceux  qui  l'entou- 
raient :  «  Je  crois  être  aujourd'hui  l'homme  politique  de  l'Europe 
qui  a  le  plus  travaillé.  »  Où  trouver  une  plus  modeste  fierté? 

En  1855,  lord  Palmerston  avait  soixante  et  onze  ans  et  près  de 
cinquante  ans  de  vie  parlementaire  et  officielle;  mais  ses  forces,  ses 


LORD   PALMERSTON.  687 

facultés,  semblaient  croître  avec  l'âge  sans  en  recevoir  encore  au- 
cune atteinte  sensible.  C'est  alors  que  pour  la  première  fois  ses 
amis  et  son  pays  songèrent  à  lui  comme  chef  incontesté  du  gouver- 
nement. Les  circonstances  étaient  critiques.  La  nation  s'était  lan- 
cée avec  une  aveugle  précipitation  dans  la  guerre  contre  la  Russie, 
et  des  retards  souvent  inévitables,  comme  des  échecs  et  des  mé- 
comptes imprévus,  exaspéraient  l'opinion  surexcitée.  Lord  Aberdeen, 
chef  du  cabinet,  portait  au  service  de  son  pays  toute  la  supériorité 
que  donnent  une  longue  expérience,  une  rare  capacité  pour  les 
questions  internationales,  une  loyauté  et  une  élévation  de  caractère 
incomparables;  mais  il  avait  vu  de  près,  très  jeune,  les  horreurs  de 
la  guerre,  et  cette  folie  suprême  de  l'humanité  lui  inspirait  la  plus 
profonde  aversion.  Il  ne  s'était  point  laissé  entrauier  d'ailleurs  sans 
de  graves  scrupules  dans  un  conflit  qui  devait,  quel  qu'en  fut  le 
résultat,  convertir  pour  longtemps  en  ennemi  de  l'Angleterre  un 
de  ses  plus  puissans  alliés.  Toutefois,  la  lutte  engagée,  il  était  fort 
naturel  que  le  pays  en  souhaitât  le  succès  avec  passion,  et  qu'il 
s'adressât  de  préférence  à  ceux  que  leur  goût,  leurs  habitudes  d'es- 
prit et  leur  aptitude  spéciale  lui  désignaient  comme  les  plus  pro- 
pres à  l'assurer.  Lord  Palmerston  accepta  le  mandat  avec  empres- 
sement et  l'accomplit  pleinement.  Rendons  hommage  en  passant  à 
cette  noble  et  patiente  ambition  qui  ne  prétendit  au  premier  rang 
qu'après  avoir  épuisé,  durant  un  demi-siècle,  toutes  les  épreuves. 
Nous  nous  étonnons  souvent  de  voir  l'Angleterre  résoudre,  sans 
convulsions  violentes,  tant  de  problèmes  sociaux  et  politiques  qui 
ne  s'élaborent  chez  nous  qu'avec  la  guerre  civile,  l'incendie  de  nos 
villes  et  les  plus  désastreuses  aventures  au  dehors.  N'oublions  point 
avec  quelle  jalouse  circonspection  elle  accorde  sa  confiance  soit  aux 
hommes,  soit  aux  classes  qu'elle  appelle  au  périlleux  honneur  de  la 
responsabilité  politique.  Etre  bien  et  dignement  gouverné,  préoccu- 
pation si  médiocre  pour  nous,  tel  est  son  principal  souci  :  tout  le 
reste  à  ses  yeux  n'est  que  secondaire.  L'entrée  sans  doute  est  ou- 
verte à  tous,  mais  l'accès  reste  sévèrement  interdit  à  quiconque  n'a 
point  donné  des  garanties  en  rapport  avec  l'importance  vitale  de  la 
tâche  assignée.  Ce  n'est  point  à  l'équipage  tout  entier  ou  au  pre- 
mier venu  tiré  de  son  sein  qu'elle  attribue  le  commandement  du 
plus  faible  de  ses  bâtimens;  elle  ne  disposera  pas  plus  légèrement 
de  la  direction  du  navire  qui  porte  sa  fortune.  Appelé  au  poste  de 
premier  ministre,  lord  Palmerston  le  conserva  pendant  plus  de  dix 
ans,  sauf  une  année  d'intervalle.  Sa  présence  marqua  une  trêve 
dans  la  lutte  sérieuse  des  partis  comme  dans  la  discussion  des  ré- 
formes constitutionnelles.  Les  libéraux  voyaient  en  lui  un  allié  tou- 
jours fidèle,  un  chef  timide,  mais  convaincu.  Les  conservateurs  ap- 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

préciaient  son  affectueux  dévoûment  aux  institutions  fondamentales 
du  pays,  et  lui  savaient  gré  de  n'avoir  jamais  recherché  une  funeste 
popularité  en  précipitant  le  cours  des  idées  novatrices.  Il  exerçait 
ainsi,  toujours  le  souriie  sur  les  lèvres  et  sans  aucun  effort  apparent, 
une  domination  presque  incontestée  quand  les  approches  de  la  mort 
triomphèrent  enfin  de  ces  forces  qui  avaient  dépassé  de  si  loin  les 
conditions  ordinaires  de  l'humanité. 

Nous  avons  envisagé  jusqu'ici  lord  Palmerston  dans  ses  relations 
avec  les  affaires  purement  intérieures  de  son  pays.  Ce  n'est  point  de 
là  cependant  que  lui  est  venue  sa  grande  notoriété,  ce  n'est  point 
par  là  qu'il  a  provoqué  les  plus  vives  censures  ou  excité  les  plus 
ardentes  sympathies.  Avant  de  diriger,  à  diverses  reprises  pen- 
dant près  de  vingt  ans,  les  relations  extérieures  de  l'Angleterre, 
lord  Palmerston  avait  été  associé,  durant  un  intervalle  presque 
aussi  considérable,  au  département  de  la  guerre.  L'école  n'était 
pas  très  bonne  pour  la  conduite  des  affaires  internationales  à  une 
époque  où,  remise  à  peine  d'une  lutte  désespérée,  l'Europe  entière 
ne  demandait  qu'une  tranquillité  définitive.  Les  habitudes  de  sa  jeu- 
nesse, agissant  sur  un  tempérament  impérieux,  violent,  vindicatif 
et  d'une  activité  fébrile,  imprimèrent  à  une  politique  qui  lui  appar- 
tient presque  en  propre  son  caractère  dominant.  Le  repos  lui  parais- 
sait interdit,  et  il  l'interdisait  non  moins  formellement  aux  autres. 
Ne  respirani  que  le  conflit  jusque  dans  les  moindres  détails  de  la 
vie  internationale,  il  semblait  avoir  pris  à  tâche  de  justifier  les  im- 
putations les  plus  exagérées  contre  l'action  de  l'Angleterre  au  de- 
hors, de  démentir  ceux  qui  en  auraient  entrepris  la  défense.  L'or- 
gueil, le  souci  exclusif  de  ses  intérêts,  une  prépotence  excessive  à 
l'égard  des  puissances  faibles  et  sans  défense,  une  affligeante  ab- 
sence de  scrupules  et  parfois  même  de  loyauté,  tels  sont  les  traits 
généralement  reprochés  alors  à  la  politique  extérieure  de  la  Grande- 
Bretagne,  et  lord  Palmerston  paraissait  s'appliquer  avec  une  étrange 
persistance  à  les  mettre  chaque  jour  en  relief.  Sa  longue  expérience 
l'avait  pénétré  outre  mesure  de  cette  triste  conviction,  que  la  force 
permet  tout,  et  que  le  succès  justifie  tout.  Dès  qu'il  rentrait  aux 
affaires,  la  moindre  divergence  devenait  un  différend  qui,  soigneu- 
sement exploité,  dégénérait  bientôt  en  querelle  flagrante.  Le  ton 
ainsi  donné  dans  toutes  les  cours,  on  voyait  les  représentans  de 
l'Angleterre  partout  en  conflit,  soit  avec  les  autorités  constituées, 
soit  avec  leurs  collègues,  et  plus  ils  manquaient  aux  bienséances 
reçues,  plus  ils  étaient  sûrs  d'être  approuvés.  Les  amis  intimes  de 
lord  Palmerston  citaient  avec  complaisance  les  légitimes  émotions 
ainsi  soulevées  comme  une  preuve  de  l'influence  exceptionnelle 
que  l'Angleterre  exerçait  sous  ses  auspices;  mais  c'était  l'influence 


LORD    PALMERSTON.  580 

de  l'orage  sur  la  nature,  une  pure  perturbation  sans  profit.  Si  la 
guerre  a  ses  exigences,  la  paix  a  aussi  les  siennes,  et  l'intérêt  des 
nations  se  compose  de  trop  d'intérêts  combinés  pour  qu'il  soit  per- 
mis aux  hommes  d'état  de  les  mettre  aussi  téméraiieuient  en  péril. 
Nous  reconnaissons  volontiers  chez  lord  Palmerslon  une  grande 
énergie,  une  intrépidité  peu  commune,  une  sagacité  politique  très 
remarquable.  Il  a  été  souvent  le  fidèle  allié  de  la  France.  Sur  les 
principales  questions  de  notre  époque,  la  création  des  royaumes  de 
Grèce  et  de  Belgique,  l'appui  donné  aux  dynasties  constitutionnelles 
en  Espagne  et  en  Portugal,  et  jusqu'à  un  certain  point  même,  sur  la 
question  italienne,  ses  vues  étaient  les  noires;  mais  en  politique  la 
mesure  et  l'opportunité  font  tout,  et  les  meilleures  causes  peuvent 
être  cruellement  desservies  quand  des  moyens  répréhensibles  sont 
mis  avec  persistance  à  leur  service.  Lord  Palmerston  se  refusait  ha- 
bituellement à  distinguer  entre  les  légitimes  aspirations  des  peuples 
en  souffrance  et  les  passions  purement  révolutionnaires  qui  surgis- 
saient derrière  elles.  Trop  souvent  il  faisait  appel  à  ces  dernières 
avec  un  cynisme  surprenant  sans  être  en  mesure  de  leur  offrir  la 
moindre  protection  quand  survenait  l'explosion  provoquée  par  ses 
paroles,  par  ses  agens  ou  par  ses  auxiliaires.  Ceux-ci  se  plaignaient 
alors,  non  sans  raison,  d'avoir  été  abandonnés  et  sacrifiés,  tandis 
que  les  gouvernemens,  outragés  dans  leurs  sentimens  et  dans  leurs 
intérêts,  se  vengeaient  par  de  sanglantes  représailles  ou  par  des  ré- 
pressions redoublées.  C'est  précisément  pour  n'avoir  point  voulu 
suivre  f  Angleterre  jusqu'au  bout  dans  ces  voies  compromettantes 
que  le  roi  Louis-Philippe  et  ses  principaux  ministres  ont  été  en 
butte  tant  de  fois  aux  diatribes  de  lord  Palmerston  et  de  la  presse 
dont  il  disposait.  Nous  ne  contestons  nullement  aux  gouvernemens 
réputés  justement  les  plus  éclairés  le  droit  de  contribuer  au  progrès 
général  de  leurs  principes,  non-seulement  par  leur  exemple  invo- 
qué et  par  leurs  conseils,  mais  au  besoin  par  de  légitimes  remon- 
trances; nous  admettons  même  que  dans  certains  cas  exception- 
nels ils  prennent  ouvertement  fait  et  cause  pour  l'insurrection, 
comme  dans  la  guerre  d'Amérique  et  les  soulèvemens  de  la  Grèce  et 
de  la  Belgique.  Cependant  le  peu  de  repos  que  la  guerre  et  les  dif- 
ficultés intérieures  laissent  aux  états  deviendrait  à  peu  près  illu- 
soire, s'il  était  érigé  en  doctrine  et  en  pratique  que  chaque  nation  a 
le  droit  de  faire  prévaloir,  à  toute  heure  et  par  tous  les  moyens, 
chez  les  autres  les  vues  et  les  institutions  qui  lui  paraissent  les 
meilleures.  Une  pareille  ingérence  ne  serait  point  tolérée  par  les 
puissances  en  état  de  la  repousser,  par  l'Angleterre  moins  que  par 
toute  autre;  était-il  équitable  ou  généreux  de  l'imposer  aux  faibles 
par  cela  seul  qu'ils  n'étaient  point  capables  d'y  résister? 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  serait  di(TîciIc  de  caractériser  la  politique  extérieure  de  lord 
Palmerston  sans  pailer  du  blue-book,  qui  en  était  la  fidèle  exposi- 
tion et  quelquefois  le  mobile  même.  L'Angleterre  est  la  première 
nation  qui  ait  contracté  la  louable  habitude  de  soumettre  chaque 
année  au  parlement  et  au  public  une  série  de  documens  oiïiciels 
sur  ses  relations  au  dehors;  mais  sous  lord  Palmerston  cette  publi- 
caiion  prenait  des  proportions  toutes  nouvelles  et  un  aspect  tout 
différent.  Les  conflits  sans  cesse  renaissans  dans  lesquels  il  se  pré- 
cipitait, les  querelles  personnelles  où  ils  aboutissaient  trop  souvent, 
en  faisaient  alors  les  principaux  frais.  Dieu  sait  à  quelles  extrémi- 
tés il  fallait  recourir  pour  que  le  beau  rôle  deme^urât  toujours  à 
l'Angleterre  et  à  son  ministre!  Tantôt  c'était  une  communication 
marquée  «  particulière  et  confidentielle,  »  et  garantie  à  ce  titre 
contre  toute  publicité  par  les  règles  universelles  de  la  diplomatie, 
qui  était  mise  en  relief  sans  le  moindre  concert  avec  l'auteur;  tan- 
tôt c'étaient  des  paragraphes  entiers  insérés  dans  des  dépêches 
étrangères  pour  en  dénaturer  l'esprit  plus  encore  que  le  texte,  et 
pour  fournir  matière  à  des  réfutations  irréfragables;  tantôt  c'é- 
taient des  lettres  d'agens  éloignés  dont  le  sens  était  perverti  par 
des  erreurs  de  copiste  et  d'impression  fort  regrettables,  au  point 
de  présenter  au  public  le  contre- pied  même  de  ce  qu'ils  avaient 
écrit,  et  de  faire  reporter  sur  eux  des  responsabilités  dont  le 
gouvernement  central  avait  intérêt  à  se  décharger.  Il  fallait  ac- 
cepter ces  déplorables  expédiens  ou  s'engager,  en  les  signalant, 
dans  des  controverses  et  des  querelles  nouvelles,  et  en  dehors  du 
blue-book  les  représentans  des  puissances  étrangères  à  Londres 
avaient  assez  à  faire  pour  maintenir  avec  le  secrétaire  d'état  des 
relations  personnelles  conformes  aux  bienséances.  Le  plus  agressif 
des  hommes,  lord  Palmerston  était  aussi  le  plus  impressionnable. 
L'équilibre  de  ses  grandes  facultés,  dont  il  était  si  admirablement 
le  maître  dans  toutes  les  épreuves  parlementaires,  ne  résistait  point 
aux  discussions  diplomatiques  les  plus  élémentaires.  INe  rappelons 
point  les  fâcheux  emportemens  de  son  entretien  et  de  sa  corres- 
pondance, reproduits  avec  une  singtilière  fidélité,  dès  le  lendemain, 
dans  les  nombreux  journaux  dont  il  se  servait.  Un  pareil  vocabu- 
laire nuit  surtout  à  celui  qui  a  le  tort  d'y  recourir;  mais  il  rendait 
bien  difficile  la  tâche  des  jeunes  diplomates  qui  se  trouvaient  en 
relations  avec  lui,  n'apportant  que  le  plus  sincère  désir  de  té- 
moigner au  représentant  d'une  si  grande  puissance  la  déférence 
qui  lui  était  due,  et  de  préserver  leurs  deux  pays  des  maux  incal- 
culables d'une  rupture  flagrante.  11  est  vrai  que  les  ambassadeurs 
auxquels  leur  âge  et  leur  illustration  personnelle  devaient  assurer 
au  moins  les  égards  ordinaires  n'étaient  guère  mieux  partagés.  En 


LORD    PALMERSTOIt«  591 

parlant  des  inconvenances  calculées  que  lord  Palmerston  se  per- 
mettait souvent  envers  M.  de  Talleyrand  lui-même,  son  biographe 
se  borne  à  dire  que  «  chez  lui  la  bosse  de  la  vénération  n'était  pas 
fort  prononcée.»  Ce  n'est  pas  précisément  la  vénération  que  la 
France  demande  pour  ses  agens  au  dehors;  il  lui  est  pourtant  bien 
permis  de  levendiquer  pour  eux  la  courtoisie  que  le  souci  de  leur 
propre  dign K'  porte  les  cours  européennes  à  pratiquer  comme  à 
réclamer  en  faveur  du  caractère  repiésentatif,  et  dont  les  voya- 
geurs rencontrent  des  manifestations  si  touchantes  jusque  chez  les 
Arabes  du  désert  et  dans  la  cabane  des  Peaux-Rouges. 

De  pareils  défauts,  de  pareils  travers,  bien  qu'imparfaitement 
connus  et  compris  du  public,  n'ont  cessé  d'être  déplorés  et  stigma- 
tisés en  Angleterre  par  tout  ce  qui  était  le  mieux  placé  pour  se  for- 
mer sur  la  matière  une  opinion  compétente.  Les  chefs  du  parti  con- 
servate-ur,  alors  le  moins  rapproché  de  la  France  par  ses  tendances 
générales,  saisissaient  toutes  les  occasions  de  faire  leurs  réserves, 
et  le  même  sentiment  se  manifestait  souvent  dans  une  portion 
notable  du  parti  whig,  comme  dans  le  sein  même  du  ministère; 
mais,  tout-puissant  sur  l'esprit  de  lord  Melbourne,  son  beau-frère, 
lord  Palmerston  s'était  fait  dans  les  rangs  du  parti  libéral  avancé 
une  clientèle  qui  forçait  ses  collègues  à  compter  avec  lui  et  à  subir 
sa  direction  presque  exclusive  dans  les  limites  de  son  département. 
Les  crises  n'en  étaient  pas  moins  fréquentes,  et  quelquefois  elles 
faisaient  explosion.  Ainsi  en  18/i6  la  première  tentative  de  lord 
John  Russell  pour  constituer  un  gouvernement  libéral,  lors  de  la 
dissolution  du  cabinet  de  sir  Robert  Peel  sur  la  question  des  corn 
laits,  échoua  par  la  résistance  décidée  de  lord  Grey  contre  la  ren- 
trée de  lord  Palmerston  aux  affaires  étrangères.  Lord  John  Russell 
s'efforça  de  son  mieux  plus  tard  de  régler  et  de  contenir  tout  ce 
que  sa  nature  élevée  n'avait  cessé  de  répudier;  mais  la  tâche  n'é- 
tait point  facile.  Enfin  la  rupture  éclata,  et  l'acte  de  haute  politique 
et  de  haute  justice  longtemps  différé  put  s'accomplir.  Le  noble 
souci  de  répandre  en  Europe  tous  les  bienfaits  dont  l'Angleterre 
avait  joui  sous  le  régime  parlementaire  était  le  motif  proclamé  et 
généralement  accepté  de  la  politique  à  laquelle  lord  Palmerston 
avait  alors  donné  son  nom,  mais  sa  sincérité  devait  être  mise  à  une 
double  épreuve.  Lorsqu'en  I8/18  le  premier  essai  des  forces  mo- 
dernes de  la  commune  de  Paris  triompha  du  gouvernement  consti- 
tutionnel, les  plus  avertis  furent  étonnés  de  voir  lord  Palmerston, 
cédant  aux  plus  mesquines  animosités,  applaudir  seul  et  très  hau- 
tement à  la  catastrophe.  Quand,  trois  ans  après,  un  acte  d'une 
violence  et  d'une  perfidie  inouïe  rétablit  en  France  le  plus  fatal  des 
despolismes,  presque  seul  encore  lord  Palmerston  apportait  ses  fé- 


592  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

licitations  publiques  et  empressées.  La  mesure  était  comblée  dès 
lors,  et  il  fut  contraint  de  quitter  la  direction  des  affaires  étran- 
gères pour  ne  plus  la  reprendre.  Encore  une  fois,  en  1858,  la  con- 
descendance dont,  premier  ministre,  il  fit  preuve  à  l'égard  du  gou- 
vernement impérial  de  France,  qu'il  avait  pris  en  affection  toute 
particulière,  le  précipita  du  pouvoir;  mais,  quand  il  y  rentra  en 
1859,  l'Europe,  parla  présence  de  l'illustre  lord  Russell  aux  affaires 
étrangères,  fut  délivrée  de  ses  anciennes  inquiétudes  aussi  efficace- 
ment qu'elle  l'est  aujourd'hui  par  celle  de  lord  Granville. 


II. 


Le  recueil  édité  par  sir  H.  Bulwer  se  compose  de  deux  parties 
très  distinctes.  Le  premier  volume  contient  des  passages  d'un  journal 
de  lord  Palmerston,  une  courte  autobiographie  de  lui  et  des  frag- 
mens  de  sa  correspondance  très  intime  avec  des  membres  de  sa  fa- 
mille. Le  second  renferme  des  extraits  de  sa  correspondance  diplo- 
matique ayant  trait  surtout  à  la  formation  du  royaume  de  Belgique 
et  aux  négociations  qui  aboutirent  à  la  prise  d'armes  contre  Méhémet- 
Ali  en  18/iO.  Une  nouvelle  série  est  promise  au  public,  mais  la  mort 
prématurée  de  sir  Henry  Bulwer,  appelé  récemment  à  la  pairie  sous 
le  titre  de  lord  Dalling,  en  aflligcant  profondément  ses  nombreux 
amis  des  deux  côtés  de  la  Manche,  a  interrompu  le  travail  qu'il  pour- 
suivait avec  le  zèle  le  plus  aff'ectueux.  Le  contraste  que  nous  avons 
signalé  dans  la  politique  intérieure  et  extérieure  de  lord  Palmerston 
se  révèle  d'une  façon  non  moins  accusée  dans  sa  correspondance. 
Rien  de  plus  agréable,  de  plus  enjoué,  de  plus  profondément  sagace 
et  judicieux  que  tout  ce  que  renferme  le  premier  volume;  mais, 
quelque  soigneusement  triés  et  expurgés  qu'aient  évidemment  été 
les  extraits  publiés  dans  le  second,  les  défauts  du  tempérament  di- 
plomatique de  lord  Palmerston  ne  cessent  de  s'y  trahir.  Il  est  pi- 
quant de  retrouver,  sous  la  plume  de  celui  que  notre  génération  a 
vu  si  longtemps  en  scène,  des  détails  sur  la  mort  de  Fox,  sur  les 
manœuvres  électorales  de  ses  successeurs.  Voici  les  renseignemens 
authentiques  sur  la  campagne  d'Iéna  qui  arrivent  jour  par  jour  en 
Angleterre  par  l'entremise  de  ses  agens  ou  des  réfugiés  mêmes  de 
la  défaite.  Au  moins,  dans  nos  récens  désastres,  la  constance  de 
nos  soldats  durant  leurs  plus  rudes  épreuves  a  été  pleinement  re- 
connue par  nos  ennemis;  mais  en  1806,  quel  sacrifice  de  l'honneur 
militaire  dans  les  rangs  des  armées  formées  à  l'école  du  grand 
Frédéric!  Elles  n'affrontent  même  pas  le  choc;  dès  les  premières 
décharges  de  la  mitraille,  la  panique  est  au  comble,  la  débandade 


LORD   PALMERSTON.  593 

partout.  Écoutons  cette  voix  impartiale.  Les  Prussiens  ignoraient 
absolument  les  mouvemens  de  l'armée  française  deux  jours  avant  la 
bataille.  «  On  donne  pour  motif,  dit  le  journal  de  Palmerston,  que 
l'esprit  de  désertion  était  tellement  répandu  dans  l'armée  qu'il 
était  inutile  d'envoyer  en  reconnaissance  des  patrouilles  qui  pas- 
saient le  plus  souvent  à  l'ennemi  au  lieu  d'en  rapporter  des  nou- 
velles. ...  L'aide-de-camp  du  duc  de  Brunswick,  dans  les  bras  du- 
quel il  est  tombé  mortellement  blessé,  et  qui  est  venu  remettre  au 
roi  ses  insignes  de  l'ordre  de  la  Jarretière,  rapporte  qu'au  premier 
feu  de  la  mitraille  les  Prussiens  ont  fui  comme  des  2Jerdreaux. 
...  Après  une  déroute  pareille  à  celle  d'iéna,  il  est  naturel  d'en 
chercher  les  causes  dans  la  trahison  ou  l'incapacité  des  officiers  et 
des  chefs,  et  il  arrive  souvent  que  des  hommes  dont  la  seule  faute 
est  de  n'avoir  pas  réussi  sont  en  butte  à  la  plus  grande  injustice; 
mais  ici  il  est  hors  de  doute  que  ce  sont  ces  raisons  qui  ont  déterminé 
en  grande  partie  les  désastres.  »  En  effet,  Napoléon  s'annonçait 
comme  devant  réorganiser  l'Allemagne,  et  il  est  constant  que  le 
désir  de  pactiser  avec  le  vainqueur  ne  se  manifestait  que  trop  visi- 
blement. On  sait  que,  parmi  ses  projets,  celui  de  faire  disparaître 
entièrement  la  Prusse  de  la  carte  européenne  a  été  conçu  et  dis- 
cuté (1);  cependant  des  conseils  plus  modérés  finirent  par  préva- 
loir. —  Trois  fois  depuis  Paris  a  vu  les  Prussiens  dans  ses  murs.  Qui 
douterait  encore  de  l'inconstance  de  la  fortune  et  de  ce^que  peut, 
pour  l'enchaîner,  l'énergie  d'une  race  régénérée  par  le  malheur?  — 
On  a  beaucoup  parlé  de  la  cigarette  de  Sedan;  que  dire  de  la  partie 
de  chasse  d'Osterode?  «  Le  roi  se  réfugia  d'abord  à  Custrin,  puis  à 
Osterode,  dans  les  environs  de  Dantzig.  Telle  était  son  apathie  à 
l'égard  de  ses  affaires  que,  quand  le  comte  Voronzof,  qui  lui  était 
envoyé  en  mission  de  Saint-Pétersbourg,  le  rejoignit,  il  fut  invité 
sur-le-champ  à  suivre  le  roi  dans  une  partie  de  chasse.  —  Le  sport 
fat  bon  :  on  tua  un  loup  et  un  élan.  La  reine,  quoique  souffrante  et 
indignée  de  ce  divertissement  inopportun,  fut  contrainte  d'y  assis- 
ter (2).  »  Voyons  maintenant  quelle  fut  la  générosité  du  vainqueur, 
t  Cette  journée,  la  dernière  de  la  monarchie  prussienne,  fut  égale- 
ment fatale  à  son  héroïque  vétéran,  le  duc  de  Brunswick.  Son  régi- 


(1)  J'ai  connu  dans  ma  jeunesse  un  employé  supérieur  du  département  des  affaires 
étrangères,  M.  Dumont,  qui  m'a  raconté  que  Napoléon,  à  son  retour  à  Paris,  avait 
donné  à  traiter  dans  les  bureaux  cette  question  même  de  la  répartition  entière  de 
toutes  les  provinces  de  la  Prusse.  Berlin  l'embarrassait  surtout;  qu'en  faire  et  à  qui 
l'attribuer?  Le  meilleur  mémoire  fut  celui  de  M.  Gérard  de  Piayneval,  père  du  premier 
ambassadeur  de  ce  nom  et  grand-père  du  second.  Napoléon  eu  fut  tellement  content 
qu'il  écrivit  au  bas,  de  sa  main  :  «  '25,000  francs  pour  l'auteur.  » 

(2)  Note  de  lord  Palmerston. 

TOME  civ.  —  1873.  38 


59Â  REYUE    DES   DEUX   MONDES. 

ment  de  grenadiers,  un  corps  d'élite,  refusnit  de  charger.  Exaspéré 
par  cette  disgrâce  et  résolu  de  ne  point  survivre  à  tant  de  calamités, 
il  saisit  un  étendard  et  se  précipita  à  cheval  dans  la  mêlée.  Un  chas- 
seur français  l'abattit  d'un  coup  de  feu  presque  à  bout  portant.  La 
balle  lui  avait  traversé  le  nez,  et  il  fut  emporté  sans  connaissance 
par  quelques-uns  de  ses  oiïiciers,  qui  l'avaient  suivi.  11  fut  con- 
duit à  Altona,  où  il  languit  durant  quelques  semaines  dans  les  plus 
grandes  angoisses  et  aveuglé  par  sa  blessure;  enfin  il  expira,  épuisé 
par  les  tortures  de  l'âme  autant  que  par  celles  du  corps.  Avant  sa 
mort,  il  écrivit  une  lettre  à  Bonaparte,  le  suppliant  de  iaire  respec- 
ter la  neutralité  de  ses  états,  puisqu'il  n'avait  pris  aucune  part  à  la 
guerre,  où  lui-même  il  avait  servi  non  comme  duc  de  Brunswick, 
mais  comme  général  au  service  de  la  Prusse.  Bonaparte,  ayant  lu  ' 
la  lettre,  la  jeta  sur  une  table  et  répondit  du  ton  le  plus  hautain  à 
roiïicier  qui  l'apportait  :  —  Cette  excuse  ferait  très  bien  pour  un 
conscrit,  mais  pas  pour  un  prince  souverain;  ni  lui  ni  aucun  de  ses 
enfans  ne  remettront  jamais  le  pied  dans  le  duché  de  Brunswick. 
—  La  fin  survenue,  on  réclama  la  permission  d'ensevelir  le  duc  au- 
près de  ses  ancêtres  :  l'usurpateur  refusa  avec  la  même  arrogance, 
disant  qu'il  était  indigne  de  reposer  auprès  d'eux.  (Journal  de 
4806.)  »  On  sait  quel  serment  fut  prêté  sur  cette  tombe  par  son 
fils,  et  comment  il  le  tint  dans  nos  revers  à  la  tète  des  «  hussards 
de  la  mor((i^)  jusqu'au  jour,  funeste  pour  nous,  où  il  devait  trouver 
à  son  tour  sur  le  champ  de  bataille  la  fin  glorieuse  qu'il  y  avait 
tant  de  fois  cherchée. 

Le  second  volume  de  la  publication  de  lord  Dalling  se  compose 
de  la  correspondance  de  lord  Palmerston  devenu  ministre  des  af- 
faires étrangères.  La  grave  question  européenne  soulevée  par  l'in- 
surrection de  la  Belgique  réclama  ses  premiers  soins.  Le  royaume 
des  Pays-Bas,  tel  qu'il  existait  précédemment,  avait  été  créé  en  181A 
par  l'Europe  coalisée  contre  la  France  dans  le  même  esprit  que  les 
anciennes  «  barrières  »  que  la  diplomatie  des  temps  antérieurs  éle- 
vait avec  tant  de  sollicitude  contre  l'ambition  de  nos  rois.  Une  ligne 
formidable  de  forteresses  réparées  et  armées  avec  une  défiance  ja- 
louse était  confiée  à  la  garde  fidèle  de  cette  sentinelle  avancée  dont 
l'alliance  héréditaire  avec  nos  ennemis  leur  ouvrait  le  territoire  dès 
la  première  alerte.  Ils  ne  devaient  donc  pas  voir  sans  un  profond 
déplaisir  leur  œuvre  anéantie  parle  souffle  révolutionnaire,  et  leur 
sentiment  était  vivement  partagé  par  le  duc  de  Wellington  comme 
par  le  parti  dont  il  était  le  chef  en  Angleterre.  Lord  Palmerston,  on 
ne  saurait  trop  le  reconnaître,  fut  de  ceux  qui  admirent  dès  l'abord 
l'impossibilité  de  sacrifier  plus  longtemps  aux  appréhensions  de  la 
sainte-alliance  le  vœu  unanime  et  l'intérêt  incontestable  des  plus 


LORD   PALMERSTOrf.  5^5 

belles  provinces  de  l'Europe  ;  mais  sa  position  était  difficile.  La 
fièvre  révolutionnaire  était  partout  ;  l'esprit  d'aventure  et  les  pas- 
sions belliqueuses  se  réveillaient,  se  combinaient  avec  elle  en 
France,  où  des  modifications  plus  profondes  aux  traités  de  1815  ne 
tarderaient  sans  doute  pas  à  être  réclamées.  Il  fallait  s'unir  à  nous 
pour  imposer  à  l'Europe  l'effraction  limitée  du  pacte  européen  qu'en- 
traînait l'établissement  d'une  Belgique  indépendante.  Il  fallait  s'unir 
aux  grandes  cours  rivales  contre  nous  pour  nous  maintenir  dans  le 
respect  de  ces  mêmes  traités  quant  à  tout  ce  qu'ils  stipulaient  à 
notre  préjudice.  Il  fallait,  en  face  des  critiques  constantes  et  de» 
sinistres  prédictions  du  parti  conservateur,  garantir  l'Angleterre 
contre  tout  profit  résultant  de  sa  politique  nouvelle  pour  le  compte 
delà  France  au-delà  des  avantages  de  la  substitution,  sur  notre 
frontière  septentrionale,  d'un  état  bienveillant  et  neutralisé  à  une 
puissance  fatalement  bostile. 

Avec  quelle  légèreté  ce  bienfait,  dû  à  la  fermeté,  à  la  constance 
de  la  monarchie  de  juillet,  qui  n'avait  pas  craint  dès  l'abord  de 
jeter  son  épée  dans  la  balance  encore  incertaine,  fut  accueilli 
dans  des  temps  plus  heureux!  Notre  génération  devait  apprendre 
ce  qu'il  en  coûte  de  défendre,  dans  les  mauvais  jours,  une  fronr- 
tière  habilement  restreinte;  qu'eût-ce  été  s'il  eût  fallu  protéger  la 
ligne  entière  qui  s'étend  de  la  Suisse  à  l'Océan!  Telle  fut  l'œuvre 
salutaire  de  notre  diplomatie  durant  les  premières  années  d'un 
règne  que  l'on  accusait  jadis  d'un  souci  trop  médiocre  pour  nos  in- 
térêts au  dehors.  —  Hélas!  qui  nous  rendra  la  France  du  roi  Louis- 
Philippe  telle  qu'il  sut  si  bien  la  maintenir  et  la  garantir?  Peu  de  pu- 
blications récentes  ont  offert  l'intérêt  que  présentent  les  dépêches  et 
les  lettres  de  lord  Palmerston  sur  cette  laborieuse  négociation  de  sept 
ans  que  son  biographe  a  livrées  au  public.  La  pensée  la  plus  secrète 
de  la  cour  de  Londres  et  de  ses  alliés  s'y  révèle  tout  entière,  et  si  la 
clarté  et  la  fermeté  de  vues  de  lord  Palmerston  s'y  manifestent  fré- 
quemment, les  défauts  déjà  signalés  de  son  tempérament  diploma- 
tique n'y  sont  pas  moins  apparens.  On  se  trompe  tout  autant  dans 
les  grandes  affaires  par  une  méfiance  excessive  que  par  une  coii'- 
fiance  imprudente,  et  il  est  singulier  de  voir  combien  peu  l'esprit  de 
lord  Palmerston,  généralement  sagace,  était  à  l'abri  de  cette  dan- 
gereuse erreur.  On  croit  rêver  quand  on  voit  le  roi  Louis-Philippe 
et  ses  principaux  ministres  de  cette  époque  accusés  chaque  jour  de 
vouloir,  par  leur  ambition  effrénée  ou  leurs  menées  souterraines, 
mettre  en  péril  la  paix  européenne,  qu'ils  ont  maintenue  au  prix  de 
tant  d'efforts.  Les  expressions,  bien  entendu,  ne  sont  point  ména- 
gées. «  Soult  est  un  bijou  »  [Soull  is  a  jewel)  quand  les  vues  de 
l'illustre  maréchal  concordent  avec  celles  du  ministre  de  l'Angle- 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terre,  mais  il  redevient  comme  les  autres  un  traître  de  mélodrame 
quand  les  inévitables  divergences  se  manifestent.  «  Sébastiani  et 
Soult  cherchent  apparemment  à  fomenter  une  querelle  à  tous  leurs 
voisins  ou  à  contraindre  tout  le  monde  à  subir  leur  insolence  et 
leurs  agressions...  »  Ils  témoignent  chaque  jour  le  désir  de  «  nous 
traiter  d'une  façon  à  laquelle  nous  ne  saurions  nous  soumettre.  )> 

Nous  pourrions  multiplier  à  l'infini  ces  témoignages  d'une  mé- 
fiance et  d'une  susceptibilité  personnelles  poussées  parfois  jusqu'à 
l'aberration.  Comme  le  général  Sébastiani  était  fort  influent  alors 
dans  nos  conseils,  c'est  lui  qui  est  en  butte  aux  plus  fréquentes  et 
aux  plus  injurieuses  imputations,  aussi  bien  qu'à  des  procédés  qui 
auraient  été  jugés  assez  sévèrement  à  Londres,  si  les  rôles  avaient 
été  renversés.  Que  lisons-nous  par  exemple  dans  une  lettre  de  l'ex- 
cellent et  bienveillant  lord  Granville  lui-même,  père  du  ministre 
actuel,  et  alors  ambassadeur  à  Paris?  «  Quand  Perier  m'a  parlé 
de  sa  majorité  dans  la  chambre  comme  douteuse,  je  lui  dis  que 
peut-être  l'impopularité  de  son  ministre  des  affaires  étrangères  lui 
ferait  perdre  quelques  voix...  »  Telle  fut  trop  habituellement  la 
politique  de  lord  Palmerston.  Des  animosités  gratuites  contre  les 
ministres  dirigeans  des  cours  étrangères,  qu'un  peu  de  savoir-vivre 
diplomatique  aurait  suffi  pour  maintenir  dans  les  plus  amicales  dis- 
positions; puis,  la  querelle  survenue,  le  sacrifice  du  ministre  était 
poursuivi  et  réclamé  sans  relâche,  —  le  bon  accord  avec  l'Angle- 
terre était  à  ce  prix. 

Assurément  nous  n'entreprendrons  pas  de  venger  la  série  de  nos 
hommes  d'état  de  cette  époque  contre  les  calomnies  dont  chacun 
d'eux  a  été  successivement  l'objet  de  la  part  de  lord  Palmerston  et 
de  la  presse  dont  il  disposait  chaque  fois  qu'il  leur  était  interdit 
d'entrer  absolument  dans  ses  vues;  mais  les  circonstances  nous  ont 
permis  plus  tard  de  voir  de  très  près  le  maréchal  Sébastiani,  accusé 
à  tant  de  reprises  de  «  déloyauté,  »  et  d'être  associé  à  ses  efforts  in- 
cessans  pour  maintenir  l'intime  alliance  des  deux  états.  Nous  n'hési- 
tons point  à  le  dire  en  pleine  connaissance  de  cause,  non-seulement 
l'Angleterre  n'a  jamais  eu  un  plus  fidèle  et  plus  «  loyal  »  allié,  mais 
il  est  difficile  pour  un  étranger  de  concevoir  pour  un  pays  qui  n'est 
pas  le  sien  plus  d'estime,  de  sympathie  et  d'admiration  que  n'in- 
spirait l'Angleterre  au  glorieux  vétéran  qui  l'avait  tant  de  fois  com- 
battue sur  le  champ  de  bataille.  Nous  pourrions  en  dire  au  moins 
autant  du  roi  Louis-Philippe,  qui,  plus  que  personne,  a  habitué  les 
deux  nations,  si  longtemps  ennemies,  à  consulter  leurs  plus  chers 
intérêts  en  cultivant  des  relations  amicales,  et  Dieu  sait  de  quelles 
imputations  il  a  été  poursuivi  par  lord  Palmerston  et  par  son  école 
pour  avoir  rempli  à  l'égard  de  la  France  ses  devoirs  élémentaires 


LORD    PALMERSTON.  597 

de  souverain!  Le  fait  est,  et  cette  correspondance  en  fournit  à 
chaque  page  une  preuve  nouvelle,  que  lord  Palraerston,  sincère- 
ment libéral  dans  l'acception  politlquu  du  mot,  était  dépourvu  de 
tout  esprit  d'équité.  La  nature,  pour  compenser  tant  de  dons  pré- 
cieux, semblait  lui  avoir  refusé  la  faculté  de  changer  de  point  de 
vue  et  d'envisager,  même  momentanément,  les  devoirs  correspon- 
dans  à  ceux  qu'il  remplissait  lui-même  avec  tant  d'ardeur.  Évidem- 
ment les  affaires  de  l'Europe  ne  sont  pas  conduites  par  des  rosières, 
et  ceux  qui  traitaient  avec  lord  Palmerston  étaient  moins  que  d'au- 
tres dispensés  de  la  vigilance  et  de  la  circonspection  nécessaires 
pour  protéger  ou  pour  faire  prévaloir  les  intérêts  qui  leur  étaient 
confiés  (1)  ;  cependant  le  monde  officiel  de  l'Europe  n'est  point  un 
enfer,  ses  principales  illustrations  ne  sont  point  des  forcenés  contre 
lesquels  toutes  les  intempérances  du  langage  et  souvent  même  de  la 
conduite  seraient  permises.  Ce  n'est  point  avec  de  tels  écarts  que 
peut  s'accomplir  dignement  et  utilement  la  tâche  difficile  de  conci- 
lier tant  d'opinions  différentes.  La  conformité  absolue  de  vues  entre 
les  grandes  puissances  rivales  ne  peut  être  après  tout  qu'un  heu- 
reux accident,  et  c'est  précisément  à  les  faire  concorder  dans  un 
concert  suffisant  que  consiste  la  mission  de  la  diplomatie. 

Considérons  un  instant  par  exemple,  dans  la  correspondance  de 
lord  Palmerston,  ce  qui  a  trait  à  la  création  du  royaume  de  Belgique. 

(1)  Un  incident  sommairement  rappelé  suffira  pour  caractériser  les  procédés  que  lord 
Palmerston  avait  hérités  de  lord  Clive  et  de  quelques  notabilités  de  son  pays.  Une 
grave  insurrection  menaçait  en  1847  le  trône  de  la  reine  donna  Maria.  D'après  le  traité 
de  la  quadruple  alliance,  le  secours  de  ses  alliés  pouvait  ôtre  invoqué,  et  il  le  fut 
sur-le-champ  avec  la  dernière  insistance  par  son  ministre  à  Londres,  le  baron  de 
Moncorvo.  Les  représentans  de  la  France  et  de  l'Espagne  furent  convoqués  avec  lui 
au  foreign  office  par  lord  Palmerston,  qui  rédigea,  séance  tenante,  le  protocole  de 
l'intervention  commune.  Quand  il  nous  donna  lecture  de  la  pièce,  je  remarquai  que 
les  puissances  prenaient  l'engagement  d'agir  avec  les  forces  maritimes  «  actuellement 
sur  les  lieux.  »  Je  fis  observer  que,  ne  sachant  point  quels  bàtimens  la  France  pouvait 
avoir  alors  dans  le  Tage,  il  m'était  impossible  de  laisser  limiter  à  ce  point  son  action. 
Mon  objection  parut  juste,  et  lord  Palmerston,  qui  tenait  un  crayon  à  la  main,  effaça, 
en  apparence,  sur  sa  minute  les  mots  indiqués.  Quand,  après  les  délais  de  rigueur,  les 
expéditions  furent  rapportées,  quelle  fut  ma  surprise  en  retrouvant  ces  propres  paroles! 
Lord  Palmerston  témoigna  un  égal  étonnoment,  et  me  proposa  de  faire  faire  des  copies 
nouvelles.  Il  était  neuf  heures  du  soir,  la  conjoncture  pressai  t,  le  courrier  attendait, 
le  bâtiment  chauffait,  mes  collègues  étaient  excédés  de  fatigue.  Je  les  pris  dcnc  à  é- 
moin  que  nous  avions  affaire  à  une  erreur  de  copiste  qui  ne  pouvait  en  rien  engager 
mon  gouvernement,  et  je  rencontrai  une  adhésion  unanime.  Deux  jours  après,  je  dînais 
cliez  lord  Palmerston.  «  Guizot  est  très  content  de  notre  protocole,  me  dit-il.  —  Cect 
ce  qu'il  a  bien  voulu  m'écrire  déjà,  répondis-je;  mais  il  approuve  surtout  ma  réserve 
quant  au  mot  actuellement,  qui  reste,  comme  nous  on  sommes  bien  convenus,  sans 
valeur.  —  S'il  était  sans  valeur,  me  répondit  lord  Palmerston  en  riant,  je  ue  l'aurais 
pas  maintenu.  »  L'école  avait  ses  avantages  pour  un  jeune  diplomate. 


6f8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  révolution  venait  de  déchirer  violemment  sur  ce  point  les  traités 
de  1815;  d'accord  avec  l'Angleterre,  la  France  était  appelée  à  dé- 
fendre et  à  sanctionner  cette  violation  par  sa  diplomatie  et  par  son 
épée.  — Or,  parce  qu'en  ces  circonstances  mêmes  son  gouvernement 
ne  professait  pas  pour  ces  mêmes  traités  le  dévouaient  à  toute 
épreuve  qui  animait  l'Angleterre  dès  qu'elle  les  invoquait  contre 
nous,  de  violentes  diatribes  étaient  adressées  à  nos  représentans. 
Les  volontés  du  peuple  belge  devaient  faire  loi,  quand  môme  ce 
peuple,  écrasé  parle  roi  de  Hollande,  ne  devrait  son  commencement 
d'existence  qu'à  la  protection  des  armes  françaises;  mais  la  volonté 
du  peuple  français  ne  devait  compter  pour  rien.  Lord  Palmerston 
croyait  répondre  à  tout  en  signalant  le  désintéressement  de  l'Angle- 
terre. Pouvait-il  oublier  que  ces  traités,  fondés  sur  le  triomphe  le 
plus  absolu  de  son  pays  et  de  ses  alliés,  n'auraient  jamais  pu  être 
imposés  ou  même  proposés  à  la  France  sans  les  revers  accablans 
qui  les  avaient  précédés?  Pouvait-il  oublier  que,  vingt  fois  durant 
la  guerre  précédente,  la  Grande-Bretagne  et  l'Europe  auraient  si- 
gné des  deux  mains  des  arrangemens  qui  eussent  consacré,  pour  le 
moins,  à  notre  égard  les  stipulations  territoriales  de  la  paix  d'A- 
miens? En  1829  encore,  il  est  constant  que  la  Russie,  pour  prix  de 
notre  alliance,  aurait  contribué  très  eiïlcacement  à  la  reprise  par 
nous  d'une  partie  de  nos  anciennes  possessions.  Lord  Palmerston  le 
gavait  mieux  que  personne,  car  nous  lisons  dans  son  intéressante 
correspondance  de  Paris  à  celte  époque  :  «  Pozzo  di  Borgo  assure 
secrètement  la  France  que,  si  dans  le  cas  d'une  guerre  générale  elle 
prend  parti  pour  la  Russie,  la  Russie  de  son  côté  l'aidera  à  re- 
prendre la  frontière  rhénane,  »  —  et  ailleurs  :  «  Vous  aurez  eu,  bien 
entendu,  connaissance  de  l'entente  établie,  il  y  a  un  an,  entre  la 
Russie  et  la  Prusse,  d'après  laquelle,  dans  certaines  éventualités,  la 
France  se  porterait  sur  le  Rhin  au  détriment  de  la  Hollande  et  de  la 
Prusse.  La  Prusse  se  dédommagerait  en  prenant  la  Saxe;  le  roi  de 
Saxe  serait  transféré  dans  le  Milanais,  et  la  Hollande  obtiendrait 
quelque  équivalent  sur  sa  frontière  septentrionale.  J'ai  appris  ceci 
l'autre  jour  à  Paris  d'une  source  qui  me  donne  tout  lieu  de  croire 
la  nouvelle  fondée.  » 

Bien  que  la  révolution  de  juillet,  en  alarmant  et  en  éloignant 
de  nous  tant  de  souverains,  n'ait  point  été  dès  l'abord  favorable 
à  notre  situation  européenne,  était-il  surprenant  que  nos  hommes 
d'état  aient  songé  parfois  à  demander,  dans  une  mesure  très  res- 
treinte, à  l'alliance  anglaise  les  avantages  que  l'alliance  russe  leur 
offrait  avec  tant  d'empressement?  Lord  Palmerston  était  parfaite- 
ment libre  de  s'y  refuser;  peut-être  même  nous  conseillait-il  sa- 
gement en  nous  rappelant  les  exigences  extrêmes  dont,  grâce  à  la 


LORD    t'ALMERSTON.  599 

sagesse  du  duc  de  Wellington,  à  la  bienveillante  action  de  l'empe- 
reur Alexandre  et  avant  tout  aux  habiles  négociations  de  la  maison 
de  Bourbon,  ces  mômes  traités  nous  avaient  garantis  alors.  Peut- 
être  avons- nous  trop  oublié  nous-mêmes,  dans  des  jours  plus  heu- 
reux, que  l'arrivée  du  comte  d'Artois  à  Paris  permit  à  M.  de  Talley- 
rand  de  stipuler  dès  le  23  avril  I8I/1  V évacuation  immcdiale  par  les 
alliés  du  territoire  de  l'ancienne  France  avec  quelques  additions  aux 
frontières  de  1792  et  la  conservation  des  richesses  accumulées  dont 
la  victoire  avait  comblé  nos  musées.  Peut-être  la  France  n'a-t-elle 
jamais  assez  su  que  déjà  en  1815  la  Lorraine  et  l'Alsace  avaient  été 
formellement  réclamées  par  la  Prusse.  Rien  toutefois  ne  saurait  jus- 
tifier le  langage  dans  lequel  lord  Palmerston  qualifie  le  désir  fort 
légitime  qu'éprouvaient  le  roi  Louis-Philippe  et  ses  conseillers  de 
voir  modifier  d'un  commun  accord,  après  vingt  ans  d'intervalle,  la 
situation  que  son  infortune  suprême  avait  faite  à  notre  pays. 

Ces  réserves  nettement  formulées,  il  est  certain  qu'il  y  a  pour 
nous  autant  d'intérêt  que  de  profit  à  étudier  la  publication  de  lord 
Dalling;  elle  nous  fournit  les  informations  les  plus  authentiques  et 
souvent  les  plus  précieux  avertissemens.  Piien  n'est  plus  salutaire 
en  effet  pour  les  peuples  que  de  connaître  le  jugement  que  portent 
sur  eux  et  sur  leur  puissance  des  adversaires  éclairés,  et,  si  notre 
amour-propre  est  parfois  mis  à  l'épreuve,  —  par  exemple  quand 
le  ministre  anglais  énumère  avec  une  singulière  prévoyance  (lettre 
du  11  mars  18/iO)  les  maux  qu'entraînerait  sur  la  France  une  guerre 
entreprise  par  elle  légèrement  et  sans  motifs  sufiisans,  —  ne  crai- 
gnons pas  de  rechercher  la  précieuse  vérité  partout  où  nous  pour- 
rons la  rencontrer.  Gomme  témoignage  des  informations  curieuses 
que  renferme  la  correspondance  intime  de  lord  Palmerston,  citons 
ce  seul  extrait  d'une  lettre  confidentielle  à  lord  Granville  et  le  pi- 
quant aperçu  qu'elle  donne  de  la  situation  diplomatique  du  mo- 
ment. Le  roi  de  Hollande  venait  de  fondre  avec  toutes  ses  forces 
sur  la  Belgique,  qui  eût  été  perdue  alors  sans  la  prompte  interven- 
tion de  l'armée  française.  Notre  succès  avait  été  si  rapide  que  les 
plaisans  n'avaient  pas  manqué  de  placer  leur  mot.  —  Est-ce  une 
campagne?  —  Non.  —  Une  demi-campagne?  —  Non.  —  C'est  donc 
une  partie  de  campagne!  —  Le  résultat  à  peine  obtenu,  les  jalou- 
sies de  lord  Palmerston  éclataient  dans  toute  leur  puérile  exubé- 
rance. Ici,  comme  toujours,  il  considérait  les  armées,  les  flottes,  les 
finances  de  la  France  comme  à  l'entière  disposition  de  la  politique 
commune,  —  interprétée  par  l'Angleterre  seule;  mais,  quand  il  en 
réclamait  trop  naïvement  la  direction  même,  le  roi  et  ses  ministres 
ne  pouvaient  avec  toute  la  bonne  volonté  possible  la  lui  abandon- 
ner, et  dès  lors  que  de  contestations  et  de  récriminations  nou- 


600  REVUE  DES    DEUX  MONDES. 

velles,  et  aussi  quelle  étrange  ignorance,  pour  un  esprit  aussi  sa- 
gace,  des  dispositions  réelles  qui  dominaient  à  Paris! 


«  Foreign  oflkc,  23  août  1831,  onze  heures  du  soir. 

((  Mon  cher  Granville,  jamais  tâche  ne  fat  plus  difficile  que  celle  qui 
nous  est  imposée,  de  faire  sortir  les  Français  de  la  Belgique.  Les  Fran- 
çais veulent  y  rester.  Les  Prussiens  n'ont  encore  aucune  vue  arrêtée  : 
ils  sont  toujours  animés  d'une  pensée  secrète,  que,  si  les  Français  res- 
tent, la  guerre  s'ensuivra,  le  partage  en  résultera,  et  qu'ils  arriveront 
eux-mêmes  pour  leur  part.  L'Autriche  est  la  plus  rapprochée  de  nous 
par  ses  seniiraens;  mais  elle  n'a  aucun  intérêt  particulier  à  poursuivre 
dans  la  question.  La  Russie,  qui,  si  je  ne  me  trompe,  en  savait  plus 
sur  l'irruption  du  roi  hollandais  qu'il  ne  lui  convient  d'avouer,  est  tou- 
jours prêle  à  lancer  les  gros  mots  et  à  tenir  un  langage  liautain  envers 
tout  le  monde,  elle  ne  serait  pas  fâchée  de  nous  voir  tous  aux  prises 
les  uns  contre  les  autres.  Les  Hollandais  (ici  du  moins)  affectent  de  sou- 
haiter que  les  Français  restent,  prétendant  que  le  désir  de  s'en  débar- 
rasser rendra  les  ïielges  plus  accommodans,  et  les  Belges  disent  qu'ils 
ont  besoin  de  leur  protection,  tandis  que  l'armée  belge  se  réorganise, 
et  jusqu'à  ce  que  la  Hollande  ait  consenti  à  un  armistice...  J'ai  eu  hier 
une  longue  conversation  avec  Talleyrand...  » 

Telles  étaient  les  difficultés,  telles  étaient  les  embûches  à  travers 
lesquelles,  grâce  surtout  à  la  sagesse  et  à  la  fermeté  du  roi  Louis- 
Philippe,  le  grand  résultat  put  être  pacifiquement  assuré,  la  sécu- 
rité de  notre  frontière  septentrionale  garantie  par  l'Europe,  six  des 
forteresses-barrières  démolies,  et  un  des  états  les  plus  libres,  les 
plus  heureux,  les  plus  exemplaires  du  monde  définitivement  con- 
stitué. Tout  en  exagérant,  comme  d'habitude,  la  part  réelle  qu'il  lui 
fut  donné  d'y  prendre,  les  amis  de  lord  Palmerston  ne  rendent  en 
la  signalant  qu'un  hommage  mérité  à  sa  mémoire. 

Nous  avons  parlé  de  la  sagacité  et  de  la  justesse  d'appréciation 
politique  qui  distinguaient  habituellement  lord  Palmerston.  Ces 
rares  qualités  éclatent  fréquemment  dans  la  publication  de  lord 
Dalling.  N'oublions  pas  que  les  tristes  emportemens  que  nous  avons 
dû  rappeler  faisaient  surtout  explosion  dans  les  rapports  person- 
nels; quant  aux  questions  elles-mêmes,  et  surtout  quant  aux  situa- 
tions générales,  il  les  jugeait  et  les  préjugeait  le  plus  souvent  avec 
sang -froid,  avec  perspicacité,  avec  une  ténacité  de  vues  singu- 
lière. Les  générations  nouvelles,  ne  voyant  que  des  faits  depuis 
longtemps  accomplis,  ne  sauraient  croire  quelles  résistances  le  mi- 
nistre libéral  a  dû  combattre  et  surmonter  chez  ses  compatriotes  et 


LORD    PALMERSTOx\.  '  601 

ailleurs  quand  le  succès  était  encore  fort  problématique  et  la  poli- 
tique qu'il  poursuivait  fort  diversement  appréciée.  Le  royaume  de 
Grèce  portait  atteinte  à  l'intégrité  de  l'empire  ottoman,  que  l'An- 
gleterre et  l'Europe  s'efforçaient  de  consolider,  —  le  royaume  de 
Belgique  au  grand  pacte  qu'elles  n'avaient  pas  moins  d'intérêt  à 
maintenir;  —  en  Portugal,  en  Espagne,  le  traité  de  la  quadruple 
alliance  était  en  opposition  formelle  avec  le  principe  de  non-inter- 
vention que  la  Grande-Bretagne  invoquait  sans  cesse  ailleurs.  Jus- 
qu'ici toutefois  la  France  et  l'Angleterre  marchaient  d'accord;  mais 
dans  la  question  italienne,  il  est  équitable  de  le  rappeler,  lord  Pal- 
merston  a  prévu  l'événement  survenu  depuis  sa  mort  avec  une  obs- 
tination indomptable  jusque  dans  les  plus  mauvais  jours,  et  qui  lui 
fait  d'autant  plus  d'honneur  que  les  intérêts  de  l'Angleterre  étaient 
ici  en  désaccord  naturel  avec  les  nôtres.  Sur  une  autre  des  grandes 
questions  européennes,  son  opinion,  souvent  isolée,  a  été  soutenue 
et  proclamée  contre  l'appréciation  générale  avec  une  persévérance 
encore  plus  signalée.  11  croyait  le  conflit  avec  la  Russie  fort  pro- 
bable sur  la  question  d'Orient  dans  un  avenir  plus  ou  moins  pro- 
chain. «  La  Russie,  écrivait-il  dès  1833,  est  la  seule  puissance  avec 
laquelle  nous  soyons  menacés  d'une  rupture  ouverte,  et  même  avec 
elle  je  ne  désespère  point  absolument  de  maintenir  la  paix.  »  Il  se 
refusait  toutefois  à  considérer  l'empire  ottoman  comme  atteint  d'un 
mal  irrémédiable,  et  n'adoptait  point  les  locutions  alarmantes  et 
médicales  que  M.  de  Metternich  avait  mises  fort  à  la  mode  alors. 
En  1839,  il  y  a  plus  de  trente  ans,  il  écrivait  ces  mémorables  pa- 
roles : 

«  Quant  à  l'empire  turc,  si  nous  pouvons  lui  procurer  dix  années  de 
paix  sous  la  protection  collective  des  cinq  puissances,  et  si  ces  an- 
nées sont  employées  avec  profita  réorganiser  le  système  intérieur  de 
l'état,  je  ne  vois  aucune  raison  pour  qu'il  ne  redevienne  pas  une  puis- 
sance respectable.  La  moitié  des  conclusions  erronées  acceptées  par  le 
genre  humain  proviennent  de  l'abus  des  métaphores  et  de  la  tendance 
à  prendre  des  ressemblances  générales  ou  des  similitudes  imaginaires 
pour  une  identité  réelle.  Ainsi  on  compare  une  ancienne  monarchie  à 
un  vieux  bâtiment,  à  un  vieux  arbre  ou  à  un  vieillard,  et  parce  que  le 
bàiiment,  l'arbre,  le  vieillard,  doivent  d'après  les  lois  naturelles  néces- 
sairement tomber  en  ruine,  dépérir  ou  mourir,  on  imagine  qu'il  en  sera 
de  même  d'une  société  humaine,  et  que  les  mêmes  règles  qui  gouver- 
nent la  nature  inanimée  ou  la  vie  végétale  et  animale  régiront  aussi  les 
nations  et  les  états.  Il  est  difiicile  de  commettre  une  erreur  plus  absolue 
ou  plus  opposée  aux  saines  déductions.  En  dehors  de  tout  autre  point  de 
différence,  n'oublions  pas  que  les  parties  constituantes  d'un  édifice,  d'un 


602  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

arbre  ou  d'un  homme  restent  les  mêmes,  qu'elles  sont  décomposées  par 
des  causes  extérieures  ou  altérées  à  l'intérieur  par  le  cours  de  l'exis- 
tence de  manière  à  devenir  finalement  impuissantes  pour  l'accomplis" 
sèment  de  leurs  fonctions  primitives.  Les  parties  constituantes  d'une  so- 
ciété humaine  au  contraire  sont  soumises,  jour  par  jour,  à  des  procédés 
de  rénovation  matérielle  et  de  progrès  moral.  Ainsi  ce  que  nous  enten- 
dons chaque  jour  de  la  semaine  sur  la  décadence  de  l'empire  ottoman, 
qu'il  n'est  plus  qu'un  cadavre,  un  arbre  desséché,  et  ainsi  de  suite,  n'est 
qu'un  galimatias  pur  et  absolu.  » 

Toutefois,  pour  que  cette  régénération  progressive  d'un  état 
puisse  s'accomplir,  il  est  indispensable  qu'il  jouisse  de  la  tran- 
quillité au  dedans  comme  de  la  sécurité  au  dehors,  et  ces  deux 
conditions  manquaient  entièrement  à  l'empire  ottoman.  Méhémet- 
Ali,  par  ses  talens  militaires  et  administratifs,  avait  non-seulement 
réussi  à  se  constituer  en  Egypte  une  domination  presque  indépen- 
dante, mais  il  menaçait  sans  cesse  la  Porte  de  dangers  et  d'enva- 
hissemens  nouveaux.  Enfin,  en  183'2,  la  victoire  de  Koniah  lui  livra 
la  Syrie,  l'Asie-Mineure,  et  lui  ouvrit  le  chemin  de  Constanti- 
nople.  La  Porte,  éperdue,  fit  appel  à  tous  ses  alliés.  Une  Hotte 
russe  se  dirigea  sur  Constantinople,  toutefois  un  arrangement  con- 
clu sous  l'inspiration  de  l'amiral  Roussin,  notre  ambassadeur,  dé- 
termina le  sultan  à  renvoyer  le  secours  si  promptement  offert. 
Méhémet-AIi,  se  refusant  à  sanctionner  le  traité  de  Kataïa,  fit 
avancer  ses  armées,  la  protection  de  la  Russie  fut  invoquée  de 
nouveau,  sa  flotte  reparut,  et  15,000  hommes  de  troupes  russes 
débarquèrent  sur  les  rives  du  Bosphore.  Méhémet-Ali  dut  se  con- 
tenter dès  lors  de  la  Syrie  et  du  district  d'Adana,  et  le  traité  d'Un- 
kiar-Skelessi,  conclu  sous  ces  auspices,  livra  la  Porte  à  la  sauve- 
garde dominatrice  de  son  plus  redoutable  ennemi.  Cependant  la 
paix  n'avait  amené  aucune  pacification  réelle.  Le  sultan  Mahmoud 
brûlait  de  se  venger  de  son  vassal  révolté,  Méhémet-Ali  nourrissait 
les  projets  de  conquête  les  plus  chimériques;  des  deux  côtés,  toutes 
les  ressources  se  consumaient  en  arméniens  exagérés,  et  les  alarmes 
de  la  Porte  comme  ses  aspirations  belliqueuses  la  rejetaient  de  plus 
en  plus  dans  les  bras  de  la  Russie.  11  est  naturel  que  celte  situation 
ait  excité  les  inquiétudes  et  le  mécontentement  des  autres  puis- 
sances européennes,  qui  voyaient  un  état  de  choses  ruineux  pour 
le  sultan  à  la  veille  sans  cesse  d'être  aggravé  encore  par  les  com- 
plications les  plus  menaçantes  pour  la  paix  générale.  Aussi  Méhé- 
met-AIi, l'auteur  incontestable  des  malheurs  passés,  le  fauteur 
incontestable  des  nouveaux  troubles,  devint-il  l'objet  d'une  animo- 
sité  spéciale. 


LORD    PALME  RSTON.  ÔOS 


III. 

La  dernière  partie  de  la  correspondance  de  lord  Palmerston  pu- 
bliée jusqu'ici  se  rapporte  à  une  époque  remplie  de  pénibles  sou- 
venirs pour  la  France,  mais  les  révélations  ainsi  fournies  n'en  sont 
que  plus  dignes  d'une  méditation  sérieuse.  Nous  aurons  à  ce  pro- 
pos à  parler  d'un  des  personnages  les  plus  célèbres  de  notre  temps, 
que  les  circonstances  nous  ont  permis  d'approcher  d'assez  près. 
Nous  le  ferons  avec  une  franchise  entière,  pénétré  toujours  d'un 
reconnaissant  souvenir  pour  l'accueil  que  nous  avons  reçu  de  lui 
dans  des  momens  fort  douloureux,  porté,  sans  aucun  effort,  à 
rendre  hommage  aux  grandes  et  attachantes  qualités  qui  réle- 
vaient si  haut  au-dessus  de  tout  ce  qui  l'entourait,  mais  con- 
vaincu que  l'engouement  passionné  qu'il  a  jadis  inspiré  à  notre 
pays  ne  saurait  être  attribué  qu'aux  impressions  les  plus  erro- 
nées. Quoi  qu'il  en  soit,  le  prestige  des  victoires  rapides  de  Mé- 
hémet-Ali,  son  goût  éclairé  pour  tous  les  produits  de  la  civilisation 
occidentale,  ses  prévenances  pour  le  commerce  de  la  France  et 
pour  tous  nos  représentans,  avaient  exalté  chez  nous  le  senti- 
ment public  en  sa  faveur,  au  point  de  créer  une  de  ces  alliances 
qui,  pour  n'être  écrites  nulle  part,  n'en  sont  pas  moins  compro- 
mettantes ni  même  parfois  moins  obligatoires.  Aussi  quand,  sous 
l'ardente  instigation  de  lord  Palmerston,  les  grandes  cours  se 
prononçaient  ouvertement  contre  une  situation  qui  en  définitive 
constituait  un  pacha  révolté  arbitre  des  destinées  de  l'empire  otto- 
man et  de  la  paix  européenne,  notre  gouvernement,  entraîné  en 
sens  contraire  par  un  courant  irrésistible,  épousait  de  plus  en  plus 
sa  cause  et  ses  intérêts.  En  1839,  la  guerre  éclata  de  nouveau,  la 
victoire  de  Nezib  ouvrit  encore  une  fois  à  Ibrahim  le  chemin  de 
Constantinople,  et  la  trahison  livra  toute  la  flotte  ottomane  à  Méhé- 
met-Âli.  Cette  fois,  grâce  surtout  à  la  fermeté  de  l'amiral  Roussin, 
ce  fut  à  tous  ses  alliés  que  la  Porte  s'adressa  dans  sa  détresse,  et 
une  note  collective  des  cinq  représentans  lui  promit,  au  nom  de 
leurs  cours,  la  protection  désirée.  Le  traité  d'Unkiar-Skelessi  se 
trouva  ainsi  virtuellement  écarté;  mais  la  France  s'engagtait  aussi, 
en  principe  du  moins,  à  coopérer  aux  mesures  qui  seraient  concer- 
tées entre  ses  alliés  contre  Méhémet-Ali. 

La  situation  devint,  pour  notre  gouvernement  et  pour  notre  di- 
plomatie, d'une  perplexité  extrême.  La  crise  récente  justifiait  plus 
que  jamais  l'animosité  de  lord  Palmerston  contre  le  pacha,  et  il 
s'exaltait  d'autant  plus  dans  ce  sentiment  que  les  sympathies  de  la 
France  se  prononçaient  plus  vivement  dans  l'autre  sens.  La  per- 


604  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

spective  de  cette  divergence  profonde  et  toujours  croissante  entre 
les  deux  grandes  puissances  occidentales  détermina  la  cour  de  Saint- 
Pétersbourg  à  envoyer  à  Londres  le  plus  habile  de  ses  négocia- 
teurs. M.  de  Brunnow  fut  chargé  d'offrir  la  coopération  la  plus  effi- 
cace de  son  souverain  à  toutes  les  mesures  que  le  cabinet  anglais 
et  ses  alliés  croiraient  devoir  prendre  contre  Méhémet-Ali,  d'accord 
avec  la  France  ou,  mieux  encore,  sans  elle.  L'influence  du  maré- 
chal Sébastiani  et  les  résistances  d'une  portion  notable  du  conseil, 
qui  attachait  plus  de  prix  au  bon  accord  avec  la  France  qu'à  la 
question  d'Orient,  firent  une  première  fois  échouer  la  mission  de 
l'envoyé  russe;  c'était  le  moment  pour  nous  de  faire  un  grand  effort 
afin  d'arriver  à  une  entente  suffisante  avec  l'Angleterre.  Malheureu- 
sement les  idées  les  plus  exagérées  sur  les  ressources  réelles  de 
Méhémet-Ali,  sur  son  dévoûment  à  la  France,  sur  telle  mission  pro  - 
videntielle  qui  lui  était  attribuée  en  Orient,  dominaient  non-seule- 
ment le  public  et  les  chambres,  elles  avaient  pénétré  profondé- 
ment dans  le  conseil,  et  le  plus  sage  des  souverains  n'avait  pu  se 
soustraire  à  cette  influence.  On  conclut  un  peu  témérairement  du  dé- 
part de  M.  de  Brunnow  que  les  propositions  dont  il  avait  été  l'or- 
gane étaient  irrévocablement  repoussées,  et  l'on  persévéra  plus 
que  jamais  dans  l'attitude  isolée.  La  cour  de  Saint-Pétersbourg  sai- 
sit avec  habileté  l'occasion  nouvelle  qui  s'offrait  à  elle,  et  M.  de 
Brunnow  reparut  à  Londres,  chargé  cette  fois  de  consentir  à  l'abro- 
gation définitive  du  traité  d'Unkiar-Skelessi,  du  moment  où  la  sé- 
curité de  l'empire  ottoman  serait  garantie  par  les  mesures  de  rigueur 
que  proposait  lord  Palmerston  contre  le  pacha  d'Egypte. 

Sur  ces  entrefaites,  M.  Guizot  remplaçait  le  maréchal  Sébastiani 
comme  notre  ambassadeur  à  Londres.  Sans  partager  toutes  les  il- 
lusions de  Paris  sur  la  puissance  de  Méhémet-Ali  et  sur  l'état  réel 
de  la  question  générale,  il  arrivait  animé  du  plus  sincère  désir  de 
faire  prévaloir,  dans  la  mesure  du  possible,  les  vues  de  la  France 
et  de  son  gouvernement;  mais  il  ne  tarda  point  à  reconnaître  la 
gravité  réelle  de  la  situation.  Nous  rencontrons  avec  un  extrême 
plaisir,  dans  la  correspondance  intime  qui  nous  occupe,  le  témoi- 
gnage que  le  ministre  anglais  rend  à  la  sagacité  persistante  de 
notre  illustre  ambassadeur,  et  une  juste  appréciation  de  l'élévation 
de  son  caractère  non  moins  que  de  ses  hautes  facultés.  Il  ne  sera 
pas  toujours  aussi  équitable,  et,  quand  M.  Guizot  sera  plus  tard  ap- 
pelé à  défendre  victorieusement  contre  ses  entreprises  les  intérêts 
essentiels  de  la  France  sur  un  autre  théâtre,  les  attaques  habituelles 
de  lord  Palmerston  ne  lui  seront  point  épargnées. 

«i  Un  fait  important  et  que  je  tiens  d'une  personne  qui  a  vu  les  dé- 


LORD    PALMERSTON.  005 

pêches  de  Guizot  depuis  le  17  mars  jusqu'au  9  de  ce  mois  (juillet  18/|0), 
c'est  que  Guizot  a  continuellement  averti  Thiers  de  ne  point  se  faire  il- 
lusion sur  la  conduite  du  gouvernement  anglais;  il  lui  a  constamment 
dit  que,  si  la  France  n'entrait  pas  dans  nos  vues,  nous  passerions  outre 
infailliblement  avec  les  quatre  puissances  et  en  dehors  de  la  France. 
Guizot  a  dit  de  plus  que  l'événement  était  imminent,  et  qu'une  conven- 
tion conclue  sans  la  France  pourrait  être  signée  à  chaque  jour  de  chaque 
semaine.  Thiers  ne  peut  donc  dire  qu'il  a  été  surpris...  » 

Plus  tard  encore  : 

«  J'ai  une  grande  estime  et  une  grande  considération  pour  M.  Guizot. 
—  J'admire  ses  talens  et  je  respecte  son  caractère.  Je  l'ai  trouvé  un 
des  hommes  les  plus  agréables  que  j'aie  rencontrés  dans  les  affaires 
publiques.  Ses  vues  sont  élevées  et  philosophiques.  Il  examine  les  ques- 
tions avec  lucidité,  les  discute  à  fond,  et  semble  toujours  pénétré  du 
désir  d'arriver  à  la  vérité...  » 

Il  est  à  regretter,  pour  le  renom  de  lord  Palmerston,  qu'il  n'ait 
point  toujours  jugé  avec  une  pareille  impartialité  et  un  pareil  discer- 
nement les  hommes  éminens  que  les  relations  diplomatiques  ont 
placés  en  contact  avec  lui.  Quant  aux  avertissemens  que  M.  Guizot  ne 
cessait  de  faire  parvenir  à  Paris  durant  l'époque  dont  il  s'agit,  autant 
que  personne  nous  serions  en  mesure  d'en  parler.  Non-seulement 
sa  correspondance  en  est  remplie,  mais,  appelé  vers  la  fin  de  juin  à 
une  mission  lointaine,  nous  fûmes  chargé  par  lui  de  les  renouveler 
de  vive  voix  à  Paris  avec  la  dernière  insistance;  malheureusement 
ils  furent  peu  écoutés.  Aussi  la  confiance  que  Méhémet-Ali  était 
inattaquable,  et  que  rien  ne  serait  tenté  contre  lui  en  dehors  de  la 
France,  ne  cessa- t-elle  de  prévaloir  dans  nos  conseils. 

Cependant  la  grande  crise  approchait  sensiblement  à  Londres. 
Décidé  à  la  précipiter,  lord  Palmerston  voulut  surmonter  toutes  les 
résistances  de  ses  collègues  pour  n'agir  qu'au  nom  d'un  gouverne- 
ment ouvertement  unanime.  Le  5  juillet,  la  lettre  suivante  fut  dé- 
posée sur  la  table  du  conseil. 

«  Au  très  honorable  vicomte  Melbourne. 

«  Carlton  Terrace,  le  5  juillet  1840. 
«  Mon  cher  Melbourne, 

«  La  différence  d'opinion  qui  paraît  exister  entre  moi  et  quelques 
membres  du  cabinet  sur  la  question  turque  et  l'extrême  importance  que 
j'attache  à  cette  question  m'ont  conduit,  après  mûre  réflexion,  à  la  con- 


606  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

viction  qu'il  est  de  mon  devoir  envers  moi-même  comme  envers  mes 
collègues  de  vous  délivrer,  vous  et  d'autres,  de  la  nécessité  de  décider 
entre  mes  vues  et  celles  de  certains  membres  du  cabinet  sur  ces  ma- 
tières, en  plaçant,  comme  je  le  fais  en  ce  moment,  ma  démission  entre 
vos  mains. 

«  Je  me  suis  en  effet  trouvé  pendant  quelque  temps  dans  une  situa- 
tion difficile  par  rapport  à  celte  question. 

«La  note  collective  du  mois  de  juillet  dernier, —  la  décision  du  cabinet 
tenu  à  Windsor  au  mois  d'octobre,  —  la  suite  et  la  teneur  de  mes  commu- 
nications écrites  avec  les  gouvernemens  étrangers,  dont  les  membres  du 
cabinet  ont  eu  connaissance,  —  nos  communications  verbales  avec  les 
envoyés  et  les  ministres  de  ces  gouvernemens  dans  ce  pays  et  avec 
Brunnow^  en  particulier, —  les  deux  projets  de  convention  que,  si  je  ne  rae 
trompe,  j'ai  lus  il  y  a  quelque  temps  au  cabinet,  celui  qui  a  été  rédigé 
par  moi-même,  l'autre  par  Briinnow et  Neumann,  étaient  tous  conçus  au 
même  point  de  vue  :  l'avantage  de  maintenir  l'indépendance  et  l'inté- 
grité de  l'empire  ottoman;  et  je  me  suis  considéré,  en  suivant  cette 
voie,  comme  agissant  avec  la  connaissance  et  la  sanction  du  cabinet. 
D'autre  part,  quelques  membres  du  cabinet,  dars  leurs  conversat'ons 
avec  ces  mêmes  ministres  étrangers  avec  lesquels  j'étais  ainsi  en  négo- 
ciation, ont  tenu  des  propos  et  formulé  des  opinions  qui  dénotaient  une 
différente  manière  d'envisager  la  question,  et  j'ai  appris  de  divers  côtés 
que  des  personnes  n'appartenant  pas  au  gouvernement,  mais  connues 
pour  entretenir  des  relations  intimes  avec  des  membres  du  conseil, 
avaient  eu  soin,  tant  en  Angleterre  qu'à  l'étranger,  de  faire  croire  que 
ma  manière  de  voir  n'était  pas  celle  de  la  majorité  de  mes  collègues, 
que  par  conséquent,  dans  la  circonstance,  je  ne  devais  pas  être  consi- 
déré comme  l'organe  des  sentimens  du  gouvernement  britannique. 

u  Le  but  particulier  et  immédiat  que  je  me  suis  efforcé  depuis  quel- 
ques mois  d'aiteindre,  d'accord  avec  les  représentans  de  l'Autriche,  de 
la  Russie  et  de  la  Prusse,  a  été  de  persuader  au  gouvernement  français 
d'entrer  dans  quelque  plan  d'arrangement  entre  le  sultan  et  Méhémet- 
Ali,  que  les  quatre  autres  puissances  pussent  considérer  comme  compa- 
tible avec  l'intégrité  de  l'empire  ottoman  et  l'indépendance  politique  de 
la  Porte.  En  cela,  j'ai  définitivement  échoué.  Peut-être  le  but  était-il 
dans  tous  les  cas  impossible  à  atteindre,  au  point  où  en  était  l'affaire; 
mais  les  circonstances  dont  je  viens  de  parler  n'étaient  pas  faites  pour 
diminuer  mes  ditiiculiés. 

«  La  question  qui  se  présente  maintenant  pour  le  gouvernement  an- 
glais est  de  décider  si  les  quatre  puissances,  n'ayant  pas  réussi  à  per- 
suader à  la  France  de  se  joindre  à  elles,  veulent  ou  ne  veulent  pas 
ptoursuivre  l'accomplissement  de  leurs  projets,  non-seulement  sans  le 
secours  de  la  France,  mais  avec  la  certitude,  d'après  les  déclarations 


LORD   PALMERSTON.  607 

positives  et  répétées  du  gouvernement  français  et  d'après  des  considé- 
rations politiques  concluantes,  qu'elles  ne  trouveront  aucun  appui  au- 
près de  la  France  dans  l'exécution  de  leur  plan. 

«  Mon  opinion  sur  cette  question  est  distincte  et  absolue.  Je  crois  que 
le  but  proposé  est  de  la  plus  haute  importance  pour  les  intérêts  de 
l'Angleterre,  pour  la  conservation  de  l'équilibre  général  et  pour  le 
maintien  de  la  paix  en  Europe.  Je  trouve  les  trois  puissances  entière- 
ment prêtes  à  se  rallier  à  mes  vues  sur  cette  matière,  si  ces  vues  doi- 
vent être  celles  du  gouvernement  britannique.  Je  ne  puis  douter  que 
les  quatre  puissances,  agissant  d'accord  avec  le  sultan  et  dans  son  inté- 
rêt, ne  soient  parfaitement  en  état  de  mettre  ces  vues  à  exécution,  et 
je  crois  que  les  intérêts  commerciaux  et  politiques  de  la  Grande-Bre- 
tagne, l'honneur  et  la  dignité  du  pays,  la  bonne  foi  envers  le  sultan, 
une  juste  appréciation  de  la  politique  européenne,  tout  exige  que  nous 
adoptions  cette  conduite.  J'estime  d'autre  part  que,  si  nous  nous  reti- 
rons et  que  nous  nous  refusions  à  une  coopération  avec  l'Autriche,  la 
Russie  et  la  Prusse  dans  cette  affaire,  parce  que  la  France  se  tient  à 
l'écart  et  ne  s'unit  point  avec  nous,  nous  donnerons  à  ce  pays  l'humi- 
liante position  d'être  tenu  en  lisières  par  la  France,  nous  reconnaîtrons 
virtuellement  que,  même  lorsque  nous  sommes  soutenus  par  les  trois 
autres  puissances  du  continent,  nous  n'osons  nous  engager  dans  aucun 
système  politique  en  opposition  avec  la  volonté  de  la  France,  et  que 
nous  considérons  son  concours  positif  comme  une  condition  nécessaire 
de  notre  propre  action.  Or  il  me  semble  que  ceci  est  un  principe  de  po- 
litique qui  ne  sied  pas  à  la  puissance  et  à  la  position  de  l'Angleterre, 
et  qui  devra  fréquemment  conduire  ce  pays,  comme  dans  la  circon- 
stance actuelle,  à  se  subordonner  aux  vues  de  la  France  pour  l'accom- 
plissement de  desseins  nuisibles  aux  intérêts  britanniques. 

«  Notre  refus  de  continuer  à  marcher  d'accord  avec  les  trois  puis- 
sances parce  que  la  France  ne  se  joint  pas  à  nous  aura  pour  résultat 
immédiat  que  la  Russie  retirera  ses  offres  de  se  rallier  aux  trois  puis- 
sances pour  la  solution  des  affaires  de  la  Turquie,  qu'elle  reprendra,  à 
l'égard  de  ces  affaires,  sa  position  isolée,  et  vous  verrez  le  traité  d'Un- 
kiar-Skelessi  renouvelé  sous  quelque  forme  encore  plus  répréhensible. 
De  cette  manière,  nous  perdrons  sur  ce  point  les  avantages  qu'il  nous 
a  fallu  des  efforts  longs  et  compliqués  pour  gagner,  et  l'Angleterre  réta- 
blira volontairement,  de  propos  délibéré,  ce  protectorat  séparé  de  la 
Russie  sur  la  Turquie,  dont  l'existence  a  été  longtemps  pour  les  autres 
puissances  de  l'Europe  un  sujet  de  jalousie  et  d'appréhensions  bien  fon- 
dées. 

u  Le  résultat  final  d'une  telle  décision  sera  la  division  effective  de 
l'empire  otioman  en  deux  états  séparés,  dont  l'un  sera  dans  la  dépen- 
dance de  la  France,  l'autre  un  satellite  de  la  Russie,  dans  chacun  des- 


608  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quels  notre  influence  politique  sera  annulée,  nos  intérêts  commerciaux 
seront  sacrifiés,  —  et  ce  démembrement  soulèvera  inévitablement  des 
luttes,  des  conflits  locaux,  qui  entraîneront  les  puissances  de  l'Europe 
dans  les  dissenti  mens  les  plus  périlleux. 

«  J'ai  donné  à  ces  matières  pendant  quelques  années  l'attention  la 
plus  suivie  et  la  plus  consciencieuse.  Je  ne  sacbe  pas  que  j'aie  jamais  eu 
une  conviction  plus  arrêtée  sur  aucun  sujet  d'une  importance  égale, 
et  je  suis  très  sûr  que,  si  mon  jugement  sur  cette  question  est  erroné, 
il  ne  peut  être  que  de  peu  de  valeur  sur  aucune  autre. 

«  Deux  fois  mon  opinion  sur  ces  affaires  a  été  écartée  par  le  conseil, 
deux  fois  la  politique  que  je  conseillais  a  été  rejetée  :  1»  en  1833,  lors- 
que le  sultan  envoya  demander  notre  appui  avant  que  Méhémet-Âli  eût 
fait  aucun  progrès  matériel  en  Syrie,  et  lorsque  la  lîussie  exprima  le  dé- 
sir que  nous  vinssions  au  secours  du  sultan,  disant  néanmoins  que,  si 
nous  nous  y  refusions,  elle  se  porterait  elle-même  en  avant,  2"  en  1835, 
quand  la  France  était  prête  à  s'unir  à  nous  dans  un  traité  avec  le  sultan 
pour  le  maintien  de  l'intégrité  de  son  empire.  Les  événemens  qui  sur- 
vinrent ensuite,  dans  chaque  cas,  ont  démontré  que  je  n'avais  point 
exagéré  l'imminence  du  péril  que  je  voulais  conjurer,  ni  l'importance 
des  diflicultés  que  je  voulais  prévenir.  Nous  sommes  aujourd'hui  en 
présence  d'une  troisième  crise  où  la  résolution  du  cabinet  britannique 
exercera  une  influence  décisive  sur  les  événemens  futurs;  mais  cette' 
fois  le  danger  est  plus  apparent,  moins  déguisé,  —  le  remède  est  plus 
eflicace,  plus  complètement  à  notre  disposition. 

«  La  question  est  de  celles  qui  appartiennent  à  mon  propre  départe- 
ment; je  serais  personnelieuient  et  d'une  façon  toute  particulière  respon- 
sable de  toute  conduite  dont  j'entreprendrais  la  direction.  Je  suis  donc 
certain  que  vous  ne  sauriez  vous  étonner  si  je  me  refuse  à  être  l'instru- 
ment d'une  politique  que  je  désapprouve,  et  qu'en  cons.'quence  je  me 
sois  arrêté  à  la  détermination  que  j'ai  formulée  au  commencement  de 
cette  lettre. 

«  Croyez-moi ,  mon  cher  Melbourne,  votre  tout  dévoué, 

«  Palmerston.  » 

Les  considérations  ainsi  développées  furent  décisives,  et  entraî- 
nèrent jusqu'au  bout  tous  les  collègues  de  celui  qui  les  présentait 
si  habilement.  Elles  étaient  assez  plausibles,  assez  péremptoires 
peut-être  pour  justifier  la  politique  de  lord  Palmerston,  mais  elles 
ne  sauraient  expliquer  ses  procédés.  Le  secret  profond  avec  lequel 
le  traité  du  15  juillet  fut  préparé  et  signé  constituait  en  lui-même 
une  bien  gratuite  offense  pour  la  France,  pour  son  gouvernement  et 
pour  l'ambassadeur  dont  le  ministre  anglais  parlait  avec  une  si 
juste  considération.  Nous  n'avons  trouvé  nulle  part  une  excuse  ad- 


LORD    PALMERSTON.  609 

mîssible  pour  cette  violation  de  toutes  les  règles  de  la  courtoisie 
internationale,  et  nous  sommes  réduits  encore  une  fois  à  conclure 
que  le  tempérament  de  lord  Palmerston  le  portait  à  ne  trouver 
qu'un  mobile  de  plus  dans  les  léf^iiimes  ressentimens  qu'il  provo- 
quait chez  ses  alliés,  dans  les  difficultés  intérieures  qu'il  leur  susci- 
tait à  plaisir.  Cependant  le  succès  justifia  complètement  en  Orient 
sa  téméraire  entreprise.  Toutes  les  prévisions  de  la  France  furent 
déçues,  toutes  celles  de  l'Angleterre  s'accomplirent  merveilleuse- 
ment, et,  devant  le  premier  souffle  de  l'ouragan  déchaîné  contre 
lui,  la  fantasmagorie  de  la  puissance  de  Méhémet-Ali  s'évanouit 
comme  par  enchantement.  Les  informations  précises  et  techniques 
que,  mieux  que  personne,  lord  Palmerston  savait  recueillir  lui 
avaient  inspiré  depuis  longtemps  une  grande  confiance  dans  l'ef- 
ficacité des  seuls  moyens  maritimes.  Dès  183^,  nous  trouvons  dans 
sa  correspondance  intime  :  «  Méhémet-Ali  ne  peut  pas  faire  la 
guerre  en  Asie-Mineure  si  ses  communications  par  mer  avec  l'Egypte 
ne  sont  pas  libres,  et  nous  sommes  toujours  en  mesure  de  couper 
celles-ci  de  la  façon  la  plus  efficace.  »  En  effet,  la  croisière  ne  fut 
pas  plus  tôt  établie  que  l'armée  d'Ibrahim  tomba  en  dissolution,  et 
une  terrible  insurrection  éclata  contre  elle  en  Syrie.  Quelques  en- 
gagemens  sur  la  côte  démontrèrent  l'irrésistible  supériorité  de  l'ar- 
mement et  de  la  discipline  de  l'Occident,  et  Saint-Jean-d'Acre, 
à  qui  le  maréchal  Soult  lui-même  avait  attribué  une  force  de  ré- 
sistance de  premier  ordre,  succomba  dans  une  seule  et  courte 
journée.  Le  triomphe  de  lord  Palmerston  fut  donc  complet  et,  nous 
n'hésitons  point  à  le  reconnaître,  décisif  pour  le  repos  prolongé  de 
l'Orient.  Dispensé  désormais  des  charges  écrasantes  d'un  armement 
excessif,  le  jeune  sultan  Abdul-Medjid  put  poursuivre  la  salutaire 
réorganisation  entreprise  par  son  père.  De  son  côté,  l'Egypte,  non 
moins  cruellement  accablée,  put  aussi  respirer,  et  Méhémet-Ali  est 
convenu  avec  nous  que,  maître  héréditaire  et  incontesté  du  grenier 
de  l'Orient,  il  pourrait  goûter  lui-même  et  faire  goûter  désormais 
à  ses  sujets  un  repos  et  un  bien-être  qui  leur  avaient  été  depuis 
longtemps  inconnus.  Les  amis  de  lord  Palmerston  citèrent  donc  et 
citent  encore  son  entreprise  de  1840  comme  le  grand  exploit  de 
sa  carrière;  mais  l'Angleterre  ne  s'associa,  il  faut  le  reconnaître, 
qu'avec  une  réserve  extrême  et  des  scrupules  manifestes  à  leurs 
cris  de  triomphe.  Les  procédés  gratuitement  mis  en  œuvre  contre 
la  France  attristaient  les  esprits  réfléchis,  et  le  bon  sens  public  ne 
vit  pas  sans  regret  la  paix  de  l'Orient  assurée  aux  dépens  de  la  sé- 
curité et  de  la  bonne  intelligence  de  l'Occident.  Quelques  mois 
après,  lord  Palmerston  tombait  du  pouvoir  avec  ses  collègues,  et  ce 
ne  serait  pas  trop  d'avancer  que,  dans  les  élections  où  ils  succom- 

TOMB  civ.  —  1873.  39 


610  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

bêrent,  pas  une  voix  ne  fut  perdue  pour  la  grande  réaction  conser- 
vatrice, pas  une  voix  ne  fut  gagnée  par  le  parti  whig  à  raison  de 
ses  succès  dans  le  Levant.  Le  premier  soin  de  sir  Robert  Peel  et  de 
lord  Aberdeen  fut  de  rétablir  avec  la  France,  en  tant  qu'il  pouvait 
dépendre  d'eux,  les  plus  cordiales  relations.  La  confiance  des  autres 
cours  leur  assurait  sans  effort  une  prépondérance  au  dehors  dont 
ils  ne  se  servirent  que  pour  écarter  tous  les  sujets  d'inutile  et  pué- 
rile discorde  au  lieu  de  la  fomenter  sans  relâche.  L'Europe  eut  dès 
lors  quelques  années  d'une  précieuse  tranquillité  diplomatique,  et 
le  foreign  office  put  reprendre  ces  traditions  de  dignité  et  de  mo- 
dération qui  après  tout  lui  sont  habituelles. 

Il  s'agissait  ici  bien  moins  d'analyser  à  fond  la  publication  de  sir 
H.  Bulvver  que  de  la  recommander  à  la  méditation  du  public  fran- 
çais. S'il  est  vrai  que  nous  soyons  de  toutes  les  nations  celle  qui 
voyage  le  moins  et  avec  le  moins  de  fruit,  qui  s'occupe  le  moins 
sérieusement  de  tout  ce  qui  tient  à  la  puissance  et  la  situation  rela- 
tives des  grands  rivaux  européens,  les  documens  et  les  informations 
qui  nous  ont  été  livrés  par  lord  Dalling  sont  pour  nous  d'un  intérêt 
de  premier  ordre.  En  les  examinant,  j'ai  été  conduit  à  remettre  en 
scène  un  homme  justement  célèbre,  qui  fut  quelquefois  l'allié,  mais 
plus  souvent  l'adversaire  de  la  France,  et  avec  lequel  je  me  suis 
personnellement  trouvé  en  longues  et  assez  intimes  relations.  Je  me 
suis  efforcé  de  parler  de  lui  avec  impartialité.  J'ai  résisté  à  l'entraî- 
nante admiration  que  m'inspire  partout  et  toujours  le  spectacle 
d'une  virile,  mais  légitime  ambition,  d'une  existence  laborieuse- 
ment consacrée  au  service  de  la  couronne  et  de  la  patrie,  surtout 
quand  des  avantages  accidentels  rendaient  indifférons  les  vulgaires 
attraits  du  pouvoir  et  multipliaient  les  plus  redoutables  séductions 
de  la  vie  ordinaire.  Je  n'ai  point  cédé  davantage,  je  l'espère  du 
moins,  au  souvenir  de  conflits  depuis  longtemps  terminés,  ni  à  la 
juste  indignation  que  m'ont  causée  d'inqualifiables  imputations  pro- 
pagées contre  ce  que  notre  génération  a  produit  de  plus  digne  de 
respect.  Si  j'ai  critiqué,  surtout  dans  les  procédés  qui  lui  étaient 
familiers,  une  politique  qui  a  rencontré  tant  d'adulateurs,  j'ai  la  con- 
fiance d'avoir  exprimé  le  jugement  réfléchi  de  quiconque  en  Europe 
a  été  en  mesure  de  former  une  opinion  compétente.  En  Angleterre 
même,  j'ai  signalé  les  résistances  qu'elle  a  soulevées,  les  réserves 
sous  lesquelles  elle  a  été  acceptée  par  le  sentiment  public  dans  ses 
manifestations  les  plus  éclairées  et  les  plus  élevées.  Qu'il  me  soit 
permis  en  terminant  de  citer  à  ce  propos  les  paroles  mêmes  d'un 
illustre  compatriote  de  lord  Palmerston,  quelque  temps  son  collègue, 
jamais  son  ennemi,  et  qui  auront  l'avantage  de  n'être  point,  en  ce 


LORD   PALMERSTON.  611 

qui  le  concerne,  de  provenance  étrangère.  Il  s'agissait  d'une  pro- 
position de  M.  Roebuck  pour  fonnuler  l'adhésion  explicite  du  par- 
lement à  la  politique  étrangère  du  cabinet  whig. 

«  La  motion  de  l'honorable  membre  est  claire  et  précise.  La 
chambre  des  communes  est  invitée  à  déclarer  qu'elle  épouse  dans 
le  monde  la  cause  des  gouvernemens  libres,  qu'elle  est  favorable 
aux  efforts  sérieux  que  tenterait  partout  et  toujours  une  agrégation 
respectable  d'individus  pour  assurer  à  leur  pays  les  bienfaits  d'un 
régime  semblable  au  nôtre.  On  me  convie  d'adhérer  à  cette  décla- 
ration. On  me  somme,  à  défaut  de  mon  assentiment,  de  formuler 
le  principe  contradictoire  qui  règle  ma  conduite.  J'accepte  le  défi  qui 
m'a  été  plus  d'une  fois  adressé  sur  ce  point  :  je  réponds  à  l'appel  plus 
d'une  fois  renouvelé  dans  ce  débat.  Le  principe  que  j'oppose  à  celui 
de  l'honorable  membre  est  le  principe  même  qui  depuis  cinquante 
ans  a  été  revendiqué  et  mis  en  pratique  par  tous  les  hommes  d'état 
éminens  de  mon  pays,  le  principe  de  la  non-intervention  dans  les 
affaires  domestiques  des  états  voisins  et  indépendans,  sauf  le  cas 
où  notre  ingérence  serait  commandée  par  tels  intérêts  essentiels  de 
l'Angleterre.  Voilà  le  principe  que  j'oppose  à  la  motion  de  l'hono- 
rable membre...  Sa  formule  n'est  pas  nouvelle.  11  y  a  cinquante- 
huit  ans,  une  autre  assemblée  a  déclaré  comme  lui,  ou  du  moins 
dans  le  même  esprit  que  lui,  qu'elle  accorderait  fraternité  et  assis- 
tance à  tous  les  peuples  qui  s'efforceraient  de  se  procurer  la  liberté, 
que  ses  représentans  au  dehors,  ses  généraux  même,  seraient  char- 
gés de  seconder  partout  ces  efforts.  Telle  fut  en  effet  la  déclaration 
de  la  convention  française  en  i792.  Faut-il  vous  rappeler  les  con- 
séquences de  cette  déclaration?  faut-il  envisager  avec  vous  les  con- 
séquences de  celle  que  nous  discutons?..  Quels  sont  les  bienfaits 
d'un  gouvernement  libre?  qui  les  définira,  qui  les  caractérisera? 
Vous  avez  à  vos  côtés  une  grande  république  dont  il  est  impossible 
de  prévoir  aujourd'hui  les  destinées,  mais  qui  comprendra  tout  au- 
trement que  vous  ces  principes.  A  ses  yeux,  ils  sont  incompatibles 
sans  doute  avec  tout  établissement  monarchique.  Doit- elle,  à  votre 
exemple,  vouer  toute  son  influence,  tous  ses  efforts,  à  la  destruction 
de  la  royauté  chez  ses  voisins?  Vous  avez  dans  l'Amérique  sep- 
tentrionale une  autre  république  non  moins  puissante  qui  avoisine 
de  fort  près  vos  florissantes  et  monarchiques  colonies;  lui  sera-t-il 
également  loisible  de  vouer  ses  efforts  à  la  subversion  chez  elles  de 
l'autorité  royale?  Votre  immense  empire  dans  l'Inde  doit-il  à  son  tour 
être  soumis  à  des  expériences  semblables?  Et,  si  vous  réclamez  le 
principe  pour  les  états  dont  la  forme  est  libérale,  comment  le  contester 
à  ceux  qui  assurent  ou  croient  assurer  le  bonheur  de  leurs  peuples 
par  des  institutions  différentes?  Gomment  empêcher  les  grandes  mo- 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

narchies  autoritaires  de  porter  à  leur  tour  chez  leurs  voisins  les  in- 
stitutions qui  leur  semblent  les  plus  tutélaires,  de  revenir  aux  doc- 
trines du  traité  de  Pilnitz  et  du  congrès  de  Vérone?..  On  a  parlé, 
il  est  vrai,  de  l'action  de  la  diplomatie.  Permettez-moi  de  le  de- 
mander, qu'est-ce  que  la  diplomatie?  C'est  un  instrument  assez 
dispendieux  pour  maintenir  la  paix.  C'est  une  organisation  particu- 
lière à  laquelle  les  nations  civilisées  ont  recours  pour  les  préserver 
des  malheurs  et  des  alarmes  de  la  guerre.  A  moins  qu'elles  ne  s'en 
servent  pour  apaiser  les  animosités  des  individus,  pour  calmer  les 
passions  qu'engendre  chez  les  peuples  le  sentiment  exalté  de  la  na- 
tionalité, si,  je  le  répète,  nous  ne  nous  en  servons  point  dans  cet 
esprit,  c'est  un  instrument  à  la  fois  fort  coûteux  et  fort  pernicieux.  Si 
votre  diplomatie  n'est  employée  qu'à  irriter  chaque  blessure,  à  en- 
venimer les  ressentimens  au  lieu  de  les  amortir,  si  vous  placez  dans 
chaque  cour  de  l'Europe  un  ministre,  non  point  dans  le  dessein  de 
prévenir  des  querelles  ou  d'y  mettre  un  terme,  mais  afin  d'entrete- 
nir d'irritantes  correspondances,  ou  afin,  dans  tel  intérêt  supposé  de 
l'Angleterre,  de  fomenter  des  dissensions  avec  les  représentans  des 
puissances  étrangères,  alors,  je  le  répète,  non-seulement  cette  in- 
stitution est  maintenue  à  grands  frais  par  les  peuples  en  pure 
perte,  mais  une  organisation  adoptée  par  les  sociétés  civilisées  pour 
assurer  les  bienfaits  de  la  paix  est  pervertie  en  une  cause  nouvelle 
de  troubles  et  d'hostilités...  » 

Ainsi  s'exprimait  sir  Robert  Peel,  le  28  juin  1850,  dans  un  dis- 
cours qui  fut  en  quelque  sorte  son  testament  politique,  car  le  lende- 
main même  eut  lieu  la  chute  de  cheval  dont  il  ne  devait  jamais  se 
relever.  Les  vues  exposées  dans  cette  circonstance  avec  une  auto- 
rité qui  ne  saurait  nous  appartenir  ont  été  de  tout  temps  les  nôtres. 
Nous  croyons  qu'elles  ne  peuvent  trop  constamment  inspirer  la  po- 
litique extérieure  des  grandes  rivales  européennes.  De  longues 
années  de  réflexion  n'ont  pu  que  confirmer  à  cet  égard  les  ardentes 
convictions  de  notre  jeunesse.  Nous  les  plaçons  sans  crainte  sous 
l'égide  d'un  nom  qui,  tout  étranger  qu'il  soit  à  la  France,  est  digne 
parmi  nous,  comme  partout,  d'une  considération  et  d'une  confiance 
exceptionnelles, 

O'  DE  Jarnac. 


ÉTUDES  NOUVELLES 


SUR 


GRÉGOIRE  VII  ET  SON  TEMPS 


I.  Histoire  de  Grégoire  VII,  préeédée  d'un  discours  sur  l'histoire  de  la  papauté  jusqu'au  onzième 
siècle,  par  M.  Villemain,  2  vol.  in-8»;  Paris  1872.  —  II.  Ponlificum  romanorum  vilœ  ab 
œqualibus  conscriplœ;  edidit  J.-M.  Watterich,  2  -vol.  gr.  in-8*;  Lipsise  1862.  —  III.  Monu- 
menta  gregoriana;  edid.  Phil.  Jaffé,  in-8»  maj.;  Berlin  1865.  Du  même  auteur  :  lîegesla  pon- 
lificum romanorum,  ab  A.  1  ad  H98,  in-4»;  Berlin  1851.  —  IV.  J.  Voigt,  Ilildebrand  als  Papst 
Gregor  VII,  2  vol.  in-8»;  Halle  1815.  —  V.  H.  Floto,  Kaiser  Heinrich  IV  und  sein  Zeilaller, 
2  vol.  in-8»;  Stuttgart  1855-56.  —  VI.  Fr.  Gfrorer,  Papsl  Greyoïius  VII  und  sein  Zeitaller, 
7  vol.  in-8»;  Schaffouse  1859-61.  —  VII.  H.  Stenzel,  Gescliicltle  Deulselitands  unter  den 
Frànkisclien  Kaisevn,  2  vol.  in-8»;  Leipzig  1828.  —  VIII.  W.  V.  Giesebrecht,  Geschickie  der 
deutschen  Kaise)-zeit,  4  vol.  in-8°;  Brunswick  1864-72.  —  IX.  M.  Mignet,  La  lutte  des  papes 
contre  Us  empereurs  d'Allemagne,  1861  à  1865. 


IL 

LE    MOINE    HILDEBRAND    (1). 

On  n'a  pu  déterminer  encore  la  date  de  la  naissance  du  moine 
Hildebrand,  devenu  plus  tard  Grégoire  VII;  mais  on  est  générale- 
ment d'accord  d'en  rapporter  l'époque  entre  les  années  1013  et 
i02h  (2).  Le  lieu  de  sa  naissance  est  même  contesté;  Hugues  de 
Flavigny  le  fait  naître  à  Rome,  mais  d'autres  témoignages  le  font 
naître  avec  plus  de  vraisemblance  à  Soano  en  Toscane.  La  légende 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mars. 

(2)  Sur  cette  question,  débattue  par  les  BoUandistes  (6»  vol.  de  mai,  p.  107),  sur 
laquelle  Voigt  s'est  abstenu,  qu'a  examinée  M.  Jaffé  dans  ses  Monum.  gregoriana, 
p.  433,  voyez  la  discussion  nouvelle  de  M.  Rocquain,  Journal  des  Savans,  avril  1872. 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'est  attachée  à  ses  premiers  ans,  et  M.  Villemain  a  judicieusement 
réfuté  plusieurs  fables  de  ce  genre,  entre  autres  celle  du  songe 
d'Henri  III,  relatif  aux  futurs  périls  que  le  jeune  Hildcbrand  réser- 
vait à  la  postérité  de  ce  monarque.  Il  est  difficile,  surtout  au  moyen 
âge,  qu'un  homme  frappe  vivement  l'imagination  des  peuples  sans 
que  l'exagération  ou  le  merveilleux  se  mêlent  de  la  partie.  Le  nom 
d'Hildebrand  a  fait  croire  à  l'origine  germanique  de  sa  famille  : 
rien  ne  l'indique  dans  les  monumens  qui  nous  restent;  tout  porte  à 
croire  plutôt  à  une  origine  italienne,  natione  Tuscus,  mais  on 
ignore  en  l'honneur  de  qui  ou  pourquoi  lui  fut  donné  au  baptême 
le  nom  d'Hildebrand,  qui,  prononcé  différemment,  a  été  pour  les 
uns  interprété  en  jJUf^  flamme,  et  pour  les  autres  en  tison  d'enfer. 
Il  est  certain  que  son  père  Bonizo  était  d'humble  condition  :  char- 
pentier, peut-être  chevrier,  vb^  de  plèbe  sans  aucun  doute.  L'abbé 
de  Saint-Arnulphe  de  Metz  lui  en  faisait  un  titre  d'honneur  au  mo- 
ment de  son  élévation  au  pontificat.  «  La  sagesse  divine,  lui  di- 
sait-il, ne  pourvoit  jamais  plus  utilement  aux  choses  humaines  que 
lorsque,  choisissant  un  homme  du  peuple,  elle  l'élève  à  la  tête  de 
la  nation,  comme  un  modèle  dont  la  vie  et  la  conduite  montrent 
aux  plus  humbles  où  peuvent  tendre  leurs  efforts  (I).  »  Ainsi  se 
manifestait  par  les  moines  la  démocratie  religieuse  au  moyen  âge. 
Hlldebrand  n'était  pas  d'une  taille  héroïque,  et  ses  adversaires 
n'ont  pas  oublié  de  nous  l'apprendre.  L'évêque  Benzo  et  Guil- 
laume de  Malmesbury  (2)  l'appellent  homuncio  exilis  slaturœ,  et 
le  premier  ajoute  qu'il  était  ventre  lato,  criire  curto.  C'est  par  l'es- 
prit qu'il  devait  remuer  le  monde.  Son  teint  était  brun  et  ses  che- 
veux noirs;  fuscus  erat,  disent  les  annales  de  Paliih  (3),  dont  l'indi- 
cation n'a  pas  été  relevée,  à  ma  connaissance.  Il  est  assuré  qu'il  a 
été  attaché  de  bonne  heure,  et  à  Rome  même,  au  monastère  de 
Sainte-Mario-Majeure  sur  le  mont  Aventin.  C'est  dans  ce  couvent, 
où  il  a  reçu  la  première  éducation,  que  l'a  pris  l'affection  du  pape 
Grégoire  VI,  auquel  Hildebrand  a  voué  une  reconnaissance  éter- 
nelle, et  c'est  une  des  singularités  de  ce  grand  personnage  d'avoir 
dû  sa  fortune,  lui  qui  a  été  l'exterminateur  inexorable  de  la  simonie 
dans  l'église,  à  un  pape  simoniaque,  déposé  pour  ce  fait,  et  de  lui 
avoir  conservé  dans  le  malheur  une  inviolable  fidélité.  Il  est  vrai 
que  rien  n'a  été  plus  touchant  que  l'humilité  repentante  de  Gré- 

(1)  Voyez  le  texte  dans  les  Bollandistes,  vol.  cité,  et  dans  le  livre  de  M.  Villcmain, 
I,  p.  261. 

(2)  Dans  Pertz,  XI,  p.  659-60,  et  X,  p.  474. 

(3)  Annales  Palidcnses,  dans  Pertz,  XVI,  p.  69.  On  y  trouve  sur  la  jeunesse  d'Hil- 
debrand d'autres  détails,  la  plupart  légendaires,  qu'il  faut  conférer  avec  les  Bollan- 
distes et,  avec  Watterich. 


GRÉGOIRE   VII   ET  SON   TEMPS.  615 

goire  VI,  acceptant  sa  déposition  par  ces  chrétiennes  paroles  pro- 
noncées au  synode  de  Sutri,  et  qu'on  lit  dans  Bonlzon  en  la  collec- 
tion d'OEfele  :  «  Moi,  Grégoire,  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de 
Dieu,  je  me  confesse  indigne  du  pontificat  romain,  à  cause  de  la 
honteuse  simonie  et  de  la  vénalité  qui,  par  la  perfidie  du  démon, 
l'antique  ennemi  des  hommes,  s'est  glissée  dans  mon  élection  au 
saint-siége.  »  Ilildebrand  suivit  dans  l'exil  son  bienfaiteur,  qui  mou- 
rut sur  les  bords  du  Rhin,  probablement  en  10Zi7.  Ilildebrand  dut  à 
cette  circonstance  d'avoir  une  première  idée  de  l'état  des  esprits  en 
Allemagne.il  vint  ensuite  s'enfermer  à  Cluny  (1),  l'une  des  grandes 
métropoles  des  monastères  de  l'Occident,  et  c'était  là  où,  comme 
dit  M.  Mignet,  «  soumis  à  l'autorité  de  la  règle  monastique,  nour- 
rissant dans  son  âme  des  sentimens  pieux  et  amers,  il  s'indignait 
des  désordres  de  l'église,  et  il  gémissait  en  pensant  que  la  ville  des 
apôtres  était  devenue  la  servante  des  jo rinces.  La  violence,  la  cruauté, 
les  passions  effrénées  des  hommes  de  guerre,  qui  ne  reconnaissaient 
aucune  règle  au-dessus  de  la  force  et  qui  opprimaient  partout  les 
pauvres  et  les  faibles,  le  pénétraient  de  douleur  et  de  tristesse.  Il 
était  encore  plus  troublé  par  la  dégradation  du  sacerdoce.  L'achat 
des  dignités  ecclésiastiques,  les  mœurs  violentes  et  désordonnées 
des  évoques  féodaux  et  des  prêtres  incontinens,  soulevaient  tous  ses 
sentimens  chrétiens.  Il  rêvait  dans  le  cloître  de  Cluny  la  régénéra- 
tion de  l'église,  l'indépendance  et  la  grandeur  du  pontificat.  11  sou- 
haitait de  voir  arriver  le  jour  où  la  loi  chrétienne  pourrait  réprimer 
la  puissance  militaire,  où  le  pape,  son  interprète,  dominerait  l'em- 
pereur, où  l'on  imposerait  le  frein  de  la  morale  aux  rois,  le  respect 
de  la  faiblesse  aux  puissans,  et  l'habitude  du  sacrifice  aux  prêtres.  » 
Oui,  voilà  bien,  tracé  d'une  main  ferme,  le  plan  de  réforme  de 
Grégoire  "VII;  il  porte  l'empreinte  austère  du  cloître,  aussi  le  cloître 
sera-t-il  l'un  des  puissans  instrumens  de  son  exécution.  Une  circon- 
stance spéciale  a  dû  contribuer  à  la  conception  de  ce  profond  des- 
sein pendant  les  deux  années  (1047  et  1048)  que  Hildebrand  a 
passées  à  Cluny.  L'habile  Henri  III,  fatigué  des  embarras  que  lui 
donnait  la  tutelle  de  la  papauté,  a  pris  à  cette  époque  la  résolution 
de  placer  sur  la  chaire  de  saint  Pierre  des  évêques  allemands  qui 
lui  inspiraient  plus  de  confiance  que  les  Italiens.  Il  y  nomma  Clé- 
ment II,  après  la  déposition  de  Grégoire  YI,  et  le  prit  sur  le  siège  de 
Bamberg,  en  Franconie.  Clément  II  ne  régna  qu'un  an,  et  Henri  III 
désigna  pour  le  remplacer  Poppon,  évêque  de  Brixen,  en  Tyrol,  et 
natif  du  Norique  :  aussi  l'appela-t-on  le  Bavarois.  Damase  ne  régna 

(1)  Voyez,  sur  Cluny,  la  Bihlioth.  Cluniacensis  de  Marrier  et  Duchesne,  Paris,  l'614, 
in-f,  et  VHist.  de  l'abbaye  de  Cluny,  par  M.  Lorain,  Pai-is,  1845,  in-8». 


616  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  six  mois,  et  l'empereur  désigna  en  décembre  1048  Brunon  d'E- 
gisheim,  descendant  d'Étichon  d'Alsace  et  son  parent,  lequel  fut 
pape  sous  le  nom  de  T.éon  IX  :  teutonicum  natione  et  slirpe  regali 
progcnitum,  dit  le  moine  du  Mont-Cassin.  Stilon  la  chronique  fran- 
çaise d'Aimé,  «  cesiui  pape  Lyon  estoit  chéri  de  lo  impéreor,  estoit 
moult  bel  et  estoit  roux,  et  estoit  de  stature  seignoriable.  »  Par  une 
nouvelle  bizarrerie  de  la  fortune,  ce  fut  ce  pape  allemand,  parent  de 
l'empereur,  qui  produisit  Hildebrand,  ardent  patriote  romain,  sur  la 
scène  du  monde.  Beaucoup  de  versions  ont  couru  dans  les  chroni- 
ques au  sujet  de  cette  mémorable  et  provideniielle  rencontre.  Je  ne 
crois  pas  à  celle  qui  fait  trouver  HildelDrand  à  Worms,  au  moment  de 
l'élection  de  Léon  IX;  je  ne  crois  pas  davantage  à  celle  qui  fait  pas- 
ser Léon  IX  par  Cluny,  en  allant  à  Rome.  Si  l'on  pèse  attentivement 
la  valeur  et  la  probabilité  des  témoignages,  on  doit  s'arrêter  à  ceux 
qui  nous  montrent  Léon  IX  arrivant  de  Worms  à  Besançon  et  y  re- 
cevant l'abbé  de  Gluny  accompagné  du  moine  Hildebrand,  accourus 
pour  lui  rendre  hommage  (1).  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  de  tradition 
bien  établie  qu'à  partir  du  moment  où  Hildebrand  eut  entretenu 
Léon  IX  il  exerça  sur  l'esprit  du  pape  élu  l'ascendant  d'un  esprit  su- 
périeur; mais  encore  ici  la  légende  a  sa  bonne  part,  elle  nous  dé- 
peint L^^on  IX  voyageant  de  A^  orms  à  Rome  avec  un  luxe  oriental, 
revêtu  de  riches  habits  pontificaux  et  mitre  ou  tiare  en  tête,  comme 
s'il  était  déjà  pape  consacré,  lui  qui  n'avait  encore  que  la  nomina- 
tion impériale,  ce  qui  lui  aurait  attiré  une  vertueuse  remontrance 
d'Hildebrand.  M.  Watterich  a  déjà  signalé  l'invraisemblance  de  ce 
fait,  présenté  par  des  légendaires  préoccupés  comme  le  premier  acte 
public  de  l'agression  grégorienne  contre  le  pouvoir  impérial.  Hil- 
debrand était  trop  habile  pour  entamer  à  ce  moment  des  hostilités 
intempestives  contre  un  prince  irréprochable,  investi  d'un  pouvoir 
émané  de  ce  décret  de  Léon  VIH,  dont  nous  avons  parlé.  Le  génie 
d'Hildebrand  choisissait  mieux  son  temps  pour  engager  la  lutte. 
Des  monumens  irrécusables  nous  le  montrent  très  soigneux  de  mé- 
nager le  pouvoir  électif  de  l'empereur,  et  dans  sa  correspondance 
il  nous  apprend  lui-même  qu'il  a  eu  les  meilleures  relations  avec 
l'empereur  Henri  III  (2j.  La  légende  a  donc  ici  au  moins  exagéré, 
bien  qu'il  soit  permis  de  croire  à  quelque  fond  de  vérité  dans  cette 
affaire.  Hildebrand,  zélé  Italien  (3),  aura  probablement  réclamé 

(1)  Voyez  la  collection  de  Watterich,  t.  P',  et  Jaffé,  Regesta,  p.  367. 

(2)  Heinricus  imperator,  inter  italicos  in  curia  sua  speciali  honore  me  tractavit. 
Registr.,  I,  19.  —  Imperator  Heinricus,  pater  fuus,  dit-il  à  Henri  IV,  ex  qno  me  co- 
gnovit,  pro  sua  magnitudine  honorifice,  et  prœ  ceteris  sanctœ  romanœ  ecclesiœ  filiis 
caritative  habuit.  Registr.,  II,  44. 

(3)  Jam  ab  ineunte  œtate  terrain  vestram  et  libertatem  hujus  gentis  valde  dilexi- 
mus,  etc.,  dit-ii  aux  Romains,  dans  le  Registrum,  II,  39. 


GRÉGOIRE    VII    ET    SON   TEMPS.  6l7 

pour  l'intervention  du  clergé  romain  dans  l'élection  ou  dans  la 
consécration  religieuse   qui  jusqu'à  son  accomplissement  devait 
suspendre  l'eiïet  de  la  nomination  impériale.  Les  Indices  Vaticani 
cités  par  Baronius-Theiner,  ne  parlent  que  de  la  consécration  ro- 
maine. Tel  paraît  être  le  sentiment  de  Jaffé.  C'était  en  effet  dans  un 
synode  à  Worms,  sous  la  présidence  de  l'empereur  et  avec  la  par- 
ticipation des  députés  de  la  ville  et  clergé  de  Rome,  que  Léon  IX 
avait  été  proclamé  pape,  et  non  par  un  acte  purement  arbitraire  de 
l'empereur.  H  est  certain  du  moins  que  le  moine  Hildebrand  fut 
emmené  par  Léon  IX  à  Rome  (1),  où  immédiatement  il  fut  créé 
cardinal  sous-diacre  de  l'église  romaine.  Il  n'a  point  empêché  ce- 
pendant Léon  IX  de  commettre  des  fautes,  et  notamment  celle  de 
la  guerre  contre  les  Normands,  où  le  pape  conduisit  de  sa  personne 
ses  troupes  à  la  bataille  et  fut  fait  prisonnier.  Il  n'y  a  pas  trace  de 
l'opposition  qu'aurait  faite  Hildebrand  à  cette  témérité  politique 
compliquée  d'une  irrégularité  canonique  contre  laquelle  Pierre  Da- 
miani  ne  craignit  pas  de  lever  la  voix  pour  la  blâmer.  Hildebrand 
était  à  coup  sûr  du  même  avis  que  Pierre,  mais  la  prudence  a  dû 
lui  fermer  la  bouche.  Le  moment  où  il  exerça  la  plénitude  de  son 
influence  dirigeante  n'était  pas  encore  venu  en  1053. 

C'est  un  type  original  et  remarquable  dans  l'histoire  que  celui  de 
Léon  IX,  et  M.  Villemain  lui  a  consacré  une  étude  particulière, 
qu'il  a  ornée  de  tout  l'éclat  de  son  talent  d'écrivain.  Léon  IX  était 
un  saint  dans  la  vie  privée.  Nul  chrétien  n'a  plus  vivement  été  pé- 
nétré de  la  foi.  Son  approche  de  Rome,  ses  appréhensions  de  res- 
ponsabilité, la  pureté  de  ses  mœurs,  sont  de  la  primitive  église  et 
fournissent  les  scènes  les  plus  édifiantes;  puis,  dans  la  vie  publique, 
Léon  apporte  les  habitudes  guerrières  des  prélats  féodaux  et  no- 
tamment des  évêques  d'Allemagne,  presque  tous  enfans  de  maisons 
nobles  et  puissantes,  possesseurs  de  vastes  domaines  en  leur  église, 
habitués  à  les  défendre  par  les  armes,  et  souvent  par  nécessité! 
contre  le  brigandage  de  l'époque.  Les  mœurs  guerrières  des  évê- 
ques du  moyen  âge  sont  un  trait  de  caractère.  Léon  IX  en  montra 
l'exemple  dans  sa  campagne  contre  Robert  Guiscard,  où  l'habile  et 
rusé  Normand  triompha  du  pontife,  très  saint  homme,  mais  malha- 
bile capitaine.  Il  paraît  qu'il  confia  spécialement  à  Hildebrand  la 
réforme  et  la  surveillance  des  monastères  romains,  où  s'étaient 
glissés  le  relâchement  et  même  la  corruption.  Il  faut  lire  dans 

{\)  M.  Villemain  et  d'autres  avec  lui  ont  cru  que   Hildebrand  était  à  ce  moment 

"abbé  de  Cluny.  C'est  une  erreur  démontrée  aujourd'hui;  il  paraît  même  qu'il  y  a  eu 

deux  moines  du  nom  d'Hildcbrand  dans  ce  monastère,  ce  qui  amène  des  confusions 

dans  les  chroniques  et  légendes.  Voyez  l'article  de  M.  Rocquain  dans  le  Journal  des 

Savans  de  1872  déjà  cité. 


618  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'ouvrage  de  M.  Villemain  le  tableau  animé  de  cette  décadefice  et 
la  relation  de  l'œuvre  réparatrice  d'Hildebrand.  Le  mélange  singu- 
lier d'une  naïve  dépravation,  de  visions  merveilleuses  et  de  scènes 
touchantes  de  résipiscence  donne  à  ce  récit  un  intérêt  que  rehausse 
l'éclat  de  la  plume  du  brillant  écrivain.  «  On  concevra  sans  peine, 
dit- il,  combien  dans  un  siècle  d'ignorance  et  de  barbarie  cet  exer- 
cice du  gouvernement  monasticpie  devait  donner  de  ressources  et 
d'expédiens  pour  subjuguer  les  esprits,  et  l'on  ne  s'étonnera  pas  de 
voir,  à  cette  époque  et  longtemps  après,  sortir  d'un  cloître  presque 
tous  les  hommes  qui  exercent  le  plus  de  pouvoir  sur  leurs  contem- 
porains. Us  n  étaient  pas  seulement  prêtres,  ils  étaient  moines,  et 
la  vie  du  cloître,  ce  mélange  de  méditation  et  d'activité,  la  pratique 
de  l'obéissance  et  du  commandement  parmi  des  égaux,  leur  avaient 
donné  quelque  chose  de  plus  habile  ou  de  plus  calme.  »  La  réforme 
accomplie  par  le  sous-diacre  lïildebrand  dans  le  monastère  de  Saint- 
Paul  de  Rome  n'était  point  d'ailleurs  une  œuvre  isolée.  Elle  était 
essayée  par  Léon  IX  partout  où  son  autorité  pouvait  commander 
l'obéissance,  et  d'ardens  apôtres  de  rénovation  en  portèrent  l'entre- 
prise à  cette  époque  sur  tous  les  points  de  la  chrétienté  par  une 
sorte  d'élan  gi^néral  qu'a  très  bien  saisi  et  signalé  M.  Guizot  dans 
son  cours  de  18'2S.  Tous  les  esprits  éminens  dans  li  clergé  avaient 
compris  que  la  dissolution  des  ecclésiastiques  devait  anaiblir  leur 
crédit  (1),  et  que  les  concussions  impies  les  rendirent  odieux.  Pierre 
Damiani,'  à  qui  M.  Villemain  consacre  des  pages  aussi  curieuses 
qu'éloquentes,  a  été  l'un  des  organes  les  plus  autorisés  et  les  plus 
écoutés  de  cette  opinion,  et  ses  ouvrages  renferment  l'indication  la 
plus  complète  des  vices  et  des  qualités  dominantes  dans  cette  pé- 
riode mémorab'e  de  l'histoire.  Il  est  plus  chrétien  quelquefois  qu'Hil- 
debrand.  Hildebrand  est  plus  politique,  il  domine,  il  est  le  grand 
homme  d'action  de  la  réforme  en  même  temps  que  son  puissant 
organisateur. 

Je  ne  saurais  quitter  Léon  IX  sans  parler  de  sa  mort,  qui  fournit 
à  M.  "Villemain  un  épisode  poétique  et  hagiographique  à  la  fois  du 
plus  émouvant  caractère.  Le  pieux  pontife  voulut  mourir  dans  son 
église  même,  au  son  du  glas  funèbre,  au  pied  de  l'autel,  y  fit 
transporter  son  lit  mortuaire  aux  yeux  du  peuple  accouru  pour  se 
/epaitre  du  spectacle  d'un  pape  agonisant,  bénissant  la  tombe  ou- 

(1)  Dans  un  ouvrage  spécial  adressé  à  Léon  IX,  Pierre  Damien  dénonce  énergique- 
ment  des  vices  infâmes  dont  étaient  infectées  les  églises  chrétiennes  d'Italie.  Voyez 
dans  l'ouvrage  de  M.  Villemain,  t.  1",  p.  303,  de  curieux  détails  sur  une  correspon- 
dance ouverte  à  cet  égard  entre  Pierre  et  le  pape.  Dans  un  concile  de  cette  époque, 
on  décréta  que  toute  femme  convaincue  de  s'être  prostituée  à  un  prêtre  serait  adjugée 
comme  esclave,  £oit  au  palais  de  Latran,  soit  au  profit  de  l'évéque.  Labbe,  XMI,  p.  o?. 


GREGOIRE   TII   ET   SON   TEMPS.  619 

verte  qui  va  le  recevoir,  et  rendant  enfin  le  dernier  soupir  après 
une  lutte  fantastique  de  la  vie  et  de  la  mort,  où  la  nature  et  l'exal- 
tation spirituelle  déploient  pendant  plusieurs  jours  leur  étrange 
puissance.  C'est  une  scène  de  Shakspeare  dont  notre  illustre  écri- 
vain a  tiré  le  parti  qu'on  pouvait  attendre  de  son  talent,  et  qui  n'a 
d'analogue  dans  aucune  littérature.  L'histoire  de  Léon  IX  est  pleine 
de  singularités  de  ce  genre,  et  non  moins  curieuse  est  la  relation 
de  sa  captivité  chez  les  Normands,  pendant  laquelle  il  releva  par 
une  austère  et  sainte  piété  la  dignité  de  son  caractère  compromise 
et  déchue  par  sa  défaite  à  la  guerre  (1).  A  part  cetie  fitale  entre- 
prise, Léon  IX  redonna  au  siège  pontifical  son  ancien  caractère. 
«  Il  fut  le  premier  pape,  dit  M.  Mignet,  qui  agit  de  nouveau  en 
pasteur  universel.  » 

A  la  mort  de  Léon  IX  (avril  105/i),  Henri  III,  poursuivant  son 
système,  désigna,  pour  succéder  à  Bruno  d'Egisheim,  un  autre  Alle- 
mand de  grande  maison,  très  cher  à  son  cœur  et  son  parent,  neveu 
même  de  Léon  IX,  Gebehard  de  Calvv,  Souabe  d'origine,  évoque 
d'Eichstadt,  proposé  au  concile  de  Mayence  en  mars  1055,  et  accepté 
à  Rome  avec  applaudissement.  Ce  fut  le  sous-diacre  Hildebrand  (2) 
lui-même  qui  fut  député  par  les  Romains  pour  en  faire  la  demande 
instante  à  l'empereur  (3)  qu'il  fut  chercher  à  Goslar,  ce  qui  prouve 
bien  que  son  génie  savait  se  plier  aux  circonstances.  L'élu  de  l'em- 
pereur fut  le  pape  Victor  II,  lequel  n'eut  pas  le  temps  d'accomplir 
tout  le  bien  qu'on  attendait  de  son  crédit  et  de  sa  vertu.  Muratori, 
d'après  un  chroniqueur,  a  cru  que  Victor  II  se  fit  réélire  par  le 
peuple  romain  et  le  clergé,  comme  on  a  dit  qu'avait  fait  L'^on  IX; 
mais  je  crois  que  l'indication  du  Bonizo  ad  amicum  est  erronée,  et 
pour  s'en  convaincre  il  n'y  a  qu'à  lire  <son  récit,  qui  fourmille 
d'inexactitudes.  Tous  les  autres  biographes  de  Victor  II,  recueillis 
par  Watterich,  ne  parlent  que  de  la  consécration  romaine.  Baro- 
nius-Theiner  ne  mentionne  pas  de  réélection,  et  M.  Jaffé  suit  le 
même  sentiment.  La  politique  d'Hildebrand  justifie  cette  conduite, 
car  Victor  II  donna  plus  de  confiance  encore  que  Léon  IX  à  Hilde- 
brand dans  la  direction  de  l'église.  C'est  lui  qui  l'a  invesii  pour  la 
première  fois  d'une  grande  mission  de  réforme,  en  l'envoyant 
comme  légat  a  latere  dans  les  Gaules,  pour  expulser  les  simoniaques 

(1)  Voyez  Léo  der  Neunte  und  seine  Zeit,  de  X.  Hunkler;  Mayence  1851,  in-S".  On 
voit  encore  non  loin  de  Rouffach,  sur  les  pitons  des  Vosges,  les  ruines  du  château 
d'Egisheim ,  où  naquit  Léon  IX.  Il  en  subsiste  trois  tours  qu'on  nomme  les  dreien 
Exen,  et  qui  remontent  au  x*  ou  xi*  siècle. 

(2)  Sur  le  sous-diaconat  d'Hildebrand,  il  a  été  publié  un  ouvrage  ■savant  qu^  doit  être 
recommandé  aux  érudits  :  De  Hildcbrando  subdiacono  ecclesiœ  romance,  auct.  Jul. 
Schirmer,  Berlin  1861»,  in-8». 

(3)  Voyez  Watterich,  loc.  cit.,  t.  I",  p.  183  et  suir. 


620  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

et  les  concubinaires  de  leurs  charges  et  dignités  d'église.  Hilde- 
brand  avait  conservé  un  profond  souvenir  de  cette  légation,  dont 
Pierre  Damien  nous  a  transmis  quelques  détails  touchans  et  cu- 
rieux qu'il  tenait  d'Hildebrand  lui-même  (1).  Baronius-Theiner,  en 
ses  Annales  (1055,  §  15),  nous  donne  le  récit  complet  de  cette  croi- 
sade réformiste,  qui  fut  marquée  par  des  prodiges,  à  laquelle  le  lé- 
gat associa  l'abbé  de  Cluny,  son  ancien  supérieur,  et  qui  fit  au  sous- 
diacre  romain  une  immense  réputation  dans  le  monde  chrétien. 
Victor  II  revint  en  Allemagne  visiter  l'empereur  Henri  III  (1056), 
et  s'y  trouva  à  point  nommé  pour  recevoir  les  derniers  soupirs 
du  monarque  mourant  à  trente-neuf  ans  (2).  Le  pape  accompagna 
son  cercueil  à  la  cathédrale  de  Spire  (3) ,  fondée  par  Conrad  II 
pour  recevoir  les  sépultures  impériales,  et  il  mourut  lui-même, 
jeune  encore,  l'an  d'après  (1057)  en  Toscane,  après  avoir  régné 
deux  ans  et  trois  mois.  Ces  deux  décès,  presque  simultanés,  ont 
changé  la  face  des  choses  dans  l'empire  et  dans  l'église. 

Le  tableau  de  l'état  intérieur  de  l'Allemagne,  qui  termine  notre 
première  étude,  explique  la  situation  compromise  où  la  fin  pré- 
maturée d'Henri  III  a  laissé  la  dynastie  franconienne  malgré  les 
qualités  éminentes  de  ce  prince  et  les  actes  glorieux  de  son  règne. 
L'influence  qu'avait  prise  à  cette  époque  le  moine  Ilildebrand  dans 
le  gouvernement  de  l'église  explique  les  événemens  qui  vont  se 
développer  après  la  mort  d'Henri  III.  Ce  dernier  eût  réformé  l'é- 
glise au  profit  de  l'empire.  De  son  vivant,  l'œuvre  de  Grégoire  VII 
était  impossible;  ce  n'eût  été  qu'une  intrigue,  au  plus  une  conspi- 
ration. Henri  HI  mort,  Hildebrand  était  délivré  d'un  concurrent  re- 
doutable. C'était  d'ailleurs  dans  un  autre  dessein  que  Grégoire  VII 
devait  agir,  et  l'occasion  s'en  présenta  tout  d'abord  pour  l'élection 
du  successeur  de  Victor  II.  Hildebrand,  le  vrai  directeur  depuis 
plusieurs  années  de  la  papauté  vacillante  encore  dans  son  allure  de 
rénovation,  était  le  promoteur  d'une  forte  opinion  romaine  sur  la- 
quelle il  s'appuyait,  et  qu'il  avait  su  s'attacher  (/i)  par  la  revendi- 

(1)  Voyez  les  Epistolœ  de  Pierre  Damien,  p.  23,  édition  de  1610. 

(2)  Quelques  auteurs,  Luden  entre  autres,  font  mourir  Henri  III  à  trente-trois  ans; 
c'est  une  erreur.  Voyez  Struve,  Corp.  hist.  cjerman.,  I,  p.  :{02,  et  Stenzel,  loc.  cit. 

(3)  Les  empereurs  saxons  ont  été  enterrés  un  peu  partout  :  Henri  l"  dans  Tabbaye 
de  Quedlinbourg,  Otton  V  à  Magdebourg,  Ottou  II  à  Rome,  Otton  III  à  Aix-la-Cha- 
pelle, Henri  le  Saint  à  Bamberg;  la  dynastie  franconienne  tout  entière  a  été  ensevelie 
à  Spire.  Les  cendres  des  Hohenstaufen  ont  été  disséminées  :  Conrad  III  à  Bamberg, 
Frédéric  I"  à  Tyr,  Henri  VI  et  Frédéric  II  à  Palerme,  Philippe  à  Spire,  Conrad  IV  à 
Foggia,^onradin  à  Naples.  Les  deux  premiers  Habsburg,  Rodolphe  et  Albert  I",  repo- 
sent aussi  à  Spire  avec  quelques  autres  empereurs. 

(4)  Omnem  populum  ad  sequendum  quidquid  diceret  promptissimum.  Texte  d'un 
contemporain  dans  Baronius-Theiner,  XVII,  p.  132. 


GRÉGOIRE    VII    ET    SON   TEMPS.  021 

cation  des  anciens  privilèges  de  la  ville  éternelle,  même  par  des 
caresses  d'habile  chef  de  parti ,  aux  héritiers  des  factions  de  Tus- 
culum  (1),  qu'il  devait  réduire  plus  tard  à  l'impuissance  définitive. 
Ilildebrand  allait  profiter  adroitement  de  la  minorité  débile  du  fils 
d'Henri  III  pour  faire  franchir  un  degré  de  plus  à  la  réforme  qu'il 
méditait.  Cette  grande  œuvre  était  multiple  et  compliquée;  en  af- 
fronter d'un  seul  coup  tous  les  points  attaquables  eût  été  folie. 
L'audace  d'Hildebrand  est  méthodique  et  prudente.  Les  difficultés 
s'accumuleront  certes  assez  tôt  pour  précipiter  les  acteurs  dans  les 
hasards  d'une  explosion  formidable.  Hildebrand  n'est  pas  prêt  en- 
core à  la  bataille  universelle;  cependant  les  opérations  préliminaires 
peuvent  être  essayées.  Il  va  préparer  le  terrain  par  une  entreprise 
isolée,  mais  hardie. 

A  peine  Victor  II  avait  fermé  les  yeux,  en  Toscane,  à  la  suite 
d'une  courte  maladie  due  aux  fatigues  de  son  voyage  d'Allemagne, 
qu'à  l'instigation  d'Hildebrand  le  peuple  et  le  clergé  romain,  sans 
s'occuper  de  ce  qu'en  dirait  la  cour  impériale,  procédèrent  à  l'élec- 
tion directe  du  pape  qui  devait  succéder  à  Victor  II;  dans  les  vingt- 
quatre  heures  même  la  consécration  lui  fut  donnée.  Le  pape  élu 
était  un  moine  qui,  après  avoir  été  cardinal  chancelier  de  l'égfise 
romaine  du  choix  de  Léon  IX,  s'était  retiré  dans  le  cloître  célèbre 
du  Mont-Cassin,  où  il  méditait  depuis  trois  ans  sur  les  misères  hu- 
maines. Nous  dirons  bientôt  quel  était  ce  personnage;  insistons  ici 
sur  la  forme  de  son  élection.  L'empereur  avait  nommé  le  pape  jus- 
qu'à ce  jour,  et  l'avait  fait  accepter  par  les  Romains.  Hildebrand 
fait  nommer  directement  par  le  peuple  et  le  clergé  de  Rome,  et  par 
une  sorte  de  mouvement  populaire,  le  successeur  de  Victor  II,  ré- 
duisant à  l'approbation  du  fait  accompli  la  fonction  de  l'empire, 
c'est-à-dire  que  les  rôles  sont  renversés;  c'est  le  retour  au  droit 
carlovJngien,  en  tenant  comme  non  avenu  le  droit  ottonien.  L'élu 
était  sans  doute  un  saint  homme,  mais  son  élection  n'en  était  pas 
moins  une  élection  politique  au  point  de  vue  électoral;  elle  l'était 
encore  au  point  de  vue  de  la  personne  de  l'élu  et  de  ses  dispositions 
à  l'endroit  des  désordres  de  l'église.  Il  était  aussi  fort  attaché  aux 
intérêts  italiens,  presque  Italien  par  adoption  de  patrie. 

Le  nouveau  pape,  qui  fut  Etienne  IX,  était  de  fort  grande  mai- 
son, comme  ses  derniers  prédécesseurs.  11  était  de  la  noble  maison 
d'Ardennes  ou  d'Anvers,  issue  d'un  maire  du  palais,  et  troisième  fils 
de  Gothelon  dit  le  Grand,  duc  de  la  Basse-Lorraine,  lequel,  grand 
agitateur  sous  Conrad  II  et  visant  à  l'empire,  avait  légué  son  ambi- 

fl)  Albericus  et  Cincius...  ab  ipsa  pêne  adolescentia  in  romand  palatio  nobiscum 
enulrili,  Reg.  greg.,  VII,  lib.  I,  i,  et  Giesebrecht,  D.  K.,  t.  III,  p.  1050. 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ion  à  son  fils  aîné  Godefroi  le  Barbu,  qui  s'attira  des  coups  très 
rudes  de  la  part  d'Henri  111,  contre  lequel  il  s'était  révolté.  C'est 
sur  les  ruines  de  la  fortune  de  Godefroi  le  Barbu  que  s'étaient  éle- 
vées les  maisons  d'Alsace-Lorraine  et  de  Luxembourg  (1038-10Zi8); 
mais  Godefroi,  privé  de  son  duché,  avait  été  chercher  fortune  ail- 
leurs. Parent  de  Léon  IX,  il  fut  lui  offrir  sa  bonne  épée  dans  la 
guerre  contre  les  Normands,  et  se  fit  un  nom  en  Italie,  où  il 
épousa,  vers  1053,  Béatrix,  veuve  de  Boniface,  marquis  de  Toscane, 
mère  et  tutiice  de  la  fameuse  et  grande  comtesse  Maihilde,  dont 
nous  aurons  bientôt  à  parler.  Léon  IX,  qui  avait  réparé  les  affaires  du 
Barbu,  s'occupa  aussi  de  celles  de  son  frère  Frédéric,  le  fit  d'église 
et  cardinal,  et  en  légua  la  protection  à  Victor  II,  qui  lui  confia  une 
importante  mission  à  Constantinople,  où  il  s'acquit  tant  d'honneur 
et  d'où  il  rapporta  tant  d'argent  qu'il  devint  suspect  à  Henri  III, 
toujours  très  méfiant  à  l'endroit  de  cette  race  active  et  entrepre- 
nante. C'est  alors  que,  dégoûté  d'un  monde  injuste  et  soupçonneux, 
Frédéric  s'était  retiré  au  Mont-Cassin ,  dont  bientôt  il  avait  été 
nommé  abbé.  Poursuivant  sa  bonne  œuvre,  Victor  11  avait  réconci- 
lié Godefroi  et  le  moine  son  frère  avec  Henri  111,  et  dissipé  les  om- 
brages de  la  maison  de  Franconie  à  l'endroit  d'une  compétition, 
pendant  le  dernier  voyage  qu'Henri  fit  en  Allemagne  (1056-1057), 
et  Frédéric  était  entré  pendant  ce  temps  dans  l'intimité  d'Hilde- 
brand,  dont  il  partageait  la  passion  pour  la  réforme  de  l'église  [i), 
—  Lorsque  l'évêque  d'Albano  vint  annoncer  à  Home  la  nouvelle  im- 
prévue de  la  mort  de  Victor  II,  les  amis  d'Hildebrand,  lequel  était 
auprès  du  pape  mort,  se  réunirent  aussitôt  chez  le  cardinal  Frédé- 
ric à  Borne.  Il  y  fut  dit  que,  l'empire  étant  vacant  par  le  décès 
d'Henri  III,  ils  pouvaient  procéder  directement  d'eux-mêmes  à  l'é- 
lection d'un  pape,  sans  attendre  les  ordres  de  la  cour  de  Germanie. 
L'argument  était  subtil,  mais  il  y  avait  apparence  de  droit,  le  suc- 
cesseur d'Henri  III  n'ayant  pas  encore  été  couronné  empereur.  La 
délibération  conclut  à  passer  outre  à  l'élection  immédiate.  Frédé- 
ric proposait  Hildebrand  au  choix  des  Bomains,  mais  ceux-ci,  en- 
traînés par  les  amis  d'Hildebrand  lui-même,  pioclamèrent  à  l'in- 
stant Frédéric,  qui  prit  le  nom  d'Etienne  parce  que  c'était  le  jour 
commémoratif  de  la  mémoire  de  ce  saint  apostolique. 

Le  nouveau  pape  dépêcha  Hildebrand  à  Balisbonne  pour  expli- 
quer l'affaire  avec  les  ménagemens  convenables  à  la  cour  de  Ger- 
manie, où  l'on  sentit  le  coup,  mais  où  l'on  avait  des  préoccupations 
plus  particulières  qui  imposaient  la  réserve  et  l'attente  du  moment 

(1)  Sur  toute  cette  affaire  d'Etienne  IX,  voyez  Gfrôrer,  t.  I",  passim;  —  l'Art  de 
vérifier  les  dates,  t.  III,  p.  101,  et  t.  I",  p.  178;  Baronius-Tlieiner,  XVII,  passim,  et 
Saint-Marc,  Abrégé  chronologique  de  l'histoire  générale  d'Italie,  t.  III,  p.  23C  et  suiv. 


GRÉGOIRE    VII    ET   SON    TEMPS.  623 

opportun.  M.  Villemain  a  quelques  pages  excellentes  sur  celte  mis- 
sion délicate.  Brûlant  de  zèle  pour  la  réforme,  Etienne  IX  signala 
de  son  côté  snn  avènement  par  deux  grands  actes,  la  promotion  du 
respectable  Pierre  Damiani  à  l'évôché  d'Ostie,  et  l'entreprise  de  la 
réforme  du  clergé  de  Milan,  où  les  plus  grands  déréglemens  désho- 
noraient l'église.  «  On  y  voyait,  dit  Baronius  d'après  un  contempo- 
rain, des  prêtres  passant  leur  vie  à  chasser  au  chien  ou  à  l'oiseau; 
d'autres  hantaient  les  tavernes  et  les  maisons  suspectes,  d'autres 
étaient  connus  comme  usuriers  déhontés;  presque  tous  vivaient  pu- 
bliquement en  concubinat  réglé  ou  avec  des  filles  perdues,  tous  pra- 
tiquaient scandaleusement  la  simonie,  du  plus  humble  au  plus  grand, 
nul  n'était  exempt  de  reproche.  »  Tel  était  l'état  déplorable  où  était 
tombée  l'église  de  saint  Ambroise  (1).  Etienne,  dirigé  par  Ililde- 
brand,  assembla  des  conciles  et  frappa  de  coups  répétés  le  diocèse 
de  Milan.  Arrêté  par  une  fin  trop  prompte  après  quelques  mois  de 
pontificat,  Etienne  IX  réunit  les  évêques  et  les  grands  autour  de  son 
lit  de  mort,  et  leur  enjoignit,  sous  peine  d'analhème,  de  ne  pas  lui 
nommer  un  successeur  avant  le  retour  d'Hildebrand  de  son  voyage 
d'Allemagne,  —  ce  qui  n'empêcha  pas  la  nomination  d'un  anti- 
pape éphémère  de  la  part  de  la  faction,  de  Tusculum,  persistante  à 
reconquérir  sa  vieille  et  pernicieuse  domination  (2).  Cet  antipape, 
subrepticement  intronisé,   «  siégeait  depuis  quelques  mois,    dit 
M.  Villemain,  lorsque  le  redoutable  Hildebrand  revint  de  la  cour 
d'Allemagne,  où  il  avait  déjà  reçu  les  plaintes  des  hommes  attachés 
à  son  parti.  Il  s'arrêta  dans  Florence,  et  de  là  il  écrivit  aux  Romains 
pour  leur  reprocher  une  élection  faite  en  son  absence,  au  mépris 
d'un  décret  du  dernier  pontife.  Il  parut  même  qu'il  invoquait  alors 
le  droit  de  V empire  à  V élection  des  papes.  »  Un  grand  nombre  d'é- 
vêques  se  joignirent  à  lui,  et  le  profond  politique  fit  élire  dans  leur 
assemblée  un  évêque  de  Florence,  Gérard,  né  sujet  de  l'empire, 
natione  Allobros,  qui  alio  vocabulo  Burgundio  dicitur  (3),  candidat 
sur  lequel  s'accordèrent  les  suffrages  germaniques  et  les  suffrages 
romains,  in  quem.  et  Romanorum  et  Teutonicorum  studia  consense- 
rant,  dit  le  chroniqueur  bien  informé  Lambert  d'Aschaffenbourg. 

En  effet,  Hildebrand  avait  rencontré  chez  Agnès  d'Aquitaine,  veuve 
de  Henri  111  et  tutrice  du  jeune  Henri  IV  âgé  de  huit  ans,  un  es- 
prit vif  et  sympathique,  prompt  à  saisir  les  difficultés  de  la  situa- 
tion, et  disposé  à  céder  ce  qu'elle  ne  pouvait  plus  retenir,  à  savoir 
la  haute  direction  de  l'église  romaine,  que  son  royal  époux  avait  si 

(1)  Voyez  Baronius-Theiner,  t.  XVII,  p.  132,  et  Watterich,  t.  P',  p.  199. 

(2)  Voyez  Giesebrecht,  loc.  cit.,  p.  20  et  1052.  L'historien  allemand  appelle  Etienne  X 
celui  que  l'Art  de  vérifier  les  dates  nomme  Etienne  IX. 

(3)  Voyez  Watterich,  loc.  cit.,  1. 1",  p.  204. 


624  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fermement  gardée  en  main.  Elle  voulait  d'ailleurs  ménager  le  futur 
couronnement  de  son  fils  comme  empereur  à  Rome,  et  le  concours 
d'Hildebrand  lui  était  nécessaire  pour  compléter  la  transmission 
des  couronnes  que  Henri  111  avait  si  noblement  portées.  Jusqu'à  ce 
couronnement,  son  fils  n'était  que  roi  de  Germanie  et  roi  d'Italie. 
Elle  crut  avoir  captivé  Hildebrand,  qui  crut  à  son  tour  avoir  captivé 
l'impératrice,  tous  deux  ayant  besoin  l'un  de  l'autre  pour  arriver  à 
leurs  fins  diverses.  Agnès  se  hâta  même  de  renvoyer  Hildebrand  en 
Italie,  dès  qu'elle  apprit  la  mort  du  pape  Éiienne  et  la  nomination 
frauduleuse  de  son  prétendu  successeur  par  la  faction  éternelle  de 
Tusculiim.   Le  très  érudit  Saint-Marc  (2),  qui  a  si  profondément 
traité  l'histoire  de  la  querelle  des  investitures,  et  M.  Yillemain  après 
lui,  travaillant  sur  les  mêmes  documens,  ont  très  bien  déroulé, 
chacun  avec  le  caractère  qui  le  distingue  et  avec  des  nuances  di- 
verses, le  fil  de  cette  négociation  particulière  d'où  sortit  l'élection 
de  Nicolas  H,  qu'Hildebrand  obtint  encore,  par  le  bénéfice  des  cir- 
constances, du  suffrage  direct  de  la  saine  partie  du  peuple  et  du 
clergé  romain  (1059),  soutenus  spécialement  en  cette  occurrence 
par  l'intervention  du  redouté  Godefroi  le  Barbu,  jaloux  de  sceller 
du  sceau  de  ses  armes  .sa  réconciliation  avec  la  cour  de  Germanie, 
et  nourrissant  peut-être  sous  le  masque  du  dévoûment  quelque  am- 
bitieux dessein  exploité  par  Hildebrand.  Ce  dernier  présida  la  cé- 
rémonie de  la  consécration  pontificale,  où  pour  la  première  fois, 
dit-on,  une  double  couronne  fut  posée  sur  la  tète  de  l'élu,  l'une 
portant  inscrits  ces  mots  :  corona  de  nianu  Dei,  l'autre  portant  ces 
mots  :  diadcma  imperii  de  mnmi  Pétri. 

Hildebrand  avait  fait  en  apparence  les  affaires  de  l'empire,  qui 
par  son  adhésion  sembla  diriger  encore  la  nomination  papale;  en 
réalité,  Hildebrand  n'avait  fait  que  les  affaires  de  la  papauté,  en 
consacrant  par  une  nouvelle  application  la  reprise  de  l'élection  di- 
recte, en  obtenant,  pour  occuper  le  saint-siége,  un  pape  dont  il 
était  sûr,  et  qui  ne  marchanderait  pas  son  concours  à  la  grande 
œuvre  de  la  réforme,  enfin  en  donnant  à  la  papauté  en  Italie  un 
appui  militaire  autre  que  celui  des  Allemands;  mais  cette  élection, 
tout  heureuse  qu'il  la  croyait,  n'avait  été  emportée  que  \)^v  un 
habile  tour  de  main,  et  par  une  sorte  d'expédient  politique.  Hilde- 
brand et  Nicolas  H  se  hâtèrent  d'assurer  pour  l'avenir  l'indépen- 
dance de  l'élection  romaine  en  la  purgeant  de  la  turbulence  com- 
promettante du  suffrage  universel.  Par  lui,  Hildebrand  avait  obtenu 

(1)  Voyez  le  tome  III  de  son  Abrégé  chronologique  de  l'histoire  d'Italie,  p.  262. 
C'est  xin  livre  illisible  que  ce  prétendu  Abrégé;  mais  je  ne  connais  pas  de  plus  savant 
livre  d'iiistoire  au  xviii'  siècle,  et  les  bénédictins  l'avaient  apprécié  à  sa  valeur.  Voyez 
e  tome  III  de  l'Art  de  virifier  les  dates. 


GRÉGOIRE    VII    ET    SON    TEMPS.  625 

l'émancipation;  mais  autre  chose  était  la  conservation  de  la  liberté 
acquise.  Hiidebrand  était  peu  curieux  d'en  remettre  le  soit  aux  fac- 
tions dont  était  travaillée  la  cité  romaine.  Pour  aviser  k  ce  péril,  un 
concile  fut  réuni  dans  l'église  de  Latran,  où  le  système  électoral  de 
la  papauté  fut  réglé  par  un  décret  célèbre,  dont  la  durée  s'est  per- 
pétuée à  travers  les  siècles  en  ses  points  principaux  parce  que  la 
sagesse  politique  en  était  la  base  essentielle.  Le  texte  de  ce  décret  a 
fourni  matière  à  discussion;  il  faut  lire  à  ce  sujet  Baronius  et  Saint- 
Marc.  Le  choix  du  pape  devait  appartenir  désormais  au  collège  des 
cardinaux-évêques,  auxquels  s'adjoindraient  les  cardinaux-diacres, 
curés  de  Rome,  et  un  petit  nombre  de  laïques.  Le  choix  serait  pour- 
tant soumis  à  l'approbation  du  peuple  et  du  clergé  réunis.  Le  pape 
devait  être  choisi  de  préférence  dans  le  sein  de  l'église  de  Rome  ; 
mais,  si  l'on  n'y  trouvait  pas  de  sujet  digne  de  cette  élévation,  il 
pouvait  être  pris  ailleurs,  «  sauf,  était-il  ajouté,  l'honneur  et  le 
respect  dus  à  notre  cher  fils  Henri,  présentement  roi,  et  qui,  s'il 
plaît  à  Dieu,  sera  bientôt  empereur,  comme  nous  le  lui  avons  ac- 
cordé, et  comme  le  seront  ses  successeurs,  auxquels  le  siège  apo- 
stolique accordera  le  même  droit.  » 

Ce  décret,  dit  M.  Mignet  (1),  devait  mettre  un  terme  aux  an- 
ciennes élections  démocratiques,  qui  avaient  pris  un  caractère  féo- 
dal depuis  la  fin  du  ix"  siècle,  et  aux  nominations  impériales,  qui 
s'étaient  établies  sur  la  ruine  de  l'élection  féodale.  «  11  concentra 
l'élection  des  papes  dans  une  petite  assemblée  de  hauts  dignitaires 
de  l'église  romaine,  lesquels,  plus  éclairés,  plus  sages,  plus  reli- 
gieux, furent  plus  disposés  à  faire  des  choix  habiles.  Il  en  exclut  en 
quelque  sorte  le  pouvoir  intéressé  de  l'empereur  et  le  pouvoir  tu- 
multueux du  peuple,  car  être  simplement  appelé  à  confirmer, 
comme  l'un,  ou  à  approuver,  comme  l'autre,  c'était  avoir  l'obliga- 
tion de  consentir  et  non  le  droit  d'élire.  Cette  institution,  qui  se 
compléta  par  la  cessation  assez  prompte  des  confirmations  impé- 
riales et  un  peu  plus  tardive  des  consentemens  populaires,  fonda 
dans  le  collège  des  cardinaux  un  corps  électoral  religieux  et  aris- 
tocratique, qui  devint  le  sénat  de  la  nouvelle  Rome,  et  donna  des 
maximes  suivies  à  son  gouvernement.  » 

Ainsi  la  campagne  de  la  réforme  et  de  la  liberté  de  l'église  était 
partout  vivement  engagée,  dans  l'administration  intérieure  de  l'é- 
glise avec  résolution,  dans  les  rapports  avec  la  couronne  impériale 
avec  modération.  Ce  n'était  déjà  plus  une  aspiration  simple,  c'était 
une  cause  presque  gagnée.  La  question  des  mœurs,  du  célibat  sa- 
cerdotal, du  trafic  des  charges  de  l'église,  était  mûre  dans  l'opi- 

(1)  Voyez  M.  Mignet,  loc.  cit.,  janvier  1861,  p.  23. 
TOME  civ.  —  1873.  40 


626  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nion,  c'était  celle  de  la  rénovation  morale  de  l'église,  de  la  révolu- 
tion politique  de  son  gouvernement,  c'était  une  révolution  sociale 
tout  entière.  Légalement  accomplie,  il  lui  restait  la  difllculté  pra- 
tique, et  sur  ce  point  la  lutte  allait  se  produire  avec  tous  les  carac- 
tères des  habitudes  contemporaines.  Plans  et  moyens  devaient  se 
ressentir  du  conflit  passionné  des  intérêts  humains  et  des  disposi- 
tions de  l'esprit  au  moyen  âge.  Si  plus  tard  on  put  au  concile  de 
Trente,  si  de  nos  jours,  au  xix*  siècle,  on  peut  discuter  avec  calme 
sur  la  controverse  du  célibat  des  prêtres,  il  n'était  pas  permis  de 
le  faire  impunément  au  xi*  siècle.  Vainement  les  prêtres  mariés 
invoquèrent  des  traditions  de  la  primitive  église.  La  corruption 
d'autres  prêtres  compromit  la  question  pure  du  mariage,  qui  fut 
taxée  d'hérésie  détestable  et  poursuivie  sans  miséricorde  comme 
telle,  avec  l'inexorable  logique  de  l'époque  et  la  conscience  iné- 
branlable de  la  foi.  La  lutte  tourna  même  bientôt  à  la  forme  de 
parti,  religieux  et  politique  à  la  fois,  et,  arrivée  à  cette  condition, 
l'ardeur  passionnée  des  adversaires  ne  respecta  plus  aucune  limite. 
Mais  n'anticipons  pas  sur  cette  triste  phase  de  la  querelle  du  sacer- 
doce et  de  l'empire. 

On  se  demande  naturellement  si  la  cour  de  Germanie  a  dû  rester 
silencieuse  devant  cette  prise  de  possession  d'indépendance  qu'as- 
surait à  la  papauté  le  décret  de  Nicolas  U.  Hildebrand  avait  pu  se 
convaincre  par  ses  observations  personnelles  et  par  les  informations 
qu'il  avait  recueillies  pendant  ses  deux  derniers  voyages  d'Alle- 
magne de  l'état  des  esprits  en  ce  pays  et  de  la  situation  difficile, 
non  soupçonnée  en  Italie,  de  la  royauté  franconienne.  U  ne  s'y  était 
pas  trompé.  La  mort  de  Henri  III  avait  jeté  le  désarroi  dans  le 
gouvernement  de  l'empire.  Une  femme  spirituelle  et  digne  de  res- 
pect, mais  inexpérimentée  et  jeune  encore,  étrangère  enfin,  parlant 
à  peine  la  langue  du  pays,  se  trouvait  en  face  de  complications 
inextricables  :  une  aristocratie  puissante,  revêche,  avide,  séditieuse, 
ingouvernable,  sinon  par  l'autorité;  de?  populations  divergentes 
d'intérêt,  indociles,  soumises  à  des  influences  suspectes,  au  nord  et 
au  sud  de  l'Allemagne;  une  armée  de  moines  entre  les  mains  des- 
quels était  la  foice  morale  du  pays,  et  complètement  se  imise  aux 
lois  et  à  l'impulsion  d'un  pouvoir  étranger;  un  corps  épiscopal  riche 
et  princier,  uni  sans  doute  d'intérêt  avec  l'empire,  mais  profondé- 
ment imprégné  d'institutions  féodales  par  la  possession  d'immenses 
territoires  et  par  la  condition  personnelle  des  évêques,  et  flottant, 
par  suite  d'une  situation  équivoque,  entre  le  respect  de  l'em- 
pire, l'autorité  de  l'église  et  les  entraînemens  féodaux;  telle  était 
la  situation  compromise  de  l'impératrice  Agnès  et  de  son  gouver- 
nement. C'était  pourtant  dans  le  corps  épiscopal  que  Henri  III  et 


GRÉGOIRE    VII    ET    SON    TEMPS,  Q'17 

Agnès  avaient  placé  leur  espérance.  L'épiscopat  allemand  dut  con- 
seiller à  l'impératrice-mère  de  s'entendre  avec  Ilildebrand.  Elle 
parut  suivre  une  inclination  naturelle  en  se  rapprochant  de  lui,  à  la 
mort  du  pape  Etienne;  mais  par  les  concessions  que  l'entente  exi- 
geait, la  grande  loi  ottonienne  était  sacrifiée,  l'autorilé  impériale 
était  ébranlée,  la  domination  de  l'empire  sur  la  papauté  se  trouvait 
sapée  par  la  base.  Il  ne  fallait  plus  qu'une  occasion  pour  émanciper 
complètement  l'église,  et  dès  lors  le  règne  des  Allemands  en  Italie 
était  sérieusement  menacé.  Hildebrand  sut  épier  cette  occasion, 
l'attendre,  la  provoquer  secrètement  peut-être;  elle  ne  tarda  pas  à 
se  présenter. 

La  mort  de  l'empereur  avait  surpris  tout  le  monde,  et  personne 
n'était  prêt  pour  une  entreprise  subversive.  On  put  donc  organiser 
sans  résistance  une  administration  nouvelle.  Le  gouvernail  ne  fut 
disputé  par  personne  à  la  régente,  ainsi  qu'il  était  advenu  lorsque 
l'impératrice  Théophanie  prit  la  tutelle  d'Otton  III.  L'impératrice 
put  môme  prendre  paisiblement  possession  du  duché  de  Bavière, 
qui  lui  avait  été  adjugé  à  la  mort  du  duc  Conrad  (1056).  La  pré- 
sence du  pape  Victor  II  facilita  l'inauguration  du  gouvernement 
d'Agnès,  dont.la  sollicitude  maternelle  fut  bientôt  mise  à  l'épreuve 
par  les  Saxons,  qui  essayèrent  de  s'insurger  pour  enlever  la  couronne 
à  un  enfant  (1057)  chez  lequel  ils  craignaient  de  rencontrer  un 
jour  la  main  ferme  de  son  père.  Cette  tentative  échoua,  mais  elle 
donna  l'éveil  à  d'autres  desseins  criminels.  Du  nord,  les  complots 
passèrent  au  midi  de  l'Allemagne.  Henri  III  avait  promis  naguère 
au  puissant  Berthold  de  Zâringhen  de  lui  donner  le  duché  de  Souabe 
après  la  mort  du  duc  régnant  Otton  de  Schweinfurt,  et  à  titre  de 
gage  lui  avait  remis  son  anneau.  Cet  engagement  était-il  connu  de 
l'impératrice?  On  l'ignore.  Tant  il  y  a  qu  Oiton  étant  mort  (1057), 
elle  disposa  du  duché  de  Souabe  en  faveur  de  Rodolphe  de  Rhinfel- 
den,  auquel  elle  donna  de  plus  sa  fille  en  mariage  à  la  suite  d'un 
enlèvement  qu'on  crut  avoir  été  simulé  pour  tromper  les  Zâringhen. 
Cette  affaire  fit  du  bruit.  Il  fallut  apaiser  Berthold  avec  le  duché 
de  Carinlhie,  dont  il  ne  parut  pas  satisfait,  et  les  princes  allemands 
eurent  l'œil  ouvert  sur  les  périls  du  gouvernement  d'une  femme 
non  suffisamment  prémunie  contre  les  surprises,  et  qu'on  accusait 
de  s'abandonner  sans  réserve  à  la  direction  de  l'évêque  d'Angsbourg, 
soupçonné  d'une  intimité  suspecte  avec  la  jeune  veuve  d'Henri  111. 
Vainement  l'impératrice  essaya-t-elle  de  satisfaire  l'ambition  des 
Nordheim  et  des  Brunswick,  et  de  ranger  à  son  parti  des  évêques 
influens,  tels  qu'Annon,  archevêque  de  Cologne,  personnage  très 
considéré,  fort  influent  dans  la  région  rhénane,  et  en  très  bonnes 
relations  avec  Rome;  une  entreprise  malheureuse  contre  les  Hon- 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grois  acheva  de  perdre  dans  l'opinion  le  gouvernement  de  l'impé- 
ratrice Agnès,  et  tous  s'entendirent  pour  tramer  contre  elle  un  per- 
nicieux projet. 

C'était  vers  l'an  1062.  La  cour  était  dans  l'île  de  Saint-Suibert, 
sur  le  Rhin,  non  loin  de  Nenss.  Auprès  d'elle  se  trouvaient  Otton  de 
Nordheim,  le  margrave  Ekbert  de  Brunswick,  l'archevêque  de  Co- 
logne, accompagnés  d'autres  prélats  et  princes.  Un  jour,  après  un 
grand  festin,  l'archevêque  en  gaîté  proposa  au  jeune  roi,  alors  âgé 
de  douze  ans  à  peine,  de  lui  montrer  un  des  bateaux  de  l'évêché, 
qu'il  avait  fait  richement  décorer.  L'enfant,  confiant  et  entraîné, 
accepta  l'olTre  du  prélat,  et,  accompagné  des  seigneurs  qui  étaient 
d'accord  avec  Annon,  il  monta  dans  le  bateau  épiscopal;  mais  soudain 
les  rameurs  gagnèrent  le  large,  et  l'enfant,  surpris  d'une  manœuvre 
où  il  discernait  bien  l'attentat  dirigé  contre  lui,  se  jeta  bravement 
dans  le  Rhin  pour  échapper  à  la  violence  dont  il  était  l'objet.  Le  mar- 
grave Ekbert  s'élança  promptement  après  le  roi  pour  le  sauver  de  la 
rapidité  du  courant,  et,  non  sans  péril  pour  lui-même,  il  le  ramena 
dans  le  bateau,  qui  poursuivit  sa  route  vers  Cologne,  et  où  à  force 
de  caresses  on  parvint  à  lui  faire  oublier  l'enlèvement  qui  l'arra- 
chait à  la  tutelle  de  sa  mère.  L'évèque  et  les  princes  alléguèrent 
l'intérêt  public  pour  se  justifier  d'avoir  violé  la  majesté  royale  en 
saisissant  de  force  la  régence  de  la  personne  du  roi,  et  l'impéra- 
trice, après  avoir  éclaté  en  une  vive  indignation,  dédaignant  de  se 
plaindre  davantage,  fut  demander  à  Dieu,  dans  un  cloître,  des  con- 
solations contre  les  outrages  et  l'injustice  des  hommes. 

Agnès  ne  trouva  ni  sympathie  ni  protection  en  cour  de  Rome, 
car  à  l'occasion  du  fameux  décret  de  jNicolas  II  elle  avait  montré 
des  dispositions  inquiétantes.  L'évèque  d'Augsbourg  l'avait  même 
poussée  à  une  manifestation  qui,  dans  les  circonstances  présentes, 
était  une  témérité,  —  manifestation  qui  devait  se  perdre  en  actes 
vains,  n'étant  soutenue  par  aucune  entreprise  en  Italie,  et  qui  tou- 
tefois, justement  blâmée  par  Pierre  Damien,  excita  de  l'irritation 
chez  Hildebrand;  M.  Villemain  en  a  dévoilé  les  détails  avec  intelli- 
gence (1).  Agnès  avait  fait  plus  encore.  Nicolas  11  étant  mort  en 
juillet  1061,  l'impératrice  sollicitée  par  les  évéques  de  Lombardie, 
la  plupart  simoniuques  et  concuhinalres,  fit  élire,  dans  une  réunion 
d'évêques  et  de  princes  convoqués  à  Bâle,  l'évèque  de  Parme  Cada- 
lous,  homme  de  médiocre  réputation,  qui  se  posa  rival  et  antipape 
de  l'élu  des  cardinaux  romains,  Anselme  évêque  de  Lucques,  cou- 
ronné le  30  septembre  1061  sous  le  nom  d'Alexandre  IL  Ce  schisme 
engendra  beaucoup  de  troubles  malgré  l'activité  d' Hildebrand  et 

(I)  Histoire  de  Grégotre  VII,  t.  I",  p.  336-337. 


GRÉGOIRE    VII    ET   SON   TEMPS.  629 

la  condamnation  des  conciles.  Annon,  archevêque  de  Cologne,  aus- 
sitôt après  son  coup  d'état,  se  hâta  de  donner  des  preuves  de  son 
attachement  pour  la  cour  romaine  en  assemblant  un  synode  dans 
le  château  d'Osbor  (28  octobre  1062),  où  de  nombreux  évèques 
d'Allemagne  et  d'Italie  condamnèrent  l'antipape  Cadalous  et  don- 
nèrent raison  au  décret  de  Nicolas  II.  Aussi  l'église  de  Rome  mon- 
tra-t-elle  beaucoup  de  faveur  à  la  régence  d'Annon,  qui  pourtant  a 
été  fatale  à  l'Allemagne  et  surtout  à  Henri  IV.  Si  l'acte  de  violence 
de  ce  prélat  a  été  prémédité  avec  Hildebrand,  on  ne  saurait  le  dire; 
ce  qui  est  certain,  c'est  que  ce  dernier  en  a  profité.  A  partir  de 
1062,  l'indépendance  romaine  n'a  plus  eu  rien  à  craindre  de  l'Alle- 
magne, et  la  nouvelle  constitution  électorale  de  la  papauté  a  eu  le 
temps  de  se  raffermir.  Une  bonne  cause  a  été  servie  par  un  détes- 
table coup  de  main.  Une  meilleure  politique  concilia  l'appui  des 
JNormands  de  l'Italie  inférieure  à  la  papauté,  qui  plus  tard  put  re- 
gretter de  s'être  livrée  à  de  si  rusés  et  intéressés  amis;  mais  l'Italie 
et  spécialement  les  états  de  l'église  étaient  désolés  par  le  brigan- 
dage. Rome  ne  pouvait  se  passer  d'appui  militaire;  elle  ne  le  trou- 
vait plus  dans  l'empire  depuis  la  mort  d'Henri  III.  Godefroi  le  Barbu 
avait  quitté  l'Italie  pour  retourner  dans  la  Basse-Lorraine;  Hil- 
debrand et  Nicolas  H  négocièrent  avec  l'ennemi  intime  des  Alle- 
mands et  des  Lombards,  avec  Robert  Guiscard,  la  papauté  n'ayant 
pas  sous  sa  disposition  une  puissance  temporelle  assez  imposante 
pour  réprimer  l'audace  de  la  féodalité  italienne,  favorisée  par  les 
mécontentemens  des  prêtres  simoniaques  et  concubinaires. 

La  papauté  semblait  ne  pouvoir  se  passer  de  l'empire  et  ne  pouvait 
vivre  cependant  avec  son  protecteur.  Vainement  le  pape  et  les  évè- 
ques prononçaient  chaque  jour  des  excommunications  contre  les 
ravisseurs  et  violateurs  des  choses  saintes,  l'autorité  pontificale  se 
perdait  en  retentissemens  inutiles  pour  le  rétablissement  de  l'ordre 
et  de  la  sécurité.  «  Les  prêtres  inventaient  des  récits  de  merveilles 
et  d'apparitions  pour  effrayer  les  consciences.  C'était,  dit  M.  Ville- 
main,  le  texte  le  plus  fréquent  des  prédications  en  langue  latine  et 
en  langue  vulgaire.  Hildebrand  le  traitait  surtout  avec  une  vive 
éloquence  dont  les  contemporains  gardèrent  le  souvenir.  Ils  nous 
ont  même  transmis  un  passage  d'un  sermon  sur  ce  sujet  qu'il  pro- 
nonça dans  l'église  d'Arezzo.  On  y  sent  ces  terreurs  d'imngination 
dont  le  Dante  fut  inspiré  un  siècle  plus  tard,  et  l'on  conçoit  aisé- 
ment que  les  fictions  de  la  Divine  Comédie  soient  venues  à  la  pensée 
du  poète  dans  un  pays  où  la  religion  entretenait  sans  cesse  le 
peuple  de  semblables  images.  »  L'Italie  était  donc  profondément 
agitée  et  par  les  circonstarjces  politiques  et  par  le  mouvement  de  la 
réforme  religieuse.  Alexandre  II,  soutenu  par  le  génie  inébranlable 


630  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Hildebrand,  avait  peine  à  tenir  le  timon  des  affaires.  La  papauté 
résista  cependant  à  l'orage. 

L'Allemagne  n'était  pas  moins  agitée.  Le  jeune  roi  Henri  était  un 
enfant  qui  donnait  de  grandes  espérances  aux  uns  et  de  grandes 
craintes  aux  autres.  La  nature  l'avait  bien  traité  sous  tous  les  rap- 
ports; elle  lui  avait  donné,  avec  un  corps  sain  et  vigoureux,  de 
belles  dispositions  d'esprit.  Il  y  avait  en  lui  beaucoup  du  génie  de 
son  père,  mais  un  sort  cruel  et  fatal  le  poursuivit  depuis  l'enfance 
jusqu'au  tombeau.  L'amour  maternel  s'était  montré  indulgent  pour 
ses  caprices  d'enfant,  et  les  calculs  des  courtisans  favorisèrent  ses 
volontés  mal  dirigées.  Lorsqu'il  revint  de  son  douloureux  étourdis- 
sement  après  l'enlèvement  de  Saint-Suibert,  il  se  trouva  dans  un 
monde  qui  lui  était  étranger  et  qui  lui  parut  hostile.  Il  pénétrait  à 
peine  le  fond  des  choses,  et,  ne  pouvant  deviner  le  but  final  de  la 
cruauté  exercée  envers  lui,  sa  jeune  âme  en  était  déchirée.  Elle 
flottait  entre  la  méfiance  et  le  soupçon,  l'entêtement  et  la  dissimu- 
lation, l'indifférence  pour  l'opinion  du  monde  et  le  mépris  des 
hommes.  Les  germes  de  religion  et  de  moralité  que  la  nature  et  la 
première  éducation  avaient  développés  en  son  cœur  furent  broyés, 
presque  étouffés.  Quel  sentiment  pouvait-il  avoir  pour  l'archevêque 
Annon,  réputé  saint  pourtant  aux  yeux  du  grand  nombre?  11  paraît 
qu'après  de  premières  et  inutiles  caresses  l'enfant  royal  fut  traité 
avec  une  sévérité  tout  aussi  inutile  pour  le  plier  au  joug  d'una  di- 
rection nouvelle.  Le  crime  vulgaire  et  presque  sauvage  dont  il  avait 
été  victime  ne  pouvait  sortir  de  sa  mémoire;  il  n'y  songeait  qu'avec 
effroi,  et  les  princes  de  l'empire  eux-mêmes  qui  l'avaient  exécuté 
se  trouvèrent  bientôt  en  face  de  grands  embarras.  Ce  qui  avait 
paru  facile  tant  qu'on  était  resté  au  projet  fut  reconnu  difficile  après 
le  succès,  à  savoir  l'administration  de  l'empire  et  le  contentement 
de  chacun.  Aucun  prince  ecclésiastique  ou  laïque,  aucun  vassal 
puissant  ou  faible,  ne  se  montra  disposé  non-seulement  à  l'obéis- 
sance, mais  encore  au  moindre  sacrifice  dans  l'intérêt  général  de 
l'empire  ou  de  la  royauté.  Nul  ne  voulut  reconnaître  l'autorité  d'une 
régence  conquise  si  violemment.  Toute  situation  devint  précaire  ou 
équivoque,  et  chacun  chercha  ses  avantages  ou  sa  sûreté  dans  la 
ruse,  l'artifice  et  la  menace.  Il  n'existait  plus,  à  vrai  dire,  de  po- 
lice publique,  témoin  la  scène  atroce  des  vêpres  de  (îoslar,  où  ba- 
taille fut  livrée  dans  l'église  sous  les  yeux  du  jeune  roi,  entre  deux 
dignitaires  ecc1é>ia^tiques  soutenus  par  leurs  suppôts.  De  l'Eyder 
aux  Alpes,  de  la  Meuse  à  l'Oder,  le  pays  fut  en  proie  à  la  discorde, 
aux  guerres  privées,  à  la  violence. 

Le  jeune  roi  avait  été  ramené  à  Goslar,  où  s'établit  un  centre 
de  gouvernement.  Annon  de  Cologne  et  le  duc  Otton  de  îNordheim 


GRÉGOIRE  VII    ET   SON   TEMPS.  631 

s'en  posèrent  les  chefs.  Une  cour  était  rétablie  pour  le  jeune  prince, 
et  Adalbert,  archevêfiue  de  Brème,  fut  spécialement  préposé  à  son 
éducation.  La  raideur  étroite  de  l'archevêque  de  Cologne  (1)  était 
déjà  une  calamité  pour  la  royauté  franconienne,  bien  qu'il  fût  Saxon 
et  qu'il  eût  des  liens  avec  la  ville  de  Goslar,  où  tout  l'esprit  de  la  Saxe 
semblait  concentré  (2);  mais  le  choix  d' Adalbert  était  plus  déplo- 
rable encore.  On  peut  voir  dans  Fleury  de  quelle  manière  ce  prélat 
traitait  les  affaires  de  l'église  (3)  en  général;  il  traita  celle  de  l'édu- 
cation du  prince  d'une  manière  plus  singulière,  et  obtint  sur  son 
esprit  une  iniluence  de  suspecte  origine  et  de  funeste  conséquence. 
Annon  avait  au  moins  pour  lui  la  pureté  des  mœurs;  la  vie  privée 
d'Adalbert  était  assez  compromise,  ce  qui  n'empêcha  pas  la  cour  de 
Rome  de  lui  conférer  le  titre  de  légat  dans  les  pays  septentrionaux. 
Il  était  dévoué  au  pape,  et  malgré  cela  les  chroniques  monastiques 
lui  sont  hostiles  {Ix).  Pour  capter  l'affection  de  son  royal  élève,  Adal- 
bert ne  trouva  rien  de  mieux  que  de  lâcher  la  bride  à  ses  passions 
et  d'en  favoriser  même  les  écarts.  Un  autre  archevêque,  celui  de 
Mayence,  partage  sa  responsabilité  devant  l'histoire  à  propos  de  cette 
éducation  princière.  C'était  Sigefroi  d'Eppenstein,  abbé  de  Fulde 
avant  d'être  évêque,  issu  d'une  grande  famille  de  Wettéravie  dont 
l'archevêché  de  Mayence  semble  avoir  été  le  patrimoine.  Le  gou- 
vernement de  la  personne  du  roi  et  des  choses  de  l'empire  était 
donc  entre  les  mains  des  évêques;  educatio  régis  atque  ordinatio 
omnium  rerum  ^yublicarum  2yenes  episcojJOs  erat,  dit  Lambert  d'As- 
chaffenbourg  (5).  Us  avaient  livré  les  confidences  et  la  familiarité 
de  l'enfant  à  un  jeune  chevalier,  Werner,  parent  de  l'évêque  de  ce 
nom  à  Strasbourg,  pernicieux  ami  dont  l'influence  et  le  crédit  valu- 
rent bientôt  au  prince  la  haine  du  peuple  et  à  lui  le  mépris  univer- 
sel. Adalbert  et  le  comte  Werner  disposaient  de  tout  à  la  cour  au 
grand  scandale  des  honnêtes  gens.  Hi  duo  pi^o  rege  i^nporitabanl, 
dit  Lambert;  ab  his  episcopatus  et  abbatiœ,  ab  his  quidquid  eccle- 
siasticarum,  quidquid  secularium  dignitatum,  est,  emebatur. 

Ce  fut  dans  cette  misérable  condition  que  se  développa,  au  phy- 
sique comme  au  moral,  l'adolescence  d'Henri  IV.  La  cour  du  jeune 
roi  était,  selon  la  coutume,  transportée  tantôt  dans  un  lieu,  tantôt 

(1)  Sur  le  caractère  et  l'histoire  d'Annon,  voyez  la  longue  notice  de  VArt  de  vérifier 
les  dates,  t.  III,  p.  2(J5;  Fleury,  loc.  cit.,  t.  LX,  p.  48,  et  surtout  M.  Linder,  Anno  II 
der  Heilige,  etc.  Leipzig  1862,  in-8''. 

(2)  Voyez  les  Antiquit.  GoslarienseSj  dans  les  Rer.  germanic.  script,  de  Heineccius 
et  Leuck.eld,  1707,  in-fol. 

(3)  Fleury,  loc.  cit.,  LX,  57. 

(4)  Voyez  par  exemple  les  Annales  C'orbeien&es,  dans  Leibniz,  Rer.  Brunsio.  script., 
t.  II,  p.  305. 

(5)  Voyez:  pour  les  dttaile  ce  chroniqueur  dans  Pistorius-Struvc,  t.  I",  p.  330-332. 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  un  autre,  et  les  grandes  fêtes  de  l'église  étaient  célébrées  suc- 
cessivement dans  des  localités  différentes.  Cet  usage,  qui  avait  pour 
mobile  la  pensée  de  propager  le  respect  et  l'amour  du  souverain, 
n'aboutissait  qu'à  la  désaffection  du  prince  et  au  despect  de  ses  con- 
seillers. Sans  doute,  dit  Luden,  ceux-ci  pouvaient  surveiller  le 
jeune  roi,  l'entourer  d'un  jaloux  espionnage,  empêcher  par  tout 
moyen  que  rien  n'arrivât  à  ses  oreilles;  mais  l'enfant  avait  été 
poussé  plus  avant  que  ne  comportait  son  âge;  il  était  devenu  péné- 
trant par  la  crainte  de  nouvelles  violences.  11  se  jeta  par  distrac- 
tion dans  les  ébats  qu'on  offrait  à  son  ardeur  pour  la  chasse  et  les 
plaisirs;  mais  il  voyait  de  trop  près  les  vices  et  les  passions  pour 
n'en  pas  garder  le  mépris  de  l'humanité.  Les  chagrins  concentrés, 
des  excès  qu'on  peut  supposer,  les  crises  de  l'âge,  déterminèrent 
chez  lui,  de  1067  à  1068,  une  grave  maladie  dont  il  eut  peine  à  se 
relever.  Il  atteignait  alors  l'âge  de  dix-huit  ans.  Ce  fut  après  sa 
guérison  que  l'attention  publique  fut  attirée  sur  un  caprice  du 
prince  qui  prit  facilement  le  caractère  d'une  affaire  politique.  Dès 
l'âge  de  cinq  ans,  son  père  avait  disposé  de  lui  pour  un  mariage, 
et  l'avait  fiancé  à  la  fille  du  puissant  marquis  de  Suse,  qui  tenait  en 
ses  domaines  les  passages  d'Allemagne  en  Italie  par  les  Alpes.  La 
jeune  Berthe  avait  été  conduite  à  la  cour  de  Germanie,  et,  d'un  âge 
à  peu  près  égal  à  l'âge  d'Henri,  elle  avait  grandi  à  côté  de  lui, 
sans  inspirer,  ce  qui  n'est  pas  rare  en  cas  pareil,  d'autre  sentiment 
à  son  fiancé  que  celui  d'un  attrait  médiocre.  Lors  donc  que,  l'âge 
propice  arrivant,  on  voulut  les  unir  par  le  lien  religieux  et  naturel 
des  époux,  Henri  subit  la  volonté  que  lui  imposèrent  les  évêques 
régens,  mais  ni  son  cœur  ni  ses  sens  ne  se  prêtèrent,  paraît- il, 
aux  vœux  de  ses  tuteurs.  Les  choses  en  étaient  là,  lorsqu'en  1069, 
ayant  recouvré  la  santé,  acquis  de  l'expérience  et  pris  quelque 
hardiesse  par  l'émancipation  politique  qu'il  venait  de  recevoir  en 
revêtant  l'armure  de  l'âge  viril,  Henri  parla  de  divorce  avec  son 
épouse  Berihe,  et  montra  la  résolution  de  satisfaire  son  désir.  Ses 
ennemis  lui  ont  reproché  cette  pensée  comme  un  acte  de  déprava- 
tion. Ce  n'est  point  à  dix-neuf  ans,  et  après  tant  de  contraintes 
morales,  qu'une  pareille  corruption  se  glisse  dans  le  cœur  humain. 
Le  langage  et  les  motifs  que  lui  prêtent  les  chroniques  non  passion- 
nées ont  le  caractère  d'une  naïveté  pour  laquelle  on  éprouve  de 
l'indulgence  (1)  et  qui  porte  l'empreinte  de  la  vérité. 

(1)  «  Rex  ad  publicum  refert,  dit  Lambert  [loc.  cit.,  p.  338),  sibi  cum  u^ore  sua  non 
couvenire,  diu  oculos  hominutn  fefellisse,  uUra  fallere  nolle,  niillum  cjus  crimen  quo 
juste  repudium  mereatur  offerre,  sed  se,  iiicertum  quo  faio,  quo  Dei  judicio,  nullam 
cum  ea  maritalis  operis  copiam  habere,  proinde  per  Deum  orare  ut  se  maie  oaiinata 
compede  absolvant.  »  Dans  la  lettre  de  l'archevêque  de  Mayence  au  pape,  nous  lisons  : 


GRÉGOIKE    VII    ET    SON    TEMPS.  633 

Les  archevêques  de  Mayence  et  de  Brème  se  montraient  complai- 
sans  pour  la  volonté  du  jeune  roi,  mais  ils  n'osèrent  prononcer  la 
dissolution  du  mariage  sans  prendre  avis  de  la  cour  de  Rome,  où 
l'affaire  apparut  sous  un  aspect  tout  différent.  En  effet,  parmi  les 
services  que  la  papauté  a  rendus  à  la  moralité  européenne  au 
moyen  âge,  il  faut  compter  son  inexorable  sévérité  pour  maintenir 
l'indissolubilité  du  mariage.  Elle  a  plié  la  ])arbarie  au  respect  de  ce 
lien,  qui  est  une  des  conditions  de  la  sociabilité  humaine.  L'église  s'é- 
tait surtout  montrée  inflexible  à  comprimer  les  fantaisies  des  princes 
sur  ce  point,  et,  soit  qu'elle  y  trouvât  le  moyen  d'étendre  sur  eux  son 
autorité,  soit  plutôt  que  ses  motifs  fussent  d'une  irréprochable  pu- 
reté, rien  ne  put  la  faire  dévier  de  sa  voie  à  cet  égard.  Les  enfans 
de  Charlemagne  l'avaient  éprouvé  les  premiers;  tout  récemment,  le 
fils  de  Hugues  Capet  avait  dû  se  soumettre,  à  Paris,  à  la  loi  cano- 
nique, et  donner  l'exemple  du  respect  pour  la  grande  loi  morale  de 
la  catholicité.  La  papauté  fut  aussi  rigoureuse  pour  le  roi  de  Ger- 
manie Henri  IV.  Ce  jeune  prince  inquiétait  déjà  le  pape  Alexandre 
et  son  directeur  Hildebrand.  Ils  redoutaient  les  représailles  de  la 
violence  de  Cologne,  qui  étaient  attribuées  au  parti  papal  du  pays 
allemand;  ils  auraient  peut-être  obtenu,  en  cédant,  une  transac- 
tion avantageuse  sur  le  droit  impérial,  toujours  debout,  à  l'endroit 
de  l'élection  pontificale;  mais  tel  n'était  point  le  caractère  de  l'al- 
tier  et  religieux  Hildebrand.  Sur  la  nouvelle  des  dispositions  du 
roi  de  Germanie,  le  pieux  cardinal  Pierre  Damieu  fut  envoyé  en 
Allemagne  et  déploya  toutes  les  ressources  de  son  éloquente  charité 
pour  détourner  le  jeune  Henri  IV  du  scandale  qu'il  était  prêt  à  don- 
ner à  la  chrétienté.  Le  roi  céda  devant  l'onction  puissante  du  légat, 
et  M.  Villemain  a  transporté  dans  son  récit  de  cette  scène  reli- 
gieuse la  simplicité  sympathique  des  documens  contemporains.  La 
jeune  reine  Berihe  montra  dans  cette  occasion  solennelle  un  esprit 
et  une  délicatesse  au-dessus  de  son  âge,  et  par  son  affection  habile 
autant  que  par  sa  sincère  résignation,  elle  fit  la  conquête  de  son 
époux,  auquel  elle  donna  toujours  les  preuves  d'un  attachement 
dévoué.  Des  historiens  mal  informés  ont  attribué  à  cette  princesse 
des  aventures  et  des  dissentimens  qui  appartiennent  à  un  second 
mariage  d'Henri  IV. 

Dès  cette  époque  de  1069  commence  à  poindre  dans  les  chroni- 
ques des  couvens  allemands  une  malveillance  calomnieuse  envers 
le  jeune  roi,  qui,  victime  politique  du  clergé,  laissait  probablement 
échapper  des  sentimens  peu  tendres  pour  les  ordres  monastiques 

<'  nie  retulit  nobis,  ea  de  causa  se  velle  ab  ea  separari,  quia  non  posset  ei  tam  natu- 
rali,  quam  maritali  coitus  fœdere  copulari.  »  Voyez  Mascov,  p.  20,  note  5,  et  Labbe, 
ConcU.,  t.  IX,  p.  1200. 


634  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dévoués  aux  Romains.  Ainsi  nous  lisons  dans  les  Annales  Palidenses, 
que  nous  avons  déjà  citées,  d'absurdes  et  impossibles  accusations 
d'idolâtrie,  de  magie,  de  monstrueuses  débauches  et  cruautés  (1) 
dirigées,  sous  l'an  1068,  contre  un  enfant  de  dix-huit  ans,  privé 
de  sa  mère,  et  odieusement  gouverné  par  des  évèques,  chez  lequel 
la  compression  de  la  crainte  et  de  perfides  provocations  ont  pu  déve- 
lopper des  vices,  mais  que  les  gens  d'église  moins  que  personne 
avaient  le  droit  de  lui  reprocher.  L'œuvre  de  désaiïection  s'accom- 
plissait cependant,  et  une  explosion  ne  tarda  point  à  se  produire. 
Elle  éclata  vers  1070,  tout  à  la  fois  en  Thuringe,  où  l'archevêque 
de  Mayence  ruinait  les  peuples  par  ses  exactions,  et  en  Saxe,  où 
l'archevêque  de  Brème  soulevait  les  passions  locales,  et  où  le  jeune 
roi  suscitait  par  ses  étourderies  des  mécontentemens  fomentés  et 
exploités  par  la  grande  noblesse.  La  révolte  prenait  le  caractère  de 
la  guerre  civile;  ses  soutiens  étaient  Otton  de  Nordheim,  maladroi- 
tement converti  en  séditieux  déclaré,  les  Billung  plus  cauteleux,  et 
le  margrave  Thedi  (2)  de  Misnie.  C'était  l'ancienne  opposition  dy- 
nastique qui  se  réveillait  les  armes  à  la  main,  et  il  paraît  bien 
qu'on  en  voulait  à  la  vie  du  roi.  Celui-ci  était  d'âge  à  payer  de  sa 
personne;  il  le  fit  avec  bravoure  et  résolution.  Les  révoltés  n'en 
furent  que  plus  acharnés.  11  se  commit  des  horreurs.  M.  Villemain  a 
trop  glissé  peut-être  sur  cette  guerre  civile  de  1070,  qui  est  le  dé- 
but de  la  grande  lutte  entre  Henri  IV  et  la  papauté.  Giesebrecht  et 
Gfrôrer  lui  ont  rendu  dans  l'histoire  l'importance  que  Mascov, 
Struve  et  Saint-Marc  lui  avaient  déjà  reconnue  et  assignée.  Il  y  a 
même  eu  à  ce  sujet  peut-être  une  légère  confusion  de  dates  dans  la 
savante  mémoire  de  i\I.  "Villemain.  Les  Annales  PuUdenscs  ont  avec 
exactitude  constaté  la  révolte  des  Saxons  et  des  Thuringes  en  1070. 
Les  Annales  d'Ilildesheim  (3),  une  des  sources  les  plus  précieuses 
pour  cette  époque,  malgré  la  prévention  aniifranconienne  qui  les  in- 
spire, nous  fournissent  d'amples  détails,  et  Lambert  d' Aschaffenbourg 

(1)  «Per  immoderatam  autem  carnis  petulantiam  in  tentum  a  Deo  fuit  alienatus  quod 
etiam  quandam  imagiiiem  ad  mensuram  digiti,  ex  Egypto  allatam,  venerahatur,  ab  illa 
quotiens  oracula  quœsivit,  —  neccsse  habebat  aut  cliristianum  immolare,  aut  maxi- 
mam  fornicationem  in  summa  festivitate  procurare.  »  Pertz,  t.  XVI,  p.  70.  De  sem- 
blables imputations  se  lisent  dans  d'autres  chroniques  de  ce  temps,  comme  dans  celles 
de  Reichersperg  et  dans  les  Annales  sax.,  ce  qui  prouve  que  ces  tui'pitudes  étaient 
colportées  d'un  cloître  à  l'autre  par  les  préposés  à  la  chronique. 

(2)  Sur  ce  marquis  Thedi  ou  Dedi,  voyez  Eccard,  Hisl.  généal.  sax.,  p.  63,  sous  le 
nom  de  Dedo  III,  et  l'Art  de  vérifier  les  dates,  t.  III,  p.  4'22. 

(3)  Voyez  Leibniz,  Rer.  Drunsiv.  script.,  t.  I",  p.  731,  et  Pertz,  t.  III,  p.  103  et 
suiv.,  sous  la  date  de  1070.  Le  marquis  Dedi  donne  le  signal  de  l'insurrection.  Lam- 
bert raconte  l'accusation  de  complot  contre  la  vie  du  roi  imputée,  à  tort  probablement, 
à  Ottou  de  Nordheim. 


GRÉGOIRE   VU   ET   SON   TEMPS.  635 

les  complète  avec  son  exactitude  ordinaire.  Il  nous  représente  l'é- 
pous3  du  margrave  Tliedi  de  Vettin  comme  très  ardente  à  la  sédition  : 
elle  avait,  paraît-il,  quelques  griefs  particuliers  contre  le  jeune  roi. 
La  révolte  fut  réprimée.  Les  Billung,  si  puissans,  furent  réduits  à  la 
soumission,  et  Otton  de  Nordheim  paya  sa  révolte  du  prix  de  son 
duché  de  Bavière,  qui  fut  donné  à  son  gendre  Welf  d'Italie,  par  le- 
quel s'est  propagée  en  Allemagne  la  seconde  maison  des  Guelfes, 
entée  par  mariage  et  par  adoption  sur  la  première  qui  venait  de 
s'éteindre,  celle  des  Guelfes  carlovingiens  d'Altorf.  De  là  sont  par- 
ties, comme  nous  l'avons  indiqué  dans  la  première  partie  de  ce  tra- 
vail, les  deux  maisons  de  même  souche,  de  Hanovre  en  Allemagne, 
et  d'Esté  en  Italie. 

La  royauté  de  Germanie,  quoique  victorieuse,  resta  pourtant  très 
affaiblie,  car  la  révolte  avait  laissé  un  levain  vivace;  une  conspira- 
tion nouvelle  était  près  d'éclater,  et  les  moines  se  mettaient  sour- 
dement de  la  partie,  irrités  contre  le  luxe  et  les  concussions  des 
évêques  de  la  cour.  Henri,  trompé  par  ses  conseils,  ne  voyait  dans 
les  réclamations  contre  des  évêques  agréables  que  la  rébel'ion 
contre  sa  personne,  continuée  sous  un  autre  prétexte.  Son  inexpé- 
rience le  conduisit  à  d'inévitables  fautes.  Il  n'en  a  pas,  à  vrai  dire, 
la  responsabilité  morale,  car  il  avait  vingt  ans,  et  Adalbert  de  Brème 
était  encore  en  plein  crédit.  L'archevêque  de  Mayence  excommu- 
niait les  récalcitrans,  et  Annon  de  Cologne  administrait  souveraine- 
ment les  affaires.  Adalbert  n'est  mort  qu'en  1072,  et  Annon  ne  s'est 
démis  qu'en  1073,  pour  se  retirer  dans  un  couvent.  Ces  dates  sont 
précieuses  à  recueillir  (1).  On  ne  peut  douter  qu'Henri  ne  regardât 
la  cour  de  Rome  comme  la  secrète  instigatrice  de  ses  embarras.  11 
faisait  remonter  jusqu'à  elle  sa  tragique  aventure  du  Rhin,  et,  la 
légèreté  de  la  jeunesse  aidant,  les  mécontens  de  la  sévérité  romaine 
avaient  appui  auprès  de  lui.  De  son  côté,  la  cour  de  Rome  avait  l'œil 
ouvert  sur  les  dispositions  du  jeune  roi,  dont  la  fierté  se  dévelop- 
pait. Les  fauteurs  de  Cadalous  troublaient  encore  l'Italie,  où  ce  sup- 
pôt d'intrigue  s'était  posé  en  représentant  du  droit  impérial  (2).  Les 
rapports  personnels  du  jeune  roi  avec  Alexandre  II  étaient  donc  fort 
tendus,  et  Hildebrand,  tout-puissant  auprès  du  pape,  se  montrait  ir- 
rité de  certaines  velléités  d'opposition  germanique.  Les  simoniaques 
et  les  concubinaires  relevaient  la  tête  en  Allemagne,  et  l'autorité 

(1)  Voyez  Mascov,  p.  29-31,  et  l'Art  de  vérifier  ias  date&r  t.  III,  aux  archevêques  de 
Cologne. 

(2)  Voyez  la  scène  du  concile  romain,  racontée  par  Saint-Marc,  t.  III,  p.  406,  où 
Cadalous  attaqua  la  légitimité  pontificale  d'Alexandre  II,  et  où  le  cardinal  Hildebrand 
s'emporta  si  vivement  contre  le  pape  intrus  et  contre  le  droit  électoral  de  l'empire 
invoqué  par  ce  dernier. 


636  RETDE   DES   DEUX   MONDES. 

supérieure  du  pape  y  était  sérieusement  contestée.  Deux  abbés,  ceux 
de  Fulcle  et  d'Hersfeld,  grands  et  riches  monastères,  ayant  été  con- 
damnés pour  refus  de  prestations  à  l'archevêque  de  Mayence,  dans 
un  synode  provincial,  appelèrent  de  la  décision  en  cour  de  Rome, 
et  Henri,  voyant  dans  cet  appel  un  attentat  contre  l'autorité  impé- 
riale, promit  d'en  empêcher  l'exécution.  Lorsqu'on  apprit  à  Rome 
cette  résolution,  le  pape  en  fut  fort  offensé.  A  ce  grief  se  joignait 
celui  de  nourrir  les  soldats  avec  les  biens  des  couvens,  et  de  vendre 
les  bénéfices  ou  d'en  favoriser  le  trafic.  Hildebrand  n'en  parlait 
qu'avec  indignation.  Il  résolut  de  frapper  un  grand  coup  et  de  dé- 
masquer la  dernière  batterie  de  son  plan  d'attaque  contre  la  cor- 
ruption du  siècle.  Il  ne  suffisait  pas  d'avoir  entrepris  la  réforme 
morale  de  l'église  et  d'avoir  rendu  la  papauté  indépendante,  il  fai- 
fait  encore  soumettre  l'état  à  l'église;  ce  troisième  point  était  le 
complément  nécessaire  et  la  garantie  des  deux  premiers.  Il  fallait  à 
tout  événement  demander  le  plus  pour  s'assurer  du  moins.  L'An- 
gleterre résistait,  et  Guillaume  n'était  pas  d'humeur  à  céder.  En 
France,  les  Capétiens  raffermis  s'étaient  relevés  de  la  docilité  du 
roi  Robert.  Pour  l'Allemagne,  l'occasion  était  belle.  On  avait  affaire 
à  un  enfant,  l'empire  était  miné  par  la  révolte.  Il  fallait  s'attaquer 
vivement  à  lui,  et  par  lui  imposer  aux  autres  rois  la  suprématie  de 
la  papauté.  Le  but  était-il  chrétien  (1)?  Peut-être,  mais  les  moyens 
furent  marqués  du  sceau  des  passions  humaines.  Le  pape  Alexandre, 
inspiré  par  Hildebrand,  cita  le  jeune  roi  (1072)  à  comparaître  à  Rome 
pour  s'y  justifier  des  actes  qui  lui  étaient  imputés.  C'était  une  pro- 
cédure inouie  encore  dans  les  fastes  de  l'église.  Il  y  avait  eu  des 
condamnations  ecclésiastiques  contre  des  princes  régnans,  mais  le 
pape  n'avait  point  encore  mandé  de  roi  devant  son  tribunal.  L'en- 
treprise parut  excessive  à  de  sages  esprits.  Ce  n'était  pas  au  pape 
Alexandre  qu'il  appartenait  de  la  mener  à  bout;  il  mourut  le 
21  avril  1273,  avant  qu'Henri  IV  eût  répondu  à  la  sommation. 

Sa  succession  ne  pouvait  échoir  qu'à  Hildebrand.  Il  était  élu  par 
l'opinion  avant  de  l'être  par  les  cardinaux,  aux  termes  du  décret 
organique  de  Nicolas  II.  Il  fut  acclamé  presque  au  moment  même 
où  Alexandre  expirait.  «  Il  semble,  dit  avec  raison  M.  Yillemain, 
qu'après  tant  de  pontificats  créés  et  dirigés  par  lui  son  tour  de  ré- 
gner était  naturellement  venu.  D'ailleurs,  par  cela  seul  que  les  af- 
faires se  brouillaient  du  côté  de  l'Allemagne,  le  plus  hardi  défen- 
seur de  l'église  en  devenait  le  chef  nécessaire.  Le  récent  décret 
d'Alexandre  II,  qui  mandait  Henri  IV  à  Rome,  ne  laissait  plus  en 
réalité  pour  l'église  romaine  d'autre  pape  qu'Hildebrand,  intrépide 

(1)  Voyez  pourtant  M.  Laurent,  ouvrage  cité,  p.  54  et  suiy. 


GRÉGOIRE    VII    ET    SON   TEMPS.  637 

conseiller  de  cette  audacieuse  démarche.  11  n'y  avait  que  lui  placé 
assez  haut  pour  frapper  l'empereur.  »  Le  licgislrum  de  Grégoire  VII 
contient  le  procès-verbal  de  cette  mémorable  élection.  Elle  n'était 
pas  encore  obtenue  qu'Hildebrand  en  éprouva  un  sincère  et  pro- 
fond effroi,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  se  prêter  à  l'intronisation 
immédiate.  M.  "Villemain  croit  que  ce  fut  par  une  modération  affec- 
tée qu'il  refusa  la  consécration  jusqu'à  r.npprobation  du  chef  de 
l'empire,  dont  Yhonnciir  et  le  droit  avaient  été  réservés  par  le  dé- 
cret de  Nicolas  II.  Je  pense  que  ce  motif  consacré  par  la  légende 
n'est  pas  admissible.  Hildebrand  n'était  pas  prêtre  lorsqu'il  fut  élu 
pape;  il  n'était  que  diacre.  I!  fut  ordonné  prêtre  le  22  mai  et  consacré 
le  30  juin  (1).  Quant  à  la  lettre  hautaine  de  notification  de  l'élection 
à  l'empereur,  avec  avis  que,  si  l'empereur  approuvait  l'élection  du 
pape,  le  pape  ne  laisserait  pas  impunis  les  crimes  de  V empereur  {^), 
cette  lettre  encore  citée  partout  aujourd'hui  est  purement  imagi- 
naire; elle  eût  été  insensée  au  moment  où  l'on  en  rapporte  la  date. 
Grégoire  s'est  exprimé  au  contraire  avec  une  paifaite  convenance  à 
l'égard  de  l'empereur  dans  ses  lettres  du  6  mai  à  Godefroi  le 
Bossu,  duc  de  la  Basse-Lorraine  (3),  et  aux  princesses  Béatrix  et 
Mathilde.  Il  n'y  a  pas  trace  dans  le  Rcgistnim  de  notification  élec- 
torale à  l'empereur.  Le  seul  écrivain  qui  en  parle  est  Bonizo,  évêque 
de  Sutri,  dont  le  livre  Ad  amicum  est  rempli  d'histoires  fausses  ou 
invraisemblables  {h).  M.  "Villemain  a  raison  de  croire  cette  fameuse 
lettre  supposée.  Je  ne  dois  pas  dissimuler  pourtant  que  Muratori  et 
après  lui  M.  Mignet  admettent  la  lettre  comme  véritable,  mais  avec 
les  expressions  adoucies  du  cardinal  d'Aragonia,  écrivain  hagio- 
graphe  du  xiv^  siècle  seulement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  peut  considérer  la  guerre  entre  l'empire  et 
la  papauté  comme  ouvertement  déclarée  par  l'avènement  de  Gré- 
goire VII.  Les  contemporains  ne  s'y  trompèrent  pas.  Lambert  d'As- 
chaffenbourg  constate  qu'à  la  nouvelle  de  l'élection  d'Hiidebrand, 
un  sentiment  général  et  profond  d'appréhension  pénétra  tous  les 
esprits.  Le  personnage  était  bien  connu;  on  s'attendait  à  tout  de  sa 
part.  «  Après  la  mort  du  pape  Alexandre,  dit-il,  les  Bomains  é\\i- 
Tent  ùiconsidto  rege,  pour  lui  succéder,  Hildebrand,  virum  sacria 
lîtleris  eniditissimiim,  et  connu  depuis  longtemps  par  la  pratique 
de  toutes  les  vertus;  mais,  comme  ce  personnage  était  bouillant  de 
zèle  pour  les  intérêts  de  Dieu,  les  évêques  de  Germanie  furent  sur- 

(1)  Voyez  Jaffé,  Regesta,  etc.,  p.  406. 

(2)  Nunquam  ejus  nequitiam  portaturum.  Watterich,  t.  I",  p.  309. 

(3)  Voyez  Jaffé,  Begislrum,  p.  19  et  22. 

(4)  Le  livre  de  Bonizo  est  imprimé  in  extenso  dans  la  collection  d'Cfflfele,  t.  II,  ot 
par  extraits  dans  la  collection  de  Wattericli.  Les  manuscrits  de  Munich  (le  seul  qu'ait 
connu  Potthast)  et  du  Vatican  donnent  des  leçons  très  différentes. 


638  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

le-champ  saisis  d'une  grande  crainte,  episcopi  protinm  grandi 
srnipido  permovcri  cœperunt,  appréhendant  que  cet  homme  d'un 
génie  véhément,  ne  vir  véhément is  iiif/enii,  et  d'une  foi  ardente  en 
Dieu,  et  acris  erga  Deum  fidei,  ne  les  traitât  trop  rigoureusement 
pour  leurs  négligtinces,  et  ne  discutât  leur  conduite  avec  trop  de 
sévérité.  Ils  se  réunirent  donc  et,  d'un  commun  accord,  comynuni- 
hus  omnes  consiliis  regem  adorti,  vinrent  prier  le  roi,  orabant,  de 
tenir  comme  non  avenue  l'élection  pontificale,  faite  sans  son  ordre 
à  Rome,  iit  oleclioncm,  quœ  ejus  injussu  fada  fucrat,  irritam  fore 
decerneret,  affirmant  que,  si  le  roi  ne  prenait  les  devans  sur  l'im- 
pétuosité du  nouveau  pape,  nisi  impelum  hominis  prœvenire  matu- 
rare/,  le  mal  deviendrait  irrémédiable,  et  le  roi  lui-même  s'en  res- 
sentirait, in  ipsum  l'egein  redunduturum  csset.  A  ces  conseils,  qui  ne 
manquaient  pas  de  vah^ur  politique,  que  répondit  ce  jeune  roi  que 
les  mohies  saxons  qualifient  déjà  de  jNéron  nouveau  (1)  et  d'être  si 
pervers  que  les  crimes  des  plus  grands  scélérats  ne  sauraient  être 
comparés  aux  siens  (2)?  11  sursit  à  prendre  aucune  résolution,  et 
envoya  le  comte  Ëberard  à  Rome,  pour  voir  les  choses  par  ses  yeux 
et  lui  en  faire  rapport.  L'envoyé  royal  fut  bien  reçu  par  le  pape, 
auquel  il  donna  de  rassurans  renseignemens,  et  de  si  bonnes  rela- 
tions s'établirent  entre  le  pape  élu  et  le  jeune  roi,  que  Grégoire  \II 
en  témoigna  lui-même  sa  satisfaction  en  une  lettre  que  nous  lisons 
au  Registrum,  —  de  tout  quoi  l'on  peut  conclure  encore  que  la  lettre 
fulminante  dont  parle  Bonizon  est  apocryphe.  Quant  à  ce  qu'ajoute 
Lambert  au  sujet  de  la  consécration  retardée,  il  n'est  évidemment 
que  l'écho  d'un  bruit  qui  fut  répandu  en  Allemagne  par  les  amis  de 
la  paix,  et  ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'il  dit  qu'en  effet  le  pape  re- 
tarda sa  consécration  jusqu'à  l'année  suivante,  tandis  qu'il  est  bien 
établi  qu'il  fut  consacié  au  mois  de  juin  1073  (3). 

Quelles  qu'aient  été  ces  premières  communications  de  l'empereur 
Henri  IV  avec  le  pape  Grégoire  VU,  un  fait  est  assuré,  c'est  qu'il  y 
eut  un  sursis  apparent  d'hostilités  entre  les  deux  potentats,  et  qu'a- 
vant la  fin  de  l'année  une  nouvelle  et  formidable  insuiTection  éclata 
dans  la  Saxe.  Les  deux  grands  personnages  qui  sembla'ent  se  me- 
surer de  l'œil  avant  d'entrer  en  lice  corps  à  corps  se  préparaient  à 
la  bataille  dans  des  conditions  bien  différentes.  On  a  vu  depuis  lors 
Frédéric  II  et  Innocent  IV  entrer  en  champ-clos  presque  avec  armes 
égales;  entre  Boniface  VIll  et  Philippe  le  Bel  l'avantage  est  resté  au 

(1)  Brunon  de  Magdebourg,  De  bello  saxonico,  Pertz,  t.  V;  —  Paul  de  Bernerled, 
dans  Watterich  t.  F';  —  Albert  de  Stade,  dans  Pertz,  XVI. 

(2)  «  Henricus  archipirata...  consaetudinariis  crimiuibus,  a  seculis  inaudita  excogi- 
tabat,  etc.  »  Conrad  d  Ursperg,  dans  Struve,  t.  I^',  p.  305. 

(3)  Voyez  la  Ckronica  Sancti  Benedicti,  dans  Pertz,  t.  III,  p.  203,  et  Bonizon  lui- 
même,  dans  Watterich. 


GRÉGOIRE   VII   ET    SON   TEMPS.  639 

roi  ;  mais  entre  Grégoire  YII  et  Henri  IV  les  situations  étaient  fort 
inégales,  et  pour  la  qualité  des  personnes  et  pour  la  cause  en  li- 
tige. D'un  côté,  c'était  un  jeune  prince  de  vingt-trois  ans,  mal  élevé 
peut-être,  ignorant  à  coup  sûr,  n'ayant  que  la  fierté  d'un  sang  il- 
lustre, dépourvu  d'expérience  politique,  mais  pénétré  du  sentiment 
des  échecs  infligés  à  sa  majesté  souveraine;  battu  en  brèche  par 
les  moines,  qui  étaient  les  maîtres  des  entraînemens  populaires, 
trahi  par  la  grande  noblesse  d'un  pays  de  féodalité,  n'ayant  pour 
lui  que  le  corps  épiscopal ,  intéressé  au  maintien  des  abus,  et  par 
cela  même  odieux  dans  l'opinion;  dépourvu  du  prestige  qui  com- 
mande l'obéissance  et  le  respect.  En  face  de  ce  champion  royal, 
indécis,  impuissant,  à  demi  découronné,  se  posait  un  pape  éner- 
gique et  redouté,  armé  des  foudres  de  la  foi,  rompu  aux  affaires  et 
au  maniement  des  hommes,  résolu  à  tout  pour  tiiompher  des  ob- 
stacles, disposant  de  la  puissance  formidable  de  la  conscience  hu- 
maine, et  obéi  par  une  armée  adm.irablement  disciplinée.  Quant  à 
la  cause  en  litige,  la  fatalité  avait  mis  le  mauvais  rôle  du  côté  du 
roi;  c'était  la  résistance  des  simoniaques  et  du  clergé  concubinaire 
qu'il  protégeait,  et  la  question  de  l'indépendance  politique  de  l'état 
disparaissait  sous  le  masque  hideux  des  concussions  impies  et  de 
l'immoralité  publique  du  clergé  féodal.  Aussi  penserais-je  volon- 
tiers que  Grégoire  VII,  sentant  sa  force  et  connaissant  la  faiblesse 
de  son  adversaire,  que  je  veux  croire  présomptueux  et  dissimulé, 
a  cru  n'avoir  pas  besoin  de  croiser  le  fer  avec  Henri  IV,  et  qu'il 
suffisait  de  le  livrer  à  la  révolte  d'un  peuple  mutiné  pour  en  avoir 
raison.  C'est,  à  mon  avis,  ce  qui  explique  la  temporisation  de  Gré- 
goire et  l'espèca  de  magnanimité  dont  il  s'est  donné  le  mérite  au 
début  de  son  pontificat.  Il  me  semble  entendre  un  de  ses  succes- 
seurs regardant  passer  des  hautes  tours  de  Viterbe  l'armée  de  Con- 
radin ,  et  s'écriant  avec  une  douteuse  pitié  :  le  malheureux  jeune 
homme,  il  court  à  la  boucherie.  Le  justicier  du  pape  était  alors 
Charles  d'Anjou;  au  temps  de  Grégoire  VII,  c'est  le  peuple  de  Saxe 
et  l'ordre  monastique  d'Allemagne.  La  grande  révolte  de  127/i  a  eu 
ses  historiens  contemporains  et  passionnés  (1).  Les  chroniques  de 
cinquante  couvens  nous  ont  transmis  les  impressions  populaires  de 
l'époque  avec  les  infamies  que  les  partis  se  renvoyaient  avec  un  in- 
fatigable acharnement,  et  tel  a  été  l'effet  de  ces  calomnies  qu'elles 
ne  sont  point  encore  effacées  de  la  mémoire  des  hommes.  Au 
xviii^  siècle  même,  un  respectable  moine  de  Saint-Biaise,  dans  la 
Forêt-Noire  (2),  ressentait  l'influence  des  violentes  accusations  du 

(f)  Voyez  le  De  Bello  saxonico,  du  moine  Brunon,  dans  Freher  {Script,  rer.  german., 
I,  p.  171  et  suiv.),  qui  a  réuni  tous  les  pamphlets  relatifs  à  cet  événement. 

(2)  Voyez  dom  Gerbert,  De  Rudolpho  Suevico^  1785,  in-4'',  p.  13,  et  les  extraits  du 
fougueux  Gerho'h,  dans  Pçrtz,  XVII,  p.  446-47. 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moine  de  Reichersperg  et  reculait  d'horreur  devant  les  abomina- 
tions dont  on  avait  cru  le  roi  capable.  Pour  le  gros  des  lecteurs, 
qui  ne  regarde  pas  aux  dates  en  une  époque  si  obscure  et  si  loin- 
taine, il  reste  que  le  jeune  Henri  IV  était  un  monstre  enfanté  par 
Lucifer;  mais,  quand  on  examine  le  fond  des  choses,  on  ne  trouve 
aucun  fait  grave  à  lui  reprocher,  sinon  de  leprésenter  une  cause 
mauvaise  en  plus  d'un  point,  et  l'on  n'a  devant  soi  que  l'animosité 
violente  des  partis,  et  les  mœurs  à  demi  sauvages  de  pays  encore 
plongés  dans  l'ignorance  et  la  barbarie. 

Lam.bert  nous  apprend  que  la  Saxe,  la  Thuringe  et  la  Bavière 
furent  conduites  par  Otton  de  Nordheim,  que  le  duc  de  Saxe,  Ma- 
gnus  de  Billung,  quoique  retenu  en  captivité,  soutint  la  révolte  par 
ses  amis,  et  que  les  évêques  de  Zeitz,  d'Halberstadt  et  de  Brème 
furent  expulsés  par  les  Saxons,  lesquels  sommèrent  tous  les  peuples 
d'Allemagne  de  s'unir  à  eux  pour  élire  un  nouvel  emp^^reur.  Otton 
poussa  l'insolence  jusqu'à  provoquer  le  jeune  roi  au  combat  judi- 
ciaire. Il  ne  resta  dans  le  parti  du  roi  que  la  Basse-Lorraine,  la 
France  orientale  et  la  Souabe,  encore  avec  peu  de  zèle.  Henri  IV 
vint  passer  à  Worms  les  fêtes  de  ?^oël  (107Zi),  et  y  fut  réduit  à  une 
telle  pénurie  qu'il  était  obligé  d'acheter  au  marché  ce  qui  était 
nécessaire  à  son  entretien  et  à  celui  de  sa  cour,  pour  remplacer  les 
redevances  et  prestations  féodales,  que  personne  n'acquittait  plus. 
Les  Saxons  s'acharnèrent  surtout  à  la  démolition  des  châteaux  et 
forteresses  nouvellement  construits  pour  contenir  les  populations. 
Ils  imposaient  des  conditions  humiliantes  pour  déposer  les  armes, 
exigeaient  que  le  roi  chassât  ses  conseillers  et  ses  maîtresses,  qu'il 
renonçât  à  résider  en  Saxe.  Les  conférences  de  Gerstungen  et  de 
Corwey  n'amenèrent  aucun  résultat.  Ils  détruisirent  de  fond  en 
comble  les  maisons  de  plaisance  de  l'empereur,  sans  ménager  les 
églises  ni  les  tombeaux;  ils  jetèrent  au  vent  les  os  d'un  enfant  royal 
mort  en  bas  âge,  et  le  pape  fit  la  sourde  oreille  pour  frapper  de  si 
odieux  excès  des  censures  ecclésiastiques.  Au  lieu  de  venir  en  aide 
à  Henri,  qui  invoquait  son  secours,  il  présidait  (mars  107Zi)  un 
concile,  le  premier  des  conciles  grégoriens  qui  ont  été  si  multipliés, 
et  anathématisait  la  simonie  et  le  concubinat,  enjoignant  aux  évê- 
ques sous  les  menaces  les  plus  effrayantes  de  faire  exécuter  ses  dé- 
crets. Ces  ordres  furent  portés  en  Allemagne  par  des  légats  spéciaux 
qui  s'apprêtaient  à  convoquer  un  concile  national  aux  fins  d'appli- 
quer les  canons  du  synode  romain;  mais  ils  durent  s'arrêter  devant  les 
résistances  locales.  Slgefroi  d'Eppenstein,  archevêque  de  Mayence, 
tint  pourtant  un  synode  à  Herford,  au  mois  d'octobre  (1074),  pour 
obéir  au  décret  du  pape  et  obliger  les  clercs  à  opter  entre  le  ma- 
riage et  le  service  de  l'autel;  mais  sa  proposition  fut  très  mal  reçue, 
le  synode  fut  dispersé  par  une  émeute  armée,  et  l'archevêque,  me- 


GRÉGOIRE    YII   ET   SON   TEMPS,  ()/il 

nacé  en  sa  personne,  n'osa  plus  se  montrer.  L'évêque  de  Passau, 
ayant  suivi  l'exemple  de  celui  de  Mayence,  n'échappa  qu'avec  peine 
à  l'emportement  tumultueux  de  la  faction  des  prêtres  mariés  (1). 
Grégoire  annonça  qu'il  ne  reculerait  devant  aucune  extrémité  (2) 
pour  avoir  raison  de  ces  désordres. 

L'année  1075  ne  vit  pas  la  fin  de  la  guerre  civile  et  des  sou- 
lèvemens.  Henri  IV,  déployant  des  facultés  qu'on  ne  soupçonnait 
pas,  organisa  une  résistance  efficace  et  régulière.  Rodolphe  de 
Rhinfelden,  son  beau-frère  et  duc  de  Souabe,  battit  et  dispersa  les 
Saxons  en  Thuringe.  La  révolte  parut  un  instant  étoulTée.  Henri 
convoqua  une  diète  à  Goslar,  et  crut  avoir  pacifié  la  Saxe;  mais  les 
légats  du  pape  se  présentèrent  à  la  diète,  et  citèrent  de  nouveau 
l'empereur  devant  le  pape  pour  se  justifier.  En  présence  d'un  acte 
aussi  ouvertement  hostile,  Henri  ne  garda  plus  de  mesure;  retour- 
nant en  hâte  sur  le  Rhin,  où  il  était  en  force,  il  convoqua  un  con- 
cile à  Worms,  où  sous  sa  présidence  les  évêques  de  la  contrée  con- 
damnèrent et  déposèrent  le  pape  pour  avoir  osé  se  constituer  juge  de 
son  souverain.  D'un  autre  côté,  une  conspiration  éclata  dans  Rome, 
fomentée  par  les  amis  d'Henri  IV  et  les  Cenci,  et  dans  la  nuit  de  Noël 
1075,  Grégoire,  qui  officiait  à  Saint-Pierre,  fut  enlevé  de  l'église  par 
des  hommes  armés  et  renfermé  dans  une  tour,  d'où  le  tira  non  sans 
peine  la  population,  soulevée  à  la  nouvelle  de  cet  attentat.  Il  faut 
lire,  dans  l'ouvrage  de  M.  Villemain,  le  récit  de  ce  dramatique 
événement,  où  tout  le  talent  de  l'éminent  écrivain  s'est  déployé  à 
plaisir.  En  janvier  1076,  le  pape  lance  contre  Henri  l'anathème 
dont  il  l'a  menacé,  le  déclare  déposé  de  la  dignité  royale  et  impé- 
riale, et  délie  ses  sujets  du  serment  de  fidélité  à  son  égard.  Les 
assemblées  tumultueuses  se  multiplient  alors  en  Allemagne.  La 
grande  féodalité  croit  le  moment  venu  d'écraser  la  royauté.  Dans 
les  pays  même  restés  sous  l'obéissance  de  l'empereur,  à  Utrecht,  à 
Oppenheim,  à  Tribur,  les  princes  réunis  proposent  de  déposer  l'em- 
pereur, juxta  jmlatinas  leges ,  s'il  refuse  de  se  purger  des  accusa- 
tions qui  pèsent  sur  lui  et  de  se  faire  relever  de  l'excommunication. 
La  fidélité  de  Rodolphe  de  Rhinfelden  est  ébranlée  par  le  mirage  de 
la  couronne  impériale  qu'on  présente  à  ses  regards  ambitieux,  et  le 
pape  est  invité  à  se  rendre  à  Augsbourg  pour  être  juge  et  média- 
teur entre  les  états  d'Allemagne  et  le  souverain.  Les  peuples  [sont 
entraînés  dans  le  parti  de  la  révolte,  et  la  plupart  des  évêques  eux- 

(1)  Voyez  Lambert,  édit.  citée,  p.  328-29,  Il  faut  lire  ces  deux  pages  pour  avoir  une 
idée  juste  des  déportemens  ecclésiastiques  de  l'époque. 

(2)  11  disait  dans  une  lettre  que  nous  lisons  au  Begistrum  :  Tutius  nobis  est  defen- 
âendo  veritatem...  ad  usque  sanguinem  nostrum  resistere,  quam  iniquitatem  eonsen- 
tiendo...  ad  interilum  riiere. 

ToiJE  civ.  —  1873.  41 


6Ô2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mêmes  qui  avaient  participé  au  concile  antipapal  de  Worms  recu- 
lent devant  les  anathèmes  de  Grégoire  (1).  Tout  le  monde  rejeta 
sur  Henri  seul  le  crime  de  la  simonie  et  le  désordre  du  concubinat. 
L'excommunication  impériale  glaça  d'effroi  l'Allemagne  tout  entière, 
et  le  malheureux  Henri  en  fut  terrifié  lui-même. 

Paralysé  dans  tous  ses  actes,  il  perdit  le  calme  d'esprit  qui  seul 
pouvait  le  sauver.  Les  prières  de  sa  pieuse  mère,  les  larmes  de  son 
épouse,  réconciliée  avec  lui,  l'entraînèrent  à  une  résolution  qui 
faillit  ruiner  sa  cause,  celle  d'aller  à  tout  prix  se  faire  relever  de 
l'excommunication.  Ou  était  au  cœur  de  l'hiver,  et  au  printemps  la 
diète  générale  des  princes  allait  se  réunir  à  Augsbourg,  où  le  pape 
devait  se  rendre  pour  prononcer.  La  Souabe  s'entendait  avec  la  Ba- 
vière pour  fermer  les  communications  du  roi  avec  l'Italie,  où  le  parti 
impérial  avait  en  Lombardie  de  nombreux  adhérens.  Un  seul  passage 
restait  ouvert  à  Henri,  celui  du  Saint-Bernard,  mais  en  tout  temps 
de  bien  difficile  accès,  et  en  cette  saison  de  l'année  presque  imprati- 
cable. Frappé  de  crainte  en  vue  du  terme  fatal,  cédant  à  une  sorte 
de  vertige,  Henri  n'hésita  pas  à  se  jeter  presque  seul  dans  les  neiges 
des  Alpes,  accompagné  de  sa  courageuse  épouse,  qui  portait  dans 
ses  bras  un  enfant  en  bas  âge.  11  fallait  encore  obtenir  le  passage 
de  sa  belle-mère,  la  comtesse  de  Suse,  marquise  de  Turin,  qui  lui 
fit  payer  du  prix  de  trois  comtés  la  traversée  sur  ses  terres  d'Aoste, 
et,  après  d'incroyables  difficultés,  Henri  pénétra  en  Lombardie.  Les 
évêques  et  les  seigneurs  du  pays  le  reçurent  avec  enthousiasme, 
croyant  que  par  une  audacieuse  manœuvre  il  venait  surprendre  ses 
ennemis  et  s'attaquer  au  pape,  que  la  révolte  des  Bomains  avait  à 
son  tour  expulsé  de  l'Italie  centrale;  mais,  hélas!  quelle  ne  fut  pas 
la  déception  des  Lombards  quand  ils  apprirent  qu'Henri  venait, 
humble  et  soumis,  demander  seulement  au  pape  l'absolution  de 
ses  fautes  et  la  levée  de  l'excommunication!  La  considération  de 
l'empereur  en  éprouva  un  rude  coup,  et  jamais  sa  cause  ne  parut 
plus  compromise  que  par  cette  humilité.  Ce  qui  s'est  passé  à  Ca- 
aosse,  dans  cette  forteresse  de  la  comtesse  Âlathilde,  cousine  de 
l'empereur,  où  le  pape  avait  pris  refuge  et  où  Henri  vint  chercher 
son  pardon,  est  écrit  partout,  connu  de  tout  le  monde,  et  je  ne 
veux  pas  le  raconter  encore.  M.  Villemain  en  a  fait  l'objet  d'un  des 
plus  beaux  récits  de  son  ouvrage.  Les  deux  adversaires  y  commi- 
rent une  faute  qui  pèse  encore  sur  leur  mémoire,  l'un  par  sa  pro- 
stration, l'autre  par  son  orgueil.  Grégoire  voulut  avilir  l'empereur; 
plus  modéré,  plus  sensé,  il  eût  mieux  assuré  la  victoire.  L'empe- 
reur et  le  pape  se  trompèrent  l'un  l'autre  par  une  inévitable  néces- 

(i)  On  en  trouve  un  exemple  remarquable  dans  deux  lettres  épiscopales,  échappées 
à  l'attention  des  historiens,  et  qu'on  peut  lire  dans  la  Collectio  monumentorum  de 
Hahn,  1. 1",  p.  199  et  suiv. 


GRÉGOIRE   VII   ET   SON   TEMPS,  643 

site.  Les  grandes  causes  ne  se  décident  pas  ainsi  d'un  seul  coup  et 
par  surprise.  Ce  n'était  plus  la  cause  de  la  réforme  des  mœurs  et 
de  l'église,  c'était  la  cause  de  l'assujettissement  des  rois  au  sacer- 
doce, la  cause  de  la  subordination  de  la  société  civile  à  la  société 
religieuse.  Ce  n'était  plus  l'église  qui  était  dans  l'état,  comme  l'a- 
vaient proclamé  les  pères  d'un  autre  siècle,  c'était  l'état  qui  était 
dans  l'église,  l'église  était  l'état  lui-même,  et  son  pontife  était  le 
monarque  universel.  Telle  était  la  signification  de  la  scène  de  Ca- 
nosse,  dont  le  retentissement  dure  encore  (1). 

Henri  avait  reçu  l'absolution  à  la  condition  qu'il  se  soumettrait 
au  jugement  des  princes  et  des  évêques  d'Allemagne,  et  qu'il  rati- 
fierait leur  sentence,  fût-ce  même  sa  déposition;  là  se  borne  l'en- 
gagement, sur  les  détails  duquel  il  a  été  publié  beaucoup  d'erreurs. 
Si  le  pape  voulait  passer  en  Allemagne,  Henri  lui  donnait  toutes 
les  sécurités  désirables,  soit  pour  aller,  soit  pour  revenir.  Cet  acte 
indigna  les  Italiens,  et  Henri  faillit  perdre  l'empire  par  la  soumis- 
sion même  à  l'aide  de  laquelle  il  avait  cru  le  sauver.  Les  Lombards 
parlaient  de  le  déposer  et  d'élire  à  sa  place  son  fils  Conrad.  L'em- 
pereur, échappé  de  Canosse,  fut  donc  bientôt  livré  à  tous  les  re- 
grets de  sa  fausse  terreur  et  de  son  humiliation.  H  éluda  l'exécution 
de  sa  parole,  et  reprit  son  attitude,  en  présence  des  encourage- 
mens  italiens.  De  son  côté,  Grégoire  ne  dissuada  point  de  leur  des- 
sein les  princes  et  seigneurs  allemands  qui  persistèrent  après  l'ab- 
solution dans  leur  révolte,  et  ces  princes  se  réunirent  à  la  diète  de 
Forcheim,  au  pays  de  Darmstadt,  où  ils  déposèrent  Henri  IV,  élurent 
à  sa  place  Rodolphe  de  Rhinfelden,  duc  de  Souabe,  beau-frère  de 
Henri,  et  lui  firent  jurer  le  maintien  des  libertés  germaniques.  Gré- 
goire confirma  l'élection,  et  prit  ainsi  le  rôle  inverse  de  la  papauté 
jusqu'à  ce  jour.  Naguère  c'était  l'empereur  qui  confirmait  l'élection 
du  pape;  aujourd'hui  c'est  le  pape  qui  confirme  l'élection  de  l'em- 
pereur. Informé  de  l'élection  de  Forcheim,  Henri  rétracte  la  pro- 
messe de  Canosse,  et  se  prépare  à  de  nouveaux  efforts  auxquels  il 
est  excité  par  les  évêques  de  Lombardie  (2).  Grégoire  fut  ému  de  son 
côté  par  les  manifestations  italiennes  (3);  il  subissait  à  son  tour  ua 
sensible  revers  de  fortune.  Les  Normands  de  la  Fouille  l'inquié- 
taient; seule  en  Italie,  la  grande-comtesse  Mathilde,  oublieuse  du 
lien  du  sang  qui  l'unissait  à  l'empereur,  soutenait  la  cause  de  Gré- 
goire avec  une  inébranlable  constance,  méprisant  les  mauvais  pro- 

(1)  Voyez  le  célèbre  engagement  signé  à  Canosse,  la  promissio  canusina,  dans  le 
texte  du  Begistrum,  coUationué  au  Vatican  par  Giesebrecht  et  publié  par  Jaffé.  Il  dif- 
fère peu  de  celui  qu'avait  publié  M.  Pertz  dans  le  second  volume  des  Leges,  de  sa 
•ollection,  p.  50. 

(2)  Voyez  Giesebrecht,  Deutsche  Kaiserzeit,  t.  III,  passim. 

(3)  Voye»  Pf«ffel,  Abr.  d«  l'hist,  d'Allemagne,  sur  1077-1080,  »t  Gfrôrea-,  t.  UI. 


Ghh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pos  que  la  malice  n'épargnait  pas  à  son  dévoûment  (1),  car  les 
henriciens  en  Italie  et  en  Allemagne  n'étaient  point  en  reste  de 
calomnies  avec  les  grégoriens.  La  pureté  de  Grégoire  est  sortie  in- 
tacte de  ce  conflit  des  passions;  plût  à  Dieu  que  la  réputation  de 
Henri  fût  aussi  bien  vengée  par  l'opinion  ! 

Cependant  plusieurs  princes  de  Lorraine  et  de  Souabe  furent 
joindre  Henri  en  Italie.  —  L'empereur  assembla  une  armée  contre 
Rodolphe,  et  l'obligea  par  deux  batailles  gagnées  à  se  retirer  dans 
la  Saxe.  Sur  un  autre  point,  le  duc  de  Bohême,  fidèle  à  l'empire, 
prit  la  révolte  à  revers,  et  défit  un  gros  détachement  de  l'armée  de 
l'anticésar.  Grégoire  vint  à  l'appui  de  la  cause  ébranlée  de  Ro- 
dolphe en  renouvelant  l'excommunication  de  Henri  IV  avec  des 
formes  terribles.  C'étaient  les  apôtres  saint  Pierre  et  saint  Paul  qui 
cette  fois  intervenaient  dans  la  querelle  et  dictaient  l'anathème  à 
Grégoire.  De  cette  excommunication  célèbre,  le  texte  se  trouve  par- 
tout (2).  M.  Villemain  en  fait  ressortir  le  caractère  avec  un  grand 
bonheur  d'expression.  Aux  foudres  du  synode  de  Rome  et  de  Gré- 
goire VII,  Henri  répondit  par  une  nouvelle  manifestation  de  l'épisco- 
pat  contre  le  pape.  Il  assembla  trente  évêques  à  Brixen  dans  le 
Tyrol,  sur  la  fin  de  juin  1080,  et  il  y  proposa  pour  la  seconde  fois 
la  déposition  de  Grégoire,  cette  fois  pour  crime  de  simonie;  puis  il 
fit  élire  pape  Guilbert,  archevêque  de  Ravenne,  qui  prit  le  nom  de 
Clément  III.  C'était  le  même  que  Grégoire  avait  excommunié  pour 
ses  déportemens,  et  qui  poussait  Henri  dans  la  voie  des  repré- 
sailles. A  ce  moment,  les  deux  armées  de  Rodolphe  et  de  Henri  étaient 
de  nouveau  en  présence  en  Thuringe.  Une  bataille  décisive  fut 
livrée  à  Yolksheim,  près  Mersebourg,  le  12  octobre  1080.  L'armée 
impériale  était  commandée  par  un  habile  capitaine  qui  fondait  en  ce 
jour  la  grandeur  de  sa  famille,  Frédéric  de  îlohenstaufen,  et  l'é- 
tendard impérial  était  porté  par  le  preux  Godefroi  de  Bouillon,  qui 
en  frappa,  dans  une  lutte  corps  à  corps,  le  rebelle  Rodolphe,  et  lui 
coupa  la  main  droite.  Ce  malheureux  se  souvint,  dit  la  chronique, 
que  c'était  la  main  dont  il  avait  faussé  le  serment  de  fidélité  à  son 
roi,  et  mourut  en  regrettant  sa  révolte.  Le  destin  semblait  alors  se 
prononcer  pour  Henri  ;  mais  l'intrépide  Grégoire  n'en  fut  pas  trou- 
blé ni  détourné  de  sa  voie.  Comme  compensation  à  ces  revers,  la 
comtesse  Mathilde  fît  donation  de  ses  terres  au  saint-siége.  Ce  fut 

(1)  «  Tanquam  patri,  dit  Lambert  (p.  418),  sedulum  exhibebat  officium.  Unde  nec 
evadere  potuit  incesti  amoris  suspicionem,  passim  jactantibus  régis  fautoribus,  et 
precipuc  clericis,  quibus  illicita  et  contra  scita  canonum  contracta  conjugia  prohibebat, 
quod  die  et  nocte  impudenter  papa  in  ejus  volutaretur  amplexibus,  et  illa  furtivis 
papae  amoribus  prœoccupata,  post  amissum  conjugem  ultra  secundas  contrahére  nup- 
tias  detrectaret.  Sed  apud  omnes  sanum  aliquid  sapientes  luce  clarius  constabat,  falsa 
esse  qua  dicebantur.  » 

(2)  Voyez  le  remarquable  travail  de  M.  Langeron  sur  Grégoire  VII,  Paris  1871,  ia-S». 


GRÉGOIRE    VII    ET    SON   TEMPS.  6i5 

une  source  nouvelle  de  disputes  entre  les  papes  et  les  empereurs, 
car  la  donation  pouvait  être  valable  pour  les  alleux  de  la  comtesse, 
mais  elle  était  nulle  pour  les  fiefs  mouvant  de  l'empire. 

Henri  IV,  après  avoir  soumis  l'Allemagne,  revint  en  Italie  pour 
affermir  l'antipape  Guilbert  sur  le  si(^ge  pontifical.  Il  assiégea  Rome, 
que  les  grégoriens  défendirent  énergiquement.  L'empereur  fut  obligé 
de  se  retirer  en  Lombardie  après  un  vain  effort  contre  la  ville.  Au 
printemps  suivant,  il  retourna  devant  la  place  avec  aussi  peu  de  suc- 
cès; un  dernier  siège  fut  plus  heureux.  Henri  gagna  par  argent  le 
peuple  de  Rome,  et  fut  introduit  dans  la  ville,  où  il  intronisa  l'ar- 
chevêque de  Ravenne  dans  la  chaire  de  Saint-Pierre ,  et  reçut  de 
ses  mains  la  couronne  impériale  en  compagnie  de  son  épouse.  Gré- 
goire était  resté  maître  du  château  Saint-Ange;  il  appela  Robert 
Guiscard  à  son  secours,  et  l'habile  Normand  délivra  le  pontife,  qui 
eut  beaucoup  de  peine  à  se  délivrer  à  son  tour  de  ses  libérateurs. 
Il  se  retira,  craignant  de  tomber  au  pouvoir  des  troupes  impériales, 
dans  la  ville  de  Salerne,  où,  consumé  d'ardeur  pieuse  et  de  cha- 
grins amers,  il  mourut  après  une  courte  maladie,  le  25  mai  1085, 
en  prononçant  les  célèbres  paroles  qu'on  connaît.  Grégoire  avait 
régné  douze  ans;  mais  il  devait  survivre  en  la  personne  de  ses  suc- 
cesseurs, et  le  triomphe  momentané  d'Henri  IV  ne  pouvait  être  de 
longue  durée.  Dans  la  cathédrale  de  Salerne,  en  une  chapelle  du 
fond  sur  la  droite,  fut  enterré  Grégoire  VII.  On  restaura  son  tom- 
beau vers  1578,  et  le  cercueil  où  il  reposait  fut  ouvert.  Le  corps 
était  encore  enveloppé  dans  ses  habits  pontificaux.  Sur  l'autel 
même  de  cette  chapelle,  on  voit  aujourd'hui  la  statue  assise  du 
pontife,  de  grandeur  naturelle  et  d'un  travail  médiocre.  Il  a  rêvé  une 
société  humaine  organisée  comme  un  couvent.  Moine  lui-même,  il 
a  eu  pour  soldats  tous  les  moines  de  l'univers  :  il  a  mis  le  pontife 
au-dessus  du  roi.  «  Une  dignité,  dit-il,  inventée  par  des  hommes 
qui  ignorent  Dieu,  ne  doit-elle  pas  être  soumise  à  une  dignité  que 
la  Providence  à  créée  pour  son  honneur,  et  qu'elle  a  donnée  au 
monde  en  sa  miséricorde?  »  A  quoi  Bossuet  a  répondu  :  «  La  société 
humaine,  la  subordination  des  hommes,  l'empire  des  rois  sur  leurs 
sujets,  ce  n'est  pas  l'orgueil  qui  les  a  établis,  c'est  la  raison;  ce 
n'est  pas  le  diable,  c'est  Dieu  (1).  »  Et  cependant  l'œuvre  de  Gré- 
goire a  été  dans  son  temps  une  œuvre  de  civilisation,  car,  réduite 
à  son  expression  modérée  et  vraie,  sa  cause  était  celle  de  l'esprit 
et  de  la  liberté  contre  l'empire  de  la  violence  et  de  l'immoralité. 

Gh.    GiRAUD,   do  rinstituti 
(La  troisième  partie  au  prochain  n°.) 

(1)  Defensio  declaralionis,  etc.,  lib.  I,  sect.  i,  ch.  10. 


UN 


DRAME  JAPONAIS 


LES    QUARANTE-SEPT    LONINES. 


Pendant  mon  dernier  séjour  à  Yokohama  en  1868,  je  cherchais 
à  me  rendre  compte  des  événemens  qui  venaient  d'agiter  le  pays, 
et  dont  la  conclusion  inattendue  avait  été  le  renversement  du  pou- 
voir des  taïcouns.  Au  moment  même  où  nous  avions  jeté  l'ancre  en 
rade,  le  9  juillet,  les  dernières  phases  de  la  révolution  se  dérou- 
laient encore  près  de  nous,  et  parfois  la  brise,  en  passant  sur  les 
plaines  de  Yeddo,  nous  arrivait  chargée  des  grondemens  lointains 
du  canon.  Toutefois  le  chef  de  la  dynastie  taïcounale,  conscient  de  la 
désorganisation  de  son  parti,  s'était  déjà  retiré  de  la  scène  et  avait 
souscrit  de  ses  propres  mains  à  la  double  déchéance  de  sa  famille 
et  de  l'institution  créée  par  ses  ancêtres  (1).  Approfondir  les  mys- 
tères de  l'histoire  et  de  la  politique  intérieure  du  Japon,  surtout  au 
lendemain  d'une  crise,  a  toujours  été  une  entreprise  fort  ardue;  un 
mot  d'ordre  universellement  accepté  oblige  au  silence  tout  indigène 
que  l'Européen  presse  de  questions  à  cet  égard.  Je  fus  toutefois 
aidé  dans  mes  investigations  par  un  officier  japonais.  Ancien  em- 
ployé du  gouvernement  du  taïcoun,  attaché  depuis  plusieurs  an- 
nées comme  interprète  à  la  légation  de  France,  Chioda-Sabouro 
avait  inspiré  à  nos  ministres  plus  de  confiance  que  la  généralité  de 
ses  collègues;  mêlé  comme  spectateur  ou  même  comme  agent  poli- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l*""  avril  1869,  Une  révolution  au  Japon. 


UN  DRAME   JAPONAIS.  647 

tique  aux  récens  événemens,  il  les  avait  observés  de  près.  Je  lis 
aujourd'hui  son  nom  parmi  les  secrétaires  de  l'ambassade  que  le 
Japon  vient  d'envoyer  en  Europe;  à  cette  époque,  Ghioda  continuait 
à  exercer  près  de  notre  légation  ses  modestes  fonctions.  Je  renouai 
avec  lui  d'anciennes  relations,  et  passai  de  longues  heures  dans  sa 
maison  du  quartier  de  Bentem,  où  loge  le  public  officiel  japonais  de 
Yokohama.  Ses  conversations,  éclairées  de  faits  puisés  à  d'autres 
sources,  me  donnèrent  peu  à  peu  le  fil  dont  j'avais  besoin  pour  me 
guider.  Un  jour,  en  remontant  à  l'origine  de  la  dynastie  desTokoun- 
gawa,  celle  des  taïcouns,  dont  le  dernier  venait  de  tomber,  j'essayais 
en  vain  avec  mon  interlocuteur  de  débrouiller  les  lois  si  obscures  de 
la  succession  dans  cette  famille,  lois  compliquées  encore  par  la  cou- 
tume de  l'adoption  japonaise.  De  guerre  lasse,  j'abandonnai  pour 
ce  jour-là  ma  poursuite,  et  ouvris  un  rouleau  de  gravures  que  je 
venais  d'acheter  dans  le  quartier  indigène.  Ces  gravures,  imprimées 
en  couleur  et  dans  le  style  de  nos  images  d'Épinal,  représentaient 
généralement  des  épisodes  du  moyen  âge  japonais;  j'en  apportais 
quelquefois  à  nos  conférences,  et  Ghioda  m'en  donnait  le  sens.  C'é- 
taient des  épisodes  de  batailles,  des  vues  de  cortèges,  des  scènes 
d'intérieur  de  palais  ;  les  guerres  des  Guengi  et  des  Héké  au 
XII®  siècle,  les  hauts  faits  du  héros  Yashitzoné,  les  chasses  royales 
du  chiogoun  (1)  Yoritomo  dans  les  montagnes  d'Haconé.  Mon  acqui- 
sition du  jour  se  composait  de  douze  dessins  finement  exécutés  sur 
un  papier  gaufré,  d'apparence  singulière,  imitant  par  son  grain  et 
sa  souplesse  le  crêpe  de  soie;  le  grenu  de  sa  surface  faisait  ressor- 
tir, comme  ce  papier  qu'emploient  les  aquarellistes,  l'éclat  et  la 
délicatesse  des  couleurs.  Le  marchand  avait  insisté  pour  me  vendre 
la  collection  complète,  m'expliquant,  dans  le  patois  cosmopolite  en 
usage  à  Yokohama,  qu'elle  représentait  une  même  série  d'aventures. 
Ghioda  y  jeta  les  yeux.  —  Vous  avez  là,  me  dit-il  aussitôt,  différentes 
scènes  du  drame  des  Quarante  -  sept  lonùies,  un  des  plus  popu- 
laires et  des  plus  fréquemment  joués  sur  nos  théâtres.  Les  événe- 
mens qui  en  ont  fourni  la  matière  se  sont  passés  à  Yeddo,  il  y  a 
cent  cinquante  ans  environ;  en  les  transportant  sur  la  scène,  les 
auteurs  du  drame  ont  complété  le  récit  au  moyen  de  quelques  in- 
trigues accessoires;  de  plus,  par  déférence  pour  plusieurs  familles 
encore  vivantes  dont  les  noms  s'y  trouvent  mêlés,  ils  ont  dû  sup- 
poser que  les  faits  se  passaient  quelques  siècles  auparavant.  — 
J'avais  en  effet  maintes  fois  rencontré  dans  les  albums,  chez  les 
marchands  de  romans  populaires,  dans  les  grossières  images  qui 

(1)  Chiogoun,  ancienne  appellation  des  taïcouns;  ce  dernier  titre  ne  date  que  de  la 
dynastie  des  Tokoungawa. 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tapissent  les  auberges  de  village,  la  reproduction  des  principales 
scènes  de  cette  pièce,  dont  j'avais  déjà  de  la  sorte  une  vague  no- 
tion :  une  troupe  de  guerriers  en  armures,  revêtus  de  draperies 
bigarrées  de  blanc  et  de  noir,  jouait  un  rôle  prépondérant  dans  ces 
compositions,  et  leur  image  me  paraissait  aussi  répandue  que  peut 
l'être  dans  nos  campagnes  la  figure  du  Juif-Errant.  Je  priai  Chioda 
de  me  raconter  la  pièce.  —  Je  n'ai  pas,  me  répondit-il,  les  détails 
présens  à  la  mémoire;  mais  revenez  dans  quelques  jours,  j'en  cau- 
serai d'ici  là  avec  ma  famille.  Les  femmes  suivent  beaucoup  le 
spectacle,  et  pendant  leurs  séjours  à  Yeddo  fréquentent  assidûment 
les  théâtres.  Ces  pièces  leur  sont  familières,  et  je  pourrai,  grâce  à 
elles,  vous  donner,  au  moins  sommairement,  le  texte  qui  manque  à 
vos  gravures. 

Je  fus  fidèle  au  rendez-vous,  et  pris  des  notes  pendant  que 
Chioda  parlait.  Comme  je  l'avais  espéré,  ce  récit  introduisait  l'au- 
diteur dans  le  monde  si  peu  connu  de  la  haute  classe  japonaise. 
Des  notions  acquises  pendant  deux  années  de  séjour  au,  Japon  me 
permettaient  de  compléter  ce  que  l'exposition  du  conteur  avait  de 
court  ou  d'insuffisant.  Rentré  chez  moi,  je  mis  au  net  les  notes  que 
j'avais  emportées,  et  formai  le  projet  d'écrire  plus  tard  une  ana- 
lyse moins  sommaire  de  ce  drame,  d'essayer  de  montrer  en  pleine 
vie  cette  féodalité  japonaise  que  l'invasion  européenne  faisait  déjà 
disparaître,  les  mœurs  de  ce  monde  de  l'extrême  Orient,  à  la  fois 
sauvages  et  raffinées,  que  nous  avons  tant  de  peine  à  juger  saine- 
ment avec  nos  idées.  Tel  est  le  but  que  je  me  suis  proposé  dans  les 
pages  qui  vont  suivre. 


I. 


Le  premier  acte  du  drame  se  passe  au  xiii*  ou  xiv*  siècle,  dans 
la  capitale  de  Kamakoura.  Ceux  qui  ont  visité  le  Japon  connaissent 
les  beaux  temples  dont  la  présence  sur  le  bord  de  la  mer,  au  mi- 
lieu d'une  verte  vallée  à  quelques  lieues  de  Yokohama,  indique  en- 
core aujourd'hui  l'emplacement  de  la  primitive  résidence  des  taï- 
couns.  C'est  là  que  nous  nous  transportons  en  imagination.  Une 
animation  inusitée  règne  dans  les  environs  du  castel,  quartier  aris- 
tocratique de  la  ville.  Les  rues,  généralement  silencieuses  et  dé- 
sertes, voient  s'ouvrir  successivement  les  portes  massives  qui  seules 
interrompent  la  ligne  monotone  des  longues  enceintes.  En  levant 
les  yeux  sur  chacune  de  ces  portes,  on  peut  y  voir,  incrustées  dans 
un  cercle  en  relief,  les  armoiries  du  noble  propriétaire.  Le  piquet 
de  garde  s'accroupit  des  deux  côtés  de  l'entrée,  et  bientôt  le  cortège 


UN   DRAME   JAPONAIS.  O/lO 

du  daïmio,  faisant  son  apparition  au  fond  des  cours,  se  déploie 
dans  la  rue  sur  une  longue  file.  D'abord  viennent  les  deux  crieurs, 
la  tête  découverte,  prévenant  la  foule  qu'elle  ait  à  s'incliner  sur  le 
passage  du  cortège,  puis  des  soldats  portant  au  sommet  de  longues 
hampes  divers  emblèmes,  armoiries  en  cuivre  ouvragé,  houppes 
de  plumes  blanches  ou  noires,  drapeaux  bariolés,  où  chacun  peut 
reconnaître  le  nom  et  le  rang  de  leur  maître;  à  leur  suite,  des 
gardes  armés  d'arcs  et  de  lances,  et,  dans  un  groupe  plus  compacte 
d'officiers  portant  les  deux  sabres  à  la  ceinture,  le  prince  lui-même 
dans  son  palanquin  fermé.  Après  eux,  un  ou  plusieurs  chevaux  ri- 
chement caparaçonnés  sont  conduits  par  des  palefreniers;  enfin 
une  nouvelle  série  de  gardes,  et. une  escouade  de  serviteurs  portant 
de  grandes  caisses  en  laque  armoriées  terminent  le  cortège.  Ces 
caisses,  supposées  contenir  les  diverses  tenues  de  rechange  du 
maître,  sont  entièrement  vides,  mais  dans  une  circonstance  of- 
ficielle le  daïmio  ne  saurait  se  déplacer  sans  les  traîner  à  sa 
suite. 

Sortis  à  la  même  heure  de  leur  quartier,  tous  ces  cortèges  af- 
fluent dans  la  même  direction;  le  peuple  s'est  massé  sur  leur  par- 
cours, et,  à  demi  prosterné,  accroupi  sur  ses  talons,  les  regarde 
défiler  dans  un  respectueux  silence.  S'agit-il  de  quelque  grand  con- 
seil auquel  le  chiogoun  aurait  convoqué  la  noblesse?  Non  sans 
doute,  car  à  leur  tour  on  voit  passer  les  cortèges  des  grandes  dames, 
reconnaissables  à  l'ornementation  plus  coquette  de  leurs  palanquins, 
aux  garnitures  de  laque  et  de  métal  ciselé,  qui  donnent  aux  lances 
de  leurs  soldats  d'escorte  un  aspect  moins  guerrier.  Ces  divers 
cortèges  se  dirigent  vers  le  temple  d'Hatchiman  :  les  armures  des 
guerriers  célèbres  du  Japon  y  sont  conservées,  et,  suivant  une  cou- 
tume périodique,  on  doit  les  exposer  en  grande  pompe  aux  yeux  de 
cette  assemblée  choisie. 

Pénétrons  avec  elle  dans  le  parc  qui  forme  au  temple  et  à  ses 
innombrables  annexes,  aux  bonzeries  qu'habitent  les  desservans, 
une  ceinture  d'ombrages  séculaires.  Des  tribunes  revêtues  de  ten- 
tures, parquetées  de  fines  nattes  en  paille,  ont  été  construites  au 
pied  du  grand  escalier  qui  mène  à  la  plate-forme  du  temple.  Au 
fond  de  la  tribune  centrale,  sur  un  parquet  plus  élevé  de  quelques 
pieds  et  ceint  de  paravens,  vient  de  prendre  place,  sur  un  coussin, 
le  chiogoun  lui-même.  Quelques  membres  de  sa  famille  se  tiennent 
à  ses  côtés.  Devant  lui,  dans  une  vaste  enceinte  rectangulaire,  li- 
mitée par  des  tentures  blanches  aux  armes  taïcounales,  se  placent 
en  longues  files  les  daïmios  en  costume  de  cour  :  une  ample  robe 
de  soie  de  couleur  unie,  dont  la  queue  traîne  à  terre,  d'énormes 
manches  cachant  entièrement  les  bras ,  portant  à  la  hauteur  du 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coude  un  écusson  large  d'un  pied  où  sont  brodées  les  armes;  sur  la 
tête,  un  haut  et  mince  bonnet  de  laque  noire,  garni  d'un  ruban 
dont  les  deux  bouts,  noués  derrière  la  tête,  flottent  sur  le  dos.  Cha- 
cun d'eux  a  laissé  son  sabre  entre  les  mains  des  officiers  de  son  es- 
corte, relégués  en  dehors  de  l'enceinte,  et  ne  porte  à  la  ceinture 
que  le  poignard.  Les  dames  nobles  ont  pris  place  dans  une  galerie 
latérale;  remarquons  en  passant  leurs  hautes  coiffures  de  fleurs  ar- 
tificielles mêlées  à  leurs  cheveux  uniformément  noirs,  leurs  robes 
traînantes  en  crêpe  de  couleur  tendre  bariolées  de  riches  dessins 
en  soie  et  or.  Du  lieu  où  il  est  assis,  le  chiogoun  peut  embrasser 
d'un  coup  d'œil  cette  foule  choisie.  Au-delà  des  tentures,  le  parc 
se  déroule  avec  ses  masses  de  verdure;  puis  on  aperçoit  les  toits 
pressés  de  la  ville,  les  collines  latérales  couvertes  de  temples  et  de 
cimetières  verdoyans;  enfin  au  loin  les  eaux  bleues  du  golfe  d'idsou 
que  couronne  la  forme  vaporeuse  du  volcan  d'Oosima.  Une  magni- 
fique avenue,  garnie  de  temps  en  temps  de  toris  ou  portiques  en 
bronze  et  en  pierre,  se  prolonge  à  travers  la  ville,  dans  l'axe  du 
temple,  jusqu'au  rivage  de  la  mer.  Le  dernier  tori  a  ses  pieds 
baignés  dans  les  vagues,  et,  par  cette  merveilleuse  disposition,  le 
temple  semble  avoir  pour  seuil  l'infini  de  l'océan. 

Cependant  les  officiers  de  la  cour  ont  apporté  des  coffres  laqués 
dont  ils  sortent  des  cuirasses,  des  casques  de  toute  sorte,  semblables 
à  ceux  que  portent  encore  les  nobles  japonais  en  temps  de  guerre  (1). 
Les  dorures  ternies,  les  laques  écaillées  témoignent  que  leurs  an- 
ciens possesseurs  portèrent  longtemps  ces  armures  dans  les  com- 
bats. Un  poète  de  la  cour  récite  des  vers  où  sont  retracés  les  exploits 
du  héros,  tandis  que  l'armure  est  exposée  sur  un  support  au  pied 
de  l'estrade.  Les  guerriers  auxquels  cet  honneur  est  rendu  ont  tous 
contribué  à  fonder  la  puissance  des  chiogouns.  Yoici  la  lance  du 
général  Omagataro,  qui  vainquit  l'armée  des  Nitta,  restés  fidèles 
aux  mikados.  Les  principaux  honneurs  sont  réservés  au  célèbre 
Yashitzoné,  le  frère  de  ce  Yoritomo  d'où  sortait,  deux  siècles  aupa- 
ravant, la  première  dynastie  taïcounale.  Ses  armes,  son  casque, 
frappent  les  yeux  par  leurs  faibles  proportions;  mais  on  sait  que  ce 
héros  rachetait  sa  petite  taille  par  une  adresse  et  une  légèreté  mer- 


{\)  En  1863  cH864,  pendant  les  courtes  expéditions  que  les  escadres  européennes 
durent  entreprendre  pour  forcer  les  détroits  de  la  mer  intérieure,  nous  eûmes  l'occa- 
sion de  voir  les  comLattans  da  prince  de  Kagato  porter  encore,  derrière  leurs  canons 
des  pièces  de  cet  amiement  pittoresque  et  se  servir  à  la  fois  de  l'arc  et  de  la  cara- 
bine. Des  pestes  surpris  avaient  de  véritables  salles  d'armures,  où  celles-ci  étaient  sus- 
pendues prêtes  à  être  endossées,  et  quelques  morts  en  étaient  revêtus.  Depuis  lors, 
le  costume  et  récpiipemcnt  européens  ont  été  adoptés  par  tout  le  Japon  en  môme 
temps  que  notre  organisation  militaire. 


UN   DRAME   JAPONAIS.  651 

reilleuses,  et  qu'il  venait  à  bout,  dans  les  combats  corps  à  corps, 
des  plus  vigoureux  adversaires. 

Laissons  la  cérémonie  suivre  son  cours;  aussi  bien  n'est -elle 
qu'une  occasion  de  présenter  au  public  les  principaux  personnages 
du  drame.  Voici  d'abord,  au  premier  rang,  parmi  les  membres  du 
conseil,  le  ministre  Koono-Moono,  l'un  des  puissans  du  jour.  Ses 
rides,  ses  cheveux  gris  indiquent  qu'il  a  dépassé  l'âge  mûr;  il 
semble  pourtant  que  le  vieux  seigneur  ait  gardé  les  passions  de  la 
jeunesse,  à  le  voir,  oubliant  la  gravité  de  son  rôle  dans  une  céré- 
monie d'apparat,  porter  toute  son  attention  sur  la  tribune  des 
nobles  dames,  et  attacher  ses  regards  sur  l'une  des  beautés  les 
plus  en  vue.  La  dame  justifie  d'ailleurs  ces  attentions  parle  charme 
de  ses  traits  :  la  blancheur  du  teint,  le  nez  aquilin,  la  finesse  et  la 
distinction  de  la  physionomie  en  font  un  modèle  de  ce  type  qui  se 
rencontre  parfois  dans  la  classe  supérieure,  mêlé  aux  traits  de  la 
race  mongole,  comme  un  vestige  du  peuple  inconnu  qui  conquit 
le  Japon  et  forma  la  noblesse  du  pays.  Cette  beauté,  nouvelle  à  la 
cour,  est  la  femme  du  jeune  daïmio  Egna,  et  le  ministre  Koono, 
épris  de  ses  charmes,  a  récemment  appelé  son  époux  près  du  sou- 
verain en  lui  conférant  un  emploi;  il  n'a  cessé  dès  lors  de  pour- 
suivre la  jeune  femme  de  ses  déclarations.  Egna  n'eût  pas  soup- 
çonné le  vieux  seigneur  sans  la  confidence  que  lui  a  faite  sa 
femme;  la  veille  encore,  elle  a  doucement  éconduit  l'amoureux 
dignitaire  en  lui  adressant  le  refus  d'une  entrevue,  formulé  dans 
une  pièce  de  vers.  Egna,  prévenu  cette  fois,  observe  le  manège  du 
ministre  avec  une  irritation  mal  contenue.  Un  de  ses  amis,  le  daï- 
mio Monomoï,  placé  à  côté  de  lui,  remarque  la  pâleur  de  ses  traits; 
toutefois,  esclave  de  la  discrétion  japonaise,  il  ne  s'informe  pas  du 
motif  de  son  trouble,  et  se  contente  de  le  regarder  à  la  dérobée. 

La  cérémonie  s'est  terminée.  Le  chiogoun  a  disparu  derrière  les 
tentures;  son  nombreux  cortège  se  met  en  marche  dans  les  avenues 
du  temple.  Les  seigneurs  se  dirigent  vers  les  issues  de  l'enceinte 
pour  rejoindre  leurs  escortes  et  leurs  palanquins.  Egna  s'est  levé 
silencieusement,  suivi  de  son  ami  Monomoï.  Le  hasard  le  met  subi- 
tement en  présence  du  ministre  Koono  :  à  sa  vue,  ses  yeux  s'allu- 
ment; avec  un  cri  étouffé,  il  dégaine  son  poignard  et  s'élance  sur 
son  rival.  Un  officier  qui  a  vu  ce  mouvement  se  précipite  sur  les 
bras  de  l'agresseur  et  le  retient  par  derrière.  Koono  se  dégage,  le 
front  saignant  d'une  légère  blessure;  on  entraîne  Egna  à  l'écart. 
Les  témoins  de  cette  courte  scène  se  retirent  atterrés,  car  le  fait 
d'avoir  répandu  le  sang  dans  une  cérémonie  publique  présidée  par 
le  souverain  constitue  un  crime  de  lèse-majesté,  et  doit  attirer  sur 
le  coupable  un  terrible  châtiment. 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  lendemain,  retiré  dans  son  palais,  Egna  fait  mander  son  ami 
Monomoï;  il  lui  fait  le  récit  des  menées  amoureuses  du  ministre 
Koono,  lui  explique  la  scène  de  la  veille,  et  lui  confie  son  désespoir 
ie  n'avoir  pas  tué  son  rival,  car  il  n'a  plus  désormais  qu'à  subir  la 
.entence  souveraine,  dont  sa  propre  mort  ne  sera  peut-être  pas 
l'article  le  plus  sévère.  Chose  curieuse  et  qui  représente  bien  le  ca- 
ractère japonais,  mélange  de  calme  et  de  frénésie,  de  soumission 
passive  et  d'irritabilité  sauvage,  —  après  cet  éclair  de  révolte  et  cet 
oubli  d'un  instant  qui  a  mis  le  poignard  dans  sa  main,  le  malheu- 
reux attend  avec  résignation  le  châtiment,  sans  que  la  moindre 
idée  de  se  soustraire  à  une  loi  aussi  inexorable  ait  traversé  son  es- 
prit. Une  seule  pensée  le  soutient  et  le  console,  c'est  que,  sous 
peine  de  déshonneur,  ses  parens  et  serviteurs  devront  chercher  à 
venger  sa  mort  dans  le  sang  du  ministre  Koono  ou  des  siens. 

Monomoï  a  compris  le  legs  que  son  ami,  à  défaut  de  fils  ou  de 
proches  parens,  veut  lui  faire  accepter.  Il  se  retire  toutefois  sans 
répondre,  hésitant  à  s'engager  par  un  serment  à  cette  terrible 
tâche  :  Egna  n'a-t-il  pas  d'ailleurs  des  serviteurs  dévoués  auxquels 
ce  devoir  incombe  avant  tout  autre?  Quelques  jours  après,  tandis 
qu'il  se  promène,  tout  soucieux,  sous  la  vérandah  de  ses  apparte- 
mens,  il  voit  venir  à  lui  un  de  ses  plus  fidèles  olTiciers.  Le  vieux 
Kawatzou  l'a  vu  naître,  et  parfois,  malgré  l'infranchissable  distance 
des  conditions,  lui  a  donné  des  conseils  qui  ont  été  accueillis,  i  ans 
les  fréquentes  entrevues  de  Monomoï  et  d'Egna,  il  s'est  lié  d'amitié 
avec  le  karo  ou  premier  officier  de  ce  dernier;  c'est  lui  qui,  dans  la 
scène  du  temple,  s'est  jeté  sur  le  bras  du  daïmio  Egna  pour  em- 
pêcher son  crime.  Kawatzou  s'avance  avec  un  air  respectueux  et 
résolu  à  la  fois.  Il  s'arrête  près  d'un  jeune  pin,  tire  son  sabre  et 
abat  la  tête  de  l'arbre;  puis,  marchant  à  Monomoï,  et  lui  présen- 
tant la  branche  sur  son  éventail  ouvert  :  —  Seigneur,  lui  dit-il, 
votre  humble  serviteur  Kawatzou  est  coupable  :  par  sa  faute,  le 
prince  Egna  n'a  pu  accomplir  une  juste  vengeance,  et  il  va  bientôt 
périr.  Gomme  cette  branche  de  pin  tranchée  par  mon  sabre,  la  tête 
du  daïmio  Koono  devra  maintenant  tomber  à  son  tour;  ainsi  le  veu- 
lent les  lois  d'honneur  de  l'empire.  C'est  au  coupable  à  réparer  le 
mal;  votre  serviteur  Kawatzou,  rempli  de  douleur,  vous  demande 
de  pouvoir  exécuter  lui-même  ce  dessein. 

Ainsi  contraint  de  se  prononcer,  Monomoï  fait  des  promesses  au 
vieil  officier,  et,  avant  de  rien  entreprendre,  s'informe  de  ce  qu'est 
devenu  le  ministre  Koono.  Ce  dernier,  avide  de  vengeance,  a  fait 
au  souverain  une  déposition  où  l'origine  de  sa  querelle  avec  Egna 
est  dissimulée  sous  un  prétendu  différend  d'intérêts.  Le  chiogoun, 
avant  de  se  recueillir  pour  prononcer  la  sentence,  a  exilé  les  deux 


UN   DRAME   JAPONAIS.  653 

adversaires  dans  leurs  châteaux.  Les  deux  princes  viennent  de 
quitter  la  capitale.  Il  n'y  a  donc  qu'à  laisser  les  événemens  suivre 
leur  cours,  et  chacun  attend  avec  anxiété  le  dénoûment  inévitable 
du  drame  inauguré  au  temple  d'Hatchiman. 


II. 

Les  navigateurs  qui  parcourent  la  mer  intérieure  du  Japon  et 
qui  circulent  au  milieu  de  cette  série  de  détroits  et  d'archipels  qui 
occupent,  au  cœur  d'un  magnifique  pays,  plus  de  cent  lieues  d'é- 
tendue, remarquent  çà  et  là,  soit  au  sommet  d'une  colline,  soit  au 
fond  de  quelque  baie  verdoyante,  une  longue  muraille  crénelée, 
garnie  de  distance  en  distance  de  hautes  tours.  C'est  le  château  d'un 
daïmio,  enceinte  fortifiée  où  jadis  ces  formidables  vassaux  entrete- 
naient de  véritables  armées.  Depuis  lors,  leur  puissance  a  été  bien 
réduite;  mais  peut-être  les  anciennes  velléités  d'indépendance  et  de 
révolte  germeraient- elles  encore  derrière  ces  murs,  si  le  prince 
n'avait  près  du  souverain,  dans  sa  résidence  de  la  capitale,  une 
partie  de  sa  famille  en  otage  (1).  Tel  est  l'asile  où  Egna  s'est  retiré, 
au  centre  de  son  territoire,  qui  occupe  une  partie  de  la  populeuse 
province  d'Arima.  A  l'extérieur  du  château,  l'enceinte  est  seule  vi- 
sible. Elle  circonscrit  un  vaste  espace  de  terrain  de  forme  rectan- 
gulaire. La  muraille,  haute  de  30  à  liO  pieds,  formée  de  ces  gros 
blocs  de  pierre  irréguliers  dont  l'architecture  désigne  l'ensemble 
sous  le  nom  de  construction  cyclopéenne,  est  surmontée  d'une  ga- 
lerie en  bois  recouverte  d'une  épaisse  toiture  en  tuiles  noires,  re- 
vêtue de  stuc  blanc,  et  percée  de  nombreuses  meurtrières;  de  l'in- 
térieur, on  découvre  que  cette  galerie  correspond  à  la  plate-forme 
du  rempart,  et  que  ses  parois  et  son  toit  protègent  les  défenseurs 
contre  le  tir  des  flèches  et  l'attaque  par  escalade,  comme  les  hourds 
qui,  au  moyen  âge,  garnissaient  en  temps  de  guerre  les  sommets 
de  nos  tours.  Le  pied  des  murailles  baigne  dans  de  larges  fossés 
pleins  d'eau.  Aux  angles,  et  de  distance  en  distance,  de  hautes 
tours,  de  même  apparence  que  les  galeries,  élèvent  leurs  deux  ou 
trois  étages  aux  toitures  recourbées.  Une  tour  semblable,  mais  plus 
importante,  apparaît  au  milieu  de  l'enceinte,  à  travers  les  grands 
pins  dont  on  aperçoit  les  sommets  au-dessus  des  murailles  ;  c'est 
un  réduit  intérieur  isolé,  véritable  donjon  d'où  l'on  domine  tout  le 

(I)  Cette  obligation,  créée  seulement  au  xvi"  siècle  par  le  fondateur  de  la  dernière 
dynastie  taïcounale,  a  été  abolie  en  1863  par  ses  successeurs,  à  la  veille  de  la  révo- 
lution qui  a  renversé  cette  institution,  et  préparé  la  disparition  complète  de  la  féoda- 
lité japonaise. 


6hh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

système  de  défense.  Des  ponts-levis  mènent  à  une  porte  massive, 
l'entrée  d'honneur,  et  à  plusieurs  poternes  de  service.  Aussitôt  les 
voûtes  franchies,  on  ne  remarque  rien  cependant  qui  réponde  au 
caractère  monumental  de  l'enceinte  :  une  série  de  cours  sont  rem- 
plies par  les  casernes  et  les  bâtimens  de  service,  construits  en  bois 
et  sans  étage,  comme  la  plupart  des  édifices  japonais.  Les  bâtimens 
occupés  par  le  daïmio  et  sa  famille  se  distinguent  par  de  plus 
grandes  proportions  et  le  soin  que  l'on  a  mis  dans  le  choix  des  ma- 
tériaux, tout  en  gardant  le  même  caractère  de  simplicité  ;  situés  au 
point  le  plus  inabordable  de  l'enceinte,  ils  ne  sont  accessibles  qu'à 
travers  de  nombreux  passages,  couloirs  et  barrières  gardés  par  des 
postes  échelonnés.  Ils  sont  entourés  de  jardins  sur  lesquels  ouvrent 
de  plain-pied  les  vérandahs  des  appartemens;  des  petits  canaux, 
des  rivières  et  des  étangs  en  miniature  servent  à  doubler  les  dé- 
fenses intérieures  de  ce  domaine  réservé,  tout  en  concourant  à  l'or- 
nementation. 

Une  population  vit  là  autour  du  prince  :  sa  famille,  ses  enfans, 
les  épouses  non  légitimes  que  les  mœurs  du  pays  et  les  obligations 
du  rang  placent  à  côté  de  sou  foyer,  puis  une  série  d'officiers  ou 
samouraï,  d'employés  de  tout  rang  et  de  serviteurs,  dont  le  coû- 
teux entretien,  joint  au  train  de  maison  obligatoire  de  la  capitale, 
absorbe  chaque  année  le  revenu  de  son  territoire.  Dans  ce  pays,  où 
les  conditions  sociales  sont  immuables,  la  plupart  des  emplois  et 
des  situations  se  transmettent  héréditairement,  à  part  le  cas  où  le 
prince,  disposant  à  son  gré  des  fonctions  et  des  salaires,  veut  ré- 
compenser des  services  exceptionnels  ou  sévir  contre  des  coupables. 
Ce  sont  les  mêmes  familles  qui  depuis  des  siècles  ont  donné  à  ces 
seigneurs  provinciaux  leurs  serviteurs,  notamment  leurs  karos, 
sortes  de  premiers  ministres  investis  de  toute  la  confiance  du  prince, 
et  qui  sont  chargés  en  mainte  occasion  de  le  représenter  et  d'agir 
en  son  nom.  C'est  ainsi  que,  par  une  organisation  toute  féodale,  vit 
autour  du  daïmio  et  sur  l'étendue  de  son  territoire  une  petite  no- 
blesse mihtaire  entièrement  indépendante  du  pouvoir  central  et 
prête  à  tirer  l'épée  pour  son  maître  le  jour  où  il  oserait  en  donner 
le  signal  (1). 


(1)  Telle  était  l'organisation  sociale  du  Japon,  lorsqu'il  y  a  quinze  ans  les  Euro- 
péens y  pénétrèrent  de  nouveau;  elle  se  maintenait  sans  changement  depuis  deux  ou 
trois  siècles  de  tranquillité  extérieure  et  intérieure.  Ensuite  tout  a  changé  d'aspect. 
Les  événemens  de  ces  dernières  années  semblaient  prouver  que  l'initiative  et  l'intel- 
ligence avaient  abandonné  les  descendans  des  fiers  daimios  pour  devenir  l'apanage  de 
cette  classe  des  karos  et  des  petits  officiers.  Comme  les  mikados  il  y  a  cinq  ou  six  siècles, 
comme  les  taïcouns  à  leur  tour  il  y  a  cinq  ou  six  ans,  les  daimios  abdiquaient  l'cxer- 
cice  du  pouvoir  attaché  jadis  à  leur  titre  :  ils  n'étaient  plus  que  des  iastrumcns  entr» 


UN   DRAME   JAPONAIS.  ^55 

C'est  au  milieu  de  ce  petit  royaume,  où  il  règne  en  maître, 
qu'Egna  est  rentré  silencieux  sur  l'ordre  du  souverain,  laissant  à 
Kamakoura  sa  jeune  femme,  qu'il  ne  doit  peut-être  plus  revoir.  Sa 
famille  l'a  reçu  avec  les  marques  de  respect  qu'elle  doit  à  un  maître 
souverain.  La  discrétion  est  au  Japon  la  p'-emière  des  obligations;  y 
contrevenir  serait  souvent  risquer  sa  vie.  Le  prince  n'a  pas  parlé,  et 
si  de  vagues  rumeurs,  des  paroles  échappées  aux  gens  de  l'escorte, 
ont  pu  jeter  dans  l'esprit  des  habitans  du  château  l'appréhension  de 
choses  graves,  il  n'en  est  pas  prononcé  un  mot.  Le  premier  karo 
rend  compte  au  prince  des  affaires  réglées  pendant  son  absence, 
des  emprunts  contractés  avec  les  banquiers  d'Osaka  sur  la  récolte 
de  l'automne,  des  incidens  survenus  dans  la  petite  province.  Un  seul 
incident  est  venu  troubler  la  quiétude  du  château.  Deux  de  ses  ha- 
bitans, Shimidzou,  officier  de  la  garde  d'Egna,  et  la  jeune  Yakaïto, 
l'une  de  ses  femmes,  ont  disparu  un  matin.  Ces  jeunes  gens,  épris 
d'amour  depuis  longtemps,  empêchés  de  s'unir  par  la  situation  de 
la  femme,  avaient  résolu  de  fuir  ensemble,  et,  indifférens  à  une 
perspective  de  misère,  d'aller  chercher  une  retraite  au  fond  de  quel- 
que campagne  éloignée.  Peu  d'heures  après  leur  disparition,  on 
apprit  qu'à  l'aube  ils  s'étaient  montrés  à  une  poterne  de  service 
qui  donne  accès  par  une  passerelle  sur  les  dehors  du  château.  L'u- 
nique soldat  de  garde  avait  dégainé;  mais,  blessé  légèrement  par  le 
sabre  de  Shimidzou,  intimidé  par  sa  contenance  résolue,  il  s'était 
laissé  garrotter,  puis  le  fugitif  avait  franchi  avec  sa  compagne  les 
dernières  barrières. 

Un  mois  se  passe;  l'automne  touche  à  sa  fin.  Un  jour,  deux  offi- 
ciers à  cheval  accompagnés  d'une  escorte  se  présentent  à  l'en- 
trée principale  du  château.  Après  de  longs  pourparlers  destinés 
à  constater  l'identité  des  nouveau- venus ,  il  est  rendu  compte  au 
prince  que  ce  sont  deux  envoyés  officiels  du  chiogoun.  Il  faut  aussi- 
tôt que  les  ponts-levis  s'abaissent,  que  les  battans  de  la  grande 
porte  soient  ouverts,  et  que  les  deux  émissaires  soient  introduits 
avec  tout  le  respect  dû,  non  pas  à  leur  rang  personnel,  mais  à  la 
suprématie  du  souverain  qui  les  envoie.  Reçus  par  le  maître  des 
cérémonies,  les  ambassadeurs  font  connaître  à  Egna  qu'ils  viennent 

les  mains  des  karos.  Ce  sont  ces  derniers  qui  paraissaient  diriger  la  guerre  civile 
en  1808  et  1869;  eux  seuls  figuraient  à  la  tête  des  troupes.  Les  événemcns  des  trois 
dernières  années  sont  venus  achever  le  renversement  de  cette  société  féodale  du  Ja- 
pon et  annuler  le  pouvoir  des  daïmios;  une  organisation  administrative,  semblable  à 
celle  des  nations  européennes,  est  à  l'essai  (voyez  la  Revue  du  15  mars).  Qu'on  se 
figure  la  France  passant  brusquement  de  la  féodalité  de  saint  Louis  aux  institutions 
du  xix«  siècle,  et  l'on  aura  l'idée  de  cette  étrange  transformation,  dont  lee  conséquences 
ne  eauraient  encore  être  bien  appréciées. 


656  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lui  signifier  la  sentence  du  chiogoun.  L'appartement  principal  du 
château  est  disposé  :  les  envoyés  y  prennent  place  assis  sur  deux 
plians,  et  celui  qui  doit  porter  la  parole  tient  à  la  main  un  écrit  en- 
roulé sur  un  bâton  d'ivoire.  Egna,  suivi  de  ses  principaux  ofTiciers, 
paraît  devant  eux,  se  pro^^terne  sur  la  natte,  et  dans  cette  posture 
entend  la  lecture  de  sa  condamnation.  Rendue  sur  les  rapports  trop 
aisément  accueillis  du  prince  Monomoï,  puissant  ministre  et  vieux 
serviteur  des  chiogouns,  la  sentence,  que  dictent  en  partie  les  lois 
japonaises,  est  inexorable  dans  sa  sévérité.  Le  daïmio  Egna  s'atten- 
dait à  la  peine  capitale  et  se  consolait  en  pensant  que  la  mort  par 
l'ouverture  du  ventre,  ou  liarakiri,  réservée  aux  nobles  qui  n'ont 
pas  dérogé,  laisserait  au  moins  à  sa  famille  sa  situation  sociale  et 
à  son  futur  héritier,  encore  enfant,  le  domaine  de  ses  ancêtres;  mais 
il  paraît  que  son  crime  a  été  plus  grand,  car  l'édit  du  souverain 
prononce  qu'avant  de  mettre  fin  à  ses  jours  par  le  harakhi,  le  daï- 
mio doit  remettre  à  ses  délégués  son  château  et  la  possession  de 
tous  ses  domaines.  Ses  serviteurs  seront  licenciés,  sa  famille  per- 
dra ses  biens,  jusqu'à  son  nom,  et  devra  se  disperser  dans  l'exil. 

Le  temps  est  déjà  loin  où  ces  fiers  daïmios,  à  demi  indépendans, 
jamais  réduits  et  rendus  tout-puissans  par  la  possession  de  pro- 
vinces entières,  faisaient  trembler  la  vieille  autorité  des  mikados  et 
le  pouvoir  naissant  des  chiogouns.  Aussi,  malgré  les  solides  mu- 
railles de  son  château  et  la  petite  armée  d'hommes  résolus,  frappés 
comme  lui,  qui  l'entourent,  le  malheureux  Egna  se  soumet  et  obéit. 
Les  jours  suivans  sont  consacrés,  sous  la  direction  des  envoyés  du 
chiogoun,  à  l'exécution  des  derniers  articles  de  la  sentence.  Les 
employés  du  domaine,  les  officiers,  les  nombreux  serviteurs  du 
prince  et  de  sa  famille  sont  licenciés;  ceux  à  qui  leur  naissance  ou 
leur  emploi  permettait  le  port  du  sabre  gardent  cette  arme  pour 
seul  bien;  c'est  d'elle  qu'ils  devront  vivre,  car  des  officiers  ne  sau- 
raient déroger  en  achetant  leur  subsistance  au  prix  d'un  travail 
d'artisan.  Devenus  lonines,  c'est-à-dire  sans  maître  qui  les  paie, 
sans  ressource  d'aucune  espèce,  il  ne  leur  reste  plus  qu'à  louer 
leur  bras  à  toutes  les  mauvaises  causes  ou  bien  à  se  faire  brigands. 
Nous  les  retrouverons  bientôt,  vivant  d'expédiens,  les  uns  périssant 
de  misère  ou  dans  d'obscures  aventures,  les  autres  tombant  peu  à 
peu  sous  le  glaive  des  officiers  de  justice.  Telles  sont  les  terribles 
conséquences  de  cette  loi  qui  rend  toute  une  population  solidaire 
de  la  faute  de  son  chef.  Après  eux,  c'est  une  file  de  femmes  éplo- 
rées,  de  servantes  et  d'enfans,  qui  franchit  pour  la  dernière  fois  le 
seuil  du  château  et  prend  à  pied  la  route  de  l'exil.  Il  ne  reste  plus 
dans  l'enceinte  qu'Egna  et  ses  plus  intimes  serviteurs. 

Les  derniers  adieux  ont  été  faits,  et  le  moment  est  arrivé  où  la 


UN   DRAME  JAPONAIS.  657 

sentence  de  mort  reste  seule  à  exécuter.  Un  hangar  recouvert  en 
planches  a  été  dressé  à  la  hâte  dans  une  des  cours  du  château;  des 
tentures  blanches  en  forment  la  clôture.  Dans  cette  enceinte  ont 
pris  place  les  deux  envoyés  du  chiogoun.  Un  tapis  de  drap  blanc 
bordé  de  rouge  est  à  quelques  pas  devant  eux.  Dans  un  coin  du 
hangar,  derrière  un  paravent,  ont  été  cachés  quelques  ustensiles  : 
un  petit  poignard  déposé  sur  un  escabeau,  un  grand  baquet  en 
laque  et  un  seau  plein  d'eau,  destinés  à  recueillir  et  à  laver  les 
restes  de  la  victime.  Egna  paraît  bientôt,  uniquement  recouvert 
d'une  longue  robe  de  soie  blanche,  vêtement  que  les  nobles,  dès 
l'âge  viril,  ont  tous  dans  leur  garde-robe,  et  qu'ils  devront  revêtir 
le  jour  où  le  suicide  leur  sera  imposé  par  une  sentence  ou  par  le 
code  d'honneur  japonais.  11  vient  s'asseoir  au  centre  du  tapis  et  se 
prosterne  pour  écouter  une  dernière  fois  la  lecture  de  sa  condam- 
nation. Deux  de  ses  oiïiders,  vêtus  de  blanc  comme  lui,  ses  té- 
moins, sont  assis  plus  en  arrière;  à  côté  de  lui,  debout,  un  autre 
se  place,  seul  armé  de  son  sabre  ;  ce  serviteur,  choisi  parmi  les  plus 
fidèles,  a  la  triste  fonction  d'ach'^yer  son  maître  et  de  lui  épargner 
une  lente  agonie  en  lui  coupant  la  tête.  La  lecture  terminée,  le 
tabouret  et  son  poignard  sont  déposas  devant  Egna;  il  dénoue  sa 
ceinture  et  l'enroule  lentement  autour  dq  la  lame  du  poignard,  lais- 
sant à  découvert  quelques  pouces  du  tranchant  à  partir  de  la  pointe, 
puis,  prenant  résolument  l'arme  de  la  main  droite,  il  se  fait  d'un 
seul  mouvement  une  profonde  incision  d'une  hanche  à  l'autre  dans 
les  entrailles.  Le  calme  de  ses  traits  pâles  ne  s'est  pas  démenti;  au 
moment  où  il  s'affaisse  en  avant,  la  lame  du  sabre  brille,  et  la  tête 
du  condamné  roule  aux  pieds  des  juges. 

Les  serviteurs  témoins  de  cette  dernière  expiation  de  leur  maître 
n'ont  plus  qu'à  disparaître  à  leur  tour,  après  avoir  confié  son  ca- 
davre aux  prêtres  d'une  bonzerie  voisine  qui  lui  donneront  la  sé- 
pulture. Une  vingtaine  environ,  et  parmi  eux  le  karo  Hori  et  son 
jeune  fds,  franchissent  les  derniers  l'enceinte  du  château,  sur  les 
murs  duquel  flotte  déjà  le  pavillon  du  chiogoun.  Hori,  se  retournant 
sur  le  seuil  de  la  porte,  contemple  une  dernière  fois  l'écusson  de 
son  seigneur,  et  reporte  les  yeux  sur  un  poignard  qu'il  tient  à  la 
main,  présent  qu'il  reçut  de  lui  dans  les  jours  prospères  en  témoi- 
gnage de  son  zèle.  Ces  hommes  échangent  un  regard  qui  les  con- 
firme dans  la  résolution  qu'ils  ont  déjà  arrêtée  avant  de  s'éloigner 
de  ces  lieux  maudits;  sans  maître  et  ne  relevant  désormais  que 
d'eux-mêmes,  ils  viennent  de  s'engager  par  serment  à  venger  sa 
mort  :  dans  l'âme  d'un  vrai  samouraï,  il  n'est  guère  d'autre  alter- 
native. Us  se  séparent  après  s'être  assigné  un  lieu  de  rendez-vous, 
à  un  mois  de  là,  dans  les  faubourgs  de  la  capitale. 

TOME  civ.  —  1873.  42 


658  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 


III. 

Le  lecteur,  à  cette  période  du  drame,  pressent  déjà  les  tragiques 
péripéties  qui  se  préparent.  Toutefois  les  auteurs  japonais,  se  con- 
formant aux  saines  traditions  de  la  composition  dramatique,  ont 
groupé  autour  de  l'action  principale  une  série  d'incidens  qui  nous 
font  mieux  connaître  les  personnages  secondaires  déjà  entrevus 
dans  ce  récit,  et  nous  intéressent  à  leur  sort.  Nous  retrouvons  tout 
d'abord  les  fugitifs  du  château  d'Egna,  Shimidzou  et  Vakaïto,  ré- 
fugiés sur  les  confins  de  la  province,  chez  les  vieux  parens  de  la 
jeune  femme,  qui  les  ont  accueillis;  ils  prennent  part  à  leurs  tra- 
vaux, et  vivent,  heureux  jusqu'alors,  de  l'&xistence  du  paysan 
japonais,  pauvre  et  impuissant  à  sortir  de  sa  condition,  mais  pai- 
sible et  indifférent  aux  orages  qui  groncJent  au-dessus  de  lui  sans 
descendre  dans  son  humble  sphère.  Pientôt  cependant  les  tristes 
nouvelles  du  château  qu'ils  ont  quitté  leur  parviennent  comme 
une  vague  rumeur;  puis  des  serviteurs  lonines  de  leur  ancien 
prince  dispersés  dans  le  pays,  auxquels  Shimidzou  se  dévoile,  ne  lui 
laissent  plus  de  doute;  ils  lui  racontent  la  catastrophe  et  l'invitent 
à  s'affilier  à  leurs  complots  de  vengeance.  Le  jour  où  il  revient  por- 
teur de  cette  triste  nouirelle  est  un  jour  de  deuil  pour  la  cabane,  et 
les  regrets  des  fugitifs  redoublent  à  l'idée  qu'ils  ont  abandonné 
leurs  maîtres  dans  un  pareil  moment.  Assurément  Shimidzou  re- 
joindra ses  anciens  frères  d'armes,  et  s'efforcera  de  racheter  sa 
faute  par  sa  résolution;  mais  pour  s'éloigner,  pour  vivre  quelques 
mois  peut-être  en  divers  lieux  sans  éveiller  les  soupçons,  il  faut 
une  avance  de  fonds,  et  dans  le  misérable  intérieur  où  l'on  vit  au 
jour  le  jour  d'une  maigre  part  de  récolte  on  ne  trouverait  pas  une 
pièce  d'argent.  Yakaïto,  saisie  d'une  inspiration  subite,  se  rappelle 
alors  que  leur  fuite  a  été  due  principalement  à  ses  prières;  elle  dé- 
clare que,  la  plus  coupable  des  deux,  elle  ne  doit  pas  reculer  de- 
vant sa  part  de  saciifices.  Que  son  père  et  son  époux  lui  permettent 
donc  de  se  vendre  pour  un  certain  nombre  d'années  au  yoshivara 
de  Kamakoura;  c'est  le  quartier  des  jeux,  des  maisons  de  thé,  où 
sont  parquées  les  courtisanes.  Sa  beauté,  son  éducation,  assurent  à 
sa  famille  une  somme  assez  ronde  en  échange  de  sa  liberté.  Tous 
acceptent  avec  tristesse,  mais  sans  hésitation,  cette  suprême  res- 
source. Dans  les  idées  japonaises  d'ailleurs,  une  pareille  vie  ne  doit 
pas  déclasser  irrévocablement  la  malheureuse  femme;  viennent  des 
jours  meilleurs,  son  époux  pourra  la  replacer  à  son  foyer,  où  elle 
retrouvera  la  même  situation  que  par  le  passé.  N'a-t-elle  pas  aussi, 
pour  la  soutenir  et  pour  faire  accepter  son  dévoûment,  le  souvenir 


UN  DRAME  JAPONAIS.  669 

de  cette  noble  châtelaine  qui  naguère,  au  prix  d'un  pareil  sacrifice 

qu'elle  fit  partager  aux  femmes  de  son  entourage,  acquit  de  grandes 

sommes  d'argent,  et  permit  à  sa  ftimille,  engagée  dans  une  guerre 

i  d'extermination,  de  trouver  son  salut  dans  la  continuation  de  la 

lutte?  Le  portrait  de  cette  grande  dame  est  presque  aussi  populaire 

au  Japon  que  celui  de  ses  héros;  il  rappelle  aux  malheureuses  exclues 

I  de  la  société  que  celle-ci  a  encore  pour  elles  certains  respects  et 

'  certaines  indulgences.  Il  semble  d'ailleurs  qu'il  n'y  ait  à  cela  que 

justice,  car  toutes  ou  à  peu  près,  à  l'âge  où  a  commencé  pour  elles 

cette  vie,  n'avaient  pas  la  libre  disposition  d'elles-mêmes. 

La  résolution  consentie  par  l'époux  et  les  parens  de  Vakaïto  est 
immédiatement  mise  à  exécution.  La  jeune  femme  se  met  en  route 
!  portée  par  deux  coulies  dans  un  cango,  modeste  chaise  à  porteurs 
I  usitée  par  les  gens  du  peuple.  Le  vieillard  a  chaussé  ses  jambières 
■  de  voyage,  pris  son  chapeau  de  bambou  tressé  à  larges  bords,  et 
I  endossé  le  rustique  manteau  de  paille  que  les  gens  de  pauvre  con- 
dition portent  en  hiver,  et  qui  les  font  ressembler  de  loin  à  de 
grandes  gerbes  de  blé  en  mouvement;  il  suit  à  pied  le  cango,  un 
(bâton  de  voyage  à  la  main.  La  semaine  suivante  le  voit  revenir 
Iseul  par  les  mêmes  sentiers.  Le  lugubre  contrat  a  été  conclu  sans 
jdifliculté;  il  rapporte  dans  sa  sacoche  la  somme,  considérable  pour 
un  homme  du  peuple  japonais,  de  50  rios,  environ  200  francs.  En 
■approchant  de  sa  demeure,  le  vieillard  se  résout  à  doubler  l'étape 
,et  à  voyager  de  nuit  pour  ne  pas  prévenir  les  voisins  de  son  retour 
jet  permettre  à  son  gendre  de  fuir  immédiatement.  Ce  dernier,  jus- 
itement  à  cette  heure,  est  en  chasse  dans  les  environs,  car,  inha- 
bile aux  travaux  des  champs,  il  cherche  à  retirer  de  cette  ressource, 
interdite  aux  paysans,  de  précaires  moyens  de  subsistance.  A  l'affût 
au  bord  du  sentier  qui  traverse  un  ravin,  il  attend  au  passage  un 
sanglier  dont  il  a  observé  les  traces. 

Un  autre  homme,  à  la  même  heure,  est  aux  aguets  près  de  lui,  à 
;ent  pas  peut-être  :  c'est  un  de  ces  voleurs  de  grande  route  qui  ne 
reculent  pas  devant  l'assassinat,  et  qui,  désarmés  en  apparence, 
sortent  un  sabre  court  et  effilé  caché  sous  leurs  vêtemens.  Ce  misé- 
rable a  observé  le  paysan  à  l'hôtellerie  de  la  dernière  étape  et  soup- 
çonné son  trésor;  le  voyant  partir,  il  est  venu  l'attendre  sur  la 
•oute.  La  nuit  est  pluvieuse  et  noire;  le  vieillard  descend  pénible- 
'  nent  le  ravin,  glissant  sur  la  terre  détrempée.  Tout  à  coup  une 
nain  le  saisit  à  la  gorge;  à  peine  a-t-il  articulé  un  cri  étouffé 
lu'un  violent  coup  de  sabre  l'étend  à  terre.  Le  voleur  s'empare 
lu  sac  du  malheureux  et  s'apprête  à  fouiller  le  cadavre.  Shimid- 
;ou,  malgré  sa  fermeté  habituelle,  n'a  pas  entendu  sans  frissonner 
•e  cri  étouifé;  mais  aussitôt  le  froissement  de  broussailles  appelle 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

son  attention  :  le  sanglier  est  là  qui  débouche  insouciant  sur  le 
sentier  ;  Shimidzou  lui  décoche  un  trait  de  son  arbalète  presque  à 
bout  portant.  L'animal  fait  un  bond  et  se  précipite  à  fond  de  train 
dans  la  pente  du  chemin;  il  passe  au  galop  près  du  cadavre,  et  dis- 
paraît de  nouveau  dans  le  fourré,  tandis  que  le  meurtrier,  effrayé 
par  l'apparition  de  l'énorme  bête,  n'a  que  le  temps  de  s'élancer 
dans  les  branches  d'un  arbre. 

Cependant  Shimidzou  s'est  levé  de  sa  cachette,  et,  l'arbalète  à  la 
main,  s'avance  sur  le  sentier,  où  il  suit  avec  difficulté  les  traces  de 
l'animal  blessé.  A  un  détour  du  chemin,  il  tombe  subitement  sous 
le  jet  de  lumière  d'une  lanterne  à  main.  Un  homme  armé  est  devant 
lui;  à  son  accoutrement,  aux  emblèmes  peints  sut  le  papier  huilé 
de  la  lanterne,  Shimidzou  a  reconnu  un  porteur  de  dépêches  du 
gouvernement.  Le  courrier  vient  de  passer  devant  le  corps  du  vieil- 
lard; rencontrant  à  quelques  pas  un  homme  d'un  aspect  misérable 
et  à  la  contenance  résolue,  tenant  à  la  main  une  arbalète  dont  l'arc 
est  détendu,  comment  douterait-ii  qu'il  a  devant  lui  le  meurtrier? 
L'officier  se  contente  néanmoins  de  l'examiner  attentivement, 
échange  avec  lui  un  bref  salut,  continue  sa  route,  et  fait  son  rap- 
port au  poste  de  police  du  prochain  village. 

Pendant  ce  temps,  le  véritable  assassin  s'est  éloigné.  Shimidzou, 
reprenant  la  piste  de  l'animal  blessé,  heurte  bientôt  du  pied  le  ca- 
davre étendu  sur  le  sentier.  Il  reconnaît  le  vieillard;  la  ceinture  ar- 
rachée, la  sacoche  disparue,  témoignent  du  vol  qui  a  suivi  le  crime. 
Il  rapporte  la  nouvelle  à  la  cabane,  où  la  vieille  femme  affolée,  se 
persuadant  qu'il  vient  de  commettre  lui-même  l'attentat,  le  couvre 
d'imprécations.  Le  malheureux  Shimidzou  reste  immobile,  plonge 
dans  une  morne  stupeur,  sans  songer  à  lui  répondre.  Au  jour,  le 
officiers  du  gouvernement  arrivent  au  village,  et,  guidés  par  la  ru- 
meur publique,  que  les  cris  de  la  vieille  femme  ont  déjà  suscitée,  st 
présentent  à  la  cabane  pour  saisir  celui  qu'ils  appellent  le  meur- 
trier. A  cette  accusation,  Shimidzou  les  conduit  près  du  corps  rest^ 
sur  le  sentier,  découvre  la  blessure  qui  est  celle  de  la  lame  tran 
chante  d'un  sabre  et  leur  fait  observer  que  son  arbalète  n'a  pu  don 
ner  un  pareil  coup.  Les  officiers  de  police  lui  enjoignent  néanmoins  d( 
les  suivre  à  la  ville,  car  leurs  préventions  se  réveillent  en  observan 
mieux  cet  homme,  dont  les  allures  ne  sont  pas  celles  d'un  paysan 
A  ce  dernier  coup  du  sort,  le  malheureux  se  voit  compromis  san: 
espoir  et  contraint  d'abandonner  toute  idée  de  rejoindre  ses  ancien: 
compagnons;  il  rentre  un  instant  au  fond  de  la  cabane,  tire  soi 
sabre  de  sa  cachette  et  se  l'enfonce  dans  la  poitrine.  Les  officiers 
abandonnant  les  deux  cadavres,  s'éloignent  satisfaits,  car  leur  tâche 
est  accomplie  du  moment  où  le  prétendu  coupable  s'est  fait  justice 


UN   DRAME   JAPONAIS.  661 

Dans  cette  lugubre  série  de  péripéties,  il  est  à  peine  un  tableau 
qui  repose  de  ces  scènes  de  meurtre  où  les  acteurs  du  drame  dispa- 
raissent l'un  après  l'autre,  victimes  volontaires  ou  non.  On  ne  sau- 
rait y  voir  une  exagération  dramatique;  en  dehors  de  l'enchaîne- 
ment fatal  des  faits,  c'est  une  peinture  assez  fidèle  des  mœurs 
féodales  de  ce  peuple  et  l'expression  du  mépris  de  la  mort,  de 
l'insouciance  de  la  vie  humaine,  qui  caractérisent  ces  races  de  l'ex- 
trême Orient.  Si  parfois  le  récit  paraît  tourner  à  l'idylle,  il  reprend 
bien  vite,  à  la  faveur  d'un  incident,  son  allure  primitive.  Une  scène 
nous  montre  une  jeune  fille  appartenant  à  la  classe  des  samouraï^ 
voyageant  sur  le  tokaido,  grand  chemin  qui  relie  les  principales 
provinces  du  Japon  à  la  capitale.  Sa  mère  et  quelques  serviteurs 
l'accompagnent  :  de  confortables  norimons  servent  de  véhicule  aux 
deux  femmes,  et  souvent,  pour  rompre  la  monotonie  de  ces  longues 
étapes,  elles  font  à  pied,  en  avant  de  leurs  gens,  une  partie  du 
chemin.  On  est  encore  à  la  fin  de  l'automne,  la  saison  des  voyages 
au  Japon;  l'air  est  vivifié  par  les  premières  brises  du  nord  que 
tempère  un  brillant  soleil;  les  arbres  résineux,  les  grands  chênes 
verts  et  les  lauriers,  les  bosquets  de  camélias  au  sombre  feuil- 
lage, font  encore  au  paysage  à  moitié  dépouillé  un  fond  de  verdure 
qui  donne  à  la  campagne  japonaise,  même  en  hiver,  les  rians  as- 
pects d'un  parc  sans  fin  :  le  pic,  déjà  couvert  entièrement  de  neige, 
du  Foudsiyama  domine  l'horizon  de  sa  masse  d'une  blancheur 
éblouissante.  Le  père  de  la  jeune  voyageuse  est  le  vieux  Kawatzou, 
ce  serviteur  du  daïmio  Monomoï,  qui  a  conseillé  à  son  maître  de 
venger  l'honneur  et  la  mort  d'Egna  sur  la  personne  de  son  ennemi. 
Monomoï,  ébranlé  par  la  fin  tragique  du  prince,  arrêté  par  le  res- 
pect pour  la  justice  souveraine,  n'a  pas  quitté  son  château.  Kawat- 
zou y  est  resté  avec  lui,  lorsqu'un  message  de  Hori,  l'ancien  karo 
d'Egna,  est  venu  lui  demander  une  entrevue  secrète  entre  sa  fille 
et  le  fils  de  Hori,  fiancés  depuis  quelques  années.  Le  rendez-vous 
est  donné  dans  un  village  du  tokaïdo  à  peu  de  distance  de  la  capi- 
tale. La  jeune  fille  est  donc  partie,  le  pied  léger  et  le  cœur  joyeux; 
malgré  la  catastrophe  de  la  maison  d'Egna,  elle  s'est  reprise  à  es- 
pérer :  son  fiancé  ne  peut -il  pas  être  adopté  par  Kawatzou,  âgé  et 
sans  fils,  pour  succéder  à  sa  charge  dans  le  château  de  Monomoï? 
Le  vieillard  ne  partage  pas  les  espérances  de  sa  fille  ;  il  connaît  le 
caractère  de  son  ami  Hori,  et,  jugeant  par  ses  propres  sentimens 
de  ceux  des  serviteurs  d'Egna,  devine  les  projets  que  son  ami  doit 
poursuivre  à  cette  heure.  Déguisé  en  pèlerin,  il  part  après  les  deux 
femmes,  et  les  suit  à  une  étape  de  distance.  Au  village  fixé  pour  le 
rendez-vous,  une  scène  nous  le  montre  aux  aguets  derrière  une 
cloison,  sous  la  vérandah  de  la  maison  où  Hori  vient  de  recevoir  sa 


662  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

femme  et  sa  fille.  Ce  dernier  leur  expose  qu'il  a  voulu  les  voir  une 
dernière  fois,  mais  que  toutes  relations  doivent  être  rompues  entre 
les  deux  familles  :  Rawatzou  n'a-t-il  pas  en  effet,  le  jour  de  la  cé- 
rémonie du  temple  d'Hatchima,  arrêté  le  bras  du  daïmio  Egna  et 
sauvé  la  vie  de  son  ennemi?  Sans  cette  intervention  funeste,  son 
maître  serait  du  moins  mort  après  avoir  satisfait  sa  vengeance. 
Kawatzou,  qui  a  tout  entendu,  ouvre  à  ses  derniers  mots  ses  vête- 
mens,  prend  son  poignard,  se  fait  aux  entrailles  l'incision  du  hara- 
kiri,  renoue  sa  ceinture,  et  se  traîne  au  seuil  de  l'habitation.  Les 
malheureuses  femmes,  sortant  de  cette  entrevue  où  elles  ont  laissé 
tout  espoir,  y  trouvent  le  vieillard  sanglant  et  sur  le  point  d'expirer; 
il  lui  reste  la  force  d'e  leur  dire  :  —  Je  suis  intervenu  pour  le  plus 
grand  des  malheurs  entre  les  deux  princes;  puis  j'ai  conseillé  à 
mon  maître  de  venger  son  ami,  il  n'a  pu  suivre  mes  conseils.  Quel 
serviteur  fidèle,  après  cela,  oserait  survivre  à  son  honneur?  Je  suis 
trop  vieux  pour  racheter  ma  faute;  mon  bras  affaibli  ne  tient  plus 
le  sabre;  il  ne  me  restait  qu'à  mourir.  Moi  disparu,  Ilori  et  les  siens 
pourront  encore  vous  accueillir.  —  Hori  parait  à  ces  mots  et  pro- 
met qu'il  en  sera  ainsi;  puis,  ayant  rendu  les  derniers  devoirs  à 
son  ami  avec  le  concours  des  deux  femmes,  il  les  décide  à  rega- 
gner leur  résidence  au  château  du  daïmio  Monomoï.  Tandis  qu'elles 
s'en  retournent,  le  cœur  attristé  du  présent  et  inquiet  de  l'avenir, 
Hori  et  son  fils  reprennent  le  chemin  de  la  capitale. 


IV. 


L'hiver  est  venu.  Les  lonines  d'Egna,  obéissant  au  mot  d'ordre  de 
leur  chef,  ont  gagné  par  petits  groupes  Kamakoura.  Accrue  par  des 
affiliations  successives,  leur  troupe  se  compose  désormais  de  qua- 
rante-sept hommes  résolus.  Les  uns,  et  dans  le  nombre  Hori  et  son 
fils,  affectent  de  vivre  dans  une  insouciance  joyeuse  et  une  dissi- 
pation qui  éloigne  tout  soupçon  de  leurs  projets.  Leurs  compagnons 
ont  quitté  leurs  armes,  et,  vêtus  en  gens  du  peu  pie,  se  sont  dispersés 
dans  divers  quartiers.  Un  marchand,  ancien  agent  d'afTaires  du  daï- 
mio Egna,  en  relation  depuis  longtemps  avec  les  oITiciers  du  prince, 
leur  donne  accès  dans  sa  demeure  :  au  fond  de  son  habitation  se 
trouve  un  de  ces  vastes  magasins  aux  parois  épaisses,  à  l'épreuve  du 
feu,  où  les  négocians  entassent  leurs  marchandises  précieuses;  les 
lonines  peuvent  tenir  leurs  conciliabules  dans  ce  réduit  à  l'abri  de 
toute  oreille  et  de  tous  regards  indiscrets.  C'est  là  qu'ils  se  réunissent 
depuis  leur  arrivée  pour  se  communiquer  les  nouvelles  et  discuter 
définitivement  l'exécution  de  leurs  projets  de  vengeance.  Le  ministre 


UN   DRAME   JAPONAIS.  663 

Koono,  rappelé  dans  ses  importantes  fonctions  et  rentré  complète- 
ment en  grâce  après  quelques  semaines  d'exil,  est  revenu  habiter, 
près  du  souverain,  son  hiaski  (palais)  de  Kamakoura.  Cette  circon- 
stance est  éminemment  favorable  à  ses  adversaires;  au  milieu  de  sa 
province,  derrière  les  murs  de  son  château-fort,  entouré  d'une  po- 
pulation de  sujets  fidèles,  le  daïmio  eût  indéfiniment  bravé  leurs 
attaques;  une  troupe  d'étrangers  n'eût  même  pu  séjourner  quel- 
ques heures  dans  la  province  sans  attirer  le  soupçon.  Ce  prompt 
retour  à  la  ville  change  complètement  la  situation,  et  nos  kérai  ne 
sauraient  choisir  de  meilleur  théâtre  pour  risquer  leur  aventureux 
projet.  Il  est  surtout,  dans  ce  quartier  solitaire  qu'habitent  les 
hauts  dignitaires,  des  ruelles  désertes,  des  avenues  bordées  par  les 
grands  enclos  boisés  des  bonzeries,  propices  à  une  embuscade.  Les 
conjurés  épient  de  ces  cachettes  les  allées  et  venues  du  ministre; 
mais  ce  dernier  est  sur  ses  gardes  et  n'ignore  pas  qu'à  la  suite  de  la 
mort  de  son  rival ,  les  officiers  lonines  de  ce  prince  tenteront  à  un 
moment  donné  de  le  surprendre.  Il  ne  sort  plus  de  son  palais,  où 
l'on  veille  avec  soin,  que  pour  se  rendre  chez  le  chiogoun;  une  es- 
corte plus  forte  que  d'ordinaire  entoure  son  norimoriy  où  lui-même 
se  tient  assis,  la  main  sur  la  poignée  de  son  sabre,  tout  prêt  à 
mettre  pied  à  terre  et  à  seconder  ses  serviteurs.  Plus  d'une  fois, 
derrière  les  piliers  d'un  temple  ou  à  travers  la  brèche  de  quelque 
palissade  abandonnée,  ses  gardes  ont  surpris,  à  la  tombée  de  la 
nuit  ou  par  quelque  sombre  journée  d'hiver,  des  yeux  ardens  qui 
épiaient  le  cortège.  Leur  nombre  et  leur  attitude  ont  détourné  Hori  et 
ses  complices  de  l'idée  d'une  agression  en  plem  jour;  renonçant 
désormais  à  une  lutte  au  moins  trop  incertaine  dans  ces  conditions, 
les  conjurés  mûrissent  l'exécution  d'une  attaque  de  nuit  sur  le 
Tdaski  même  de  leur  ennemi,  tentative  où  ils  mettent  leur  dernier 
espoir. 

Les  scènes  du  drame  portent  désormais  sur  un  unique  objet,  la 
préparation  minutieuse  de  cette  expédition.  Les  lonines  redoublent 
de  prudence  pour  cacher  leurs  conciliabules,  et  de  ruses  pour  étu- 
dier les  défenses  de  l'ennemi.  Tantôt  nous  voyons  Hori  et  son  jeune 
fils,  courbés  sur  un  plan  déroulé  devant  eux,  tracer  des  lignes  qui 
représentent  l'enceinte  rectangulaire  du  hiaski  du  Koono,  ses  pa- 
lissades intérieures,  le  plan  des  édifices  privés  du  palais,  avec  leurs 
couloirs  et  l'emplacement  des  postes  de  soldats.  Puis  ce  sont  les  cora- 
battans  qui  préparent  leurs  aimes  pour  la  lutte,  qui  sera  sans  doute 
opiniâtre  :  nous  les  voyons  affiler  leurs  sabres,  ajuster  les  fers  de 
grandes  lances,  disposer  des  crocs  en  fer  et  des  échelles  de  corde, 
une  lourde  masse  et  des  haches  pour  enfoncer  les  palissades.  Ils 
se  munissent  chacun  des  pièces  essentielles  d'une  armure  de  com- 


QQll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bat,  qui  comprennent  le  casque  avec  son  couvre-nuque  articulé,  la 
cotte  démailles  doublée  d'une  épaisse  couche  de  ouate,  la  cuirasse, 
les  jambières  et  les  brassards  en  mailles  revêtus  de  lames  de  fer. 
Un  secours  inattendu  leur  est  venu  dans  cette  ville  où  ils  n'osaient 
se  fier  à  personne.  Dans  cette  vie  de  dissipation  que  quelques-uns 
d'entre  eux  ont  feint  de  mener  jusqu'alors,  le  hasard  d'une  prome- 
nade au  quartier  des  yoshivara  les  a  conduits  en  présence  de  la 
malheureuse  Vakaïto.  Contrarié  d'abord,  puis  rassuré  par  le  dé- 
voûment  que  l'ancienne  servante  d'Egna  montre  pour  leur  cause, 
Hori  l'emploie  comme  espion  pour  surprendre  les  secrets  de  l'en- 
nemi. Qui  se  méfierait  d'une  femme  de  cette  misérable  condition, 
dont  la  déchéance  sociale  n'est  connue  de  personne?  Vakaïto  attire 
chez  elle  des  officiers  du  ministre  Koono.  A  la  faveur  des  repas 
joyeux  et  des  libations  de  sakki,  le  plus  muet  des  Japonais  perd  de 
sa  réserve;  bientôt  même  la  courtisane,  à  leur  suite,  passe  quel- 
ques heures  dans  l'enceinte  du  palais  du  prince;  elle  y  observe  les 
passages,  la  disposition  des  lieux,  les  habitudes  des  gens  du  logis, 
et  chaque  fois  en  rend  à  ses  amis  un  compte  fidèle.  Les  conjurés 
ont  bientôt  acquis  une  parfaite  connaissance  des  dispositions  de  dé- 
fense du  palais,  et  leur  chef,  dressant  un  plan  définitif  de  combat, 
distribue  à  chacun  son  rôle. 

Le  moment  fixé  pour  l'attaque  est  enfin  venu.  Il  fait  une  sombre 
nuit  d'hiver;  toutefois  le  manteau  de  neige  répandu  sur  le  sol  jette 
une  clarté  suffisante  pour  permettre  de  se  reconnaître  entre  com- 
battans.  Dans  ce  même  dessein,  les  conjurés  se  sont  revêtus  de 
djinn-baoris,  manteaux  se  portant  par-dessus  l'armure,  tous  sem- 
blables, à  grandes  dentelures  blanches  et  noires  facilement  visi- 
bles dans  l'obscurité.  Réunis  pendant  la  première  partie  de  la  nuit 
au  fond  du  hangar  de  leur  complice,  les  quarante-sept  guerriers 
reçoivent  une  dernière  fois  les  instructions  de  leur  chef,  et,  s'ai- 
dant  les  uns  les  autres,  revêtent  et  assujettissent  solidement  les 
diverses  pièces  de  leur  armure;  puis,  sortant  par  deux  ou  trois 
ruelles,  ils  se  retrouvent  un  instant  après  au  carrefour  voisin  pour 
se  mettre  en  marche  en  un  seul  groupe.  Après  deux  éclaireurs,  Hori 
s'avance  en  tête  de  ses  gens;  un  silllet  de  commandement  pend  à  sa 
ceinture,  et  derrière  lui  un  de  ses  hommes  porte  le  taïko  ou  tam- 
bour de  guerre.  Le  gros  des  combattans  est  serré  derrière  eux  et 
dissimule  autant  que  possible  les  longues  lances  et  les  crocs  barbe- 
lés. Devant  cette  masse  sombre,  aux  profils  étranges,  qui  s'avance 
silencieuse  sur  la  neige,  les  bourgeois  attardés  s'enfuient  épouvan- 
tés ;  les  soldats  de  veille  près  des  postes  de  police  se  blottissent 
dans  leur  réduit,  et  leur  gosier  desséché  se  refuse  à  articuler  le 
qui -vive. 


UN    DRAME    JAPONAIS.  665 

La  troupe  a  bientôt  traversé  la  ville  marchande,  franchi  la  li- 
mite du  quartier  noble,  et  gagné  le  palais  du  daïmio  Roono.  L'en- 
ceinte rectangulaire  longe  sur  trois  côtés  une  ruelle  ou  une  avenue; 
le  quatrième  est  contigu  à  une  résidence  voisine.  La  troupe  se  dis- 
tribue suivant  les  rôles  convenus;  des  hommes  se  postent  pour 
surveiller  les  trois  avenues,  tandis  qu'un  petit  groupe,  prêt  à  esca- 
lader le  mur  qui  sépare  les  deux  hiaskis,  observera  pendant  le  com- 
bat cette  voie  de  retraite  de  l'assiégé.  Usant  de  ruse,  un  des  con- 
jurés frappe  discrètement  à  une  petite  porte  de  service  et  se  donne 
pour  un  domestique  attardé  dont  il  emprunte  le  nom.  A  peine  le 
portier  a-t-il  entre-bâillé  l'ouverture  qu'il  est  saisi,  entraîné  au  de- 
hors et  décapité.  En  quelques  secondes,  les  assaillans  ont  envahi 
la  petite  cour  qui  suit  l'entrée,  et  deux  autres  serviteurs  endormis 
ont  subi  le  même  sort.  Hori  pénètre  après  eux  et  se  fait  hisser  sur 
le  toit  de  la  loge  des  gardiens.  Glissant  sur  les  tuiles,  il  parvient  à 
passer  la  tête  au-dessus  du  faîte,  et  de  ce  poste  il  observe  quelques 
instans  les  cours  et  les  palissades  intérieures.  Cette  rapide  inspec- 
tion lui  a  permis  de  vérifier  l'exactitude  de  ses  renseignemens  et 
la  sûreté  de  son  plan  de  combat;  un  coup  de  sifflet  donne  le  signal 
de  l'attaque  simultanée  sur  les  divers  points  de  l'enceinte. 

Cependant  les  gardiens  de  veille ,  au  bruit  insolite  qui  parvient 
jusqu'à  eux,  jettent  l'alarme  dans  toutes  les  cours  du  hiaski.  Les 
défenseurs  endormis  se  réveillent,  serrent  à  la  hâte  la  ceinture  de 
leur  vêtement  de  nuit,  et  se  précipitent  sur  les  lances  et  les  sabres 
qui,  près  d'eux,  garnissent  les  râteliers  d'armes.  Déjà  les  assail- 
lans, groupés  à  l'intérieur  de  l'enceinte  et  aux  prises  avec  les  pre- 
miers obstacles  de  ce  dédale  que  présente  toute  demeure  de  noble 
japonais,  ont  repoussé  quelques  postes  extérieurs  de  gardes,  trop 
peu  nombreux,  et  qui  battent  en  retraite  en  combattant  mollement. 
Hori,  sur  un  point  central,  surveille  les  groupes  dont  le  bruit  in- 
dique la  marche  progressive,  et  dirige  la  principale  attaque.  Sous 
les  coups  des  haches  et  de  la  lourde  massue,  les  portes  closes  et 
les  palissades  volent  en  éclats;  les  assaillans  se  rapprochent  ainsi 
des  appartemens  privés  du  prince.  On  le  devinerait  au  nombre 
croissant  des  défenseurs  qui  accourent  :  armés  à  la  hâte,  ils  n'ont 
pris  que  le  temps  de  serrer  leur  ceinture,  d'assujettir  au  corps  par 
une  sorte  de  bretelle  les  manches  flottantes  de  leur  robe  afm  de 
dégager  leurs  bras  nus  et  de  pouvoir  manier  le  sabre,  et  de  ceindre 
leur  front  d'une  forte  bande  de  toile  destinée  à  amortir  les  coups 
de  taille  de  l'adversaire.  Le  combat  devient  acharné.  Les  serviteurs 
du  prince  font  bravement  leur  devoir;  mais  comment  lutter  contre 
des  hommes  armés  de  pied  en  cap,  et  qu'atteignent  à  peine  de 
légères  blessures?  Tour  à  tour  ils  tombent,  réduits  à  se  faire  tuer 


(5€6  REVUE   DES  DEDX  MONDES. 

pour  prolonger  la  résistance  et  donner  à  leur  maître  le  temps  de 
fuir. 

Si  rapide  et  si  sûre  a  été  l'attaque,  que  le  principal  groupe  des 
assaillans  est  parvenu  aux  appartemens  privés  de  Koono.  Les 
femmes  et  les  serviteurs,  affolés  de  terreur,  se  sont  enfuis  dans  les 
jardins  ou  cachés  sous  le  plancher  des  habitations.  On  prévient  le 
vieux  daïmio  que  les  issues  de  sa  demeure  sont  cernées;  à  ce  mo- 
ment, un  de  ses  gens  a  la  présence  d'esprit  de  soulever  un  de  ces 
kakémonos  ou  longs  rouleaux  de  dessins  pendus  aux  murs  de  l'ap- 
partement, et  d'ouvrir  avec  son  sabre  la  mince  cloison  de  stuc  et 
de  bois;  le  vieillard  s'élance  par  cette  ouverture  dans  une  ruelle 
qui  mène  aux  dépendances  du  logis,  puis  le  rouleau  retombe  sur  le 
mur.  Dans  cette  pièce,  où  sont  tombés  un  à  un  les  défenseurs  bai- 
gnés dans  leur  sang,  Hori  pénètre  bientôt  à  la  suite  de  ses  hommes; 
derrière  un  paravent,  il  aperçoit  le  matelas  et  les  couvertures  du 
daïmio ,  reconnaissables  aux  armoiries  brodées  sur  les  étoffes.  Le 
lit  est  vide,  et  paraît,  grâce  à  l'ordre  réparé  à  la  hâte ,  n'avoir  pas 
été  occupé  de  la  nuit  ;  mais  Hori,  saisi  d'une  inspiration  subite ,  y 
plonge  la  main  et  trouve  le  matelas  encore  chaud  à  la  place  du 
corps.  Le  prince  n'est  donc  pas  loin,  et  le  gros  des  conjurés  se  re- 
met à  sa  poursuite,  tandis  que  quelques  autres  tiennent  en  respect 
et  garrottent  les  derniers  défenseurs. 

Une  trace  de  pas  solitaires  partant  des  derrières  de  l'habitation 
et  suivis  sur  la  neige  ne  tarde  pas  à  trahir  la  retraite  du  fugitif. 
Blotti  dans  un  hangar,  au  milieu  de  sacs  de  paille  remplis  de  char- 
bon, il  a  l'angoisse  d'entendre  l'assaillant  se  rapprocher  peu  à  peu; 
des  pas  résonnent  sous  le  hangar,  le  bois  des  lances  en  sonde  les  re- 
coins obscurs,  et  bientôt  un  bras  vigoureux  le  saisit  et  l'arrache  de  sa 
cachette.  Traîné  sur  la  neige,  à  demi  nu  dans  son  vêtement  de  nuit, 
le  prince  est  amené  à  Hori,  qui  accourt  et  le  reconnaît.  Se  voyant 
irrévocablement  perdu,  le  vieillard  se  laisse  tomber  à  bout  de 
forces,  et  sa  tête,  abattue  d'un  coup  de  sabre,  roule  aux  pieds  de 
son  impitoyable  ennemi.  Un  signal  du  tambour  de  guerre  annonce 
aux  combattans  le  succès  de  l'entreprise;  ils  se  rallient  autour  de 
leur  chef,  et  quittent  immédiatement  l'enceinte  du  hiaski.  L'un 
d'eux  emporte,  roulée  dans  une  pièce  de  crêpe  de  soie,  la  tête  de 
celui  qui  fut  le  ministre  Koono. 


V. 


Une  heure  environ  après  la  fin  du  combat,  le  gros  des  lonînes  est 
venu  volontairement  se  rendre  et  déposer  les  armes  aux  postes  de 


UN   DRAJME   JAPONAIS.  667 

garde  du  château  du  chiogoun.  Quelques-uns  cependant,  et  parmi 
eux  Hori  et  son  fils,  ont  encore  une  tâche  à  remplir.  Le  jour  naissant 
les  trouve  déjà  loin  sur  la  route  du  tokaïdo.  Ils  ont  déposé  leurs 
armures,  et,  vêtus  en  simples  voyageurs,  ils  portent  dans  une  boîte 
de  laque  la  tête  du  daïmio.  En  quelques  journées  de  marche,  ils 
ont  gagné  la  province  de  leur  ancien  maître;  là,  près  des  murs 
d'une  bonzerie,  sous  l'ombrage  des  arbres  sacrés,  au  milieu  de 
tombes  plus  vulgaires,  s'élève  le  simple  monument  où  reposent  les 
restes  du  prince  Egna  :  ils  déposent  sur  les  dalles,  au  pied  de  la 
pierre  funéraire,  la  tête  livide  de  Koono,  et,  prosternés  sur  le  sol, 
rendent  ainsi  témoignage  à  leur  maître  que  sa  mort  a  été  vengée. 

Ce  dernier  devoir  accompli,  Hori  et  ses  compagnons  de  route  ont 
bientôt  regagné  la  capitale  et  rejoint  leurs  complices  dans  leur  pri- 
son volontaire.  Une  mort  inévitable  les  attend  pour  avoir  porté  en 
pleine  paix  la  guerre  au  sein  de  la  cité,  sous  les  murs  mêmes  du 
palais  du  chiogoun,  et  fait  périr  un  homme  de  haut  rang.  Ainsi  le 
dit  la  sentence  portée  contre  eux  après  un  court  interrogatoire; 
mais,  comme  le  mobile  de  leur  crime  a  été  le  noble  sentiment  de  la 
vengeance,  et  que,  loin  de  déchoir,  ils  se  sont  montrés  dignes  de 
leur  caste,  le  jugement  les  admet  à  se  donner  la  mort  par  le  hara- 
kiri  (1).  Le  sentiment  public  ratifie  la  sentence;  pendant  les  quel- 
ques jours  qui  leur  sont  laissés  pour  mettre  ordre  à  leurs  affaires, 
les  quarante-sept  condamnés  reçoivent,  dans  le  temple  qui  leur 
sert  de  prison,  les  hommages  de  nombreux  visiteurs  ;  chacun  veut 
voir  les  intéressantes  victimes  et  se  pénétrer,  à  la  vue  de  ces  servi- 
teurs fidèles,  d'une  noble  émulation.  Ils  sortent  une  dernière  fois, 
vont  se  prosterner  devant  le  tombeau  du  ministre  Koono,  et  s'ex- 
cusent humblement  d'avoir,  simples  samouraï,  porté  la  main  sur  un 
aussi  puissant  prince;  puis  le  lendemain,  devant  les  officiers  de 
justice  réunis  dans  l'enceinte  du  temple,  et  entourés  d'une  foule 
choisie,  ils  viennent,  l'un  après  l'autre,  s'ouvrir  le  ventre  et  subir, 
avec  la  fermeté  qui  ne  les  avait  pas  abandonnés  un  instant,  le  sup- 
plice des  nobles  qui  n'ont  pas  forfait  à  l'honneur. 

En  terminant  ce  récit,  fidèle  tableau  des  mœurs  des  classes  guer- 

(1)  En  18C8,  en  pleine  paix,  l'équipage  de  l'embarcation  de  notre  corvette  de  guerre 
le  Dupleix  fut  assailli  par  une  bandç  de  fanatiques  appartenant  au  cortège  d'un  daï- 
mio. Un  aspirant  et  dix  hommes  furent  massacrés.  Les  autorités  françaises  exigèrent 
la  punition  immédiate  des  coupables.  Les  Japonais  ne  purent  la  refuser;  toutefois, 
pour  concilier  cette  concession  avec  les  sentimens  de  la  plupart  des  nationaux,  ils 
accordèrent  aux  condamnés  la  mort  par  le  harakiri.  Ces  derniers  subirent  ce  supplice 
avec  la  plus  grande  fermeté  devant  les  officiers  de  la  corvette,  délégués  pour  assister 
à  l'exécution.  Ce  genre  de  punition  pouvant  avoir  pour  effet  d'exciter  une  dangereuse 
émulation,  les  autorités  étrangères  durent  exiger  qu'à  l'avenir,  en  pareil  cas,  les  cou- 
pables seraient  exécutés  comme  de  simples  criminels. 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rières  du  Japon,  il  est  intéressant  de  dire  combien  peu  les  données 
du  drame  dont  on  vient  de  lire  le  récit  s'éloignent  des  événemens  qui 
en  ont  fourni  le  sujet;  j'avais  eu  soin  de  le  demander  au  narrateur. 
A  l'époque  déjà  indiquée,  il  y  a  environ  un  siècle  et  demi,  une  que- 
relle survint  à  la  suite  de  divers  motifs  de  ressentiment  entre  le 
ministre  Kira-Kootské-No-ské  et  le  jeune  daïmio  Asano-Takoumi- 
no-Kami.  Les  procédés  du  premier  avaient  profondément  blessé 
Asano,  qui,  poussé  à  bout,  se  jeta  sur  lui  à  la  sortie  d'une  audience, 
dans  le  palais  même  du  triïcoun  à  Yeddo,  et  le  blessa  légèrement 
au  front  de  son  poignard.  Condamné  à  la  mort  et  à  la  perte  de  son 
rang,  Asano  fut  le  dernier  de  sa  famille.  Le  ministre  Kira-Kootské 
tomba  bientôt  sous  les  coups  des  oiïiciers  lonines  d' Asano,  qui  atta- 
quèrent de  nuit  son  palais  de  Yeddo;  puis  après  l'attentat  ils  vin- 
rent se  rendre  à  l'autorité,  et  subirent  la  peine  du  harakiri.  La 
descendance  du  ministre,  laquelle,  à  la  suite  de  cette  catastrophe, 
qui  avait  mis  à  jour  ses  torts,  a  perdu  les  deux  tiers  de  ses  reve- 
nus, existe  encore  parmi  les  daïmios  gofoudui  ou  d'origine  taïcou- 
nale  du  nord  du  Japon.  Quant  aux  victimes  du  point  d'honneur  ja- 
ponais, la  postérité  leur  voue  un  véritable  culte.  Les  quarante-sept 
tombes  avaient  été  dressées  dans  le  temple  qui  servit  de  lieu  d'exé- 
cution, et  on  peut  encore  y  lire  aujourd'hui  le  nom  des  héros,  que 
tout  Japonais  apprend  dès  son  enfance,  et  que  répètent  les  chan- 
sons populaires.  Dans  le  même  temple,  à  côté  des  tombes,  se  re- 
marque, un  peu  à  l'écart,  une  autre  pierre  funéraire;  c'est  celle  d'un 
samouraï,  ami  des  conjurés,  qui,  les  voyant  après  la  fin  tragique 
de  leur  prince  mener  en  apparence  une  vie  dissipée,  leur  reprocha 
vivement  une  conduite  si  peu  conforme  à  l'honneur.  Le  silence  fut 
leur  seule  réponse  à  ces  accusations;  puis,  quand  les  lonines  eurent 
payé  de  leur  vie  la  vengeance  de  leur  maître,  l'accusateur,  désolé 
de  ses  injustes  soupçons,  vint  se  suicider  sur  leurs  tombes.  11  fut 
enterré  à  côté  d'eux,  et  son  nom  se  lit  auprès  des  leurs,  participant 
à  l'estime  que  la  postérité  leur  accorde.  Depuis  lors,  il  n'est  pas  rare 
que  des  officiers,  honteux  d'une  faute  commise  contre  l'honneur, 
viennent  se  suicider  à  la  même  place.  Au  moment  où  je  quittai  pour 
la  dernière  fois  le  Japon  en  1869,  le  fait  venait  récemment  de  sa 
produire. 

Alfred  Roussin. 


LA 


PHYSIOLOGIE  DE  LA  MORT 


LA  MORT  APPARENTE  ET  LA  MORT  REELLE. 


Jadis  les  dépouilles  de  la  mort  étaient  le  lot  de  l'anatomiste, 
tandis  que  le  physiologiste  avait  en  partage  les  phénomènes  de  la 
vie.  Aujourd'hui  on  soumet  le  cadavre  aux  mêmes  expériences  que 
l'organisme  vivant,  et  l'on  recherche  dans  les  débris  de  la  mort  les 
secrets  de  la  vie.  Au  lieu  de  ne  voir  dans  le  corps  inanimé  que  des 
formes  prêtes  à  se  dissoudre  et  à  disparaître,  on  y  découvre  des 
forces  et  des  activités  persistantes  dont  le  travail  est  profondément 
instructif.  De  même  que  les  théologiens  et  les  moralistes  nous  in- 
vitent à  contempler  quelquefois  face  à  face  le  spectre  de  la  mort 
et  à  fortifier  notre  âme  dans  une  courageuse  méditation  de  l'heure 
dernière,  la  médecine  considère  comme  une  nécessité  de  nous  faire 
assister  à  tous  les  détails  de  ce  drame  lugubre  pour  nous  conduire, 
à  travers  les  ombres  et  les  obscurités,  à  une  science  plus  claire  de 
la  vie;  mais  cela  n'est  vrai  que  de  la  médecine  la  plus  moderne. 

Leibniz,  qui  avait  une  profonde  et  admirable  doctrine  de  la  vie, 
en  avait  une  aussi  de  la  mort,  qu'il  a  exposée  dans  une  lettre  cé- 
lèbre à  Arnauld.  Il  pense  que  la  génération  n'est  que  le  développe- 
ment et  l'évolution  de  quelque  animal  déjà  formé,  et  que  la  cor- 
ruption ou  la  mort  n'est  que  l'enveloppement  et  l'involution  de  ce 
même  animal,  qui  ne  laisse  pas  de  subsister  et  de  demeurer  vivant. 
La  somme  des  énergies  vitales  consubstantielles  aux  monades  ne 
varie  pas  dans  le  monde;  la  génération  et  la  mort  ne  sont  que  des 


670  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

changemens  dans  l'ordre  et  le  concert  des  principes  de  la  vitalité; 
ce  ne  sont  que  des  transformations  du  petit  au  grand  et  via 
versa.  En  d'autres  termes,  Leibniz  voit  partout  des  germes  éter- 
nels et  incorruptibles  de  vie,  qui  ne  périssent  pas  plus  qu'ils  ne 
commencent.  Ce  qui  commence  et  ce  qui  périt,  ce  sont  les  machines 
organiques  dont  ces  germes  constituent  l'activité  première  ;  les 
rouages  élémentaires  de  ces  machines  sont  dissociés,  mais  non  pas 
détruits.  Telle  est  la  première  vue  de  Leibniz.  Il  en  a  une  seconde  : 
il  conçoit  la  génération  comme  une  progression  graduelle  de  la  vie; 
il  concevra  la  mort  comme  une  régression  graduelle  aussi  du  même 
principe,  c'est-à-dire  que  dans  la  mort  la  vie  se  retire  peu  à  peu, 
de  même  que  dans  la  génération  elle  s'est  avancée  peu  à  peu.  La 
mort  n'est  pas  un  phénomène  brusque,  une  disparition  soudaine, 
c'est  une  opération  lente,  une  «  rétrogradation,  »  comme  dit  le  pen- 
seur du  Hanovre.  Quand  la  mort  nous  apparaît,  elle  travaillait  de- 
puis longtemps  l'organisme,  mais  nous  ne  l'avons  pas  aperçue,  parce 
que  «  la  dissolution  va  d'abord  à  des  parties  trop  petites.  »  Oui,  la 
mort,  avant  de  se  traduire  à  nos  yeux  par  la  pâleur  livide,  à  nos 
mains  par  la  froideur  du  marbre,  avant  de  paralyser  les  mouve- 
mens  et  de  figer  le  sang  du  moribond,  se  glisse,  obscure  et  insi- 
dieuse, dans  les  plus  petites  et  plus  secrètes  parties  de  ses  organes 
et  de  ses  humeurs.  C'est  là  qu'elle  commence  à  corrompre  les  li- 
quides, à  désorganiser  les  trames,  à  détruire  les  équilibres,  à  com- 
promettre les  harmonies.  Tout  cela  est  plus  ou  moins  long,  plus  ou 
moins  perfide,  et  quand  nous  constatons  manifestement  la  mort, 
nous  pouvons  être  sûrs  que  l'ouvrage  n'a  rien  d'improvisé. 

Ces  idées  de  Leibniz,  comme  la  plupart  des  conceptions  du  gé- 
nie, ne  devaient  recevoir  que  longtemps  après  l'époque  où  elles 
parurent  la  confirmation  des  expériences  démonstratives.  Avant 
Leibniz,  on  ne  disséquait  les  cadavres  que  pour  y  voir  la  confor- 
mation et  la  disposition  normale  des  organes.  Une  fois  cette  étude 
terminée,  on  entreprit  l'examen  méthodique  des  altérations  que  les 
maladies  déterminent  dans  les  diverses  parties  du  corps.  Ce  n'est 
qu'à  la  fin  du  xvin"  siècle  que  la  mort  en  action  devint  l'objet  des 
recherches  de  Bichat, 

Bichat  est  le  plus  grand  des  historiens  physiologiques  de  la  mort. 
L'ouvrage  célèbre  qu'il  a  laissé  sur  ce  sujet,  les  Recherches  physio- 
logiques sur  la  vie  et  la  mort,  est  aussi  remarquable  par  l'ampleur 
des  idées  générales  et  la  beauté  du  style  que  par  la  précision  des 
faits  et  l'art  des  expériences.  C'est  encore  aujourd'hui  la  mine  la 
plus  riche  de  documens  sur  la  physiologie  de  la  mort.  Ayant  éta- 
bli que  la  vie  n'est  gravement  compromise  que  par  l'altération 
de  l'un  des  trois  organes  essentiels,  cerveau,  cœur  et  poumon,  dont 


LA   PHYSIOLOGIE   DE    LA   MORT.  671 

l'ensemble  forme  le  trépied  vital,  Bichat  recherche  comment  la 
mort  de  l'un  de  ces  trois  organes  détermine  celle  des  autres  et  con- 
sécutivement l'arrêt  graduel  de  toutes  les  fonctions.  De  nos  jours, 
les  progrès  de  la  physiologie  expérimentale,  dans  la  voie  que  Bichat 
avait  parcourue  avec  tant  de  succès,  ont  fait  connaître  dans  leurs 
plus  minutieux  détails  les  divers  mécanismes  de  la  mort,  et,  ce  qui 
est  plus  important,  révélé  tout  un  ordre  d'activités  qu'on  n'avait 
jusqu'alors  qu'entrevu  dans  le  cadavre.  La  théorie  de  la  mort  s'est 
constituée  peu  à  peu  en  même  temps  que  celle  de  la  vie,  et  plu- 
sieurs questions  pratiques  restées  indécises,  comme  celle  des  signes 
de  la  mort  réelle,  ont  reçu  de  ces  travaux  la  solution  la  plus  déci- 
sive. 

ï. 

Bichat  a  fait  voir  que  la  vie  totale  des  animaux  se  compose  de 
deux  ordres  de  phénomènes,  ceux  de  la  circulation  et  de  la  nutri- 
tion, et  ceux  qui  déterminent  les  relations  de  l'animal  avec  ce  qui 
l'entoure.  Il  a  distingué  la  vie  organique  de  la  vie  animale  propre- 
ment dite.  Les  végétaux  n'ont  que  la  première;  les  animaux  possè- 
dent l'une  et  l'autre  étroitement  unies.  Or,  quand  la  mort  survient, 
ces  deux  vies  ne  disparaissent  point  ensemble.  C'est  la  vie  animale 
qui  est  frappée  tout  d'abord;  ce  sont  les  activités  les  plus  mani- 
festes du  système  nerveux  qui  s'arrêtent  avant  toutes  les  autres. 
Comment  cet  arrêt  se  produit-il?  11  faut  considérer  séparément  ce 
qui  arrive  dans  la  mort  de  vieillesse,  dans  la  mort  par  suite  de  ma- 
ladies et  dans  la  mort  subite. 

L'homme  qui  s'éteint  à  la  fm  d'une  longue  vieillesse  meurt  en 
détail.  Tous  ses  sens  se  ferment  successivement.  La  vue  s'obscur- 
cit, se  trouble,  et  cesse  enfin  d'apercevoir  les  objets.  L'ouïe  devient 
graduellement  insensible  aux  sons.  Le  tact  s'émousse.  Les  odeurs 
n'exercent  plus  qu'une  impression  faible.  Le  goût  seul  persiste  da- 
vantage. En  même  temps  que  les  organes  sensitifs  s'atrophient  et 
perdent  leur  excitabilité,  les  fonctions  du  cerveau  s'éteignent  peu  à 
peu.  L'imagination  devient  obscure,  la  mémoire  presque  nulle,  le 
jugement  incertain.  D'autre  part  les  mouvemens  sont  lents  et  pé- 
nibles par  suite  de  la  rigidité  des  muscles,  la  voix  se  casse;  bref, 
toutes  les  fonctions  de  la  vie  externe  perdent  le  ressort.  Chacun  des 
liens  qui  attachent  le  vieillard  à  l'existence  se  rompt  peu  à  peu. 
Cependant  la  vie  interne  continue.  La  nutrition  se  fait  encore;  mais 
bientôt  les  forces  abandonnent  les  organes  les  plus  essentiels.  La 
digestion  languit,  les  sécrétions  sont  taries,  la  circulation  capillaire 
est  embarrassée;  celle  des  gros  vaisseaux  est  suspendue  à  son  tour, 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  enfin  les  contractions  du  cœur  s'arrêtent.  C'est  le  moment  de  la 
mort.  Le  cœur  est  YuUimum  moriens.  Telle  est  la  série  des  morts 
partielles  et  lentes  qui  chez  le  vieillard  épargné  par  la  maladie 
aboutissent  à  la  fin  dernière.  L'individu  qui  s'endort  dans  ces  con- 
ditions de  l'éternel  sommeil  meurt  comme  le  végétal  qui,  n'ayant 
pas  conscience  de  la  vie,  ne  saurait  avoir  conscience  de  la  mort.  Il 
passe  insensiblement  de  l'une  à  l'autre.  Mourir  ainsi  n'a  rien  de 
pénible.  L'idée  de  l'heure  suprême  ne  nous  épouvante  que  parce 
qu'elle  met  un  terme  subit  à  nos  relations  avec  ce  qui  nous  entoure; 
mais,  quand  le  sentiment  de  ces  relations  est  depuis  longtemps 
évanoui,  l'efl'roi  ne  peut  plus  exister  au  bord  de  la  tombe.  L'ani- 
mal ne  frissonne  point  au  moment  où  il  va  cesser  d'être. 

Malheureusement  ce  genre  de  mort  est  peu  commun  dans  l'hu- 
manité. La  mort  de  vieillesse  est  devenue  un  phénomène  extraordi- 
naire. Le  plus  souvent  nous  succombons  à  une  perturbation  tantôt 
soudaine,  tantôt  graduelle,  des  fonctions  de  notre  économie.  Ici, 
comme  dans  le  cas  précédent,  on  voit  la  vie  animale  disparaître  la 
première;  mais  les  modes  de  terminaison  sont  infiniment  variés  (I). 
Un  des  plus  fréquens  est  la  mort  par  le  poumon;  à  la  suite  des  pneu- 
monies et  des  phthisies  diverses,  l'oxydation  du  sang  ne  pouvant 
plus  se  faire  à  cause  de  la  désorganisation  des  globules  pulmo- 
naires, le  sang  veineux  retourne  au  cœur  sans  s'être  révivifié.  Dans 
le  cas  des  fièvres  graves  et  continues  et  des  maladies  infectieuses, 
épidémiques  ou  autres,  qui  sont  avant  tout  des  empoisonnemens  du 
sang,  la  mort  arrive  par  une  altération  générale  de  la  nutrition. 
Cela  est  plus  vrai  encore  de  la  mort  qui  survient  à  la  suite  de  cer- 
taines maladies  chroniques  des  organes  digestifs.  Quand  ceux-ci 
sont  altérés,  la  sécrétion  des  sucs  affectés  à  la  dissolution  des  ali- 
mens  est  tarie,  et  les  sucs  traversent  le  tube  intestinal  sans  avoir  été 
utilisés.  En  ce  cas,  le  malade  meurt  d'une  véritable  inanition.  Une 
des  causes  les  plus  fréquentes  de  la  mort  est  l'hémorrhagie.  Lors- 
qu'une grosse  artère  a  été  ouverte  par  une  cause  quelconque,  et  que 
le  sang  s'est  écoulé  en  abondance,  la  peau  pàlit,  la  chaleur  dimi- 
nue, la  respiration  devient  entrecoupée,  des  éblouissemens,  des 
vertiges,  se  déclarent,  la  physionomie  change  d'expression,  une 
sueur  froide  et  gluante  couvre  une  partie  du  visage  et  des  mem- 
bres, le  pouls  s'affaiblit  graduellement,  enfin  le  ca^ur  s'arrête.  Vir- 
gile a  peint  avec  une  saisissante  vérité  l'hémorrhagie  dans  le  récit 
de  la  mort  de  Didon. 

La  mort  subite,  en  dehors  des  causes  extérieures  et  accidentelles, 

(1)  Mille  modis  morimur  mortalcs,  nascimur  uno; 

Una  via  est  vitae,  moriendi  mille  figurae. 


LA    PHYSIOLOGIE    DE    LA    MORT.  673 

peut  survenir  de  diverses  manières.  Des  affections  très  vives  de 
î'âine  arrêtent  quelquefois  soudain  les  mouvemens  du  cœur  et  dé- 
terminent une  syncope  mortelle.  On  connaît  beaucoup  d'exemples 
de  gens  morts  de  joie,  —  Léon  X  en  est  un,  —  et  de  gens  qui  ont 
succombé  à  la  peur.  Dans  l'apoplexie  foudroyante,  si  la  mort  réelle 
n'est  pas  immédiate,  il  y  a  du  moins  production  rapide  de  phéno- 
mènes mortels.  Le  malade  est  plongé  dans  un  sommeil  profond, 
auquel  les  médecins  donnent  le  nom  de  coma.  On  ne  peut  le  ré- 
veiller; sa  respiration  est  difficile,  son  œil  immobile,  sa  bouche 
contournée  et  déformée.  Les  battemens  du  cœur  cessent  peu  à 
peu,  et  bientôt  la  vie  disparaît  sans  retour.  La  rupture  d'un  ané- 
vrysme  entraîne  assez  souvent  la  mort  subite.  Celle-ci  reconnaît  non 
moins  fréquemment  pour  cause  ce  qu'on  appelle  une  embolie,  c'est- 
à-dire  un  arrêt  de  la  circulation  par  un  caillot  de  sang  qui  obstrue 
tout  à  coup  un  vaisseau  de  quelque  importance.  Enfin  il  y  a  des 
morts  subites  encore  inexpliquées ,  en  ce  sens  que  l'autopsie  n'y 
découvre  rien  qui  puisse  rendre  raison  de  l'arrêt  des  opérations 
vitales. 

La  mort  est  ordinairement  précédée  d'un  ensemble  de  phéno- 
mènes auquel  on  a  donné  le  nom  d'agonie.  Dans  la  plupart  des  ma- 
ladies, le  début  de  cette  période  terminale  est  marqué  par  un  amen- 
dement subit  des  fonctions.  C'est  le  dernier  éclat  que  jette  la  flamme 
expirante;  mais  bientôt  les  yeux  deviennent  immobiles  et  insen- 
sibles à  l'action  de  la  lumière,  le  nez  est  effilé  et  froid,  la  bouche, 
béante,  semble  faire  appel  à  l'air  qui  manque,  la  cavité  buccale  est 
desséchée,  et  les  lèvres,  comme  flétries,  sont  collées  sur  les  arcades 
dentaires.  Les  derniers  m.ouvemens  respiratoires  sont  saccadés,  et 
l'on  entend  à  distance  des  râles  et  quelquefois  un  véritable  gargouil- 
lement dû  à  l'obstruction  des  voies  bronchiques  par  d'abondantes 
mucosités.  L'haleine  est  froide,  la  température  de  la  peau  s'est 
abaissée.  Si  l'on  vient  à  ausculter  le  cœur,  on  constate  l'affaiblisse- 
ment des  bruits  et  des  battemens.  La  main,  appliquée  sur  la  région 
précordiale,  ne  perçoit  plus  de  choc.  Telle  est  la  physionomie  de 
l'agonisant  dans  la  majorité  des  cas,  c'est-à-dire  quand  la  mort  suc- 
cède à  une  maladie  qui  a  duré  un^certain  temps.  L'agonie  est  rare- 
ment douloureuse,  et  le  plus  souvent  ignorée  du  malade.  Celui-ci 
est  plongé  dans  un  assoupissement  comateux  tel  qu'il  n'a  plus  con- 
science de  sa  situation,  ni  de  ses  souffrances,  et  il  passe  insensible- 
ment de  la  vie  à  la  mort,  de  sorte  qu'il  est  quelquefois  malaisé  d'as- 
signer le  moment  précis  où  le  moribond  a  expiré.  Il  en  est  ainsi  du 
moins  dans  les  maladies  chroniques  et  en  particulier  dans  celles  qui 
consument  lentement  et  sourdement  le  corps  de  l'homme.  Cepen- 
dant, quand  sonne  l'heure  de  la  mort  dans  les  organisations  ar- 

TOME  civ.  —  1873.  43 


67ll  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dentés,  —  chez  les  grands  artistes  par  exemple,  —  et  ils  meurent 
jeunes  d'ordinaire,  —  il  y  a  un  réveil  soudain  et  sublime  du  génie 
créateur.  Rien  n'en  témoigne  mieux  que  la  fin  angélique  de  Beetho- 
ven, qui,  avant  d'exhaler  son  âme,  cette  monade  mélodieuse,  recou- 
vra l'ouïe  et  la  voix  qu'il  avait  perdaes,  et  s'en  servit  pour  répéter 
une  dernière  fois  quelques-uns  des  suaves  accords  qu'il  appelait  ses 
«  prières  à  Dieu.  »  Certaines  maladies  du  reste  sont  plus  particu- 
lièrement caractérisées  par  la  douceur  de  l'agonie.  De  tous  les  maux 
qui  nous  tuent  à  coups  d'épingle  et  nous  trompent,  la  phthisie  est 
celui  qui  nous  conserve  le  plus  longtemps  les  illusions  de  la  santé 
et  nous  dissimule  le  mieux  les  maux  de  la  vie  et  les  horreurs  de  la 
mort.  Rien  n'est  comparable  à  cette  hallucination  des  sens  et  à  cette 
vivacité  d'espérance  qui  marquent  les  derniers  jours  du  phthisique. 
Il  prend  l'ardeur  de  la  fièvre  qui  le  consume  pour  un  symptôme  sa- 
lutaire, il  fait  des  projets,  il  sourit  à  ses  proches  d'un  sourire  doux 
et  serein,  et  tout  à  coup,  au  lendemain  d'une  nuit  paisible,  il  s'en- 
dort pour  ne  plus  se  réveiller. 

Si  la  vie  est  partout  et  si  par  suite  la  mort  a  lieu  partout,  dans 
tous  les  élémens  de  l'économie,  que  faut-il  penser  de  ce  point  de  la 
moelle  épinière  qu'un  célèbre  physiologiste  appelait  le  Jiœiid  vital 
où  il  prétendait  localiser  le  principe  même  de  la  vie?  Le  point  que 
Flourens  considérait  comme  le  nœud  vital  est  situé  à  peu  près  au 
milieu  de  la  moelle  allongée,  c'est-à-dire  au  milieu  de  la  portion  de 
substance  nerveuse  qui  relie  l'encéphale  à  la  moelle  épinière.  Cette 
région  est  en  efi"et  d'une  extrême  et  redoutable  susceptibilité.  Il  suf- 
fit de  la  piquer,  d'y  enfoncer  une  aiguille  pour  amener  la  mort  im- 
médiate de  l'animal,  quel  qu'il  soit.  C'est  même  le  moyen  qu'on 
emploie  dans  les  laboratoires  de  physiologie  pour  sacrifier  prompte- 
ment  et  sûrement  les  chiens.  Cette  susceptibilité  s'explique  de  la 
manière  la  plus  naturelle.  Ce  point  est  l'origine  des  nerfs  qui  vont 
au  poumon  :  du  moment  qu'on  y  détermine  une  lésion  qr.elconque, 
il  en  résulte  un  arrêt  des  mouvemens  respiratoires  et  consécutive- 
ment la  mort.  Le  nœud  vital  de  Flourens  n'a  aucune  espèce  de  pré- 
rogative spéciale.  La  vie  n'y  est  ni  plus  concentrée  ni  plus  essentielle 
qu'ailleurs,  seulement  il  coïncide  aVec  l'origine  des  nerfs  qui  ani- 
ment un  des  organes  indispensables  de  la  vitalité,  l'organe  de  la 
sanguification;  or,  dans  les  organismes  vivans,  toute  altération  des 
nerfs  qui  gouvernent  une  fonction  est  un  péril  grave  pour  l'int'^grité 
de  celle-ci.  Il  n'y  a  donc  pas  de  nœud  vital,  il  n'y  a  pas  de  foyer  de 
vie  dans  les  animaux.  Ce  sont  des  collections  d'une  infinité  de  vi- 
vans infiniment  petits,  et  chacun  de  ces  vivans  microscopiques  est 
à  lui-même  son  propre  foyer.  Chacun  pour  son  compte  se  nourrit, 
produit  de  la  chaleur  et  manifeste  les  activités  caractéristiques  qui 


LA   PHYSIOLOGIE    DE    LA   MORT.  C75 

dépendent  de  sa  structure.  Chacun,  en  vertu  d'une  harmonie  préé- 
tablie, se  rencontre  dans  ce  que  demandent  les  autres;  mais  de  rnème 
que  chacun  vit  pour  son  compte,  chacun  meurt  pour  son  compte. 
Et  la  preuve  qu'il  en  est  ainsi,  c'est  que  certaines  parties  prises 
sur  un  mort  peuvent  être  transportées  sur  un  vivant  sans  avoir 
éprouvé  d'interruption  dans  leur  activité  physiologique;  la  preuve, 
c'est  que  beaucoup  d'organes  qui  semblent  morts  peuvent  être  ex- 
cités à  nouveau,  réveillés  de  leur  torpeur  et  sollicités  à  des  mani- 
festations vitales  extrêmement  remarquables.  C'est  ce  que  nous 
allons  maintenant  considérer. 

II. 

La  mort  paraît  définitive  dès  l'instant  que  les  battemens  du  cœur 
sont  arrêtés  sans  retour,  parce  que,  la  circulation  du  sang  ne  se 
faisant  plus,  la  nutrition  des  organes  devient  impossible  et  que  la 
nutrilion  est  nécessaire  à  l'entretien  de  l'harmonie  physiologique; 
mais,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut ,  il  y  a  dans  l'organisme 
mille  petits  ressorts  qui  conservent  une  certaine  activité  après  que 
le  grand  ressort  central  a  perdu  la  sienne.  Il  y  a  une  infinité  d'é- 
nergies partielles  qui  survivent  à  la  destruction  de  l'énergie  prin- 
cipale et  ne  se  retirent  que  peu  à  peu.  Dans  les  cas  de  mort  subite 
surtout,  les  tissus  gardent  fort  longtemps  leur  vitalité  propre.  D'a- 
bord la  chaleur  ne  disparait  que  lentement,  d'autant  plus  lentement 
que  la  mort  a  été  plus  rapide.  Plusieurs  heures  après  la  mort,  les 
cheveux,  les  poils  et  les  ongles  poussent  encore;  l'absorption  ne 
s'arrête  pas  davantage.  Enfin  la  digestion  elle-même  se  continue. 
L'expéiience  que  réalisa  Spallanzani  pour  le  prouver  est  très  cu- 
rieuse. Il  imagina  de  faire  manger  à  une  corneille  une  certaine 
quantité  de  viande  et  de  la  tuer  immédiatement  après  ce  repas.  Il 
la  mit  ensuite  dans  un  endroit  dont  la  température  était  égale  à 
celle  d'un  oiseau  vivant,  et  il  l'ouvrit  au  bout  de  six  heures.  La 
viande  était  complètement  digérée. 

Outre  ces  manifestations  générales,  le  cadavre  est  encore  capable 
pendant  quelque  temps  d'activités  de  divers  ordres.  Il  est  difficile  de 
les  étudier  sur  des  cadavres  d'individus  morts  de  maladie,  parce 
qu'on  ne  soumet  ceux-ci  aux  investigations  anatomiques  que  vingt- 
quatre  heures  après  la  mort;  mais  les  corps  des  suppliciés,  qui  sont 
livrés  aux  savans  peu  d'instans  après  l'exécution,  peuvent  servir  à 
l'étude  de  ce  qui  arrive  immédiatement  après  l'arrêt  de  la  machine 
vivante.  En  mettant  le  cœur  à  découvert  quelques  minutes  après 
l'exécution,  on  observe  des  battemens  qui  persistent  pendant  plus 
d'une  heure,  au  nombre  de  quarante  à  quarante-cinq  par  minute, 


676  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

alors  même  que  le  foie,  l'estomac,  l'intestin,  ont  été  enlevés.  Pen- 
dant plusieurs  heures,  les  muscles  gardent  leur  excitabilité  et 
éprouvent  des  contractions  réflexes  sous  l'influence  du  pincement. 
M.  Robin  a  constaté  sur  un  supplicié,  une  heure  après  l'exécution, 
le  phénomène  suivant  :  «  Le  bras  droit,  dit-il,  se  trouvant  étendu 
obliquement  sur  les  côtés  du  tronc,  la  main  à  25  centimètres  en- 
viron en  dehors  de  la  hanche,  je  grattai  la  peau  de  la  poitrine,  avec 
la  pointe  d'un  scalpel,  au  niveau  de  l'auréole  du  mamelon,  sur  une 
étendue  de  10  centimètres,  sans  exercer  de  pression  sur  les  muscles 
sous-jacens.  Nous  vîmes  aussitôt  le  muscle  grand-pectoral,  puis  le 
biceps,  le  brachial  antérieur,  etc.,  se  contracter  successivement  et 
rapidement.  Le  résultat  fut  un  mouvement  de  rapprochement  de 
tout  le  bras  vers  le  tronc,  avec  rotation  du  bras  en  dedans  et  demi- 
flexion  de  l'avant-bras  sur  le  bras,  véritable  mouvement  de  dé- 
fense qui  projeta  la  main  du  côté  de  la  poitrine  jusqu'au  creux  de 
l'estomac.  » 

Ces  manifestations  spontanées  de  la  vie  du  cadavre  ne  sont  rien 
à  côté  de  celles  qu'on  provoque  au  moyen  de  certains  excitans  et 
particulièrement  de  l'électricité.  Aldini  soumit  en  1802  h  l'action 
d'une  pile  énergique  deux  criminels  décapités  à  Bologne.  Sous  l'in- 
fluence du  courant,  les  muscles  du  visage  se  contractèrent  en  pro- 
duisant d'horribles  grimaces.  Tous  les  membres  furent  pris  de  mou- 
vemens  violens.  Les  corps  semblaient  éprouver  un  commencement 
de  résurrection  et  vouloir  se  lever.  Plusieurs  heures  après  la  décol- 
lation, les  ressorts  de  l'économie  avaient  encore  le  pouvoir  de  ré- 
pondre à  l'excitation  électrique.  Ure  fit  quelques  années  plus  tard 
à  Glasgow  des  expériences  également  fameuses  sur  le  cadavre  d'un 
supplicié  qui  était  resté  suspendu  au  gibet  pendant  plus  d'une  heure. 
L'un  des  pôles  d'une  pile  de  700  couples  ayant  été  mis  en  communi- 
cation avec  la  moelle  épinière  au-dessous  de  la  nuque  et  l'autre  pôle 
avec  le  talon,  la  jambe  préalablement  repliée  sur  elle-même  fut 
lancée  avec  violence  et  faillit  renverser  un  des  assistans  qui  la  main- 
tenait avec  effort.  L'un  des  pôles  ayant  été  placé  sur  la  septième 
côte  et  l'autre  sur  un  des  nerfs  du  cou,  la  poitrine  se  souleva  et 
s'abaissa,  et  l'abdomen  éprouva  un  mouvement  semblable,  comme 
il  arrive  dans  la  respiration.  Un  nerf  du  sourcil  ayant  été  touché 
en  même  temps  que  le  talon ,  les  muscles  de  la  face  se  contractè- 
rent. «  La  rage,  l'horreur,  le  désespoir,  l'angoisse  et  d'afl'reux  sou- 
rires unirent  leur  hideuse  expression  sur  la  face  de  l'assassin.  » 

Le  fait  le  plus  remarquable  de  réapparition  momentanée  des 
propriétés  vitales,  non  dans  tout  l'organisme,  mais  dans  la  tête  seu- 
lement, est  l'expérience  célèbre  proposée  par  Legallois  et  réalisée 
pour  la  première  fois  en  1858  par  M.  Brown-Séquard.  Cet  habile 


LA    PHYSIOLOGIE    DE    LA    MORT.  677 

physiologiste  déCcapite  un  chien,  en  ayant  soin  de  faire  la  section 
au-dessous  de  l'endroit  où  les  artères  vertébrales  pénètrent  dans 
leur  canal  osseux.  Dix  minutes  après,  il  applique  le  courant  galva- 
nique aux  différens  points  de  la  tête  ainsi  séparée  du  corps.  Aucun 
mouvement  ne  se  produit.  Il  adapte  alors  aux  quatre  artères,  dont 
les  extrémités  se  trouvent  sur  la  section  du  cou,  des  canules  com- 
muniquant par  des  tubes  avec  un  réservoir  plein  de  sang  frais  et 
oxygéné,  et  il  détermine  la  pénétration  de  ce  sang  dans  les  vais- 
seaux du  cerveau.  Immédiatement  des  mouvemens  désordonnés  des 
yeux  et  des  muscles  de  la  face  se  produisent,  puis  l'on  voit  appa- 
raître des  contractions  harmoniques  et  régulières  qui  semblent  di- 
rigées par  la  volonté.  Cette  tête  a  recouvré  la  vie.  Pendant  un  quart 
d'heure  que  dure  l'injection  de  sang  dans  les  artères  cérébrales, 
les  mouvemens  continuent  de  s'accomplir.  On  arrête  l'injection,  les 
mouvemens  cessent,  et  font  place  aux  tremblemens  de  l'agonie,  puis 
à  la  mort. 

Les  physiologistes  se  sont  demandé  si  cette  résurrection  mo- 
mentanée des  propriétés  vitales  ne  pourrait  pas  être  réalisée  chez 
l'homme,  c'est-à-dire  si  on  ne  pourrait  pas,  en  injectant  du  sang 
frais  dans  une  tète  humaine  récemment  séparée  du  corps,  provo- 
quer des  mouvemens  et  rallumer  le  regard  comme  dans  l'expé- 
rience de  M.  Brown-Séquard.  On  a  songé  à  l'essayer  sur  des  têtes 
de  suppliciés  par  décollation,  mais  les  observations  anatomiques,  et 
particulièrement  celles  de  M.  Charles  Robin ,  ont  montré  que  les 
artères  du  cou  sont  tranchées  par  la  guillotine  de  telle  façon  que 
l'air  y  pénètre  et  les  remplit.  Il  en  résulte  qu'il  est  impossible  d'y 
pratiquer  une  injection  de  sang  capable  de  produire  les  résultats 
notés  par  M.  Brown-Séquard.  On  sait  en  effet  que  le  sang  qui 
circule  dans  les  vaisseaux  devient,  au  contact  de  l'air,  spumeux  et 
impropre  à  l'entretien  des  fonctions.  M.  Robin  pense  que  l'expé- 
rience dont  il  s'agit  ne  pourrait  réussir  que  sur  la  tête  d'un  homme 
tué  par  des  balles  ayant  frappé  au-dessous  du  cou;  dans  ce  cas,  il 
y  aurait  moyen  d'opérer  une  section  des  artères  telle  qu'il  n'y  ait 
point  irruption  d'air,  et,  en  séparant  la  tête  à  l'endroit  indiqué  par 
M.  Brown-Séquard,  on  obtiendrait  probablement  par  l'injection 
d'un  sang  oxygéné  les  manifestations  fonctionnelles  observées  sur 
la  tête  du  chien.  M.  Brown-Séquard  est  convaincu  qu'on  pourrait 
les  obtenir,  moyennant  certaines  précautions,  même  avec  une  tête 
de  supplicié  par  décollation,  et  il  en  est  tellement  convaincu  que, 
lorsqu'on  lui  proposa  d'exécuter  l'expérience,  c'est-à-dire  de  prati- 
quer une  injection  sanguine  dans  une  tête  de  supplicié,  il  s'y  re- 
fusa, ne  voulant  pas,  dit-il,  être  témoin  des  tortures  de  ce  tronçon 
d'être  rappelé  momentanément  à  la  sensibilité  et  à  la  vie.  Nous 


678  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

comprenons  les  scrupules  de  M.  Brown-Séquard,  mais  il  est  permis 
de  douter  qu'il  eût  infligé  de  grandes  tortures  à  la  tête  du  suppli- 
cié; il  n'y  eût  réveillé  qu'une  sensibilité  très  obscure  et  très  con- 
fuse. Cela  s'explique.  Il  suffît  pendant  la  vie  de  la  moindre  pertur- 
bation dans  la  circulation  cérébrale  pour  pervertir  complètement 
les  sensations  et  les  pensées.  Or,  s'il  suffit  de  quelques  gouttes  de 
sang  en  moins  ou  en  trop  dans  le  cerveau  d'un  animal  en  pleine 
santé  pour  altérer  la  régularité  de  ses  manifestations  psychiques, 
à  plus  forte  raison  l'intégrité  du  fonctionnement  cérébral  sera-t-elle 
compromise,  si  celui-ci  est  réveillé  par  une  injection  de  sang  étran- 
ger, et  une  injection  nécessairement  impuissante  à  faire  circuler  le 
sang  avec  une  pression  et  un  équilibre  convenables. 

La  rigidité  cadavérique  est  un  des  phénomènes  les  plus  carac- 
téristiques de  la  mort.  C'est  un  durcissement  général  des  muscles, 
tel  que  ceux-ci  deviennent  inextensibles  au  point  que  les  articula- 
tions ne  peuvent  plus  être  fléchies;  ce  phénomène  commence  quel- 
ques heures  après  la  mort.  Les  muscles  de^la  mâchoire  se  raidissent 
les  premiers;  puis  la  rigidité  envahit  successivement  les  muscles  ab- 
dominaux, les  muscles  du  cou  et  enfin  les  muscles  thoraciques.  Ce 
durcissement  se  fait  par  la  coagulation  de  la  matière  albuminoïde 
semi-liquide,  qui  constitue  les  fibres  des  muscles,  de  même  que  la 
solidification  du  sang  a  pour  cause  la  coagulation  de  la  fibrine. 
Après  quelques  heures,  la  musculine  coagulée  redevient  fluide,  la 
rigidité  cesse  et  les  muscles  se  relâchent.  Il  se  passe  aussi  quelque 
chose  d'analogue  dans  le  sang.  Les  globules  s'altèrent,  se  défor- 
ment, éprouvent  un  commencement  de  dissociation.  Les  agens  de 
putréfaction,  vibrions  et  bactéries,  préludent  ainsi  à  leur  grand  tra- 
vail par  une  sourde  désagrégation  des  parties  les  plus  cachées. 

Enfin,  quand  les  résurrections  partielles  sont  devenues  impossi- 
bles, quand  la  dernière  étincelle  de  vie  est  éteinte  et  quand  la  ri- 
gidité cadavérique  a  cessé,  un  nouvel  ouvrage  commence.  Les 
germes  vivans,  qui  étaient  accumulés  à  la  surface  du  cadavre  et  à 
l'intérieur  du  tube  digestif,  se  développent,  se  multiplient,  pénè- 
trent dans  tous  les  points  de  l'organisme  et  y  opèrent  une  dissocia- 
tion complète  des  tissus  et  des  humeurs;  c'est  la  putréfaction.  Le 
moment  où  elle  se  déclare  varie  avec  les  causes  de  la  mort  et  avec 
le  degré  de  la  température  extérieure.  Quand  la  mort  a  été  la  suite 
d'une  maladie  putride,  la  putréfaction  s'établit  presque  aussitôt 
que  le  cadavre  est  refroidi.  Il  en  est  de  même  lorsque  l'atmosphère 
est  chaude  (1).  En  moyenne,  le  travail  de  décomposition  devient 

(1)  Cependant  une  température  très  élevée  agit  comme  le  froid.  Elle  retarde  le  mo- 
ment de  la  putréfaction  en  coagulant  les  matières  albuminoides  de  façon  à  les  rendre 
moins  putrescibles. 


LA   PHYSIOLOGIE    DE   LA    MORT.  679 

apparent,  dans  nos  climats,  au  bout  de  trente-huit  à  quarante 
heures.  C'est  sur  la  peau  du  ventre  qu'on  en  observe  les  premiers 
effets  :  elle  prend  une  coloration  verdâtre,  qui  bientôt  s'étend  et 
gagne  successivement  toute  la  surface  du  corps.  En  même  temps, 
les  parties  humides,  l'œil,  l'intérieur  de  la  bouche,  se  corrompent, 
se  ramollissent;  puis  l'odeur  cadavérique  se  développe  peu  à  peu, 
d'abord  fade  et  légèrement  fétide  (odeur  de  relent),  ensuite  piquante 
et  ammoniacale.  Peu  à  peu  les  chairs  s'affaissent,  s'infiltrent,  les 
organes  deviennent  méconnaissables.  Tout  est  envahi  par  ce  qu'on 
appelle  le  putrilage.  Si  à  ce  moment  on  examine  au  microscope  les 
tissus,  on  n'y  reconnaît  plus  aucun  des  élémens  anatomiques  dont 
les  trames  organiques  sont  composées  dans  l'état  normal.  «  Notre 
chair,  s'écrie  Bossuet  dans  l'Oraison  funèbre  d'Henriette  d'Angle- 
terre, change  bientôt  de  nature,  notre  corps  prend  un  autre  nom; 
même  celui  de  cadavre,  parce  qu'il  nous  montre  encore  quelque 
forme  humaine,  ne  lui  demeure  pas  longtemps.  Il  devient  un  je  ne 
sais  quoi  qui  n'a  plus  de  nom  dans  aucune  langue.  »  Quand  toute 
structure  a  disparu,  il  ne  reste  plus  qu'un  mélange  de  matières  sa- 
lines, de  matières  grasses  et  de  matières  protéiques,  qui  sont  ou 
dissoutes  et  entraînées  par  les  eaux  ou  brûlées  lentement  par  l'oxy- 
gène de  l'air  et  transformées  en  de  nouveaux  produits ,  et  petit  à 
petit  toute  la  matière  du  cadavre,  moins  le  squelette,  retourne  à  la 
terre  d'où  elle  était  sortie.  C'est  ainsi  que  les  ingrédiens  de  nos  or- 
ganes, les  élémens  chimiques  de  nos  corps  redeviennent  boue  et 
poussière.  De  cette  boue  et  de  cette  poussière  émanent  sans  cesse 
une  vie  nouvelle  et  une  puissante  activité  ;  mais  on  en  peut  tirer 
aussi  du  ciment  propre  aux  usages  les  plus  communs,  et,  comme  le 
dit  Shakspeare  dans  liamlet,  la  poussière  d'Alexandre  ou  de  César 
a  pu  servir  à  boucher  la  bonde  d'un  tonneau  de  bière  ou  à  réparer 
le  trou  d'un  mur.  Ces  «  vils  emplois  »  dont  le  prince  de  Danemark 
parle  à  Horatio  marquent  les  limites  extrêmes  des  transformations 
de  la  matière.  En  tout  cas,  les  êtres  infimes  qui  travaillent  et  se 
multiplient  au  sein  de  la  putréfaction  absorbent  et  emmagasinent 
réellement  la  vie,  puisque  sans  eux  le  cadavre  ne  pourrait  pas  ser- 
vir d'aliment  aux  plantes,  lesquelles  à  leur  tour  sont  le  réservoir 
nécessaire  où  l'animalité  puise  la  sève  et  la  force.  C'est  en  ce  sens 
que  la  doctrine  des  molécules  organiques  de  Buffon  est  vraie. 

La  mort  est  le  terme  nécessaire  de  toute  existence  organique.  On 
peut  espérer  d'en  reculer  plus  ou  moins  l'instant  inévitable,  mais  il 
serait  insensé  d'en  concevoir,  dans  une  espèce  quelconque,  l'ajour- 
nement indéfini.  Sans  doute  il  n'est  pas  contradictoire  de  se  repré- 
senter un  équilibre  parfait  entre  l'assimilation  et  la  désassimilation, 
tel  que  l'économie  serait  maintenue  dans  une  éternelle  santé.  En 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  cas,  personne  n'a  encore  entrevu  les  moyens  de  réaliser  un 
tel  équilibre,  et  la  mort  reste  jusqu'à  nouvel  ordre  une  loi  absolue 
du  destin.  Toutefois,  si  l'immortalité  d'un  organisme  complet  pa- 
raît chimérique,  il  n'en  est  peut-être  pas  de  même  de  l'immortalité 
d'un  organe  séparé,  et  voici  dans  quel  sens.  Il  a  déji  été  question 
ici  même  des  expériences  de  M.  Paul  Bert  sur  la  greffe  animale. 
M.  Bert  a  montré  qu'on  pouvait  greffer  sur  la  tête  d'un  rat  cer- 
tains organes  du  même  animal,  la  queue  par  exemple.  Or  ce  phy- 
siologiste s'est  demandé  s'il  ne  serait  pas  possible,  lorsqu'un  rat 
muni  d'un  pareil  appendice  approche  du  terme  de  son  existence, 
de  lui  enlever  cet  appendice  pour  le  transplanter  sur  un  jeune  ani- 
mal, lequel,  à  son  tour,  serait  dépossédé  de  la  même  façon  dans  sa 
vieillesse  en  faveur  d'un  individu  d'une  nouvelle  génération,  et 
ainsi  de  suite.  Cette  queue,  successivement  transplantée  sur  de 
jeunes  animaux  et  puisant  dans  chaque  transplantation  un  sang 
plein  de  vitalité,  se  renouvelant  constamment  sans  cesser  de  rester 
elle-même,  échapperait  ainsi  à  la  mort.  L'expérience,  difficile  et  dé- 
licate, on  le  conçoit,  a  cependant  été  entreprise  par  M.  Bert,  mais 
les  circonstances  n'ont  pas  permis  de  la  prolonger  pendant  long- 
temps, et  le  fait  de  la  perpétuité  d'un  organe,  périodiquement  ra- 
jeuni, reste  à  démontrer. 

III. 

La  mort  réelle  est  donc  caractérisée  par  l'arrêt  définitif  des  fonc- 
tions et  des  propriétés  vitales  à  la  fois  de  la  vie  organique  ou  végé- 
tative et  de  la  vie  animale  proprement  dite.  Quand  la  vie  animale 
disparaît  sans  qu'il  y  ait  interruption  de  la  vie  organique,  l'économie 
est  en  état  de  mort  apparente.  Dans  cet  état,  le  corps  est  pris  d'un 
sommeil  profond,  assez  analogue  à  celui  des  animaux  hibernans; 
toutes  les  expressions  ordinaires  et  tous  les  indices  de  l'activité 
intérieure  ont  disparu  et  font  place  à  une  torpeur  invincible.  Les 
excitans  chimiques  les  plus  énergiques  n'exercent  aucune  influence 
sur  les  organes,  les  parois  thoraciques  sont  immobiles;  bref,  il 
est  impossible,  en  voyant  le  corps  dans  cette  apparence,  de  ne 
point  songer  à  la  mort.  Les  états  de  l'organisme  qui  peuvent  ainsi 
plus  ou  moins  simuler  la  mort  sont  assez  nombreux;  le  plus  vul- 
gaire est  la  syncope.  Il  n'y  a  plus  en  ce  cas  ni  sentiment,  ni  mou- 
vement respiratoire  ou  circulatoire  apparent;  la  chaleur  est  abais- 
sée, la'peau  décolorée  et  livide.  On  cite  des  cas  d'hystérie  où  l'accès 
s'est; prolongé  pendant  plusieurs  jours  avec  accompagnement  de 
syncope.  Dans  ce  singulier  état,  toutes  les  manifestations  physiolo- 
giques sont  suspendues;  cependant  elles  ne  le  sont  pas  complète- 


LA    PHYSIOLOGIE    DE   LA   MORT.  681 

ment,  comme  on  l'a  cru  longtemps.  M.  Bouchut  a  démontré  que 
dans  les  syncopes  les  plus  graves  les  battemens  du  cœur  persis- 
tent, plus  faibles,  plus  rares,  plus  difficiles  à  entendre  que  dans  la 
vie  normale,  mais  nettement  perceptibles  lorsqu'on  applique  l'o- 
reille sur  la  région  précordiale.  D'autre  part,  les  muscles  conservent 
leur  souplesse  et  les  membres  leur  flexibilité. 

L'asphyxie,  qui  est  proprement  l'arrêt  de  la  respiration  et  par 
suite  de  la  révivification  du  sang,  a  quelquefois  pour  conséquence 
une  syncope  grave  suivie  de  mort  apparente,  dont  les  victimes  re- 
viennent au  bout  d'un  temps  plus  ou  moins  long.  Cet  état  peut  être 
déterminé  soit  par  la  submersion,  soit  par  l'absorption  d'un  gaz  ir- 
respirable comme  l'acide  carbonique  du  fond  des  puits,  les  exhalai- 
sons des  fosses  d'aisances  et  le  grisou  des  mines,  soit  par  la  stran- 
gulation. En  1650,  on  pendit  à  Oxford  une  femme  du  nom  d'Anne 
Green.  Elle  avait  été  pendue  durant  une  demi-heure,  et  plusieurs 
personnes,  pour  abréger  ses  souffrances,  l'avaient  tirée  par  les  pieds 
de  toutes  leurs  forces.  Après  qu'on  l'eut  mise  dans  le  cercueil,  on 
s'aperçut  qu'elle  respirait  encore.  Les  aides  du  bourreau  essayèrent 
de  l'achever,  mais,  grâce  à  l'assistance  de  quelques  médecins,  elle 
revint  à  la  vie,  et  vécut  encore  longtemps.  La  submersion  détermine 
une  syncope  non  moins  profonde  et  pendant  laquelle,  chose  cu- 
rieuse, les  facultés  psychiques  conservent  une  certaine  activité.  Des 
matelots  noyés,  et  ensuite  retirés  à  temps,  ont  raconté  que  pendant 
leur  submersion  ils  s'étaient  transportés  en  idée  dans  leur  famille 
et  avaient  songé  avec  tristesse  aux  chagrins  dont  leur  mort  allait 
être  la  cause.  Après  quelques  minutes  de  calme  physique,  ils  avaient 
éprouvé  de  violentes  coliques  de  cœur  :  celui-ci  semblait  se  tordre 
dans  leur  poitrine;  puis  à  cette  angoisse  succédait  un  anéantisse- 
ment complet  de  l'esprit.  Il  est  d'ailleurs  assez  difficile  de  préciser 
combien  de  temps  la  mort  apparente  peut  se  prolonger  dans  un  or- 
ganisme submergé.  Gela  varie  beaucoup  avec  les  tempérameris. 
Dans  les  îles  de  l'archipel  grec,  dont  l'industrie  consiste  à  recueillir 
les  éponges  du  fond  de  la  mer,  les  enfans  ne  boivent  de  vin  que 
lorsque,  par  l'exercice,  ils  se  sont  habitués  à  rester  un  certain  temps 
sous  l'eau.  Les  vieux  plongeurs  de  l'Archipel  disent  que  le  moment 
de  venir  respirer  à  la  surface  leur  est  indiqué  par  des  convulsions 
douloureuses  des  miembres  et  un  resserrement  très  pénible  de  la 
région  du  cœur.  Gette  faculté  de  supporter  un  certain  temps  l'as- 
phyxie et  de  résister  à  la  suspension  volontaire  des  mouvemens 
respiratoires  a  été  observée  dans  d'autres  circonstances.  On  cite  le 
cas  d'un  Hindou  qui  se  glissait  dans  les  endroits  palissades  du 
Gange  où  les  dames  de  Calcutta  vont  se  baigner,  en  saisissait  une 
par  les  jambes,  la  noyait  et  la  dépouillait  de  ses  bijoux.  On  la  croyait 


682  REVUE   DES  DEUX  MONDES, 

enlevée  par  des  crocodiles.  Une  demoiselle  étant  parvenue  à  lui 
échapper,  on  se  saisit  de  l'assassin,  qui  fut  pendu  en  1817.  II  avoua 
qu'il  y  avait  sept  ans  qu'il  exerçait  ce  métier.  Un  autre  cas  est  ce- 
lui d'un  espion  qui,  voyant  son  supplice  se  préparer,  essaya  de  s'y 
soustraire  en  simulant  la  mort.  11  suspendit  sa  respiration  et  tous 
les  mouvemens  volontaires  pendant  douze  heures,  et  supporta  toutes 
les  épreuves  qu'on  lui  fit  subir  pour  s'assurer  de  la  réalité  de  la 
mort.  Enfin  les  anesthésiques,  comme  le  chloroforme  et  l'éther,  pro- 
duisent quelquefois  plus  d'effet  que  ne  voudraient  les  chirurgiens 
qui  s'en  servent,  et  amènent  au  lieu  d'une  insensibilité  passagère 
un  état  de  mort  apparente  (1). 

Il  est  facile  de  rappeler  à  la  vie  les  individus  qui  se  trouvent 
dans  un  état  de  mort  apparente;  il  n'y  a  pour  cela  qu'à  exciter 
énerglquement  les  deux  mécanismes  dont  l'action  est  alors  plus  ou 
moins  suspendue,  à  savoir  ceux  de  la  respiration  et  de  la  circulation. 
On  imp-ime  à  la  cage  thoracique  des  mouvemens  tels  que  le  pou- 
mon soit  alternativement  comprimé  et  dilaté  (2).  On  pratique  sur 
tout  le  corps  une  espèce  de  massage  qui  ranime  la  circulation  ca- 
pillaire; on  place  sous  les  narines  du  patient  des  excitans  chimiques 
comme  l'ammoniaque  ou  l'acide  acétique.  C'est  ainsi  qu'on  traite 
les  noyés  qui  sont  malades  non  pour  avoir  absorbé  trop  d'eau, 
mais  pour  avoir  cessé  de  respirer  de  l'air.  Un  traitement  très  effi- 
cace dans  le  cas  de  mort  apparente  due  à  une  inhalation  de  gaz 
toxiques,  comme  l'acide  carbonique  ou  l'hydrogène  sulfuré,  consiste 
à  faire  absorber  au  malade  de  grandes  quantités  d'oxygène  pur. 
Enfin  on  a  proposé  dernièrement  encore,  comme  Halle  l'avait  fait  au 
commencement  de  ce  siècle  sans  résultat,  d'adopter  l'emploi  de 
forts  courans  électriques  pour  réveiller  les  mouvemens  des  individus 
en  état  de  syncope. 

Dans  tous  les  cas  de  mort  apparente  que  nous  venons  de  signa- 

(1)  On  peut  rapprocher  de  la  mort  apparente  les  singuliers  phénomènes  que  pré- 
sentent les  animaux  dits  réviviscens.  Ces  animaux  peuvent  être  amenés  à  un  état  de 
d  essiccation  presque  complète  et  perdre  toutes  les  apparences  de  la  vie,  puis  recouvre"^ 
l'activité  par  une  simple  immersion  dans  J'eau.  Plongés  dans  un  milieu  humide,  les 
an  imaux  réviviscens  ne  supportent  pas  une  température  supérieure  à  50  degrés;  mais, 
lo  rsqu'ils  cnt  été  privés  de  leurs  mouvemens  physiologiques  par  une  dessiccation  à 
l'air  libre,  ils  peuvent,  sans  perdre  leur  propriété  de  reviviscence,  résister  pendant 
quelques  instans  à  une  température  de  100  degrés.  Les  principales  espèces  réviviscentes 
80  nt  les  anguillules  des  tuiles,  les  tardigrades  et  les  rotifères.  Ces  derniers  vivent  dans 
les  mousses  humides,  se  dessèchent  sans  périr,  roulés  en  boule  pendant  les  séche- 
resses, et  reprennent  le  mouvement  quand  il  pleut.  Tous  ces  êtres  sont  d'ailleurs  mi- 
croscopiques. 

(2)  C'est  ce  qu'on  appelle  la  respiration  artificielle.  On  construit  depuis  quelque 
temps,  sur  les  indications  de  M.  Gréhant,  des  appareils  pour  pratiquer  commodément 
c  ett«  respiration  artificielle  au  moyen  d'insufflations  d'air  bien  calculées. 


LA    PHYSIOLOGIE   DE    LA   MORT.  683 

1er,  un  caractère  de  vitalité  persiste,  ce  sont  les  battemens  du 
cœur.  Ces  battemens  sont  plus  faibles,  plus  rares,  mais  ils  restent 
appréciables  par  l'auscultation.  On  les  retrouve  constamment  dans 
les  syncopes  les  plus  graves,  dans  les  diverses  sortes  d'asphyxies, 
dans  les  empoisonnemens  par  les  narcotiques  les  plus  terribles, 
dans  l'hystérie,  dans  la  torpeur  de  l'épilepsie,  bref  dans  les  états 
les  plus  variés  et  les  plus  prolongés  de  mort  apparente  et  de  lé- 
thargie. 

Toutefois  ce  résultat,  aujourd'hui  acquis  à  la  pratique,  était  in- 
connu aux  anciens  médecins,  et  on  ne  peut  se  dissimuler  qu'autre- 
fois la  mort  apparente  a  été  prise  assez  souvent  pour  la  mort 
réelle.  Les  annales  de  la  science  ont  enregistré  un  certain  nombre 
de  confusions  de  ce  genre,  dont  plusieurs  ont  eu  pour  suite  des  in- 
humations de  malheureux  qui  n'étaient  pas  morts.  Et  pour  une  de 
ces  erreurs  que  le  hasard  a  fait  découvrir  soit  trop  tard,  soit  à  un 
moment  où  la  victime  pouvait  encore  être  sauvée,  combien  en  est-il, 
surtout  aux  époques  d'ignorance  et  d'incurie,  que  personne  n'a  con- 
nues! Combien  de  vivans  n'ont  rendu  le  dernier  soupir  qu'après 
avoir  vainement  essayé  de  briser  leur  cercueil!  Les  faits  rassemblés 
par  Bruhier  et  Lallemand  dans  deux  ouvrages  devenus  classiques 
composent  l'histoire  la  plus  dramatique  et  la  plus  lugubre.  En  voici 
quelques  épisodes  assez  singuliers  par  le  rôle  qu'y  a  joué  le  hasard. 
Un  garde  champêtre,  sans  famille,  meurt  dans  une  petite  commune 
de  la  Charente-Inférieure.  A  peine  refroidi,  son  corps  est  extrait 
de  son  lit  et  déposé  sur  une  paillasse  recouverte  d'un  mauvais 
drap.  Une  vieille  femme  salariée  est  chargée  de  garder  le  lit  mor- 
tuaire. Aux  pieds  du  corps  se  trouvaient  une  branche  de  buis  plon- 
gée dans  un  vase  rempli  d'eau  bénite  et  un  cierge  allumé.  Vers  le 
milieu  de  la  nuit,  la  vieille  gardienne,  cédant  à  un  insurmontable 
besoin  de  sommeil,  s'endormit  profondément.  Deux  heures  après, 
elle  s'éveillait  au  milieu  des  flammes  d'un  incendie  qui  avait  gagné 
ses  vêtemens.  Elle  s'élança  dehors,  appelant  au  secours  de  toutes 
ses  forces,  et  les  voisins,  accourus  à  ses  cris,  virent  bientôt  sortir 
de  la  masure  enflammée  un  spectre  nu,  se  traînant  avec  peine  sur 
ses  jambes  couvertes  de  brûlures.  Pendant  le  repos  de  la  vieille 
femme,  une  flammèche  était  probablement  tombée  sur  la  paillasse 
et  l'incendie  développé  avait  à  la  fois  rappelé  la  gardienne  de  son 
sommeil  et  le  garde  champêtre  de  sa  mort  apparente.  Celui-ci, 
secouru  à  temps,  guérit  de  ses  brûlures  et  revint  à  la  santé. 

Le  15  octobre  18/i2,  un  cultivateur  des  environs  de  Neufchâtel 
(Seine-Liférieure)  monta  dans  un  fenil  au-dessus  de  sa  grange, 
pour  se  coucher,  comme  à  l'ordinaire,  au  milieu  du  foin.  Le  lende- 
main matin,  l'heure  habituelle  où  il  se  levait  étant  passée,  sa  femme 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voulut  connaître  le  motif  de  son  retard  et  l'alla  rejoindre;  elle  le 
trouva  mort.  Plus  de  vingt-quatre  heures  après,  le  moment  de 
l'enterrement  étant  arrivé,  les  porteurs  chargés  des  sépultures  dé- 
posèrent le  corps  dans  une  bière,  qui  fut  fermée,  et  descendirent 
lentement,  en  portant  le  cercueil,  l'échelle  qui  leur  avait  servi  à 
monter  dans  la  grange.  Tout  à  coup  un  des  échelons  vint  à  casser, 
et  l'on  vit  rouler  ensemble  et  les  porteurs  et  le  cercueil,  qui  s'ou- 
vrit dans  la  chute.  Cet  accident,  qui  aurait  pu  être  fatal  à  un  vi- 
vant, fut  salutaire  au  mort  qui,  réveillé  de  sa  léthargie  par  la  com- 
motion, revint  à  la  vie  et  s'empressa  de  se  débarrasser  de  son 
linceul,  aidé  par  ceux  des  assistans  que  sa  résurrection  soudaine 
n'avait  pas  mis  en  fuite.  Une  heure  après  il  reconnaissait  tous  ses 
amis,  ne  se  plaignait  que  d'un  peu  d'embarras  dans  la  tète,  et  le 
lendemain  il  était  en  état  de  reprendre  ses  travaux.  —  Presque  à  la 
même  époque,  un  habitant  de  TSantes  succombait  après  une  longue 
maladie.  Ses  héritiers  firent  faire  un  magnifique  enterrement,  et 
pendant  qu'on  chantait  un  Requiem,  le  mort  revint  à  la  vie  et  s'a- 
gita dans  son  cercueil  placé  au  milieu  de  l'église.  Transporté  chez 
lui,  il  recouvra  bientôt  la  santé.  Quelque  temps  après,  le  curé,  qui 
ne  voulait  pas  perdre  le  prix  des  funérailles,  adressa  une  note  à 
l'ex-mort,  qui  refusa  de  payer  et  renvoya  le  curé  aux  héritiers  qui 
avaient  ordonné  le  convoi.  Il  en  résulta  un  procès  au  sujet  duquel 
les  journaux  du  temps  divertirent  beaucoup  le  public.  —  Le  cardi- 
nal Donnet  a  raconté  lui-même  au  sénat,  il  y  a  quelques  années, 
les  circonstances  dans  lesquelles  il  faillit  être  enterré  vif. 

A  côté  de  ces  faits  d'inhumation  précipitée  où  la  victime  a  échappé 
aux  suites  épouvantables  de  l'erreur  commise,  il  en  est  d'autres  où 
l'erreur  n'a  été  reconnue  que  trop  tard.  On  en  connaît  d'assez  nom- 
breux exemples,  dont  quelques-uns  sont  racontés  avec  des  détails 
trop  romanesques  pour  qu'on  puisse  y  ajouter  complètement  foi, 
mais  dont  beaucoup  aussi  présentent  des  caractères  incontestables 
d'authenticité.  Une  tradition  dont  il  est  assez  difficile  d'assigner  l'o- 
rigine a  longtemps  attribué  la  mort  de  l'abbé  Prévost  à  une  erreur 
de  ce  genre.  Tous  ses  biographes  racontent  que,  frappé  d'un  coup 
de  sang  et  tombé  sans  connaissance  au  milieu  de  la  forêt  de  Cban- 
tilly,  le  célèbre  auteur  de  Manon  Leseaut  avait  été  considéré  comme 
mort,  qu'ensuite  un  chirurgien  du  village  lui  ayant  ouvert  le  ventre, 
sur  l'ordre  de  l'officier  public,  dans  l'intention  de  rechercher  la  cause 
de  la  mort,  Prévost  avait  poussé  un  cri,  puis  était  mort;  mais  il  a 
été  prouvé  depuis  que  ce  récit  est  apocryphe,  et  qu'il  a  été  inventé 
postérieurement  à  la  mort  de  l'abbé  Prévost;  aucun  des  documens 
nécrologiques  publiés  alors  ne  la  rattache  aux  suites  d'une  autopsie 
prématurée.  Si  l'histoire  de  Prévost  disséqué  vif  ne  paraît  pas  cer- 


LA    PHYSIOLOGIE    DE    LA.    MORT.  085 

t aine,  il  n'en  est  pas  de  même  de  celle  qu'on  raconte  au  sujet  d'une 
opération  d'un  accoucheur  célèbre,  Philippe  Peu.  Une  femme  était 
au  terme  de  sa  grossesse  et  dans  un  état  de  mort  apparente.  Appelé 
pour  pratiquer  l'opération  césarienne,  Peu  rapporte  que  les  assis- 
tans,  convaincus  que  la  femme  était  morte,  le  pressèrent  d'opérer. 
«  Je  le  crus  aussi,  dit-il,  car  je  n'avais  trouvé  aucun  battement  dans 
la  région  du  cœur,  et  un  miroir  mis  sur  le  visage  ne  donna  aucun 
signe  de  respiration.  »  Alors  il  plongea  son  couteau  dans  les  chai i  s, 
et  il  était  au  milieu  des  tissus  sanglans  quand  l'opérée  se  réveilla 
de  sa  léthargie. 

Mais  voici  des  faits  plus  émouvans.  Il  y  a  une  trentaine  d'années, 
un  habitant  de  la  commune  d'Eymes  (Dordogne)  était  atteint  depuis 
longtemps  d'une  maladie  chronique  peu  grave  par  elle-même  et 
dont  le  symptôme  le  plus  pénible  était  une  insomnie  continuelle 
qui  enlevait  au  malade  toute  sorte  de  repos.  Fatigué  de  cet  état,  il 
consulte  un  médecin  qui  lui  prescrit  de  l'opium,  en  lui  recomman- 
dant d'en  user  avec  précaution.  Le  malade,  imbu  de  ce  préjugé 
assez  répandu  qu'un  médicament  agit  d'autant  mieux  qu'on  en 
prend  davantage,  avala  en  une  seule  fois  la  dose  de  plusieurs  jours. 
Bientôt  il  tomba  dans  un  profond  sommeil,  dont  il  n'était  pas  sorti 
plus  de  vingt-quatre  heures  après.  On  appelle  le  médecin  du  vil- 
lage, qui  trouve  le  corps  sans  chaleur,  le  pouls  éteint.  Ce  praticien 
ouvre  successivement  la  veiue  aux  deux  bras  et  n'obtient  que  quel- 
ques gouttes  de  sang  épais.  Le  lendemain,  on  procède  à  l'inhuma- 
tion. Cependant  au  bout  de  quelques  jours  de  nouveaux  rensei- 
gnemens  font  découvrir  l'imprudence  que  le  malheureux  avait 
commise  en  usant  avec  excès  de  la  substance  narcotique  qui  lui 
a.vait  été  prescrite.  Une  sourde  rumeur  se  manifeste  parmi  les  ha- 
bitans  de  la  commune,  qui  demandent  et  obtiennent  l'exhumation. 
On  se  porte  en  foule  au  cimetière,  on  extrait  le  cercueil,  on  l'ouvre, 
et  le  plus  hideux  spectacle  s'offre  aux  assistans.  L'infortuné  s'était 
retourné  dans  sa  bière,  le  sang  qui  s'était  écoulé  des  deux  veines 
ouvertes  avait  baigné  le  linceul,  ses  traits  étaient  horriblement 
contractés  et  ses  membres  crispés  attestaient  la  cruelle  agonie  qui 
avait  précédé  sa  mort.  —  La  plupart  des  faits  de  cet  ordre  sont  de 
date  assez  reculée.  Les  plus  récens  se  sont  passés  à  la  campagne, 
au  milieu  de  populations  ignorantes,  et  généralement  dans  des  lo- 
calités où  aucun  médecin  n'était  chargé  de  constater  les  décès, 
c'est-à-dire  de  distinguer  les  cas  de  mort  apparente  de  ceux  de 
mort  réelle. 

Comment  donc  distinguer  la  mort  apparente  de  la  mort  véritable? 
Il  y  a  un  certain  nombre  de  signes  certains  de  la  mort,  c'est-à-dire 
de  caractères  dont  la  constatation  positive  ne  laisse  place  à  aucune 


08(5  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

erreur.  Cependant  quelques  médecins  et  beaucoup  de  personnes 
étrangères  à  la  science  doutent  encore  assez  de  la  certitude  de 
ces  signes  pour  souhaiter  que  la  physiologie  en  d(^couvre  d'autres 
d'un  caractère  plus  sûr.  Un  zélé  philanthrope  a  fondé  tout  derniè- 
rement un  prix  de  vingt  mille  francs  à  décerner  à  l'auteur  de  la 
découverte  d'un  signe  infaillible  de  la  mort.  Certes  l'intention  est 
excellente,  mais  on  peut  dès  maintenant  considérer  sans  effroi  l'ou- 
vrage du  fossoyeur  :  les  signes  actuellement  connus  sont  suflisans 
à  prévenir  toute  erreur  et  à  rendre  impossible  le  danger  sinistre 
d'une  inhumation  prématurée. 

Il  faut  distinguer  d'abord  les  signes  immhlials  de  la  mort.  Le 
premier  et  le  plus  décisif  est  l'interruption  définitive  des  battemens 
du  cœur,  constatée  pendant  cinq  minutes  au  moins,  non  pas  avec 
la  main,  mais  avec  l'oreille.  «  La  mort  est  certaine,  —  dit  le  rap- 
porteur de  la  commission  nommée  en  18/i8  par  l'Académie  des 
Sciences  pour  juger  le  concours  relatif  aux  signes  de  la  mort  réelle, 
—  la  mort  est  certaine  lorsqu'on  a  constaté  chez  l'homme  la  cessa- 
tion définitive  des  battemens  du  cœur,  laquelle  est  immédiatement 
suivie,  lorsqu'elle  n'en  a  pas  été  précédée,  de  la  cessation  de  la 
respiration  et  de  celle  des  fonctions  du  sentiment  et  du  mouve- 
ment. »  Les  signes  éloignés  ne  sont  pas  moins  dignes  d'attention. 
On  en  considère  trois  :  la  rigidité  cadavérique,  la  résistance  à  l'ac- 
tion des  courans  galvaniques  et  la  putréfaction.  Comme  nous  l'avons 
vu,  la  rigidité  cadavérique  ne  commence  que  quelques  heures  après 
la  mort,  l'abolition  générale  et  totale  de  la  contractilité  musculaire 
sous  l'influence  des  courans  et  enfin  la  putréfaction  ne  sont  mani- 
festes qu'à  une  époque  encore  plus  tardive.  Ces  signes  éloignés,  et 
surtout  le  dernier,  ont  l'avantage  de  pouvoir  être  constatés  par  des 
personnes  étrangères  à  l'art,  et  on  fait  bien  d'y  prendre  garde  dans 
les  pays  où  la  vérification  du  décès  n'est  pas  confiée  aux  médecins, 
mais  ils  n'ont  plus  d'importance  partout  où  il  y  a  des  médecins  pour 
ausculter  le  cœur  et  conclure  la  mort,  avec  certitude  et  promptitude, 
de  la  cessation  absolue  des  battemens  de  cet  organe.  Au  commence- 
ment de  ce  siècle,  Hufeland  et  plusieurs  autres  praticiens, convaincus 
que  tous  les  signes  alors  connus  de  la  mort  étaient  incertains,  sauf  la 
putréfaction,  avaient  proposé  et  obtenu  en  Allemagne  la  création  d'un 
certain  nombre  de  maisons  mortuaires  destinées  à  recevoir  et  à  con- 
server quelque  temps  les  corps  des  décédés.  Depuis  que  ces  éta- 
blissemens  existent,  on  n'a  vu  aucun  des  corps  transportés  dans 
ces  asiles,  après  la  déclaration  authentique  du  médecin,  revenir  à 
la  vie.  L'utilité  des  maisons  mortuaires  est  encore  plus  contestable 
aujourd'hui  où  l'on  possède  un  moyen  positif  et  immédiat  de  recon- 
naître la  mort  réelle.  Les  mesures  de  police  qui  interdisent  les  au- 


LA   PHYSIOLOGIE   DE   LA   MORT.  6S7 

topsies  et  les  inhumations  avant  l'expiration  complète  d'un  délai 
de  vingt-quatre  heures  à  partir  de  la  déclaration  du  décès  restent 
d'ailleurs  de  sages  précautions,  mais  qui  n'enlèvent  rien  à  la  certi- 
tude du  témoignage  fourni  par  l'arrêt  du  cœur.  Quand  le  cœur  a 
définitivement  cessé  de  battre,  il  n'y  a  plus  de  résurrection  possible, 
et  la  vie  qui  l'abandonne  se  dispose  à  entrer  dans  un  nouveau  cycle. 

lïamiet,  dans  son  célèbre  monologue,  parle  de  «  la  contrée  non 
découverte  dont  la  frontière  n'est  repassée  par  aucun  voyageur,  » 
et  il  se  demande  mélancoliquement  quels  sont  les  rêves  de  l'homme 
auquel  la  mort  a  ouvert  les  portes  des  sombres  lieux.  On  ne  sau- 
rait, au  nom  de  la  physiologie,  répondre  avec  plus  de  certitude  que 
ne  fait  le  personnage  shakspearien.  La  physiologie  est  muette  sur 
les  destinées  de  l'âme  après  la  mort;  elle  ne  nous  en  apprend  rien, 
elle  ne  peut  rien  nous  en  apprendre.  Il  est  évident  et  il  serait  pué- 
ril de  nier  que  toute  manifestation  psychique  ou  affective  et  toute 
représentation  concrète  de  la  personnalité  sont  impossibles  après  la 
mort.  La  dissolution  de  l'organisme  anéantit  certainement  et  néces- 
sairement les  fonctions  sensitives,  motrices  et  volitives,  inséparables 
d'un  certain  ensemble  de  conditions  matérielles.  On  ne  peut  sentir, 
mouvoir  et  vouloir  qu'autant  qu'on  a  des  organes  de  réception,  de 
transmission  et  d'exécution.  Ces  affirmations  de  la  science  sont  in- 
discutables et  doivent  être  acceptées  sans  réserve.  Nous  instruisent- 
elles  de  la  destinée  des  principes  psychiques  eux-mêmes?  Encore 
une  fois,  non,  et  pour  cette  raison  bien  simple,  que  la  science  n'at- 
teint pas  ces  principes;  mais  la  métaphysique,  qui  les  atteint,  nous 
autorise,  bien  plus,  nous  oblige  à  croire  qu'ils  sont  immortels.  Ils 
sont  immortels  comme  les  principes  de  mouvement,  comme  les 
principes  de  perception,  comme  toutes  les  unités  actives  du  monde. 
Qu'est-ce  qui  caractérise  ces  unités  en  général?  C'est  d'être  simples, 
c'est-à-dire  indestructibles,  c'est  d'être  en  connexion  harmonique 
les  unes  avec  les  autres,  de  telle  façon  que  chacune  perçoive  l'ordre 
infini  des  autres.  Si  cette  connexion  n'existait  pas,  il  n'y  aurait  pas 
de  monde.  Qu'est-ce  qui  caractérise  les  unités  psychiques  en  par- 
ticulier? C'est  d'avoir  en  outre  la  conscience  d'une  telle  perception, 
le  sentiment  des  rapports  qui  lient  tout,  et  les  facultés  plus  ou 
moins  développées  qu'impliquent  cette  conscience  et  cette  percep- 
tion. Or  pourquoi  ces  unités  seraient-elles  plus  périssables  que  les 
autres?  Pourquoi,  si  toutes  les  forces,  toutes  les  activités,  sont  éter- 
nelles, celles-là  seules  n'auraient  point  l'éternité  qui  ont  ce  noble 
privilège,  à  savoir  la  conscience  des  rapports  infinis  que  les  autres 
supportent  sans  le  savoir? 

Pour  concevoir  l'immortalité  de  l'âme,  il  faut  donc  se  placer  à 
ce  point  de  vue,  où  les  hommes  ne  s'élèvent  qu'avec  difficulté,  de 


68S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  simplicité  et  de  l'indéfectibilité  de  tous  les  principes  d'énergie 
qui  remplissent  l'univers.  Il  faut  nous  habituer  à  comprendre  que 
ce  que  nous  voyons  n'est  rien  à  côté  de  ce  que  nous  ne  voyons 
pas.  Toute  la  force,  tout  le  ressort  des  mouvemens  les  plus  com- 
pliqués, des  phénomènes  les  plus  grandioses  de  la  nature  et  des 
opérations  les  plus  délicates  de  la  vie,  y  compris  la  pensée,  pro- 
viennent de  l'emmêlement  infini  d'une  infinité  de  séries  de  prin- 
cipes inétendus  et  cachés  dont  les  activités  vont  en  se  perfec- 
tionnant depuis  la  simple  capacité  motrice  jusqu'à  la  suprême 
raison.  La  personnalité  humaine,  telle  que  nous  la  voyons  et  la 
connaissons,  n'est  qu'une  résultante  complexe  et  grossière  de  celles 
de  ces  activités  primitives  qui  sont  au  plus  profond  et  au  meil- 
leur de  nous-mêmes.  Ce  n'est  pas  celle-là  qui  est  immortelle,  — 
elle  ne  l'est  pas  plus  que  la  force  motrice  d'une  machine  à  vapeur 
ou  l'électricité  d'une  pile  de  Volta  alors  que  cependant  le  mouvement 
et  l'électricité  sont  en  eux-mêmes  indestructibles.  Ce  n'est  pas 
celle-là  qui  peut  aspirer  au  sein  de  Dieu.  Notre  vraie  personnalité, 
notre  vrai  moi,  celui  qui  peut  sans  illusion  compter  sur  une  vie 
future,  c'est  l'unité  dégagée  de  tout  lien  matériel  et  de  tout  alliage 
concret,  c'est  l'énergie  manifestement  simple,  qui  a  la  conscience 
plus  ou  moins  nette  de  ses  propres  rapports  avec  l'infinité  des  uni- 
tés semblables  et  s'en  rapproche  plus  ou  moins  par  la  pensée  et 
l'amour.  11  est  impossible  de  nous  représenter  ce  que  deviendra  la 
vie  de  cette  unité  le  jour  où,  quittant  sa  prison  de  chair  et  gagnant 
l'idéal  éther,  elle  n'aura  plus  d'organes  pour  agir;  mais  ce  que 
nous  pouvons  aflirmer,  c'est  que,  précisément  à  cause  de  cela,  elle 
s'élèvera  à  une  science  plus  claire  de  ce  qu'elle  n'avait  su  qu'obscu- 
rément et  à  une  dilection  plus  pure  de  ce  qu'elle  n'avait  adoré  qu'à 
travers  le  voile  des  sens.  Et  cette  certitude,  qui  est  l'ennoblisse- 
ment de  la  vie,  est  aussi  la  consolation  de  la  mort. 

Fernand  Papillon. 


LES 


DÉPORTÉS  POLITIQUES 

EN   AFRIQUE,   A   LA    GUYANE   FRANÇAISE 

ET    A    LA    NOUVELLE-CALÉDONIE 


UN    ESSAI    DE    COLONISATION    SANS    TRAVAIL. 


I.  Notices  sur  la  transportation  à  la  Guyane  française  et  à  la  Nouvelle-Calédonie,  publiées 
par  les  soins  de  M.  l'amiral  Rigault  de  Genouilly,  ministre  de  la  marine  et  des  colonies, 
1867-1869.  —  II.  Un  déporté  à  Cayenne,  souvenirs  de  la  Guyane,  par  M.  Armand  Jusse- 
lain,  1867.  —  III.  De  Paris  à  Cayenne,  journal  d'un  déporté,  par  Ch.  Delescluze,  1872. 
—  IV.  Une  évasion  de  Lambèse,  par  A.  Ranc. 


La  transportation  est  née  de  nos  troubles  politiq-des.  A  la  suite 
des  combats  de  juin  I8Z18,  le  gouvernement  se  trouva  dans  un 
grand  embarras.  Les  prisonniers  étaient  nombreux.  Si  l'on  n'eût 
consulté  que  la  loi  existante,  la  plupart  auraient  été  exposés  à  la 
peine  la  plus  sévère.  Ainsi  l'article  95  du  code  pénal  punit  de  mort 
tout  individu  qui  aura  incendié  une  propriété  appartenant  à  l'état; 
l'article  96  punit  également  de  la  peine  capitale  quiconque  se  sera 
mis  à  la  tête  de  bandes  armées  soit  pour  envahir  des  domaines, 
propriétés  ou  deniers  publics,  soit  pour  piller  ou  partager  des  pro- 
priétés publiques,  soit  pour  faire  attaque  ou  résistance  envers  la 
force  publique  agissant  contre  les  auteurs  de  ces  crimes.  Ces' ar- 
ticles ne  sont  pas  les  seuls  qui  édictent  les  peines  les  plus  rigou- 
reuses pour  des  crimes  inhérens  à  toute  insurrection.  Quel  parti 

TOMB  civ.  —  1873.  44 


690  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

prendre,  et  que  pouvait-on  faire?  Rendre  les  détenus  à  la  liberté, 
c'était  donner  une  armée  à  l'émeute»  qu'on  avait  eu  tant  de  mal 
à  réprimer.  Les  garder  en  captivité?  Les  prisons  n'y  pouvaient  suf- 
fire. La  transportation  vint  se  présenter  à  l'esprit  comme  une  me- 
sure propre  à  concilier  le  soin  de  la  sécurité  générale  avec  les  droits 
de  l'humanité.  Elle  sauvegardait  l'intérêt  public  sans  exposer  les 
captifs  aux  souffrances  d'une  détention  étroite  entre  les  murs  des 
prisons;  elle  leur  donnait  le  grand  air  et  une  certaine  liberté  de 
mouvemens  sur  de  vastes  espaces,  enfin  elle  utilisait  leurs  bras  au 
profit  de  l'état. 

La  loi  sur  la  transportation,  qui  fut  rendue  à  cette  époque,  porte 
les  traces  de  cette  préoccupation.  On  n'avait  encore  en  vue  que 
l'éloignement  des  prisonniers  politiques,  et  cette  pensée  s'accentua 
plus  encore  par  le  décret  du  8  décembre  1851,  qui  fut  promulgué 
à  la  suite  de  nouvelles  commotions.  Il  y  était  dit  que  la  France  avait 
besoin  d'ordre,  de  travail  et  de  sécurité,  —  que  depuis  un  trop 
grand  nombre  d'années  la  société  était  profondément  inquiétée  par 
les  machinations  de  l'anarchie  et  par  les  tentatives  insurrection- 
nelles des  affiliés  aux  sociétés  secrètes;  en  conséquence,  tous  les 
individus  reconnus  coupables  d'avoir  fait  partie  d'une  de  ces  socié- 
tés pouvaient  être  transportés,  par  mesure  de  sûreté  générale,  dans 
une  colonie  pénitentiaire,  à  Gayenne  ou  en  Algérie.  Ils  devaient  y 
être  assujettis  au  travail  et  soumis  à  la  juridiction  militaire. 

Plus  tard,  la  transportation  prit  des  développemens  qui  de- 
vaient en  faire  un  puissant  instrument  de  colonisation.  Elle  cessa 
de  s'appliquer  spécialement  aux  détenus  politiques;  elle  s'étendit 
aux  condamnés  enfermés  dans  les  bagnes  de  France.  D'abord  leur 
expatriation  fut  libre  et  facultative.  On  obtint  le  consentement  d'un 
grand  nombre  de  forçats  par  la  perspective  d'un  voyage,  toujours 
agréable  à  des  prisonniers,  et  par  la  promesse  d'avantages  réels  : 
ils  devaient  cesser  d'être  enchaînés  deux  à  deux  ou  assujettis  à 
traîner  le  boulet,  si  ce  n'est  à  tilre  de  punition  disciplinaire,  et 
par-dessus  tout  ils  pouvaient  concevoir  l'espérance  d'échapper  au 
mépris  public  dans  une  colonie  peu  peuplée.  Quant  au  gouverne- 
ment, il  ne  voyait  pas  seulement  dans  cette  expatriation  des  con- 
damnés aux  travaux  forcés  un  moyen  d'éloigner  des  hommes  dan- 
gereux; il  y  cherchait  encore,  comme  nous  venons  de  le  dire,  les 
élémens  d'une  grande  colonisation.  Le  décret  du  27  mars  1852 
était  fort  explicite  à  cet  égard  :  il  disait  que  les  transportés  se- 
raient employés  aux  travaux  de  la  colonisation,  de  la  culture,  de 
l'exploitation  des  forêts;  il  leur  accordait,  après  deux  années  d'é- 
preuve, la  concession  d'un  terrain  et  la  faculté  de  coloniser  pour 
leur  propre  compte.  La  famille  du  condamné  pouvait  être  autorisée 


LES   DÉPORTÉS   POLITIQUES.  691 

à  le  rejoindre  et  à  vivre  avec  lui.  C'est  dans  ces  conditions  que  la 
transportation  des  forçats  cessa  d'être  facultative  et  devint  la  règle 
générale  :  une  loi  du  30  mai  185A  consacra  définitivement  cette 
mesure,  et  décida  que  la  peine  des  travaux  forcés  serait  subie  à 
l'avenir  dans  des  établissemens  créés  sur  le  territoire  d'une  ou  de 
plusieurs  possessions  françaises  «  autres  que  l'Algérie,  »  car  déjà, 
par  des  motifs  que  nous  exposerons  plus  loin,  l'Algérie  avait  été  re- 
connue impropre  à  recevoir  des  transportés  politiques  ou  autres. 

Cette  réforme  pénale  fut  bien  accueillie  par  tous  les  partis,  à  l'ex- 
ception du  parti  radical  républicain,  qui  vit  ses  coryphées  expo- 
sés à  subir  les  effets  du  décret  de  1851,  Tous  étaient  membres 
des  sociétés  secrètes,  et,  comme  le  gouvernement  se  montrait  alors 
leur  adversaire  résolu,  ils  sentaient  la  nécessité  de  se  soumettre  ou 
d'émigrer  :  terrible  dilemme  pour  un  parti  qui  n'abdique  jamais, 
même  après  les  plus  fortes  épreuves.  Aussi  le  décret  fut-il  dénoncé 
comme  un  acte  de  monstrueux  arbitraire.  Il  n'aurait  appartenu  qu'à 
un  seul  parti,  le  parti  constitutionnel  libéral,  de  faire  entendre  des 
remontrances  à  cet  égard.  Quant  au  jacobinisme,  il  n'avait  qu'à 
courber  la  tête  pour  ne  pas  s'exposer  à  s'entendre  dire  :  ijaiere  legem 
qiiam  ipse  fecisti.  Le  directoire,  en  l'an  vdela  république,  n'avait-il 
pas  décrété  la  déportation  sans  jugement  de  cinquante-quatre  dépu- 
tés, choisis  dans  les  deux  assemblées  législatives?  II  n'en  put  arrêter 
que  seize,  les  autres  ayant  pris  la  fuite.  Ces  victimes  du  radicalisme 
de  l'époque  furent  conduites  à  la  prison  du  Temple,  et  n'en  sortirent 
que  pour  être  dirigées  sur  la  Guyane.  Leur  transport  de  Paris  au 
lieu  d'embarquement,  à  La  Rochelle,  s'effectua  dans  des  cages  de 
fer  placées  sur  des  essieux  et  non  suspendues.  Un  corps  de  cava- 
lerie les  escortait  dans  ce  voyage  à  travers  la  France,  qu'ils  par- 
coururent comme  une  ménagerie  d'animaux  féroces.  Ces  hommes 
comptaient  cependant  parmi  les  plus  honorables  ou  les  plus  il- 
lustres :  c'étaient  entre  autres  Siméon,  Barbé-Marbois,  qui  fut  plus 
tard  ministre  des  finances,  le  général  Murinais,  Pichegru,  le  vain- 
queur de  la  Hollande.  Carnot  lui-même  eût  été  déporté,  s'il  ne 
s'était  pas  soustrait  par  la  fuite  à  cette  criminelle  iniquité. 

En  montant  à  bord,  un  des  déportés  demanda  du  pain;  on  répon- 
dit que  le  souper  allait  être  servi.  Un  autre  ayant  dit  qu'il  se  con- 
tenterait de  quelques  fruits,  un  mousse  se  mit  à  rire  et  promit  de 
servir  des  pêches,  des  raisins  et  des  oranges;  il  apporta  bientôt 
deux  auges  contenant  des  gourganes  bouillies  dans  l'eau.  Tel  fut 
pendant  la  traversée  l'ordinaire  de  ces  hommes  considérables,  la 
plupart  vieux  ou  valétudinaires.  Ces  alimens  étaient  ordinairement 
gâtés  et  toujours  apportés  dans  des  seaux  où  l'un  puisait  avec  un 
t3sson  d'assiette  cassée,  l'autre  avec  un  gobelet  de  fer-blanc.  On 


692  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

n'avait  fait  aucun  préparatif  pour  les  recevoir  à  la  Guyane.  Quel- 
ques jours  après  leur  débarquement,  on  les  conduisit  jusqu'au 
bourg  de  Sinnamarie,  composé  d'une  douzaine  de  maisons;  on  les  y 
déposa  presque  nus,  affamés,  sans  abris.  La  plupart  y  moururent. 
La  déportation  des  seize  premiers  exilés  fut  suivie  de  la  transpor- 
tation  de  prêtres,  de  journalistes  et  autres  réactionnaires  de  l'é- 
poque, au  nombre  de  plus  de  cinq  cents.  Ils  furent  arrêtés,  embar- 
qués simplement  parce  qu'ils  figuraient  sur  des  listes  de  suspects. 
La  mortalité  fut  effrayante.  Jamais  gouvernement  ne  fit  preuve 
d'un  dédain  plus  cavalier  de  la  justice  et  d'un  tel  mépris  de  la  vie 
humaine.  Les  successeurs  de  ces  jacobins  avaient-ilS  le  droit  de 
crier  à  l'arbitraire? 

Ce  qui  se  dégage  de  l'examen  des  lois  et  décrets  sur  la  transpor- 
tation,  rendus  de  1850  à  1855,  c'est  la  règle  suivante,  applicable 
à  tous  les  transportés  sans  distinction,  politiques  ou  provenant  des 
bagnes  :  l'obligation  du  travail  leur  était  imposée,  et  ils  étaient 
soumis  à  la  subordination  et  à  la  discipline  militaires.  En  cela,  la 
loi  était  logique;  le  but  étant  la  colonisation,  elle  prescrivait  le  tra- 
vail, et  dans  la  prévision  de  la  résistance  des  condamnés  elle  les 
soumettait  aux  conseils  de  guerre.  Pourquoi  ces  sages  prévisions 
n'ont- elles  pas  assuré  le  succès  de  la  transporta tion?  C'est  ce  qu'il 
sera  facile  de  faire  comprendre. 

I. 

Nous  avons  dit  que  la  loi  sur  la  déportation  adoptée  en  1850  avait 
en  vue  les  prisonniers  politiques,  particulièrement  ceux  qui  étaient 
restés  entre  les  mains  du  gouvernement  à  la  suite  des  événemens  de 
juin  ISâS.  On  imagina  de  les  conduire  en  Algérie.  L'occupation  de  ce 
territoire  par  notre  armée  répondait  aux  craintes  de  ceux  qui  pres- 
sentaient un  danger  dans  l'agglomération  d'hommes  entreprenans; 
d'un  autre  côté,  le  caractère  hardi  de  ces  prisonniers  semblait  les 
rendre  propres  à  coloniser  un  pays  récemment  conquis  sur  les  Arabes 
et  exposé  à  leurs  incursions.  On  les  distribua  dans  plusieurs  campe- 
mens,  on  leur  fournit  les  vivres,  les  instrumens  et  la  terre;  mais  on 
ne  put  obtenir  d'eux  aucun  travail.  Pour  justifier  leur  oisiveté,  ils 
se  retranchaient  dans  leur  prétendue  dignité  de  prisonniers  poli- 
tiques et  de  conspirateurs.  Les  fonctionnaires  et  officiers  préposés  à 
la  garde  et  à  la  surveillance  de  ces  prisonniers  furent  promptement 
découragés  par  leur  mauvaise  volonté  et  leurs  refus  opiniâtres,  de- 
vant lesquels  on  était  désarmé.  On  ne  trouva  rien  de  mieux  que 
d'envoyer  les  récalcitrans  à  Lambessa,  dans  la  province  de  Con- 
stantin e. 


LES   DÉPORTÉS    POLITIQUES.  693 

Lambessa  était  un  pénitencier  où  les  détenus  vivaient  dans  de 
vastes  bâiimens  avec  toutes  les  aises  que  peut  comporter  une  pri- 
son. Ils  n'étalent  pas  obligés  de  rester  dans  l'enceinte  des  murs, 
ils  avaient  la  liberté  de  se  promener  et  de  travailler  au  dehors. 
Les  condamnés  de  18ii8  qu'on  y  avait  transportés  les  premiers 
étaient  même  autorisés  à  manquer  aux  appels  lorsqu'on  les  sa- 
vait occupés  dans  quelque  établissement  industriel  ou  agricole. 
La  surveillance  n'était  ni  stricte  ni  gênante;  les  dortoirs  étaient 
vastes,  le  climat  excellent,  la  nourriture  saine,  les  cours  spacieuses. 
On  fumait,  on  philosophait  et  on  divaguait;  on  discutait  des  projets 
d'évasion,  et,  comme  on  communiquait  librement  avec  le  dehors, 
les  préparatifs  étaient  très  simplifiés;  les  complices  de  l'extérieur 
procuraient  les  déguisemens,  fournissaient  les  bidons,  les  havre- 
sacs,  les  chaussures,  l' eau-de-vie  et  le  pain.  Rien  n'était  plus  facile 
que  de  franchir  les  murs  ou  les  portes,  tant  la  surveillance  était  dé- 
bonnaire. Les  portiers  étaient  insoucians,  les  sentinelles  n'aperce- 
vaient jamais  les  fuyards  ;  leur  danger  ne  commençait  qu'en  rase 
campagne.  Une  prime  de  25  francs  étant  promise  pour  l'arrestation 
des  prisonniers  fugitifs,  les  Arabes  se  mettaient  en  quête  sitôt 
qu'une  évasion  était  signalée  :  aussi  était-il  très  difficile  d'atteindre 
la  frontière  la  plus  proche,  celle  de  Tunisie;  avant  d'y  arriver,  les 
évadés  étaient  presque  toujours  pris  et  livrés  à  l'autorité  française. 
Ils  passaient  devant  un  conseil  de  guerre,  qui  les  condamnait  inva- 
riablement à  deux  ans  de  détention  dans  une  forteresse,  où  ils  res- 
taient oisifs  comme  à  Lambessa,  et  c'est  ainsi  que  la  déportation 
contribuait  à  coloniser  l'Algérie  ! 

Les  amnisties,  les  grâces  particulières,  éclaircirent  les  rangs  des 
prisonniers.  Quand  il  n'en  resta  plus  qu'un  petit  nombre  à  Lam- 
bessa, le  décret  de  décembre  1851  dont  nous  avons  parlé  décida 
qu'ils  seraient  transportés  à  la  Guyane  française.  Un  si  long  voyage 
nécessitait  des  précautions  particulières,  non-seulement  pendant  la 
traversée,  mais  encore  après  le  débarquement.  Si  l'on  avait  imité 
les  procédés  de  l'an  v,  on  se  serait  épargné  beaucoup  d'embarras  et 
de  dépenses.  Loin  de  là,  on  eut  pour  les  transportés  les  plus  grands 
égards;  ils  n'en  furent  que  plus  récalcitrans  et  plus  rogues.  De 
nouveau  on  les  pria  de  vouloir  bien  travailler.  Ils  avaient  bravé  les 
ordres,  ils  se  rirent  des  prières. 

11  faut  mentionner  ici  l'espèce  de  complicité  que  les  prisonniers 
politiques  ont  rencontrée  dans  les  agens  ou  fonctionnaires  chargés 
de  leur  garde.  C'est  une  des  conséquences  inévitables  de  nos  fré- 
quentes révolutions.  Dans  ce  chaos  de  principes  contraires  qui  gou- 
vernent tour  à  tour  notre  malheureux  pays,  comment  les  esprits  fai- 
bles ou  bornés  pourraient- ils  discerner  la  vérité?  Ils  sont  fidèles  au 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pouvoir  existant,  mais  ils  n'ignorent  pas  qu'il  est  précaire,  et  que 
les  rebelles  d'aujourd'hui  pourraient  bien  être  le  gouvernement 
de  demain  :  aussi  s'efforcent-ils  de  les  ménager.  D'autres,  moins 
prévoyans,  agissent  par  un  mobile  différent.  S'ils  ont  prêté  ser- 
ment à  l'état  pour  la  sauvegarde  de  leur  emploi,  ils  sont  tout 
disposés  à  jurer  fidélité  aux  condamnés,  dont  la  politique  leur 
inspire  plus  de  sympathie.  Bref,  les  transportés  ont  trouvé  soit 
dans  les  prisons  de  France,  soit  après  leur  débarquement,  des  com- 
plaisances exceptionnelles  parmi  les  employés  de  tout  ordre.  Ils 
n'ignoraient  ni  la  crainte  des  uns,  ni  la  sympathie  des  autres,  et  ils 
savaient  très  bien  s'en  prévaloir.  Les  ouvrages  publiés  par  les  trans- 
portés sont  remplis  d'exemples  de  ces  compromis  avec  le  devoir.  Le 
livre  qu'a  publié  notamment  M.  Delescluze  contient  à  ce  sujet  plu- 
sieurs anecdotes.  Si  tel  agent,  qui  s'est  rendu  coupable  de  ces  actes 
de  faiblesse,  avait  pu  prévoir  le  mépris  qu'il  a  inspiré  par  ses 
avances,  certes  il  ne  s'y  serait  jamais  exposé.  On  lit  par  exemple 
dans  le  Journal  d'un  déporté  le  récit  d'une  visite  qu'un  gardien  de 
prison  vint  faire  à  M.  Delescluze,  détenu  à  Toulon,  pour  lui  deman- 
der la  croix  d'honneur  quand  la  république  serait  proclamée  et 
qu'il  reviendrait  au  pouvoir.  Or  le  citoyen  Delescluze  était  sur  le 
point  de  partir  pour  Cayenne. 

Les  transportés  ne  couraient  donc  aucun  risque  en  refusant  tout 
travail.  Ils  n'y  manquèrent  pas.  Quelles  furent  les  conséquences  de 
la  faiblesse  de  l'autorité  et  de  l'obstination  des  condamnés?  On  a  vu 
qu'ils  étaient  restés  oisifs  en  Algérie,  et  qu'ils  n'avaient  apporté 
aucun  secours  à  la  colonisation.  En  Guyane,  on  avait  réservé  pour 
leur  résidence  l'une  des  trois  îles  du  Salut,  nommée  l'Ilet-au-Diable. 
Avant  leur  arrivée,  ce  rocher  était  couvert  d'une  végétation  abon- 
dante; il  offrait  l'aspect  d'une  corbeille  sortie  du  sein  de  la  mer. 
Les  premiers  transportés  politiques  y  furent  débarqués.  Ils  y  trou- 
vèrent une  sorte  de  caserne  en  planches  très  habitable;  on  leur 
apporta  régulièrement  des  vi\Tes  de  la  terre  ferme.  On  leur  offrit 
des  instrumens  de  travail;  mais  ils  ne  voulurent  pas  s'en  servir,  et 
quelque  temps  après  voici  le  tableau  que  présentait  leur  île.  Les 
bosquets  avaient  disparu,  les  arbres  avaient  été  coupés;  restaient 
quelques  broussailles,  quelques  carrés  de  verdure,  jetés  comme  des 
lambeaux  de  vêtemens  sur  le  roc  nu.  Çà  et  là  des  huttes  formées 
de  pierres  et  de  boue,  percées  de  trous  en  forme  de  portes  et  de 
fenêtres,  et  plus  misérables  que  les  plus  pauvres  demeures  de  nos 
paysans  des  contrées  stériles;  à  l'intérieur,  quelque  table  grossière 
et  un  tabouret  boiteux  :  les  Esquimaux  sont  mieux  log^^^s.  Quant 
aux  habitans  de  l'île,  aux  constructeurs  et  locataires  de  ces  huttes, 
ils  erraient  les  pieds  nus,  la  barbe  longue,  le  teint  brûlé,  à  peine 


LES   DÉPORTÉS   POLITIQUES.  695 

couverts  de  haillons  sordides,  l'air  hagard  et  farouche,  en  vrais 
sauvages.  Les  déportés  avaient  abattu  les  arbres,  afin  de  construire 
des  goélettes  et  tenter  des  évasions.  Sur  un  terrain  naturellement 
fécond,  ils  ne  daignaient  même  pas  cultiver  quelques  légumes,  pré- 
férant s'en  priver  plutôt  que  de  travailler.  Lorsqu'on  apportait  des 
viandes  de  Cayenne,  de  honteuses  discussions  éclataient  au  moment 
du  partage.  Ensuite  il  fallait  préparer  les  alimens  ;  or  dans  cette 
petite  société,  image  de  celle  dont  on  nous  menace  après  le  triomphe 
du  radicalisme,  tous  les  rangs  étant  confondus,  personne  ne  met- 
tait ses  services  professionnels  à  la  disposition  des  autres.  Point  de 
travail,  c'était  la  règle  :  salarié,  il  eût  blessé  l'égalité;  gratuit,  il 
portait  atteinte  à  la  liberté.  Qu'on  se  représente  l'embarras  d'un 
avocat  en  possession  d'un  morceau  de  bœuf  cru!  Il  faut  vivre  pour- 
tant, et  beaucoup  de  déportés  se  voyaient  réduits  à  payer  de  leur 
portion  de  tafia  les  services  des  citoyens  versés  dans  l'art  culinaire. 

A  quelque  distance  de  l'Ilet-au-Diable  surgit  de  la  surface  des 
eaux  une  autre  petite  île  qui  servait  de  dépôt  aux  déportés  des 
bagnes.  Ceux-ci  étaient  assujettis  au  travail,  et  ils  en  avaient  faci- 
lement contracté  l'habitude;  d'ailleurs  ils  savaient  bien  qu'on  les  y 
obligerait  partons  les  moyens.  Aussi  les  détenus  politiques  avouaient- 
ils  eux-mêmes  que  l'île  voisine  se  distinguait  par  une  végétation 
luxuriante,  par  des  arbres  aux  bras  gigantesques,  aux  feuillages 
toujours  épanouis.  On  y  voyait  des  maisons  soigneusement  blan- 
chies, reflétant  gaîment  la  lumière  et  bâties  sur  le  bord  de  che- 
mins «  qui  serpentaient  mollement  aux  flancs  arrondis  des  collines 
et  qui  semblaient  appeler  le  pas  joyeux  du  libre  travailleur.  »  Pour- 
quoi donc  les  politiques,  qui  étaient  libres  de  travailler,  ne  don- 
naient-ils pas  à  leur  résidence  le  même  aspect  riant?  Pourquoi  au 
contraire  avaient-ils  transformé  l'Ilet-au-Diable  en  un  véritable 
enfer?  Il  est  temps  d'opposer  à  la  misère  et  à  la  désolation  du 
pays  appauvri  par  l'oisiveté  des  déportés  politiques  la  situation 
alors  florissante  des  pénitenciers  fondés  sur  le  sol  continental,  cul- 
tivés et  enrichis  par  le  travail  des  forçats.  Sans  aucun  doute,  ces 
intéressans  essais  auraient  eu  tout  le  succès  qu'on  avait  le  droit 
d'en  attendre,  si  l'insalubrité  du  climat  n'avait  détruit  les  plus 
belles  et  les  plus  légitimes  espérances. 

La  Guyane  française  est  l'estuaire  des  eaux  d'un  grand  continent. 
Lorsqu'un  pays  tel  que  l'Afrique,  où  des  chefs  inquiets  de  l'intrusion 
européenne  interceptent  le  passage,  lorsque  le  pôle  nord,  dont 
l'accès  est  interdit  par  une  nature  implacable,  sont  chaque  jour  vi- 
sités par  de  nouveaux  voyageurs,  on  s'étonne  que  l'intérieur  de  la 
Guyane,  un  pays  français,  soit  encore  à  peu  près  inconnu.  Quelques 
missionnaires  jésuites  ont  seuls  essayé  de  remonter  le  cours  de  cer- 


696  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tains  fleuves.  Leurs  récits  constatent  l'existence  sur  toute  la  surface 
du  littoral,  à  partir  des  montagnes,  d'innombrables  cours  d'eau  qui 
forment  comme  un  réseau  jeté  entre  de  grandes  rivières,  depuis 
rOyapock,  au  sud,  jusqu'au  Maroni,  à  l'autre  extrémité  de  la  co- 
lonie. Cette  partie  du  pays  n'est  qu'un  vaste  marécage  entretenu 
par  les  débordemens  des  rivières  et  par  les  torrens  qui  tombent  du 
ciel  pendant  l'hivernage.  De  novembre  en  avril,  c'est-à-dire  pen- 
dant la  saison  froide  en  Europe,  la  Guyane  est  sujette  à  des  ondées 
diluviennes  qui,  vingt  fois  par  jour,  alternent  brusquement  avec  la 
sécheresse  d'un  soleil  ardent.  Ces  pluies  pénètrent  un  sol  couvert 
de  détritus  végétaux  et  forment  sous  cette  couche  en  putréfaction 
des  nappes  humides  sans  cesse  renouvelées.  Viennent  les  mois  d'été  : 
le  soleil  exerce  alors  une  puissance  terrible;  il  aspire  l'humidilé  de  la 
terre  et  la  répand  en  miasmes  pestilentiels.  Pendant  les  premières 
semaines  de  cet  empoisonnement  périodique  éclatent  les  fièvies 
pernicieuses  :  elles  frappent  de  préférence  les  plus  grands  et  les 
plus  robustes  et  les  emportent  en  quelques  heures.  Ensuite,  quand 
les  eaux  ont  été  absorbées,  la  terre  devient  non-seulement  sèche, 
mais  brûlée,  et  passe  à  l'état  de  cendres.  C'est  le  bon  temps  de 
l'année.  Les  fièvres  ne  disparaissent  pas,  mais  elles  sont  relative- 
ment bénignes,  et  peuvent  être  combattues.  Revient  l'hivernage; 
c'est  l'époque  de  la  grande  humidité,  c'est  aussi  celle  où  les  dys- 
senteries  deviennent  une  cause  sérieuse  de  mortalité. 

Les  Africains  et  les  Indiens  indigènes  résistent  seuls  à  ces  redou- 
tables influences;  les  Européens,  même  acclimatés,  en  sont  tous 
affectés.  Les  créoles  ne  les  bravent  pas  impunément,  et,  s'ils  ne  se 
retrempent  pas  en  Europe,  on  les  voit  souvent  languir,  victimes 
d'un  appauvrissement  du  sang.  Ils  sont  faciles  à  reconnaître  :  pâles, 
amaigris,  la  langueur  de  leur  démarche  et  le  feu  sombre  de  leur 
regard  trahissent  la  maladie  qui  les  mine.  Quant  aux  nouveau- 
venus,  aux  étrangers  de  passage,  tels  qu'ofliciers,  soldats,  fonc- 
tionnaires civils,  ouvriers  de  toute  sorte  et  de  toute  origine,  leur 
sort  est  fatal.  La  fièvre  les  décime,  et  l'unique  remède  est  la  fuite 
vers  un  ciel  clément.  Or  ce  changement  de  climat  était  la  seule  fa- 
veur qu'il  fût  impossible  d'accorder  aux  transportés,  car  d'après 
les  lois  la  libération  des  condamnés  n'entraînait  pas  toujours  leur 
retour  en  Europe;  ils  étaient  tenus  de  séjourner  comme  colons  et 
concessionnaires  libres  dans  le  pays  au  moins  pendant  un  certain 
nombre  d'années.  Aussi  s'explique -t-on  difficilement  le  choix  de  la 
Guyane  française,  à  moins  qu'il  n'ait  été  dicté  par  la  nécessité,  nos 
îles  des  Antilles  et  celles  de  la  mer  des  Indes  étant  des  centres 
d'industrie  fort  restreints  et  trop  riches  pour  qu'on  y  transportât 
nos  bagnes,  et  la  Nouvelle-Calédonie  n'étant  pas  encore  complète- 


LES    DÉPORTÉS    POLITIQUES.  ,  697 

ment  conquise  sur  les  indigènes.  Écoutons  un  narrateur  intelligent 
et  fidèle,  M.  Armand  Jusselain,  officier  d'infanterie  de  marine  : 

((  Le  soir,  lorsque  l'ombre  commençait  à  couvrir  la  forêt,  nous  vîmes 
descendre  de  tous  les  points  du  ciel  de  longues  colonnes  de  vapeur; 
elles  s'étendirent  peu  à  peu  en  une  immense  nappe  horizontale,  sous 
laquelle  la  terre  entière  fut  comme  ensevelie.  Les  nègres,  toujours  su- 
perstitieux, soutiennent  que  ce  sont  de  grands  zombies  (fantômes) 
blancs,  qui  viennent  la  nuit  s'accroupir  sur  la  coupole  de  la  forêt  et  y 
semer  le  poison  delà  fièvre.  Pour  nous,  il  nous  semblait  voir  notre  cam- 
pagne de  France  dormant  une  nuit  d'hiver  sous  son  manteau  de  neige; 
mais  ce  manteau,  si  sain  là-bas,  porte  ici  la  mort  dans  ses  plis.  Savez- 
vous  comment  on  l'appelle  dans  le  pays?  Le  linceul  des  Européens.  Du 
sommet  de  la  colline,  on  voit  surgir  de  cette  blanche  surface,  comme 
des  rochers  sur  la  mer,  les  cimes  noires  de  quelques  grands  arbres. 
Au-dessus  brille  dans  toute  sa  splendeur  et  sa  sérénité  le  ciel  étince- 
lant  des  tropiques;  mais  bientôt  tout  cet  océan,  immobile  d'abord,  s'é- 
branle, les  flots  montent  comme  une  marée  battant  les  flancs.de  notre 
colline.  Les  cases  à  nègres,  les  palmiers  jusqu'à  la  cime,  notre  plateau 
où  nous  semblons  les  naufragés  d'un  déluge  universel ,  tout  est  sub- 
mergé. Une  à  une,  les  étoiles  s'éteignent,  et  la  contrée  tout  entière  est 
plongée  au  fond  de  cet  océan  pestiféré.  Le  lendemain,  on  aperçoit  à  tra- 
vers ces  brouillards,  qui  ont  quelquefois  une  odeur  fétide,  un  soleil 
blafard,  tel  qu'il  dut  apparaître  à  Noé  à  la  fin  du  quarantième  jour.  » 

Voilà  le  spectacle  d'une  nuit  à  la  Guyane.  Le  jour  offre  un  tableau 
bien  différent.  Le  soleil  paraît  et  chasse  les  vapeurs  nocturnes;  il 
règne  bientôt  sur  la  forêt  qui  couvre  le  pays.  Devant  cette  majesté, 
la  nature  entière  se  tait;  les  créatures  animées,  depuis  l'insecte 
jusqu'à  l'énorme  serpent  de  ces  contrées,  restent  blotties  sous  les 
feuilles  et  au  bord  des  marais  ;  le  sol  et  l'atmosphère  sont  purifiés 
par  les  rayons  de  l'éclatante  lumière.  Le  voyageur  n'aperçoit  de- 
vant lui  qu'un  immense  horizon  de  feuillage  sombre;  à  ses  pieds  se 
déroule  le  ruban  argenté  d'une  rivière;  çà  et  là  il  rencontre  des 
vestiges  d'habitation  et  de  culture. 

Il  n'y  a  pas  plus  de  trente  ans  que  ces  lieux  étaient  habités.  La 
crête  du  coteau  portait  la  demeure  du  maître  avec  ses  balcons  et 
ses  vérandahs;  au-dessous  les  cases  à  nègres,  ombragées  de  pal- 
miers, d'orangers,  de  calebassiers,  de  manguiers  et  d'arbres  à  pain; 
puis  tout  en  bas  de  la  colline,  sur  la  rive  même  et  encadrés  de  bam- 
bous, les  hangars  où  s'exerçait  l'industrie  des  colons,  plus  loin  des 
champs  interminables  de  girofliers.  Ces  habitations,  autrefois  pro- 
spères, ont  été  abandonnées  depuis  l'abolition  de  l'esclavage,  que 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  nègres  ont  comprise  comme  l'abolition  du  travail.  Les  maîtres 
ont  dû  quitter  leurs  domaines  en  friche  et  leurs  ateliers  sans  ou- 
vriers, et  ils  sont  partis,  ne  daignant  même  pas,  tant  était  grand 
leur  découragement,  fermer  les  portes  derrière  eux.  La  nature  a 
donc  accompli  rapidement  et  sans  obstacle  son  œuvre  ordinaire  : 
elle  a  lézardé  les  bâtimens,  disjoint  les  planchers,  détruit  les  toi- 
tures par  la  double  action  de  l'extrême  chaleur  et  de  l'extrême 
humidité,  percé  les  cuves  à  cuire  le  sucre,  rongf'î  par  la  rouille 
les  machines  à  vapeur,  renversé  les  chaudières,  qu'on  voit  gisant 
à  terre. 

Géhéralement  les  sites  étaient  admirablement  choisis.  Au  bon 
temps  du  travail  et  de  la  prospérité,  il  n'y  avait  rien  de  plus  riant 
que  ces  oasis.  Puisque  des  habitans  d'origine  européenne  y  avaient 
vécu,  puisque  des  Africains  y  avaient  défriché  et  cultivé  le  sol,  n'é- 
tait-il pas  permis  d'en  conclure  que  le  climat  était  vaincu  dans  ces 
limites?  Le  séjour  prolongé  des  hommes,  le  voisinage  d'une  rivière 
aux  eaux  limpides  et  courantes,  avaient  sans  doute  assaini  ces  coins 
de  terre  favorisés,  véritable  paradis  terrestre  au  sein  du  chaos. 
Telle  fut  l'illusion  d'un  des  meilleurs  gouverneurs  de  la  Guj^ane, 
administrée  successivement  par  plusieurs  olîiciers-g-néraux  de  la 
marine,  qui  ont  fait  preuve  d'un  grand  dévoûment  et  d'une  activité 
sans  égale.  Cette  illusion  fut  auçsi  partagée  au  ministère,  où  l'on 
résolut  de  créer  des  pénitenciers  au  bord  de  la  rivière  la  Comté, 
précisément  sur  le  terrain  d'anciennes  habitations.  L'administration 
et  ses  agens  montrèrent  dans  la  poursuite  de  cette  entrepris3  une 
sollicitude  et  une  fertilité  d'invention  bien  dignes  d'un  meilleur 
sort.  Plusieurs  succombèrent,  plusieurs  y  laissèrent  leur  santé,  et 
se  ressentirent  toute  leur  vie  des  années  passées  dans  les  marais  de 
la  Guyane.  Si  jamais  tentative  mérita  le  succès  par  la  persistance 
et  par  l'intelligence  des  efforts,  ce  fut  réellement  cet  essai  de  trans- 
portation  utile.  Dans  tous  les  cas,  on  dut  à  ces  soins  éclairés  d'évi- 
ter une  épouvantable  catastrophe. 

Deux  pénitentiers  furent  construits  sur  les  bords  de  la  Comté, 
l'un  et  l'autre  avaient  été  conçus  à  peu  près  sur  le  même  modèle. 
Qu'on  se  représente  plusieurs  groupes  de  bâtimens  en  bois  et  de 
cabanes  occupées  autrefois  par  les  Africains.  Voici  le  quartier  de 
l'état-major,  «  petites  maisons  blanches  aux  volets  verts,  d'un  aspect 
réjouissant.  »  On  accède  au  premier  et  unique  étage  par  un  escalier 
extérieur  en  forme  d'échelle.  Les  chambres,  parfaitement  closes, 
sont  saines,  et  les  fenêtres  s'ouvrent  de  plain-pied  sur  une  galerie; 
à  mi-côte  sont  les  anciens  ateliers  de  la  sucrerie  transformés  en 
magasins,  puis  la  caserne.  Les  vols  sont  rares,  mais  il  faut  surveil- 
ler le  tafia.  Dans  ces  camps,  l'ivresse  des  forçats  va  jusqu'à  la  folie 


LES   DEPORTES   POLITIQUES.  699 

furieuse;  on  en  a  vu  dans  cet  état  qui,  s'emparant  d'un  outil,  frap- 
paient de  coups  mortels,  sans  choix  et  sans  motifs,  officiers,  soldats 
et  même  leurs  camarades.  Les  provisions  sont  abritées  sous  les 
cases,  et  les  basses-cours  y  sont  également  installées.  Les  anciennes 
cases  à  nègres  sont  dispersées  iri'égulièrement  sous  les  ombrages. 
On  les  a  restaurées  dans  leur  site  pittoresque.  C'est  la  demeure  des 
habitans  soigneux  de  leur  bien-être,  des  fonctionnaires  à  qui  leurs 
spécialités  donnent  une  sorte  d'indépendance,  tels  que  les  chirur- 
giens, le  chef  du  service  administratif,  l'aumônier.  L'hôpital  est 
fréquenté  par  les  sœurs  de  charité;  c'est  un  vaste  bâtiment  construit 
avec  grand  soin  et  tenu  dans  un  état  de  propreté  minutieux.  Yoici 
plus  loin  le  camp  même  des  transportés.  Yoyez  cette  double  rangée 
de  cases  uniformes.  Chacune  a  16  mètres  de  long  sur  6  de  large, 
chacune  contient  32  hommes.  Toutes  sont  portées  sur  des  patins  ou 
piliers,  précaution  nécessaire  contre  l'humidité.  Dans  le  sens  de  la 
longueur,  deux  fortes  barres  de  bois  ont  été  assujetties,  laissant 
entre  elles  l'espace  d'un  couloir  pour  la  circulation  et  la  surveil- 
lance. Ces  rampes  servent  à  dresstr  les  hamacs  ;  ils  y  sont  attachés 
solidement  du  côté  des  pieds,  tandis  que  la  tête  du  lit  est  suspen- 
due au  mur.  Chaque  prisonnier  a  sa  planchette  également  fixée  à 
la  cloison  extérieure.  Il  y  place  ses  effets,  un  numéro  d'ordre  dé- 
signe le  propriétaire. 

Si  le  camp  des  transportés  est  destiné  à  recevoir  des  condamnés 
non  libérés  qui  achèvent  leur  temps  de  bagne,  on  l'entoure  quel- 
quefois de  murs  crénelés,  on  élève  aux  quatre  angles  des  blockaus 
en  bois  dur  à  l'épreuve  de  la  balle  et  percés  de  meurtrières.  Ces 
blockaus  sont  une  prison  et  un  corps  de  garde,  mais  la  surveil- 
lance ainsi  armée  n'a  jamais  empêché  l'évasion  d'aucun  prisonnier. 
Ils  sont  mieux  gardés  par  l'immensité  même  du  désert  qui  les 
étreint  et  les  étouffe,  à  peine  livrés  à  eux-mêmes.  A  peu  d'excep- 
tions près,  les  évadés  périssent  en  quelques  jours,  épuisés  par  la 
fatigue,  par  la  maladie  et  par  la  faim.  D'horribles  exemples,  des 
scènes  de  cannibalisme,  des  débris  de  cadavres  de  fugitifs  rapportés 
aux  pénitenciers,  préviennent  les  tentatives  d'évasion  mieux  que 
les  plus  solides  barrières. 

Il  est  cinq  heures  du  matin;  c'est  l'heure  du  lever  général.  Un 
quart  d'heure  pour  la  toilette;  ensuite  distribution  d'un  peu  de 
soupe  et  d'un  morceau  de  pain.  A  cinq  heures  et  demie,  l'appel  et 
la  répartition  des  hommes  par  chantiers.  Le  travail  commence  à  six 
heures  et  finit  à  dix  heures.  Déjà  il  n'est  plus  permis  de  braver  le 
soleil.  A  dix  heures  et  demie,  le  déjeuner  :  du  lard,  du  bœuf  frais 
ou  salé  et  des  légumes.  Chaque  pensionnaire  a  droit  à  25  centi- 
litres de  vin  par  jour,  quelquefois  cette  ration  est  remplacée  par  le 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tafia.  Après  le  déjeuner,  les  transportés  ont  trois  heures  de  liberté, 
qu'ils  emploient  les  uns  à  faire  la  sieste,  d'autres  à  fabriquer  ces 
bibelots  qu'on  vend  dans  les  prisons.  A  deux  heures,  les  condamnés 
se  réunissent  au  son  de  la  cloche  et  reprennent  le  travail  jusqu'à 
six  heures  du  soir;  c'est  l'instant  du  dîner,  dont  le  menu  ressemble 
au  déjeuner.  Jusqu'à  huit  heures,  liberté  complète;  à  ce  moment, 
on  fait  l'appel  dans  les  dortoirs,  mais  les  condamnés  sont  générale- 
ment autorisés,  surtout  dans  la  belle  saison,  à  profiter  de  la  fraî- 
cheur comparative  du  soir  jusqu'à  onze  heures.  Les  Allemands 
chantent,  les  Français  causent  et  rient,  il  y  a  toujours  quelque  bel 
esprit  qui  tient  le  dé  de  la  conversation. 

Telle  est  la  journée  des  forçats.  Ce  régime  serait  fort  doux,  et  le 
travail  ainsi  organisé  produirait  des  merveilles,  si  le  climat  était  de 
ceux  où  l'on  peut  vivre.  Généralement  les  transportés  arrivaient 
pleins  d'espoir  dans  ces  charmans  villages  préparés  pour  eux, 
mais  cela  durait  peu.  M.  Jusselain  raconte  qu'un  jour  75  transpor- 
tés furent  débarqués  en  sa  présence.  «  On  les  aurait  pris,  dit-il, 
à  leur  bonne  mine,  à  leur  air  satisfait,  pour  des  colons  venant  vo- 
lontairement s'établir  sur  les  rives  de  ce  fleuve  et  non  pour  des 
hommes  qui  avaient  traîné  la  chaîne  des  bagnes.  Il  me  semble  les 
voir  encore  avec  leurs  vestes  légères,  leurs  pantalons  de  toile  grise, 
leurs  chapeaux  de  paille  à  larges  bords,  gravissant  le  raidillon  de 
la  berge,  et  jetant  autour  d'eux  un  regard  de  curiosité...  Ils  por- 
taient tous  sur  le  dos  un  sac  de  toile  renfermant  leur  hamac,  leurs 
effets  d'habillement  et  la  couverture  de  laine  destinée  à  les  protéger 
contre  l'humidité  des  nuits.  »  Mais  ses  beautés  naturelles  font  de  la 
Guyane  française  une  sirène  dont  les  séductions  sont  mortelles.  La 
peinture  suivante  est  à  peine  exagérée  :  «  dans  l'eau  salée,  les  re- 
quins, —  dans  l'eau  douce,  les  torpilles  et  les  gymnotes,  —  dans 
l'eau  saumàtre,  les  caïmans,  —  sur  terre,  les  serpens,  les  scorpions, 
les  mille-pattes,  —  dans  l'air,  les  vampires,  les  maringouins,  les 
moustiques.  »  jN'importe,  le  travail  avait  lutté  contre  cette  nature 
ennemie  et  l'avait  un  instant  domptée.  Malheureusement  la  lièvre 
et  la  dyssenterie  interrompirent  cette  intéressante  expérience.  Après 
quelques  accès  de  cette  terrible  maladie,  les  hommes  dont  la  consti- 
tution était  robuste  tombaient  dans  le  marasme,  et  les  faibles  mou- 
raient. Il  fallut  abandonner  le  pays;  c'est  alors  qu'on  conduisit  les 
transportés  à  la  Nouvelle-Calédonie.  On  n'eut  d'ailleurs  affaire 
qu'aux  condamnés  sortis  des  bagnes;  depuis  longtemps,  l'amnistie 
avait  purgé  le  pays  de  tous  ceux  qui  y  subissaient  la  peine  de  la 
transportation  pour  cause  politique  :  ils  étaient  revenus  en  France. 
L'évacuation  de  la  Guyane  clôt  la  première  phase  de  la  transporta- 
tion, qui  donne  les  résultats  suivans  :  les  transportés  politiques  re- 


LES   DÉPORTÉS   POLITIQUES.  701 

fusent  tout  travail  et  laissent  tomber  dans  la  misère  et  la  dégrada- 
tion les  pays  de  leur  résidence.  Les  transportés  de  droit  commun, 
les  criminels  ordinaires,  se  livrent  sans  résistance  au  travail  et 
transforment  la  colonie  qu'ils  habitent;  mais  l'insalubrité  de  cette 
colonie  détruit  leurs  forces,  et  l'œuvre  heureusement  commencée  est 
abandonnée. 


II. 

Cette  épreuve  aurait  dû  nous  instruire.  Le  travail  étant  reconnu 
indispensable  à  tout  essai  de  colonisation,  et  la  loi  l'ayant  imposé 
à  tous  les  déportés  sans  exception,  il  fallait  la  faire  exécuter;  mais 
cette  loi,  les  condamnés  avaient  pu  la  braver  impunément.  Il  suffi- 
sait donc,  en  maintenant  la  loi  du  travail,  de  prévoir  les  moyens 
d'y  assujettir  tous  les  déportés  sans  exception.  Qu'a-t-on  fait?  Pré- 
cisément le  contraire.  On  a  rayé  de  la  loi  nouvelle,  celle  du  23  mars 
1872,  l'obligation  de  travailler,  que  l'ancienne  imposait.  Cette  loi 
dit  «  que  les  condamnés  à  la  déportation  dans  une  enceinte  for- 
tifiée jouiront  de  toute  la  liberté  compatible  avec  la  nécessité  d'as- 
surer la  garde  de  leur  personne  et  le  maintien  de  l'ordre,  et  que 
les  condamnés  à  la  déportation  simple  jouiront  d'une  liberté  qui 
n'aura  pour  limite  que  les  précautions  indispensables  pour  empê- 
cher les  évasions  et  assurer  la  sécurité  et  le  bon  ordre.  »  Et  pour 
qu'on  ne  puisse  se  méprendre  sur  la  signification  et  la  portée  de 
ces  deux  articles,  le  rapporteur  de  la  loi  a  pris  soin  de  rappeler 
(t  qu'au  lieu  et  place  de  la  déportation  le  transporté  n'est  soumis  à 
aucun  travail.  »  Ainsi  la  loi  de  l'empire  était  insuffisante  pour  obli- 
ger les  déportés  au  travail  :  on  la  réforme,  —  et  quelle  est  la  dis- 
position qu'on  adopte?  On  supprime  l'obligation  de  travailler. 

Pourquoi  cette  inconséquence?  Pourquoi  la  loi  est-elle  ainsi  ti- 
mide et  prend-elle  mille  ménagemens?  L'esprit  public,  si  mobile 
en  France,  s'est  d'abord  ému  d'horreur  à  la  vue  des  bandes  d'in- 
cendiaires et  d'assassins  d'otages  qui  traversaient  Paris,  au  mois  de 
juin  1871,  entre  deux  rangées  de  soldats.  Il  y  avait  des  femmes 
n'ayant  de  leur  sexe  que  le  nom.  Tous  les  mauvais  instincts  et  par- 
ticulièrement la  méchanceté  et  l'envie  étaient  peints  sur  leur  figure. 
Les  hommes  formaient  des  groupes  qui  rappelaient  ceux  de  Callot 
ou  les  recrues  de  Falstaff.  Un  grand  nombre  de  ces  gens-là  étaient 
non  pas  de  vrais  ouvriers,  mais  ce  qu'on  appelle  des  rôdeurs  de 
barrières,  ces  hommes  qui  font  leurs  galeries  des  boulevards  exté- 
rieurs et  résident  principalement  dans  les  boutiques  de  marchands 
de  vin.  Les  têtes  intelligentes  étaient  dans  cette  cohue  en  infime  mi- 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

norité.  On  la  vit  passer  avec  dégoût;  on  ne  plaignit  dans  le  premier 
moment  ni  les  dégradés,  ni  les  inintelligens,  ni  les  déclassés.  O.i 
avait  encore  devant  les  yeux  la  tyrannie  populacière,  les  vois  à  do- 
micile, les  monumens  en  flammes,  les  meurtres  d'innocens,  avec 
raffinemens  de  cruautés,  sur  les  places  publiques  et  dans  les  prisons. 
A  ce  moment,  il  semblait  que  la  répression  fût  à  peine  assez  sévère. 
Une  année  a  suffi  pour  changer  tout  cela.  Les  peureux  ont  oublié 
leurs  craintes,  l'insurrection  d'hier  est  déjà  de  l'histoire  ancienne, 
l'horreur  des  exécutions  sans  jugement  est  presque  effacée,  on  s'ha- 
bitue aux  ruines  des  édifices  encore  noirs  de  pétrole,  et  la  colonne 
Vendôme  sen)ble  n'avoir  jamais  été  qu'un  piédestal.  La  répulsion 
qu'inspirait  d'abord  cette  lie  de  Paris,  qu'on  vit  s'écouler  vers  nos 
ports,  a  fait  place  à  l'indifférence.  Des  journaux  demandent  l'am- 
nistie; ils  trouvent  au  palais  législatif  de  Versailles  des  échos  em- 
pressés. La  complicité  tacite  des  uns,  la  crainte  dissimulée  des 
autres,  l'indulgence  aveugle  de  l'opinion,  les  aberrations  de  l'esprit 
de  parti,  maintiennent  devant  les  yeux  des  transportés  la  perspec- 
tive d'un  prochain  rappel  qui  suffirait  à  rendre  illusoires  les  projets 
de  colonisation  si  chèrement  subventionnés. 

Les  déportés  politiques  sentent  bien  la  crainte  qu'ils  inspirent,  et 
qui  se  révèle  si  souvent  par  des  manifestations  de  sympathie.  Ils 
savent  que,  sous  prétexte  de  respecter  l'humanité  et  la  hberté,  on 
a  pour  eux  des  prévenances  et  une  sollicitude  extrêmes.  Précau- 
tions et  ménagemens  perdus!  bien  simples  sont  ceux  qui  compte- 
raient sur  leur  reconnaissance.  La  révolution  ne  dissimule  pas  ses 
desseins:  elle  les  pubhe  dans  de  gros  livres;  elle  les  expose  dans  les 
harangues,  elle  les  produit  dans  ses  journaux;  tant  pis  pour  ceux 
qui  ne  voudront  pas  l'entendre!  Les  transportés  n'ignorent  donc 
pas  les  causes  des  égards  qu'on  leur  montre  et  des  privilèges  qu'on 
leur  accorde;  ils  savent  qu'à  moins  de  révolte  ouverte,  on  ne  leur 
imposera  aucune  contrainte;  aussi  ont-ils  été  et  seront-ils  ingou- 
vernables, et,  bon  gré,  mal  gré,  il  faudra  bien  finir  pai'  les  aban- 
donner à  eux-mêmes.  Gomment  diriger  des  gens  qui  sont  à  l'état 
de  protestation  permanente,  qui  protestent  par  leurs  discours,  par 
leur  silence,  par  leurs  gestes,  par  leur  apathie  calculée?  Tout  en 
eux,  jusqu'à  l'apparente  résignation,  proteste. 

Ce  qu'il  y  a  de  pire,  c'est  qu'ils  croient  en  conscience  que  leur 
protestation  est  juste,  qu'ils  ont  reçu  dans  la  rue,  derrière  les  pavés 
amoncelés,  un  baptême  d'innocence.  Nous  laissons  àpenser^f^i  cette 
conviction  est  compatible  avec  le  repentir,  qui  est  la  première  con- 
dition de  la  colonisation  qu'on  se  propose.  Parler  d'une  expatriation 
volontaire  et  prolongée,  d'un  établissement  colonial  de  longue  ha- 
leine, à  des  hommes  qui  comptent  recevoir  bientôt  dans  la  mère- 


LES   DÉPORTÉS   POLITIQUES.  703 

patrie  des  récompenses  nationales  et  prendre  part  au  gouvernement 
du  pays,  n'est-ce  pas  perdre  son  temps?  Ce  que  nous  appelons  jus- 
tice, ils  l'appellent  vengeance;  leur  tour  de  condamner  leurs  juges 
leur  semble  d'ailleurs  imminent,  et  ils  interrogent  chaque  jour  l'ho- 
rizon pour  y  chercher  le  navire  qui  va  leur  apporter  des  couronnes 
civiques.  Billaud-Varennes  et  Collot-d'II.'rbois,  proscrits  par  la  con- 
vention et  embarqués  pour  la  Guyane,  se  croyaient  tellement  sûrs 
de  leur  prochain  rappel  qu'ils  demandaient  au  capitaine  si  un  bâti- 
ment partant  derrière  eux  pour  les  ramener  en  France  pourrait  les 
devancer  à  Cayenneî 

Que  peut-on  espérer  des  transportés  politiques  dans  les  îles  où 
la  loi  les  envoie?  Cette  loi  dit  que  la  presqu'île  Ducos,  en  Nouvelle- 
Calédonie,  «  est  déclarée  lieu  de  déportation  dans  une  enceinte 
fortifiée,  »  que  l'île  des  Pins  et,  en  cas  d'insuflisance,  l'île  Mare, 
(t  sont  déclarées  lieux  de  déportation  simple.  »  La  fertilité  est 
grande  aujourd'hui  dans  certaines  parties  de  ce  pays.  Moins  luxu- 
riante peut-être  et  plus  sévère  qu'à  la  Guyane  française,  la  végé- 
tation y  est  pourtant  vigoureuse,  et  le  climat  est  sain;  mais  en  cer- 
tains endroits  la  roche  ferrugineuse  affleure  le  sol.  Les  arbres 
disparaissant  comme  à  l'Ilet-au-Diable,  la  couche  de  terre  où  ils 
croissent  pourrait  être  bien  vite  balayée  par  les  vents,  et  laisserait 
apparaître  le  rocher  nu,  qui  signalerait  au  loin  les  progrès  de  la 
civilisation  importés  par  nos  soins  et  à  grands  frais  dans  l'archipel 
néo-calédonien. 

La  presqu'île  Ducos  est  un  espace  étroit  de  terrain  qui  forme  un 
des  côtés  de  la  baie  de  Nouméa,  chef-lieu  de  la  colonie.  Elle  est 
sous  le  canon  de  la  garnison  et  reliée  à  la  grande  terre  par  un  banc 
de  sable.  Là  vient  se  perdre  dans  la  mer,  par  une  succession  de 
collines,  un  contre-fort  de  la  grande  chaîne  principale  de  l'île.  Des 
vallées  qui  pourraient  devenir  productives  s'ouvrent  entre  les  hau- 
teurs; on  les  distribuera  aux  condamnés,  et  l'on  verra  s'ils  consen- 
tiront à  cultiver  des  légumes  loin  de  la  banlieue  de  Paris. 

L'île  des  Pins  n'est  pas  moins  fertile.  C'est  une  pointe  de  ro- 
cher d'un  diamètre  de  3  lieues ,  dont  le  centre ,  dominé  par  un 
sommet  assez  élevé,  est  à  peu  près  stérile.  Il  y  poussait  sponta- 
nément ce  genre  de  pins  à  tiges  droites  et  très  élevées  qu'on 
appelle  «  pin  colonnaire,  »  d'où  le  nom  de  l'île;  mais  elle  est  déjà 
dépouillée  en  grande  partie  de  ses  panaches  de  verdure  sombre. 
Exploitée  sans  règle  ni  prévoyance  par  les  indigènes  pour  l'appro- 
visionnement des  navires  troqueurs,  l'espèce  a  déjà  presque  dis- 
paru. Reste  un  anneau  de  terre  végétale  qui  contourne  le  pied  de 
la  montagne;  couvert  d'herbages,  il  forme  un  vert  tapis  le  long  du 
littoral.  Il  est  bien  arrosé  et  propre  à  nourrir  les  bestiaux.  Que  de- 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

viendrait  cette  ceinture  de  prairies  sous  les  pas  de  transportés  oi- 
sifs? L'île  des  Pins  est  entourée  de  récifs  dont  les  cavités  sont 
habitées  par  un  grand  nombre  de  langoustes.  Ces  crustacés  varie- 
ront agréablement  l'ordinaire  dt;s  transportés  jusqu'au  jour  où  la 
dilapidation  et  la  paresse  auront  chassé  les  bestiaux  de  l'île,  épuisé 
les  ressources  de  la  pêch  j  et  remplacé  la  verdure  par  le  sable  rouge 
des  montagnes.  Quant  à  l'île  Mare,  elle  est  située  à  15  lieues  envi- 
ron de  la  grande  terre,  et  fait  partie  d'un  groupe  de  trois  îles  prin- 
cipales découvertes  par  les  Anglais  vers  l'année  1800  et  nommées 
groupe  des  îles  Loynlty.  Elle  rentre  néanmoins  dans  notre  sphère 
d'action;  nous  y  avons  étendu  notre  souveraineté,  réprimé  certaines 
révoltes  et  laissé  un  poste.  L'île  Mare  est  la  moins  importante  des 
trois;  la  population  de  3,000  habitans  est  moitié  protestante,  moi- 
tié catholique.  Les  missionnaires  catholiques,  comme  leurs  rivaux 
des  missions  évangéliques,  ont  entrepris  la  conversion  des  idolâtres. 
Leur  dévoûment  était  assez  mal  récompensé,  lorsqu'en  1869  l'un 
des  pères  ayant  creusé  un  puits,  auquel  une  pompe  fut  adaptée, 
l'eau  douce  se  répandit  en  ruisseaux  pour  arroser  les  terres  :  pré- 
cieuse acquisition  sur  un  rocher  où  n'existe  pas  une  seule  source. 
Les  habiians,  qui  étaient  réduits  pour  se  désaltérer  à  l'eau  de  pluie, 
recueillie  dans  des  citernes  et  souvent  insuffisante,  ont  été  sensibles 
à  ce  bienfait.  On  a  profité  de  leurs  bonnes  dispositions  pour  les  bap- 
tiser. Les  missionnaires  ne  feraient-ils  qu'abolir  l'abominable  pra- 
tique de  l'anthropophagie,  qu'ils  rendraient  un  grand  service. 

En  résumé,  il  n'est  pas  difficile  de  prévoir  quels  seront  sur  ces 
rochers  éloignés  les  résultats  de  la  transportation  des  condamnés 
de  la  catégorie  dite  poliî-ique  :  la  dévastation  du  sol,  la  stérilité  et 
la  misère,  dont  le  stigmate  a  été  laissé  par  eux  à  l'Ilet-au-Diable,  — 
des  conflits  avec  les  indigènes,  —  la  destruction  de  l'œuvre  des 
missionnaires ,  —  un  détestable  exemple  donné  aux  populations 
océaniennes.  La  transportation  nous  attirera  l'étonnement  et  les 
dédains  des  marins  étrangers,  qui,  passant  à  l'occasion  devant  des 
îlots  sans  végétation,  des  ruines  de  bâtiment  et  des  terres  désertes, 
y  reconnaîtront  les  traces  de  l'inconséquence  et  de  l'instabilité  fran- 
çaises, et  cela  dans  des  parages  où  l'Angleterre,  en  moins  d'un  siè- 
cle, a  su  fonder  la  colonisation  d'un  continent. 

Il  est  évident  qu'il  faut  contraindre  les  transportés  politiques  au 
travail,  ou  renoncer  à  leur  transportation.  Peut-on  les  contraindre 
à  travailler?  Posons  d'abord  en  fait  que  les  bandes  de  transportés 
dont  nous  avons  décrit  l'aspect  et  le  caractère  n'ont  absolument 
rien  de  commun  avec  des  journalistes  ou  des  pamphlétaires  plus  ou 
moins  distingués,  un  bon  nombre  ont  pu  subir  des  condamnations 
sans  que  leurs  travaux  soient  complètement  oubliés  de  leur  pays, 


LES    DÉPORTÉS    POLITIQUES.  705 

tandis  que  les  autres  par  leurs  crimes  l'ont  couvert  de  honte.  Ces 
derniers  sont  dans  la  force  de  l'âge  et  sortent  des  rangs  de  la  po- 
pulation habituée  aux  travaux  manuels;  on  les  a  condamnés  pour 
crimes  de  droit  commun,  punissables  des  galères,  et  ces  hommes, 
on  se  ferait  un  scrupule  de  les  employer  suit  à  des  ouvrages  de 
leurs  métiers,  soit  à  des  travaux  de  terrassemens!  L'état  les  nour- 
rit, les  habille,  les  loge,  et  n'exigerait  rien  d'eux  en  échange! 

La  loi  sur  la  transportation  ne  comporte  pas,  dit-on ,  le  travail 
forcé.  Et  pourquoi  ne  le  comporterait-elle  pas?  La  loi  n'est  pas  tou- 
jours si  discrète.  Voyez  celle  qui  régit  l'armée  :  les  soldats  et  les 
marins  ne  sont  pas  moins  intéressans  que  les  transportés  sans  doute; 
la  loi  hésite-t-elle  pourtant  à  leur  imposer  les  travaux  utiles?  Elle 
exige  bien  plus;  elle  leur  demande  de  s'exposer  à  des  dangers  d'où 
peuvent  résulter  la  mutilation,  les  opérations  de  chirurgie  les  plus 
cruelles,  les  douleurs  renouvelées  de  longs  pansemens  et  souvent 
la  mort.  Les  incendiaires,  les  pillards,  les  assassins  d'otages,  vi- 
vront, s'ils  le  veulent,  en  rentiers,  tandis  que  les  soldats  seront  sou- 
vent assujettis,  entre  les  heures  d'exercice  et  l'accomplissement 
des  corvées  journalières,  à  construire,  des  routes,  à  creuser  des 
canaux?  Qui  donc  oserait  dire  que  leur  dignité  en  sera  atteinte?  Ce 
qui  e&t  digne,  c'est  de  travailler,  et  ce  qui  est  indigne,  c'est  de  vivre 
à  rien  faire  aux  dépens  d'autrui.  Le  respect  de  la  «  liberté  »  des 
transportés  politiques  qui  va  jusqu'à  les  maintenir  dans  l'oisiveté 
est  un  non-sens.  La  loi  votée  le  23  mars  1872  ne  contribuera  donc 
pas  à  rendre  les  transportés  meilleurs;  elle  aidera  plutôt  à  dévelop- 
per leurs  appétits  malsains,  leur  audace  criminelle  et  la  stupidité 
malfaisante  de  leurs  idées  politiques  par  la  conscience  de  l'indul- 
gente faiblesse  de  la  société. 

Comment  forcer  les  transportés  au  travail,  lorsque  les  uns  oppo- 
sent un  refus  violent,  les  autres  une  inertie  systématique?  C'est 
une  question  que  nous  n'avons  pas  à  résoudre.  L'état  a  mille 
moyens  de  se  faire  obéir  :  le  premier  est  de  le  vouloir  fermement; 
il  dispense  en  général  de  tous  les  autres;  il  suffit  à  l'Angleterre,  qui 
n'a  pas  nos  scrupules  et  nos  délicatesses,  ce  qui  n'empêche  pas 
qu'elle  soit  le  pays  du  monde  où  l'on  respecte  le  plus  îa  liberté  in- 
dividuelle. Les  Anglais  regardent  îa  révolte  contre  les  lois  comme 
un  crime,  et  ils  traitent  les  criminels  comme  des  criminels,  tout  en 
ayant  soin  de  ne  pas  confondre  les  écrits  avec  la  rébellion  à  main 
armée;  mais  comme  les  révolutions  nous  ont  blasés,  comme  elles 
ont  émoussé  notre  sens  moral  à  ce  point  que  les  révoltes  et  les  con- 
spirations nous  paraissent  l'effet  d'ambitions  bien  naturelles,  dont 
le  pouvoir  est  souvent  le  prix,  comme  nous  confondons  les  simples 
écrits  avec  les  voies  de  fait,  nous  sommes  obligés  d'élever  les  yuI- 

Tous  CIT.  —  ltij3.  4S 


706  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

gaires  émeutiers  à  la  hauteur  d'hommes  politiques,  et  voilà  pour- 
quoi nons  sommes  désarmés  devant  eux.  L'Angleterre  ne  fait  pas 
de  pareilles  confusions.  Elle  ne  poursuit  guère  les  écrits,  mais  quand 
sa  [)olice  ramasse  à  Dublin  quelque  rioter  dans  une  échaufïourée  en 
l'honneur  de  la  vieille  indépendance  de  l'Irlande,  elle  l'embarque 
pour  les  colonies,  oîi  l'on  reçoit  encore  des  transportés,  et  le  sou- 
met au  régime  commun  de  ses  compagnons,  sans  privilège  ni  fa- 
veur. Les  rioters  cassent  les  pierres  sur  les  routes  en  vêiemens 
jaunes,  ce  qui  fait  que  le  peuple  anglais,  peu  tendre  de  sa  nature 
pour  les  misères  méritées,  les  appelle  des  serins. 

Toutefois  notre  loi  semble  avoir  quelque  remords  d'autoriser 
ainsi  une  oisiveté  qui  lèse  les  intérêts  de  l'état  tout  en  favorisant 
parmi  les  condamnés  les  progrès  de  la  dégradation  morale.  Elle  a 
prévu  le  cas  où  le  transporté  commettrait  un  délit,  où  par  exemple 
il  utiliserait  ses  loisirs  pour  préparer  des  moyens  d'évasion.  Dans 
ce  cas,  le  conseil  de  guerre  intervient;  s'il  prononce  une  peine, 
c'est  celle  du  travail  obligatoire.  Ainsi  le  travail,  qui  devrait  êlre 
la  loi  ordinaire  et  commune,  devient  une  exception  et  une  peine; 
mais  à  quoi  bon  môme  cette  exception,  si  l'on  n'a  pas  les  moyens 
de  l'imposer  aux  transportés?  Et  si  l'on  a  ces  moyens,  pourquoi  ne 
pas  les  employer? 

11  y  a  certainement  des  déportés  âgés,  valétudinaires  ou  peu 
propres  au  labeur  de  chaque  jour  :  ils  peuvent  être  exemptés  des 
travaux  manuels;  c'est  une  affaire  de  règlement.  Qu'on  les  emploie 
selon  leurs  forces  et  leurs  facultés,  rien  de  plus  juste;  mais  qu'on 
ne  les  entretienne  pas  dans  une  paresse  malsaine.  Les  transportés 
ont  la  préteniion  di3  diriger  la  politique  et  le  gouvernement  de 
l'état;  il  serait  bon  avant  tout  qu'ils  apprissent  à  lire.  Un  grand 
nombre  sont  illettrés;  que  leurs  compagnons  moins  ignorans  les 
instruisent.  Astreindre  les  uns  à  professer,  les  autres  à  étudier,  ne 
serait-ce  pas  faire  une  première  et  très  bonne  application  du  prin- 
cipe de  l'instruction  obligatoire? 

Il  est  certain  que  la  transportation  politique  ne  colonisera  jamais 
nos  établissemens  éloignés;  il  n'est  pas  moins  incontestable  qu'elle 
coûte  fort  cher.  Le  rapporteur  de  la  loi  estimait  à  plus  de  700  fr. 
par  tête  le  prix  de  la  nourriture  et  de  l'entretien  annuel  d'un  trans- 
porté à  la  Nouvelle-Calédonie.  Il  faut  ajouter  à  cette  dépense  celle 
de  la  traversée,  soit  1,100  francs  pour  aller,  autant  pour  revenir. 
Dix  années  de  transportation  sous  le  précédent  gouvernement  ont 
coûté  à  l'état  de  50  à  55  millions.  Qu'ont-elles  produit?  Rien.  — 
Pourquoi  continuer  un  tel  régime? 


LES  DÉPORTÉS   POLITIQUES.  707 


III. 


Cette  étude  ne  serait  pas  complète,  si  nous  omettions  d'y  joindre 
quelques  renseignemens  sur  le  personnel  et  les  élémens  de  la  trans- 
portation  actuelle.  Après  l'entrée  de  l'armée  dans  Paris,  de  nom- 
breux prisonniers  furent  dirigés  sur  Versailles.  On  les  conduisait 
d'abord  à  l'Orangerie,  où  ils  subissaient  un  premier  interrogatoire 
qui  servait  à  les  classer  en  trois  divisions  :  les  intéressans,  les  com- 
promis et  les  dangereux.  Les  uns  allaient  ensuite  à  Satory;  les  au- 
tres étaient  répartis  dans  les  prisons  des  Grandes  -  Écuries  de 
Noailles,  des  Chantiers  ou  autres  établissemens  et  magasins  trans- 
formés en  maisons  de  détention.  La  justice  militaire,  immédiate- 
ment saisie,  ne  tarda  pas  à  commencer  son  œuvre.  Sa  tâche  était 
lourde  :  plus  de  ZiO,000  prisonniers  !  Autant  de  dossiers,  plus  ceux 
des  contumaces!  Jamais  enquête  ne  fut  plus  complète.  "Vingt  con- 
seils de  guerre  y  prirent  part.  Malheureusement  ils  n'avaient  sous 
la  main  que  le  serviim  pecus-,  ceux  qui  représentaient  la  pensée  de 
l'insurrection,  ceux  qui  en  avaient  le  secret,  si  tant  est  qu'elle  ait 
jamais  eu  une  pensée  et  un  secret,  s'étaient  soustraits  aux  inves- 
tigations de  la  justice.  Dans  les  derniers  jours  de  mai,  ils  avaient 
pris  la  fuite ,  laissant  la  foule  de  leurs  adhérens  couvrir  leur  re- 
traite en  retenant  l'armée  devant  les  barricades.  D'autres  restaient 
Cachés  dans  Paris  et  déjouaient  toutes  les  recherches  avec  l'habi- 
leté de  conspirateurs  émérites.  Quelques-uns  seulement  étaient 
tombés  les  armes  à  la  main ,  comme  Delescluze,  aussi  dégoûté  de 
son  propre  parti  qu'hostile  à  tous  les  autres. 

Les  tribunaux  militaires  n'avaient  donc  en  leur  présence  que  des 
physionomies  insignifiantes  et  des  accusés  inconnus  qui,  comme  de 
juste,  devaient  payer  pour  les  autres.  L'attitude  de  ces  gens  fut 
écœurante.  On  devait  attendre  d'eux  l'affirmation  éclatante  de  prin- 
cipes, la  protestation  de  consciences  se  disant  opprimées,  la  glori- 
fication des  actes.  Loin  de  là,  à  part  une  ou  deux  exceptions,  on 
n'eut  que  des  chicanes.  Les  accusés  ergotèrent,  ils  nièrent  l'évi- 
dence, ils  invoquèrent  des  alibis  ridicules;  ils  cherchèrent,  comme 
la  foule  vulgaire  des  malfaiteurs,  leur  salut  dans  le  mensonge.  Aussi 
les  juges,  qui  avaient  d'abord  pu  croire  à  un  vaste  complot  poli- 
tique, finirent  par  se  borner  à  des  condamnations  pour  crimes  de 
droit  commun.  Le  vol,  l'assassinat,  l'incendie,  furent  seuls  atteints; 
on  dédaigna  déjuger  l'insurrection. 

De  l'ensemble  des  procès  ne  résulta  donc  aucun  éclaircissement 
sur  les  principes  qui  avaient  dirigé  cette  levée  de  boucliers.  Le  coîî- 
seil  de  la  commune  pour&uivait-il  un  but  clair,  précis,  unanime? 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Non  certes.  Chaque  membre  avait  ses  idées  personnelles;  la  plu- 
part s'attachaient  au  mot  de  république  sans  être  en  état  de  le  dé- 
finir. Le  commun  des  insurgés  y  voyait  un  régime  où  chacun  serait 
salarié  par  l'état  sans  autre  travail  que  le  vote  aux  élections,  la  pré- 
sence aux  clubs,  les  longues  stations  devant  les  comptoirs  de  mar- 
chands de  vin,  et  quelques  heures  de  garde  aux  mairies  pour  la 
conservation  d'un  état  social  si  satisfaisant.  C'était  le  résumé  du 
socialisme  pour  la  masse  des  combattans.  Les  autres,  fins  renards, 
comprenaient  le  socialisme  comme  devant  amener  la  distribution 
des  biens  entre  tous  les  habitans,  et  ils  commençaient  naturellement 
à  se  faire  leur  part  au  moyen  des  réquisitions  dans  les  établisse- 
mens  publics  ou  chez  les  particuliers.  11  y  avait  aussi  de  purs  jaco- 
bins, rêvant  le  despotisme  d'un  comité  de  salut  public,  dont  ils  au- 
raient fait  partie;  d'autres  haïssaient  simplement  tout  gouvernement 
régulier,  peut-être  parce  qu'un  gouvernement  régulier  ne  marche 
pas  sans  gendarmes,  sans  juges  et  sans  prisons.  Bref,  ni  le  comité 
central  qui  a  précédé  la  commune,  ni  la  commune,  à  qui  le  comité 
de  salut  public  a  succédé,  n'ont  laissé  un  corps  de  doctrines,  un 
symbole  de  foi  quelconque.  Les  nombreux  dossiers  consultés,  les 
interrogatoires  des  prévenus,  n'ont  rien  révélé  que  l'inanité  de  ce 
mouvement.  On  y  a  vu  des  parodistes  de  1793,  cerveaux  honnêtes  à 
leur  manière,  mais  vides  d'idées,  et  au-dessous  l'ignorance  absolue 
ou  bien  des  appétits  qui,  pour  s'assouvir,  n'ont  pas  reculé  devant 
le  crime.  En  un  mot,  cette  enquête  judiciaire  a  prouvé  que,  si  par 
surprise  ou  par  faiblesse  le  gouvernement  de  notre  pays  pouvait 
encore  tomber  en  de  telles  mains,  ces  mains  seraient  incapables 
de  le  garder,  même  quelques  mois,  tant  est  grande  leur  impéritie. 
Les  deux  tiers  des  prévenus,  soit  23,000  environ,  furent  relâchés 
par  acquittement  ou  par  ordonnance  de  non-lieu.  Dans  le  nombre 
des  condamnations  prononcées  et  qui  ont  varié  depuis  la  peine  de 
mort  jusqu'aux  trois  mois  de  prison  du  peintre  Courbet,  on  compta 
quatre  mille  sentences  de  déportation.  Tel  est  le  contingent  que 
l'insurrection  du  18  mars  fournit  aux  rêves  de  colonisation  par  les 
déportés  !  Quoi  qu'il  en  soit,  notre  assemblée  nationale,  émue  d'une 
grande  pitié  pour  ces  transportés,  a  pris  la  peine  de  faire  tout  un 
code  de  lois  à  leur  usage,  et  chacun  de  ces  actes  législatifs  a  été 
caractérisé  par  un  nouveau  progrès  dans  la  voie  de  la  timidité  et  de 
la  faiblesse.  Il  semble  en  vétité  que  ces  lois  s'attachent  à  détruire 
par  avance  le  but  que  la  majorité  des  législateurs  veut  atteindre. 
Leur  intention  est  d'améliorer  le  régime  de  la  déportation  tel  qu'il 
fonctionnait  sous  l'empire,  et,  pour  remplacer  des  lois  inefficaces,  ils 
en  ont  adopté  de  plus  insuffisantes  encore.  Voici  que  ces  jours  der- 
niers l'assemblée  a  consacré  quatre  séances  consécutives  à  régler 


LES   DÉPORTÉS    POLITIQUES.  709 

les  conditions  des  concessions  de  terres,  et,  qui  le  croirait?  à  déter- 
miner les  droits  de  succession  des  veuves  des  déportés  aux  biens 
que  ceux-ci  pourront  acquérir  à  la  Nouvelle-Calédonie.  A  quoi  sert 
donc  l'expérience?  Avant  que  les  déportés  aient  défriché  un  arpent 
de  terrain,  on  s'occupe  de  déterminer  les  conditions  de  l'héritage 
qu'ils  pourront  laisser  un  jour,  non  pas  en  France,  remarquez-le 
bien,  mais  dans  la  colonie,  par  les  produits  d'une  culture  qui  n'est 
pas  même  ébauchée!  Les  éminens  agriculteurs  de  la  chambre  ne 
savent-ils  pas  combien  il  est  difficile  de   gagner  seulement  des 
moyens  d'existence  par  la  petite  culture?  Ignore-t-on  qu'il  n'y  a 
pas  de  petits  agriculteurs  en  Australie,  et  que  les  plus  chétifs  co- 
lons de  ce  pays,  quand  ils  ne  se  bornent  pas  à  exercer  dans  les 
villes  les  industries  à  salaires  journaliers,  n'ont  pas  moins  de  dix 
mille  moutons  dans  des  pâturages  naturels  sans  limites?  Lorsque 
les  déportés  de  la  Nouvelle-Calédonie  auront  consacré  des  années  à 
la  culture  de  petits  champs,  et  qu'il  y  croîtra  des  légumes,  ces  pro- 
duits serviront  à  la  consommation  de  la  famille,  et  pendant  long- 
temps l'excédant,  vendu  à  Nouméa,  ne  suffira  pas  pour  la  vêtir. 
Pour  que  la  spéculation  s'exerce  utilement  dans  un  pays,  pour  que 
l'industrie  s'y  développe,  un  élément  principal  est  nécessaire,  une 
population.  Il  n'en  existe  pas  en  Nouvelle-Calédonie,  et  avant  qu'elle 
s'y  forme,  un  long  espace  de  temps  s'écoulera,  car,  en  admettant 
même  de  nouvelles  révolutions  qui  amèneraient  d'autres  contingens 
de  déportés,  ceux-ci  n'apporteraient  dans  la  colonie  que  la  misère. 
A  lire  les  correspondances  déjà  parvenues  de  la  presqu'île  Ducos  et 
publiées  dans  plusieurs  journaux  de  Paris,  on  voit  que  les  déportés 
ne  se  font  pas  d'illusion,  et  que  si  quelques-uns  consentent,  —  ce 
qui  est  peut-être  peu  sérieux,  —  à  s'adonner  à  la  culture,  la  géné- 
ralité ne  partage  pas  ces  idées,  et  se  propose  au  contraire  d'at- 
tendre dans  le  far  niente  l'époque  de  la  délivrance!  Le  motif  qu'ils 
donnent  est  spécieux,  c'est  qu'ils  ne  sont  pas  agriculteurs,  qu'ils 
sont  pour  la  plupart  des  artisans  de  Paris,  dont  le  métier  ne  peut 
s'exercer  dans  une  ville  rudimentaire  comme  Nouméa.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que,  d'après  les  paroles  de  M.  le  ministre  de  la  ma- 
rine, 170  femmes  ont  demandé  à  rejoindre  leurs  maris.  Cela  fera 
170  ménages.  Dieu  le  veuille!  mais  cela  ne  fera  pas  que  la  coloni- 
sation ait  des  bases  solides.  Chacun  sympathisera  bien  volontiers 
avec  ces  personnes,  sans  doute  dignes  d'estime,  que  l'affection  en- 
traîne vers  leurs  maris  à  des  milliers  de  lieues;  cependant  fallait-il 
pour  ce  nombre  infime  et  pour  des  intérêts  fort  problématiques  se 
livrer,  comme  on  l'a  fait,  à  une  consultation  judiciaire  en  quatre  ou 
cinq  discours,  où  les  «  grands  principes  »  qui  président  au  règle- 
ment des  successions  dans  le  code  civil  ont  été  longuement  discu- 


710  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

tés,  et  dans  laquelle  on  a  fait  intervenir,  selon  l'usage,  «  les  larmes 
de  la  veuve  et  de  l'orphelin?  »  Il  s'agissait  de  savoir  si  l'on  accorde- 
rait aux  femmes  des  déportés  la  moitié,  le  tiers  ou  la  totalité  des 
successions.  Attendez  donc  qu'il  s'en  crée!  Où  il  n'y  a  rien,  dit-on, 
le  roi  lui-même  perd  ses  droits.  Que  la  loi  accorde  aux  veuves,  par 
dérogation  expresse  «  aux  grands  principes,  »  même  la  totalité  de 
la  fortune  acquise  par  leur  mari  en  Nouvelle-Calédonie,  tant  mieux; 
mais,  hélas!  cela  ne  déchargera  pas  l'état  de  l'obligation  où  il  se 
trouvera  quelque  jour  soit  de  subvenir  aux  besoins  de  ces  expatriées 
volontaires  dans  la  colonie  même,  soit  après  leur  retour  en  France 
de  les  utiliser  dans  quelque  atelier  national.  En  attendant,  toutes 
les  belles  paroles  qui  ont  été  dites  ne  feront  pas  avancer  l'édifice  de 
la  colonisation  d'un  pouce  ni  d'une  pierre.  Aussi  croyons-nous  de- 
voir engager  les  représentans  du  pays  à  se  débarrasser  prompte- 
ment  de  la  responsabilité  d'une  entreprise  ingrate  et  sans  espoir  de 
succès  dans  les  conditions  où  elle  s'accomplit,  —  non  que  nous  joi- 
gnions notre  voix  à  celles  qui  demandent  l'amnistie.  L'amnistie 
jetterait  en  France  des  milliers  de  bras  qui  sont  déshabitués  du 
travail  et  qui  ne  peuvent  servir  qu'aux  insurrections.  Ce  que  nous 
voudrions,  c'est  que  notre  pays  renonçât  à  des  essais  de  déportation 
qui  n'ont  jamais  réussi  et  qui  ne  peuvent  pas  réussir,  non-seulement 
parce  que  les  transportés  ont  toujours  refusé  le  travail,  mais  encore 
parce  que  les  grandes  colonisations  ne  se  font  pas  par  la  petite  cul- 
ture. Interdisons  aux  condamnés  le  sol  de  la  France;  c'est  déjà  une 
punition  cruelle!  Gomme  il  ne  manque  pas  de  pays  étrangers  où 
leur  radicalisme  rencontre  de  nombreux  adhérons,  ils  seront  cer- 
tains d'y  trouver,  avec  de  la  sympathie,  des  moyens  de  travail,  et 
ils  cesseront  ainsi  d'imposer  à  nos  budgets  d'énormes  chargea.  Nous 
bénéficierons  de  tout  ce  qu'ils  coûtent,  nous  éviterons  la  disgrâce 
d'un  nouvel  avortement,  et  ils  n'augmenteront  pas  beaucoup  les 
dangers  de  l'ordre  social,  car  l'armée  du  désordre  n'a  malheureuse- 
ment pas  été  désorganisée  par  l'éloignement  de  quelques  milliers 
d'hommes. 

Paul  Merruau. 


LA 


PRESSE  ALLEMANDE  EN  1873 


Les  journaux  allemands  sont  trop  peu  lus  en  France  :  on  en  cite 
assez  souvent  des  extraits;  mais  ces  traductions  ne  donnent  au  pu- 
blic qu'une  idée  fort  in'exacte  et  fort  incomplète  de  l'esprit  qui  les 
anime.  On  n'y  cherche  en  général  qu'un  aliment  à  la  polémique,  et 
il  est  aisé  de  recueillir  des  phrases  blessantes  pour  notre  dignité,  des 
jugemens  dont  l'injustice  nous  révolte.  Les  Allemands,  de  leur  côté, 
se  plaignent  beaucoup  de  la  manière  dont  on  les  apprécie  en  France; 
ils  s'étonnent  assez  naïvement  de  l'hostilité  qui  les  poursuit,  ils  en 
relèvent  les  témoignages  et  signalent  avec  soin  les  erreurs  que  l'on 
commet  en  parlant  d'eux.  De  pareils  sentimens  sont  de  part  et  d'autre 
trop  naturels  pour  que  l'on  s'arrête  à  ces  critiques.  Il  y  a  pour  nous 
une  tâche  plus  utile  à  remplir.  Au  lieu  de  rassembler  des  argumens 
pour  une  discussion. fâcheuse,  car  elle  est  superficielle  et  inoppor- 
tune, puisqu'elle  ne  peut  conduire  à  aucun  résultat  pratique,  ciier- 
chons  des  avertissemens  et  des  leçons.  Sous  l'un  et  l'autre  rap|)ort, 
une  lecture  attentive  des  journaux  allemands  peut  être  très  profi- 
table. Cette  lecture  n'est  pas  divertissante,  elle  est  souvent  pénible 
pour  un  Français;  mars  elle  est  instructive.  Nous  voudrions  le  mon- 
trer ici  par  quelques  exemples,  nous  les  demanderons  aux  circon- 
stances présentes,  aux  articles  publiés  depuis  le  commencement  de 
l'année  1873. 

Les  Allemands  s'occupaient  beaucoup  de  nous  avant  la  guerre  ; 
ils  s'en  occupent  encore  davantage  aujourd'hui.  Rien  de  ce  qui  s'é- 
crit chez  nous  à  leur  sujet  ne  leur  échappe.  M.  Rudolph  GoLtschall 
a  consacré,  par  exemple,  trois  grands  articles  du  recueil  qu'il  di- 
rige à  la  critique  des  essais  publiés  dans  la  Revue  de  1870  à  1872 
sur  les  affaires  allemandes.  La  Gazette  d' Augsbourg  donne  périodi- 


712  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quement  à  ses  lecteurs  des  travaux  du  même  genre.  La  curiosité 
des  Allemands  ne  s'en  tient  pas  là,  et  leur  critique  s'appesantit 
parfois  sur  des  objets  qui,  par  leur  nature  même,  offraient,  à  notre 
sens,  assez  peu  de  prise.  C'est  ainsi  que  nous  avons  vu  traduire  et 
réfuter  gravement  des  chroniques  de  journaux  fantaisistes  qui  ont 
pu  s'étonner  eux-mêmes  d'être  pris  au  sérieux.  Du  reste,  depuis 
l'invasion,  depuis  que  pour  notre  malheur  les  Allemands  ont  ap- 
pris à  nous  connaître  de  plus  près,  ils  sont  forcés  de  nous  rendre 
justice.  Les  anciens  clichés  sur  l'immoralité  française,  la  dissolu- 
tion des  mœurs,  l'absence  d'esprit  de  famille,  la  frivolité  endé- 
mique, l'adultère  passé  dans  les  habitudes,  ont  à  peu  près  disparu 
de  leur  presse  ;  ils  y  feraient,  à  la  vérité,  et  ils  font  encore  aux 
lieux  où  on  les  reproduit,  une  assez  étrange  figure  entre  les  sta- 
tistiques criminelles,  le  chiffre  toujours  croissant  du  «  déficit  mo- 
ral »  de  Berlin  et  le  récit  d'aventures  comme  celles  de  M.  Wa- 
gener.  Beaucoup  d'Allemands  s'inquiètent  du  désordre  moral  qui 
semble  accompagner  dans  leur  pays  la  prospérité  politique  et  le 
progrès  de  l'industrie.  Ils  s'effraient  de  la  rapidité  avec  laquelle 
se  développent  dans  le  nouvel  empire  des  germes  de  corruption 
sociale.  La  contagion  vient  de  la  France,  dit-on,  mais  on  recon- 
naît que  la  France  possède  encore  assez  d'énergie  latente  pour 
combattre  ce  mal.  On  lisait  dernièrement  dans  un  journal  prus- 
sien :  «  La  vie  de  jouissance,  la  féodalité  industrielle,  la  fièvre  de 
l'or,  la  fureur  de  spéculation,  sévissent  à  Berlin  autant  qu'à  ^'ienne; 
la  corruption  croissante,  l'impudeur  dans  la  vie  publique,  dans  les 
rues,  sur  les  théâtres,  dans  la  presse,  l'esprit  de  frivolité  qui  em- 
poisonne le  peuple,  voilà  l'invasion  que  la  France  vaincue  conduit 
en  Allemagne;  mais  nous  ne  parlons  ici  que  de  la  mauvaise  France. 
L'esprit  français  a  ses  nobles  qualités  ;  il  est  chevaleresque,  il  est 
animé  d'une  tendance  passionnée  vers  une  conception  supérieure 
de  la  vie.  Dieu  a  donné  des  contre-poisons  à  la  nation  française  : 
nous  devons  espérer  qu'il  en  reste  beaucoup  dans  les  provinces.  » 

I. 

Les  Allemands  s'intéressent  aux  affaires  de  l'Europe  au  moins 
autant  qu'à  leurs  propres  affaires.  C'est  un  trait  remarquable  de 
leur  esprit;  c'est  aussi  le  caractère  spécifique  de  leurs  journaux.  Ils 
sont  faits  pour  instruire,  non  pour  amuser.  La  principale  préoc- 
cupation des  hommes  qui  les  dirigent  est  d'être  bien  renseignés 
sur  ce  qui  se  passe  à  l'étranger.  ISous  avons  beaucoup  à  apprendre 
sous  ce  rapport.  Nos  journaux  parlent  trop  peu  de  l'Europe;  en 
général  ils  n'en  parlent  que  par  ouï-dire.  Nous  empruntons  presque 


LA    PRESSE    ALLEMANDE    EI>f    1873.  713 

tous  nos  renseignemens  sur  l'étranger  aux  journaux  étrangers  eux- 
mêmes.  La  plupart  de  nos  journalistes  se  trouvent  dans  la  situa- 
tion de  ces  diplomates  qui,  envoyés  d'Orient  en  Occident,  du  nord 
au  midi,  au  gré  de  combinaisons  bureaucratiques  ou  selon  les 
nécessités  de  la  stratégie  parlementaire,  ignorent  la  langue  du 
pays  où  ils  résident,  et  ne  recueillent  que  les  idées  dont  on  consent 
à  leur  donner  l'explication  en  français.  Quelques  grands  journaux 
de  Paris  entretiennent  des  correspondans  réguliers  au  dehors;  ce 
sont  des  exceptions.  La  majorité  de  la  nation  est  plongée  à  cet 
égard  dans  une  ignorance  déplorable.  Elle  se  renferme  en  elle- 
même,  elle  s'éprend  de  ses  qualités,  plus  souvent  encore  de  ses  dé- 
fauts; elle  s'abuse  sur  ses  forces  parce  qu'elle  ignore  les  forces  des 
états  rivaux;  elle  se  trompe  sur  la  valeur  de  ses  hommes  poli- 
tiques, faute  de  la  comparer  à  celle  de  leurs  adversaires;  elle  s'en- 
dort dans  ses  illusions,  elle  demeure  à  la  merci  du  premier  venu 
qui  sait  les  exploiter,  elle  reste  exposée  aux  emportemens  d'un 
patriotisme  aveugle,  aux  colères  funestes,  à  des  coups  de  passion. 
Nous  devrions  être  avertis  pourtant;  les  leçons  ont  été  rudes,  et  nos 
vainqueurs  ne  négligent  aucune  occasion  de  nous  les  rappeler.  Afin 
que  nul  n'en  ignore  et  que  nul  ne  s'y  méprenne,  la  Correspondance 
de  Berlin,  avec  une  ironie  cruelle  pour  ceux  d'entre  nous  qui  en 
sentent  la  morsure,  a  pris  soin  de  publier  en  français  un  article  de 
la  Gazette  de  V Allemagne  du  nord  où  se  lisent  des  choses  de  ce 
genre  : 

«  S'il  est  vrai,  comme  aucun  homme  qui  pense  ne  le  contestera,  que 
l'ignorance  véritablement  grandiose  des  Français  à  l'égard  de  tout  ce  qui 
se  passe  en  dehors  des  frontières  de  leur  pays  fut  pour  nous  un  allié 
efficace  avant  et  pendant  la  dernière  guerre,  on  peut  en  conclure  avec 
une  justesse  mathématique  de  quelle  importance  est  ce  fait,  que  le  même 
peuple,  le  plus  agressif  de  tous  malgré  les  terribles  leçons  des  dernières 
années,  s'enferme  de  plus  en  plus  dans  son  vieil  esprit  de  mandarinisme 
{Chinesenthum)...  Nous  pouvons  encore  dans  l'avenir  tirer  profit  de  cette 
ignorance  nationale;  ce  n'est  pas  un  simple  amusement  qui  nous  est 
ménagé,  nous  y  puisons  la  certitude  sérieuse  et  tranquillisante  que  la 
France,  qui  n'a  pas  l'air  de  devenir  une  autre  France  que  celle  que 
nous  avons  battue,  ne  peut  être  dangereuse  pour  nous.  Si  le  système 
général  d'abêtissement  dont  nous  pouvons  cueillir  les  fruits  succulens 
jusque  dans  les  colonnes  du  principal  organe  officieux  de  la  Répu- 
blique française  ne  cesse  pas  vraisemblablement  d'être  à  la  mode,  nous 
sommes  sûrs,  dans  tout  conflit  que  cette  nation  batailleuse  provoquerait 
par  ignorance  absolue  des  autres  pays,  des  autres  peuples  et  d'elle- 
même,  de  pouvoir  conserver  après  comme  avant  notre  supériorité.  » 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  conseil  vaut  la  peine  qu'on  le  médite.  De  nos  jours,  un  peuple 
qui  veut  vivre,  se  soutenir,  s'élever,  ne  peut  plus  s'absorber  dans 
ses  affaires  privées  et  s'en  rapporter  pour  les  choses  du  dehors  à 
l'action  de  son  gouvernement,  à  la  vigilance  de  sa  diplomatie.  Tant 
que  la  direction  politique  des  états  a  été  renfermée  dans  un  milieu 
social  particulier,  les  diplomates  ont  suffi;  ils  vivaient  dans  ce  monde 
officiel,  dans  cette  cour,  dans  ces  salons  où  se  concentrait  l'activité 
politique  de  l'état.  Aujourd'hui  l'action  est  à  la  fois  dans  les  cours, 
dans  les  cabinets,  dans  les  assemblées,  dans  la  presse  :  l'opinion 
publique  en  est  le  facteur  principal.  Il  s'agit  de  suivre  les  innombra- 
bles courans  qui  la  composent,  d'en  déterminer  la  direction  et  le 
mouvement.  Les  diplomates  n'adressent  leurs  observations  qu'aux 
gouvernemens,  ceux-ci  les  lisent  quelquefois,  et  n'en  profitent  pas 
toujours.  C'est  une  raison  de  plus  pour  l'opinion  publique  de  se  tenir 
sur  ses  gardes.  L'exercice  de  la  liberté  politique  entraîne  des  devoirs 
difficiles;  le  plus  sérieux  de  tous  est  de  veiller  aux  rapports  de  l'état 
avec  les  états  voisins.  Croit-on  qu'en  1870,  si  l'opinion  publique  en 
France  avait  été  mieux  avertie,  plus  grave,  plus  pénétrée  de  sa  res- 
ponsabilité, l'incident  llohenzollern  aurait  abouti  aux  désastres  que 
nous  avons  subis?  En  droit,  le  ministère  était  responsable,  les  cham- 
bres toutes-puissantes,  la  presse  libre.  11  ne  suffit  pas  de  dire  :  L'em- 
pire a  trompé  le  pays.  Lorsque  des  hommes  possèdent  les  moyens  de 
tout  savoir  et  de  tout  juger,  on  ne  les  trompe  que  s'ils  sont  frivoles 
ou  ignorans.  Il  s'agissait  alors  de  se  heurter  à  tout  un  peuple  en 
armes,  d'enflammer  des  passions  patriotiques,  de  faire  éclater  un 
orage  qui  s'amoncelait  depuis  des  années,  et  que  l'on  ne  voyait 
point  par  la  seule  raison  qu'on  ne  le  regardait  pas.  Il  nous  aurait 
fallu  des  journaux  mieux  renseignés,  plus  de  voyageurs  surtout  ayant 
visité  l'Allemagne  et  l'ayant  décrite  avec  exactitude,  il  aurait  fallu 
ce  travail  lent,  insensible,  persistant,  cette  étude  de  tous  les  jours, 
cette  connaissance  des  faits  qui  s'infiltre  dans  les  esprits  et  peut 
seule  aux  heures  de  crise  arrêter  l'élan  des  passions  et  donner  à 
la  raison  le  temps  de  se  raffermir.  Tout  se  tient  et  s'enchaîne  en 
ces  matières  complexes.  Si  l'opinion  publique  avait  été  plus  sou- 
cieuse des  choses  de  l'étranger,  si  elle  avait  tenu  à  les  juger  au- 
trement qu'avec  ses  instincts,  ses  rêves,  ses  réminiscences  roma- 
nesques ou  ses  superstitions  politiques,  elle  aurait  exigé  avant  1870 
de  meilleures  informations  de  ses  journaux  ;  les  journaux  les  plus 
instructifs  auraient  été  lus  davantage;  les  livres  spéciaux,  et  il  y  en 
avait  d'excellens,  auraient  été  commentés  partout;  on  aurait  voyagé, 
et  on  n'aurait  pas  été  surpris  sans  défense. 

La  raison  pour  laquelle  nos  journaux  sont  si  pauvres  de  rensei- 
gnemens  sur  l'étranger,  c'est  que  le  pubhc  français  y  donne  peu  de 


LA   PRESSE   ALLEMANDE    EN   1873.  715 

prix.  Les  feuilles  les  plus  répandues  à  Paris  sont  les  plus  légères, 
celles  qui  fournissent  le  moins  de  détails  précis  et  parlent  le  moins 
longuement  des  choses  du  dehors.  En  Allemagne  au  contraire 
les  grands  journaux  ont  à  Paris,  quelquefois  môme  à  Versailles, 
un  ou  plusieurs  correspondans  qui  écrivent  tous  les  jours  chacun 
à  son  point  de  vue.  La  Gazette  de  Cologne  publie  par  momens 
jusqu'à  cinq  lettres  de  Paris.  Tous  les  pas  de  M.  Thiers,  tous 
les  mots  qu'on  lui  attribue,  tous  les  travaux  de  l'assemblée,  les 
moindres  incidens  de  la  vie  politique,  ce  qui  se  fait  et  ce  qui 
se  raconte  est  rapporté  au  fur  et  à  mesure,  le  plus  souvent  sans 
réflexions.  Les  lettres  en  général  sont  assez  médiocrement  com- 
posées; mais  les  faits  y  abondent.  Tout  article  un  peu  remarqué 
à  Paris  est  immédiatement  traduit  en  allemand  et  expédié  aux 
journaux.  Les  documens  surtout  sont  soigneusement  collection- 
nés; il  n'y  a  pas  une  des  épîtres  de  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire 
qui  n'ait  été  reproduite  in  extenso  dans  la  presse  allemande.  Ajou- 
tez des  revues  financières  publiées  périodiquement  et  des  chro- 
niques de  Paris  où  l'on  rassemble  les  nouvelles  du  théâtre  et  de  la 
littérature,  les  historiettes  du  monde,  les  procès  retentissans.  La 
Femme  de  Claude  a  tenu  autant  de  place  dans  les  gazettes  alle- 
mandes que  la  harangue  de  l' ex-préfet  de  Lyon;  le  fameux  tue-la 
de  M.  Dumas  n'a  pas  été  moins  commenté  que  le  fusillez-moi  ces 
gens-là  de  M.  Ghallemel-Lacour.  Les  mots  de  ce  genre  sont  tou- 
jours cités  en  français.  Pour  comprendre  les  correspondances  pa- 
risiennes des  journaux  allemands,  il  faut  non-seulement  être  au  fait 
des  affaires  françaises,  connaître  le  personnel  politique  de  la 
France,  il  faut  savoir,  au  moins  à  moitié,  la  langue  française.  Le 
chroniqueur  de  la  Gazette  d" Augsbourg  citait  dernièrement  à  ses 
lecteurs  dans  leur  texte  original  tous  les  vers  qui  l'avaient  frappé 
dans  les  Erinnyes. 

Ce  n'est  pas  seulement  de  Paris  que  les  gazettes  reçoivent  ces  cor- 
respondances complètes  et  minutieuses,  elles  en  ont  de  Londres,  de 
Vienne,  de  Saint-Pétersbourg,  de  Rome,  de  Madrid,  et  cela  tous  les 
jours.  Le  nombre  des  faits  et  des  documents  qui  s'accumulent  ainsi 
dans  les  archives  des  journaux  est  prodigieux.  Le  gouvernement  se 
garde  bien  de  négliger  une  aussi  précieuse  source  d'informations. 
La  presse  alimente  dans  une  très  large  mesure  le  fameux  bureau  de 
statistique  dont  l'état-major  prussien  a  tiré  un  parti  si  remarquable 
dans  la  dernière  guerre.  Rien  n'échappe  au  bureau  de  statistique  : 
journaux  allemands  et  étrangers,  publications  de  tout  ordre  et  de 
tout  pays,  rapports  des  agens,  tout  ce  qui  peut  instruire  le  gouver- 
nement sur  l'état  économique,  social,  militaire  de  l'Europe  est  com- 
pulsé soigneusement  et  dépouillé  jour  par  jour.  C'est  un  fonds  com- 


716  REVUE  DKS  DEUX  MONDES. 

mun  où  les  hommes  d'état  prussiens  peuvent  puiser  à  tout  moment. 
La  politique  réaliste  que  l'on  applique  à  Berlin  a  trouvé  là  son  tré- 
sor de  guerre. 

Nous  n'avons  jamais  eu  à  nous  louer  de  la  presse  allemande  ;  sous 
l'empire,  elle  était  peut-être  encore  plus  malveillante  à  notre  égard 
qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui  ;  mais  nous  ne  sommes  pas  assez  aveugles 
pour  méconnaître  qu'à  son  point  de  vue  elle  s'est  montrée  depuis 
1866  fort  intelligente  et  très  patriote.  Son  patriotisme  est  souvent 
exclusif  et  arrogant  :  il  se  dirige  toujours  suivant  une  ligne  très 
droite  et  ne  s'égare  pas  souvent  hors  du  chemin.  Dans  le  domaine 
de  l'imagination  et  du  sentiment,  l'Allemand  se  pique  d'une  spon- 
tanéité absolue  ;  dans  la  vie  pratique,  il  est  parfaitement  positif. 
Don  Quichotte  est  très  lu  en  Allemagne  et  commenté  fort  savam- 
ment; rien  n'est  plus  rare  chez  les  Allemands  que  le  genre  de 
folie  auquel  le  héros  de  Cervantes  a  donné  son  nom.  Depuis  la 
transformation  réaliste  que  l'Allemagne  a  subie  sous  la  main  de 
M.  de  Bismarck,  cette  folie  a  complètement  disparu.  Les  Allemands, 
qui  ont  tant  gagné  au  principe  des  nationalités,  sont  devenus  le 
moins  cosmopolite  des  peuples.  Us  n'ont  jamais  écouté  les  protes- 
tations des  Polonais  :  ils  avaient  pour  cela  de  bonnes  raisons  ;  mais 
ils  professent  un  scepticisme  assez  hautain  à  l'endroit  des  «  nou- 
velles couches  politiques.  »  Les  Serbes,  les  Croates,  les  Ruthènes, 
les  Tchèques,  toutes  les  races  méconnues  ou  opprimées,  «  l'Europe 
de  l'avenir,  »  ne  trouvent  pas  en  Allemagne  beaucoup  d'apôtres 
désintéressés  pour  soutenir  leur  cause.  Il  ne  faut  pas  s'en  prendre 
seulement  à  l'esprit  médiocrement  chevaleresque  de  la  nation  :  les 
Allemands  entendent  la  chevalerie  à  leur  manière;  ils  ne  reculent 
pas  devant  les  croisades,  mais  ils  les  conçoivent  selon  la  méthode 
des  chevaliers  porte-glaive  qui  fondèrent  la  puissance  prussienne; 
ils  tiennent  pour  la  tradition  de  Beaudoin  de  Flandre,  qui  partit 
pour  la  terre-sainte  et  conquit  Constantinople. 

Pour  les  Allemands,  dans  les  rapports  de  leur  patrie  avec  l'Europe, 
il  n'y  a  qu'une  Allemagne,  celle  de  l'empire,  et  qu'une  politique, 
celle  du  chancelier.  Loin  d'être  un  aliment  à  leurs  divisions,  la  po- 
litique étrangère  est  pour  eux  un  terrain  commun  sur  lequel  ils  se 
tiennent  fermement  unis.  C'était  autrefois  le  caractère  particulier 
de  la  presse  prussienne;  ce  caractère  s'est  étendu  à  toute  la  presse 
allemande,  et  c'est  une  des  grandes  forces  du  nouvel  empire.  M.  Be- 
nedetti,  qui  a  été,  malgré  les  calomnies  de  certains  journaux,  un 
observateur  très  perspicace  de  l'Allemagne,  écrivait  le  5  janvier 
1868  :  «  La  presse,  vigoureusement  disciplinée,  habilement  con- 
duite, a  secondé  le  gouvernement  avec  autant  de  patriotisme  que 
de  dévoûment;  souvent  divisée  sur  les  questions  de  politique  inté- 


LA    PRESSE    ALLEMANDE    EN    1873.  717 

rieure,  elle  s'est  montrée  constamment  unanime  dans  sa  polémique 
à  notre  sujet;  quelquefois  ardente,  rarement  modérée,  mais  s'inspi- 
rant  toujours  de  l'attitude  des  journaux  officieux.  »  Rien  de  plus 
intéressant  à  observer  que  ses  évolutions  dans  la  question  italienne. 
En  1859,  les  patriotes  allemands  n'étaient  pas  éloignés  de  considé- 
rer les  places  fortes  du  quadilatère  comme  des  forteresses  fédé- 
rales, et  c'était  alors  un  mot  d'ordre  qu'il  fallait  défendre  le  Rhin 
sur  le  Mincio.  Dans  son  manifeste  du  28  avril,  l'empereur  d'Au- 
triche, faisant  appel  à  l'Allemagne,  évoquait  les  souvenirs  de  1813. 
«  La  seule  politique  alors  possible,  dit  un  historien  unitaire  de  l'Al- 
lemagne, était  d'appuyer  l'Autriche  en  stipulant  des  conditions  pro- 
fitables à  l'Italie  et  à  l'Allemagne.  »  Les  choses  ont  bien  changé  : 
les  intérêts  se  sont  déplacés;  la  Prusse  et  l'empire  allemand  ont 
trouvé  dans  l'Italie  un  allié  fort  utile.  Il  n'y  a  pas  d'éloges  que 
les  feuilles  allemandes  ne  lui  décochent  à  tout  propos;  elles  ne  né- 
gligent aucune  occasion  de  déclarer  à  l'Europe  l'amitié  qui  unit  les 
deux  pays.  C'est  un  concert  parfait;  personne  n'y  saurait  trouver 
une  note  qui  détonne.  L'ensemble  n'a  pas  été  moins  complet  quand 
il  s'est  agi  tout  récemment  de  montrer  à  l'Angleterre  qu'on  n'avait 
pas  oublié  sa  conduite  envers  la  France  en  1870-71.  Un  journal 
anglais  avait  reproché  aux  Allemands  leurs  sentimens  hostiles  à 
propos  de  l'affaire  de  Khiva.  La  Gazette  de  Cologne  s'expliqua  à  ce 
sujet  de  la  manière  la  plus  catégorique. 

«  Que  l'Allemagne,  disait-elle,  professe  à  l'endroit  de  l'Angleterre  une 
véritable  haine,  c'est  un  jugement  fondé  sur  des  observations  partiales. 
Pour  étudier  le  développement  complet  de  la  haine  contre  un  peuple 
voisin,  il  faut  se  tourner  vers  la  France,  où  l'on  voit,  ce  qui  n'est  ail- 
leurs le  fait  que  des  couches  sociales  les  moins  cultivées,  la  haine  in- 
ternationale se  tourner  contre  chaque  membre  de  la  race  détestée,  où 
l'Allemand,  fût-il  en  politique  l'être  le  plus  inoffensif  du  monde,  n'est  pas 
seulement  évité,  mais  encore  exclu  de  la  société.  Les  Anglais  ne  sont  ex- 
posés à  rien  de  pareil  en  Allemagne.  Le  mot  de  haine  est  trop  fort  pour 
caractériser  l'éloignement  politique  qui  s'est  produit  chez  nous  à  leur 
égard.  La  faute  en  est  à  eux.  Leur  conduite  dans  notre  guerre  nationale 
avec  le  Danemark  était  presque  oubliée,  lorsque  l'Angleterre  a  de  nou- 
veau provoqué  la  susceptibilité  des  Allemands  par  son  attitude  dans  la 
guerre  contre  la  France;  elle  avait  d'abord  condamné  énergiquement 
l'outrageuse  agression  des  Français;  mais  elle  ne  permit  pas  moins  à 
un  misérable  esprit  mercantile  de  prolonger  la  guerre  en  fournissant 
des  armes  à  notre  ennemi.  Le  sang  allemand  a  été  répandu  par  les 
balles  anglaises;  l'Allemagne  en  a  ressenti  beaucoup  de  mauvaise  hu- 
meur. Toutefois  nous  ne  croyons  pas  être  en  droit  de  dire  qu'un  abais- 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sèment  profond  de  l'Angleterre  provoquerait  une  grande  joie  en  Alle- 
magne, n 

Les  Etats-Unis  ont  vendu  à  la  France  bien  plus  de  canons  et  de 
fusils  que  l'Angleterre,  Garibaldi  et  ses  Italiens  ont  versé  bien  plus 
de  sang  allemand  que  les  armes  anglaises;  la  presse  germanique 
n'a  pourtant  que  des  paroles  d'amitié  pour  l'Italie,  et,  en  général, 
que  des  phrases  sympathiques  pour  les  États-Unis  :  c'est  que  la  po- 
litique lui  conseille  de  ménager  dans  le  royaume  d'Italie  et  dans  la 
république  américaine  des  amis  et  des  alliés  de  l'empire  allemand. 
Il  ne  faut  pas  cependant  que  les  Américains  se  vantent  plus  que  de 
mesure  et  se  donnent  trop  d'importance;  ils  sont  alors  rappelés  à 
l'ordre  tout  comme  les  autres.  Le  président  Grant  avait  dit  dans 
son  dernier  message  :  Le  monde  civilisé  tend  à  la  république,  l'Amé- 
rique sera  son  guide.  La  Gazette  de  Cologne  le  tance  vertement  et  le 
raille  fort  de  ce  qu'elle  nomme  son  idéalisme.  «  Pour  le  fond  et  la 
forme,  c'est  un  plagiat  au  trésor  de  phrases  de  la  France.  Le  pré- 
sident Grant  peut  s'arranger  avec  les  premiers  possesseurs  du 
«  nous  marchons  à  la  tête  de  la  civilisation.  »  Voilà  la  France  dé- 
trônée :  l'Amérique  prend  sa  place,  et  le  trône  est  la  république. 
L'Espagne  a  prouvé  au  président  Grant  qu'il  a  raison...  Ce  peut 
être  une  innocente  distraction  pour  un  poète  ou  un  romancier  de 
se  bercer  de  ces  rêves  bleus;  un  homme  d'état  devrait  y  regarder 
à  deux  fois.  Si  le  message  était  arrivé  un  mois  plus  tard,  nous  l'au- 
rions pris  pour  un  poisson  d'avril.  » 

Le  ton  sur  lequel  les  journalistes  allemands  le  prennent  avec 
l'Angleterre  et  le  président  Grant  nous  avertit  de  contenir  les  ira- 
pressions  que  nous  éprouverons  en  lisant  leurs  écrits  sur  la  France. 
Beaucoup  d'entre  eux  paraissent  encore  croire  qu'une  grande  pro- 
bité littéraire  ne  saurait  s'associer  avec  une  exquise  courtoisie.  Ils 
sont  donc  sévères  dans  leurs  jugemens  et  rudes  dans  leur  langage. 
Comme  ils  en  usent  ainsi  avec  tout  le  monde,  nous  devons  d'avance 
faire  une  large  part,  dans  la  forme  de  leurs  articles,  à  ce  caractère 
particulier  de  leur  sincérité. 


II. 


L'unanimité  est  le  premier  caractère  qui  nous  frappe  dans  les 
articles  que  les  journaux  allemands  nous  consacrent.  A  part  cer- 
taines nuances  de  forme,  tous  s'expriment  de  même  sur  notre 
compte.  Le  journal  qui  fait  en  Allemagne  l'opposition  la  plus  vive  à 
M.  de  Bismarck,  1q  journal  des  intérêts  catholiques,  la  Germania, 


LA  PRESSE  ALLEMANDE  EN  1873.  719 

parle  de  nous  sur  le  même  ton  que  la  Gazelle  de  V Allemagne  du 
nord.  Les  deux  gazettes  ne  difTèrent  que  sur  des  points  de  détail. 
Par  exemple  la  Gennunia  approuvait  fort  notre  conseil  supérieur  de 
l'instruction  publique  :  un  directoire  des  esprits  où  siégeraient 
quatre  évêques  lui  semblait  une  institution  remarquable;  elle  l'ad- 
mirait d'autant  plus  qu'au  môme  moment,  à  Berlin,  l'état  mettait  la 
main  sur  l'éducation  ecclésiastique  et  fermait  aux  évêques  la  porte 
des  séminaires.  C'était  un  thème  excellent  pour  une  série  d'articles 
d'opposition,  et  la  Gennania  n'avait  garde  de  le  laisser  échapper. 
IN'en  concluons  pas  cependant  que  la  Germania  nous  aime  et  nous 
souhaite  un  retour  de  fortune  politique,  même  au  profit  de  l'ul- 
tramontanisme  et  de  l'infaillibilité  papale;  elle  ne  tient  au  fond  ni 
pour  M.  Thiers,  ni  pour  la  droite  de  l'assemblée.  Si  M.  Thiers  pa- 
raît dominer  la  situation,  elle  le  critique  aussitôt  et  crie  au  pouvoir 
personnel  ;  si  la  droite  a  l'air  de  l'emporter,  c'est  qu'il  y  a  malen- 
tendu :  l'accord  ne  peut  s'établir,  l'entente  ne  saurait  durer;  la 
droite  est  impuissante,  la  gauche  est  incapable,  M.  Thiers  ne  sortira 
jamais  du  système  de  bascule,  et  la  France  est  condamnée  à  pié- 
tiner sur  place.  Voilà  l'impression  que  doit  garder  sur  nos  affaires 
un  lecteur  de  la  Germania;  si  ce  lecteur  cause  avec  un  abonné  de 
la  Gazette  nationale,  il  n'y  a  pas  de  doute  que,  sur  ce  point,  leurs 
jugemens  ne  se  rencontrent,  qu'ils  ne  s'entendent  parfaitement, 
aussi  bien  sur  notre  état  présent  que  sur  la  politique  à  suivre  avec 
nous  dans  l'avenir. 

La  mort  de  l'empereur  Napoléon  III  a  été  pour  les  journalistes  al- 
lemands une  occasion  de  découvrir  une  partie  du  mépris  que  leur 
inspire  la  France.  On  a  pu  voir  alors  combien,  malgré  leur  connais- 
sance précise  du  détail  des  faits,  ils  manquent  souvent  de  critique 
dans  la  recherche  des  causes  et  se  méprennent  dans  leurs  apprécia- 
tions d'ensemble.  Les  raisons  profondes  du  succès  et  de  la  chute  de 
Napoléon  III  paraissent  leur  avoir  échappé.  Us  se  plaisent  à  opposer 
aux  récriminations  des  journaux  français  le  jugement  mesuré  de 
l'Allemagne,  bien  qu'elle  eût  eu  «  le  droit  »  de  se  montrer  sévère. 
Aux  yeux  des  Allemands,  la  France  a  voulu  la  guerre;  elle  y  a  con- 
traint l'empereur,  qui  ne  la  désirait  pas.  «  La  haine  fanatique  des 
Allemands,  dit  une  revue  très-sérieuse,  Unsere  Zeit,  la  jalousie 
excitée  par  les  agrandissemens  de  la  Prusse  après  Sadowa,  au- 
raient influencé  un  observateur  même  moins  pénétrant  que  ne 
l'était  Napoléon  III.  Il  crut  sauver  sa  dynastie  en  suivant  le  cou- 
rant. »  De  même  qu'après  Sedan  la  Prusse  a  poursuivi  les  hosti- 
lités contre  la  France,  de  même  après  la  mort  de  Napoléon  III 
la  presse  allemande  continue  de  faire  peser  sur  nous  tout  le  poids 
de  la  guerre.  Elle  oublie  les  cris  de  haine  que  provoquait  ea  Aile- 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

magne  au  mois  de  juillet  1870  le  seul  nom  de  l'empereur  ;  elle 
efface  d'un  trait  de  plume  le  souverain  déchu  du  nombre  des  «  en- 
nemis héréditaires.  »  Il  y  aurait  en  ceci  quelque  grandeur  d'âme,  si 
l'arrière-pensée  n'apparaissait  aussitôt.  Si  l'on  élève  Napoléon  III, 
c'est  pour  abaisser  la  France;  tout  ce  qu'on  raie  du  compte  de 
l'empire,  on  le  passe  à  notre  compte.  Pour  beaucoup  d'Allemands, 
Napoléon  III  était  supérieur  à  la  nation  qui  l'a  renversé. 

«  Le  malheur  de  Napoléon,  dit  un  correspondant  de  la  Gazette  d'Augs- 
bourg  qui  date  ses  lettres  de  Florence,  a  été  de  s'élever  au-dessus  de  son 
peuple  et  de  sa  condition  :  nul  mortel  ne  le  fait  impunément.  Comme  les 
femmes,  la  France  ne  considérait  en  toute  chose  que  l'avantage  immé- 
diat, l'intérêt  prochain,  le  gain  et  la  puissance  :  Napoléon  III  a  dû  la  con- 
traindre aux  bénéfices  de  la  liberté  commerciale.  Comme  les  joueurs,  la 
France  croit  que  le  voisin  ne  peut  s'enrichir  que  par  la  perte  du  voisin. 
Si  la  nation  avait  laissé  fafre  l'empereur,  l'unité  allemande  eût  été  fon- 
dée en  1866,  et  l'Allemagne  comme  l'Italie  aurait  honoré  les  grandes  vues 
de  Napoléon.  La  nation  au  contraire  a  vu  dans  la  politique  impériale 
en  Allemagne  et  en  Italie  un  crime  contre  la  patrie;  elle  n'a  pas  voulu 
comprendre  ce  qu'aurait  été  pour  elle  l'amitié  de  deux  voisins  comme 
une  Allemagne  grandissante,  forte,  unifiée,  et  une  puissante  Italie; 
comme  elle  n'a  pas  compris,  elle  s'est  abandonnée  à  une  colère  aveugle 
contre  des  faits  inévitables,  elle  est  tombée  et  elle  a  entraîné  son  sou- 
verain dans  sa  chute.  » 

Cependant  la  catastrophe  a  été  profitable  à  l'Allemagne,  et  elle 
en  témoigne  à  la  mémoire  de  l'empereur  une  reconnaissance  rela- 
tive. La  fin  de  l'empire  français,  dit  un  recueil,  a  été  le  commence- 
ment de  l'empire  allemand,  et  dans  cette  mesure  l'empire  allemand 
est  un  fruit  de  la  politique  napoléonienne.  C'est  une  considération 
faite  pour  adoucir  la  haine  et  affaiblir  la  rancune.  La  Gazette  de 
l'Allemagne  du  nord  le  déclarait  en  un  langage  solennel,  <;  la 
nation,  dans  le  sentiment  de  son  bonheur  si  ardemment  désiré,  a 
volontiers  oublié  le  défi  téméraire  qui  lui  a  été  jeté  à  la  face.  » 
Le  tableau  serait  incomplet,  s'il  ne  s'y  mêlait  quelque  couleur 
locale,  si  nous  n'y  trouvions  cette  nuance  de  prud'homie  scien- 
tifique qui  distingue  souvent  la  critique  allemande.  Ce  n'est  pas 
seulement  par  dignité,  par  un  sentiment  juste  des  intérêts  na- 
tionaux, qu'il  convient  aux  Allemands  de  se  montrer  modérés  à 
l'égard  de  Napoléon  III;  «  un  caractère  aussi  intéressant,  dit  VUn- 
zere  Zeity  aiguillonne  la  psychologie  allemande;  elle  cherche 
moins  à  le  condamner  qu'à  le  pénétrer.  Napoléon  sur  la  table  de 
dissection,  telle  doit  être  la  devise  de  la  presse  allemande  daias  l'é- 


LA    PRESSE    ALLEMANDE    Ei\    1873.  721 

tude  de  ce  caractère.  »  Quant  aux  découvertes  auxquelles  aboutiront 
cette  anatomie  comparée  et  cette  psychologie  pénétrante,  le  lec- 
teur les  pressent  déjà;  elles  sont  aussi  rassurantes  pour  l'Alle- 
magne que  décourageantes  pour  nous  :  l'empire  est  mort  avec 
l'empereur,  les  partis  monarchiques  se  font  échec,  la  république 
n'est  pas  viable,  et  il  ne  reste  à  la  France  qu'une  pompeuse  anar- 
chie. La  Gazette  de  Spcner  a  fort  ingénieusement  développé  ce 
thème  dans  un  article  de  fond  intitulé  les  Partis  politiques  en 
France  après  la  mort  de  l'empereur.  Lorsqu'ils  nous  parlent  de  si 
haut,  les  journalistes  allemands  font  preuve  de  bien  peu  de  mé- 
moire :  sans  remonter  au  saint-empire,  l'histoire  présente  peu 
d'exemples  d'anarchie  et  d'impuissance  politique  plus  complets 
que  celui  de  la  confédération  germanique.  L'histoire  de  France 
est  remplie  de  vicissitudes  semblables  à  celles  que  nous  traversons 
depuis  cent  ans;  lorsqu'on  a  vu  des  revers  si  profonds  et  des  res- 
taurations si  surprenantes,  il  faut  se  garder  des  jugemens  témé- 
raires et  des  condamnations  anticipées. 

Les  journaux  allemands  s'en  tiennent  à  la  situation  présente,  et 
ils  la  déclarent  compromise  pour  nous  au  dedans  comme  au  dehors. 
La  politique  de  l'empereur,  disent-ils,  l'alliance  franco-italienne  de 
1859  aboutissent  à  l'union  intime  de  l'Allemagne  et  de  l'Italie  contre 
la  France  et  la  papauté;  les  anciens  ennemis  s'allient  contre  des 
ennemis  communs.  L'Italie  avait  montré  quelques  velléités  de  re- 
connaissance envers  la  mémoire  de  l'homme  auquel  elle  devait  en 
grande  partie  son  affranchissement.  La  presse  allemande  s'attache 
à  faire  ressortir  que  c'était  une  reconnaissance  toute  personnelle  et 
qu'elle  s'éteint  avec  le  souverain  qui  en  était  l'objet.  La  Correspon- 
dance de  Berlin  relève  ce  passage  de  la  Gazette  d' Italie  :  «  la 
mort  de  Napoléon  III  brise,  à  quoi  bon  le  cacher?  un  des  plus  forts 
liens  entre  l'Italie  délivrée  et  la  France  enfiévrée.  Puisse  le  souve- 
nir du  vainqueur  de  Solferino  rester  chez  nous  assez  puissant 
pour  nous  empêcher  d'oublier  que  nous  lui  devons  plus  qu'à  la 
France  tout  entière!»  La  Gazette  d'Augsbourgy  dans  un  article 
spécial,  prend  soin  de  développer  les  motifs  de  cet  arrêt.  L'auteur 
est  indulgent  aux  naïves  démonstrations  des  Italiens;  il  les  explique 
à  ses  compatriotes,  afin  qu'ils  ne  conçoivent  aucun  doute  sur  l'at- 
tachement de  leurs  nouveaux  alliés;  il  les  défend  en  même  temps 
contre  les  reproches  d'ingratitude  que  pourrait  leur  adresser  la 
France. 

«  Naturellement,  dit-il,  il  ne  faut  pas  en  vouloir  aux  descendans  de 
Machiavel,  s'ils  profitent  de  roccasion  pour  se  déclarer,  d'un  seul  coup 
et  pour  toujours,  quittes  de  toutes  dettes  envers  la  nation  qui  a  laissé 

TOME  CIV.    ~    18'/ 3.  46 


722  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

malgré  elle  son  chef  marcher  au  secours  de  l'Italie.  Elle  a  été  payée 
jusqu'au  dernier  centime  par  la  cession  de  deux  provinces.  Dès  qu'elle 
a  eu  les  mains  libres,  elle  a  voulu  contraindre  le  bienfaiteur  de  l'Italie 
à  reprendre  morceau  par  morceau  ses  bienfaits.  Depuis  la  mort  de 
Napoléon,  ses  journaux  prêchent  la  croisade  contre  le  chef-d'œuvre  du 
gouvernement  impérial,  contre  l'Italie.  L'Italie  n'a  jamais  manqué  de 
se  montrer  reconnaissante  envers  la  civilisation  française,  à  laquelle  elle 
doit  sa  renaissance,  envers  la  révolution  française,  qui  a  posé  en  Italie 
les  fondemens  de  l'état  moderne,  envers  les  soldats  français,  qui  ont 
donné  à  Solferino  et  Magenta  leur  vie  pour  la  délivrance  de  l'Italie, 
envers  l'empereur  enfin,  qui,  en  dépit  de  son  peuple,  a  ouvert  à  la  pa- 
trie de  Dante  le  chemin  de  la  liberté.  » 

L'Italie  peut  voter  des  couronnes  d'immortelles  à  Napoléon  III  ; 
mais  il  ne  faut  pas  qu'elle  songe  à  lui  dresser  des  statues.  «  Les 
feuilles  étrangères,  dit  un  grave  recueil  allemand,  peuvent  bien 
reconnaître  que  Napoléon  III  a  été  le  promoteur,  l'agent  prin- 
cipal dont  le  destin  s'est  servi  pour  former  une  nouvelle  Europe, 
pour  rendre  l'unité  et  l'indépendance  aux  deux  grandes  nations 
du  centre.  Les  Italiens  vont  plus  loin;  ils  voient  dans  Napoléon  III 
non-seulement  l'instrument,  mais  en  partie  le  créateur  de  leur 
fortune  historique.  Nous  ne  les  chicanerons  pas  aujourd'hui  sur 
ce  point-là,  nous  n'essaierons  pas  de  consoler  dans  son  deuil  une 
nation  lorsque  l'homme  qu'elle  pleure  est  renié  par  son  propre 
peuple;  mais  l'Italie  considère  comme  une  tragédie  émouvante  le 
sort  de  Napoléon  :  à  nous  autres  Allemands ,  il  n'est  pas  permis  de 
trouver  tragique  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  trouver  grand.  »  Un 
journal  italien,  la  Perseveranza,  avait  exprimé  le  regret  que  l'Italie 
eût  été  incapable  en  1870  de  nous  rendre  une  partie  de  nos  ser- 
vices de  1859.  «Il  n'y  a  pas,  disait-elle,  un  Italien  sur  dix  mille 
qui  n'ait  souffert  à  la  pensée  que  nous  étions  impuissans  lorsqu'on 
reformait  aux  dépens  de  la  France,  sur  les  rives  du  Rhin,  cette 
Lombardie  et  cette  Vénétie  que  la  France  avait  affranchies  à  notre 
bénéfice  sur  les  rives  du  Pô.  »  Parler  du  Rhin!  songer  à  l'Alsace! 
Pour  le  coup  la  Gazette  cC Augsboiirg  n'y  tient  plus,  et  elle  mori- 
gène la  Perseveranza  de  la  même  manière  qu'une  gazette  de  Paris, 
«  C'est  une  phrase  insipide;  il  faudrait  la  laisser  aux  journalistes 
français.  Nous  plaindrions  l'Italie,  si  elle  n'avait  sur  la  Lombardie 
et  la  Vénétie  d'autres  droits  que  ceux  que  la  France  s'arroge  sur 
l'Alsace.  Que  diraient  les  nobles  citoyens  de  Milan  et  de  Venise  qui 
opposèrent  une  si  héroïque  résistance  au  joug  étranger,  que 
diraient-ils  s'ils  savaient  que  leurs  compatriotes  comparent  leurs 
souffrances  avec  la  légère  incommodité  qu'éprouvent  pour  un  temps 


lA   PRESSE  ALLEMANDE   EN   1873.  723 

l'Alsace  et  la  Lorraine  quand  on  les  rend  à  leur  mère-patrie?» 
Du  reste,  poursuit  la  gazette,  ces  considérations  importent  peu; 
l'Italie  a  besoin  de  l'Allemagne,  et  elle  en  aura  besoin  tant  qu'elle 
ne  sera  pas  plus  forte.  «  11  peut  se  rencontrer  des  Italiens  qui,  par 
sentimentalité  pure,  pour  avoir  étudié  l'histoire  dans  les  livres 
français,  déplorent  le  sort  de  l'Alsace;  mais  il  n'est  pas  un  Italien 
qui  ne  se  dise  au  fond  :  Mieux  vaut  les  Allemands  en  Alsace  que  les 
Français  en  Italie.  »  Tel  est  le  dernier  mot  des  polémiques  alle- 
mandes au  sujet  de  l'Italie  :  l'Italie  ne  doit  rien  à  la  France,  ses 
intérêts  l'éloignent  de  l'alliance  française  et  lui  commandent  de 
s'unir  à  l'Allemagne.  C'est  grâce  aux  victoires  de  la  Prusse  que 
Victor-Emmanuel  a  pu  aller  à  Rome,  il  ne  peut  s'y  maintenir 
qu'avec  l'alliance  prussienne.  «  Au-delà  des  Alpes,  disait  derniè- 
rement un  article  reproduit  par  la  CorresjJondance  de  Berlin^  on 
ne  devrait  pas  se  faire  plus  d'illusions  qu'en  Allemagne  sur  les  sea- 
timens  du  président  de  la  république.  Chaud  patriote  français, 
M.  Thiers  est  anti-allemand,  anti-italien  et  clérical.  Heureusement 
il  réfléchit,  et  c'est  une  garantie  pour  la  paix;  malheureusement  il 
est  vieux.  La  France  est  catholique  et  ultramontaine;  sa  politique 
implique  le  rétablissement  du  pape.  L'Italie  est  italienne  et  libé- 
rale :  sa  politique  exige  que  le  pape  reste  dans  sa  position  actuelle. 
Une  alliance  est  donc  impossible  entre  la  France  et  l'Italie.  » 

La  France  est  vouée  à  la  politique  ultramontaine,  et  cette  poli- 
tique lui  sera  fatale;  le  parti  conservateur  français  est  un  parti  clé- 
rical, et  comme  tel  sans  avenir,  ce  sont  là  deux  idées  sur  lesquelles 
les  feuilles  allemandes  reviennent  constamment  quand  elles  parlent 
de  nos  affaires  intérieures.  L'empire  allemand  est  engagé  dans  une 
guerre  à  mort  contre  l'église  romaine;  la  presse  le  soutient  avec 
énergie,  surtout  dans  les  escarmouches  où  cette  guerre  l'entraîne 
avec  les  états  étrangers.  Certains  journaux  français,  dans  des  in- 
tentions très  patriotiques  assurément,  ont  l'imprudence  de  témoi- 
gner à  l'opposition  catholique  en  Allemagne  une  sympathie  fort  in- 
tempestive et  nullement  payée  de  retour.  Il  n'en  faut  pas  davantage 
pour  que  les  publicistes  prussiens  transforment  les  catholiques  du 
sud  en  alliés  de  la  France;  c'est  un  moyen  de  déconsidérer  du 
même  coup  l'ennemi  du  dehors  et  l'adversaire  du  dedans.  Il  n'y  a 
pas  de  jour  où  les  gazettes  nationales-libérales  ne  déclament  contre 
les  jésuites.  Elles  ne  voient,  en  France,  dans  la  droite  conservatrice 
qu'une  vaste  «  congrégation,  »  une  conspiration  permanente  contre 
le  progrès  moderne  représenté  par  l'empire  allemand.  Elles  se  mon- 
trent assez  peu  effrayées  d'une  monarchie  orléaniste  :  elles  n'y 
croient  pas.  Elles  sont  un  peu  plus  préoccupées  d'un  retour  à  l'em- 
pire; «  ce  despotisme  bigot,  dit  une  gazette,  n'est  pas  en  dehors  des 


724  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

plans  ultramontains,  »  mais  ce  despotisme  a  peu  de  chances  de  se 
rétablir.  Toutes  les  craintes  se  concentrent  sur  une  restauration  de 
la  monarchie  légitime.  Les  journaux  allemands  suivent  pas  à  pas  les 
faits  et  gestes  des  conservateurs  monarchiques.  Il  n'y  a  guère  de 
gazette  qui  n'entretienne  ses  lecteurs  de  «  la  fusion;  »  on  s'acharne 
sur  ce  fantôme.  Lorsqu'on  parle  de  M.  le  comte  de  Chambord,  c'est 
.sur  le  ton  de  nos  feuilles  radicales.  «  Le  comte  de  Chambord,  disait 
la  Gazette  de  Cologne,  n'est  que  l'homme  de  paille  des  papistes,... 
une  machine  de  guerre  dans  la  grande  bataille  que  le  jésuitisme  en- 
gage contre  l'avenir  de  l'Europe...  Les  purs  légitimistes,  ceux  qui 
dirigent  le  comte  de  Chambord,  considèrent  la  France  comme  la 
terre  promise  de  l'ultramontanisme...  »  —  «  Les  partisans  du  dra- 
peau blanc  ont  un  but  qu'ils  poursuivent  avec  fermeté,  la  restaura- 
tion de  la  monarchie  et  de  la  hiérarchie  sur  la  base  du  Syllabiis.  la 
transformation  de  la  France  en  une  sorte  de  Paraguay  européen. 
Pour  les  légitimistes,  c'est  une  affaire  de  fanatisme  religieux;  on 
est  pour  la  restauration  parce  qu'on  est  pour  le  pape  :  on  veut  faire 
des  Français  un  peuple  élu  de  Dieu.  » 

Une  aversion  commune  pour  les  nobles,  les  prêtres  et  le  pape 
explique  jusqu'à  un  certain  point  les  tendances  de  quelques  jour- 
nalistes allemands  vers  le  radicalisme  parisien.  Ces  tendances  vien- 
nent encore  de  se  déclarer  à  propos  des  débats  sur  la  commune  de 
Lyon  et  des  négociations  de  la  commission  des  trente  avec  la  pré- 
sidence. La  Gazette  d'Augshoiirg  elle-même  prend  le  parti  des 
démagogues  lyonnais  contre  la  commission  d'enquête.  «  Si  folle 
qu'ait  pu  être  l'administration  de  Lyon,  écrivait  la  plus  modérée 
des  gazettes  allemandes,  le  patriotisme  de  la  population  et  de  ses 
administrateurs  doit  être  respecté  par  tout  Français  pour  lequel  le 
patriotisme  n'est  pas  un  motif  de  haine  nationale,  comme  c'est  le 
cas  de  la  coalition  m.onarchique  et  cléricale.  »  La  plupart  des  jour- 
naux allemands  tiennent  pour  la  république  contre  la  monarchie, 
pour  M.  Thiers  contre  la  droite  de  l'assemblée,  pour  la  gauche 
de  l'assemblée  contre  M.  Thiers.  Selon  VUnserc  Zeit,  M.  Thiers  a 
pour  lui  la  logique  des  faits  lorsqu'il  déclare  que  la  république  est 
de  première  nécessité  pour  les  Français;  les  partis  n'ont  rien  à  lui 
opposer,  ils  ne  sont  unis  que  par  des  idées  négatives.  La  Gazette 
de  Spener  est  du  même  avis.  «  L'opinion  de  ceux  qui  connaissent  le 
mieux  M.  Thiers  et  les  Français  est  que  la  vicioire  demeurera  au 
régime  établi  et  à  la  présidence  républicaine.  Pour  l'étranger  désin- 
téressé, cette  conclusion  paraît  désirable  dans  l'intérêt  de  la  France, 
bien  que,  si  la  haine  de  ce  pays  ne  fait  pas  applaudir  à  ce  qui  lui 
arrive  de  mal,  on  regrette  aussi  de  voir  le  salut  d'une  nation  puis- 
sante dépendre  des  caprices  d'une  seule  personne,  dont  les  capaci- 


LA  PRESSE  ALLEMANDE  EN  1873.  725 

tés  sont  hors  de  doute,  mais  qui,  aux  yeux  de  tous  les  mortels,  est 
des  plus  mortelles.  »  Le  correspondant  de  la  Gazelle  d' Aug.sbourg 
était  partisan  de  la  dissolution;  il  écrivait  le  31  décembre:  «  L'an- 
née finit  bien,  la  bourse  monte,  et  Versailles  tombe.  Les  paroles  at- 
tendues par  le  pays  avec  une  douloureuse  impatience  ap[)araissent 
aujourd'hui  comme  un  salut  de  nouvelle  année  dans  la  feuille  pré- 
sidentielle :  dissolution  de  la  chambre!  » 

Au  fond,  les  gazettes  allemandes  ne  s'émeuvent  guère  au  spectacle 
des  luttes  qui  nous  divisent;  elles  prennent  parti  pQur  l'un  ou  l'autre 
des  champions,  suivant  leurs  goûts  ou  leurs  attaches,  mais  elles  le 
font  d'une  manière  toute  platonique,  se  penchant  au  bord  de  l'arène, 
se  gardant  bien  de  s'y  laisser  tomber;  elles  assistent  au  drame  en  cu- 
rieuses fort  avisées,  elles  ne  s'y  mêlent  qu'autant  qu'il  leur  convient 
et  que  cela  peut  êtie  utile  pour  mieux  entendre  les  choses.  Quand 
elles  concluent,  ce  qu'elles  font  rarement,  leurs  conclusions  sont 
sévères.  La  Gazelle  de  Cologne  croit  à  une  crise  après  l'évacuation; 
elle  résumait  ainsi  son  jugement  sur  la  situation  présente  :  «  applau- 
dissemens  à  droite,  silllets  à  gauche;  ici  et  Là,  comédie  et  comédie. 
Les  choses  restent  au  même  point  :  Thiers  indispensable  dans  l'as- 
semblée, les  chambordistes  incorrigibles  comme  leurs  meneurs  les 
jésuites,  les  uns  et  les  autres  enclins  à  une  réconciliation  impos- 
sible, cherchant  à  gagner  du  temps  jusqu'au  moment  où  l'un  ou 
l'autre  exécutera  avec  plus  ou  moins  de  vigueur  un  2  décembre. 
Jamais  la  grande  nation  ne  s'est  tirée  ou  ne  se  tirera  d'une  crise 
constitutionnelle  sans  perfidie  ou  terrorisme.  »  C'est  à  peu  de  chose 
près  l'opinion  de  la  Gazelle  nalionale-,  elle  montrait  récemment 
M.  Thiers  se  rejetant  à  gauche  pour  se  débarrasser  de  la  commis- 
sion des  trente  et  s'alfaiblissant  par  «  cette  faute  politique,  »  la 
droite  avec  trois  prétendans  et  pas  un  roi,  la  gauche  voulant  la  ré- 
publique et  poursuivant  une  chimère;  elle  terminait  en  disant  :  a  Si 
la  France  avait,  un  homme  qui  fut  seulement  une  fraction  de  César, 
avec  quelle  promptitude  il  la  débarrasserait  de  M.  Thiers  et  de  l'as- 
semblée de  Versailles  aux  applaudissemens  du  pays  tout  entier! 
Démagogique  et  conquérante,  la  France  supportera  toujours  plus- 
volontiers  un  empereur  qu'un  Washington.  »  Un  événement  de  ce 
genre  ne  surprendrait  assurément  pas  les  docteurs  politiques  de  la 
Gazelle  de  Spener;  ils  jugent  les  Français  le  moins  téméraire  et  le 
moins  généreux  des  peuples,  et  ils  donnent  pour  argument  leurs 
dispositions  à  subir  les  dictatures. 

«  Il  faut  admettre  que  les  personnes  hardies  sont  une  rare  exception 
en  France  quand  on  vuit  les  succès  immenses  qu'ont  obtenus  Napo- 
léon III,  Gambetta,  Tliiers,  par  cela  seul  qu'ils  ont  osé  se  compromettre 


726  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dans  un  moment  critique.  Il  faut  reconnaître  que  les  Français,  loin  de 
pécher  par  témérité,  ont  au  contraire  peur  de  la  responsabilité,  préfè- 
rent obéir  à  commander,  ne  connaissent  d'autre  droit  que  la  force,  et 
ne  paraissent  rien  craindre  tant  que  de  s'opposer  à  un  pouvoir  établi 
ou  naissant.  On  ne  peut  comprendre  autrement  les  événemens  les  plus 
étonnans  de  l'histoire  moderne  de  la  France  :  le  coup  d'état,  le  U  sep- 
tembre, la  commune  et  sa  durée  assez  longue  sous  le  joug  terroriste 
de  misérables  tels  que  Rigault,  Rochefort,  Pyat,  Grousset,  LuUier.  » 

L'anarchie  à  l'état  normal  sous  la  forme  de  république  ou  à  l'é- 
tat latent  sous  la  forme  de  dictature,  telle  semble  être  la  conviction 
secrète  ou,  comme  disait  Sainte-Beuve,  la  «  pensée  de  derrière  » 
de  la  presse  allemande  sur  notre  avenir.  Unie  et  puissante,  monar- 
chique et  militaire,  enrichie  par  ses  victoires,  disposant  de  la  plus 
formidable  armée  de  l'Europe,  l'Allemagne  assiste  à  la  lutte  que 
nous  livrons  contre  nous-mêmes  avec  une  curiosité  ironique;  elle 
savoure  le  plaisir  célébré  par  Lucrèce.  Elle  semble  nous  dire 
comme  Méphistophélès  au  docteur  Faust  :  «  Je  te  laisse  la  satisfac- 
tion de  te  mentir  à  toi-même;  cela  ne  te  durera  pas  longtemps.  » 
En  parcourant  les  notes  recueillies  dans  les  journaux  allemands,  on 
ne  peut  s'empêcher  de  songer  à  cette  page  si  curieuse  par  laquelle 
Frédéric  de  Gentz  termine  son  journal  de  ISlZi.  11  suppute  ses  bé- 
néfices de  l'année  :  ils  sont  considérables;  il  se  tâte  le  pouls,  et  se 
trouve  en  parfaite  santé;  sa  considération  a  grandi,  il  a  payé  beau- 
coup de  dettes,  «  complété  et  embelli  son  établissement.  »  Alors  il 
se  retourne  vers  le  monde  politique;  l'aspect  en  est  lugubre,  mais 
ce  ne  sont  point  ses  affaires;  il  ajoute  aussitôt  :  «  La  connaissance  in- 
time de  cette  pitoyable  marche  et  de  tous  ces  êtres  mesquins,  loin 
de  m'aflliger,  me  sert  d'amusement,  et  je  jouis  de  ce  spectacle 
comme  si  on  le  donnait  exprès  pour  mes  menus  plaisirs.  » 


IIL 


Ce  que  nous  avons  cité  ne  donnera  pas  une  bien  haute  idée  de 
l'urbanité  de  la  presse  allemande.  Il  semble  possible  de  rassembler 
autant  d'informations  tout  en  pratiquant  une  critique  moins  étroite 
et  des  «  mœurs  oratoires  »  plus  délicates.  Nous  avons  cru  qu'il 
était  intéressant  de  signaler  les  jugemens  les  plus  caractéristiques 
portés  sur  notre  compte.  Il  ne  faut  prendre  ces  jugemens  que  pour 
ce  qu'ils  valent,  et  nous  n'aurons  pas  l'ingénuité  d'y  attribuer  plus 
d'importance  que  les  Allemands  ne  le  font  eux-mêmes.  Ils  lisent 
avec  application,  ils  aiment  les  journaux  bien  nourris  de  faits,  mais 


LA  PRESSE  ALLEMANDE  EN  1873.  727 

ils  se  réservent  à  l'endroit  de  leur  presse  une  entière  liberté  d'ap- 
préciation. Le  prince  de  Bismarck,  qui  a  été  tour  à  tour  très  attaqué 
et  très  adulé  par  elle,  en  parle  sur  un  ton  cavalier.  Les  journaux 
qui  se  disent  indépendans  traitent  avec  un  souverain  mépris  les 
journaux  qu'ils  soupçonnent  d'une  complaisance  excessive  à  l'égard 
des  puissances  établies.  Si  l'on  en  croit  la  Gazette  nationale,  ces 
journaux  pullulent,  et  le  malheur  est  qu'ils  n'affichent  pas  tou- 
jours leur  qualité  sur  leur  enseigne.  On  ne  s'y  reconnaît  plus,  et  on 
ne  sait  pas  distinguer  les  officieux  autorisés  des  officieux  clandes- 
tins :  la  Gazette  nationale  traite  ces  derniers  de  «  pirates  »  et  de 
((  francs-tireurs,  »  ce  qui  est  une  grosse  injure  en  Allemagne.  Elle 
demande  que  l'on  coupe  le  mal  dans  sa  racine  et  que  l'on  supprime 
le  «  fonds  des  reptiles,  »  c'est  le  nom  qu'on  donne  aux  fonds  se- 
crets. Entre  les  officieux  autorisés  eux-mêmes,  entre  ceux  qui  sont 
pourvus  de  lettres  de  marque  et  dûment  commissionnés,  il  y  a  lutte 
et  discorde.  «  La  guerre  entre  les  deux  bureaux  de  presse  officieuse 
de  Berlin,  disait  la  Gazette  d'Augsbourg,  vient  d'entrer  dans  une 
phase  nouvelle  et  tout  à  fait  particulière  :  la  Gazette  nationale  a 
pris  ouvertement  parti  pour  Hahn  contre  OEgidi.  »  Les  personnages 
désignés  avec  ce  sans-façon  sont  deux  hauts  fonctionnaires  dans  les 
attributions  desquels  se  trouvent  les  deux  bureaux  de  presse  offi- 
cieuse. Lorsque  nous  voyons  les  journaux  allemands  s'exprimer 
ainsi  les  uns  à  l'égard  des  autres,  il  nous  est  permis  de  n'accepter 
que  sous  bénéfice  d'inventaire  leurs  jugemens  sur  notre  compte.  Du 
reste,  leur  ton  ironique,  l'air  dégagé  avec  lequel  ils  considèrent 
toujours  notre  avenir,  forment  un  contraste  singulier  avec  l'atten- 
tion minutieuse  qu'ils  apportent  à  observer  tous  nos  efforts  pour 
relever  l'état  de  notre  administration,  de  nos  finances,  de  nos  ar- 
mées. On  ne  s'occuperait  pas  tant  de  nous,  si  l'on  nous  croyait  si 
peu  redoutables,  si  incapables  d'un  effort  sérieux  et  prolongé.  Par- 
lerait-on alors  de  réorganiser  l'armée  allemande?  Les  contributions 
de  guerre  passeraient-elles  presque  en  entier  au  budget  militaire? 
Est-ce  pour  contenir  les  puériles  velléités  de  revanche  d'un  peuple 
déchu  que  l'on  construirait  ces  immenses  places  de  guerre ,  ces 
camps  retranchés,  ces  boulevards  formidables  ?  Si  nous  n'étions 
dignes  que  de  pitié  ou  de  mépris,  lirait-on  des  phrases  comme 
celle-ci  dans  un  ouvrage  considérable  écrit  par  un  officier  du  grand 
état-major  prussien  (J)?  u  Si  l'Allemagne  avait  exigé  de  la  France 
moins  de  cinq  milliards,  la  France  aurait  consacré  des  sommes 
bien  plus  élevées  encore  à  ses  préparatifs  de  guerre.  Il  a  été  d'un 
intérêt  absolu  pour  la  sûreté  de  l'Allemagne  de  restreindre,  au 

(1)  Le  capitaine  Max  Jâhns,  Dus  fransôsische  Heer,  Leipzig  1873,  in-S»,  800  pages. 


728  REVUE  DES  DELX  MONDES. 

moins  pour  les  temps  les  plus  rapprochés,  les  moyens  dont  la 
France  pourrait  disposer  pour  ce  travail  :  le  budget  militaire  de 
M.  Tliiers  prouve  que  ce  résultat  même  n'a  été  que  très  incomplè- 
tement obtenu.  »  —  H  y  a  donc  beaucoup  de  rhétorique  dans  le  dé- 
dain dont  les  journaux  allemands  font  étalage  à  notre  égard. 

Nous  avons  à  tenir  compte  de  leurs  opinions  sur  notre  pays, 
mais  nous  nous  abuserions  beaucoup  en  les  prenant  à  la  lettre.  Au- 
jourd'hui le  gouvernement  de  l'empereur  Guillaume  témoigne  à 
M.  Thiers  de  la  déférence  et  de  l'estime;  les  journaux  allemands 
parlent  d'une  restauration  monarchique  en  France  comme  d'un  mal- 
heur public,  ils  semblent  encourager  u  l'essai  loyal,  »  et  professent 
une  véritable  horreur  pour  M.  le  comte  de  Chambord.  On  en  conclut 
qu'assez  indiflérente  en  réalité  sur  la  forme  du  gouvernement  fran- 
çais, l'Allemagne  inclinerait  vers  la  république  et  serait  hostile  à  la 
monarchie.  Ces  déductions  partent  d'un  esprit  superficiel.  L'intérêt 
de  l'Allemagne  est  en  dernière  analyse  le  fond  de  toutes  les  opinions 
allemandes  en  fait  de  politique  extérieure.  Ces  opinions  peuvent  être 
fausses;  mais,  si  les  journaux  allemands  sont  si  indulgens  pour  la 
république  et  si  hostiles  à  la  monarchie,  c'est  vraisemblablement 
qu'ils  croient  la  première  moins  dangereuse  que  la  seconde  pour 
l'empire  allemand.  Les  Allemands  ne  désirent  pas  voir  la  France  se 
décomposer  et  tomber  dans  la  révolution  chronique;  la  révolution 
est  contagieuse,  les  Allemands  pourraient  être  forcés  d'intervenir, 
et  ils  le  souhaitent  moins  qu'on  ne  le  croit  en  général;  mais,  si  l'on 
se  met  à  leur  place,  il  semble  que  le  gouvernement  français  qui 
conviendrait  le  mieux  à  l'Allemagne  serait,  —  république  ou  mo- 
narchie, —  un  gouvernement  faible,  contesté,  combattu,  usant  son 
énergie  à  maintenir  une  apparence  de  pouvoir,  cachant  sous  un 
ordre  extérieur  et  une  prospérité  menteuse  une  décadence  con- 
stante, trop  incertain  pour  avoir  des  alliés,  trop  agité  pour  soutenir 
une  guerre  :  l'anarchie  décente  et  impuissante. 

U  y  a  des  Allemands,  parmi  les  progressistes  aussi  bien  que  parmi 
les  conservateurs,  qui  verraient  avec  une  inquiétude  réelle  une 
ruine  totale,  une  déchéance  irrémédiable  de  la  France.  Tous  sont 
d'accord  pour  maintenir  les  conditions  de  la  paix  de  Versailles  :  c'est 
un  point  sur  lequel  il  n'y  a  pour  le  moment  aucune  illusion  à  gar- 
der; mais  les  premiers  rêveraient  une  France  libérale,  régénérée, 
enthousiaste,  présentant  à  l'Europe  le  type  de  la  république  paci- 
fique et  idéale,  de  l'état  de  l'avenir;  les  seconds  s'imaginent  volon- 
tiers une  France  monarchique,  recueillie,  revenue  aux  traditions 
de  son  histoire,  et  donnant  le  modèle  d'un  état  à  la  fols  libéral  et 
conservateur,  qui  serait  en  Europe  un  élément  modérateur  et  un 
élément  de  progrès.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  la  France  exercerait, 


LA    PRESSE    ALLEMANDE    EN    1873.  729 

aux  yeux  de  ces  politiques,  une  influence  favorable  à  l'Allemagne; 
elle  obligerait  la  Prusse  à  se  montrer  plus  respectueuse  des  droits 
des  citoyens  et  de  la  liberté  des  consciences. 

Le  langage  de  l'empereur  Guillaume  dans  le  dernier  discours  du 
trône,  la  considération  très  grande  dont  notre  ambassadeur,  M.  le 
vicomte  de  Gontaut-Biron,  est  entouré  à  Berlin,  la  bonne  volonté 
que  le  prince  de  Bismarck  a  manifestée,  dit-on,  dans  les  négocia- 
tions épineuses  du  traité  du  15  mars,  prouvent  que,  dans  le  gouver- 
nement même,  on  rend  justice  à  la  France.  Il  ne  faut  pas  cependant 
nous  en  faire  accroire  :  le  mot  de  revanche  n'amène  en  Prusse  sur 
toutes  les  lèvres  qu'un  sourire  ironique.  Ce  n'est  pas  qtie  l'on  con- 
sidère une  tentative  comme  impossible  ou  invraisemblabl'j;  mais  on 
croit  que  le  résultat  n'en  saurait  être  douteux.  «  C'est  uniquement 
de  ce  point  de  vue,  dit  M.  le  capitaine  Jâhns,  qu'il  faut  considérer 
la  réorganisation  de  l'armée  française,  h  M.  Jâhns  pense  que  cette 
réorganisation  ne  donnerait  ses  résultats  qu'après  vingt  ans  de  tra- 
vail continu,  et  il  ne  croit  pas  la  Francj  capable  d'efforts  aussi  sui- 
vis; lors  même  que  ces  efforts  aboutiraient,  la  France,  par  le  déficit 
normal  de  sa  population,  serait  toujours  inférieure  à  l'Allemagne,  où 
la  popidation  augmente  selon  une  progression  géométrique;  l'armée 
française,  constamment  compromise  par  les  guerres  civiles,  mêlée 
forcément  aux  luttes  politiques,  est  envoie  de  décadence  constante; 
le  service  obligatoire  ne  sera  jamais  organisé  sérieusement  en  France, 
«  une  saine  constitution  de  l'armée  n'étant  possible  qu'avec  une 
conslitulion  de  l'état  respectée  par  toute  la  nation.  »  M.  Jâhns  pa- 
raît donc  peu  efTrayé  pour  l'avenir;  mais  il  ne  s'en  préoccupe  pas 
moins,  et  il  se  demande  ((  si  M.  Thiers,  encouragé  par  les  succès  mi- 
litaires qu'il  s'attribue  dans  la  prise  de  Paris,  ne  se  propose  pas, 
comme  couronnement  d'une  vie  si  riche  en  succès  de  tout  genre,  de 
conduire  l'armée  française  à  la  frontière?..  L'activité  du  président 
est  respectable  à  tous  égards;  l'opinion  publique  la  prend  fort  au 
sérieux,  par  cela  même  que  le  soin  exclusif  donné  par  M.  Thiers  aux 
choses  de  l'armée  flatte  le  chauvinisme,  qui,  malgré  de  si  terribles 
déceptions,  sévit  toujours  dans  la  nation.  »  Ces  lignes  permettent  de 
juger  des  idées  qui  ont  cours  dans  le  «  parti  militaire  »  prussien. 
TNous  pouvons  opposer  à  M.  Jâhns  les  déclarations  formelles  du 
gouvernement  français.  Les  conclusions  de  l'exposé  des  motifs  de  la 
loi  sur  la  réorganisation  de  l'armée,  présentée  le  30  janvier  à  l'as- 
semblée nationale,  ne  laissent  aucun  doute  sur  la  loyauté  de  ses 
intentions.  «  C'est  la  paix  pour  le  présent  et  l'avenir  que  nous  vou- 
lons... Si  nous  cherchons  à  reconstituer  les  forces  militaires  de  la 
France,  c'est  qu'aujourd'hui  toutes  les  nations  sans  exception  cher- 
chent, à  cet  égard,  à  se  mettre  au  niveau  les  unes  des  autres...  Ce 


730  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

n'est  pas  une  force  agressive  que  nous  entendons  lui  donner,... 
c'est  sa  position  dans  les  conseils  de  l'Europe  que  nous  voulons  lui 
rendre,  parce  qu'elle  n'a  pas  mérité  de  la  perdre...  Notre  politique 
est  donc  la  paix,  même  lorsque  notre  administration  semble  viser 
à  la  guerre.  » 

Le  traité  du  15  mars  et  l'évacuation  de  Belfort,  assurée  pour 
le  mois  de  juillet,  ont  dû  rassurer  beaucoup  de  nos  compatriotes. 
Nous  ne  croyons  pas  à  une  nouvelle  invasion,  à  une  guerre  d'agres- 
sion de  l'Âlleningne  contre  la  France.  Le  gouvernement  allemand 
a  intérêt  à  tenir  en  éveil  les  passions  nationales,  à  montrer  l'em-* 
pire  constamment  menacé  par  «  l'ambition  et  la  rancune  »  des 
Français;  c'est  un  moyen  de  maintenir  l'accord  entre  les  partis, 
d'étouffer  toute  opposition;  c'est  la  plus  formidable  machine  de 
guerre  de  la  chancellerie  contre  les  catholiques  et  les  particula- 
ristes.  Songerait- on  à  entamer  de  parti-pris  une  nouvelle  guerre 
pour  affermir,  tant  au  dehors  qu'au  dedans,  les  résultats  de  la 
guerre  précédente?  Une  semblable  combinaison  ne  serait  pas  d'une 
application  aussi  aisée  qu'on  paraît  le  supposer.  L'Europe  est  sans 
doute  fort  désunie;  elle  professe  pour  les  faits  accomplis  un  respect 
qui  n'a  jamais  été  si  profond;  mais  nous  avons  peine  à  croire  que  la 
Prusse  oserait  prendre  devant  l'Europe,  devant  ses  alliés,  la  respon- 
sabilité d'une  agression  brutale  et  sans  motifs  au  moins  spécieux. 
D'autre  part,  si  soumise  qu'elle  soit,  l'Allemagne  n'est  pas  «  taillable 
et  corvéable  »  à  merci.  Les  populations,  celles  qui  fournissent  la  ma- 
tière militaire,  la  chair  à  canon,  supputent  leurs  bénéfices  et  les  trou- 
vent au  moins  douteux.  L'émigration  prend  des  proportions  inquié- 
tantes pour  l'état.  Pour  entraîner  la  nation  à  la  guerre,  il  faudrait 
la  persuader  qu'elle  est  menacée  et  attaquée;  mais  cette  démons- 
tration suffirait,  et  les  colères  germaniques  éclateraient  avec  d'au- 
tant plus  de  violence  que  l'Allemagne  se  croit  plus  de  droits  au  re- 
pos. La  crainte  d'un  événement  de  ce  genre  est  à  l'état  chronique 
en  Allemagne;  la  presse  officieuse  l'entretient  soigneusement.  Dans 
leVcas  où  les  Allemands  jugeraient  inévitable  une  guerre  à  bref  dé- 
lai, ils  considéreiaient  que  leur  gouvernement  ferait  son  devoir  en 
prévenant  une  attaque  de  la  France,  en  ne  lui  laissant  point  le 
temps  de  réorganiser  son  armée  et  de  trouver  des  alliances.  Toute- 
fois il  est  très  probable  que  l'Allemagne  ne  prendrait  pas  à  son 
compte  une  rupture  de  la  paix;  une  circonstance  imprévue,  comme 
l'a  été  en  1870  la  candidature  Hohenzollern,  mettrait  la  France  en 
demeure  d'opter  entre  la  paix  et  la  revanche,  entre  le  maintien 
des  traités  de  Versailles  ou  la  guerre  immédiate.  Malheur  à  nous  si 
la  France  s'abandonnait  alors  à  ses  passions,  même  les  plus  saintes, 
à  la  colère,  même  la  plus  légitime!  L'Allemagne  entière  courrait 


LA   PRESSE    ALLEMANDE    EN    1873.  731 

aux  armes  avec  la  même  unanimité,  la  même  rage  implacable  qu'en 
1815,  et  l'Europe  nous  laisserait,  sans  s'émouvoir,  subir  les  consé- 
quences d'un  acte  qu'elle  considérerait  comme  une  injustifiable 
témérité. 

Tels  sont  les  dangers  qui  nous  menacent,  tels  sont  les  avertisse- 
mens  qui  ressortent  pour  nous  de  la  lecture  des  journaux  alle- 
mands. Ce  serait  perdre  notre  temps  que  de  récriminer  ou  de  nous 
indigner  à  ce  propos.  Parmi  les  jugemens  que  nous  avons  signalés, 
quelques-uns  peuvent  être  utiles  à  méditer,  tirons-en  profit;  pour 
les  autres,  il  suffît  de  les  citer.  Les  Allemands  ne  peuvent  trouver 
mauvais  que  nous  tenions  la  même  conduite  qu'ils  ont  tenue.  Après 
ces  malheurs  de  1806  et  ces  mécomptes  de  1815,  la  Prusse  n'a  pas 
compté  les  années.  Elle  s'est  résignée  à  vivre  dans  l'Europe  telle 
que  le  hasard  des  armes  l'avait  constituée;  elle  s'est  contentée  de 
se  préparer  silencieusement  pour  les  jours  meilleurs.  Ces  jours  vien- 
dront pour  nous,  si  nous  en  sommes  dignes.  Les  traités  ne  valent 
qu'autant  que  subsistent  les  circonstances  dans  lesquelles  ils  ont 
été  signés.  Ils  expriment  les  rapports  de  deux  forces  ;  tant  que  ces 
rapports  restent  les  mêmes,  les  traités  gardent  leur  valeur,  et  les 
efforts  que  l'on  ferait  pour  les  déchirer  n'aboutiraient  qu'à  en  affer- 
mir les  résultats;  si  les  rapports  se  modifient  au  contraire,  les  traités 
par  eux-mêmes  deviennent  lettre  morte,  et  l'on  voit  fatalement  se 
produire  des  événemens  qui  en  amènent  la  révocation.  C'a  été  l'his- 
toire des  traités  de  1815  :  ils  avaient  toute  leur  force  en  1822,  ils 
étaient  ébranlés  en  1830;  en  1866,  lorsque  Napoléon  III  prononça  le 
discours  d'Auxerre,  il  ne  maudit  qu'un  fantôme.  Les  traités  de  1815 
étaient  caducs;  la  Prusse  put  les  fouler  aux  pieds,  l'Autriche  n'était 
pas  de  force  à  les  soutenir  et  l'Europe  ne  les  défendait  plus.  Les 
traités  de  Francfort  auront  la  même  destinée  ;  il  dépend  de  nous  de 
réaliser  les  conditions  qui  en  feront  à  leur  tour  un  parchemin  sans 
valeur.  A  l'heure  présente,  le  recueillement  pratiqué  avec  tant  de 
dignité  et  tant  de  fruit  par  la  Russie  après  le  traité  de  Paris  doit 
être  le  principe  de  notre  diplomatie. 

Quoi  que  nous  ayons  fait,  quoi  que  nous  fassions  encore,  nous  ne 
faisons  pas  assez;  nous  nous  sommes  amendés,  mais  nous  ne  le 
montrons  pas  suffisamment  aux  étrangers.  Il  nous  reste  à  gagner 
du  sérieux  dans  les  dehors.  Il  nous  siérait  de  ne  pas  nous  plaindre 
autant  les  uns  des  autres.  Il  semblerait  opportun  de  penser  un  peu 
plus  librement  en  politique,  et  d'abjurer  toute  superstition  répu- 
blicaine ou  monarchique.  La  république  existe  de  fait  :  ce  devrait 
être  pour  tout  le  monde  un  motif  suffisant  d'entreprendre  sous  ce 
système  de  gouvernement  la  restauration  du  pays.  Pour  relever  en 
Europe  le  crédit  de  la  France,  la  république  ne  peut  pas  employer 


7.32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  moyens  différens  de  ceux  qu'emploierait  la  monarchie.  Ces 
moyens  sont  l'affaire  essentielle,  et  c'est  à  les  déterminer  avec  pré- 
cision que  nous  devrions  employer  toute  notre  activité.  L'applica- 
tion de  ces  moyens  est  incompatible  avec  le  développement  de  l'es- 
prit révolutionnaire  et  le  triomphe  du  radicalisme.  La  maxime  que 
l'anarchie  mène  à  la  dictature  est  un  lieu-commiiU  dans  notre  his- 
toire. «  C'est  la  voie  que  suit  l'Espagne,  dit  le  capitaine  Jâhns  en 
terminant  ses  études  sur  notre  armée,  elle  conduit  les  états  au  sui- 
cide. »  11  semble  aussi,  à  lire  attentivement  L  s  gazettes  allemandes, 
que  la  fusion  du  parti  conservateur  dans  le  «  parti  clérical  »  soit 
un  obstacle  au  succès  des  conservateurs.  Certes  il  ne  s'agit  pas 
pour  ces  derniers  d'abandonner  en  Europe  les  traditions  françaises, 
la  protection  des  intérêts  catholiques  en  Orient,  ni  de  se  séparer  en 
France  de  l'église  et  du  clergé  catholique;  il  s'agit  de  les  prendre 
comme  des  auxiliaires  puissans,  non  comme  des  «  directeurs,  » 
d'agir  en  toute  occasion,  en  réalité  comme  en  apparence,  selon  une 
politique  exclusivement  française  et  non  pas  selon  la  politique  ultra- 
montaine.  Les  tendances  ultramcntaines  attribuées  à  une  partie  de 
nos  hommes  d'état  sont  un  moyen  d'action  puissant  pour  M.  de 
Bismarck  contre  les  catholiques  du  sud  de  l'Allemagne,  et  la  con- 
dition même  de  l'alliance  entre  la  Prusse  et  l'Italie.  Enfin  l'histoire 
des  dernières  années  nous  montre  de  quel  avantage  il  est  pour  un 
peuple  de  donner  la  première  place  dans  ses  piéoccupations  à  la 
poliûque  extérieure.  Il  y  trouve  un  élément  d'accord,  une  solution  à 
tous  les  conflits,  un  intérêt  supérieur  devant  lequel  tous  les  autres 
intérêts  doivent  céder.  Ayons  donc  constamment  les  yeux  fixés  sur 
l'Europe;  étudions-la  sans  illusions  et  sans  découragement,  en  cri- 
tiques et  en  patriotes;  n'oublions  pas  surtout  que  la  patience  et  l'at- 
tention sont,  par  excellence,  les  vertus  politiques. 

Albert  Sorel. 


POÈME  ET  SONNETS 


DOUCEUR     D  AVEIII.. 

J'ar  peur  d'avril,  penr  de  l'émoi 
Qu'éveille  sa  douceur  touchante; 
Vous  qu'elle  a  troublés  comme  moi, 
C'est  pour  vous  seuls  que  je  la  chante. 

En  décembre,  quand  l'air  est  froid, 
Le  temps  brumeux,  le  jour  livide. 
Le  cœur,  moins  tendre  et  plus  étroit, 
Semble  mieux  supporter  son  vide. 

Rien  de  joyeux  dans  la  saison 
Ne  lui  fait  sentir  qu'il  est  triste: 
Rien  en  haut,  rien  à  l'horizon. 
Me  révèle  qu'un  ciel  existe. 

Mais,  dès  que  l'azur  se  fait  voir. 
Le  cœur  s'élargit  et  se  creuse 
Et  s'ouvre  pour  le  recevoir 
Dans  sa  profondeur  douloureuse, 

Et  ce  bleu  qui  lui  rit  de  loin, 
L'attirant  sans  jamais  descendre, 
Lui  donne  l'inOni  besoin 
D'un  essor  impossible  à  prendre. 

Le  bonheur  candide  et  serein 
Qui  s'exhale  de  toutes  choses 
L'oppresse,  et  son  premier  chagrin 
Rajeunit  à  l'odeur  des  roses. 

11  sent,  dans  un  réveil  confus. 
Ses  anciennes  ardeurs  revivre. 


734  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Et  les  mêmes  anciens  refus 
Le  repousser  dès  qu'il  s'y  livre. 

J'ai  peur  d'avril,  peur  de  l'émoi 
Qu'éveille  sa  douceur  touchante; 
Vous  qu'elle  a  troublés  comme  moi, 
C'est  pour  vous  seuls  que  je  la  chante. 

l'art  trahi. 

Fors  l'amour,  tout  dans  l'art  semble  à  la  femme  vain 
Le  génie  auprès  d'elle  est  toujours  solitaire. 
Orphée  allait  chantant,  suivi  d'une  panthère 
Dont  il  croyait  leurrer  l'inexorable  faim  ; 

Mais,  dès  que  son  pied  nu  rencontrait  en  chemin 
Quelque  épine  de  rose  et  rougissait  la  terre, 
La  bête,  se  ruant  d'un  bond  involontaire. 
Oublieuse  des  sons,  lampait  le  sang  humain. 

Crains  la  docilité  félonne  d'une  amante, 

Poète  :  elle  est  moins  souple  à  la  lyre  charmante 

Qu'avide,  par  instinct,  de  voir  le  cœur  saigner. 

Pendant  que  ta  douleur  plane  et  vibre  en  mesure, 
Elle  épie  à  tes  pieds  les  pleurs  de  ta  blessure,» 
Plaisir  plus  vif  encor  que  de  la  dédaigner. 

LES    AMOURS    TERRESTRES. 

Nos  yeux  se  sont  croisés  et  nous  nous  sommes  plu. 
Née  au  siècle  où  je  vis  et  passant  où  je  passe, 
Dans  le  double  infini  du  temps  et  de  l'espace 
Tu  ne  me  cherchais  point,  tu  ne  m'as  point  élu; 

Pour  te  joindre  ici-bas  le  jour  qu'il  a  fallu , 
Dans  le  monde  éternel  je  n'avais  point  ta  trace. 
J'ignorais  ta  naissance  et  le  lieu  de  ta  race  : 
Le  sort  a  donc  tout  fait,  nous  n'avons  rien  voulu. 

Les  terrestres  amours  ne  sont  qu'une  aventure  : 
Ton  époux  à  venir  et  ma  femme  future 
Soupirent  vainement,  et  nous  pleurons  loin  d'eux; 

C'est  lui  que  tu  pressens  en  moi,  qui  lui  ressemble, 
Ce  qui  m'attire  en  toi ,  c'est  elle,  et  tous  les  deux 
Se  poursuivent  en  nous  sans  jamais  être  ensemble. 


POÈME   ET  SONNET»*  731» 


PLUS  TARD. 

Mature,  accomplis-tu  tes  œuvres  au  hasard, 
Sans  raisonnable  loi  ni  prévoyant  génie? 
Ou  bien  m'as-lu  donné  par  cruelle  ironie 
Des  lèvres  et  des  mains,  l'ouïe  et  le  regard? 

Il  est  tant  de  saveurs  dont  je  n'ai  point  ma  part, 
Tant  de  fruits  à  cueillir  que  le  sort  me  dénie! 
Il  voyage  vers  moi  tant  de  flots  d'harmonie, 
Tant  de  rayons,  qui  tous  m' arriveront  trop  tard! 

Et  si  je  meurs  sans  voir  mon  idole  inconnue, 
Si  sa  lointaine  voix  ne  m'est  pas  parvenue, 
A  quoi  m'auront  servi  mon  oreille  et  mes  yeux? 

A  quoi  m'aura  servi  ma  main  hors  de  la  sienne? 
Mes  lèvres  et  mon  cœur  sans  qu'elle  m'appartienne? 
Pourquoi  vivre  à  demi,  quand  le  néant  vaut  mieux? 

AUX    POÈTES    FUTURS. 

Poètes  à  venir,  qui  saurez  tant  de  choses, 
Et  les  direz  sans  doute  en  un  verbe  plus  beau, 
Portant  plus  loin  que  nous  un  plus  large  flambeau 
Sur  les  suprêmes  fins  et  les  premières  causes  ; 

Quand  vos  vers  sacreront  des  pensers  grandioses, 
Depuis  longtemps  déjà  nous  serons  au  tombeau; 
Rien  ne  vivra  de  nous  qu'un  terne  et  froid  lambeau 
De  notre  œuvre  enfouie  avec  nos  lèvres  closes. 

Songez  que  nous  chantions  les  fleurs  et  les  amours 
Dans  un  âge  plein  d'ombre,  au  mortel  bruit  des  armes, 
Pour  des  cœurs  anxieux  que  ce  bruit  rendait  sourds  ; 

Lors  plaignez  nos  chansons,  où  tremblaient  tant  d'alarmes, 
Vous  qui,  mieux  écoutés,  ferez  en  d'heureux  jours 
Sur  de  plus  hauts  objets  des  poèmes  sans  larmes. 

Sully- Prudhomme. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  mare  1873. 

Au  milieu  de  nos  épreuves  et  de  nos  deuils,  une  espérance  obstinée, 
invincible,  a  toujours  heureusement  survécu.  De  toutes  nos  illusions 
détruites,  il  nous  restait  au  moins  encore  une  sorte  de  confiance  instinc- 
tive qui  a  résisté  aux  coups  les  plus  violens  de  la  mauvaise  fortune.  Ce 
généreux  pays  de  France  se  sentait  bien  malheureux,  bien  durement 
frappé,  bien  ému  quelquefois  en  songeant  à  ce  douloureux  passé  d'hier, 
à  cette  occupation  étrangère  qui  pesait  encore  sur  lui,  à  ces  déchaîne- 
mcns  de  partis  dont  on  lui  offrait  trop  souvent  le  dangercu>;  ou  futile 
spectacle,  et  qui  pouvaient  aggraver  ou  prolonger  le  supplice  infligé  à 
son  patriotisme;  mais  il  se  sentait  aussi  doué  d'une  vitalité  suffisante 
pour  arriver  à  se  ressaisir  lui-même,  pour  se  racheter  tout  d'abord  de 
ce  dernier  reste  d'invasion  qui  attristait  sa  fierté,  et  c'éiait  ce  qui  le 
soutenait.  11  comptait  silencieusement  les  jours,  les  mois,  sans  déses- 
pérer, sans  apercevoir  distinctement  encore  néanmoins  l'heure  de  la 
libération  définitive.  Cette  heure,  où  le  pays  libre  de  l'occupation  étran- 
gèi'e  n'aura  plus  qu'à  compter  avec  kii-même,  cette  heure  est  venue  ou 
va  venir  plutôt  qu'on  ne  le  pensait,  plutôt  qu'on  ne  se  plaisait  à  l'espé- 
rer. L'autre  jour,  pendant  qu'on  en  était  encore  à  s'échauffer  en  discus- 
sions passionnées,  en  interpellations  agressives  ou  en  récriminations,  le 
gouvernement  ainsi  mis  sur  ia  sellette  était  tout  occupé  à  préparer  les 
moj|j;^is  de  conduire  jusqu'au  bout  ce  qu'il  considère  avec  raison  comme 
sa  grande  œuvre;  il  suivait  patiemment  dans  le  plus  impénétrable  secret 
une  négociation  qu'on  commençait  à  soupçonner,  que  l'empereur  Guil- 
laume révélait  à  demi  dans  son  discours  au  parlement  allemand,  et 
dont  l'heureuse  conclusion  a  coïncidé  avec  la  fin  de  cet  orageux  débat 
où  la  loi  des  trente  a  été  votée.  Le  15  mars  était  signé  à  Berlin  un  traité 
qui  règle  définitivement  la  retraite,  désormais  prochaine,  de  l'armée  al- 
lemanrjp,  ot  pour  la  première  fois  depuis  deux  ans  la  France,  respirant 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  737 

plus  librement,  oubliant  les  luttes  et  les  querelles  de  partis,  a  pu  se  re- 
poser dans  le  sentiment  d'un  patriotisme  satisfait! 

Ce  n'est  donc  plus  maintenant  une  simple  espérance.  Tout  est  réglé 
et  convenu.  Cinq  mois  seulement  nous  séparent  du  jour  où  la  dernière 
sentinelle  prussienne  se  repliera  du  sol  français.  On  n'a  point  eu  re- 
cours à  des  garanties  financières  pour  le  complément  de  l'indemnité. 
D'ici  au  5  septembre  prochain,  le  cinquième  milliaid  sera  versé  comme 
tout  le  reste  entre  les  mains  de  l'Allemagne.  Notre  rançon  entière  sera 
payée  de  mois  en  mois  en  capital  et  en  intérêts.  Le  5  juillet,  l'évacua- 
tion commencera.  Les  quatre  départemens  qui  restent  encore  occupés  re- 
trouveront leur  liberté;  Belfort  sera  libre  aussi.  Verdun  sera  le  dernier 
gage  retenu  par  les  Allemands  jusqu'au  5  septembre,  et  à  ce  moment 
tout  sera  fini  pour  Verdun  comme  pour  les  autres  départemens.  Nos 
comptes  seront  réglés.  Ainsi  le  veut,  ainsi  le  dit  le  traité  du  15  mars, 
couronnement  heureux  de  cette  série  de  conventions  qui  se  sont  suc- 
cédé depuis  deux  ans,  et  qui,  en  faisant  reculer  pas  à  pas  l'invasion,  sem- 
blaient nous  rappeler  chaque  fois  ce  qu'il  en  coûte  pour  se  relever  de 
tels  désastres.  En  quelques  jours  du  reste,  tout  a  été  fait.  Le  traité  a  été 
signé,  il  a  été  approuvé  par  l'assemblée,  qui  s'est  empressée  d'autoriser 
le  gouvernement  à  le  ratifier;  aujourd'hui  les  ratifications  sont  échan- 
gées, et  en  définitive  tout  le  monde  peut  se  trouver  satisfait  de  cette 
négociation  heureusement  engagée  par  M.  le  président  de  la  république 
et  par  M.  de  Rémusat,  prudemment  conduite  par  M.  de  Gontaut-Biron 
à  Berlin,  acceptée  sans  trop  de  peine  par  M.  de  Bismarck  lui-même,  qui 
semble  y  avoir  mis  de  son  côté  tout  ce  qu'il  peut  avoir  de  bonne  grâce 
pour  la  France. 

Qu'on  dire,  si  l'on  veut,  que  l'Allemagne  n'a  pas  beaucoup  de  mérite  à 
s'en  aller,  qu'elle  ne  fait  après  tout  que  se  résigner  à  toucher  par  anticipa- 
tion une  indemnité  que  nous  pouvions  lui  faire  attendre  encore  sans 
déroger  à  nos  engagemens, —  qu'on  s'efforce  d'expliquer  les  facilités  du 
cabinet  de  Berlin  par  quelque  circonstance  mystérieuse,  par  une  com- 
munication décisive  du  général  de  Manteuffel,  par  la  nécessité  de  mettre 
l'esprit  et  la  discipline  de  l'armée  allemande  à  l'abri  des  influences  per- 
nicieuses d'un  séjour  trop  prolongé  en  France,  —  qu'on  dise  tout  cela  et 
bien  d'autres  choses  encore,  soit,  —  on  dit  peut-être  vrai  sur  certains 
points.  L'Allemagne  elle-même  a  eu  ses  raisons,  elle  ne  s'est  décidée  à 
se  retirer  que  parce  qu'elle  y  a  vu  son  intérêt,  c'est  bien  évident;  on  ne 
comptait  pas  apparemment  sur  un  acte  de  magnanimité  désintéressée  que 
d'ailleurs  on  n'avait  pas  à  demander.  Ce  n'est  pas  moins  pour  nous  la 
libération  du  territoire  assurée,  devancée  et  préparée  par  une  patience 
prévoyante  qui,  au  moment  décisif,  a  su  triompher  de  toutes  les  diffi- 
cultés secondaires.  Ce  n'est  pas  moins  pour  les  départemens  occupés  la 
fin  de  cette  attristante  captivité  qui  les  réduisait  à  vivre  sans  cesse  sous 
TOME  civ.  —  1873.  47 


738'  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'œil  du  garnisaire  étranger,  et,  pour  tout  dire,  s'il  restait  encore  un  senti- 
ment d'anxiété  indéfinissable  au  sujet  de  Belfort,  le  doute  a  disparu  au- 
jourd'hui, toutes  les  incertitudes  sont  dissipées.  Au  5  juillet,  Belfort  sera 
libre  comme  les  autres  départemens,  et  en  acceptant,  sans  se  plaindre, 
de  rester  deux  mois  de  plus  aux  mains  des  Allemands,  d'être  en  quelque 
sorte  la  rançon  de  la  citadelle  de  l'est  jusqu'au  dernier  jour  de  l'occu- 
pation étrangère,  la  ville  de  Verdun  a  montré  une  fois  de  plus  son  pa- 
triotisme, ce  patriotisme  qu'elle  a  eu  l'occasion  de  déployer  pendant 
la  guerre  devant  l'ennemi.  Au  fond,  tout  est  là  :  le  mérite  du  traité  du 
15  mars  est  de  rouvrir  cet  horizon  de  liberté  devant  le  pays  et  d'en 
finir  avec  ces  inquiétudes,  avec  ces  défiances,  qui  pouvaient  survivre  en- 
core sur  un  point  des  plus  douloureux. 

Non  assurément,  nous  en  convenons,  le  traité  du  15  mars,  si  hono- 
rable qu'il  soit  pour  ceux  qui  l'ont  signé,  n'est  point  sans  amertume,  et 
cette  joie  de  la  délivrance  prochaine  du  territoire  n'est  pas  une  joie 
sans  mélange.  11  n'y  a  pas  trop  de  quoi  triompher  ou  illuminer  pour 
une  victoire  qui  consiste  uniquement  en  fin  de  compte  à  n'avoir  plus 
l'étranger  campé  dans  nos  villes  et  dans  nos  campagnes.  Cette  liberté, 
bientôt  reconquise  pour  quelques-unes  de  nos  provinces,  ravive  une 
cruelle  blessure  et  nous  rappelle  que  de  tous  ceux  qui  étaient  il  y  a 
trois  ans  encore  les  enfans  de  la  France,  il  en  est  qui  ne  vont  pas  se  re- 
trouver au  foyer  de  la  patrie  commune.  L'occupation  étrangère,  en  se 
retirant,  ne  nous  rend  pas  tout  ce  qu'elle  nous  a  pris,  et  on  dirait  même 
que  ce  dernier  mot  de  notre  paix  avec  l'Allemagne  laisse  peser  plus  du- 
rement sur  nous  l'implacable  loi  de  la  guerre  en  nous  séparant  en- 
core une  fois  en  quelque  sorte  de  ceux  que  nous  avons  perdus  et  que 
nous  n'oublions  pas;  mais  enfin  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit,  ce 
n'est  pas  là  ce  que  le  traité  du  15  mars  avait  à  régler.  Le  bienfait  réa- 
lisable, possible,  de  la  dernière  négociation  reste  pour  ceux  qui  n'ont  été 
que  des  otages  temporaires,  les  gages  de  la  solvabilité  de  la  France, 
pour  ceux  qui  ont  été  occupés  depuis  deux  ans  et  qui  vont  ne  plus 
l'être.  Le  bienfait  reste  pour  le  pays  tout  entier,  dont  toutes  les  résolu- 
tions étaient  nécessairement  à  la  merci  de  cette  considération  souveraine 
de  la  présence  de  l'étranger,  —  qui,  à  vrai  dire,  ne  s'appartenait  pas 
à  lui-même,  et  qui  maintenant  du  moins  va  de  nouveau  s'appartenir 
après  avoir  chèrement  payé  de  son  sang  et  de  son  argent  ses  fautes  et 
ses  malheurs. 

Non,  sans  doute,  le  traité  qui  a  été  signé  l'autre  jour  à  Berlin  n'est 
ni  une  concession  gratuite  de  l'Allemagne,  ni  une  rentrée  bien  triom- 
phante de  la  France  dans  les  affaires  du  monde.  Ce  n'est  rien  de  sem- 
blable et  c'est  peut-être  mieux  que  cela  dans  la  condition  qui  nous  a 
été  faite,  à  un  certain  point  de  vue.  C'est  le  prix  du  travail,  de  l'hon- 
nêteté, du  bon  sens  résistant  à  toutes  les  excitations,  de  la  patiente  per- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  739 

sévérance  du  gouvernement  dans  une  œuvre  de  patriotisme  supérieure 
à  tous  les  intérêts  de  partis.  C'est  la  marque  de  ce  qu'il  y  a  toujours 
de  vivace  dans  ce  pays  si  cruellement  frappé.  Qu'on  mesure  un  instant 
en  effet  le  chemin  parcouru  depuis  nos  derniers  désastres,  qu'on  em- 
brasse d'un  regard  la  situation  qui  existait,  il  y  a  deux  ans,  à  pareille 
date,  et  cette  autre  situation  dont  le  traité  du  15  mars  est  la  rassurante 
et  saisissante  expression.  Il  n'y  a  là  ni  forfanterie  ni  excès  d'illusion, 
c'est  un  fait  éclatant  devant  lequel  les  étrangers  eux-mêmes  ne  laissent 
pas  de  s'arrêter  avec  quelque  surprise.  Au  sortir  de  la  guerre  étrangère 
et  de  la  guerre  civile,  la  France  était  évidemment  arrivée  à  une  de  ces 
extrémités  où  l'on  se  demande  si  une  nation  aura  un  lendemain,  si  elle 
pourra  se  relever.  Elle  n'a  point  désespéré  d'elle-même,  elle  a  coura- 
geusement accepté  tous  les  sacrifices  comme  toutes  les  obligations.  Le 
gouvernement  sorti  d'une  si  effroyable  crise  n'a  pas  plus  désespéré  que 
la  nation,  et  en  deux  ans  la  France  est  parvenue  à  reprendre  un  certain 
équilibre,  à  se  faire  estimer  des  peuples,  à  reconquérir  son  crédit;  en 
deux  ans,  elle  aura  payé  cinq  milliards  d'indemnité  à  l'Allemagne,  elle 
aura  eu  au  moins  cinq  autres  milliards  engloutis  dans  la  guerre,  et  en 
définitive  elle  aura  fait  face  à  tout  sans  manquer  à  un  seul  de  ses  en- 
gagemens,  sans  laisser  souffrir  ses  services  intérieurs,  sans  être  sérieu- 
sement exposée  à  des  crises  monétaires  ou  industrielles,  sans  que  la 
première  de  ses  valeurs  fiduciaires,  le  billet  de  banque,  ait  subi  la  plus 
légère  dépréciation.  La  France  aura  traversé  ces  épreuves  sans  fléchir, 
et  elle  touche  aujourd'hui  au  moment  où  elle  va  retrouver  la  plénitude 
de  son  indépendance,  la  liberté  complète  de  son  territoire  ! 

Certes  le  passé  garde  sa  grandeur,  et  M.  le  duc  de  Richelieu  a  mérité 
de  rester  dans  notre  histoire  comme  le  type  du  patriotisme  le  plus  élevé 
pour  s'être  dévoué  à  la  restauration  de  l'influence  française,  pour  avoir 
réussi  à  mettre  fin  en  1818  à  une  occupation  étrangère,  après  avoir  eu 
le  courage  en  1815  de  souscrire,  la  mort  dans  l'âme,  à  la  paix  la  plus 
cruelle.  Qu'on  l'observe  bien  cependant,  non  pour  diminuer  l'honneur 
de  M.  de  Richelieu,  mais  pour  rester  juste  envers  notre  temps  :  les 
désastres  de  1870  et  de  1871  ont  incomparablement  dépassé  de  toute 
façon  les  désastres  de  1815,  L'indemnité  infligée  à  la  France  au  lende- 
main de  la  dernière  guerre  a  été  bien  autrement  accablante  que  celle 
qu'on  réclamait  comme  rançon  des  guerres  du  premier  empire,  et,  tan- 
dis qu'à  la  suite  de  1815  il  fallait  trois  ans  pour  mettre  un  terme  à 
l'occupation  étrangère,  la  retraite  de  l'armée  prussienne  va  s'accomplir 
aujourd'hui,  trente  mois  après  la  paix  de  Versailles,  deux  ans  après  les 
fureurs  de  la  commune  à  Paris.  Franchement,  avouons-le,  quoiqu'on  ait 
trouvé  encore  le  moyen  de  s'égarer  et  de  s'épuiser  en  agitations  ou  en 
conflits  de  toute  sorte,  le  temps  n'a  pas  été  perdu,  puisqu'on  a  pu  arri- 
ver si  rapidement  à  désintéresser  nos  vainqueurs,  à  délivrer  nos  dépar- 


7Û0  RliVUE    DES    DEUX    MONDES. 

temens.  Et  voilà  pourquoi  le  traité  du  15  mars,  sans  pouvoir  effacer 
tous  les  maux  de  la  guerre,  sans  changer  les  conditions  impitoyables 
d'une  paix  dictée  par  la  conquête,  reste  une  œuvre  de  vigilante  et  pa- 
triotique réparation  faite  pour  toucher  la  France  en  lui  rendant  le  sen- 
timent de  sa  force,  en  la  faisant  reparaître  aux  yeux  de  l'Europe  et  du 
monde  comme  la  nation  qui  porte  toujours  en  elle-même  le  secret  des 
rajeunissernens  imprévus. 

M.  Thiers  a  eu  le  mérite  de  ne  se  laisser  détourner  par  rien  dans 
cette  œuvre  poursuivie  à  travers  toutes  les  diversions  de  la  politique  in- 
térieure, de  tout  subordonner  à  cette  considération  essentielle  et  inva- 
riable de  la  libération  du  territoire.  Depuis  qu'il  est  au  pouvoir,  on  le 
sent,  il  y  a  mis  sa  passion  et  son  dévoùment,  sa  dextérité  et  son  expé- 
rience. Quoi  qu'il  arrive  maintenant,  il  reste,  autant  que  cela  était  hu- 
mainement possible,  l'habile,  l'ingénieux  réparateur  des  désastres  qu'il 
avait  prévus  sans  pouvoir  les  épargner  à  la  France.  C'est  son  rôle  dans 
l'histoire,  dans  cette  phase  de  notre  histoire,  et  si  pendant  ces  deux  ans 
il  y  a  eu  pour  lui  des  devoirs  douloureux  à  remplir,  s'il  y  a  eu  plus 
d'une  fois  des  obligations  qui  ont  coûté  à  son  patriotisme,  il  peut  du 
moins  se  rendre  cette  justice,  qu'il  n'est  pas  responsable  de  ce  qui  a  pu 
affliger  la  France.  A  ceux  qui  seraient  tentés  de  l'accuser,  il  pourrait 
rappeler  ce  qu'il  disait  à  la  veille  de  la  guerre,  lorsqu'il  essayait  de  re- 
tenir cette  impétuosité  aveugle  qui  se  pfécipitait  au  combat  :  «  Quant  à 
moi,  je  suis  tranquille  pour  ma  mémoire,  je  suis  sCir  de  ce  qui  lui  est 
réservé  pour  l'acte  auquel  je  me  livre  en  ce  moment;  pour  vous,  je 
suis  certain  qu'il  y  aura  des  jours  où  vous  regretterez  votre  précipi- 
tation. ))  Une  dernière  compensation  bien  due  à  M.  le  président  de  la 
république  pour  sa  prévoyance  inutile  et  pour  les  pénibles  obligations 
qui  lui  ont  été  imposées  depuis,  c'était  de  pouvoir  signer  la  délivrance 
de  nos  provinces  ravagées  par  la  guerre  et  demeurées  temporairement 
aux  mains  de  l'étranger.  Il  y  a  réussi,  l'assemblée  a  déclaré  qu'il  avait 
«  bien  mérité  de  la  patrie,  »  et  elle  a  eu  certes  raison. 

Malheureusement  l'assemblée  ou  une  partie  de  l'assemblée  a  craint 
de  trop  grandir  M.  Thiers,  d'avoir  l'air  de  lui  décerner  des  «  apothéoses,  » 
comme  l'a  dit  M.  de  Larochejaquelein,  —  et  aussitôt  elle  s'est  fait  un 
devoir  de  s'adresser  à  elle-même  les  complimens  les  plus  empressés 
en  se  déclarant  «  heureuse  d'avoir  accompli  une  partie  essentielle  de 
sa  tâche.  »  Rien  de  mieux  assurément ,  puisqu'il  est  bien  clair  que 
l'assemblée  a  sa  part  dans  l'œuvre  commune.  Quel  danger  y  avait-il 
cependant  à  éviter  le  ridicule  de  s'adresser  des  complimens  à  soi- 
même  sur  une  négociation  qu'on  ne  connaissait  pas  la  veille?  Quel 
mal  y  avait-il  à  ne  pas  laisser  percer  de  méticuleuses  pensées  d'an- 
tagonisme là  où  il  n'y  avait  place  que  pour  une  entière  et  patriotique 
satisfaction,  à  faire  simplement  une  démarche  toute  simple?  Ah!  voilà 


REVUE.    CHRONIQUE.  74l 

justement  le  point  délicat,  voilà  où  les  partis  se  sont  rencontrés  de 
nouveau  sans  pouvoir  suspendre  une  seule  minute  leur  éternelle  guerre. 
Que  la  délivrance  du  territoire  ait  répondu  à  un  vœu  universel,  qu'elle 
n'ait  éveillé  qu'un  même  sentiment  de  joie  et  de  reconnaissance,  ce 
n'est  pas  douteux;  mais  aussitôt  ont  éclaté  en  quelque  sorte  les  ar- 
rière-pensées. Pour  les  uns,  la  libération  du  territoire,  c'était  la  disso- 
lution nécessaire,  inévitable  et  prochaine  de  l'assemblée;  pour  les 
autres,  il  y  avait  précisément  à  se  prémunir  contre  ce  danger  d'une  dis- 
solution trop  prompte,  à  prendre  position  en  déclarant  que  l'a'^semblée 
n'a  encore  accompli  qu'une  «  partie  de  sa  tâche,  »  et  c'est  ainsi  que  les 
partis  cherchent  leur  propre  intérêt  là  où  le  pays  ne  voit  que  ce  qui  le 
touche,  l'éloignement  de  l'étranger,  la  liberté  définitive  des  provinces 
occupées. 

Qu'en  sera-t-il  de  ces  calculs?  Évidemment  le  traité  du  15  mars,  en 
tranchant  la  première  de  toutes  les  questions,  la  question  de  l'intégrité 
nationale,  ce  traité  crée  pour  l'assemblée  une  situation  nouvelle.  Cette 
situation  d'ailleurs,  on  l'avait  prévue.  M.  Dufaure  l'avait  indiquée  dans 
la  discussion  de  la  loi  des  trente;  les  orateurs  de  la  droite  en  disaient 
assez  eux-mêmes  pour  laisser  voir  qu'ils  ne  se  méprenaient  pas  sur  la 
durée  possible  de  leur  mandat.  On  était  en  quelque  sorte  convenu  qu'à 
la  libération  du  territoire  il  viendrait  une  heure  où  l'assemblée  serait 
nécessairement  conduite  à  disparaître.  Cette  heure  est  venue  peut-être 
plus  tôt  qu'on  ne  s'y  attendait,  et  voilà  l'assemblée  mise  en  demeure  de 
prendre  un  parti,  de  s'interroger  elle-même  sur  ce  qu'elle  peut,  sur  ce 
qu'elle  doit  faire.  En  tout  cela,  bien  entendu,  il  ne  s'agit  pour  la  chambre 
ni  de  se  dissoudre  sous  la  sommation  injurieuse  des  pétitions  radicales, 
ni  de  mourir  à  jour  fixe,  ni  de  disparaître  obscurément  dans  quelque 
vote  de  hasard  ou  de  surprise  arraché  à  la  lassitude  irritée  des  partis. 
L'autorité  et  la  liberté  de  la  chambre  de  Versailles  restent  entières, 
elles  n'ont  d'autre  limite  que  le  sentiment  de  l'intérêt  national  et  de  la 
nécessité.  L'essentiel  est  de  ne  point  se  faire  illusion,  de  regarder  en 
face  cette  situation  qui  vient  d'être  créée,  et  dont  les  conséquences  vont 
maintenant  se  dégager  d'heure  en  heure:  Certainement  ce  grand  fait 
de  la  libération  prochaine  du  territoire,  qui  domine  tout  aujourd'hui, 
n'a  pas  une  simple  signification  matérielle;  il  ne  veut  pas  dire  unique- 
ment que,  le  jour  où  le  dernier  Allemand  aura  quitté  le  sol  français, 
tout  est  fini.  C'est  la  «  première  partie  »  de  la  tâche  de  l'assemblée, 
comme  on  l'a  dit,  ce  n'est  pas  la  seule. 

Quelle  est  donc  cette  seconde  partie  de  la  tâche  du  grand  pouvoir  par- 
lementaire sorti  des  entrailles  de  la  France  au  8  février  1871?  Quand 
on  y  réfléchit  un  peu,  la  mission  de  l'assemblée  dans  cette  seconde  et 
dernière  partie  de  son  existence  n'est  pas  difficile  à  définir,  elle  ressort 
de  la  nature  même  des  choses.  Qu'on  élargisse  ou  qu'on  resserre  à  vo- 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lonté  le  programme  des  travaux  parlementaires  dont  on  peut  avoir  en- 
core à  s'occuper,  la  question  n'est  pas  là  précisément.  Il  s'agit  avant 
tout  de  savoir  si  l'assemblée,  s' abandonnant  aux  passions,  aux  excita- 
tions, aux  ressentimens  des  partis  qui  s'agitent  dans  son  sein,  bravera 
le  danger  de  périr  elle-même  d'impuissance  en  laissant  la  France  livrée 
à  tous  les  hasards  de  la  crise  la  plus  périlleuse,  ou  si,  dominant  toutes 
les  considérations  secondaires,  toutes  les  passions  violentes,  elle  restera 
d'accord  avec  le  gouvernement  pour  sauvegarder  la  sécurité  du  pays, 
pour  préparer  un  système  de  transition  qui,  au  point  de  vue  intérieur, 
complète  cette  paix  étrangère  dont  le  traité  du  1 5  ma  rs  est  le  dernier 
mot. 

La  question  est  là  pour  le  moment,  elle  n'est  point  ailleurs.  En  réa- 
lité, l'assemblée  n'a  pas  trop  le  choix  d'une  politique  ;  elle  se  trouve  pla- 
cée entre  ce  qu'elle  ne  peut  pas  faire  et  ce  qu'elle  ne  veut  pas  laisser 
faire.  Ce  qu'elle  veut  certainement  empêcher,  c'est  qu'à  la  faveur  de 
l'incertitude  et  du  trouble  qui  peuvent  se  produire  dans  une  crise  d'é- 
lection le  radicalisme  ne  parvienne  à  s'emparer  du  pays  pour  le  préci- 
piter dans  des  convulsions  nouvelles.  Ce  qu'elle  ne  peut  faire  d'un  autre 
côté,  elle  le  sent  peut-être  plus  que  jamais,  c'est  la  monarchie.  Dès  lors 
la  voie  semble  toute  tracée;  elle  a  été  ouverte  en  quelque  sorte  par  cette 
loi  des  trente  qui,  à  la  veille  même  du  traité  de  libération  ,  indiquait 
les  moyens  ou  les  combinaisons  les  plus  propres  à  ménager  une  transi- 
tion pacifique,  à  créer  un  certain  ordre  régulier,  sans  engager  la  souve- 
raineté nationale,  dernier  et  unique  arbitre  des  destinées  de  la  France. 
Eh!  sans  doute  les  partis  ne  sont  pas  contens.  Les  opinions  extrêmes  ont 
marché  avec  ensemble  contre  cette  malheureuse  loi  des  trente,  qui  ne 
donnait  pas  raison  à  leurs  espérances  et  à  leurs  prétentions.  L'extrême 
droite,  il  faut  l'avouer,  est  particulièrement  en  ébuUition;  elle  ne  par- 
donne ni  au  gouvernement,  ni  même  aux  partisans  sensés  de  la  monar- 
chie, qu'elle  appelle  des  défeclionnaires  parce  qu'ils  se  sont  ralliés,  dans 
l'intérêt  de  la  paix  intérieure  de  la  France,  à  la  politique  de  modération 
dont  la  loi  des  trente  était  l'expression. 

Non  certes  l'extrême  droite  n'est  pas  contente,  et,  par  un  phénomène 
qui  n'a  rien  de  nouveau,  plus  elle  voit  diminuer  ses  chances  de  succès, 
plus  elle  s'irrite.  Que  M.  l'évêque  d'Orléans  ait  la  hardiesse  de  cher- 
cher à  éclairer  l'esprit  de  M.  le  comte  de  Chambord  sur  les  nécessités 
des  temps  modernes,  M.  l'évêque  d'Orléans  est  manifestement  un 
traître.  Aujourd'hui  c'est  M.  de  Falloux  lui-même  qui  ne  peut  trouver 
grâce  aux  yeux  de  ces  farouches  de  la  légitimité,  qui  forment  une 
sorte  de  démocratie  royaliste  révoltée  contre  ses  chefs.  M.  de  Falloux  a 
un  tort,  il  est  vrai,  il  ne  consent  pas  à  reconnaître  à  M.  le  comte  de 
Chambord  le  droit  de  désigner  pour  son  successeur  au  trône  de  France 
un  «  infant  d'Espagne  »  ou  bien  «  M.  le  duc  de  Parme,  »  ou  bien  encore 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  743 

le  «  prince  impérial  en  sa  qualité  de  filleul  de  Pie  IX;  »  il  ne  se  résigne 
pas  à  subir  le  joug  de  ceux  qui  «  s'arrogent  un  brevet  exclusif  de  fidé- 
lité aux  principes,  »  et  qui  courent  les  aventures  dans  une  voie  «  où  ils 
s'exaspèrent  vainement,  s'cloignant,  sans  retour  peut-être,  du  but  commun 
qu'ils  ont  déjà  tant  de  fois  compromis.  »  M.  de  Falioux  est  un  suspect! 
Naturellement  l'extrême  droite  voit  le  grand  obstacle,  l'ennemi  public 
dans  le  gouvernement,  dans  M.  Thiers  surtout.  Elle  n'a  pas  même  ob- 
servé une  trêve  d'un  jour  pour  la  libération,  elle  s'est  remise  aussitôt 
en  campagne,  et  la  voilà  livrant  bataille  pour  soutenir  une  pétition  du 
prince  Napoléon  réclamant  contre  le  décret  d'expulsion  dont  il  a  été  l'ob- 
jet l'automne  dernier.  Ce  qui  fermente  d'animosités,  de  préventions,  de 
ressentimens  dans  ce  camp  du  radicalisme  légitimiste,  on  a  pu  le  voir 
par  un  discours  de  M.  Fresneau,  qui  aspire  décidément  à  être  un  des 
excentriques  de  l'assemblée.  De  quoi  n'a  pas  parlé  M.  Fresneau?  Il  a 
parlé  d'Henri  IV,  de  Charles  VII,  de  la  maison  de  Savoie,  du  pape,  des 
dévotions  du  roi  Victor-Emmanuel,  de  la  duchesse  de  Berry.  Il  a  parlé  de 
tout  pour  ne  rien  dire,  et  il  n'a  réussi  qu'à  faire  le  plus  bizarre  salmi- 
gondis, auquel  M.  le  garde  des  sceaux  n'a  pas  cru  même  devoir  ré- 
pondre. 

Ce  n'est  point  malheureusement  M.  Fresneau  seul  qui  a  rompu  des 
lances  à  propos  du  prince  Napoléon.  Une  fraction  assez  considérable 
de  la  droite  modérée  elle-même  a  cru  devoir  s'engager  dans  cette 
étrange  affaire.  Le  rapporteur  de  la  commission,  M.  Depeyre,  a  jugé  né- 
cessaire de  déployer  une  chaleur  inusitée  de  conviction  et  d'éloquence 
pour  défendre  la  liberté  individuelle,  pour  réfuter  la  théorie  de  la  rai- 
son d'état,  et  on  ne  croyait  pouvoir  faire  moins  que  de  sauvegarder  les 
principes  par  un  ordre  du  jour  contenant  sinon  un  blâme  direct,  du 
moins  une  réserve  vis-à-vis  du  gouvernement.  On  a  trouvé  piquant  sans 
doute  de  faire  du  prince  Napoléon  un  héros  persécuté  de  la  liberté  in- 
dividuelle, mise  en  péril  dans  sa  personne.  Soit,  on  a  dit  certainement 
les  meilleures,  les  plus  honnêtes  choses  du  monde.  Et  après?  Que  si- 
gnifiait cette  discussion?  Où  était  la  nécessité  de  créer  une  apparence 
de  conflit,  de  laisser  peser  sur  le  gouvernement  uu  soupçon  d'arbitraire 
inutile?  S'il  s'agissait  de  défendre  la  liberté  individuelle,  le  gouverne- 
ment ne  mettait  point  un  tel  principe  en  doute.  Que  restait- il  donc?  Il 
restait  une  thèse  incontestée  de  droit  constitutionnel,  de  libéralisme, 
soutenue  à  propos  du  prince  Napoléon,  poliment  reconduit  à  la  frontière 
par  une  mesure  d'ordre  public!  On  ne  peut  pas,  dit-on,  laisser  entre 
les  mains  du  gouvernement  cette  arme  exorbitante  et  redoutable  du 
droit  d'expulsion  pour  simple  raison  d'état.  D'abord  la  raison  d'état  ne 
s'applique  pas  à  tout  le  monde,  la  mesure  d'expulsion  est  exceptionnelle 
parce  que  le  personnage  qu'elle  atteint  est  placé  lui-même  dans  une 
position  exceptionnelle,  et  un  pouvoir  gardien  de  la  sécurité  publique 
est  bien  obligé  dans  des  circonstances  rares  de  prendre  la  responsabilité 


7hh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  quelque  acte  de  vigilante  prévention.  Si  le  pouvoir  n'a  point  ce  droit, 
il  est  conduit  à  le  demander,  et  c'est  ce  qu'a  fait  M.  Dufaure  en  présen- 
tant une  loi  pour  l'avenir,  d'après  laquelle  les  membres  de  la  famille 
impériale  ne  pourraient  voyager  ou  séjourner  en  France  sans  une  auto- 
risation administrative;  mais  de  plus  est-ce  bien  sérieux  de  déployer  de 
telles  sévérités  et  de  tels  ombrages  à  l'égard  d'un  gouvernement  qui 
n'est  que  le  délégué  de  l'assemblée,  qui  agit  sans  cesse  sous  les  yeux 
de  l'assemblée,  qui  ne  peut  accomplir  un  acte  sans  en  rendre  compte 
au  pouvoir  parlementaire  deux  heures  après,  comme  le  disait  un  jour 
M.  Thiers,  et  qui  ne  décline  aucune  de  ses  obligations?  C'est  là,  conve- 
nons-en, un  scrupule  assez  exagéré, et  qui  devient  véritablement  étrange 
lorsqu'il  s'agit  de  s'en  faire  une  arme  ou  un  moyen  d'accusation  contre 
le  gouvernement  actuel  au  profit  d'un  prince  de  l'cuipire.  Le  2  dé- 
cembre ou  un  des  bénéficiaires  du  2  décembre  défendant  la  liberté  in- 
dividuelle contre  M.  Thiers  ou  M.  Dufaure,  oui,  le  spectacle  est  curieux! 
Heureusement  la  droite  a  pu  soutenir  sa  thèse  libérale  sans  provoquer 
une  crise  qui  eût  été  la  conséquence  inévitable  d'une  défaite  du  gouver- 
nement. L'ordre  du  jour  pur  et  simple  demandé  par  M.  Dufaure  a  été 
voté.  Seulement  il  en  résulte  encore  une  fois  un  de  ces  déplacemens  de 
majorité  qui  rendent  tout  incertain,  qui  paralysent  la  création  ou  l'ac- 
tion de  cette  force  politique  dont  on  aurait  besoin  plus  que  jamais  au- 
jourd'hui pour  réaliser  jusqu'au  bout  les  mesures  de  préservation  qu8 
l'assemblée  doit  sanctionner  avant  de  disparaître  définitivement. 

Que  les  partis  extrêmes  saisissent  toutes  les  occasions  de  conflits, 
qu'ils  s'agitent  avec  leurs  regrets  ou  leurs  espérances  autour  de  la  si- 
tuation actuelle,  comptant  toujours  sur  un  imprévu  favorable  à  leurs 
desseins,  rien  n'est  plus  simple,  c'est  leur  habitude,  c'est  leur  tactique 
et  leur  éternel  penchant.  Évidemment  pour  la  majorité  sensée  de  l'as- 
semblée, pour  tous  les  hommes  modérés  des  opinions  diverses  qui  se 
partagent  la  chambre,  il  n'y  a  qu'un  système  de  conduite,  une  politique, 
et  cette  politique  consiste  à  s'affermir,  à  prendre  position  sur  le  terrain 
que  la  loi  des  trente  avait  créé!  Qu'on  y  songe  bien,  il  n'y  a  plus  main- 
tenant de  temps  à  perdre  en  fausses  opérations  ou  en  combinaisons  de 
fantaisie.  L'assemblée  va  prendre  des  vacances  de  six  semaines.  Lors- 
qu'elle reviendra,  les  problèmes  s'accumuleront  devant  elle,  et  seront 
de  plus  en  plus  pressans  à  mesure  qu'on  approchera  de  l'époque  de  la 
libération.  L'opinion,  plus  libre,  moins  préoccupée  de  la  présence  de 
l'étranger,  commencera  peut-être  à  s'émouvoir.  La  majorité  de  l'assem- 
blée, le  centre  droit,  le  centre  gauche,  tous  les  hommes  de  sens  poli- 
tique et  de  prévoyance  veulent-ils  que  tout  reste  livré  à  l'aventure?  Si 
l'on  s'épuise  en  luttes  stériles,  en  bruyantes  passes  d'armes,  en  conflits 
de  gouvernement,  le  résultat  est  malheureusement  inévitable.  On  ne  fera 
rien,  ou  du  moins  ce  qu'on  pourra  faire  se  ressentira  nécessairement  du 
trouble  et  de  la  confusion  des  esprits;  on  disputera  son  existence  au  mi- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  745 

lieu  de  toutes  les  querelles,  de  toutes  les  divisions.  L'assemblée  n'y  ga- 
gnera point  à  coup  sûr  en  crédit,  en  autorité;  elle  sera  exposée  à  épuiser 
ses  forces  pour  vivre  jusqu'au  bout,  et  on  arrivera  ainsi  aux  élections 
sans  avoir  rien  fixé,  sans  avoir  rien  organisé,  avec  des  pouvoirs  affaiblis 
par  toutes  les  contestations,  avec  des  partis  violemment  animés  les  uns 
contre  les  autres  et  un  pays  plein  de  perplexités.  Contre  ce  danger  pos- 
sible, le  vrai  préservatif,  c'est  de  s'inspirer  de  l'esprit  qui  a  produit  la 
loi  des  trente,  et  de  tirer  de  cette  combinaison  toutes  les  conséquences 
pratiques.  H  ne  s'agit  point  de  se  demander  si  c'est  un  idéal,  il 
s'agit  de  savoir  si  c'est  la  seule  chose  réalisable.  Eh  bien!  puisqu'on 
s'est  entendu  pour  tracer  ce  programme,  qui  consiste  en  une  loi  sur 
la  transmission  des  pouvoirs  publics,  la  constitution  d'une  seconde 
chambre,  la  réforme  da  la  loi  électorale,  pourquoi  ne  se  mettrait-on 
pas  à  l'œuvre  en  commun,  assemblée  et  gouvernement,  pour  exécuter 
ce  plan  avec  une  méthodique  et  sérieuse  résolution  ?  Pourquoi  ne  cher- 
cherait-on pas  à  dégager  des  condilions  de  vie  publique  qui  nous  sont 
faites  tout  ce  qu'elles  peuvent  contenir  de  garanties  et  de  force? 

De  quoi  est-on  préoccupé  en  définitive?  On  veut  épargner  au  pays  les 
périls  d'une  crise  provoquée  par  une  invasion  bruyante  du  radicalisme, 
qui  effectivement  serait  peut-être  à  craindre,  si  on  ne  faisait  rien.  C'est 
justement  contre  cette  invasion  du  radicalisme  que  les  mesures  prévues 
par  la  loi  des  trente  peuvent  devenir  efficaces.  On  rencontrera  sans 
doute  l'opposition  des  partis  extrêmes,  c'est  bien  aisé  à  prévoir.  Pour 
la  millième  fois  et  par  une  sorte  d'habitude,  les  radicaux  répéteront 
qu'on  va  porter  atteinte  au  suffrage  universel.  Nullement;  il  n'est  point 
question  d'attenter  au  suffrage  universel  et  de  recommencer  la  loi  du 
31  mai.  Tout  ce  qu'on  se  propose,  c'est  de  mettre  la  sincérité,  la  mora- 
lité et  la  vérité  dans  les  élections,  dans  la  pratique  du  suffrage  uni- 
versel. Là-dessus  l'entente  est  certainement  facile  entre  toutes  les  opi- 
nions sérieuses,  entre  la  majorité  et  le  gouvernement.  M.  Thiers 
lui-même  traçait  le  programme  à  suivre  sur  les  points  essentiels,  lors- 
qu'il disait  dans  la  commission  des  trente  :  «  Il  y  a  dans  le  suffrage 
universel,  tel  qu'il  est  organisé  aujourd'hui,  absence  complète  d'iden- 
tité et  aussi  de  garantie  morale;  nous  songeons  à  écarter  les  indi- 
vidus sans  aveu ,  ce  n'est  pas  une  atteinte  au  suffrage  universel. 
Ce  serait  une  atteinte,  si  on  excluait  les  citoyens;  mais  l'homme  sans 
aveu,  ce  n'est  pas  un  dois,  comme  disaient  les  anciens...  »  M.  ïhiers 
indiquait  aussi  comme  une  garantie  réelle,  sérieuse,  «  la  localisation  de 
l'élection,  l'élection  par  arrondissement.  »  Avec  une  loi  ainsi  faite,  s'in- 
spirant  de  cet  esprit,  toutes  les  opinions  peuvent  assurément  se  pro- 
duire; mais  l'élection  prend  immédiatement  ce  caractère  plus  sérieux 
qui  résulte  de  la  vérité,  delà  sincérité.  Les  autres  mesures  prévues  par 
la  loi  des  trente  peuvent  n'être  pas  moins  utiles  en  concourant  au  même 
but.  Gela  ne  peut  être  un  doute  aujourd'hui  :  lorsqu'on  en  viendra  à 


746  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

faire  la  loi  sur  l'organisation  et  la  transmission  des  pouvoirs  publics, 
M.  Thiers  a  personnellement  sa  place  marquée  d'avance  par  ses  ser- 
vices, par  la  popularité  qu'il  a  conquise  dans  le  pays.  La  libération  du 
territoire  consacre  une  fois  de  plus  son  titre  au  gouvernement;  mais 
M.  Thiers  lui-même,  avec  toutes  les  ressources  de  son  esprit,  peut  se 
trouver  désarmé  en  face  d'une  assemblée  unique  où  dominerait  une  ma- 
jorité passionnée,  emportée,  et  c'est  là  justement  que  trouve  son  rôle 
une  seconde  assemblée  qu'on  appellera  comme  on  voudra,  chambre  de 
contrôle,  chambre  de  résistance,  qui  dans  tous  les  cas  peut  être  une 
force,  un  appui  pour  le  pouvoir  exécutif.  Alors  M.  le  président  de  la  ré- 
publique n'est  plus  seul  avec  son  expérience,  avec  son  talent,  il  a  la 
loi  pour  lui,  et  avec  la  loi  le  concours  d'une  seconde  assemblée,  de 
sorte  que  ces  mesures  diverses  combinées  forment  un  programme  po- 
litique qui,  dans  les  conditions  où  nous  sommes,  peut  offrir  au  pays  de 
sérieuses  garanties,  auquel  toutes  les  fractions  modérées  de  l'assemblée 
actuelle  peuvent  s'attacher  avec  la  confiance  de  travailler  au  bien  public. 
C'est  à  cette  politique  de  patriotisme,  de  modération  et  de  libéra- 
lisme que  répond  après  tout  la  candidature  qui  vient  d'être  offerte  à 
M.  de  Rémusat  dans  les  élections  prochaines  de  Paris.  D'ici  à  peu  en 
effet,  le  scrutin  va  s'ouvrir  dans  un  certain  nombre  de  départemens  et 
notamment  à  Paris.  Le  nom  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères 
s'est  produit  avec  une  sorte  de  spontanéité.  Certes,  par  son  passé,  par 
son  esprit  comme  par  son  caractère,  M.  de  Rémusat  aurait  toute  sorte 
de  raisons  de  porter  ce  titre  de  député,  qu'il  a  pourtant  refusé  plus 
d'une  fois  depuis  deux  ans  par  une  sorte  de  coquetterie  d'homme  supé- 
rieur. Il  ne  peut  se  refuser  aujourd'hui  à  ceux  qui  ont  fait  choix  de 
son  nom,  il  ne  s'appartient  plus.  Associé  à  cette  négociation  qui  mettra 
fin  à  l'occupation  étrangère,  il  est  d'abord  le  candidat  naturel  de  la 
libération  du  territoire.  En  outre  il  représente  certainement  l'esprit 
conservateur  le  plus  libre  de  préventions  routinières  et  l'esprit  libé- 
ral le  plus  dégagé  d'illusions  et  le  boursouflure.  Enfin  ce  qui  achève 
de  donner  sa  couleur  et  son  caractère  à  la  candidature  de  M.  de  Rému- 
sat, c'est  qu'elle  rencontre  l'opposition  des  radicaux.  Eh  bien  !  soit,  il 
vaut  mieux  qu'il  en  soit  ainsi;  seulement  les  radicaux  jouent  une  grosse 
partie,  ils  proposent  aux  Parisiens  de  voter  contre  l'homme  qui  vient 
de  mettre  tous  ses  soins  à  la  délivrance  du  sol,  et  qui  est  un  des  plus 
éminens  libéraux  de  son  temps,  sans  compter  qu'il  serait  curieux,  si 
cela  ^ait  possible ,  de  voir  le  candidat  radical  triompher  de  M.  de  Ré- 
musat dans  la  ville  qui  s'est  appelée  et  qui  est  toujours  sans  doute  la 
capitale  du  peuple  le  plus  intelligent  et  le  plus  spirituel  du  monde. 

Cette  génération  si  brillante  et  si  forte  à  laquelle  appartient  ^L  de 
Rémusat  comme  M.  Thiers  a  joué  un  grand  rôle  dans  notre  France  con- 
temporaine. Elle  a  déjà  perdu  en  chemin  plus  d'un  de  ses  représentans, 
et  elle  vient  de  perdre  ces  derniers  jours  encore  un  homme  dont  le  nom 


RETDE.    —  CHRONIQUE.  747 

est  deux  fois  illustre  dans  les  lettres,  dans  les  études  historiques. 
M.  Amédée  Thierry,  qui  vient  de  mourir,  était  par  la  sûreté  de  sa  science, 
par  l'éclat  de  son  talent,  le  digne  émule  de  son  frère  Augustin  Thierry. 
Ses  études  sur  les  Gaulois,  sur  Attila,  sur  saint  Jérôme  n'étaient  pas  seu- 
lement des  œuvres  d'une  érudition  exacte  et  profonde,  elles  avaient  la 
couleur  et  la  vie.  Nul  mieux  que  M.  Amédée  Thierry  n'a  su  ranimer  le 
passé;  il  était  de  la  race  des  grands  historiens,  et  son  talent  a  trop  sou- 
vent illustré  ces  pages  pour  qu'on  oublie  de  longtemps  et  cette  posté- 
rité de  belles  œuvres  et  le  vide  qu'il  laisse  parmi  nous.  Les  malheurs 
du  pays  l'avaient  profondément  atteint  dans  ces  dernières  années,  et  il 
est  mort  vaincu  par  les  événemens  encore  plus  que  par  l'âge,  quoique 
ayant  gardé  jusqu'au  bout  toute  la  vigueur  de  l'esprit.  M.  Caro  s'est 
chargé,  au  nom  de  la  Revue,  de  lui  payer  sur  sa  tombe  l'hommage  d'un 
souvenir  fidèle.  Les  hommes  comme  M.  Amédée  Thierry  ne  se  rempla- 
cent pas  aisément  dans  les  lettres.  C'est  aux  jeunes  esprits  de  la  France 
nouvelle  de  recueillir  ces  traditions  de  travail  et  de  forte  science. 

L'Autriche  parlementaire  est  absorbée  dans  la  réforme  électorale 
qu'elle  vient  d'entreprendre.  C'était  un  des  points  essentiels  de  la  po- 
litique du  cabinet  cisleilhan  présidé  par  le  prince  Auersperg.  Il  s'agis- 
sait de  substituer  le  régime  de  l'électorat  direct  au  régime  de  l'élection 
des  membres  du  Reichsrath  par  les  diètes  provinciales.  Sans  doute, 
même  dans  le  projet  ministériel,  ce  n'était  pas  encore  l'élection  toute 
simple  par  circonscription  et  selon  le  chiffre  de  la  population ,  c'était 
l'élection  par  groupes  d'intérêts,  par  villes,  par  corporations.  Telle  qu'elle 
était,  cette  réforme  ne  laissait  pas  de  soulever  des  difficultés  assez 
graves.  Le  ministère  Auersperg  n'avait  pas  seulement  à  se  débattre  avec 
la  Bohême  et  d'autres  provinces  retranchées  depuis  longtemps  dans 
une  abstention  invariable;  il  avait  à  se  concilier  les  Polonais,  il  a  longue- 
ment négocié  avec  eux,  il  a  même  appelé  à  Vienne  le  lieutenant  de 
l'empereur  en  Galicie,  le  comte  Goluchovv^ski,  pour  suivre  ces  négocia- 
tions. On  faisait  luire  aux  yeux  des  Polonais  toute  sorte  de  garanties 
pour  leur  autonomie,  pour  leur  nationalité;  on  leur  demandait  tout  au 
moins  de  ne  pas  quitter  le  Reichsrath,  car  on  craignait  que  la  réforme 
électorale  n'échouât  faute  d'un  nombre  suffisant  de  votans.  Les  Polonais, 
sans  admettre  le  système  de  l'élection  directe,  dans  lequel  ils  voient  un 
moyen  de  prépondérance  pour  le  centralisme  allemand  et  une  menace 
pour  eux  en  Galicie,  les  Polonais  ne  se  montraient  pas  cependant  intrai- 
tables, ils  voulaient  seulement  qu'on  ne  se  bornât  pas  à  des  promesses, 
que  le  ministère  s'engageât  au  sujet  de  leurs  franchises.  On  n'a  pas  pu 
s'entendre,  puisqu'au  dernier  moment  les  Polonais  se  sont  retirés  du 
Reichsrath  sans  vouloir  prendre  part  à  la  discussion  et  au  vote  de  la  loi 
électorale.  La  réforme  n'a  pas  moins  été  votée.  Il  reste  cependant  à  sa- 
voir ce  que  deviendra  ce  régime  nouveau  appliqué  à  des  provinces  ré- 
sistantes, accoutumées  depuis  longtemps  à  une  vraie  sécession,  imbues 


7^8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

du  plus  vivace  esprit  de  fédéralisme.  C'est  une  expérience  qui  ne  lais- 
serait pas  d'être  dangereuse,  si  l'Autriche  n'était  habituée  à  vivre  au  mi- 
lieu de  toutes  ces  intimes  complications.  en.  de  mazade. 


LES    THEATRES. 

COMiiuiK-FKANÇAiSE,  reprise  de  Dalila.  —  Gvmnask,  Andréa,  par  M.  Victorien  Sardou. 

Il  y  a  maintenant  vingt  ans  que  Dalila  a  vu  le  jour,  et  plus  de  quinze 
que  cette  pièce  charmante  et  célèbre  a  été  représentée  pour  la  première 
fois  sur  la  scène  du  Vaudeville,  à  laquelle  le  Théâtre-Français  Ta  em- 
pruntée au  commencement  de  1870.  Applaudie,  acclauiée  en  1857,  elle 
n'a  pas  eu  moins  de  succès  lorsqu'elle  a  fait  son  apparition  sur  la  pre- 
mière scène  française.  On  vient  de  la  reprendre,  dans  l'espoir  peut-être 
de  la  faire  entrer  défmitivement  dans  le  répertoire  courant  de  la  Co- 
médie-Française, caria  reprise  est  entourée  d'un  luxe  de  mise  en  scène 
inusité  qui  respire  la  confiance.  Aux  yeux  de  la  critique,  Dalila  est  tou- 
jours la  plus  fortement  conçue  et  la  plus  parfaite  parmi  les  œuvres  de 
celui  que  l'on  pourrait  appeler  l'héritier  bénéficiaire  de  l'école  roman- 
tique; elle  mérite  de  rester  et  elle  restera,  car  elle  est  faite  de  passion, 
de  passion  ardente  qui  demeure  éternellement  vraie  et  qui  est  de  tous 
les  temps.  C'est  l'histoire  d'un  cœur  brisé  au  seuil  de  la  vie  parce  qu'il 
a  dédaigné  le  bonheur  tranquille  du  foyer  pour  courir  après  le  mirage 
d'un  amour  tout  de  feu  et  de  flammes.  Cette  donnée  simple  et  pathé- 
tique est  développée  avec  une  grâce  et  une  force  singulières,  et  la  tra- 
gédie bourgeoise  se  transforme  peu  à  peu  en  drame  romanesque.  La 
paix  qui  régnait  dans  l'aimable  intérieur  du  vieux  musicien  Sertorius  a 
été  troublée  par  son  élève  favori,  un  artiste  de  génie  qu'un  mécène  mé- 
lomane a  découvert  parmi  les  chevriers  dalmates,  et  dont  il  a  fait  en 
peu  d'années  un  maestro  célèbre.  Quand  le  chevalier  Carnioli  s'aperçoit 
que  Roswein  aime  la  fille  de  Sertorius,  la  blonde  .Marthe,  et  qu'il  est  en 
train  de  s'enterrer  dans  ce  bonheur  bourgeois,  il  le  pousse  dans  les 
bras  d'une  dangereuse  sirène  qui  devra  tremper  cette  âme  au  feu  de  la 
passion.  La  princesse  Léonora  ne  s'acquitte  que  trop  bien  de  la  mission 
dont  elle  a  été  chargée  à  son  insu  :  au  bout  de  peu  de  mois,  nous  re- 
trouvons le  naïf  maestro  malade  d'un  coup  d'épée,  crachant  le  sang, 
l'ombi'c  de  lui-même  et  le  jouet  des  cruels  caprices  de  la  femme  qui 
s'est  emparée  de  lui.  Trop  tard  Carnioli  arrive  pour  l'arracher  à  sa  perte; 
la  princesse  le  domine  jusqu'au  moment  oîi,  lassée,  elle  le  ciiasse.  Em- 
busqué sur  la  grand'route  pour  la  tuer,  il  arrête  une  voiture  dans  la- 
quelle il  croit  qu'un  rival  emmène  la  princesse  :  c'est  son  vieux  maître 
Sertorius  qui  emporte  le  corps  de  sa  fille  morte  de  chagrin.  André  Ros- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  7â9 

wein  expire  sous  les  yeux  de  son  protecteur  pendant  qu'au  loin  on  en- 
tend la  princesse  chanter  une  gaie  chanpon.  Dans  la  manière  dont  l'ac- 
tion se  noue  et  se  dénoue,  rien  d'arlificiel  ni  d'invraisemblable,  si  ce 
n'est  peut-être  Tamour  soudain  de  Roswein  pour  la  princesse,  amour 
qui  naît  d'un  regard  fatal;  mais  ces  coups  de  foudre  ne  sont  pas  sans 
exemple.  Tout  se  déroule  donc  avec  la  logique  imperturbable  des  situa- 
tions vraies  qui  résultent  du  conflit  des  passions  humaines,  et  la  fin  tra- 
gique des  deux  êtres  faibles  que  le  destin  doit  broyer  sous  les  roues  de 
son  char  est  déjà  contenue  dans  les  complications  qui  se  produisent  au 
début  de  l'aciion. 

C'est  ici  toutefois  que  l'interprétation  des  rôles  peut  compromettre  la 
logique  intérieure  de  l'action  dramatique.  Ce  jeune  maestro,  qui  s'éva- 
nouit presque  en  se  trouvant  pour  la  première  fois  en  présence  de  Léo- 
nora,  c'est  évideuiment  un  être  frêle,  nerveux,  délicat.  M.  Febvre  n'a 
guère  le  ph\sique  de  l'emploi  :  carré  des  épaules,  avec  ses  traits  éner- 
giques et  sa  voix  fortement  timbrée,  ce  n'est  pas  sans  une  certaine  in- 
crédulité qu'on  le  voit  se  pâmer  d'émotion  devant  la  grande  dame  à 
laquelle  il  rapporte  son  mouchoir.  Cette  disparate  fait  sentir  davantage 
ce  qu'il  y  a  d'un  peu  suranné  dans  les  regrets  que  semble  appeler  la 
précoce  stérilité  de  ce  génie  musical;  on  se  refuse  à  verser  des  larmes 
sur  les  chansons  avortées  de  ce  robuste  jeune  homme  et  sur  ses  opéras 
restés  dans  les  limbes.  On  en  a  tant  fait! 

M""^  Sarah  Bernhardt,  qui  a  cru  pouvoir  aborder  le  rôle  de  Dalila  après 
M'i<^  Fargueil  et  M"«  Favart,  n'a  trouvé  ni  les  accens  âpres,  mordans, 
métalliques,  de  la  première,  ni  les  éclats  de  passion  de  la  seconde;  elle 
est  restée  la  plupart  du  temps  au-dessous  de  sa  tâche.  C'est  une  personne 
frêle,  gracieuse,  élégante,  qui  nous  charme  dans  les  rôles  tendres  et  qui 
sait  lancer  une  impertinence  à  ravir;  mais  ses  moyens  la  trahissent  lors- 
qu'il s'agit  d'exprimer  l'énergie  d'une  passion.  Ce  débit  sec,  dur,  mar- 
telé, parfois  affecté,  ne  trahit  pas  la  férocité  féline  de  la  femme  qui, 
assouvie  et  indifférente,  déchire  sa  victime  en  la  caressant;  c'est  quel- 
que chose  de  moins  terrible  :  du  dépit,  de  l'ennui,  une  impatience  qui 
ne  prend  plus  la  peine  de  se  déguiser.  Dans  la  scène  où  Dalila  joue  à 
son  niais  maestro  la  comédie  du  repentir,  on  ne  sent  peut-être  pas  assez 
que  ces  tirades  n'ont  d'autre  but  que  de  l'empêcher  de  quitter  la  prin- 
cesse le  premier.  M"^  Bernhardt,  qui  en  somme  ne  manque  pas  de  ta- 
lent, réussirait  peut-être  à  se  faire  accepter  dans  ce  rôle  difficile,  si  elle 
se  décidait  à  le  jouer  avec  beaucoup  plus  de  simplicité,  sans  cette  rai- 
deur affectée  et  sans  forcer  la  voix  à  tout  propos. 

M"''  Croizette,  qui  a  quelque  peine  pour  nous  représenter  une  blonde 
fille  du  nord,  s'est  tirée  à  son  honneur  du  rôle  de  Marthe.  M.  Maubant, 
dans  le  rôle  de  Seriorius,  a  bien  su  rendre  la  bonhomie  sereine  du  vieil 
artiste,  que  Lafontaine  en  1870  faisait  trop  génial  (après  avoir  créé  en 
1857  le  rôle  de  Roswein);  cependant  on  pouvait  le  trouver  un  peu  so- 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lennel  dans  les  scènes  du  commencement.  Quant  à  M.  Dressant  (Car- 
nioli),  il  faut  regrelter  que  cet  artiste  si  distingué  joue  ses  rôles  avec 
une  indolence  de  plus  en  plus  marquée. 

Malgré  les  défauts  trop  visibles  de  l'interprétation  actuelle,  le  drame 
de  M.  Octave  Feuillet  a  été  accueilli  avec  une  faveur  méritée.  Ce  beau 
et  pur  langage  n'a  point  perdu  son  pouvoir  de  séduction  sur  un  public 
habitué  depuis  des  années  à  des  mets  plus  épicés.  Quelle  distance  à  fran- 
chir pour  passer  de  Dalila  à  cette  Andréa,  que  M.  Victorien  Sardou  vient 
de  donner  au  Gymnase,  maintenant  qu'elle  a  fait  sans  accident  le  tour 
de  l'Amérique!  Comme  il  nous  faut  brusquement  quitter  les  hauteurs 
oîi  habite  l'idéal  !  Et  pourtant,  à  tout  prendre,  comme  le  disait  un  des 
critiques  les  plus  fins  de  notre  temps,  «  lorsqu'on  peut  laisser  sommeiller 
son  jugement,  on  y  trouve  quelque  plaisir.  »  M.  Sardou  nous  offre  une 
succession  de  jolies  scènes  qui  intéressent,  pourvu  qu'on  ne  se  demande 
pas  en  quoi  elles  sont  nécessaires  à  l'action,  et  qui  donnent  à  de  très 
bons  acteurs  l'occasion  ou  le  prétexte  de  débiter  un  dialogue  générale- 
ment fort  spirituel  qui  est  en  harmonie  parfaite  avec  le  décor  et  les  cos- 
tumes. Dans  Andréa  d'ailleurs,  le  dialogue  et  les  jeux  de  scène  ne  font 
pas  tous  les  frais  de  la  soirée.  M.  Sardou  sert  à  son  public  blasé  l'inté- 
rieur d'une  loge  de  danseuse  oij  l'on  voit  la  célèbre  Stella  changer  de 
costume  et  faire  des  ronds  de  jambe  sous  les  yeux  d'une  rivale  déguisée 
en  couturière,  dont  le  mari  pendant  ce  temps  monte  la  garde  devant  la 
porte  fermée,  —  puis  le  cabinet  d'un  préfet  de  police  où  se  succèdent  à 
une  heure  avancée  de  la  nuit  les  jolies  visiteuses  voilées  qui  viennent 
implorer  la  manus  militaris,  le  bras  séculier  de  l'autorité, — enfin  une 
cellule  de  fou  avec  une  douche  d'eau  froide  qui  part  quand  le  locataire 
du  lieu  essaie  d'ouvrir  la  porte  pour  s'échapper. 

Avec  tant  d'élémcns  de  succès,  —  n'oublions  pas  la  scène  où  Andréa, 
conseillée  par  le  spirituel  préfet,  emploie  les  grands  moyens  pour  sé- 
duire son  mari,  véhémentement  soupçonné  de  vouloir  partir  pour  Bu- 
charest  en  compagnie  de  la  célèbre  danseuse,  —  avec  des  élémeus  de 
succès  si  nombreux  et  si...  solides,  on  ne  saurait  douter  d'une  longue 
série  de  représentations  fructueuses.  Mais  l'intrigue?  demandez-vous. 
Voici  M"«  Fromentin  en  costume  d'Espagnole  rouge  et  or  que  son  bar- 
num  américain  va  présenter  à  ses  fanatiques  dans  un  souper  de  deux 
cents  couverts  improvisé  après  la  représentation  d'adieu.  Mais  la  logique? 
Voici  M"«  Pierson  qui  dans  un  frais  et  coquet  déshabillé  de  soie  rose  va 
essayer  le  pouvoir  de  ses  charmes  sur  son  ingrat  mari,  dont  la  froideur 
impardonnable  a  presque  révolté  le  public.  Mais  le  dénoûment?  Voici  le 
rideau  qui  tombe  sur  une  réconciliation  opérée,  toujours  à  une  heure 
avancée  de  la  nuit,  sur  le  seuil  d'une  chambre  à  coucher. 

Si  on  laisse  reposer  son  jugement,  on  peut  en  effet  y  prendre  plaisir. 
11  y  a  dans  la  pièce  de  M.  Sardou  des  scènes  lestement  menées  et  jouées 
avec  beaucoup  d'entrain  et  de  finesse  par  M.  Landrol  (le  directeur  de  la 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  751 

police  de  Vienne),  par  M"<=  Pierson  (Andréa),  M'"«  Fromentin  (Stella), 
M"«  Angélo  (la  baronne  Thécla).  11  faut  louer  surtout  le  troisième  acte, 
—  ou  le  troisième  tableau,  car  la  pièce  se  déroule  en  six  tableaux,  — qui 
nous  transporte  chez  le  directeur  de  la  police.  C'est  d'abord  la  baronne 
Thécla  qui  vient  faire  appel  au  pouvoir  discrétionnaire  du  préfet,  parce 
qu'elle  se  trouve  sous  le  coup  d'une  audacieuse  tentative  de  chantage. 
En  sortant  de  sa  loge  à  l'Opéra,  au  bras  de  son  mari,  elle  y  a  oublié 
à  dessein  son  manchon,  où  elle  avait  caché  un  billet  à  l'adresse  du  fa- 
meux général  Gracovers,  —  un  ami  du  baron.  Le  général,  averti  par 
elle,  est  retourné  dans  la  loge,  mais  il  n'a  pu  trouver  le  manchon.  Le  len- 
demain, une  missive  anonyme  somme  la  baronne  de  racheter  sa  lettre, 
si  elle  ne  veut  pas  qu'elle  soit  [vendue  au  mari.  Heureusement  le  bon 
préfet  a  sous  la  main  le  dossier  du  général,  —  ses  états  de  service I 
s'écrie  avec  une  adorable  candeur  la  baronne,  dont  le  général  a  su  ga- 
gner le  cœur,  comme  Othello  celui  de  Desdémone ,  par  le  récit  de  ses 
exploits  guerriers.  La  baronne  en  sera  quitte  pour  la  peur,  a  Je  regrette 
de  perdre  le  général,  dit  le  préfet;  il  me  rendait  des  services...  Bah!  il 
les  rendra  ailleurs.  »  Et  la  baronne,  qui  n'en  était  encore  qu'à  son  pre- 
mier rendez-vous,  jure  qu'elle  n'écrira  plus...  une  autre  fois!  Elle  est 
à  peine  partie  que  la  comtesse  Andréa  arrive  à  son  tour.  Après  deux  ans 
de  mariage,  son  mari  la  néglige  déjà,  et  le  hasard  lui  a  fait  découvrir 
que  ce  dernier  s'est  attelé  au  char  triomphal  d'une  ballerine.  Elle  a 
trouvé  moyen  de  se  faire  conduire  dans  la  loge  de  Stella,  où  son  mari 
n'a  pas  tardé  à  lui  fournir  les  preuves  de  sa  culpabilité.  Il  n'est  toutefois 
coupable  que  d'intention,  car  Stella  jusqu'alors  l'a  su  tenir  à  distance 
respectueuse.  Cependant,  répondant  à  un  défi  de  la  jolie  couturière,  la 
danseuse  a  promis  à  celle-ci  qu'au  moindre  signe  d'elle  le  comte,  aban- 
donnant sa  femme,  la  suivra  elle-même  à  Bucharest,  et  elle  doit  partir 
dans  la  nuit.  Le  comte,  refoulant  ses  remords,  s'est  décidé  à  obéir. 
Voilà  ce  qui  amène  sa  femme  éplorée  chez  le  directeur  de  la  police,  qui 
trouvera  bien  un  moyen  quelconque  d'empêcher  la  fugue  du  mari.  Le 
directeur,  touché  de  voir  chez  lui  cette  rareté,  une  femme  qui  adore 
son  mari,  cherche  avec  la  comtesse;  il  la  questionne  pour  savoir  si  le 
comte  ne  prêterait  pas  le  flanc  par  quelque  délit...  Mais  non,  c'est  la 
perle  des  maris,  la  comtesse  se  fâche  à  ces  soupçons  injurieux.  Ce 
n'est  qu'un  pauvre  fou  égaré!  Voilà  le  trait  de  lumière;  le  directeur, 
qui  s'échauffe,  propose  aussitôt  de  le  faire  enfermer  pendant  vingt- 
quatre  heures  dans  une  maison  de  santé  sur  un  certificat  de  méde- 
cin... C'est  au  tour  de  la  comtesse  à  se  récrier,  et  le  directeur  d'in- 
sister. Enfin  il  propose  un  moyen  terme  :  la  comtesse  mettra  d'abord 
en  œuvre  ses  ressources  personnelles  pour  retenir  au  domicile  conjugal 
son  volage  mari,  qui  sans  doute  va  rentrer  chez  lui  avant  le  départ  du 
bateau  ;  si  contre  toute  attente  elle  ne  réussissait  pas,  si  le  comte  mal- 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gré  tout  s'échappait  de  ses  bras,  eli  bien!  deux  sbires  l'attendront  à 
la  porte  de  son  bôiel  avec  une  voiLure  fermée  pour  le  mener  en  lieu  sur; 
il  suffira  qu'elle  leur  donne  le  signal  en  approchant  une  bougie  de  la 
fenêtre  du  salon.  Ce  compromis  est  accepté;  un  mari  qui  par  hypothèse 
se  sera  montre  aussi  indigne  d'indulgence  autorise  les  procédés  les  plus 
violens  et  se  met  en  quelque  sorte  lui-même  hors  la  loi. 

Dans  l'acte  suivant,  on  le  voit  en  effet  rentrer  chez  lui  pour  faire  ses 
préparatifs  de  départ;  mais  il  tiouvo  sa  femme  sous  les  armes.  Elle  s'in- 
génie à  le  retenir  près  d'elle,  à  déjouer  toutes  ses  ruses,  elle  perce  à 
jour  ses  mensonges  maladroits.  Dans  cette  scène,  que  M"^  Pierson  joue 
avec  un  art  consommé,  le  rôle  du  mari  est  sacrifié.  M.  Landrol  y  montre 
trop  d'embarras;  c'est  l'écolier  pris  en  faute,  ce  n'est  pas  l'homme  du 
monde  qui  sait  mentir  avec  aisance.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  comte  est  dé- 
chu et  perdu  dans  l'esprit  des  spectateurs,  quand,  au  moment  où  on  le 
croit  maté  et  conquis,  il  trompe  la  vigilance  de  son  adorable  geôlier  pour 
s'enfuir  comme  un  voleur.  Tout  le  monde  approuve  Andréa  lorsque,  trou- 
vant la  cage  vide,  elle  donne  le  signal  aux  sbires  qui  attendent  en  bas. 
Les  deux  actes, —  ou  tableaux,  —  qui  suivent  ne  sont  plus  que  des  hors- 
d'œuvre.  Le  comte,  enfermé  dans  une  maison  de  santé,  profite  de  la  visite 
de  son  ami  Balthazar  pour  s'évader  sous  les  habits  de  cet  ami,  après  l'avoir 
roulé  sous  ses  couvertures;  —  c'est  une  scène  assaisonnée  de  gros  sel 
qui  s'est  égarée  du  Palais  Royal  au  Gymnase.  11  tombe  chez  lui,  poussé 
par  le  démon  de  la  jalousie,  car  le  jeune  Balthazar,  — qui  est  d'avis  qu'il 
faut  avertir  les  maris,  —  lui  a  fait  part  de  certaines  remarques  qui  lui 
font  craindre  que  sa  femme  n'ait  déjà  tenté  de  se  venger,  11  trouve  sa 
femme  seule,  —  son  frère  vient  de  la  quitter;  elle  lui  tient  d'abord  ri- 
gueur et  s'enferme  chez  elle,  lui  laissant  le  temps  de  revoir  comme  dans 
un  songe  certains  détails  de  leur  nuit  de  noces,  dont  le  souvenir  le 
touche  jusqu'aux  larmes.  Enfin  la  porte  s'ouvre,  comme  alors...  et  on 
pardonne  au  repentir  sincère. 

M.  Sardou  a  prodigué  dans  cette  pièce  ce  qui  peut  flatter  les  goûts 
d'un  public  qui  ne  demande  qu'à  êtrq.r^^.usé.  Veut-il  donc  renoncer  aux 
visées  plus  hautes  que  semblait  anncf'-'  r  Patrie?  L'émotion  serait-elle 
tarie  chez  lui?  Au  lieu  d'utiliser  les  dons  si  réels  et  si  brilians  qu'il  a 
reçus  pour  le  théâtre,  le  verrons-nous  se  cantonner  volontairement  dans 
ces  comédies  de  genre,  sans  unité  et  sans  cohésion,  qu'on  dirait  compo- 
sées d'accessoires?  Ce  sont  bien  souvent  les  acteurs  seuls  qui  sont  res- 
ponsables du  succès  facile  de  telles  œuvres. 


Le  directear-géranl,  C.  Buloz. 


'       7 


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LA  SUISSE 


ET   SA   CONSTITUTION 


On  Sî  rappelle  les  applaudissemens  unanimes  qui  accueillirent 
en  France,  il  y  a  un  an,  le  rejet  de  la  nouvelle  constitution  fédé- 
rale proposée  au  vote  du  peuple  suisse  par  le  conseil  national  et  le 
conseil  des  états.  Cette  vive  satisfaction  était  naturelle,  puisque 
ce  vote  était  considéré  comme  une  bataille  entre  l'influence  alle- 
mande et  l'influence  française,  et  puisque  M.  de  Bismarck  n'avait 
pas  fait  mystère  de  l'appui  qu'il  prêtait  aux  partisans  de  la  révi- 
sion. D'ailleurs  la  majorité  des  cantons  français  avait  voté  contre 
la  révision,  la  majorité  des  cantons  allemands  avait  au  contraire 
voté  pour  :  il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  que  le  rejet  de  la  ré- 
vision fût  envisagé  chez  nous  comme  une  défaite  pour  les  ambitions 
germaniques,  et  salué  comme  une  victoire  pour  l'indépendance  d'une 
nation  dont  les  intérêts  politiques  sont  liés  désormais  étroitement 
aux  intérêts  de  la  France. 

Il  y  a  certainement  du  vrai  dans  cette  appréciation  hâtive  des 
événemens  qui  se  passent  aujourd'hui  en  Suisse.  Le  parti  de  la  ger- 
manisation a  subi  l'année  dernière  un  échec  signalé.  Tout  ce  qui  re- 
tarde dans  ce  pays  la  destruction  de  l'autonomie  des  états  et  l'avé- 
nement  de  la  centralisation  unitaire,  tout  ce  qui  prolonge  le  maintien 
de  la  constitution  fédérale  peut  être  regardé  comme  une  mesure 
conservatrice  de  l'indépendance  nationale.  La  Suiss  j  n'est  pas  une 
nation  comme  une  autre,  et  dont  l'unité  soit  pour  ainsi  dire  maté- 
riellement garantie  par  la  similitude  de  la  langue,  de  la  race  ou 
des  lois  ;  son  indépendance  et  son  unité  nationales  tiennent  à  ses 
traditions  de  liberté,  à  ses  institutions  séculaires,  à  sa  constitution 
fédérative  elle-même.  Elle  proteste  par  son  existence  même  contre 
ce  principe  des  nationalités  dont  on  fait  un  si  dangereux  abus  de 

TOME  CIV.  —  15  AVRIL  1873.  48 


754  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'autre  côté  du  Rhin  quand  on  oppose  la  science  ethnologique  à  la 
volonté  des  populations.  La  Suisse  enfin  est  un  des  boulevards  de 
la  liberté  européenne  contre  cette  odieuse  politique  de  conquête 
qui  se  couvre  aujourd'hui  du  masque  des  idées  modernes,  et  qui  se 
vante  d'affranchir  les  peuples  au  moment  même  où  elle  les  op- 
prime. A  ce  point  de  vue,  il  est  permis  de  dire  que  le  rejet  de  la 
révision  de  la  constitution  fédérale  a  été  une  victoire  pour  le  parti 
français  et  une  défaite  pour  le  parti  allemand. 

Ce  serait  cependant  une  erreur  que  de  réduire  la- question  à  ces 
termes  simples,  et  de  ne  voir  dans  cette  crise  nationale  que  le  com- 
bat du  parti  allemand  avec  le  parti  français.  Ce  serait  même  une 
imprudence;  car  la  révision  de  la  constitution  fédérale  ne  sau- 
rait être  indéfiniment  ajournée,  et  elle  aura  toujours  pour  ré- 
sultat d'affaiblir  les  cantons  au  profit  du  pouvoir  central.  En  ce 
moment  môme,  les  chambres  fédérales  élues  depuis  le  rejet  de  la 
nouvelle  constitution,  et  composées  en  majeure  partie  de  révisio- 
nistes,  recommencent  lo  travail  de  leurs  devancières.  11  faut  bien 
reconnaître  que  le  plébiscite  de  l'année  dernière  n'a  rien  eu  d'irré- 
vocable et  de  décisif.  Beaucoup  de  causes  diverses  y  ont  contribué; 
beaucoup  d'opinions  et  d'intérêts  de  diverses  natures  se  sont  coalisés 
de  part  et  d'autre  peur  amener  ce  résultat.  Si  l'influence  allemands 
est  entrée  pour  quelqu3  chose  dans  l'entreprise  de  la  révision,  elle 
a  eu  pour  auxiliaires  une  foule  d'autres  influences  très  différentes  et 
très  peu  favorables  à  l'ambition  germanique.  Si  les  secrets  desseins 
du  cabinet  de  Berlin  s'accommodent  d'une  mesure  qui,  donnant  à  la 
Suisse  une  constitution  plus  unitaire,  la  prépare  pour  ainsi  dire  à  se 
laisser  entraîner  dans  le  mouvement  du  grand  corps  germanique, 
il  ne  faudrait  pas  s'imaginer  qu'aucun  dessein  pareil  entrât  dans  la 
pensée  des  auteurs  et  des  partisans  de  la  révision.  Lorsqu'ils  récla- 
maient la  centralisation  militaire,  l'unité  de  la  législation  civile  et 
commerciale,  le  mariage  civil,  l'extension  des  travaux  publics, 
l'abolition  des  privilèges  municipaux  et  des  entraves  mises  par  les 
institutions  locales  à  la  liberté  individuelle,  ils  s'inspiraient  au 
contraire  des  idées  les  plus  justes,  des  sentimens  les  plus  patrio- 
tiques, des  intérêts  vraiment  nationaux,  et  leur  seul  tort  était  de 
trop  se  hâter  dans  une  voie  encore  incertaine  et  périlleuse.  D'autre 
part,  l'esprit  sagement  conservateur  et  le  patriotisme  alarmé  de 
leurs  adversaires  s'unissaient,  pour  les  combattre,  à  beaucoup  d'opi- 
nions et  de  passions  moins  respectables,  ou  du  moins  absolument 
étrangères  à  la  lutte  du  patriotisme  helvétique  contre  les  menaces 
de  germanisation  que  le  projet  de  révision  pouvait  contenir. 

Ce  serait  donc  faire  une  grossière  injure  au  peuple  suisse  que  de 
supposer  que  les  250,000  suffrages  donnés  par  lui  au  projet  de  ré- 


LA   SUISSE   ET   SA   CONSTITUTION.  755 

vision  entendissent  se  prononcer  pour  une  annexion  à  l'empire 
d'Allemagne,  ou  même  pour  une  alliance  intime  qui  aurait  bientôt 
mis  le  gouvernement  fédéral  dans  la  dépendance  du  cabinet  prus- 
sien. Certes  il  entre  dans  les  calculs  de  l'Allemagne  de  pousser 
la  Suisse  à  renforcer  le  lien  fédéral  et  d'affaiblir  les  pouvoirs  can- 
tonaux, afin  d'augmenter  l'influence  des  grands  cantons  allemands 
et  protestans  au  détriment  des  petits  cantons  français  ou  catholi- 
ques. Elle  a  un  intérêt  visible  à  étouffer  la  vie  cantonale  et  à  grossir 
les  attributions  du  pouvoir  central,  afin  d'être  sûre,  en  mettant  la 
main  sur  lui,  de  mettre  la  main  sur  la  Suisse  entière;  elle  voudrait 
d'ailleurs  s'en  servir  pour  exécuter  pluspromptement  le  chemin  du 
Saint-Gothard  et  les  autres  grandes  entreprises  qui  doivent,  sui- 
vant elle,  mettre  la  Suisse  dans  la  main  de  l'Allemagne  et  des  capi- 
taux allemands.  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  dire  qu3  les  partisans 
de  la  révision  constitutionnelle  voulussent  nuire  à  l'indépendance  et 
à  l'autonomie  de  la  patrie  helvétique.  Beaucoup  d'entre  eux  n'étaient 
animés  au  contraire  que  du  désir  de  fortifier  cette  indépendance 
en  donnant  à  leur  pays  des  institutions  qui  missent  le  gouverne- 
ment fédéral  en  état  d'opposer  une  plus  grande  résistance  aux 
agressions  de  l'étranger.  La  réforme  militaire,  qui  occupait  le  pre- 
mier rang  parmi  les  m.esures  révisionistes,  n'avait  d'autre  but  que 
de  procurer  à  la  Suisse  une  armée  capable  de  la  défendre.  C'était 
le  voisinage  même  de  l'empire  d'Allemagne  et  son  ambition  déjà 
menaçante  qui  faisaient  sentir  à  bien  des  gens  le  besoin  de  concen- 
trer les  forces  fédérales  et  de  préparer  des  moyens  de  défense  qui 
fussent  en  proportion  avec  le  danger.  Depuis  la  dernière  guerre,  la 
Suisse  a  perdu,  comme  tous  les  états  neutres,  les  garanties  de  sé- 
curité qu'elle  trouvait  dans  l'équilibre  européen;  il  est  donc  natu- 
rel qu'elle  cherche  à  remplacer  ces  garanties  morales  par  d'autres 
garanties  plus  positives,  et  qu'elle  fasse  effort  sur  elle-même  pour 
se  mettre  en  état  de  suffire  à  sa  propre  défense.  Beaucoup-  de  Suisses 
peuvent  penser  ainsi  sans  être  pour  cela  de  mauvais  patriotes,  et 
sans  vouloir  livrer  leur  pays  à  la  domination  de  l'Allemagne. 

De  leur  côté,  les  conservateurs,  ceux  qui  persistent  à  repousser 
la  révision,  ou  qui  ne  veulent  l'admettre  qu'avec  de  grands  ména- 
gemens  pour  la  souveraineté  cantonale,  ont  fait  preuve  de  prudence 
et  de  sagacité  en  s' opposant  à  des  réformes  hâtives;  mais  il  ne  faut 
pas  s'imaginer  qu'ils  forment  un  parti  compacte.  Lorsqu'on  examine 
les  élémens  divers  qui  ont  concouru  au  plébiscite  de  l'année  der- 
nière, on  s'aperçoit  que  la  majorité  conservatrice  n'est,  comme  la 
minorité  elle-même ,  qu'une  coalition  passagère  et  probablement 
sans  lendemain.  Les  auteurs  de  la  révision  ayant  confondu  dans  un 
même  vote  les  questions  les  plus  différentes,  le  peuple  suisse  ne 


756  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

pouvait  pas  amender  leur  ouvrage;  il  ne  pouvait  que  l'accep+er  ou 
le  repousser  en  bloc,  et  ce  mélange  de  questions  diverses  a  donné 
lieu  à  des  mélanges  d'opinions  tout  à  fait  inattendus.  Les  alliances 
des  partis  ont  varié  d'un  canton  à  l'autre,  suivant  les  intérêts  et 
les  passions  des  localités.  Ici  les  conservateurs  ont  voté  pour  la  ré- 
vision; là  au  contraire  ils  l'ont  combattue.  Ici  les  radicaux  ont  re- 
poussé les  propositions  du  gouvernement  fédéral  comme  insuiïi- 
santes;  ailleurs  ils  les  ont  accueillies  comme  un  premier  pas  dans 
une  voie  où  ils  espéraient  s'engager  plus  avant.  Les  révisionistes 
ont  trouvé  un  appui  chez  les  membres  des  grandes  compagnies 
financières,  dans  le  parti  des  barons,  comme  on  les  appelle  à  Berne, 
et  dans  les  nombreux  intérêts  qui  se  groupent  autour  de  ce  parti. 
Les  anti-révisionistes  et  les  partisans  de  l'autonomie  cantonale  ont 
été  soutenus  de  leur  côté  par  les  clcricaux  de  toutes  les  confes- 
sions, catholiques  ou  protestans  arriérés,  opposés  au  mariage  civil 
ou  à  la  proclamation  de  la  liberté  de  conscience,  par  les  bourgeoi- 
sies municipales  jalouses  de  leurs  privilt^^ges,  enfin  par  les  socia- 
listes affiliés  à  l'Internationale,  qui  forment  en  Suisse  un  parti  nom- 
breux, et  qui  ont  rejeté  la  révision  afin  de  la  refaire  eux-mêmes 
dans  un  sens  plus  radical.  Voilà  la  coalition  fragile  qui  a  donné  la 
victoire  au  parti  conservateur.  Il  est  évident  que  cette  coalition  ne 
saurait  longtemps  se  maintenir,  et  qu'elle  se  dissoudra  d'elle-même 
aussitôt  qu'un  nouveau  projet  mieux  conçu  aura  remis  chaque 
question  à  sa  place  et  rendu  à  chaque  opinion  sa  liberté. 

On  ne  saurait  donc  tirer  de  conclusion  décisive  de  l'échec  éprouvé 
l'année  dernière  par  le  projet  de  révision.  Le  plébiscite  ou,  comme 
on  dit  en  Suisse,  la  votatîon  du  12  mai  s'est  faite,  à  certains 
égards,  au  milieu  de  la  plus  grande  confusion.  Beaucoup  de  ci- 
toyens ont  repoussé  la  révision  dans  son  ensemble,  parce  qu'ils  ne 
pouvaient  pas  en  distraire  telle  ou  telle  mesure  qui  blessait  spécia- 
lement leurs  intérêts  ou  leurs  convictions.  Beaucoup  d'autres  l'ont 
votée  sans  y  tenir,  par  crainte  de  s'opposer  inutilement  à  des  chan- 
gemens  inévitables,  et  de  troubler  la  paix  publique  sans  pouvoir 
rien  arrêter.  S'ils  l'avaient  emporté,  ils  auraient  été  bien  embar- 
rassés de  leur  victoire,  et  ils  ont  dû  éprouver  une  secrète  satisfac- 
tion de  leur  défaite.  D'autre  part,  la  majorité  obtenue  contre  le 
dernier  projet  de  révision  a  été  trop  minime  pour  qu'on  puisse  se 
flatter  de  la  retrouver  encore.  Déjà  les  élections  législatives  ont 
montré  les  progrès  faits  dans  l'opinion  par  l'idée  révisioniste,  et 
elles  ont  prouvé  que  le  vote  du  12  mai  dernier  était  plutôt  un  mal- 
entendu qu'une  fin  de  non-recevoir  irrévocable.  A  vrai  dire,  la  ré- 
forme de  la  constitution  fédérale  s'était  présentée  l'année  dernière 
sous  la  forme  d'une  intrigue  de  parti,  et  l'on  avait  employé,  pour  la 


LA   SUISSE    ET   SA   CONSTITUTION.  757 

faire  prévaloir,  des  moyens  d'intimidation  qui  ne  pouvaient  convenir 
au  peuple  suisse.  Après  avoir  prouvé  qu'ils  ne  se  laissaient  inti- 
mider par  les  menaces  d'aucun  parti,  les  hommes  sensés  de  toutes 
les  opinions  doivent  maintenant  s'entendre  pour  apaiser  un  conflit 
regrettable  en  donnant  satisfaction  aux  légitimes  besoins  du  pays. 

I. 

Au  fond,  toute  cette  querelle  sur  la  révision  de  la  constitution 
fédérale  n'est  qu'un  incident  nouveau  de  la  lutte  éternelle  qui  règne 
dans  les  états  fédératifs  entre  la  centralisation  et  le  fédéralisme. 
C'est  toujours  un  moment  dangereux  pour  les  républiques  fcdéra- 
tives  que  celui  où  les  nécessités  des  temps  ou  l'état  de  l'opinion 
publique  les  obligent  à  modifier  le  pacte  d'union  sur  lequel  elles  re- 
posent, et  à  déplacer  plus  ou  moins  l'équilibre  des  pouvoirs.  Si  elles 
résistent  avec  trop  d'obstination  aux  besoins  ou  aux  idées  du  temps, 
elles  risquent  de  provoquer  des  révolutions  violentes.  Si  au  con- 
traire elles  y  cèdent  trop  vite,  et  si  elles  dépassent  la  mesure  des 
concessions  strictement  nécessaires,  elles  brisent  le  ressort  de  la 
vie  nationale  en  rompant  la  chaîne  des  traditions  qni  faisaient 
leur  force  et  leur  gloire.  La  confédération  suisse  traverse  en  ce  mo- 
ment une  de  ces  crises  périlleuses,  et  ses  difficultés  intérieures  em- 
pruntent une  gravité  plus  grande  aux  dangers  dont  la  menace 
l'état  présent  de  l'Europe. 

La  guerre  du  fédéralisme  et  de  la  centralisation  est  d»  jà  fort  an- 
cienne dans  ce  pays.  Si  elle  se  renouvelle  aujourd'hui  par  l'influence 
de  la  politique  allemande,  elle  a  commencé  à  l'époque  de  la  révo- 
lution française  sous  l'influence  des  idées  et  des  armes  de  la  France. 
Jusqu'à  cette  époque,  toutes  les  formes  de  gouvernement  vivaient 
pêle-mêle  dans  le  sein  de  la  confédération.  Aux  quatre  cantons 
pastoraux ,  qui  avaient  traversé  tout  le  moyen  âge  sans  subir  le 
joug  de  la  féodalité,  où  les  formes  de  la  démocratie  germanique 
primitive  s'étaient  maintenues  depuis  les  temps  les  plus  recalés, 
étaient  venus  se  joindre,  soit  par  conquête,  soit  par  alliance,  une 
foule  de  cités  et  de  territoires  où  régnaient  les  coutumes  féodales. 
La  Suisse  présentait  alors  sur  son  petit  territoire  des  échantillons 
de  tous  les  systèmes  politiques  et  de  toutes  les  espèces  de  société 
connues.  A  côté  de  la  démocratie  primitive  et  absolue,  des  sei- 
gneuries féodales,  des  principautés  ecclésiastiques,  telles  que  les 
évêchés  de  Porentruy,  de  Bâle,  de  Dissentis,  les  abbayes  d'Einsie- 
deln  et  d'Engelberg,  il  y  avait  des  républiques  nobles,  des  patri- 
ciats  municipaux,  comme  à  Berne,  Lucerne,  Soleure,  Schaffouse, 
où  la  haute  bourgeoisie  urbaine  tenait  son  livre  d'or,  comme  dans 


758  BEVUE  DES  DEDX  MONDES. 

les  républiques  italiennes,  où  le  droit  de  cité  était  un  privilège  de  la 
naissance,  où  le  gouvernement  appartenait  à  une  ai'istocratie  qui 
l'exerçait  par  un  sônat;  la  monarchie  elle-même  régnait  à  Neuf- 
cliâtel,  qui  appartenait  à  la  Prusse  tout  en  faisant  partie  de  la  con- 
fédération. H  y  avait  des  cantons  catholiques  fermés  aux  protestans 
et  des  cantons  protestans  fermés  aux  catholiques;  en  général,  la 
féodalité  ecclésiastique  régnait  dans  les  cantons  catholiques,  le 
protestantisme  au  contraire  était  la  religion  des  aristocraties  bour- 
geoises. Puis  il  y  avait  à  côté  des  cantons  et  dans  leur  dépendance 
des  territoires  soumis,  habités  par  des  populations  vassales,  que  les 
cantons  souverains  gouvernaient  despotiquement  par  des  baillis; 
on  les  appelait,  comme  chacun  sait,  les  bailliages.  Tels  étaient  les 
bailliages  italiens  soumis  aux  cantons  d'Uri  et  de  Schwytz,  et  qui 
sont  devenus  plus  tard  le  canton  du  Tessin;  Vaud  et  Argovie  n'é- 
tai  ;nt  eux-mêmes  que  des  territoires  gouvernés  par  l'aristocratie 
bernoise.  La  ville  de  Bâle  était  suzeraine  des  campagnes  environ- 
nantes. Appenzell  s'était  affranchi  dès  le  xv«  siècle  des  baillis  qui 
le  gouvernaient  au  nom  du  canton  de  Saint-Gall,  et  avait  pris 
place  dans  la  confédération  au  xvi*  siècle.  Presque  partout,  sauf 
dans  les  cantons  pastoraux,  les  paysans  des  campagnes  étaient 
serfs  et  sujets  des  bourgeois  des  villes,  qui  formaient  au-dessus 
d'eux  une  véritable  aristocratie  féodale.  Le  souvenir  en  est  resté 
vivant  jusqu'à  ce  jour,  et  la  plupart  des  rivalités  cantonales  n'ont 
pas  encore  d'autre  origine. 

Cependant  de  grandes  familles  militaires  s'étaient  formées  par- 
tout, même  dans  les  cantons  démocratiques,  dont  les  pauvres  habi- 
tans  faisaient  leur  industrie  du  métier  des  armes  et  s'engageaient 
comme  mercenaires  au  service  des  princes  étrangers.  Ces  familles, 
disposant  des  grades  dans  les  régimens  qu'elles  recrutaient  et  qui 
devenaient,  pour  ainsi  dire,  leur  propriété,  avaient  fini  par  acquérir 
sur  les  populations  voisines  une  autorité  quasi  féodale,  de  sorte  que 
l'aristocratie  s'était  glissée  dans  le  gouvernement  populaire  en 
même  temps'  que  la  démocratie  tendait  partout  à  s'affranchir  du 
joug  des  aristocraties  municipales.  C'était  encore  toute  la  variété  et 
toute  la  confusion  du  moyen  âge.  Quoique  le  traité  de  Westphalie 
eût  rompu  tout  lien  entre  la  confédération  et  l'empire  d'Allemagne, 
la  Suisse  était  bien  loin  d'être  une  république  au  sens  moderne  du 
mot,  et  elle  ressemblait  bien  plus  à  l'Italie  du  w"  siècle  qu'à  la 
France  de  1789  et  de  1792. 

L'exemple  de  la  révolution  française  exerça  sur  ce  pays  une  ac- 
tion profonde;  son  influence  se  fit  sentir  avant  même  qu'elle  n'eût 
éclaté.  Dès  avant  1789,  l'ancien  régime  était  menacé  en  Suisse 
comme  en  France.  Les  liens  féodaux  se  relâchaient,  les  populations 


LA    SUISSE    ET   SA   CONSTITUTION.  759 

vassales  aspiraient  à  l'indépendance,  les  classes  privées  de  droits 
politiques  commençaient  à  les  réclajner.  Vaud  s'était  déjà  révolté 
contre  Berne;  Bàle  s'était  soulevée  contre  son  évô]ue;  Genève  avait 
fait  une  révolution  démocratique  et  nommé  une  convention  natio- 
nale. Cependant  la  latte  se  prolongeait  entre  l'ancien  et  le  nouveau 
régime.  La  révolution  française  semblait  déjà  terminf''e  que  la  Suisse 
était  encore  plongée  dans  des  agitations  sans  cesse  renaissantes. 
Les  olignrqucs  et  les  unitaires,  comme  on  disait  alors  dans  la  langue 
de  la  révolution,  se  succédaient  au  pouvoir  avec  une  instabilité  dé- 
plorable, les  premiers  attachés  aux  anciennes  traditions,  aux  an- 
ciennes libertés  locales,  aux  anciens  privilèges  aristocratiques,  et 
hostiles  à  tout  projet  d'unification  révolutionnaire,  ks  autres  épris 
de  l'idéal  de  la  révolution  française  et  désireux  de  fonder  en  Suisse 
une  république  luie  et  indivisible  à  l'image  de  la  république  fran- 
çaise. Comme  de  raison,  c'étaient  les  unitaires  qui  invoquaient  avec 
le  plus  d'ardeur  le  secours  de  l'étranger.  Les  populations  vassales, 
longtemps  opprimées  par  leurs  voisines,  regard^iicnt  naturellement 
du  côté  de  la  France,  et  appelaient  à  grands  cris  son  intervention 
libératrice. 

On  sait  comment  le  directoire  et  le  consulat  usèrent  des  discordes 
intérieures  de  la  Suisse  pour  y  établir  leur  ascendant  et  pour  en 
faire  à  peu  près  la  conquête.  C'est  un  exemple  de  nature  à  faire 
réfléchir  les  partis  imprudens  qui  pourraient  être  encore  une  fois 
tentés  de  faire  intervenir  les  influences  étrangères  dans  le  règlement 
de  leurs  difficultés  intérieures,  et  qui  ne  craindraient  pas  de  con- 
tracter avec  telle  ou  telle  puissance  victorieuse  une  alliance  qui 
deviendrait  bientôt  une  véritable  sujétion.  Si  le  cabinet  prussien 
a  des  projets  de  conquête  sur  la  Suisse,  il  n'aura  pas  autre  chose  à 
faire  que  ce  que  faisait  la  première  république  française  à  l'époque 
même  où  elle  se  vantait  de  ne  soumettre  les  nations  que  pour  les 
mieux  affranchir.  Dès  1798,  le  directoire  profitait  des  querelles 
des  oligarques  et  des  unitaires  pour  occuper  le  pays  avec  une  ar- 
mée. Le  territoire  suisse  était  remanié  sous  l'influence  de  la  poli- 
tique française;  de  treize  cantons,  les  envoyés  du  directoire  en  fai- 
saient dix-neuf,  ou  plutôt  dix-huit,  car  le  Vahds,  qui  était  resté 
jusque-là  une  république  indépendante,  demeurait  aux  mains  de  la 
France  pour  payer  le  prix  de  son  intervention.  Les  bailliages  ita- 
liens, le  pays  de  "Vaud  et  le  pays  d'Argovie  étaient  élevés  à  la  di- 
gnité de  cantons  souverains.  Le  travail  d'unification  commençait 
sous  la  protection  de  nos  armées,  que  le  directoire,  à  court  d'ar- 
gent, trouvait  commode  de  faire  vivre  aux  dépens  d'un  pays  étran- 
ger, et  qui  en  profitaient  elles-mêmes  pour  rançonner  cruellement 
leurs  alliés. 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  parti  unitaire  exalté,  qui  comptait  sur  le  désintéressement  de 
la  France,  fut  profondément  déçu.  H  réclama  le  Valais,  dont  la 
France  refusa  de  se  dessaisir.  Il  voulut  procéder  à  l'entière  unifica- 
tion du  pays,  et  là  encore  il  rencontra  les  résistances  de  la  politique 
française,  intéressée  à  ne  pas  étouffer  les  querelles  qui  servaient  de 
prétexte  à  son  intervention.  La  diète  fut  cassée  par  ordre  du  gou- 
vernement fiançais;  une  nouvelle  constitution  fut  mise  en  vigueur 
le  29  mai  1801.  Elle  instituait  un  sénat  de  vingt-cinq  membres, 
qui  devait  nommer,  sous  le  nom  de  jp<'/27  conseil,  un  pouvoir  exé- 
cutif composé  de  sept  membres,  et  un  premier  magistrat  nommé 
le  landamman.  Bientôt  le  landamman  Reding,  qui  appartenait  à  la 
faction  oligarchique,  fut  culbuté  avec  la  connivence  du  premier 
consul,  et  remplacé  par  le  landamman  Dolder;  puis  les  troupes 
françaises  procédèrent  à  une  comédie  d'évacuation  qui  devait  ame- 
ner presque  aussitôt  de  nouveaux  troubles.  Les  agitations  recom- 
mencèrent, comme  le  voulait  le  premier  consul  :  les  petits  cantons 
s'insurgèrent  sous  le  commandement  du  général  Reding;  de  toutes 
parts,  une  nouvelle  intervention  fut  demandée.  Le  landamman  Dol- 
der, renversé  à  son  tour,  se  réfugia  à  Lausanne  avec  son  gouver- 
nement, et  la  contre-révolution  triomphante  s'établit  à  Berne.  Aus- 
sitôt le  premier  consul,  qui  n'attendait  que  cette  occasion,  fit  entrer 
le  général  Ney  avec  30,000  hommes,  et  la  Suisse  apprit  pour  la  se- 
conde fois  ce  qu'il  en  coûte  aux  nations  faibles  qui  invoquent  le 
secours  de  l'étranger  pour  échapper  à  des  querelles  de  parti. 

On  connaît  la  fin  de  cette  humiliante  histoire  :  l'arbitrage  du  pre- 
mier consul  accepté  ou  plutôt  subi  par  la  confédération,  —  le  pèleri- 
nage à  Paris  des  prétendus  représentans  de  la  république  helvétique, 
choisis  en  réalité  par  le  premier  consul  lui-même, —  l'ofl're  qu'ils  lui 
firent  du  pouvoir  suprême,  —  la  nouvelle  constitution  donnée  par 
Napoléon  Bonaparte  à  la  Suisse  et  mise  sous  le  protectorat  français 
par  l'acte  de  médiation  du  19  février  ISOZi.  D'ailleurs  le  médiateur 
de  la  confédération  helvétique  s'était  montré  dans  cette  circon- 
stance plus  sage  qu'il  ne  se  montra  plus  tard,  quand  l'abus  des  con- 
quêtes eut  achevé  d'égarer  son  génie.  Cette  médiation,  si  humi- 
liante pour  ce  peuple  réduit  à  demander  des  lois  à  l'étranger,  était 
cependant  empreinte  d'un  esprit  de  modération  que  n'imiteraient 
peut-être  pas  les  gouvernemens  qui  essaieraient  aujourd'hui  de 
jouer  à  leur  tour  le  rôle  de  médiateurs  dans  les  aflaires  fédérales.  Ce 
n'était  ni  une  reconstitution  de  l'ancien  régime,  ni  une  révolution 
radicale  et  difficile  à  faire  prévaloir;  c'était  une  sage  conciliation 
entre  le  présent  et  le  passé,  entre  les  besoins  de  concentration 
politique,  qui  commençaient  à  se  produire,  et  les  besoins  d'autono- 
mie locale,  qui  existaient  alors  et  qui  existent  encore  aujourd'hui. 


LA   SUISSE    liT    SA.   CONSTITUTION.  76l 

Celte  constitution  assurait  à  la  confédération  l'unité  politique  né- 
cessaire sans  porter  atteinte  à  la  variété  des  ancii;nnes  institutions 
et  des  anciennes  mœurs.  A  cette  heure  où  les  mêmes  difficultés  s'é- 
lèvent, la  Suisse  pourrait  encore  méditer  avec  profit  l'acte  de  mé- 
diation de  180/i. 

Voici  quels  en  étaient  les  traits  principaux  :  la  confédération  se 
composait  de  dix -neuf  cantons  souverains,  représentés  par  une 
diète  fédérale.  Chaque  canton  nommait  au  moins  un  député  à  la 
diète;  les  cantons  peuplés  de  plus  de  100,000  âmes  nommaient  deux 
députés.  La  direction  supérieure  des  affaires  executives  de  la  confé- 
dération était  confiée  successivement,  par  rotation  et  pour  un  an  seu- 
lement, aux  magistrats  suprêmes  des  cantons  de  Fribourg,  Berne, 
Soleure,  Bâle,  Zurich  et  Lucerne,  disposition  bizarre  et  théorique- 
ment insoutenable,  mais  qui  équilibrait  à  peu  près,  en  fait,  les  prin- 
cipales influences.  Du  reste  chaque  canton  conservait  sa  législation 
propre  et  sa  constitution  locale.  Dans  les  cantons  démocratiques,  au 
nombre  de  cinq,  le  gouvernement  direct  de  la  landes  g  cmeinde  ou 
assemblée  générale  du  peuple  était  maintenu  sans  changement. 
Dans  les  cantons  aristocratiques,  un  cens  électoral  élevé  était  sub- 
stitué aux  privilèges  de  naissance  et  à  l'inscription  sur  le  livre  d'or, 
de  sorte  que  la  bourgeoisie  municipale  devenait  une  bourgeoisie 
ouverte  au  lieu  d'une  aristocratie  fermée.  Les  anciennes  divisions 
territoriales,  naturelles  ou  historiques,  étaient  rétablies  le  mieux 
possible,  sauf  l'émancipation  des  pays  vassaux,  qui  devenait  irré- 
vocable. Enfin  tout  ce  qu'il  y  avait  de  respectable  et  d'excellent 
dans  les  traditions  de  l'ancien  régime  était  habilenient  approprié  à 
l'esprit  nouveau.  En  définitive,  c'est  avec  cette  constitution  un  peu 
surannée  et  fort  médiocrement  unitaire  que  la  Suisse  a  vécu  jus- 
qu'en 18Û8,  et  il  est  probable  que  la  révolution  de  18A8  elle-même 
aurait  été  retardée  dans  ce  pays,  si  les  traités  de  1815  n'avaient 
pas  altéré  l'œuvre  du  premier  consul  en  y  restaurant  plusieurs  des 
abus  de  l'ancien  régime. 

En  1815  en  effet,  la  Suisse  fut  agrandie  aux  dépens  de  la  France, 
diminuée  au  profit  de  l'Autriche  et  portée  à  vingt-deux  cantons. 
En  même  temps  l'existence  des  cantons  de  Vaud  et  d'Argovie,  af- 
franchis par  la  révolution  française,  était  remise  en  question  par 
l'aristocratie  bernoise.  On  remaniait  les  territoires  de  Berne  et  de 
Fribourg;  on  favorisait  le  rétablissement  des  privilèges  et  des  an- 
ciens sénats  aristocratiques.  Les  nouveaux  états,  Vaud,  Argovie, 
Tessin,  Thurgovie,  ainsi  que  Zug,  Claris,  Appenzell  et  Saint- Gall, 
conservèrent  seuls  leurs  institutions  démocratiques.  Un  nouveau 
pacte  fédéral  fut  proclamé  à  Zurich  le  7  août  1815.  La  diète  ne  de- 
vait plus  être  composée  désormais  que  de  vingt-deux  députés  nom- 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mes  par  les  vingt-deux  cantons,  chaque  canton  n'ayant  qu'une  seule 
voix,  ce  qui  assurait  la  prépondérance  absolue  de  la  souveraineté 
cantonale  et  donnait  aux  petits  cantons  de  Zug  ou  d'Uri  le  même 
nombre  de  voix  qu'aux  grands  cantons  de  Yaud,  de  Berne  ou  de 
Zurich.  Trois  cantons  seulement  au  lieu  de  six  devaient  alterner 
dans  les  fonctions  de  vorort  ou  canton  directeur  :  c'étaient  ceux  de 
Bcrae,  Zurich  et  Lucerne,  et  la  durée  de  leur  pouvoir  devait  être 
de  deux  ans  au  lieu  d'un.  Pour  garantir  la  faiblesse  du  pouvoir  fé- 
déral contre  les  entreprises  des  cantons,  il  était  stipulé  que  toute 
alliance  préjudiciable  au  pacte  fédéral  leur  était  interdite.  Cette 
constitution  était  évidemment  mauvaise;  en  partageant  le  pouvoir 
exécutif  entre  l;^s  trois  cantons  de  Berne,  de  Zurich  et  de  Lucerne, 
elle  instituait  trois  influences  dominantes  et  nécessairement  rivales; 
en  refusant  aux  cantons  toute  représentation  proportionnelle  au 
nombre  de  leurs  babitans,  elle  permettait  aux  petits  cantons  de  se 
coaliser  pour  opprimer  les  grands,  et  devait  mettre  ces  derniers 
dans  la  nécessité  de  se  révolter  un  jour  ou  l'autre  contre  la  majo- 
rité de  la  diète.  Une  fédération  aussi  mal  équilibrée  ne  pouvait  en- 
gendrer que  la  guerre  civile. 

La  paix  se  maintint  néanmoins  pendant  quelques  années,  ou  du 
moins  il  n'y  eut  que  des  troubles  locaux  qui  ne  mirent  pas  en  dan- 
ger l'existence  môme  de  la  confédération.  Le  parti  démocratique 
s'agitait  partout  pour  ressaisir  les  droits  et  le  pouvoir  qu'on  lui' 
avait  ravis;  l'ancien  antagonisme  des  villes  et  des  campTgnes  s'était 
ranimé  plus  vivement  que  jamais.  Vers  1830,  sous  l'influence  de  la 
révolution  de  juillet,  de  petites  révolutions  démocratiques  éclatèrent 
à  Berne,  à  Zurich,  à  Soleure,  à  Fribourg,  à  Lucerne,  à  SchalTouse; 
Bâle-campagne  secoua  le  joug  de  Bàle-ville;  les  territoires  sujets 
du  canton  de  Schwytz  s'affranchirent  do  tout  vasselage;  une  insur- 
rection eut  lieu  à  INeufchâtel  contre  la  domination  prussienne;  même 
dans  les  cantons  démocratiques  de  Saint-Gall,  Yaud,  Tlmrgovie  et 
Argovie,  de  nouvelles  révolutions  démocratiques  achevèrent  de  ba- 
layer ce  qui  restait  encore  de  privilèges  et  de  vestiges  de  l'ancien 
régime.  Partout  les  droits  seigneuriaux  furent  a'  olis,  et  les  plé- 
béiens s'élevèrent  au  pouvoir.  Les  sessions  de  la  diète  fédérale  de- 
vinrent un  véritable  champ  de  bataille  entre  les  grands  cantons 
riches  et  populeux  qui  avaient  adopté  les  institutions  démocrati- 
ques et  les  petits  cantons  conservateurs  qui,  sous  les  apparances 
d'une  démocratie  sans  mélange,  abritaient  encore  l'esprit  du  passé. 

On  sait  qu'une  organisation  nouvelle  fut  projetée  en  1833  pai' 
M.  Rossi,  alors  citoyen  de  Genève,  et  qu'en  1S3S  la  diète  fédérale, 
cédant  à  une  nécessité  évidente,  décida  que  la  constitution  serait 
révisée.  Une  seule  assemblée  devait  être  élue  proportionnellement 


LA    SUISSE    ET   SA    CONSTITUTION.  763 

à  la  population  de  chaque  canton;  une  seule  ville  devait  être  dési- 
gnée pour  recevoir  le  gouvernement  fédéral,  et  cette  ville  devait 
être  celle  de  Lucerne;  un  directoire  de  cinq  membres,  élus  par  la 
diète,  devait  exercer  le  pouvoir  exécutif.  Malheureusement  ce  projet 
échoua  par  la  rivalité  des  grandes  villes  cantonales,  qui  prétendaient 
toutes  posséder  le  gouvernement  de  la  confédération  et  ne  pouvaient 
consentir  à  se  laisser  imposer  Lucerne  pour  capitale. 

Cet  essai  de  conciliation  ayant  échoué,  la  Suisse  tomba  pendant 
dix  ans  dans  une  véritable  anarchie.  La  plupart  des  cantons  devin- 
rent des  foyers  de  révolutions  perpétuelles.  Radicaux  et  conserva- 
tei^rs  se  livrèrent  une  lutte  acharnée  à  Zurich,  à  Argovie,  à  Genève, 
oii  fut  renversée  l'aristocratie  protestante,  dans  le  Valais,  où  les 
protestans  et  les  catholiques  se  firent  longtemps  une  guerre  san- 
glante. Les  questions  religieuses  se  mêlèrent  aux  questions  politi- 
ques; les  radicaux  procédèrent,  partout  où  ils  devinrent  les  maîtres, 
à  la  sécularisation  des  couvens  et  à  l'expulsion  des  jésuites,  qui 
possédaient,  comme  ou  le  sait,  de  vastes  établissemens  à  Lucerne, 
à  Fribouig  et  à  Brigg.  Dans  le  canton  de  Vaud,  la  passion  du  parti 
radical  se  déchaîna  même  contre  les  pasteurs  protestans,  qui  furent 
destitués  de  leurs  chaires  pour  avoir  refusé  de  reconnaître  la  nou- 
velle constitution  du  canlon. 

.  C'est  du  milieu  de  ce  désordre  que  sortit  la  fameuse  ligue  du 
Sonderbund.  Les  sept  cantons  conservateurs  de  Lucerne,  Schvvytz, 
Uri,  Untervvalden  (Obwald  et  Niedwald),  Fribourg,  Zug  et  le  Va- 
lais, formèrent,  au  mépris  de  la  constitution,  une  ligue  politique  et 
militaire  contre  les  cantons  démocratiques.  De  leur  côté,  des  corps 
francs  s'organisèrent  sous  le  commandement  de  M.  Ochsenbein,  et 
la  guerre  civile  commença.  Tandis  que  le  Sonderbund  rassemblait 
ses  forces  et  résistait  aux  premières  attaques  des  corps  francs,  les 
radicaux  révolutionnaient  Genève  et  Bâle.  La  majorité  se  balançait 
dans  la  diète  entre  les  deux  partis,  et  cette  incertitude  mettait  le 
gouvernement  fédéral  dans  l'impossibilité  d'intervenir.  Enfin,  la  di- 
rection des  affaires  fédérales  ayant  passé  au  canton  de  Berne,  la 
diète,  rassemblée  dans  cette  ville  et  présidée  par  Ochsenbein,  finit 
par  prendre  parti  contre  l'insurrection.  Une  majorité  composée  de 
douze  états  et  de  deux  demi-états  se  prononça  contre  le  Sonder- 
bund, et  le  déclara  dissous.  En  même  temps  la  diète  décréta  l'ex- 
pulsion des  jésuites,  mesure  inconstitutionnelle  contre  laquelle  les 
sept  cantons  protestèrent.  La  diète  résolut  de  réduire  leur  résistance 
par  les  armes,  et  le  général  Dufour,  à  la  tête  de  50,000  hommes, 
occupa  les  cantons  de  Fribourg  et  de  Lucerne.  C'en  était  fait  cette 
fois  de  la  constitution  de  1815. 

La  victoire  du  parti  radical  fut  signalée  par  de  grands  désordres. 


76i5i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Une  nouvelle  diète  fut  convoquée  à  Berne  pour  refaire  la  constitu- 
tion ;  mais  les  élections  de  cette  assemblée  se  firent  sous  la  pression 
du  parti  victoiieux.  Les  opinions  dissidentes  furent  réduites  au  si- 
lence, les  élections  cantonales  furent  cassées  et  refaites  militaire- 
ment partout  où  elles  ne  donnèrent  pas  des  résultats  favorables, 
particulièrement  dans  les  cantons  de  Schwytz  et  du  Valais.  Les 
démocrates  du  canton  de  "Vaud  se  mirent  à  persécuter  brutalement 
les  m  'mbies  démissionnaires  du  clergé  protestant  qui  avaient  es- 
sayé de  former  une  église  libre  en  opposition  avec  l'église  offi- 
cielle. En  certains  endroits,  les  vainqueurs  imposèrent  aux  vaincus 
une  sorte  de  contribution  de  guerre.  Il  y  eut  des  exils,  des  interne- 
mens,  des  confiscations,  des  violences  de  toute  nature.  On  put 
croire  un  instant  que  c'en  était  fait  des  libertés  de  la  Suisse,  et  que 
cette  révolution  n'aboutirait  qu'au  triomphe  de  la  démagogie.  Il 
n'en  fut  rien  cependant  :  cette  révolution  a  donné  à  la  Suisse  les 
institutions  les  plus  sages  et  les  meilleures  qu'elle  ait  jamais  eues. 


II. 


La  nouvelle  constitution  préparée  en  I8Z18  par  la  diète  de  Berne 
est  justement  celle  qui  règne  encore  et  qu'il  s'agit  aujourd'hui  d'a- 
mender. Ou  peut  en  faire  l'éloge  en  deux  mots  ;  c'est  une  constitu- 
tion vraiment  fédérative,  vraiment  appropriée  aux  besoins  et  aux 
traditions  nationales.  Si  ello  doit  être  modifiée  sur  quelques  points, 
les  traits  généraux  en  sont  impérissables,  ou  du  moins  ils  dureront 
autant  que  la  Suisse  elle-même.  Le  jour  où  les  fondemens  de  la 
constitution  de  I8Z18  seraient  sérieusement  ébranlés,  on  peut  le  dire 
sans  exagi^ration,  la  nation  suisse  aurait  cessé  d'exister. 

Les  fondateurs  de  cette  constitution  ont  pris  avec  raison  pour 
modèle  la  constitution  des  États-Unis  d'Amérique.  Comme  cette 
dernière,  elle  concilie  les  droits  des  états  et  ceux  de  la  majorité 
numérique  du  pays  en  confiant  la  législation  fédérale  à  deux  cham- 
bres diversement  élues.  L'une,  intitulée  conseil  naliomil,  est  la  re- 
présentation directe  et  proportionnelle  de  la  population  de  chaque 
can'on  à  raison  d'un  représentant  pour  20,000  habitans;  le  conseil 
national  est  élu  pour  trois  ans  et  intégralement  renouvelé;  ses  mem- 
bres reçoivent  une  indemnité  de  la  confédération.  L'autre  s'appelle 
le  conseil  des  états,  et  représente  les  cantons,  comme  le  sénat  amé- 
ricain, à  raison  de  deux  députés  par  canton  ou  d'un  député  par 
demi-canton;  il  est  réélu  par  tiers  comme  le  sénat  américain.  Les 
cantons  sont  chargés  de  fournir  une  indemnité  à  ses  membres,  s'ils 
le  jugent  convenable  ;  ils  sont  libres  d'ailleurs  de  leur  allouer  ou  de 


LA    SUISSE    ET    SA    CONSTITUTION.  765 

leur  refuser  ce  salain3.  Le  pouvoir  exécutif  n'appartient  plus  à  tour 
de  rôle  à  chacun  des  trois  cantons  directeurs  et  à  leurs  magis- 
trats particuliers;  il  réside  en  permanence  entre  les  mains  d'un 
directoire  nommé  le  conseil  fcdcraU  et  composé  de  cinq  membres 
élus  au  scrutin  de  liste  par  les  deux  chambres  réunies,  qui  for- 
ment alors  ce  qu'on  appelle  V (isscrnbUe  fcdéride.  Le  conseil  fédéral 
est  renouvelé  intégralement  tous  les  trois  ans,  après  l'élection  du 
conseil  national;  ses  membres  sont  rééligibles,  mais  son  président, 
qui  est  le  chef  nominal,  sinon  le  chef  réel  du  gouvernement, 
n'est  nommé  que  pour  un  an,  et  ne  peut  pas  être  réélu.  Voilà  pour 
l'organisation  des  pouvoirs  fédéraux.  Quant  aux  cantons,  la  confé- 
dération leur  garantit  l'intégrité  de  leur  territoire,  la  plénitude  de 
leur  souveraineté  dans  les  limites  du  pacte  fédéral;  les  cantons  con- 
servent leurs  institutions  respectives  et  se  donnent  les  constitutions 
qu'ils  veulent,  à  la  condition  de  les  soumettre  à  l'approbation  du 
gouvernement  fédéral  suivant  des  formes  analogues  à  celles  qu'on 
observe  aux  États-Unis;  le  gouvernement  fédéral  leur  accorde  alors 
sa  garantie,  pourvu  qu'elles  ne  contiennent  rien  de  contraire  au 
pacte  fédéral,  et  pourvu  qu'elles  assurent  l'exercice  des  droits  pu- 
blics d'après  les  formes  républicaines.  Une  troisième  condition  est 
encore  requise  des  constitutions  cantonales,  c'est  qu'elles  puissent 
être  légalement  révisées  quand  la  majorité  du  peuple  le  demande; 
cette  disposition,  extrêmement  démocratique,  est  une  de  celles  que 
le  parti  révisioniste  voudrait  faire  passer  dans  la  législation  fédé- 
rale. 

Ainsi  la  démocratie  est  le  fondement  commun  de  toutes  les  insti- 
tutions cantonales;  mais  la  constitution  fédérale  permet  les  formes 
de  gouvernement  les  plus  variées.  Ces  formes  de  gouvernement 
peuvent  d'ailleurs  se  diviser  en  deux  catégories  distinctes  et  se  ran- 
ger sous  deux  types  principaux.  Il  y  a  les  cantons  primitifs,  où  se 
sont  conservées  les  formes  de  la  démocratie  pure.  Le  gouvernement 
s'y  compose  de  la  landesgemeinde,  assemblée  générale  du  peuple, 
qui  se  réunit  une  fois  l'an  dans  une  prairie  consacrée  ou  sur  la 
place  publique  du  chef-lieu,  de  la  commission  d'état,  pouvoir  exé- 
cutif élu  directement  par  l'assemblée  générale  du  peuple,  et  d'un 
conseil  qui  emprunte  divers  noms,  qui  exerce  des  attributions  à  la 
fois  législatives,  administratives  et  parfois  judiciaires,  et  qui  est 
élu  par  les  assemblées  locales  des  communes  ou  des  districts.  Ce 
const'il  ii-atlt  ou  landrath)  règle  toutes  les  matières  qui  font  l'objet 
de  règlemens  d'administration,  reçoit  les  comptes  de  tous  les  fonc- 
tionnaires, contrôle  leur  gestion  et  prépare  les  lois.  Dans  certaines 
occasions  graves,  on  double  ou  l'on  triple  le  nombre  de  ses  mem- 
bres; il  prend  alors  le  nom  de  double  et  triple  conseil,  et  présente 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  lois  qu'il  a  préparées  à  la  landesgemcinde,  qu'il  a  le  droit  de 
convoquer  extraordinairement  quand  le  besoin  s'en  fait  sentir. 

C'est  dans  la  landcsgemeinde  que  se  concentre  tout  le  pouvoir 
souverain  :  c'est  elle  qui  vote  les  lois;  c'est  elle  qui  nomme  direc- 
tement le  landamman,  le  premier  magistrat  du  canton,  qui  préside 
la  commission  d'état;  elle  nomme  également  son  lieutenant,  le  lan~ 
desstatlhaller,  le  trésorier  cantonal,  le  chef  de  la  milice  cantonale; 
elle  nomme  enfin  les  députés  au  conseil  national  et  au  conseil  des 
états.  C'est  là  sans  doute  un  spectacle  étrange  pour  des  yeux  ac- 
coutumés au  mécanisme  compliqué  de  nos  gouvernemens  modernes; 
on  pourrait  croire  que  ce  gouvernement  direct  est  illusoire,  et  que 
les  délibérations  de  la  landesgemeînde  ne  sont  qu'une  formalité  sans 
valeur.  Il  n'en  est  rien  cependant.  Ce  gouvernement  de  la  place  pu- 
blique, qui  serait  impraticable  dans  un  grand  pays  comme  le  nôtre, 
fonctionne  très  régulièrement  et  très  sérieusement  dans  de  petits 
états  où  les  conditions  se  rapprochent,  et  où  les  intérêts  publics  sont 
sous  les  yeux  et  sous  la  main  de  tous.  11  a  même  sur  le  gouverne- 
ment représentatif  ce  grand  avantage,  qu'il  intéresse  tout  le  monde 
à  la  chose  publique,  et  que  les  citoyens,  dont  ailleurs  tout  le  rôle 
politique  se  borne  à  déposer  un  bulletin  dans  une  urne,  sont  obligés 
ici  de  prendre  une  part  active  à  la  direction  de  l'état  et  à  la  confec- 
tion des  lois.  A  Claris  par  exemple,  où  l'assemblée  compte  souvent 
5,000  ou  6,000  assistans  et  va  dans  les  grandes  occasions  jus- 
qu'à 7,000,  les  délibérations  sont  parfois  fort  sérieuses,  et  les  ques- 
tions législatives  les  plus  compliquées,  les  plus  graves,  sont  réso- 
lues quelquefois  avec  plus  de  réflexion  et  de  sagesse  que  dans  nos 
propres  assemblées  représentatives.  Il  arrive  souvent  que  la  séance 
dure  quatre  heures  entières;  chaque  citoyen  peut  suivre  la  discus- 
sion sur  le  mémoire  préparé  par  le  triple  conseil  et  distribué  à  tous, 
plusieurs  jours  avant  l'assemblée,  jusqu'au  fond  des  hameaux  les 
plus  reculés.  A  Trogen,  dans  les  Rhodes-Extérieures  (l'un  des  demi- 
cantons  d'Appenzell),  la  landesgemeinde  compte  jusqu'à  10,000  et 
11,000  assistans,  tous  vêtus  de  noir,  plusieurs  l'épée  au  côté,  sui- 
vant la  mode  de  leurs  pères;  dans  cette  foule  énorme,  la  voix  du 
landamman  ne  peut  pas  être  entendue,  et  il  faut  qu'il  emprunte 
celle  de  l'huissier  cantonal,  qui  répète  en  criant  chacune  des  ques- 
tions posées  par  le  magistrat.  Quand  on  vote,  la  majorité  se  juge 
par  l'effet  de  blancheur  que  produisent  les  mains  levées  dans  ia 
foule.  S'il  y  a  doute,  l'épreuve  est  répétée  et  soumise  au  jugement 
d'un  jury  d'experts  dont  la  décision  est  sans  appel;  quand  le  doute 
persiste,  on  sépare  les  deux  partis,  comme  à  la  chambre  des  com- 
munes d'Angleterre,  et  on  les  dénombre  en  les  faisant  défiler  homme 
par  homme.  Y)ui^\Q2,landesgemeinden  d'Uri,  d'Obvvald,  de  Niedwald, 


LA    SUISSE    ET    SA   CONSTITUTION.  767 

de  Rhodes-Intérieures,  les  formes  sont  encore  plus  simples  et  plus 
patriarcales.  Cependant  ces  assemblées  populaires  discutent  les 
lois,  nomment  les  magistrats  et  les  fonctionnaires  annuels,  compo- 
sent même  sur  place  les  listes  de  candidats  sur  lesquelles  le  peuple 
est  appelé  à  choisir;  toutes  ces  opérations  délicates  s'exécutent  sans 
confusion,  sans  désordre,  sinon  même  avec  une  certaine  majesté 
grave  dont  certains  parlemens  pourraient  prendre  exemple.  Cela 
n'a  rien  de  très  surprenant  dans  les  cantons  pastoraux,  où  les  ques- 
tions à  résoudre  sont  la  plupart  du  temps  fort  simples  et  à  la  por- 
tée de  l'esprit  des  campagnards  qui  les  discutent;  mais  dans  les 
cantons  de  Claris  et  du  Bas-Appenzell,  pays  de  grande  industrie  et 
de  grand  commerce,  en  relations  incessantes  avec  toutes  les  na- 
tions de  l'Europe  et  du  monde,  où  la  législation  et  l'administration 
cantonales  sont  aux  prises  avec  toutes  les  difficultés  et  toutes  les 
complications  de  la  civilisation  moderne,  on  ne  saurait  trop  admi- 
rer le  merveilleux  bon  sens  avec  lequel  on  a  su  adapter  les  exi- 
gences de  la  vie  moderne  aux  form3s  traditionnelles  de  la  démocratie 
primitive. 

Ce  régime  d'ailleurs  n'est  plus  qu'une  exception;  la  plupart  des 
cantons  sont  en  possession  du  système  représentatif,  et  se  gouver- 
nent d'une  façon  plus  analogue  à  nos  mœurs  politiques  modernes. 
Le  corps  législatif  se  compose  alors  d'une  seule  assemblée,  nommée 
le  grand- conseil,  élue  pour  un  an  au  moins  et  pour  cinq  ans  au  plus. 
Nulle  part  il  n'y  a  de  seconde  chambre  appelée  à  contrôler  l'œuvre 
de  la  première;  mais  le  peuple  pris  dans  son  ensemble  exerce  lui- 
même  ce  contrôle,  et,  sauf  à  Schvvytz,  à  Bàie-campagne  et  dans  les 
Grisons,  qui  ont  gardé  quelque  chose  de  l'organisation  de  leurs  an- 
ciennes ligues  et  qui  ne  sont  eux-mêmes  qu'une  sorte  de  petite 
confédération  dans  la  grande,  l'œuvre  législative  est  soumise  au 
refcrendum,  c'est-à-dire  à  la  ratificaiion  directe  par  le  vote  po- 
pulaire, ou  du  moins  elle  est  sujette  à  la  révision  du  peuple,  qui 
peut  interposer  son  veto.  D'ailleurs,  outre  les  lois,  le  grand- 
conseil  fait  dans  chaque  état  tout  ce  qui  concerne  les  assemblées 
délibérantes  dans  les  gouvernemens  représentatifs.  Il  nomme  enfiii 
les  députés  au  conseil  des  états,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
les  membres  du  conseil  national,  élus  directement  par  le  peuple;  il 
nomme  aussi  le  pouvoir  exécutif  et  les  membres  du  tribunal  su- 
prême du  canton.  Le  pouvoir  exécutif,  qui  porte  les  noms  de  con- 
seil d'étal,  de  conseil  exécutif  om  de  7;<?/i7  conseil,  est  nommé  en 
général  pour  une  durée  de  quatre  ans;  il  élit  lui-même  son  prési- 
dent ou  landamman,  qui,  comme  le  président  de  la  confédération, 
n'exerce  cette  fonction  que  pendant  un  an,  et  n'est  point  rééliglble. 

Tels  sont  les  deux  types  généraux  de  l'organisation  cantonale. 


768  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Quant  aux  attributions  de  la  souveraineté  cantonale,  la  constitution 
de  I8/18  a  dû  les  limiter  comme  les  constitutions  précédentes,  et 
elle  l'a  fait  à  la  fois  avec  plus  de  rigueur  et  plus  de  sagesse  que  le 
pacte  fédéral  de  1815.  Elle  n'interdit  pas  simplement  les  ligues 
particulières  entre  cantons,  sans  définir  positivement  les  droits  de 
l'autorité  fédérale.  Elle  proscrit  absolument  les  alliances  et  les  trai- 
tés politiques  contractés  par  les  autorités  cantonales;  elle  autorise 
au  contraire  des  conventions  internationales  ou  intercantonales  sur 
les  objets  d'administration,  de  législation  ou  de  justice,  moyennant 
qu'elles  soient  soumises  à  l'approbation  du  gouvernement  fédéral. 
L'autorité  fédérale  apparaît  ainsi  comme  le  tuteur  des  cantons  et 
comme  le  garant  de  leur  liberté  mutuelle  dans  tout  ce  qui  est  du 
domaine  de  leur  législation  et  de  leur  administration  locales;  elle  se 
réserve  au  contraire  ce  qui  touche  à  la  politique  nationale,  aux  re- 
lations extérieures,  aux  grands  intérêts  de  l'état.  C'est  elle  seule  qui 
représente  les  cantons  devant  les  puissances  étrangères,  elle  seule 
qui  conclut  les  traités,  qui  signe  les  alliances,  qui  prononce  les  dé- 
clarations de  guerre.  Elle  intervient  également  comme  arbitre  dans 
les  diiïérends  qui  s'élèvent  entre  les  cantons,  et  qui  sont  soumis  à 
un  tribunal  fédéral  analogue  à  la  cour  suprême  des  États-Unis, 
nommé  d'ailleurs  par  l'assemblée  fédérale,  et  dont  la  compétence 
est  réglée  par  elle.  Il  en  est  ainsi  des  différends  où  la  confédéra- 
tion elle-même  figure  à  titre  de  partie  et  des  cas  de  violation  de  la 
constitution  fédérale. 

La  constitution  de  iSliS  a  fait  davantage  :  elle  a  réalisé  de  grands 
progrès  matériels  en  achevant  des  réformes  déjà  commencées  au- 
paravant, et  en  centralisant  hardiment  un  certain  nombre  de  ser- 
vices indispensables  qui  longtemps  étaient  restés  en  souffrance 
faute  d'être  confiés  au  gouvernement  fédéral.  Elle  a  rassemblé 
dans  les  mains  du  pouvoir  central  la  direction  des  postes  et  des 
douanes,  celle  des  monnaies,  celle  des  poids  et  mesures,  celle 
de  la  régale  des  poudres  et  des  armes.  La  confédération  y  trouve 
une  source  de  revenus  qui  lui  permet  de  faire  face  à  ses  pro- 
pres dépenses.  Quant  aux  cantons  dépossédés  des  impôts  qu'ils 
avaient  frappés  sur  ces  matières,  ils  reçoivent  divers  dédommage- 
mens.  En  indenmité  de  la  perte  des  douanes,  la  confédération  leur 
alloue  58  centimes  [Il  batz)  par  an  et  par  tète,  plus  un  supidément 
d'indemnité  pour  ceux  que  cette  allocation  ne  couvre  pas  de  leurs 
pertes.  Pour  les  postes,  les  cantons  reçoivent  la  moyenne  du  revenu 
net  qu'ils  en  tiraient  à  l'époque  où  ils  les  exploitaient  eux-mêmes. 
Si  toutefois  les  bénéfices  réalisés  par  la  conféJération  ne  suffisaient 
pas  pour  compléter  ces  indemnités,  elles  subiraient  une  diminution 
proportionnelle. 


LA    SUISSE    ET    SA    CONSTITUTION.  769 

L'armée  fédérale  est  loin  d'être  centralisée  au  même  degré.  Sui- 
vant la  constitution  de  18^8,  «  l'armée  fédérale  se  compose  des 
contingens  des  cantons,  »  c'est-à-dire  que  l'autorité  fédérale  n'a 
pas  le  droit  d'entretenir  des  troupes  permanenies;  elle  a  seule- 
ment le  droit  de  requérir  celles  que  les  cantons  doivent  tenir  à  ses 
ordres.  Nul  canton  d'autre  part  ne  peut  avoir  plus  de  300  hommes 
d'armée  permanente  sans  l'autorisation  fédérale ,  nul  canton  ne 
peut  requérir  le  secours  militaire  d' autres  cantons  qu'en  cas  d'ur- 
gence et  eii  avertissant  le  conseil  fédéral;  autrement  c'est  le  conseil 
fédéral  tout  seul  qui  avise  aux  mesures  nécessaires.  L'armée  suisse 
est  essentiellement  une  milice  locale  en  ce  sens  que  le  gouverne- 
ment fédéral  s'adresse  non  pas  directement  à  la  population  capable 
de  porter  les  armes,  mais  aux  cantons,  dont  les  contingens  sont  ré- 
glés d'avance  en  proportion  de  leur  population  totale.  Ainsi  chaque 
citoyen  doit  le  service  militaire  à  partir  de  vingt  ans,  mais  dans  le 
fait  son  temps  de  service  est  plus  ou  moins  long,  suivant  l'abon- 
dance des  sujets  valides  et  propres  au  métier  des  armes.  L'armée 
en  effet  comprend  trois  parties  :  l'élite,  à  laquelle  les  cantons  doi- 
vent fournir  3  hommes  par  100  âmes  de  population,  la  réserve, 
dont  l'effectif  est  égal  à  la  moitié  de  l'élite  et  qui  se  compose 
des  hommes  qui  en  sortent,  enfin  la  landwehr,  dont  l'effectif  est 
irrégulier  et  qui  comprend  tous  les  hommes  valides  jusqu'à  l'âge 
de  quaran',e-quatre  ans. 

Dans  ce  système,  qui  met  l'organisation  et  l'entretien  de  l'armée 
à  la  charge  des  cantons,  le  commandement  et  l'instruction  leur  ap- 
partiennent nécessairement.  Toutes  les  unités  tactiques  formées 
dans  le  sein  des  cantons  ont  leurs  chefs  nommés  par  les  gouverne- 
mens  cantonaux.  11  y  a  seulement  un  état-major  fédéral  qui,  en  cas 
de  besoin,  rassemble  et  organise  ces  corps  séparés,  en  fait  des  bri- 
gades, des  divisions,  des  corps  d'armée,  placés  sous  les  ordres  des 
officiers  fédéraux  qui  sont  désignés  par  rassemblée  fédérale.  Le  grade 
le  plus  élevé  de  l'état-major  est,  comme  on  sait,  celui  de  colonel;  il 
y  a  d'ailleurs  des  états-majors  spéciaux  pour  la  justice  militaire, 
l'intendance  et  le  service  médical.  Quant  à  l'instruction  militaire, 
les  cantons  doivent  la  donner  conforme  aux  règlemens  fédéraux  ; 
l'élite  et  la  réserve  sont  inspectées  chaque  année  par  les  colonels 
de  l'état-major  fédéral.  La  confédération  ne  s'est  attribué  que  l'in- 
struction des  armes  spéciales,  le  génie,  l'artillerie,  la  cavalerie,  les 
carabiniers,  qu'il  serait  matériellement  impossible  d'instruire  sur 
place  dans  les  cantons,  et  dont  il  est  nécessaire  de  rassembler  les 
élémens  pour  les  employer  avec  profit.  Pour  l'infanterie,  la  confé- 
dération se  contente  de  prescrire  tous  les  deux  ans  l'exercice  en 
corps  d'armée  pendant  un  ou  deux  mois, 

TOME  civ.  —  1873,  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tel  est  en  résumé  et  dans  ses  traits  généraux  le  système  d'in- 
stitutions qu'il  s'agit  aujourd'hui  de  modifier.  On  verra  plus  loin 
ce  qu'elles  peuvent  avoir  de  critiquable,  et  quels  cliangemens  peu- 
vent y  être  sagement  apportés,  surtout  en  ce  qui  touche  l'organi- 
sation militaire;  mais  il  faut  d'abord  rendre  justice  à  cette  constitu- 
tion sous  l'empire  de  laquelle  la  Suisse  a  joui  pendant  vingt  ans 
d'un  calme  et  d'une  prospérité  jusque-là  sans  exemple  dans  son  his- 
toire. Il  est  naturel  qu'on  y  regarde  à  deux  fois  avant  4§  toucher  à 
un  système  de  gouvernement  qui,  en  procurant  à  ce  pays  une  paix 
intérieure  profonde,  a  plus  que  doublé  sa  richesse,  et  lui  a  donné 
parmi  les  nations  de  l'Europe  un  rang  auquel  il  n'était  jamais  par- 
venu. C'est,  à  vrai  dire,  à  sa  constitution  que  la  Suisse  doit  d'avoir 
été  préservée  pendant  vingt  ans  de  ces  révolutions  intérieures  qui 
étaient  jadis  si  fréquentes  chez  elle,  et  de  se  sentir  protégée  contre 
les  interventions  étrangères  qui  en  seraient  infailliblement  la  con- 
séquence. C'est  grâce  à  son  régime  fédératif,  à  l'heureux  équilibre 
qu'elle  avait  su  y  établir,  qu'on  a  pu  la  voir,  il  y  a  deux  ans,  au 
milieu  du  redoutable  conflit  qui  a  fait  trembler  l'Europe,  égale- 
ment respectée  des  deux  combattans  et  plus  fière  dans  sa  neutralité 
vigilante  que  beaucoup  de  grands  états  plus  puissans  en  apparence, 
mais  réduits  par  leur  faiblesse  ou  par  leur  lâcheté  à  la  plus  déplo- 
rable inaction. 

Le  grand  mérite  de  la  constitution  de  18Ù8  tient  justement  à  ce 
qu'elle  a  mis  fin  à  l'anarchie  fédérative  sans  tomber  dans  l'abus 
d'une  centralisation  contraire  à  la  nature  même  du  pays  et  à  son 
génie  national.  Elle  n'a  touché  aux  traditions  locales  que  dans  la 
mesure  strictement  nécessaire,  et  elle  a  su  éviter  cette  faute  trop 
commune  aux  réformateurs,  qui  détruisent  parfois  ce  qu'ils  veu- 
lent améliorer.  Aujourd'hui  de  nouveaux  besoins  commencent  à 
se  faire  sentir  tant  à  cause  des  dangers  qui  résultent  de  l'état  de 
l'Europe  qu'à  cause  môme  des  progrès  moraux  et  matériels  qui  se 
sont  accomplis  depuis  vingt  ans.  La  grande  importance  des  rela- 
tions civiles  et  commerciales  qui  se  sont  établies  aussi  bien  avec 
l'étranger  qu'entre  les  cantons  eux-mêmes  réclame  certaines  ré- 
formes dans  le  sens  d'une  plus  grande  unité  législative  et  financière. 
Le  développement  rapide  de  l'industrie  et  des  travaux  publics  semble 
exiger  plus  d'unité  dans  la  direction  des  affaires  et  une  législation 
plus  conforme  à  la  grandeur  des  entreprises.  Le  soin  de  la  défense 
nationale  préoccupe  surtout  les  esprits,  et  pourrait  demander  plus 
d'unité  dans  l'organisation  et  dans  le  commandement  de  l'armée. 
Quelques  changemens  paraissent  nécessaires  dans  le  sens  d'une 
eoncentraiion  plus  étroite  des  forces  nationales.  Il  serait  impolilique 
et  imprudent  de  s'opposer  de  pard-piis  à  ces  réformes;  mais  elles 


LA   SUISSE   LT    SA   CONSTITUTION.  771 

doivent  être  faites  sans  hâte,  sans  passion,  sans  esprit  de  parti,  en 
se  gardant  bien,  soit  de  révoilier  les  anciennes  inimitiés  par  des 
provocations  inutiles,  soit  d'étouffer  la  vie  cantonale,  et  de  briser 
la  tradition  fédérative  à  laquelle  tient  l'existence  même  de  la 
Suisse. 

La  Suisse  en  effet  n'est  pas  une  nation  comme  une  autre;  elle 
n'a  rien  de  commun  avec  les  grands  états  centralisés  ffui  occupent 
presque  toute  l'Europe.  Elle  subsiste  au  milieu  de  l'Euiope  mo- 
derne comme  un  dernier  vestige  de  la  diversité  du  moyen  âge.  On 
a  dit  avec  raison  que  la  Suisse  représentait  l'Europe  entière  en 
raccourci;  elle  contient  effectivement  des  échantillons  de  toutes  les 
races  européennes.  Tandis  que  dans  le  reste  de  l'Europe  les  di- 
verses races  tendent  à  s'isoler  ou  à  s'absorber  les  unes  les  autres, 
et  que  ce  double  travail  d'unification  ou  de  dislocation  nationale 
donne  lieu  à  des  luttes  sanglantes  ou  à  de  sourds  antagonismes,  la 
Suisse  seule  offre  le  spectacle  consolant  de  toutes  ces  races  vivant 
en  bon  accord  dans  un  mutuel  respect,  dans  une  commune  in- 
dépendance, et  ne  formant  volontairement  qu'une  seule  nation.  Ce 
faux  principe  des  nationalités,  dont  on  a  tant  abusé  pour  l'oppres- 
sion des  peuples,  et  qui  foule  aux  pieds  leurs  volontés  et  conve- 
nances au  nom  de  la  philologie,  de  l'ethnologie,  de  la  géogra])hie 
et  de  l'histoire  naturelle,  n'a  pas  de  sens  pour  une  nation  fédé- 
rative comme  la  Suisse.  Au  lieu  de  faire  reposer  la  solidarité  natio- 
nale sur  une  conformité  matérielle  de  race  ou  de  langage,  elle  la 
place  bien  plus  haut,  dans  la  communauté  des  intérêts  et  des  sou- 
venirs, dans  la  jouissance  commune  des  mêmes  libertés,  dans  une 
ancienne  confraternité  historique  et  nationale,  enfin  dans  un  libre 
contrat  entre  des  hommes  libres.  La  nationalité  suisse  représente 
ainsi  quelque  chose  de  plus  élevé  que  les  liens  du  sang;  elle  repré- 
sente la  liberté,  et  c'est  pour  cela  qu'elle  n'a  rien  à  craindre  de  l'an- 
nexion ou  de  la  conquête  étrangère  aussi  longtemps  qu'elle  restera 
unie  et  libre.  Elle  peut  braver  la  théorie  moderne  des  nationalités, 
parce  qu'elle  en  est  la  négation  vivante.  Assurément  la  Suisse  uni- 
fiée à  l'image  de  la  France  ou  de  l'Allemagne  ne  jouerait  pas  le 
même  rôle,  et  n'occuperait  pas  la  même  place  en  Europe  que  la 
Suisse  à  l'état  de  république  fédérative.  Ce  qui  fait  encore  sa  force, 
ce  n'est  pas  l'étendue  de  son  territoire,  ni  le  grand  nombre  de  ses 
soldats,  ni  la  grosseur  de  son  budget;  c'est  l'inviolabilité  que  lui 
assurent  la  libre  union  de  ses  diverses  parties  et  l'unanimité  patrio- 
tique avec  laquelle  tous  ces  petits  états  séparés ,  qui  se  querellent 
si  souvent  entre  eux,  sauraient  pourtant  se  dévouer  tous  ensemble 
à  l'indépendance  nationale,  s'ils  la  voyaient  menacée  par  une  agres- 
sion étrangère. 


772  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Voilà  l'espèce  d'unité  qu'il  ne  faut  pas  affaiblir,  lors  même  que 
clés  réformes  centralisatrices  seraient  devenues  nécessaires.  —  La 
Suisse,  avant  de  devenir  unitaire,  doit  rester  unie,  et,  pour  être 
unie,  il  faut  qu'elle  reste  libre.  11  faut  que  les  membres  de  la  confé- 
dération respectent  leur  mutuelle  indépendance,  qu'ils  ne  cherchent 
pas  à  effacer  systématiquement  des  diversités  qui  sont  dans  la  na- 
ture et  dans  la  force  même  des  choses;  qu'ils  sd  gardent  bien  de 
mettre  le  patriotisme  fédéral  en  antagonisme  avec  le  patriotisme 
cantonal.  Tout  en  apportant  à  la  grande  patrie  les  forces  nécessaires 
à  sa  sécurité  et  à  sa  grandeur,  il  ne  faut  pas  risquer  de  détruire  la 
petite  patrie,  qui  est  le  vrai  berceau  du  patriotisme  et  le  fonde- 
ment de  l'existence  nationale.  Si  des  réformes  doivent  être  accom- 
plies, elles  ne  doivent  être  à  aucun  prix  la  conquête  violente  d'un 
parti  sur  un  autre.  La  Suisse  a  pu  se  donner  en  1848  le  luxe  dan- 
gereux d'une  guerre  civile,  parce  qu'alors  sa  neutralité  était  assu- 
rée en  présence  des  grandes  monarchies  ses  voisines,  peu  disposées 
dans  ce  temps-là  à  faire  des  conquêtes  et  travaillées  elles-mêmes 
par  des  révolutions  intérieures.  En  ce  moment  au  contraire,  et  en 
présence  de  cette  Allemagne  envahissante,  qui  affiche  hautement 
la  prétention  de  faire  rentrer  de  gré  ou  de  force  tous  les  membres 
de  la  famille  germanique  dans  le  giron  du  nouvel  empire,  une 
guerre  civile  ou  seulement  une  longue  agitation  politique  serait  la 
perte  certaine  de  la  Suisse.  Ceux  qui  seraient  assez  imprudens  et 
assez  insensés  pour  en  courir  la  chance  n'ont  qu'à  se  rappeler  le 
temps  de  la  première  révolution  et  les  humiliations  qui  ont  suivi 
l'occupation  de  la  Suisse  par  les  armées  françaises.  Qu'ils  se  de- 
mandent seulement  quelles  seraient  aujourd'hui  les  conséquences 
d'une  intervention  pareille  de  la  part  des  armées  allemandes,  et  quel 
usage  le  nouvel  empire  pourrait  faire  de  sa  pur^isance  le  jour  où  les 
divisions  intérieures  de  la  Suisse  lui  auraient  permis  de  prendre 
pied  dans  ce  pays. 

in. 

A  ce  point  de  vue,  le  rejet  d'un  projet  de  révision  patronné  par 
l'Allemagne  est  d'un  heureux  augure  pour  l'indépendance  de  la 
Suisse.  Cette  œuvre  indigeste  et  hâtive  méritait  bien  d'être  ajour- 
née jusqu'à  plus  ample  examen,  et  la  confusion  systématiquement 
établie  par  ses  auteurs  entre  des  questions  fort  différentes  ne  lais- 
sait pas  au  peuple  suisse  toute  la  liberté  de  ses  votes;  ne  pouvant 
prendre  de  décision  raisonnée  et  éclairée  sur  chacun  des  objets 
qu'on  présentait  à  son  approbation,  il  ne  pouvait  et  ne  devait  y 
répondre  qu'en  refusant  tout  en  bloc.  Malgré  la  division  toujours 


LA    SUISSE    ET    SA    CONSTITUTION.  773 

fâcheuse  qui  s'est  produite  à  cette  occasion,  il  faut  se  féliciter  pour 
la  Suisse  de  l'échec  des  révisionistes.  Il  y  a  quelque  chose  de  pire 
■que  l'ajournement  d'une  réforme  utile,  c'est  rad()[)tioii  irréfléchie 
et  prématurée  d'une  mesure  qui  se  recommande  par  des  influences 
étrangères  ou  par  des  intrigues  de  parti,  et  dont  la  grande  opinion 
publique  n'a  pas  encore  pleinement  reconnu  la  nécessité. 

Il  faut  reconnaître  cependant  que  la  révision  de  la  constitution 
fédérale  n'était  pas  agitée  pour  la  première  fois.  Dès  I86/1,  à  la 
suite  de  queltjues  mécontentemens  et  de  quelques  troubles  qui  s'é- 
taient produits  dans  certains  cantons  où  l'oligarchie  des  grandes 
compagnies  industrielles  avait  provoqué  des  réactions  démocrati- 
ques, les  chambres  fédérales  résolurent  de  réviser  la  constitution; 
elles  espéraient  par  là  ramener  le  calme  en  donnant  satisfaction  à 
l'esprit  public;  mais  elles  s'aperçurent  que  le  peuple  réclamait  le 
changement  des  hommes  bien  plus  que  celui  des  institutions,  et 
celui  des  institutions  locales  bien  plus  que  celui  des  institutions  fé- 
dérales. Ce  premier  projet  de  révision,  élaboré  pendant  deux  ans, 
fut  soumis,  suivant  l'usage,  au  vote  des  cantons  comme  au  vote 
populaire,  et  il  échoua  dans  ces  deux  épreuves. 

En  1869,  les  chambres  s'occupaient  de  préparer  un  nouveau  pro- 
jet de  révision,  lorsque  survint  la  guerre  entre  la  France  et  l'Alle- 
magne, qui  no  laissa  plus  qu'une  préoccupation  à  la  Suisse,  celle 
de  veiller  à  sa  sûreté.  Après  la  paix,  le  projet  fut  repris  par  le  con- 
seil fédéral,  qui  s'appropria,  en  le  modifiant  un  peu,  le  travail  an- 
térieur des  deux  chambres.  La  guerre,  en  révélant  certains  incon- 
véniens  graves  de  l'organisation  de  l'armée  fédérale,  avait  apporté 
un  argument  de  plus  à  la  cause  révisioniste,  du  moins  en  ce  qui 
touchait  les  réformes  militaires.  Il  n'y  avait  pourtant  pas,  il  faut  le 
dire,  un  mouvement  bien  prononcé  de  l'opinion  publique  en  faveur 
de  la  révision.  Le  nouveau  projet  n'était,  comme  le  précédent, 
qu'une  œuvre  législative  régulière,  et  non  pas  une  de  ces  réformes 
qni  s'imposent  par  un  cri  général.  Ce  fut  justement  la  cause  de  sa 
faiblesse  ;  au  heu  de  concentrer  les  regards  du  pays  sur  un  certain 
nombre  de  points  bien  mis  en  lumière ,  les  auteurs  de  la  révision 
éparpillèrent  leur  attention  sur  une  foule  de  questions  accessoires, 
et  ils  cherchèrent  le  succès  dans  des  combinaisons  d'intérêts  sa- 
vantes qui,  en  ralliant  autour  de  la  révision  beaucoup  d'intrigues 
de  pani,  la  compromirent  aux  yeux  des  vrais  patriotes,  et  lui  alié- 
nèrent absolument  la  bonne  volonté  du  pays. 

Le  travail  préparatoire  de  la  révision  se  divisa,  comme  d'usage, 
en  trois  parties.  Le  conseil  fédéral,  c'est-à-dire  le  pouvoir  exécutif, 
s'acquitta  de  la  première  partie  de  la  tâche,  et  soumit  aux  cham- 
bres un  projet  qui  servit  de  texte  à  leurs  discussidis.  Le  conseil 


77A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

national,  c'est-à-dire  la  chambre  des  représentans,  se  livra  sur  ce 
tlièma  à  un  nouveau  travail,  qui  fut  à  son  tour  revu  et  corrigé  par 
le  conseil  des  états.  Dans  cette  triple  élaboration  du  projet,  on  put 
remarquer  que  les  propositions  du  conseil  fédéral  s'inspiraient  sur- 
tout d'un  grand  esprit  de  modération;  celles  du  conseil  national 
au  contraire  étaient  plus  radicales  et  plus  franchement  unitaires; 
enfin  le  conseil  des  états,  fidèle  à  son  rôle  de  di'légation  des  can- 
tons, se  montrait  plus  conciliant  et  plus  désireux  de  ménager  les 
traditions  de  la  souveraineté  cantonale.  Tous  les  trois  cependant 
reconnaissaient  à  divers  degrés  et  sur  presque  tous  les  points  la  né- 
cessité d'une  centralisation  plus  grande  dans  les  pouvoirs  du  gou- 
vernement fédéral. 

Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  cet  ensemble  de  réformes,  con- 
testables assurément  à  plus  d'mi  point  de  vue,  c'est  qu'aucune  des 
mesures  unitaires  recooimandées  par  les  trois  conseils  ne  semblait 
s'appuyer  sur  une  préférence  théorique  pour  le  système  centrali- 
sateur. La  centralisation  a,  comme  on  le  sait,  ses  doctrinaires,  qui 
en  delîors  d'elle  ne  voient  point  de  salut.  Il  serait  difficile  de  trou- 
ver la  trace  d'une  superstition  pareille  dans  les  discussions  aux- 
quelles s'est  livrée  l'assemblée  fédérale  à  l'occasion  du  projet  de 
révision.  La  superstition,  s'il  y  en  a,  est  tout  entière  du  côté  du 
fédéralisme;  c'est  le  fédéralisme  qui  est  l'arche  sainte  à  laquelle  on 
ne  touche  qu'en  tremblant.  C'est  par  l'expérience  des  faits,  par  des 
argumens  d'un  ordre  tout  pratique  et  positif,  par  le  sentiment  des 
besoins  chaque  jour  révélés  de  la  civilisation  moderne,  que  des  fé- 
déralistes convaincus  en  arrivent  à  restreindre  le  pouvoir  des  can- 
tons, à  faire  disparaître  les  diversités  locales,  à  corriger  les  abus  du 
vieux  temps,  à  concentrer  les  grands  services  nationaux  dans  les 
mains  de  l'autorité  fédérale,  à  faire  passer  enfin  les  dernières  irré- 
gularités du  vieux  monde  sous  le  niveau  d'une  législation  unitaire. 
11  n'y  a  jamais  eu  d'exemple  plus  saisissant  de  la  nécessité  irrésis- 
tible, à  bien  des  égards  fâcheuse,  qui  entraîne  les  sociétés  mo- 
dernes vers  la  centralisation  administrative,  et  qui  leur  impose 
chaque  jour  davantage  la  grande  loi  de  l'uniformité. 

La  principale  des  questions  soulevées  par  le  projet  de  révision 
est,  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  celle  de  la  centralisation 
militaire.  Aux  termes  de  l'article  19  de  la  constitution  fédérale, 
«  l'armée  suisse  se  compose  des  contingens  des  cantons,  »  qui 
forment  au  total  h  1/2  pour  100  de  la  population;  les  deux  pre- 
miers tiers  composent  l'élite,  et  le  troisième  tiers  la  réserve.  La  po- 
pulation de  chaque  canton  et  le  chiffre  de  son  contingent,  qui  en 
dépend,  sont  évalués  d'après  le  dernier  recensement.  C'est  ce  qu'on 
appelle  l'échelle  des  contingens.  Ce  système  est  mal  combiné  et 


LA   SUISSE    ET   SA   CONSTITUTION.  775 

présente  dans  la  pratique  de  graves  inconvôniens.  Les  cantons 
ayant  des  populations  d'importance  très  inégale,  l'arnit^'e  se  trouve 
divisée  en  unités  tactiques  de  valeur  difl'érente;  il  faut  bien  en  effet 
que  les  unités  tactiques  correspondent  au  nombre  d'homnjes  mis 
sous  les  armes  dans  chaque  canton.  Ce  fractionnement  de  l'armée 
fédérale  va  jusqu'aux  dernières  limites;  on  trouve  dans  divers 
cantons  jusqu'à  vingt-deux  demi-bataillons  isolés  et  vingt-quatre 
compagnies  d'infanterie  détachées,  qui  n'appartiennent  à  aucun 
corps,  de  sorte  qu'en  temps  de  guerre  l'état- major  fédéral  doit 
procéder  à  un  travail  des  plus  difficiles  pour  employer  ces  petits 
corps  et  les  faire  rentrer  dans  le  cadre  d'une  organisation  régulière. 
Quant  à  la  réserve,  comme  elle  est  moins  nombreuse  de  moitié,  elle 
ne  peut  pas  être  organisée  sur  le  même  plan,  et  sa  distribution  ne 
saurait  correspondre  à  celle  de  l'élite;  c'est  donc  une  armée  dis- 
tincte de  l'autre  et  bien  plus  difficile  encore  à  encadrer. 

II  y  a  d'ailleurs  dans  la  loi  du  recrutement  des  anomalies  gros- 
sières, qu'on  ne  saurait  attribuer  qu'à  l'imprévoyance  de  ceux  qui 
l'ont  faite.  Tout  Suisse  est,  de  par  la  constitution,  tenu  au  service 
militaire;  mais,  comme  les  cantons  ne  doivent  qu'un  contingent 
calculé  d'après  leur  population  supposée,  ceux  dont  la  population 
a  augmenté  fournissent  en  réalité  beaucoup  plus  de  soldats  qu'il 
n'en  faut.  Tandis  que  l'armée  fédérale  ne  compte  sur  le  papier  que 
10â,35/i  hommes,  il  y  a  en  réalité  135,709  hommes  sous  les  dra- 
peaux ;  tels  étaient  du  moins  les  chiffres  authentiques  au  l*"''  jan- 
vier 1870.  Cela  fait  un  quart  en  sus  du  nombre  exigé,  et  ces 
hommes  qui  n'appartiennent  pas  légalement  à  l'armée  fédérale, 
étant  néanmoins  astreints  par  la  loi  fédérale  à  l'obligation  person- 
nelle de  servir,  encombrent  outre  mesure  les  bataillons,  et  ag- 
gravent les  charges  des  cantons.  On  voit  dans  certains  cantons 
populeux  des  bataillons  qui  comptent  jusqu'à  1,000,  1,200  et 
1,/iGO  hommes.  D'autres  cantons,  pour  éviter  ce  surcroît  de  dé- 
penses, réduisent  leur  effectif  en  réduisant  le  temps  du  service. 
Ceux-ci  n'attribuent  que  cinq  ou  six  levées  à  l'élite;  ceux-là  sont 
obligés  d'y  consacrer  onze  ou  doLize  levées  pour  parfaire  leur  con- 
tingent. Ce  sont  là  de»  inégalités  choquantes,  fâcheuses  à  tous  les 
points  de  vue;  il  en  résulte  que  les  charges  militaires  ne  sont  pas 
égales  pour  les  habitans  des  divers  cantons,  et  que  les  dépenses 
militaires  varient  elles-mêmes  d'un  canton  à  l'autre.  11  en  résulte 
enfin  que  l'instruction  militaire,  inégalement  distribuée,  ne  saurait 
être  amenée  partout  au  même  point  de  perfection. 

Il  y  a  encore  plus  à  redire  à  l'institution  de  la  landwehr,  qui  ap- 
partient, comme  nous  l'avons  vu,  aux  cantons,  et  qui  peut  seule- 
ment être  requise  par  la  confédération  en  cas  de  péril.  L'organisa- 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  de  la  landwehr  est  livrée  d'ailleurs  par  la  constitution  à  toutes 
les  fantaisies  des  gouvernemens  cantonaux.  Il  existe  assurément  des 
lois  fédérales  qui  règlent  son  armement,  la  durée  de  son  service, 
dont  le  minimum  est  d'un  jour  par  an,  le  mode  même  de  son  in- 
spection; mais  ces  lois  sont  pour  ainsi  dire  en  l'air,  puisque  les  états 
ne  sont  pas  liés  à  cet  égard  par  la  constitution.  Il  y  a  dans  cette 
organisation  beaucoup  de  négligence  et  de  ctécousu.  Pour  n'en  ci- 
ter qu'un  exemple,  l'elTectif  des  bataillons  varie  de  377  hommes  à 
1,368  hommes.  Aussi  la  constitution,  en  mettant  les  66,539  hommes 
de  la  landwehr  à  la  disposition  du  gouvernement  fédéral,  ne  lui  pro- 
cure-t-elle  aucune  force  elfeclive.  Si  la  guerre  éclatait  et  qu'il  fallût 
se  servir  de  la  landwehr,  il  faudrait  commencer  par  la  réorganiser 
de  fond  en  comble.  Il  est  donc  nécessaire,  si  l'on  compte  sur  elle 
pour  la  défense  du  pays,  que  le  gouvernement  fédéral  prenne  en 
main  cette  force  inorganisée,  et  qu'il  essaie  d'en  tirer  parti. 

Ce  n'est  pas  tout.  On  sait  que  les  corps  spéciaux,  l'artillerie,  le 
génie  et  la  cavalerie,  sont  seuls  instruits  aux  frais  et  sous  la  direc- 
tion du  gouvernement  fédéral.  Pour  tout  le  reste  de  l'armée,  il  n'a 
que  le  droit  de  surveiller  l'instruction  et  de  former  les  instructeurs; 
il  surveille  également  l'équipement  et  l'armement,  qui  se  font  dans 
les  cantons.  Aussi  l'équipement  et  l'instruction,  sinon  l'armement, 
sont-ils  parfois  mauvais;  la  qualité  du  moins  en  est  fort  variable 
d'un  canton  à  l'autre.  On  n'en  est  plus  sans  doute  au  temps  où  les 
petits  cantons  s'entendaient  pour  frauder  la  loi  militaire,  et  s'em- 
pruntaient réciproquement  leurs  équipemens  ou  leurs  armes;  il  y 
a  longiemps  que  les  batteries  d'artillerie  nomades  qui  passaient 
d'un  canton  à  l'autre,  comme  des  décorations  de  théâtre,  ont  dis- 
paru sous  l'œil  vigilant  des  inspecteurs  fédéraux.  Il  n'en  existe  pas 
moins  de  très  grandes  et  très  frappantes  diiïerences  entre  les  con- 
tingens  des  cantons.  Tandis  que  les  uns  présentent  l'aspect  des 
meilleures  troupes  réguhères,  les  autres  ressemblent  davantage  à 
des  gardes  nationales  improvisées,  pareilles  à  celles  dont  nous 
avons  été  réduits  à  nous  servir  pendant  notre  guerre  avec  i'xVUe- 
magne. 

A  tous  ces  inconvéniens,  le  conseil  fédéral  n'avait  proposé  qu'un 
remède  prudent,  presque  timide.  Il  voulait  confier  à  la  confédéra- 
tion l'instruction  de  l'infanterie,  comme  celle  des  autres  armes;  il 
voulait  en  outre  écrire  dans  la  constitution  que  tous  les  citoyens 
devaient  être  astreints  au  service  militaire  pendant  un  temps  dé- 
terminé, ce  qui  aurait  mis  le  surplus  des  cuntingens  h.  la  disposition 
du  gouvernen)efit  fédéral;  il  proposait  enfin  d'incorporer  la  land- 
wehr dans  l'armée  fédérale.  Du  reste,  il  laissait  au  canton  la  charge 
et  le  soin  de  l'armement,  de  l'équipement  et  toutes  les  attributions 


LA    SUISSE    ET    SA    CONSTITUTION.  777 

attachées  à  la  souveraineté  cantonale.  Le  conseil  national  an  con- 
traire tenait  à  ce  que  la  constitution  prescrivît  formellement  le  re- 
crutement par  tête  et  l'obligation  du  service  pour  tout  citoyen  de 
vingt  à  quarante-quatre  ans;  il  voulait  mettre  l'organisation  tout 
entière  de  l'armée  dans  le  domaine  de  la  législation  fédérale,  ne 
faisant  aucune  distinction  entre  l'armement,  l'équipement  et  l'in- 
struction; il  voulait  que  la  solde  elle-même  pût  rentrer  dans  les 
attributions  du  gouvern(>ment  fédéral,  si  la  loi  fédérale  en  décidait 
ainsi.  Le  matériel  de  guerre  des  cantons  devait  passer  aux  mains 
de  la  confédération,  ainsi  que  les  places  d'armes  et  les  bâtimens 
ayant  une  destination  militaire. 

C'était  la  centralisation  la  plus  rigoureuse.  Les  fédéralistes  di- 
saient avec  raison  qu'une  telle  mesure  était  la  ruine  de  l'autonomie 
cantonale.  Du  moment  où  les  cantons  ne  posséderaient  plus  ni  l'in- 
struction, ni  l'armement,  ni  l'équipement,  ils  seraient  réduits  au 
rôle  de  fournisseurs  d'hommes,  chargés  de  lever  des  recrues  et  de 
les  mettre  à  la  disposition  de  la  confédération.  On  ajoutait  qu'il  ne 
fallait  pas  tant  exiger  d'une  armée  de  milices,  et  qu'à  tant  vouloir 
imiter  le  système  prussien,  on  finirait  par  rendre  la  charge  du  ser- 
vice militaire  insupportable  aux  populations  de  la  Suisse.  L'in- 
struction n'était-elle  pas  déjà  excellente  dans  les  grands  cantons? 
Les  instructeurs  cantonaux  ne  sortaient-ils  pas  d'une  école  spé- 
ciale? La  forme  de  l'armement  n'était-elle  pas  déjà  prescrite  par 
la  confédération?  Était-il  nécessaire  de  tout  bouleverser  pour  obte- 
nir de  nouveaux  progrès?  On  allait  étouffer  au  contraire  la  salutaire 
et  généreuse  émulation  qui  régnait  entre  les  cantons  et  entre  les 
citoyens  eux-mêmes.  Cette  opinion  s'appuyait  de  l'autorité  du  gé- 
néral Dufour,  qui  voyait  dans  la  souveraineté  cantonale  le  ressort 
même  de  l'organisation  militaire,  et  qui  regardait  une  armée  ainsi 
faite  comme  la  plus  apte  à  soutenir  une  longue  et  énergique  résis- 
tance contre  l'invasion.  D'ailleurs  où  trouver  les  ressources  néces- 
saires pour  fournir  à  cet  immense  surcroît  de  dépenses?  Il  faudrait 
encore  une  fois  les  dérober  aux  cantons.  On  leur  avait  déjà  pris  en 
18^8  les  postes  et  les  péages,  mais  on  leur  avait  accordé  une  juste 
indemnité  en  échange;  fallait-il  maintenant  la  leur  arracher  en 
violation  de  tous  les  contrats,  et  les  dépouiller  de  leurs  revenus 
en  même  temps  qu'on  les  dépouillait  de  leur  souveraineté?  —  C'est 
sans  doute  pour  répondre  à  ces  objections  et  pour  calmer  ces  craintes 
que  le  conseil  des  états  a  introduit  deux  légers  changemens  dans  le 
projet  du  conseil  national.  Il  a  stipulé  qu'autant  que  possible  les 
unités  tactiques  devraient  être  formées  de  troupes  d'un  même  can- 
ton, et  qu'en  outre  «  l'exécution  de  la  loi  militaire  dans  les  cantons 
aurait  lieu  par  les  autorités  cantonales  elles-mêmes  dans  les  limites 


778  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

déterminées  par  la  législation  fédérale.  »  C'est  le  seul  adoucisse- 
ment qu'on  ait  cru  devoir  apporter  aux  plaintes  de  la  souveraineté 
cantonale,  ainsi  dépouillée  impitoyablement  de  la  plus  importante 
de  ses  prérogatives. 

II  ne  nous  appartient  pas  de  juger  cette  réforme  rt  de  trancher 
entre  les  deux  opinions  qu'on  vient  de  voir.  Il  nous  semble  cepen- 
dant qu'elle  ne  tu'ra  pas  l'armée,  comme  le  soutiennent  ses  adver- 
saires, mais  qu'elle  lui  prêtera  au  contraire  une  force  plus  grande. 
Chacun  reconnaît  que  la  centralisation  de  l'instniction  et  l'abolition 
de  l'échelle  des  contingens  seront  de  bonnes  choses  en  elles-mêmes; 
on  ne  se  lamente  que  sur  l'amoindrissement  des  cantons  et  l'aiïai- 
blissement  de  la  vie  cantonale.  Il  est  vrai  que  ce  nouveau  système 
porterait  un  coup  terrible  aux  cantons,  où  déjà  la  vie  politique 
menace  de  s'éteindre;  mais  il  est  impossible  de  tout  concilier,  et 
les  néce.^ sites  de  la  défense  nationale  ne  doivent-elles  pas  aujour- 
d'hui primer  tout  le  reste?  Les  inconvéniens  financiers  du  projet 
sont  les  plus  graves.  On  a  peine  à  se  figurer  la  Suisse  obligée 
d'entretenir  à  grands  frais  une  grosse  armée  de  .150,000  hommes. 
Ce  qui  faisait  jusqu'ici  sa  prospérité,  c'est  qu'elle  payait  peu  d'im- 
pôts et  qu'elle  se  gouvernait  à  bon  marché.  Déjà  les  cantons  dé- 
pensent environ  7  millions  par  an  pour  l'entreiien  de  l'armée  fédé- 
rale; à  cette  somme  déjà  grosse,  et  qu'il  va  falloir  imputer  sur  les 
dépenses  de  la  confédération,  devra  s'ajouter  un  supplément  con- 
sidérable de  l  million  1/2,  de  2  millions,'  de  3  millions  peut-être. 
Où  la  confédération  trouvera-t-elle  l'argent  nécessaire  ? 

C'est  ce  que  les  auteurs  de  la  révision  ont  été  forcés  de  prévoir, 
et  voilà  pourquoi  à  la  centralisation  militaire  ils  ont  dû  ajouter  la 
centralisation  fiscale.  D'après  l'article  3/t  de  la  constitution  encore 
en  vigueur,  les  dépenses  de  la  confédération  sont  couvertes  par  les 
intérêts  des  fonds  fédéraux,  par  les  péages,  les  postes,  la  régie  des 
poudres  et  les  contributions  des  cantons.  L'article  28  du  nouveau 
projet  de  constitution  décide  également  que  le  produit  des  pcagcs 
(ou  douanes)  appartiendra  à  la  confédération,  mais  cela  signifie 
qu'il  lui  appartiendra  intégralement,  sans  remise  ni  indemnité  à 
payer  aux  cantons.  On  sait  en  effet  que  les  cantons  reçoivent  encore, 
en  dédommagement  des  péages  supprimés  en  ISÙS,  la  somme  de 
58  centimes  par  tête  de  population,  suivant  le  recensement  de  1838; 
ils  reçoivent  même,  au  cas  où  cette  indemnité  ne  serait  pas  suffi- 
sante, une  redevance  calculée  de  façon  à  parfaire  le  revenu  net  des 
péages,  évalué  d'après  le  produit  des  années  18Zi2  à  18A0.  Telles 
sont  les  diverses  ressources  qu'il  s'agit  de  leur  enlever  pour  les 
laisser  au  gouvernement  fédéral  ;  on  ne  fait  exception  que  pour  les 
cantons  d'Uri,  des  Grisons,  du  Tessin  et  du  Valais,  qui  continue- 


LA    SUISSE    ET    SA    CONSTITUTION.  779 

ront  à  recevoir  une  indemnité  pour  l'entretien  de  leurs  routes  al- 
pestres internationales. 

Les  postes  et  les  tiUégraphos  fourniraient  une  autre  source  de 
revenus  nouveaux.  Lors  de  la  centralisation  du  service  des  postes, 
il  fut  alloué  à  chacun  des  cantons  dépossédés  une  somme  égale  au 
produit  moyen  des  années  iSlili,  iShb  et  18/i(5,  poui'vu  toutefois 
que  le  produit  total  pût  y  suffire.  C'est  cette  indemnité  qu'il  s'agit 
maintenant  de  supprimer  pour  l'attribuer  aux  dépenses  de  la  con- 
fédération. La  taxe  des  exemptions  militaires,  payée  jusque-là  aux 
cantons,  passe  aussi  dans  les  mains  de  la  confédération.  On  voit  par 
là  quel  pas  immense  la  Suisse  se  prépare  à  faire  dans  la  voie  de  la 
cenLralisation  financière.  La  constitution  de  ISliS  autorisait  seule- 
ment la  législation  fédérale  à  supprimer  les  péages  locaux,  canto- 
naux ou  municipaux,  et  à  se  les  approprier  moyennant  indemnité. 
Aujourd'hui  la  centralisation  des  services  entraîne  aussi  la  concen- 
tration des  revenus;  on  est  même  forcé  d'ajouter  aux  ressources 
énumérées  plus  haut  un  nouvel  impôt  sur  le  tabac,  que  le  projet 
de  révision  accorde  à  la  confédération  la  faculté  de  créer  suivant  ses 
besoins. 

A  ces  mesures  financières  indispensables,  les  auteurs  de  la  révi- 
sion ont  joint  un  certain  nombre  de  réformes  pratiques  aboutissant 
toutes  à  une  extension  plus  grande  des  pouvoirs  du  gouvernement 
fédéral.  Dans  ce  nombre,  il  faut  compter  la  disposition  qui  confère  à 
l'autorité  fédérale  la  police  des  endiguemens  et  des  forêts,  la  sur- 
veillance et  la  direction  des  travaux  de  reboisement.  Il  faut  en  dire 
autant  de  l'unité  des  poids  et  mesures,  du  droit  de  législation  fé- 
dérale sur  la  pêche  et  la  chasse,  de  la  suppression  des  maisons  de 
jeu,  du  droit  de  législation  accordé  au  gouvernement  fédéral  sur 
l^s  industries  insalubres  et  dangereuses,  sur  le  travail  des  enfans 
dans  les  manufactures,  sur  la  surveillance  des  agences  d'émigration 
et  des  entreprises  d'assurances.  Ce  sont  toutes  mesures  incontesta- 
blement utiles,  mais  dont  le  résultat  naturel  est  de  grossir  les  attri- 
butions du  pouvoir  central  au  détriment  des  cantons.  11  en  est 
de  même  des  nouvelles  dispositions  qui  assurent  la  liberté  du 
commerce  et  de  l'industrie.  Jadis,  avant  la  révolution  de  ISZiS, 
l'exercice  de  toutes  les  professions  libérales,  commerciales  et  in- 
dustrielles était  soumis  par  les  lois  locales  à  de  nombreuses  et  in- 
supportables entraves.  Aujourd'hui  même  la  liberté  de  l'industrie, 
telle  qu'elle  est  garantie  par  la  constitution,  ne  s'applique  qu'aux 
Suisses  établis  dans  des  cantons  étrangers,  mais  non  pas  encore 
aux  Suisses  résidans.  Il  règne  encore  dans  certains  cantons  des 
inégalités  flagrantes  entre  les  nouveau-venus  et  I  s  anciens  habi- 
tans  du  canton.  On  cite  môme  certaines  villes  où  s'appliquent  tou- 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours  des  règlemens  surannés  qui  interdisent,  comme  au  moyen 
âge,  l'entrée  de  telles  ou  telles  marchandises.  Enfin  l'exercice  des 
professions  les  plus  indépendantes  est  encore  soumis  en  certains 
lieux  à  l'obtention  de  patentes  coûteuses  et  à  l'accomplissement  de 
certaines  conditions  fort  gênantes,  car,  faute  de  les  remplir,  on  ne 
peut  pas  exercer  sa  profession  en  dehors  du  canton  où  l'on  est  né. 
C'est  pour  mettre  fin  à  ces  entraves  que  l'article  29  du  nouveau 
projet  de  constitntion  proclame  la  liberté  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie, et  que  l'article  30  décide  que  la  législation  fédérale  pour- 
voira à  ce  qu'il  soit  délivré  aux  personnes  qui  veulent  exercer  des 
professions  libérales  des  certificats  de  capacité  valables  dans  toute 
l'étendue  de  la  confédération. 

Deux  mesures  d'une  utilité  moins  pressante  sont  celles  qui  pla- 
cent dans  le  domaine  de  la  confédération  la  législation  sur  les  ban- 
ques et  la  législation  sur  la  construction  et  l'exploitation  des  che- 
mins de  fer.  Jusqu'à  présent,  on  ne  prétend  régler  que  l'émission 
et  le  remboursement  des  billets  de  banque.  Rien  de  mieux  que  cette 
surveillance  exercf'e  par  la  confédération  sur  les  établissemens  de 
crédit,  qui  échappent  souvent  par  leur  importance  et  par  la  multi- 
plicité de  leurs  relations  à  la  surveillance  des  cantons,  et  surtout 
des  petits  cantons;  mais  le  but  final  et  certain  de  cette  mesure  est 
soit  de  réunir  un  certain  nombre  de  banques  privilégiées  sous  le 
patronage  de  la  confédération,  soit  de  permettre  à  celle-ci  de  créer 
elle-même  une  banque  d'état,  ce  dont  l'utilité  est  au  moins  dou- 
teuse. Quant  aux  chemins  de  fer,  la  mesure  qui  les  concerne  a  été 
résolue  cà  l'instigation  des  chefs  des  grandes  compagnies,  de  c;  ux 
qu'on  appelle  à  Berne  le  parti  des  barons,  dans  le  dessein  de  mettre 
l'autorité  fédérale  au  service  de  leurs  entreprises,  et  particulière- 
ment pour  favoriser  l'affaire  du  Saint-Goihard.  Il  y  a  quelques  an- 
nées, les  barons,  à  la  tête  desquels  il  faut  placer  M.  Alfred  Escher 
(de  Zurich),  régnaient  souverainement  dans  un  certain  nombre  de 
gros  cantons  dont  le  gouvernement  était  devenu  pour  ainsi  dire  la 
succursale  des  grandes  compagnies,  et  d'où  ils  dominaient  la  Suisse 
entière.  Au  bout  de  quelque  temps,  ce  régime  indisposa  les  popu- 
lations, qui  les  chassèrent  du  gouvernement  de  ces  états.  Depuis  ce 
temps,  les  barons  ont  changé  leurs  batteries,  et  ils  essaient  de  faire 
du  gouvernement  fédéral,  où  ils  se  sont  réfugiés,  le  centre  et  l'in- 
strument de  leur  influence.  De  fédéralistes  passionnés,  ils  sont  de- 
venus centralisateurs  résolus,  et  c'est,  il  faut  le  dire,  le  secours 
apporté  par  eux  aux  révisionistes  qui  a  donné  à  ces  derniers  la  ma- 
jorité de  l'assemblée  fédérale.  Pour  eux  d'ailleurs,  la  révision  tout 
entière  est  contenue  dans  l'article  2ù  sur  la  législation  des  chemins 
de  fer.  Ce  genre  de  centralisation  n'aurait  certes  pas  été  inutile  au 


LA    SUISSE    ET    SA    CONSTITUTION.  781 

début  de  la  fondation  des  voies  ferrées,  quand  les  cantons  pliaient 
sous  le  faix  des  subventions  qu'ils  avaient  été  forcés  de  leur  ac- 
corder; elle  serait  beaucoup  moins  utile  à  présent  qu'il  n'y  a  plus 
à  créer  que  des  lignes  d'intérêt  local,  et  ce  n'est  vraiment  pas  la 
peine  de  priver  ainsi  les  cantons  du  dernier  fleuron  de  leur  souve- 
raineté. 

Une  fois  entrés  dans  ce  système,  les  révisionistes  sont  allés  encore 
plus  loin.  Nous  les  voyions  tout  à  l'heure  qui  appropriaient  à  la  con- 
fédération les  revenus  des  cantons;  les  voici  mnintenant  qui  veu- 
lent régenter  l'assiette  des  impôts  dans  l'intérieur  des  cantons 
eux-mêmes.  Les  articles  32  et  33  du  nouveau  projet  s'attaquent  à 
l'impôt  dit  ohmgeld,  sorte  d'octroi  établi  par  plusieurs  cantons  sur 
les  vins  et  les  spiritueux.  Ces  ohmgeld  ne  sont  pas  absolument  in- 
terdits, comme  le  conseillaient  quelques  novateurs  téméraires,  car 
ils  forment  une  des  ressources  les  plus  importantes  des  budgets 
cantonaux;  mais  on  ne  leur  accorde  qu'une  tolérance  provisoire  de 
vingt  années,  au  bout  desquelles" ils  devront  être  impitoyablement 
supprimés. 

Une  autorité  qui  intervient  dans  les  questions  d'impôts  ne  doit 
pas  hésiter  à  se  faire  sentir  dans  l'éducation  populaire.  L'article  25 
du  projet  de  révision  décrète  l'obligation  pour  les  cantons  de  pour- 
voir à  l'instruction  primaire,  obligatoire  et  gratuite,  tranchant  ainsi 
des  questions  importantes  qui  devaient  rester  du  ressort  de  la  lé- 
gislation cantonale.  L'obligation  existait  depuis  longtemps  en  Suisse, 
mais  elle  s'y  produisait  sous  diverses  formes,  particulièrement  sous 
celle  d'une  rétribution  scolaire  obligatoire,  qui  allégeait  d'autant 
les  charges  des  cantons  et  des  communes  :  c'est  donc  une  dépense 
nouvelle  imposée  sans  nécessité.  Le  même  article  25  place  l'instruc- 
tion supérieure  dans  le  domaine  de  la  législation  fédérale,  et  donne 
à  la  confédération  le  droit  de  créer  une  université  fédérale,  une 
école  polytechnique  et  d'autres  établissemens  d'instruction  supé- 
rieure. Les  centralistes  disent  avec  raison  que  cette  création  est  le 
seul  moyen  qu'il  y  ait  pour  la  Suisse  de  retenir  chez  elle  ses  savans 
les  plus  distingués,  ou  d'attirer  ceux  des  nations  étrangères.  Us  y 
voient  surtout  un  moyen  de  fondre  entre  elles  les  diverses  parties 
de  la  Suisse  en  donnant  à  tous  ses  enfans  une  culture  uniforme, 
et  de  préparer  ainsi  l'unification  du  droit  civil.  L'unité  de  la  légis- 
lation civile,  c'est  là  en  effet  le  dernier  terme  et  le  point  culmi- 
nant de  toutes  les  réformes  centralistes.  Quand  on  en  sera  arrivé  cà 
ce  point,  la  centralisation  politique  sera  peut-être  encore  inache- 
vée; mais  la  centralisation  sociale,  d'où  toutes  les  autres  dérivent, 
pourra  être  considérée  comme  un  fait  accompli.  Or  le  projet  de  ré- 
vision préparé  par  l'assemblée  fédérale  ne  recule  pas  devant  cette 


782  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

idée  hardie.  H  ne  se  contente  pas  d'accomplir  en  détail  une  véri- 
table révolution;  il  n'hésite  pas  à  y  mettre  le  sceau  révolutionnaire, 
et  à  ouvrir  à  la  législation  fédérale  une  ère  indéfinie  de  réformes 
nouvelles. 

IV. 

Il  y  a  longtemps  que  la  codification  du  droit  civil  est  l'un  des 
vœux  les  plus  ardens  des  jurisconsultes,  l'un  des  intérêts  les  plus 
pressans  du  commerce  et  de  l'industrie.  L'unité  de  législation  de- 
vient un  besoin  chaque  jour  plus  impérieux  à  mesure  que  les  affaires 
se  développent,  que  les  relations  se  multiplient,  et  que  les  intérêts 
se  compliquent.  La  diversité  de  législation  qui  règne  en  ce  pays,  et 
qui  a  ses  avantages  au  point  de  vue  politique,  a  dans  la  pratique 
journalière  de  la  vie  des  conséquences  vraiment  fàcheu-^es,  souvent 
ridicules.  Quand  on  traverse  la  Suisse,  on  peut  se  trouver  soumis, 
en  une  demi-journée ,  à  dix  législations  différentes.  Un  mariage 
contracté  dans  un  canton  n'est  pas  valable  dans  un  autre;  les  con- 
ditions d'hérédité  et  de  successibilité  varient  à  chaque  pas.  Dans 
tel  canton,  l'âge  de  la  majorité  est  fixé  à  dix-neuf  ans,  dans  tel 
autre  à  vir.gt  ans  ou  à  vingt-trois  ans.  Rien  de  plus  incohérent  que 
les  droits  qui  résultent  des  lois  sur  les  obligations  ou  sur  les  rela- 
tions commerciales.  Quand  par  hasard,  et  cela  arrive  fréquemment, 
une  industrie  occupe  le  territoire  de  plusieurs  cantons,  on  ne  sait 
quel  est  le  droit  qui  la  régit.  Or  il  ne  saurait  y  avoir  aucune  sécu- 
rité dans  les  affaires  sans  une  loi  commerciale  unique.  On  voit 
même,  dans  certains  petits  cantons,  des  lois  de  circonstance  faites 
en  vue  de  telle  ou  telle  entreprise  particulière.  Dans  plusieurs  can- 
tons par  exemple,  le  privilège  hypothécaire  est  accordé  de  pré- 
férence aux  parens  du  débiteur;  la  loi  du  canton  de  Zug  a  fort 
adroitement  complété  cette  combinaison  en  conférant  au  créancier 
hypothécaire  du  premier  rang  le  droit  de  désigner  lui-même  celui 
qui  viendra  en  seconde  ligne.  C'est  ce  qu'un  membre  du  conseil 
des  états,  M.  Yigier,  appelait  avec  raison  «  le  pillage  réciproque  des 
codes.  »  La  législation  fédérale  a  essayé  de  remédier  à  cette  anar- 
chie e;i  édictant  un  code  de  commerce.  Cela  n'a  pas  suffi,  car,  pour 
mettre  un  terme  au  désordre,  il  faut  remonter  jusqu'à  la  législa- 
tion civile  elle-même  et  définir  uniformément  les  obligations. 

Les  partisans  de  l'ancienne  diversité  répondent  qu'elle  doit  être 
maintenue,  parce  qu'elle  est  une  des  richesses  du  génie  natioml,  et 
que  d'ailleurs  elle  est  plus  utile  que  nuisible,  car  les  divers  cantons 
ont  moins  de  relations  entre  eux  qu'avec  les  pays  voisins.  Ils  s'en 
rapprochent  déjà  par  la  langue  et  la  facilité  des  communications. 


I 


LA    SUISSE    ET    SA    CONSTITUTION.  783 

ils  s'en  rapprochent  encore  davantage  par  l'analogie  des  lois.  Ainsi 
la  Suisse  française  a  des  lois  civiles  analogues  à  celles  de  la  France, 
la  Suisse  allemande  a  gardé  le  vieux  droit  germanique,  et  elles  s'en 
trouvent  bien  mieux  l'une  et  l'autre  que  si  la  législation  fédérale 
leur  imposait  une  uniformité  factice  en  faisant  violence  à  leur  génie 
et  à  leur  histoire.  Les  révisionistes  ne  se  sont  pas  arrêtés  devant 
ces  objections;  le  conseil  fédéral  lui-même,  quoique  médiocrement 
zélé  pour  la  révision,  n'a  pas  hésité  à  proposer  à  l'assemblée  fédé- 
rale que  désormais  des  lois  uniformes  régleraient  pour  la  Suisse 
entière  un  certain  nombre  d'objets  indispensables,  tels  que  les  con- 
trats de  transport  des  voyageurs  et  des  marchandises,  les  vices 
rédhihitoires  du  bétail,  les  conditions  de  la  propriété  littéraire,  la 
faillite  et  la  poursuite  pour  dettes.  L'uniformité  des  contrats  de 
transport  est  tellement  nécessaire  que  les  compagnies  de  chemins 
de  fer  avaient  cru  devoir  elles-mêmes  parer  à  l'absence  d'une  loi 
formelle  par  des  conventions  volontaires.  Quant  à  la  propriété  lit- 
téraire, il  est  urgent  de  mettre  fin  aux  inégalités  choquantes  que 
produisent  dans  les  cantons  les  concordats  qu'ils  ont  passés  entre 
eux,  ou  même  les  conventions  spéciales  qu'ils  ont  conclues  avec 
les  peuples  étrangers.  En  ce  sens,  le  conseil  fédéral  ne  demandait 
que  l'indispensable,  et  ne  pouvait  être  accusé  de  tomber  dans  une 
centralisation  imprudente. 

Une  autre  question  des  plus  intéressantes  parmi  celles  que  sou- 
lève la  révision  du  droit  civil  est  la  question  du  droit  cVêtahlisse- 
ment  des  citoyens  suisses  dans  des  cantons  étrangers.  L'acte  de 
médiation  de  1803  renfermait  la  disposition  suivante  :  «  tout  ci- 
toyen suisse  a  le  droit  de  transporter  son  domicile  dans  un  autre 
canton  et  d'y  exercer  librement  son  industrie;  il  peut  acquérir  les 
droits  politiques  suivant  les  lois  du  canton  dans  lequel  il  s'établit, 
mais  il  ne  peut  les  exercer  en  même  temps  dans  deux  cantons.  » 
Cette  disposition  libérale  et  sage  fut  abandonnée  en  1815;  le  pacte 
fédéral  du  7  août  de  cette  année  restitua  purement  et  simplement 
aux  cantons  la  législation  de  l'établissement.  La  constitution  de 
lSâ8  eut  soin  de  garantir  le  droit  d'établissement,  mais  seulement 
aux  Suisses  appartenant  à  l'une  des  comm:  nions  chrétiennes.  Le 
projet  de  révision  repoussé  en  1866  étendait  cette  garantie  à  tous 
les  Suisses  sans  distinction  de  croyance;  il  s'agit  aujourd'hui  de 
faire  mieux  encore,  s'il  est  possible,  et  d'adoucir  les  conditions 
matérielles  de  l'établissement,  pour  l'assurer  à  tous  les  citoyens. 

En  effet,  cette  législation  étrange  et  surannée  a  produit  un  singu- 
lier résultat  :  c'est  qu'il  y  a  en  Suisse  des  milliers  d'individus  qui 
n'ont  pas  d'autre  patrie  que  la  Suisse,  et  qui  cependant  ne  comptent 
point  parmi  ses  citoyens,  puisqu'ils  ne  participent  pas  au  droit  de 


784  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cité  cantonal.  On  les  appelle  les  heimalhlose,  les  gens  sans  patrie, 
—  et  c'est  dans  leur  propre  pays  qu'ils  n'ont  pas  de  patrie  !  Il  a 
fallu  une  législation  spéciale  pour  mettre  la  confédération  en  état 
de  les  protéger  contre  les  exigences  et  les  persécutions  des  cantons, 
et  c'est  le  tribunal  fédéral  qui  est  chargé  de  la  leur  appliquer.  Le 
droit  de  cité  n'est  jusqu'à  ce  jour  en  Suisse  qu'un  véritable  droit  de 
bourgeoisie,  un  droit  tout  personnel  attaché  à  l'origine  ou  arbitrai- 
rement conféré  par  la  commune  ou  par  le  canton.  Le  Suisse  établi 
appartient  toujours  à  son  domicile  d'origine,  et  ce  n'est  que  par 
tolérance  qu'on  le  reçoit  sur  un  autre  sol.  Si  ses  liens  viennent  à  se 
briser  avec  le  canton  de  son  origine  sans  qu'il  parvienne  à  en  con- 
tracter de  nouveaux  avec  le  canton  où  il  réside,  le  voilà  désormais 
vagabond  et  sans  patrie.  Lors  même  qu'il  ne  tombe  pas  dans  cette 
siLiiation  bizarre,  les  difficultés  qu'il  rencontre  dans  le  lieu  de  son 
établissement  lui  en  rendent  souvent  le  séjour  impossible. 

D'après  la  constitution  régnante,  aucun  Suisse  n'a  le  droit  de 
s'établir  dans  un  canton  quelconque,  s'il  n'est  muni  d'un  acte  d'o- 
rigine, d'un  certificat  de  bonne  vie  et  mœurs,  d'une  attestation 
qu'il  jouit  des  droits  civils  et  qu'il  n'est  pas  légalement  flétri.  Ni  les 
faillis,  ni  les  individus  mis  en  tutelle  ne  jouissent  du  droit  d'éta- 
blissement. Certains  cantons  d'ailleurs  imposent  aux  nouveau- 
venus  des  cautionnemens  onéreux,  des  charges  exceptionnelles.  Ces 
sévérités  sont  excessives,  et  le  nouveau  projet  réduit  les  conditions 
d'établissement  aux  deux  que  voici  :  n'avoir  pas  éprouvé  de  con- 
damnation judiciaire,  n'être  pas  dans  un  état  d'indigence  qui  vous 
fasse  tomber  à  la  charge  du  public;  il  retire  en  outre  aux  cantons 
le  droit  d'expulsion  ou  de  bannissement,  tant  pour  les  indigènes 
que  pour  les  étrangers  établis;  ces  derniers  seulement  peuvent  être 
éloignés  par  arrêt  de  justice  ou  pour  cause  d'indigence.  En  s'éta- 
blissant  dans  un  canton  étranger,  les  Suisses  entreront  en  jouis- 
sance de  tous  les  droits  exercés  par  les  indigènes,  sauf  pourtant  la 
participation  aux  biens  des  communes,  qui  est,  dans  chaque  fa- 
mille, une  sorte  de  patrimoine  héréditaire. 

Mais  ici  un  nouvel  embarras  se  présente.  Il  y  a,  dans  ce  pays 
hérissé  de  vieilles  lois  et  de  vieilles  traditions  locales,  des  cantons 
qui  n'accordent  pas  le  droit  de  vote  à  ceux  de  leurs  ressortissnm 
qui  viennent  à  s'établir  dans  une  autre  commune,  de  sorte  qu'en 
prescrivant  l'égalité  des  droits  pour  le  Suisse  établi  et  pour  l'indi- 
gène, il  se  trouve  quelquefois  qu'on  n'a  rien  fait  du  tout.  Il  est 
donc  nécessaire  que  la  législation  de  chaque  canton  fixe  un  mini- 
mum de  droits  pour  tous  ceux  qui  habitent  le  territoire,  ou  sinon  il 
faut  prescrire,  avec  le  projet  de  révision,  que  le  Suisse  établi  de- 
viendra électeur  après  un  établissement  d'un 3  certaine  durée  ;  le 


LA  SUISSE   ET   SA   CONSTITUTION.  785 

projet  de  révision  a  fixé  cette  durée  à  trois  mois.  Ce  n'est  pas  tout 
encore  :  il  faut  se  demander  de  quelle  législation  dépend  le  Suisse 
établi.  Est-ce  la  législation  du  lieu  de  son  origine?  Est-ce  la  légis- 
lation de  son  lieu  de  séjour?  L'usage  et  la  tradition  veulent  que 
ce  soit  celle  du  lieu  d'origine;  le  bon  sens,  l'intérêt  bien  entendu 
de  chacun,  veulent  que  ce  soit  la  législation  du  lieu  d'établissement. 
Il  arrive  sans  cesse  qu'il  y  a  des  conlllts  entre  l'une  et  l'autre. 
C'est  là  une  de  ces  difficultés  inextricables  que  l'unité  de  législa- 
tion peut  seule  résoudre,  et  c'est  à  elle  en  effet  que  le  projet  de  ré- 
vision fait  appel  en  réclamant  une  loi  fédérale  sur  le  principe  du 
domicile. 

Le  droit  de  naturalisation  soulève  une  question  à  peu  près  sem- 
blable. Ce  droit  n'appartenait  jusqu'ici  qu'à  la  souveraineté  can- 
tonale; quoique  conforme  à  la  tradition,  le  droit  absolu  des  cantons 
est  en  cette  matière  une  anomalie  choquante,  car  tout  citoyen  d'un 
canton  est  en  même  temps  citoyen  suisse,  et  par  conséquent  'a 
confédération  a  quelque  droit  de  l'accueillir  ou  de  le  repousser.  11 
se  passe  d'ailleurs  dans  les  cantons  des  abus  scandaleux  dont  la 
confédération  est  la  première  à  souffrir,  et  auxquels  il  faut  bien  lui 
donner  le  moyen  de  mettre  un  terme.  On  a  vu,  pendant  la  der- 
nière guerre,  la  nationalité  suisse  devenue  un  objet  de  commerce 
et  vendue  en  Allemagne  au  plus  offrant  par  des  agens  cantonaux, 
qui  ne  rougissaient  pas  de  trafiquer  du  nom  de  la  patrie.  Sera-ce 
donc  à  la  confédération  seule  que  l'on  remettra  le  droit  de  natu- 
ralisation? Cela  ne  peut  se  faire  tant  qu'on  maintiendra  la  légis- 
lation fédérale  sur  les  gens  sans  patrie,  et  tant  qu'il  ne  suffira  pas 
d'appartenir  à  la  confédération  pour  être  citoyen  d'un  canton. 
Faute  de  l'unité  de  législation,  qui  serait  ici  encore  la  solution  la 
plus  commode,  le  projet  de  révision  se  contente  d'exiger  que  les 
demandes  de  naturalisation  soient  soumises  d'abord  au  conseil  fé- 
déral, qui  jugera  si  elles  sont  fondées,  pour  les  transmettre  ensuite 
aux  cantons,  s'il  les  approuve. 

Un  autre  point  sur  lequel  l'unité  de  législation  est  demandée 
avec  le  plus  d'ardeur,  c'est  la  question  du  mariage.  Chose  bizarre, 
et  qui  montre  comme  les  coutumes  les  plus  abusives  peuvent  s'ac- 
corder avec  l'usage  des  libertés  les  plus  démocratiques,  le  droit  au 
mariage  est  encore  sujet  en  Suisse  à  un  certain  nombre  de  restric- 
tions. Dans  plusieurs  cantons,  les  mariages  mixtes  sont  interdits 
entre  personnes  de  diverses  confessions;  de  plus  on  ne  peut  pas  se 
marier,  si  l'on  ne  peut  justifier  de  ses  moyens  d'existence,  et  les 
indigens  sont  condamnés  au  célibat,  parce  qu'ils  donneraient  nais- 
sance à  une  famille  que  la  commune  serait  dans  l'obligation  d'en- 
tretenir. Bien  entendu,  cette  loi  n'a  d'autre  effet  que  d'augmenter 

to:e  civ.  —  1873.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  nombre  des  enfans  naturels;  elle  s'est  maintenue  cependant  et 
s'applique  encore  avec  beaucoup  de  rigueur  dans  la  plupart  des  can- 
tons allemands ,  où  règne  le  système  de  la  taxe  des  pauvres.  Elle 
n'existe  pas  dans  la  Suisse  romande,  où  l'obligation  de  l'assistance 
publique  est  moins  rigoureuse.  C'est  du  canton  de  Vaud,  pourtant 
peu  révisioniste,  qu'est  sortie  la  demande  d'une  législation  fédérale 
sur  le  mariage,  et  c'est  même  cette  demande,  on  peut  le  dire,  qui 
a  été  l'origine  première  de  la  révision. 

Déjà  la  législation  fédérale  est  intervenue  dans  les  mariages 
mixtes;  elle  les  a  non-seulement  autorisés,  mais  garantis.  Qu'en  est- 
il  résulté?  C'est  que,  dans  certains  cantons  qui  persistaient  à  mettre 
des  empêchemens  au  mariage,  les  mariages  entre  personnes  de  la 
môme  confession  religieuse  sont  devenus  plus  difilciles  que  les  ma- 
riages mixtes.  Pour  assurer  l'égalité  à  tous,  l'article  50  du  projet 
place  solennellement  le  droit  au  mariage  sous  la  protection  de  la 
confédération,  et  stipule  qu'aucun  empêchement  ne  peut  être  fondé 
«  ni  sur  des  motifs  confessionnels,  ni  sur  l'indigence  de  l'un  ou  de 
l'autre  des  époux,  »  ni  sur  des  raisons  de  police.  D'ailleurs  on  s'ef- 
force autant  que  possible  de  respecter  le  droit  des  cantons,  qui  au- 
ront toute  latitude  de  régler  les  formes  civiles  ou  religieuses  du 
mariage,  pourvu  toutefois  que  le  maiiage  contracté  régulièrement 
dans  un  canton,  ou  même  au  dehors,  soit  reconnu  valable  dans  la 
confédération  tout  entière.  L'article  60  ajoute  «  qu'en  matière  ma- 
trimoniale nul  ne  peut  être  contraint  de  se  soumettre  à  une  juridic- 
tion ecclésiastique.  »  Il  est  stipulé  en  outre  que  la  femme  acquiert 
par  mariage  le  droit  de  bourgeoisie  et  de  cité  de  son  mari. 

Voilà  donc  l'unité  de  législation  civile  qui  s'approche  à  grands 
pas.  Elle  se  glisse  dans  la  constitution  sous  forme  d'articles  orga- 
niques qui  ne  sont  eux-mêmes  que  des  articles  de  droit  civil.  Toutes 
ces  dispositions  de  détail  deviennent  inutiles  ou  ne  gardent  plus 
qu'une  valeur  transitoire  quand  on  arrive  à  l'article  55.  Ici  le  prin- 
cipe de  l'unité  législative  est  hautement  proclamé  :  «  la  législation 
sur  le  droit  civil,  y  compris  la  procédure,  est  du  ressort  de  la  con- 
fédération ;  la  confédération  peut  en  outre  étendre  sa  législation  au 
droit  pénal  et  à  la  procédure  pénale.  »  Quoique  les  cantons  ne 
soient  pas  dessaisis  de  l'administration  de  la  justice  et  qu'ils  «  con- 
servent le  droit  de  rendre  des  lois  en  attendant  la  promulgation  des 
lois  fédérales,  »  le  dernier  mot  de  la  centralisation  est  prononcé;  si 
cet  article  prévaut,  le  régime  fédératif  est  bien  malade.  Malgré 
l'utilité,  et  il  faut  presque  dire  la  nécessité  plus  ou  moins  prochaine 
de  cette  grande  réforme,  on  comprend  que  beaucoup  de  bons  es- 
prits s'en  épouvantent,  et  qu'ils  se  demandent  avec  anxiété  si  une 
révolution  aussi  profonde  ne  sera  pas  fatale  à  l'avenir  de  leur  pays. 


LA   SUISSE    ET   SA   CONSTITUTION.  787 

L'unité  de  la  législation  fédérale  doit  amener  tôt  ou  tard  l'exten- 
sion du  tribunal  fédéral  et  l'agrandissement  de  ses  attributions. 
A  l'heure  qu'il  est,  cette  haute  cour,  nommée,  comme  on  le  sait,  par 
l'assemblée  fédérale,  a  pour  mission  de  juger  les  différends  des 
cantons  entre  eux,  de  la  confédération  avec  les  cantons,  de  la  con- 
fédération avec  les  corporations  ou  les  particuliers,  ainsi  que  les 
différends  concernant  les  heimathlosc;  elle  juge  en  outre  toutes  les 
causes  importantes  dont  les  parties  s'accordent  à  la  saisir,  sans 
parler  des  crimes  et  des  délits  politiques.  Déjà  le  projet  de  révision 
lui  donne  en  outre  à  juger  les  procès  entre  les  particuliers  et  les 
cantons,  quand  l'une  des  parties  la  requiert.  Il  n'est  pas  douteux  que 
son  importance  ne  s'accroisse  avec  celle  du  gouvernement  fédéral. 
On  n'échappera  pas  plus  à  la  centralisation  judiciaire  qu'à  la  cen- 
tralisation du  droit  civil. 

Il  y  a  un  dernier  genre  de  centralisation  que  la  Suisse  semble  au- 
jourd'hui poursuivre  avec  une  ardeur  illibérale  qui  n'est  pas  tout  à 
fait  digne  d'elle  et  qui  ne  fait  pas  très  bien  augurer  de  son  avenir  :  il 
s'agit  de  la  centralisation  religieuse  fondée  par  le  moyen  de  la  reli- 
gion d'état.  On  sait  que  ce  pays,  qui  jouit  de  toutes  les  libertés  poli- 
tiques, n'a  pas  encore  pleinement  connu  la  liberté  religieuse.  Quoique 
toutes  les  confessions  chrétiennes  y  soient  représentées,  et  qu'une 
longue  habitude  de  vie  commune  ait  dû  leur  enseigner  à  toutes  la 
pratique  de  la  tolérance,  les  passions  religieuses  se  mêlent  encore  en 
Suisse  au  patriotisme  local,  et  elles  ont  conservé  quelque  chose  de 
l'ardeur  qu'elles  avaient  au  moyen  âge.  Si  au  milieu  de  ces  dissen- 
sions, aujourd'hui  fort  près  de  s'apaiser,  quoiqu'elles  aient  dégénéré 
plus  d'une  fois  en  guerre  civile,  la  confédération  bornait  son  rôle  à 
exercer  un  arbitrage  impartial  et  à  prêcher  la  tolérance  en  prépa- 
rant le  régime  de  la  liberté,  on  n'aurait  qu'à  s'applaudir  de  l'in- 
troduction du  pouvoir  central  dans  les  questions  religieuses  ;  mais 
il  n'en  est  malheureusement  pas  ainsi.  La  confédération,  se  faisant 
en  cela  l'instrument  des  prétentions  des  gouvernemens  cantonaux, 
paraît  vouloir  s'engager  de  plus  en  plus  dans  la  voie  illibérale  où 
M.  de  Bismarck  l'a  déjà  précédée.  Pendant  que  la  nouvelle  monar- 
chie germanique  fait  mine  de  renouveler  les  querelles  séculaires  du 
sacerdoce  et  de  l'empire,  le  gouvernement  de  la  Suisse  ne  paraît 
pas  comprendre  que  cette  politique,  qui  est  un  anachronisme  dans 
le  temps  où  nous  sommes,  est  de  sa  part,  à  lui,  une  sorte  de  sui- 
cide et  d'abdication.  Au  lieu  de  se  laisser  traîner  à  la  remorque  du 
nouvel  empire,  la  Suisse  devrait  sentir  que  sa  gloire  et  son  salut 
sont  dans  l'adoption  d'une  politique  tout  opposée,  et,  puisqu'elle 
s'occupe  aujourd'hui  de  réviser  sa  constitution  fédérale,  elle  de- 
vrait profiter  de  cette  occasion  pour  tenter,  aux  portes  de  l'Ai- 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDE?. 

lemagne,  la  grande  expérience  de  l'église  libre  dans  l'état  libre. 

Le  nouveau  projet  de  constitution  contient,  à  l'article  A8,  des 
préceptes  excellens.  11  déclare  que  «  la  liberté  de  conscience  et  de 
croyances  est  inviolable,  »  que  «  nul  ne  peut  être  inquiété  dans 
l'exercice  de  ses  droits  civils  ou  politiques  pour  cause  d'opinion  re- 
ligieuse, ni  être  contraint  d'accomplir  un  acte  religieux  ou  encou- 
rir des  peines  à  ce  sujet,  »  que  «  nul  n'est  tenu  de  payer  des  impôts 
dont  le  produit  est  spécialement  affecté  aux  frais  proprement  dits 
du  culte  ou  d'une  association  religieuse  à  laquelle  il  n'appartient 
pas,  n  que  «  nul  ne  peut,  pour  cause  d'opinion  religieuse,  s'affran- 
chir de  l'accomplissement  d'un  devoir  civique.  »  C'est  là  le  vrai  lan- 
gage de  l'état  laïque,  quoique  respectueux  de  la  liberté  religieuse. 
C'était  la  réponse  qu'il  convenait  de  faire  à  l'étrange  pétition 
adressée  au  conseil  fédéral  par  les  évoques  catholiques,  demandant, 
sous  couleur  de  liberté,  la  protection  du  gouvernement  «  contre  les 
abus  de  la  presse,  »  son  intervention  dans  le  Tessin  et  à  Bâle  en 
faveur  du  clergé  orthodoxe,  et  la  prescription  du  repos  du  dimanche 
aux  troupes  fédérales.  Il  est  seulement  fâcheux  que  les  faits  ne 
soient  pas  d'accord  avec  les  paroles,  et  que  le  gouvernement  pa- 
raisse moins  préoccupé  de  faire  respecter  sincèrement  la  liberté  de 
conscience  que  d'abuser  des  droits  de  police  que  la  constitution  lui 
réserve  contre  les  empiétemens  des  autorités  ecclésiastiques,  pour 
persécuter  une  croyance  au  profit  d'une  autre  et  juger  des  questions 
de  doctrine  qui  ne  sont  point  de  son  ressort. 

Ea  tout  ceci,  la  conduite  du  gouvernement  fédéral  est  équivoque 
et  contradictoire;  la  sincérité  de  ses  déclarations  libérales  est  déjà 
mise  en  doute  par  ses  actes.  Après  avoir  élaboré  le  projet  qu'on 
vient  de  voir,  il  n'hésite  pas  à  voguer  à  pleines  voiles  dans  les 
eaux  de  la  politique  allemande  et  à  encourager  dans  les  cantons 
rétablissement  d'une  véritable  constitution  civile  du  clergé.  Il  sem- 
ble qu'il  veuille  les  dédommager  de  leur  affaibli-^sement  politique 
et  militaire  en  leur  permettant  d'établir  une  sorte  de  despotisme 
religieux.  Si  même  il  faut  en  croire  les  bruits  qui  courent,  le  gou- 
vernement fédéral  médite  de  faire  plus  encore  :  il  veut  centraliser 
à  son  tour  le  pouvoir  religieux  qu'il  accorde  aux  cantons  et  intro- 
duire dans  le  nouveau  projet  de  révision  qu'il  prépare  des  mesures 
analogues  à  celles  qui  viennent  d'être  prises  à  Genève  et  à  Neuf- 
châtel.  Ce  serait,  paraît-il,  la  vengeance  des  révisionistes  contre 
les  catholiques  ultramontains,  qui  se  sont  joints,  pour  repousser  la 
révision,  à  leurs  anciens  adversaires,  les  protestans  conservateurs. 
Si  la  confédération  prétend  faire  de  l'exercice  des  cultes  un  dépar- 
tement de  l'administration  civile,  il  vaut  mieux  qu'elle  le  dise  et 
qu'elle  l'inscrive  dans  ses  lois;  mais  ce  serait  pour  la  Suisse  une 


LA   SUISSE    ET    SA   CONSTITUTION.  739 

honte  ineffaçable,  et  nous  ne  la  plaindrions  plus  autant,  si  par  aven- 
ture elle  devenait  la  proie  du  césarisme  germanique. 

V. 

Après  avoir  énuméré  les  principales  mesures  contenues  dans  le 
projet  de  révision,  on  ne  s'étonne  plus  de  la  résistance  obstinée 
qu'elles  rencontrent,  non- seulement  chez  les  partisans  arriérés 
de  l'autonomie  cantonale,  mais  encore  chez  un  grand  nombre 
d'hommes  sages  et  modérés  qui,  sans  être  hostiles  à  ce  qu'on  ap- 
pelle le  progrès  moderne,  craignent  de  le  précipiter  outre  mesure 
et  de  devancer  par  trop  l'œuvre  du  temps.  La  révision  forme  dans 
son  ensemble,  en  dépit  de  quelques  transactions  et  de  quelques 
ménagemens  plus  apparens  que  réels,  un  système  de  centralisation 
des  plus  complets  et  qui,  s'il  était  mis  en  vigueur,  ne  tarderait  pas 
à  se  développer  d'une  manière  dangereuse.  Supposez  que  toutes  les 
réformes  qu'elle  annonce  ou  qu'elle  prévoit  soient  accomplies,  et  il 
n'y  aura  plus  guère  de  différence  entre  les  institutions  de  la  Suisse 
et  celles  des  grands  états  centralisés.  On  conçoit  que  des  hommes 
sensés,  convaincus  peut-être,  en  détail,  de  l'utilité  de  ces  réformes, 
mais  croyant  avec  raison  l'existence  même  de  leur  pays  attachée 
au  maintien  de  ses  institutions  fédératives,  envisagent  un  pareil 
avenir  avec  inquiétude  et  avec  chagrin. 

C'est  par  la  force  des  choses  que  l'on  se  trouve  amené  à  resserrer 
les  liens  du  gouvernement  fédéral  ;  mais  plus  on  augmente  ses  at- 
tributions, plus  il  devient  nécessaire  de  lui  donner  un  contre-poids, 
d'imaginer  une  institution  qui  rétablisse  l'équilibre  entre  la  confé- 
dération et  les  cantons.  Ce  contre-poids,  les  auteurs  de  la  révision 
ont  cru  le  trouver  dans  la  participation  directe  du  peuple  des  can- 
tons à  la  législation  fédérale.  Ils  ont  eu  l'idée,  suivant  ce  qui  se 
pratique  dans  plusieurs  cantons  pour  la  législation  ordinaire,  et 
dans  la  confédération  elle-même  pour  les  modifications  du  pacte 
fédéral,  d'associer  les  citoyens  aux  résolutions  de  l'assemblée  fédé- 
rale, et  de  compenser  la  perte  des  prérogatives  de  la  souveraineté 
cantonale  par  une  intervention  nouvelle  de  cette  souveraineté  dans 
les  actes  et  dans  les  décisions  du  pouvoir  central.  Cette  pensée  est 
venue  à  tout  le  monde,  à  tous  ceux  du  moins  qui  désiraient  entre- 
tenir la  vie  locale,  et  qui  ne  voulaient  pas  écraser  les  cantons  sous 
les  pieds  d'un  gouvernement  purement  unitaire. 

Ce  contrôle  populaire  peut  s'exercer  sous  deux  formes  :  sous  celle 
du  référendum,  actuellement  en  usage  pour  la  constitution,  et  sous 
celle  du  veto-,  il  peut  même  se  transformer  en  droit  d'initiative, 
comme  dans  plusieurs  cantons,  où  un  certain  nombre  de  citoyens 


790  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

peuvent  en  s'unissant  provoquer  et  diriger  sur  tel  ou  tel  objet  l'ac- 
tion des  pouvoirs  légaux.  Il  semble  tout  naturel  d'emprunter  à  la 
constitution  fédérale  la  forme  déjà  appliquée  et  consacrée  par  l'u- 
sage, c'est-à-dire  le  référendum  et  la  ratification  par  le  double 
vote  du  peuple  et  des  cantons.  Ce  procédé,  quoique  déjà  ancien, 
est  le  plus  perfectionné  de  ceux  qui  sont  employés  dans  les  can- 
tons. Il  assimile  en  apparence  les  institutions  représentatives  mo- 
dernes à  la  démocratie  pure,  et  réduit  les  assemblées  parlemen- 
taires à  un  simple  travail  de  préparation,  qui  reste  sans  autorité 
aussi  longtemps  qu'il  n'a  pas  obtenu  la  sanction  du  peuple.  En  ce 
sens,  cette  institution  convient  éminemment  au  caractère  de  la  dé- 
mocratie suisse.  Autrefois  la  législation  directe  n'existait  que  dans 
les  cantons  pastoraux  d'Uri,  de  Schwytz,  de  Glaris,  d'Untervvald 
et  d'Appenzell,  où  subsistait  encore  la  vieille  coutume  germanique 
de  l'assemblée  générale  du  champ  de  mai.  Le  procédé  du  veto  po- 
pulaire s'introduisit  pour  la  première  fois  en  1831  dans  la  consti- 
tution du  canton  de  Saiat-Gall.  Ce  ne  fut  que  plus  tard,  en  18A8, 
que  le  référendum^  développement  du  même  système,  fut  installé 
à  Schwytz,  après  que  la  landesgemeinde  eut  été  abolie  dans  ce  can- 
ton. Beaucoup  d'autres  cantons  l'imitèrent  successivement,  les  Gri- 
sons en  185A,  Bàle-campagne  en  1863,  Thurgovie,  Zurich,  Berne, 
Lucerne,  Soleure  en  1869,  Argovie  en  1870,  et  ce  système  législatif 
tend  aujourd'hui  à  être  adopté  partout. 

Pourquoi  la  confédération  ne  suivrait-elle  pas  cet  exemple,  à 
présent  surtout  qu'elle  veut  se  saisir  de  presque  toute  la  législa- 
tion politique  et  civile?  Pourquoi  n'offrirait-elle  pas  le  référendum 
aux  cantons,  comme  gage  des  libertés  qu'ils  aliènent,  et  comme 
compensation  des  sacrifices  qu'elle  leur  impose?  Sans  dire,  comme 
on  le  prétend  quelquefois,  qu'on  leur  rendra  ainsi  plus  de  pouvoir 
qu'on  ne  leur  en  prend,  il  faut  reconnaître  qu'il  y  a  là  un  frein  sé- 
rieux pour  les  abus  de  la  souveraineté  fédérale,  et  qu'il  serait  im- 
prudent de  le  négliger  dans  un  moment  où  cette  souveraineté 
menace  de  tout  engloutir;  mais  dans  quel  cas  devra  s'exercer  ce 
contrôle,  et  sous  quelle  forme  faut-il  l'établir?  Au  fond,  il  n'y  a 
qu'une  assez  légère  différence  entre  le  référendum  et  le  vetoj  elle 
consiste  en  ce  que  le  référendum  est  obligatoire  ou  subordonné 
aux  décisions  de  la  confédération  elle-même,  tandis  que  le  veto 
est  facultatif  et  n'entre  en  exercice  que  quand  le  peuple  ou  les 
cantons  le  réclament  suivant  certaines  formes  prescrites.  Le  veto 
suffirait  donc,  car  il  ne  faut  pas  trop  multiplier  les  votations  po- 
pulaires, et  quand  une  loi  a  été  votée  régulièrement,  après  mûre 
discussion,  par  les  deux  chambres,  il  y  a  toute  présomption  que  le 
pays  la  désire  ou  qu'il  l'accepte,  à  moins  qu'il  ne  demande  à  la  sou- 


LA   SUISSE    ET   SA   CONSTITUTION.  791 

mettre  à  l'épreuve  du  veto.  D'ailleurs  le  référendum  peut  être  réglé 
de  manière  à  ne  pas  porter  sans  distinction  sur  toutes  les  lois  fédé- 
rales. On  peut  déterminer  d'avance  les  cas  où  il  entre  en  usage;  on 
peut  en  limiter  l'emploi  aux  lois  votées  conformément  à  l'article  A 5 
du  projet  de  révision,  c'est-à-dire  aux  lois  civiles  et  pénales  que 
la  confédération  pourra  faire  en  vertu  de  cet  article;  on  peut  même 
l'étendre  aux  mesures  prévues  par  les  articles  20  et  A9,  en  le  fai- 
sant porter  sur  toutes  les  lois  civiles,  criminelles,  militaires  ou  con- 
fessionnelles, et  en  gc^néral  sur  toutes  les  mesures  qui  sont  la  con- 
séquence des  principes  posés  dans  la  constitution  nouvelle.  Il  est 
naturel  en  effet  que  l'exercice  d'un  pouvoir  nouveau  soit  entouré  de 
garanties  spéciales.  Il  est  juste  d'ajouter  que  les  lois  fédérales, 
même  en  dehors  de  ces  matières,  seront  également  soumises  au 
référendum  quand  les  deux  conseils  l'auront  décidé,  ou,  s'ils  ne 
sont  pas  d'accord,  quand  l'un  d'eux  en  aura  exprimé  le  désir.  Enfin 
il  est  indispensable,  si  c'est  là  un  droit  sérieux,  que  le  peuple  lui- 
même  puisse,  dans  certains  cas,  en  prendre  l'initiative.  Si  par 
exemple,  dans  le  délai  de  trois  mois,  50,000  citoyens  actifs  en  ont 
fait  la  demande  par  une  pétition  signée  de  leurs  noms,  il  sera  con- 
venu que  les  lois  fédérales  seront  soumises  au  référendum  tout 
comme  si  les  conseils  l'avaient  ordonné.  Pour  relever  l'importance 
de  la  souveraineté  cantonale,  il  sera  même  bon  de  conférer  le  même 
privilège  aux  gouvernemens  des  cantons;  si  cinq  d'entre  eux  en 
font  la  demande,  elle  devra  être  accueillie.  De  plus,  il  y  a  une  foule 
de  mesures  fédérales  importantes  qui  peuvent  intéresser  gravement 
la  souveraineté  cantonale,  et  qui  sont  non  pas  des  lois,  mais  de  sim- 
ples arrêtés  exécutifs  pris  par  le  conseil  fédéral  :  il  est  bien  difficile 
de  suspendre  ces  aiTêtés  lorsqu'il  y  a  urgence  à  les  mettre  en  exé- 
cution; mais  dans  le  cas  contraire  il  y  a  utilité  à  les  assimiler  aux 
lois  proprement  dites,  et  à  les  subordonner  également  à  la  ratifi- 
cation populaire. 

Jusqu'ici,  et  sauf  sur  quelques  questions  de  détail,  les  unitaires 
et  les  fédéralistes  sont  à  peu  près  d'accord.  C'est  sur  la  forme  même 
du  référendum  qu'ils  cessent  de  s'entendre.  Les  uns  n'attachent 
d'importance  qu'au  vote  des  cantons,  et  ne  cherchent  dans  le  ré- 
férendum qu'une  dernière  garantie  pour  l'autonomie  cantonale.  Les 
autres  au  contraire  voudraient  tout  subordonner  au  vote  popu- 
laire et  à  la  majorité  numérique;  dans  leur  pensée,  le  référendum 
n'est  qu'un  instrument  de  centralisation  démocratique.  Quelques- 
uns  vont  même  jusqu'à  demander  que  la  votation  populaire  soit  la 
seule,  et,  renouvelant  l'argument  employé  par  nos  radicaux  fran- 
çais contre  l'institution  d'une  seconde  chambre,  assurent  que  le 
vote  des  cantons  ne  saurait  être  qu'une  formalité  inutile,  quand  il 


792  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ne  sera  pas  une  cause  de  conflits.  Ces  démocrates  absolus  ne  sau- 
raient concevoir  que  la  volonté  nationale  se  fît  échec  à  elle-même, 
et  ceux  qui  admettent  le  vote  des  cantons  pour  les  mesures  consti- 
tutionnelles ne  veulent  pas  l'étendre  à  de  simples  mesures  légis- 
latives. Passe  pour  la  constitution ,  qui  est  un  contrat  entre  des 
états  souverains  :  les  cantons,  qui  sont  partie  au  contrat,  ont  néces- 
sairement voix  au  chapitre;  mais  pour  les  lois  fédérales  les  radi- 
caux suisses  soutiennent  qu'il  n'en  est  pas  de  même,  parce  que  les 
conseils  ont  reçu  pleine  délégation  pour  faire  les  lois.  Ils  ajoutent, 
avec  plus  de  raison,  qu'il  y  aurait  quelque  danger  pour  l'existence 
des  cantons,  s'ils  avaient  la  faculté  de  se  mettre  en  opposition  avec 
la  majorité  du  peuple.  S'ils  commettaient  souvent  cette  imprudence, 
il  est  probable  en  effet  qu'on  les  en  ferait  repentir.  Toute  résistance 
conservatrice  finit  par  être  vaincue,  quand  elle  ne  sait  pas  céder  à 
temps.  Si  un  certain  nombre  de  petits  cantons  se  coalisaient  pour 
se  mettre  en  travers  de  l'opinion  publique,  il  leur  arriverait  ce  qui 
est  arrivé  au  Sonderbund  :  ils  seraient  brisés,  supprimés  peut-être, 
et,  au  milieu  du  courant  unitaire  qui  malheureusement  commence 
à  les  entraîner,  c'en,  serait  peut-être  fait  des  institutions  fédéra- 
tives. 

Malgré  cela,  et  tant  que  ces  institutions  seront  encore  debout,  le 
concours  des  cantons  n'est  pas  moins  utile  dans  les  votations  fédé- 
rales que  le  concours  de  la  majorité  populaire.  Les  objections  qu'on 
y  fait  peuvent  aussi  bien  s'appliquer  à  l'existence  d'une  seconde 
chambre.  Si  le  conseil  des  états,  qui  représente  la  souveraineté  can- 
tonale, n'est  pas  un  rouage  inutile,  et  si  l'on  doit  continuer  à  faire 
voter  les  lois  par  les  deux  conseils,  il  faut  bien  admettre  la  même 
base  pour  les  votations  fédérales.  S'il  peut  en  sortir  des  conflits  qui 
compromettent  le  cantonalisme,  on  le  compromettrait  encore  bien 
davantage  en  refusant  le  droit  de  vote  aux  cantons;  ce  serait  une 
manière  certaine  de  les  anéantir.  Il  ne  faut  pas  oublier  que,  dans  un 
état  fédératif,  les  cantons  sont  des  personnes  morales  égales  en 
droit,  mais  inégales,  en  fait.  La  population  de  Zug  ou  d'Unterwald 
est  à  la  population  de  Berne,  de  Vaud  ou  d'Argovie  comme  celle  de 
la  Suisse  à  celle  de  l'Allemagne.  Si  l'on  ne  devait  s'en  fier  qu'à  la 
votation  populaire,  les  petits  cantons  seraient  toujours  écrasés. 
Seulement,  comme  le  droit  électoral  appartient  en  matière  fédérale 
à  tous  les  citoyens,  même  résidans,  et  qu'en  matière  cantonale  il 
appartient  aux  seuls  citoyens  du  canton,  il  pourrait  se  faire  à  l'oc- 
casion que  dans  un  canton  la  votation  cantonale  donnât  d'autres 
résultats  que  la  votation  populaire;  on  aurait  ainsi  l'étrange  spec- 
tacle d'un  canton  insurgé  contre  lui-même,  et  certes  l'ordre  public, 
comme  le  respect  de  la  souveraineté  cantonale,  n'aurait  rien  à  y 


LA   SUISSE    ET   SA   CONSTITUTION.  793 

gagner.  Il  importe  donc,  soit  de  réunir  les  deux  votations  en  une 
seule,^  soit  de  décider,  si  elles  continuent  à  se  faire  séparément,  que 
le  droit  électoral  sera  le  même  pour  l'une  et  pour  l'autre. 

Quant  à  Vinitintive  populaire  instituée  par  l'article  88  du  projet 
de  révision,  il  est  difficile  d'y  voir  autre  chose  qu'une  vaine  affec- 
tation de  démocratie  sans  aucune  utilité  pratique.  Lorsque  50,000  ci- 
toyens ou  cinq  cantons  réclament  l'abrogation  ou  la  modification 
d'une  loi  fédérale  ou  d'un  arrêté  fédéral,  ou  qu'ils  demandent 
«  qu'une  nouvelle  loi  ou  un  nouvel  arrêté  soit  rendu  sur  un  sujet 
déterminé,  »  les  deux  conseils  seraient  obligés  d'en  délibérer  et 
faute  par  eux  d'accéder  à  cette  demande,  ils  devraient  la  soumettre 
à  la  ratification  du  peuple,  qui  prononcerait  alors  souverainement. 
Tout  ce  pesant  appareil  de  pétitionnemens  et  de  votations  popu- 
laires est  bien  superflu,  car,  lorsque  l'opinion  publique  réclame  une 
réforme  ou  une  mesure  nouvelle,  ce  n'est  pas  dans  un  pays  libre 
comme  la  Suisse  qu'elle  manque  de  moyens  de  se  produire.  On  ne 
fera  jamais  croire  à  personne  que,  dans  des  conseils  électifs  aussi 
fréquemment  renouvelés  que  ceux  qui  siègent  à  Berne,  il  ne  se 
trouve  pas  une  seule  voix  pour  s'en  faire  l'organe.  50,000  citoyens 
ne  forment  d'ailleurs  qu'une  infime  minorité  de  la  nation,  un 
dixième  à  peine  du  corps  électoral.  Qu'arriverait-il  si  par  malheur 
50,000  citoyens  venaient  à  pétitionner  dans  un  sens  et  50,000  dans 
un  autre?  Ou  bien  le  droit  d'initiative  restera  sans  emploi  dans  l'ar- 
senal de  la  constitution,  ou  bien,  si  jamais  un  parti  essaie  de  s'en 
armer,  il  deviendra  une  cause  d'agitation  stérile  et  un  instrument 
de  révolution. 

Voilà  les  seuls  dédommagemens  que  les  auteurs  de  la  révision 
offrent  aux  cantons  pour  prix  de  ce  qu'ils  leur  enlèvent.  Il  serait 
dérisoire  de  dire  qu'ils  leur  rendent  par  là  l'équivalent  de  ce  qu'ils 
leur  prennent.  Il  semble  qu'ils  auraient  pu  sans  grands  frais  d'ima- 
gination leur  offrir  une  compensation  plus  satisfaisante.  Le  réfé- 
rendum, tel  qu'on  veut  l'établir,  ne  ranimera  point  la  vie  can- 
tonale, n'entretiendra  pas  le  mouvement  politique  dans  tout  le 
corps  de  la  nation.  Les  plébiscites  exprimés  par  oui  ou  par  non  sont 
toujours  les  actes  d'une  souveraineté  un 'peu  fictive.  Les  minorités 
d'ailleurs  seront  opprimées  par  les  majorités,  et  il  pourra  arriver 
que  le  vote  unanime  d'un  canton  ne  l'empêche  pas  d'être  vaincu. 
Après  plusieurs  expériences  réitérées  de  leur  impuissance,  les  élec- 
teurs se  dégoûteront  de  ces  protestations  inutiles,  ils  se  désinté- 
resseront des  affaires  publiques,  et  ils  apprendront  à  s'abstenir, 
comme  on  fait  dans  les  pays  centralisés.  Il  en  serait  tout  autrement 
si,  au  lieu  de  soumettre  les  lois  fédérales  à  une  ratification  gé- 
nérale et  théorique,  on  les  livrait  à  la  discussion  des  législatures 


79à  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

canlonales,  suivant  le  système  appliqué  en  Amérique  aux  amende- 
mens  constitutionnels.  De  cette  façon,  les  cantons  pourraient  étu- 
dier sérieusement  les  lois  qui  leur  seraient  soumises»  les  discuter, 
les  approfondir  et  se  les  approprier  réellement,  ou  même,  en  cas  de 
refus,  formuler  leurs  objections  d'une  manière  utile;  malgré  tout, 
les  cantons  et  leurs  législatures  resteraient  des  foyers  de  vie  poli- 
tique. Les  droits  cantonaux  et  populaires  seraient  encore  mieux 
garantis,  si  l'on  introduisait  dans  la  constitution  un  mode  de  pro- 
cédure qui  permît  aux  cantons  et  au  peuple  de  provoquer  en  cas  de 
dissentiment  la  réélection  des  chambres  fédérales.  Ce  serait  là  une 
sauvegarde  plus  efficace  et  d'un  usage  plus  fréquent  que  le  droit 
d'initiative.  Les  chambres  fédérales  auront  rarement  besoin  d'être 
stimulées,  elles  auront  plus  souvent  besoin  d'être  retenues,  elles 
mettront  plus  de  prudence  dans  leurs  innovations  centralisatrices 
quand  elles  se  sentiront  tous  les  jours  exposées  au  blâme  et  au  dé- 
saveu de  leurs  commettans. 

Voilà  l'espèce  de  rcferendum  qu'il  pourrait  être  utile  d'établir. 
Quant  à  la  forme  actuelle,  on  devrait  y  renoncer,  même  pour  les 
modifications  apportées  à  la  constitution  fédérale.  La  double  majo- 
rité du  peuple  et  des  cantons  n'est  même  pas  suffisante  pour  sanc- 
tionner des  mesures  aussi  importantes  que  l'adoption  d'une  con- 
stitution nouvelle.  Cette  procédure  expose  le  pays  à  se  laisser 
surprendre  sans  réflexion  par  le  vote  d'une  majorité  minime;  elle 
oblige  les  partis  à  se  livrer  les  uns  aux  autres  de  grandes  batailles 
sans  résultat,  qui  alarment  les  intérêts,  ameutent  les  passions,  et 
laissent  parfois  en  suspens  les  questions  qu'il  s'agit  de  résoudre. 
Quand  il  faut  qu'une  nation  se  décide  ainsi  sur-le-champ,  sans  dé- 
lai, sans  prendre  le  temps  de  se  renseigner,  sans  donner  aux  opi- 
nions le  temps  de  mûrir,  elle  ne  prend  que  des  résolutions  provi- 
sou'es  et  la  plupart  du  temps  sans  lendemain.  La  constitution  des 
États-Unis  est  beaucoup  plus  sage  lorsqu'elle  exige  que  les  amen- 
demens  constitutionnels,  pour  avoir  force  de  loi,  obtiennent  d'abord 
dans  le  congrès  la  majorité  des  deux  tiers,  et  qu'ensuite  ils  soient 
ratifiés  par  les  trois  quarts  des  états.  Elle  évite  ainsi  les  dangers 
des  solutions  trop  précipitées;  il  n'y  a  que  les  réformes  vraiment 
mûres  qui  puissent  franchir  avec  succès  toutes  ces  épreuves.  Il  se 
passe  quelquefois  des  années  entières  avant  qu'elles  ne  soient  défi- 
nitivement adoptées;  pendant  ce  temps,  l'opinion  se  forme  et  les 
résistances  s'atténuent.  On  n'a  pas  à  craindre  les  mesures  hâtives, 
acceptées  par  entraînement  ou  par  intimidation,  ou  les  rejets  in- 
considérés sur  lesquels  il  faut  aussitôt  revenir.  On  s'épargne  enfin 
la  fatigue  et  le  péril  de  ces  grandes  batailles  plébiscitaires  qui  ne 
sont  la  plupart  du  temps  qu'une  duperie,  même  dans  les  pays  cen- 


LA   SUISSE   ET   SA   CONSTITUTION.  795 

tralisés  où  elles  se  livrent  sur  le  nom  d'un  homme,  et  à  plus  forte 
raison  dans  les  républiques  fédératives,  où  elles  ont  pour  objet 
des  intérêts  compliqués  et  des  droits  souvent  obscurs. 

Une  dernière  question  restait  à  résoudre  aux  auteurs  de  la  révi- 
sion constitutionnelle.  La  votation  populaire  sur  le  projet  qu'ils 
avaient  élaboré  se  ferait-elle  en  bloc,  ou,  comme  on  dit  à  Berne, 
inglobo?  se  ferait-elle  au  contraire  par  groupes?  Il  est  bien  évi- 
dent que  la  votation  par  groupes  est  la  seule  qui  sauvegarde  la 
liberté  du  citoyen  et  qui  puisse  donner  des  résultats  sérieux.  La 
votation  en  bloc  peut  décider  l'homme  de  parti  à  voter  l'ensemble 
d'un  projet  dont  quelques  fragmens  flattent  son  intérêt  ou  sa  pas- 
sion, mais  elle  empêche  l'homme  prudent  et  consciencieux  de  se 
prononcer  librement;  chez  un  peuple  sage  et  réfléchi,  elle  doit 
donner  des  résultats  négatifs.  Pour  bien  faire,  il  aurait  fallu  pou- 
voir voter  séparément  sur  chaque  article;  mais  le  vote  en  bloc  per- 
mettait aux  révisionistes  des  combinaisons  et  des  coalitions  d'inté- 
rêts dont  le  succès  leur  semblait  Infaillible.  A  la  faveur  de  cette 
confusion  soigneusement  entretenue  entre  les  afl'aires  militaires  et 
le  droit  civil,  entre  les  chemins  de  fer  et  les  questions  religieuses, 
à  l'aide  de  quelques  concessions  et  de  quelques  avantages  particu- 
liers faits  à  tel  ou  tel  canton,  à  telle  ou  telle  classe,  à  telle  ou  telle 
confession  religieuse,  ils  espéraient  pouvoir  grouper  autour  d'eux 
la  grande  industrie  et  le  radicalisme  avancé,  la  grande  finance  et 
l'état-major  fédéral,  les  juifs  et  les  catholiques.  Il  faut  avouer,  en 
toute  justice,  qu'ils  n'avaient  rien  négligé;  le  sursis  de  vingt  ans 
accordé  aux  ohmgeld,  les  subventions  octroyées  pour  l'entretien 
des  routes  alpestres,  étaient  autant  d'appâts  destinés  à  attirer  les 
petits  cantons  et  à  les  décider  à  trahir  leurs  intérêts  politiques. 
C'est  là  ce  qui  a  perdu  les  révisionistes,  au  rebours  même  de  leurs 
prévisions;  ils  ne  sont  parvenus,  à  force  d'habileté,  qu'à  donner  à 
leur  entreprise  le  caractère  d'une  intrigue  de  bas  étage,  et  en  ré- 
ponse à  la  coalition  qu'ils  avaient  formée,  il  s'en  est  fait  une  autre 
qui  s'est  trouvée  la  plus  forte. 

Le  plébiscite  du  12  mai  de  l'année  dernière  a  été,  comme  on  s'en 
souvient,  une  surprise  pour  tous  les  partis.  Les  révisionistes  se 
croyaient  sûrs  du  succès;  ils  n'avaient  pas  craint  d'engager  et  de 
compromettre  avec  eux  la  dignité  du  gouvernement  fédéral.  Les 
présidens  des  deux  chambres  fédérales  avaient  adressé  au  peuple 
suisse  une  proclamation  pompeuse  qui  se  terminait  par  des  paroles 
presque  comminatoires.  La  presse  révisioniste,  exploitant  les  plus 
aveugles  passions  populaires,  s'était  eflbrcée  de  réveiller  les  haines 
religieuses  et  d'évoquer  le  spectre  noir.  Malgré  tous  ces  efforts,  la 
révision  succomba  dès  la  première  épreuve,  et  elle  fut  rejetée  au 


796  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vote  populaire  par  une  majorité  de  5,000  voix  sur  516,000  votans. 
La  victoire  était  mince  et  grandement  disputée;  mais,  comme  elle 
était  inattendue,  elle  mit  le  parti  fédéraliste  en  fête.  On  s'en  exa- 
g^!ra  volontiers  les  conséquences,  et  l'on  se  plut  à  considérer  comme 
un  échec  irrémédiable  ce  qui  n'était  aux  yeux  de  tous  les  hommes 
clairvoyans  qu'un  ajournement  de  quelques  mois. 


YI. 


Où  est  la  majorité  véritable?  Est-elle  du  côté  des  révisionistes  ou 
du  côté  des  fédéralistes?  Question  douteuse,  même  après  le  plébis- 
cite du  12  mai ,  et  que  les  dernières  élections  au  conseil  national 
paraissent  avoir  tranchée  cette  fois  dans  le  sens  de  la  révision.  Les 
vaincus  du  12  mai  avaient  été  surpris,  mais  non  pas  découragés  de 
leur  échec.  Ils  n'ont  pas  perdu  un  moment  pour  rassembler  et  réor- 
ganiser leurs  forces;  après  tout,  ils  comptaient  près  de  la  moitié  du 
peuple  suisse,  et  ils  pouvaient  attendre  le  secours  du  temps.  De 
leur  côté,  les  fédéralistes,  sentant  eux-mêmes  la  fragilité  de  leur 
victoire,  et  prévoyant  que  la  révision  ne  tarderait  pas  à  reparaître, 
travaillaient  à  désintéresser  l'opinion  publique  en  accomplissant 
eux-mêmes,  par  la  voie  de  la  législation  cantonale,  les  réformes 
qu'ils  n'avaient  pas  voulu  recevoir  des  mains  de  la  constitution  fé- 
dérale. Le  canton  de  Vaud ,  qui  s'était  montré  l'un  des  plus  ardens 
contre  la  révision,  décidait,  entre  autres  choses,  l'assimilation  ab- 
solue des  Suisses  établis  aux  citoyens  du  canton  pour  la  participa- 
tion à  l'administration  communale;  il  décidait  également  que  l'état 
devait  prendre  à  sa  charge  et  centraliser  dans  ses  mains  la  plus 
grande  partie  de  l'équipement  militaire.  A  Lucerne,  à  Fribourg, 
dans  le  Valais,  dans  les  Grisons,  même  à  Zurich  et  à  Berne,  des  as- 
sociations se  formaient  pour  stimuler  l'esprit  réformateur  au  sein 
des  législations  cantonales.  Les  fédéralistes  espéraient  ainsi  prendre 
les  devans  sur  leurs  adversaires  et  enlever  tout  prétexte  sérieux  à 
tout  nouvel  essai  de  révision. 

Leurs  espérances  ont  été  déçues.  Les  élections  au  conseil  na- 
tional ont  donné  une  majorité  hautement  révisioniste.  Les  conser- 
vateurs, qui  se  sont  trouvés  en  majorité  le  12  mai  dernier,  ne  pos- 
sèdent qu'un  tiers  du  nouveau  conseil,  puisque  sur  135  membres 
il  y  en  a  90  qui  sont  favorables  à  la  révision;  au  conseil  des  états, 
ils  gardent  leur  majorité  de  24  voix  contre  20.  Quand  les  deux 
chambres  se  réunissent  en  assemblée  fédérale,  les  révisionistes  sont 
encore  en  majorité,  car  ils  ont  110  voix  contre  69.  Il  est  évident 
que  dans  ces  conditions  la  révision  n'est  qu'ajournée,  et  que,  si  les 


LA    SUISSE    ET    SA   CONSTITUTION.  797 

fédéralistes  ne  se  hâtent  pas  de  l'accomplir  de  leurs  propres  mains, 
elle  ne  tardera  pas  à  reparaître,  revue  et  augmentée  par  ses  pre- 
miers auteurs.  » 

Assurément  l'échec  des  conservateurs  tient  beaucoup  à  l'imper- 
fection du  système  électoral  et  à  l'oppression,  plus  choquante  en- 
core dans  les  pays  fédératii's  que  dans  les  autres,  des  minorités  par 
les  majorités  locales;  rien  ne  porte  à  croire  que  le  plébiscite  du 
12  mai,  s'il  se  renouvelait  à  cette  heure,  donnerait  des  résultats 
différens.  Au  contraire,  dans  les  cantons  acquis  à  la  révision  les 
suffrages  donnés  aux  révisionistes  ont  sensiblement  diminué;  au 
lieu  de  193,000,  on  n'en  compte  plus  que  160,000.  D'autre  part, 
des  majorités  assez  faibles  ont  décidé  d'un  grand  nombre  d'élec- 
tions :  à  Argovie  par  exemple,  où  l'on  a  compté  2A,962  révisionistes 
contre  15,289  fédéralistes,  ces  derniers  ne  sont  pourtant  représen- 
tés que  dans  la  proportion  de  1  contre  9;  à  Soîeure,  ils  sont  5,966 
contre  9,610,  et  ils  ne  sont  pas  représentés  du  tout;  à  Saint-Gall, 
c'est  pis  encore  :  la  députation  du  canton  compte  9  révisionistes  et 
un  seul  conservateur,  quand  la  majorité  des  révisionistes  n'est  que 
d'une  trentaine  de  voix.  Tout  ceci  prouve  seulement  qu'il  y  a  une 
réforme  à  ajouter  au  projet  de  révision,  celle  de  la  loi  électorale,  et 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  révisionistes  gagnent  du  terrain, 
puisqu'ils  n'en  ont  point  perdu. 

Grâce  à  leur  petite  majorité  dans  le  conseil  des  états,  les  fédé- 
ralistes se  trouvent  encore  en  mesure  d'arrêter  le  travail  de  la  ré- 
vision. Il  ne  faut  pourtant  pas  qu'ils  en  abusent,  car  en  repoussant 
tout  arrangement  ils  ne  feront,  comme  on  dit  familièrement,  que 
reculer  pour  mieux  sauter.  Les  vieilles  institutions  cantonales  sont 
assurément  très  respectables  et  très  précieuses;  elles  ont  été  le  ber- 
ceau des  libertés  de  la  Suisse,  en  un  temps  où  la  vie  des  peuples 
libres  se  renfermait  volontiers  dans  un  étroit  espace  et  gravitait 
tout  entière  autour  du  clocher  d'une  ville  ou  dans  les  frontières 
resserrées  d'une  vallée  de  montagnes;  mais  aujourd'hui,  en  pré- 
sence du  grand  développement  de  la  civilisation  moderne,  elles 
sont  insuffisantes  pour  les  abriter.  Les  cantons  sont  pour  la  plu- 
part trop  petits  pour  se  suffire  à  eux-mêmes,  et  c'est  là  ce  qui 
rend  la  centralisation  inévitable.  Si  les  cantons  étaient,  comme 
dans  la  confédération  américaine,  de  grands  états  peuplés  comme 
des  royaumes,  et  s'il  y  régnait  cette  uniformité  politique  et  morale 
qui  est  le  privilège  des  nations  nouvelles,  le,  maintien  du  régime 
fédératif  dans  toute  sa  pureté  y  serait  beaucoup  plus  facile.  Il  n'en 
est  malheureusement  pas  ainsi.  Si  les  fédéralistes  veulent  éviter  la 
complète  destruction  des  cantons,  s'ils  ne  veulent  pas,  suivant  une 
de  leurs  expressions,  que  «  tout  marche  dans  la  confédération  comme 


798  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

sur  les  chemins  de  fer,  à  l'heure  de  Berne,  »  il  faut  qu'ils  sachent 
faire  la  part  du  feu  et  payer  la  rançon  de  leur  indépendance. 

Il  faut  surtout  que  les  deux  partis  s'entendent  pour  faire  taire 
l'expression  bruyante  de  deux  passions  profondément  dangereuses, 
et  qui,  si  elles  venaient  à  s'envenimer,  seraient  la  perte  certaine  de 
la  Suisse  :  nous  voulons  parler  des  haines  de  race  et  des  haines  de 
religion.  Les  haines  religieuses  ne  peuvent  être  apaisées  que  par  la 
séparation  de  l'église  et  de  l'état;  les  fédéralistes  protestans  de- 
vraient le  comprendre,  au  lieu  de  refaire  gauchement  à  leur  usage 
la  constitution  civile  du  clergé.  Quant  aux  guerres  de  races,  il  suffit 
pour  les  éviter  d'un  peu  de  patriotisme  et  de  bon  sens.  Il  y  a  quel- 
que temps,  M.  Feer-Herzog,  président  du  directoire  révisioniste  et 
du  grand-conseil  d'Argovie,  prononçait  un  discours  plein  de  fiel,  où 
il  reprochait  aux  WdcJies  de  la  Suisse  romande  d'avoir  «  commis 
le  forfait  d'exciter  les  inimitiés  de  race  »  pour  s'en  servir  contre  le 
parti  de  la  révision.  Que  les  fédéralistes  se  gardent  bien  de  suivre 
ce  triste  exemple,  et,  quand  même  ils  auraient  contre  eux  tous  les 
cantons  de  langue  allemande,  qu'ils  ne  trahissent  jamais  la  natio- 
nalité suisse  pour  se  faire  Italiens  ou  Français! 

Ces  antipathies  et  ces  affinités  de  races  sont  d'ailleurs  plus  appa- 
rentes que  réelles.  Au  début  de  la  guerre  franco-prussienne,  les 
amis  de  la  Prusse  étaient  plutôt  dans  les  populations  de  race  fran- 
çaise et  voisines  de  nos  frontières,  les  amis  de  la  France  dans  les 
populations  de  race  germanique  et  voisines  de  l'Allemagne.  On 
comprend  aisément  pourquoi  :  étant  également  jalouses  de  leur  in- 
dépendance nationale,  ces  populations  se  défiaient  surtout  de  leurs 
voisins  les  plus  proches,  de  ceux  par  qui  elles  craignaient  d'être 
absorbées  ou  conquises.  Elles  défendaient,  le^  unes  et  les  autres, 
leur  famille  d'adoption  contre  leurs  frères  étrangers.  Ce  qui  anime 
aujourd'hui  les  cantons  romands  contre  l'Allemagne,  ce  n'est  pas 
l'amour  du  nom  français,  c'est  la  crainte  d'une  centralisation  qui 
les  obligerait  à  se  germaniser  pour  prendre  part  à  ses  avantages. 
Cette  crainte  est  d'autant  plus  vive  aujourd'hui  qu'un  certain  de- 
gré de  centralisation  semble  devenir  plus  inévitable,  et  que  l'an- 
cienne neutralité  de  la  Suisse  paraît  plus  compromise  au  dehors. 
Loin  de  voir  dans  les  mesures  qu'on  leur  propose  les  moyens  de 
conjurer  le  péril  qui  menace  leur  pays,  les  fédéralistes  se  crampon- 
nent aux  traditions  cantonales,  et  repoussent  toute  expérience  aven- 
tureuse comme  une  nouvelle  source  de  dangers.  Quant  à  être  Fran- 
çais ou  Allemands,  comme  ils  s'en  adressent  mutuellement  l'injure, 
c'est  une  calomnie  de  part  et  d'autre;  ils  ne  sont  pas  autre  chose 
que  Suisses,  et  ils  sauront  le  prouver  quand  l'heure  viendra. 

Il  ne  faut  pas  méconnaître  d'ailleurs  que  la  victoire  de  l'Aile- 


LA    SUISSE    ET    SA   CONSTITUTION.  799 

magne  et  reffacement  volontaire  des  gi'andes  puissances  euro- 
péennes ont  gravement  altéré  la  situation  des  petites  puissances 
neutres;  elles  sont  maintenant  comme  entraînées  malgré  elles  dans 
le  mouvement  européen.  Si  une  nouvelle  guerre  éclatait,  il  ne  se- 
rait pas  très  prudent  de  leur  part  de  se  fier  à  la  neutralité  qui  les 
protège;  elles  seraient  peut-être  obligées  de  prendre  parti  pour 
sauver  leur  existence  môme,  et  de  devenir  les  humbles  satellites  de 
quelqu'une  des  grandes  puissances  belligérantes,  pour  ne  passe 
laisser  broyer  entre  leurs  voisines.  Grâce  à  sa  position  géogra- 
phique, la  Suisse  est  peut-être  moins  exposée  à  ce  péril  que  telle 
autre,  la  Belgique  par  exemple  ou  la  Hollande,  mais  elle  doit  ce- 
pendant s'y  préparer.  D'autre  part ,  si  elle  renforce  son  état  mi- 
litaire et  si  elle  centralise  son  gouvernement,  elle  semble  accepter 
cette  situation  nouvelle,  et  dans  une  certaine  mesure  elle  l'ag- 
gi'ave.  Elle  se  condamne  pour  ainsi  dire  elle-même  à  prendre  une 
part  active  dans  les  guerres  européennes,  elle  renonce  à  une  neu- 
tralité qui  est  peut-être  encore  sa  dernière  sauvegarde. 

On  le  voit,  la  Suisse  subit  en  ce  moment  le  sort  commun  de 
toutes  les  nations  de  l'Europe.  Elle  ne  saurait  échapper,  ni  au  de- 
dans ni  au  dehors,  à  une  crise  redoutable  et  décisive.  Pour  elle,  les 
dangers  intérieurs  et  les  dangers  extérieurs  se  compliquent  d'une 
manière  alarmante.  Ce  sont  les  événeniens  du  dehors  qui  ont  pré- 
cipité et  envenimé  la  crise  constitutionnelle.  Ce  sont  les  déchire- 
mens  intérieurs  qui  peuvent  à  l'occasion  provoquer  les  interven- 
tions étrangères,  et  qui  encouragent  les  spéculations  de  la  politique 
allemande.  Voilà  ce  que  personne  ne  devrait  oublier  en  Suisse,  et 
ce  qui  doit  rester  toujours  présent  à  l'esprit  de  la  politiqne  fran- 
çaise. 

Que  les  catholiques  et  les  protestans,  les  conservateurs  et  les  ra- 
dicaux, les  Welches  et  les  Germains,  se  pénètrent  de  cette  vérité  : 
toute  discorde  grave  serait  en  ce  moment  la  ruine  de  leui'  patrie 
commune.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  guerre  de  races  ou  d'une  guerre 
de  religion,  ni  du  triomphe  d'une  théorie  politique  sur  une  autre; 
il  s'agit,  pour  qui  sait  alier  au  fond  des  choses,  de  leur  indépen- 
dance et  de  leur  nationalité  à  tous.  Il  ne  faut  à  aucun  prix  qu'ils 
se  passent  la  fantaisie  d'une  révolution  violente  dans  l'état  actuel 
de  l'Europe.  Il  ne  faut  pas  que  les  Français  eux-mêmes,  voisins  et 
amis  de  la  Suisse,  cèdent  au  vain  plaisir  de  retrouver  dans  ce  petit 
pays  l'écho  de  leurs  ressentimens  patriotiques.  Si  l'antagonisme 
qui  règne  depuis  un  an  entre  les  deux  moitiés  de  la  nation  suisse 
s'aigrit  et  se  prolonge,  il  amènera  forcément  une  pacification  impo- 
sée par  l'Allemagne;  si  une  guerre  intérieure  venait  à  éclater  entre 
les  cantons  à  la  mode  du  temps  passé,  elle  aboutirait  à  un  déraem- 


800  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

brement  que  la  France  verrait  avec  chagrin,  et  dont  elle  ne  pour- 
rait ni  ne  voudrait  profiter.  Le  seul  service  que  nous  demandions  à 
la  Suisse  de  nous  rendre,  c'est  de  rester  unie  sans  acception  de  race 
ou  de  langue,  et  de  défendre  obstinément  son  indépendance  contre 
quiconque  osera  l'attaquer. 

Ce  devoir,  nous  sommes  convaincus  qu'à  l'occasion  elle  n'y  fail- 
lira pas.  Le  premier  effet  de  l'intervention  étrangère  serait  de 
réunir  tous  les  partis  contre  l'ennemi  commun.  Devant  un  nouveau 
Charles  le  Téméraire,  on  verrait  se  renouveler  sans  doute  les  luttes 
héroïques  de  Granson  et  de  Morat;  mais  ce  n'est  pas  assez  d'être 
prêt  à  s'ensevelir  sous  les  ruines  de  la  patrie  :  il  vaut  mieux  éviter 
dès  à  présent  toutes  les  causes  de  division  dont  l'ennemi  pourrait 
profiter.  Que  les  uns  montrent  plus  de  patience  et  plus  d'indulgence 
pour  des  institutions  séculaires,  que  les  autres  montrent  un  sage 
esprit  de  conciliation  et  de  concession  aux  idées  du  jour;  qu'en 
s'appropriant  les  réformes  utiles  que  peut  contenir  l'œuvre  de  la 
révision,  ils  sachent  leur  enlever  tout  caractère  hasardeux  et  révo- 
lutionnaire; que  surtout  le  grand  intérêt  de  la  défense  nationale 
cesse  d'être  obscurci  par  des  intérêts  secondaires,  et  la  constitution 
fédéiale  pourra  encore  servir  d'abri  pendant  longtemps  à  une  na- 
tion vraiment  libre,  vraiment  républicaine,  de  tout  temps  chère  à 
la  France,  indispensable  maintenant  à  sa  sûreté,  utile  d'ailleurs  à 
la  paix  de  l'Europe,  utile  surtout  par  le  bon  exemple  qu'elle  donne 
aux  autres  peuples.  Non,  le  fier  esprit  d'indépendance  et  de  liberté 
républicaine  qui  au  milieu  de  l'anarchie  du  moyen  âge  a  rassem- 
blé quelques  peuplades.de  bergers  et  de  paysans  pour  en  faire  le 
noyau  d'une  grande  nation  ne  saurait  être  étouffé  sans  résistance 
par  le  caporalisme  prussien.  La  Suisse  s'est  laissé  dominer  par  Bo- 
naparte, parce  qu'il  lui  apportait,  pour  la  séduire,  les  exemples  et 
les  promesses  de  la  révolution  française  ;  mais  elle  ne  se  laissera 
pas  asservir  par  le  cés-arisme  bâtard  devant  lequel  l'Europe  s'incline 
aujourd'hui.  Si  après  le  xvm*  siècle,  qui  a  vu  le  partage  de  la 
Pologne,  le  xix''  siècle  était  condamné  à  voir  le  démembrement  de 
la  Suisse,  ce  serait  à  désespérer  de  la  civilisation  moderne  et  à  rou- 
gir du  temps  où  nous  vivons.  Si  jamais  cette  profanation  venait  à 
être  commise,  la  France  du  moins  n'en  serait  pas  la  complice.  Mal- 
gré nos  revers,  malgré  notre  affaiblissement  passager,  malgré  notre 
désir  d'éviter  toute  nouvelle  cause  de  guerre  et  toute  nouvelle  oc- 
casion de  dépenses,  la  Suisse  peut  être  certaine  que  son  ancienne 
alliée  lui  reste  fidèle. 

Erne&t  Duvergier  de  Hauranne. 


L'ENSEIGNEMENT  EXCEPTIONNEL 


II. 

L'INSTITUTION   DES    JEUNES   AVEUGLES. 


I. 

Un  pauvre  tisserand  de  Saint- Just-lès-Marais,  petite  bourgade 
de  Picardie,  fut  le  père  de  deux  hommes  dont  la  France  peut  à  bon 
droit  s'enorgueillir  :  l'un,  René  Haiiy,  découvrit  la  loi  constitutive 
de  la  formation  des  cristaux  naturels;  l'autre,  Yalentin,  inventa  la 
méthode  d'enseignement  qui  devait  rendre  en  partie  aux  aveugles 
le  rang  dont  leur  infirmité  les  avait  exclus.  Celui-ci  était  une  nature 
singulièrement  douce,  naïve  et  assez  incomplète;  à  distance,  lors- 
qu'on lit  ses  ouvrages,  sa  biographie,  les  quelques  lettres  autogra- 
phes que  l'on  possède  encore,  il  apparaît  comme  un  théoricien  in- 
génieux et  persistant,  mais  incapable  de  résoudre  les  problèmes  les 
plus  simples  de  l'administration  la  moins  compliquée.  On  reconnaît 
que,  s'il  eut  l'honneur  de  fonder  la  première  institution  d'aveugles 
travailleurs,  il  ne  put  jamais  parvenir  à  la  diriger  convenablem.ent. 
II  a  raconté  lui-même  dans  quelle  circonstance  l'idée  lui  vint  de 
faire  pour  les  aveugles  ce  que  l'abbé  de  l'Épée  faisait  pour  les 
sourds-muets.  En  1784 ,  il  assistait  à  un  concert  donné  par  une 
dizaine  d'aveugles  qui,  les  yeux  dissimulés  derrière  des  lunettes, 
placés  en  face  de  pupitres  où  s'étalaient  des  cahiers  de  musique, 
écorchaient  des  airs  qu'ils  jouaient  sans  rhythme  ni  mesure.  Tout 
en  écoutant  ce  charivari,  il  se  souvint  qu'un  jour,  lorsqu'il  ve- 
nait de  faire  l'aumône  à  un  aveugle,  celui-ci  l'avait  appelé  et  lui 
avait  dit  :  «  Vous  avez  cru  me  donner  un  sou  tapé ,  et  vous  m'a- 
vez remis  un  petit  écu;  »  il  en  conclut  que  les  êtres  privés  de  la 

TOME  CIY.  —  1873.  51 


802  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vue  acquéraient  facilement  une  délicatesse  de  toucher  qui  les  aidait 
à  distinguer  les  objets  presque  à  coup  sûr.  C'était  là  une  observa- 
tion que  tout  le  monde  avait  déjà  faite;  mais  il  en  tira  cette  consé- 
quence, que,  si  un  aveugle  reste  aveugle  en  présence  d'une  surface 
exactement  plane,  il  peut  devenir  voyant  lorsqu'on  lui  met  sous  les 
mains  un  relief  appréciable.  Une  lettre  imprimée  est  sans  significa- 
tion pour  un  aveugle,  une  lettre  gauffrée  lui  offrirait  un  sens.  Il 
s'agissait  donc  d'avoir  à  l'usage  des  hommes  frappés  de  cécité  des 
livres  imprimés  en  lettres  saillantes.  Les  exemples  de  lecture,  au 
lieu  d'être  exposés  aux  yeux  des  élèves,  seraient  placés  sous  leurs 
doigts.  Ce  fut  là  l'idée  à  la  fois  très  ingénieuse  et  très  simple  d'où 
sortit  une  série  d'exercices  raisonnes  qui  devaient  donner  corps  à 
une  nouvelle  théorie  d'enseignement  exceptionnel. 

Cette  conception  s'empara  de  Yalentin  Hauy  avec  une  extrême 
intensité;  mais  la  théorie  ne  suffisait  pas  :  il  voulut  se  prouver  à  lui- 
même  par  la  pratique  qu'il  était  sur  la  voie  d'une  découverte  réel- 
lement féconde.  Il  se  mit  en  quête  de  son  premier  élève;  naturelle- 
ment ce  fut  aux  portes  des  églises  qu'il  fit  ses  recherches.  En  effet, 
à  cette  époque  les  aveugles  sans  ressources,  ne  pouvant  ni  travailler 
ni  s'instruire,  en  étaient  réduits  à  s'adresser  à  la  charité  publique; 
ils  n'avaient  qu'une  seule  profession,  celle  de  mendians.  Ils  appar- 
tenaient presque  tous  à  cette  vaste  corporation  dont  le  conseil  capi- 
tulaire  siégeait  aux  Quinze- Vingts,  dans  l'hôpital  célèbre  que  saint 
Louis  avait  non  pas  fondé,  mais  considérablement  augmenté  par 
les  constructions  qu'il  avait  fait  élever  sur  l'emplacement  du  Champ- 
Pourri.  Ils  avaient,  depuis  l'origine  même  de  l'établissement,  des 
crieurs  spéciaux  qui  s'en  allaient  par  les  rues  et  sollicitaient  à 
haute  voix  la  commisération  des  passans  en  faveur  de  l'œuvre.  Dans 
ses  Contes  et  fabliaux,  Guillaume  de  la  Villeneuve  a  dit  : 

A....  cxier  mètent  grant  paino, 
Et  li  avugle  a  haute  halainc  : 
Du  pain  à  cels  de  champ-porri! 

Les  pensionnaires,  les  associés  des  Quinze-Vingts  portaient  une 
tirelire  à  la  main,  et  sur  la  poitrine,  à  gauche,  une  fleur  de  lis  qui 
leur  avait  été  concédée  par  acte  authentique  de  Philippe  le  Bel  en 
1312  :  ils  avaient  le  privilège  de  placer  un  tronc  à  leur  profit  dans 
toutes  les  églises  de  France;  de  plus  on  leur  adjugeait  aux  enchères 
le  portail  des  églises  de  Paris.  Ils  n'étaient  donc  pas  tolérés  «  au 
bénitier  »  à  titre  courtois,  conime  on  pourrait  le  croire  et  comme  on 
le  voit  de  nos  jours;  ils  y  étaient  en  vertu  d'un  droit  acquis  à  beaux 
deniers  comptans  qui,  remis  à  la  caisse  de  l'hospice,  servaient  à 
soulager  les  aveugles  dénués  (1).  Valentin  Haûy  découvrit  à  Saint- 
Ci)  Mémoires  de  l'abbé  Georgel,  Paris  1820,  t.  I",  p.  485, 


l'institution  des  jeunes  aveugles.  805 

Germain-des-Prés  un  jeune  mendiant  de  seize  ans,  nommé  François 
Lesueur,  dont  l'intelligence  paraissait  assez  vive,  et  qui  était  aveugle 
depuis  l'âge  de  dix-huit  mois.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'il  lui 
persuada  de  le  suivre;  l'enfant  faisait  de  bonnes  recettes,  et,  avant 
de  jeter  la  tirelire  aux  orties,  il  se  fit  assurer  par  son  futur  bienfai- 
teur une  somme  quotidienne  égale  aux  aumônes  que  chaque  jour  il 
recueillait.  Yalentin  Haûy  avait  eu  la  main  heureuse  :  en  six  mois, 
Lesueur  lisait,  calculait  et  savait  un  peu  de  musique. 

Tout  en  débrouillant  les  premières  idées  de  son  élève,  tout  en 
lui  apprenant  à  reconnaître  par  le  toucher  la  forme  des  lettres  en 
relief  qu'il  avait  fait  exécuter  et  avec  lesquelles  il  lui  enseignait 
à  composer  des  phrases,  Yalentin  Haûy  étudiait  les  procédés  que 
quelques  aveugles  avaient  inventés  pour  eux-mêmes,  entre  autres 
celui  de  l'aveugle  du  Puiseaux  et  celui  de  Saunderson,  dont  Dide- 
rot a  parlé,  qui  avait  imaginé  une  véritable  machine  à  calculer  à 
Cambridge,  où  il  était  professeur  de  mathématiques;  mais  il  était 
surtout  attiré  par  une  demoiselle  Paradis,  née  à  Vienne  en  Autriche, 
pianiste  assez  remarquable,  et  qui  était  alors  fort  à  la  mode  à  Pa- 
ris, où  elle  était  arrivée  en  1783.  De  larges  pelotes  en  forme  de  vo- 
lumes in-quarto,  sur  lesquelles  elle  piquait  des  épingles,  lui  ser- 
vaient à  noter  les  sonates  qu'on  lui  dictait,  et  qu'ensuite  elle 
apprenait  par  cœur  à  l'aide  de  ses  doigta.  Ses  connaissances  en 
géographie  étaient  assez  étendues  :  elle  les  devait  à  un  nommé 
Weissenbourg,  aveugle  de  Manheim,  homme  ingénieux  qui  avait 
fait  confectionner  pour  lui  des  cartes  en  relief,  où  les  limites  des 
états  étaient  indiquées  par  des  chenilles  de  soie,  les  villes  par  des 
perles  de  différente  grosseur,  les  mers  par  un  vernis  très  poli, 
les  terrains  par  du  grès  pilé  menu.  M""  Paradis  excitait  une  vive 
curiosité  :  la  lettre  de  Diderot  sur  les  Aveugles  était  encore  dans 
toutes  les  mémoires;  Yalentin  Hauy  s'appropria  une  partie  de  ces 
procédés,  il  les  développa,  et,  tant  par  expérience  que  par  inven- 
tion, il  créa  sa  méthode.  Telle  qu'elle  est,  elle  nous  paraîtrait  bien 
primitive,  car  elle  a  été  singulièrement  améliorée;  elle  n'en  est  pas 
moins  l'œuf  même  qui  contenait  en  germe  les  perfectionnemens  qui 
la  rendent  si  précieuse  aujourd'hui. 

Haûy  commença  par  déterminer  le  caractère  dont  la  forme  est  le 
plus  facilement  perceptible  au  toucher  :  il  élimina  le  romain,  qui 
est  carré  et  amène  des  confusions  entre  certaines  lettres,  telles  que 
Vn,  Vm,  Yu;  il  rejeta  l'italique,  dont  les  longues  queues  et  l'attitude 
penchée  peuvent  être  une  cause  d'erreur,  et  il  s'arrêta  définitivement 
à  une  bâtarde  droite,  qu'on  appelait  alors  l'écriture  française,  et  à 
laquelle  nous  devons  les  beaux  manuscrits  du  xvn^  siècle.  Il  avait 
remarqué  que  l'épreuve  d'imprimerie  faite  à  la  brosse  porte  au  verso 
un  relief  assez  accentué,  qui  reproduit  à  l'envers  les  lettres  noires  du 


SOll  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

recto;  il  comprit  dès  lors  qu'il  était  facile  de  donner  aux  caractères 
une  saillie  qui  suffirait  à  les  rendre  distincts  au  toucher.  11  fit  donc 
fondre  des  caractères  directs  (1);  mis  en  forme  et  placés  sous  la 
presse,  ils  se  moulaient  sur  un  papier  fort,  préalablement  très  mouillé 
et  maintenu  par  deux  ou  trois  feutres  épais  qui  permettaient  à  la 
pénétration  de  s'exercer  en  toute  liberté.  Il  imprimait  la  musique  de 
la  même  façon.  Il  voulut  aussi  apprendre  à  écrire  aux  aveugles;  là 
il  fut  moins  heureux.  Il  eut  beau  inventer  un  cadre  qui  contenait  la 
feuille  de  papier,  une  règle  mobile  qui  servait  de  point  d'appui  à  la 
main,  une  encre  très  épaisse  mêlée  de  gomme  adragante  et  qu'on 
saupoudrait  de  grès  porphyrisé;  il  ne  réussit  jamais  qu'imparfaite- 
ment. L'aveugle  écrivait  tout  de  travers,  les  lettres  chevauchaient 
les  unes  par-dessus  les  autres,  et  le  plus  souvent  il  ne  parvenait 
pas  à  se  relire.  C'était  donc  là  un  tour  de  force  plus  curieux  pour 
les  spectateurs  qu'utile  pour  l'infirme  lui-même.  Aussi  presque  tous 
les  aveugles  préféraient  se  servir  de  lettres  mobiles  qu'ils  assem- 
blaient sur  des  tablettes  disposées  de  telle  sorte  que  la  queue  des 
caractères  pouvait  être  engagée  dans  des  entailles. 

Toutes  ces  inventions  étaient  immédiatement  expérimentées  par 
Lesueur,  dont  les  progiès  confirmaient  les  théories  du  maître.  La 
période  des  tâtonnemens  avait  pris  fin;  il  fallait  appeler  le  public  à 
juger  l'œuvre  entreprise,  et  les  aveugles  à  en  profiter.  Yalentin 
iïaiiy  obtint  que  l'Académie  des  Sciences,  avec  laquelle  il  fut  mis  en 
rapport  par  son  frère,  examinerait  son  élève.  Lesueur  fit  merveille; 
il  lut,  il  écrivit,  il  calcula.  Une  commission  composée  de  Desma- 
rets,  Demours,  \icq-d'Azir  et  Larochefoucauld-Liancourt,  rappor- 
teur, fut  chargée  d'apprécier  le  mémoire  ei  la  méthode  présentés 
par  Yalentin  Hauy.  Le  rapport  fut  lu  le  16  février  1785;  la  copie 
que  j'ai  sous  les  yeux  est  certifiée  conforme  et  signée  par  a  le  mar- 
quis de  Gondorcet.  »  Il  est  élogieux  sans  restriction  :  il  rappelle  les 
procédés  dont  quelques  aveugles  ont  fait  usage  pour  eux-mêmes,  et 
il  ajoute  :  «  Mais  personne  n'avait  encore  songé  à  rassembler  ces 
différens  moyens,  à  les  discuter  et  à  former  une  méthode  suivie  et 
complète  pour  faciliter  à  une  portion  malheureuse  de  l'humanité 
l'acquisition  des  connaissances  que  la  privation  du  sens  le  plus  né- 
cessaire leur  refusait,  et  pour  leur  ouvrir,  s'il  est  permis  de  parler 
ainsi,  l'entrée  de  la  société  des  autres  hommes.  »  Ce  fut  là  en  effet 
la  mission  de  Yalentin  Haûy,  et  elle  suffît  pour  assurer  sa  gloire. 

L'attention  du  public  était  excitée  par  la  nouvelle  découverte;  la 
Société  philanthropique  accorda  une  pension  de  12  livres  par  tête 
et  par  mois  à  quelques  aveugles  dont  elle  confia  l'éducation  à  Va- 

(1)  Sur  les  caractères  d'imprimerie  ordinaires,  les  lettres  sont  gravées  à  l'envers;  les 
caractères  directs  les  présentent  telles  qu'elles  doivent  être  placées  pour  être  lues. 


l'institution  des  jeunes  aveugles.  805 

lentin  Haiiy.  Celui-ci  ouvrit  rue  Coquillière  une  école  qui  ne  tarda 
pas  à  être  connue  dans  Paris.  Aux  études  de  la  grammaire,  de  la 
géographie  et  de  la  musique,  le  fondateur  ajouta  l'apprentissage  de 
quelques  métiers  faciles,  le  tricot,  le  filet,  la  corderie,  la  sparterie, 
l'empaillage  des  chaises,  la  fabrication  des  fouels  au  boisseau,  et 
même  l'imprimerie.  On  donnait  quelques  séances  publiques  qui  at- 
tiraient la  foule.  Bachaumont  cite  celle  du  1"  mars  1785,  et  rap- 
})elle  un  impromptu  de  Théveneaa  sur  les  sourds  -  muets  et  les 
aveugles-nés,  qui  se  termine  ainsi  : 

Mais  dans  ce  siècle  ingénieux, 
Où  l'homme  enfante  des  merveilles, 
Les  yeux  remplacent  les  oreilles, 
Le  toucher  remplace  les  yeux. 

A  cette  date,  on  connaît  le  personnel  de  l'école;  il  se  compose  de 
13  enfans,  dont  h  filles  et  9  garçons.  Un  an  après,  il  était  presque 
doublé  ;  en  effet,  le  lieutenant  de  police  Lenoir,  dont  le  nom  se 
trouve  mêlé  à  tant  de  bonnes  œuvres,  parla  de  cette  «  nouveauté  » 
à  M.  de  Vergennes;  Louis  XVI  fut  prévenu,  il  désira  voir  les  aveu- 
gles travailleurs.  Valentin  Haiiy  ne  se  fit  pas  prier,  et  se  transporta 
en  décembre  1786  avec  ses  vingt-quatre  élèves  à  Versailles;  ils 
furent  hébergés  pendant  quinze  jours,  et  étonnèrent  tout  le  monde 
par  leurs  exercices.  Cependant  l'espoir  conçu  par  Valentin  Haiiy 
que  le  roi  prendrait  l'institution  sous  sa  protection  ne  fut  pas  réa- 
lisé; elle  restait  toujours  à  la  charge  de  la  Société  philanthropique, 
et  avait  été,  pour  cause  d'agrandissement,  transportée  rue  Notre- 
Dame-des-Victoires,  dans  l'espace  qui  s'étend  aujourd'hui  derrière 
la  Bourse.  On  y  ouvrit  une  imprimerie  ordinaire,  qu'il  fallut  bientôt 
fermer,  car  elle  coûtait  plus  qu'elle  ne  rapportait,  et  l'on  ne  con- 
serva que  les  ateliers  où  se  faisait  l'estampage  des  caractères  en 
relief.  L'émotion  causée  à  cette  époque  par  les  résultats  des  mé- 
thodes de  l'abbé  de  l'Épée  et  de  Valentin  Haiiy  fut  assez  vive  pour 
qu'on  agitât  cette  question  de  savoir  si  la  suppression  d'un  sens  ne 
constituait  pas  à  l'infirme  une  supériorité  intellectuelle  sur  les 
autres  hommes  ! 

La  révolution  décida  du  sort  de  l'institution  des  aveugles  tra- 
vailleurs, et,  la  plaçant  sous  la  direction  de  l'état,  la  mit  à  même 
de  traverser  les  mauvais  jours  qui  l'attendaient.  Une  loi  du  21  juil- 
let 1791  déclara  que  l'institution  serait  désormais  un  établissement 
public;  une  seconde  loi  du  28  septembre  y  fonda  des  bourses,  et 
attribua  une  subvention  à  Valentin  Haiiy.  On  réunit  momentané- 
ment les  aveugles  aux  sourds-muets  dans  l'ancien  couvent  des 
Célestins;  mais  en  179/i  on  les  installe  rue  des  Lombards,  au  coin 
de  la  rue  Saint-Denis,  dans  la  maison  des  Filles  Sainte-Catherine. 


806  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Ils  n'y  restèrent  pas  longtemps.  Dès  1800,  aux  premiers  jours  du 
consulat,  on  les  jette  aux  Quinze-Vingts,  où  ils  occupent  un  quartier 
à  part.  L'école  devenait  hospice,  c'était  la  détruire.  Valentin  Haûy 
n'était  point  un  homme  de  lutte,  sa  nature  presque  timide  s'ef- 
frayait promptement.  Il  sollicita  une  destinée  meilleure  pour  ses 
enfans,  et  ne  put  rien  obtenir.  Bonaparte  n'aimait  point  ceux  qu'il 
appelait  des  idéologues  :  or  le  pauvre  Valentin  Haûy  en  était  un;  il 
avait  été  théophilanthrope,  il  avait  porté  la  robe  blanche  et  avait 
marché  derrière  le  grand  pontife  Larevellière-Lépeaux  dans  les 
innocentes  et  puériles  cérémonies  dont  Notre-Dame  avait  été  le 
théâtre.  Larevellière  avait  tenu  rigueur  au  consulat.  Valentin  Haiïy 
fut-il  soupçonné  d'opposition,  prouva-t-il  une  incapacité  adminis- 
trative trop  absolue?  Je  ne  sais,  mais  le  sort  ne  fut  doux  ni  pour 
ceux  qui  avaient  inspiré  tant  d'intérêt  dix  ans  auparavant,  ni  pour 
leur  maître.  Celui-ci,  fort  attristé,  n'ayant  d'autres  ressources 
qu'une  pension  de  2,000  francs,  ouvrit  une  école  particulière  rue 
Sainte-Avoye  sous  le  titre  un  peu  prétentieux  de  Muséum  des 
Aveugles,  et  ne  réussit  qu'à  faire  des  dettes,  qui  aggravèrent  sa  si- 
tuation, déjà  fort  gênée.  Il  fut  pris  de  découragement  et  quitta  la 
France  en  compagnie  d'un  de  ses  élèves  nommé  Fournier,  qu'il  ai- 
mait beaucoup.  A  Berlin,  il  fonda  une  école  qui  prospéra,  et,  se  diri- 
geant vers  Saint-Pétersbourg,  où  il  était  appelé,  il  s'arrêta  à  Mittau 
pour  rendre  ses  devoirs  au  comte  de  Provence.  C'était  le  7  sep- 
tembre 1806;  Fournier,  qui  ne  .quittait  point  son  maître,  après  avoir 
exécuté  différens  exercices  en  présence  de  Monsieur,  écrivit  cette 
phrase  doublement  prophétique  :  «  sera-ce  donc  sous  le  règne  de 
Louis  XVIII  que  l'établissement  des  aveugles  travailleui's  arrivera  à 
sa  perfection?  »  Revenu  en  France  après  la  seconde  restauration, 
Valentin  Haïiy  s'adressa  au  duc  de  Richelieu  et  lui  demanda  pour 
toute  faveur  d'être  nommé  instituteur  honoraire  des  jeunes  aveugles. 
Ce  très  modeste  rêve  ne  paraît  pas  avoir  été  réalisé.  11  vivait  fort 
retiré  chez  son  frère  au  Jardin  des  Plantes.  On  ne  fit  guère  attention  à 
lui;  sa  modestie  devient  de  l'humilité,  et  dans  une  lettre  autographe 
datée  du  18  février  1818  il  écrit  :  «  Je  sais  qu'on  dit  de  moi  :  c'est 
un  vieil  imbécile  qui  n'est  plus  bon  à  rien.  »  11  végéta  pendant 
quelques  années,  et  mourut  le  18  mars  1822,  précédant  son  frère, 
qui  le  rejoignit  le  3  juin  suivant. 

Louis  XVIII,  de  retour  en  France,  n'avait  point  oublié  la  scène 
de  Mittau;  par  ordonnance  royale  du  8  février  1815,  il  arracha  les 
jeunes  aveugles  à  l'hospice  des  Quinze- Vingts,  leur  créa  une  existence 
indépendante,  et  fit  mettre  à  leur  disposition,  dans  la  rue  Saint- 
Victor,  l'ancien  collège  des  Bons-Enfans,  qu'on  nommait  aussi  le 
séminaire  Saint-Firmin.  Là  du  moins  ils  étaient  soustraits  au  contact 
périlleux  des  mendians,  ils  étaient  chez  eux,  et  pouvaient  reprendre 


] 


l'institution  des  jeunes  aveugles.  807 

l'enseignement,  qui  pendant  une  quinzaine  d'années  avait  été  sin- 
gulièrement négligé.  Toutefois  il  s'en  fallait  de  beaucoup  que  leur 
nouvelle  maison  fût  convenablement  disposée  pour  eux.  On  les  avait 
installés,  vaille  que  vaille ,  dans  de  vieux  bâtimens  humides,  mal 
aérés,  utilisés  après  coup,  étroits,  et  particulièrement  malsains 
pour  des  enfans  naturellement  faibles  et  presque  toujours  maladifs. 
Des  rapports  officiels,  rédigés  par  des  savans  autorisés,  constatent 
l'insalubrité  de  l'institution  de  Saint-Victor  à  plusieurs  reprises, 
notamment  le  8  mai  1821  et  le  h  décembre  1828;  on  paraît  s'émou- 
voir, on  propose  plusieurs  emplacemens,  celui  entre  autres  qui  est 
maintenant  occupé  par  le  collège  Stanislas,  rue  Notre-Dame-des- 
Ghamps;  la  révolution  de  juillet  emporte  les  idées  vers  d'autres  su- 
jets, et  l'on  oublie  les  jeunes  aveugles.  Le  29  février  1832,  le  mi- 
nistre des  travaux  publics  déclare  que  «  l'établissement  est  dans 
une  situation  déplorable  et  qu'il  tombe  en  ruines.  »  Un  tel  état  de 
choses  demande  un  remède  immédiat;  celui  qu'on  imagine  est  pire 
que  le  mal  :  on  propose  de  réintégrer  ces  malheureux  aux  Quinze- 
Yingts,  non  pas  transitoirement,  jusqu'à  ce  que  l'on  ait  découvert 
un  local  convenable  pour  eux,  m-ais  d'une  façon  définitive.  La  lutte 
fut  longue  et  assez  vive;  fort  heureusement  la  raison  et  l'humanité 
triomphèrent.  Le  14  mai  1838,  M.  de  Montaiivet  fit  passer  une  loi 
que  Lamartine  appuya  de  son  éloquence;  l'état  était  autorisé  à 
acquérir  des  terrains  sur  le  boulevard  des  Invalides  et  à  y  faire  éle- 
ver un  établissement  qui  serait  spécialement  consacré  aux  jeunes 
aveugles.  M.  Dufaure,  ministre  des  travaux  publics,  posa  solennel- 
lement la  première  pierre  le  22  juin  1839,  et  les  élèves  purent 
prendre  possession  de  leur  nouvelle  demeure  le  9  novembre  18Zs3. 
C'est  un  des  rares  monumens  de  Paris  qui  ait  été  construit  dans  un 
dessein  défini,  et  qui  ait  été  approprié  aux  besoins  qu'il  devait  sa- 
tisfaire. 

II. 

L'institution  est  absolument  isolée  ;  elle  est  sertie  dans  un  cadre 
formé  par  le  boulevard  de^  Invalides,  la  rue  de  Sèvres,  la  rus  Duroc 
et  la  rue  Masseran.  L'école  des  jeunes  aveugles  a  été  plus  favorisée 
que  la  maison  des  sourds-muets,  car  au  milieu  de  la  cour  d'entrée 
s'élève  la  statue  de  Valentin  Haûy  considérant  François  Lesueur, 
qui  épelle  le  nom  du  bienfaiteur.  Un  bâtiment  destiné  aux  services 
généraux  sépare  l'établissement  en  deux  parties  égales;  celle  de 
droite  est  attribuée  aux  garçons,  celle  de  gauche  est  réservée  aux 
filles.  Une  longue  galerie,  qui  a.  quelque  chose  de  claustral  et  qui 
par  hasard  n'est  pas  peinte  en  jaune,  donme  accès  aux  quartiers  des 
élèves.  Dès  qu'on  a  franchi  la  porte  de  l'école  proprement  dite,  il 


808  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

suffit  de  regarder  le  grand  escalier  pour  reconnaître  qu'on  est  chez 
des  aveugles.  En  effet,  les  degrés  ne  sont  pas,  comme  d'habitude, 
usés  dans  la  partie  moyenne,  ils  sont  fatigués,  amincis  aux  extré- 
mités; on  comprend  que  ceux  qui  les  gravissent  cherchent  un  point 
d'appui,  un  guide-main  vers  la  rampe  et  vers  la  muraille.  Lorsqu'on 
arrive  pour  la  première  fois  aux  heures  de  certaines  études,  on  subit 
une  impression  assez  étrange  :  on  se  croit  dans  une  vaste  boîte  à  mu- 
sique; de  tous  les  coins  sortent  des  bruits  d'orgues,  de  pianos,  de 
clarinettes,  de  violons,  de  contre-basses,  de  cornets  à  pistons,  de 
flûtes  et  d'ophicléides.  C'est  le  palais  de  la  cacophonie,  car  chacun 
y  travaille  pour  son  compte,  apprend  son  morceau ,  manie  son  in- 
strument et  perfectionne  sa  propre  instruction  sans  se  préoccuper 
des  autres. 

La  maison  est  parfaitement  distribuée,  sans  luxe,  mais  avec  un 
certain  confortable  de  boiseries  et  de  parquets;  de  larges  fenêtres 
ne  ménagent  point  l'air  à  des  êtres  qui  en  ont  d'autant  plus  besoin 
qu'ils  sont  privés  de  lumière.  Les  classes,  les  ateliers,  les  dortoirs, 
le  réfectoire,  sont  bien  emménages.  Tout  a  été  fait  pour  les  infirmes 
spéciaux  qui  vivent  là  et  s'y  plaisent.  La  première  pièce  qu'il  con- 
vient de  visiter,  c'est  la  bibliothèque,  car  elle  renferme  l'outillage 
ingénieux  dont  on  arme  l'aveugle,  dont  on  lui  enseigne  à  se  servir 
avant  de  lui  donner  l'instruction  qu'il  est  apte  à  recevoir;  elle 
garde  aussi,  à  titre  de  reliques,  les  premiers  alphabets  composés 
par  Valentin  PLaûy,  et  à  titre  de  documens  historiques  les  éclats  des 
obus  que  l'institution,  convertie  en  ambulance,  a  reçus  le  12,  le  20 
et  le  21  janvier  1871.  Ces  projectiles  n'ont  tué  que  des  soldats  déjà 
blessés;  les  jeunes  aveugles  avaient  été  évacués  sur  Bordeaux  avant 
que  l'investissement  de  Paris  ne  fût  complet.  La  bibliothèque  pro- 
prement dite  a  été  formée  avec  un  fonds  de  volumes  donnés  autrefois 
par  François  de  Neufchâteau;  elle  est  pauvre,  ne  compte  guère  plus 
de  700  volumes,  et  est  surtout  fournie  de  vieux  bouquins  dont  il  n'y  a 
plus  guère  moyen  de  tirer  parti.  Là  le  système  d'enseignement  ap- 
paraît d'un  coup  ;  voilà  des  sphères  et  des  cartes  en  relief  pour  la 
géographie,  voilà  un  système  planétaire  composé  de  billes  de  diffé- 
rentes grosseurs  se  mouvant  le  long  d'une  ellipse  en  fer.  Sur  des 
étagères,  on  aperçoit  des  animaux,  —  cheval,  éléphant,  girafe,  — 
qui  semblent  appartenir  à  la  faune  de  Lilliput.  On  avait  imaginé 
d'enseigner  l'histoire  naturelle  aux  aveugles  en  estampant  des  figures 
très  saillantes  sur  des  plaques  de  bronze,  mais  on  n'avait  pas  ré- 
fléchi que  l'œil  seul  peut  faire  comprendre  la  perspective,  que  le 
toucher  est  insuffisant  pour  s'en  rendre  compte  ;  il  y  a  là  une  série 
de  tablettes  représentant  des  sarigues,  des  opossums,  des  tatous, 
des  fourmiliers,  qui  ne  servent  plus  aujourd'hui  qu'à  orner  les  mu- 
railles. 


L  INSTITUTION   DES   JEUNES   AVEUGLES.  809 

On  voit  là,  dans  les  premiers  essais  d'impression  en  relief  com- 
posés spécialement  pour  l'institution  des  aveugles,  le  système  d'a- 
bréviation qui  avait  été  adopté  par  Yalentin  Ilauy,  et  qui  tentait 
d'éviter  la  confusion  que  devait  faire  naître  la  similitude  de  cer- 
taines lettres  entre  ^elles.  J'ai  copié  cette  phrase  :  «  un  bon  père 
donne  toujours  à  ses  enfans  la  nourriture  et  le  désir  du  bien  en 
tout;  »  elle  est  estampée  ainsi:  ii  bo  parc  done  tojors  à  ses  efas 
la  norîture  et  le  désir  du  bie  e  lot.  Donc  la  lettre  redoublée  s'indi- 
quait par  un  point  souscrit,  Vn  par  un  tiret  supérieur,  Vu  par  un 
tiret  inférieur.  Pendant  longtemps,  on  s'est  servi  de  ces  caractères, 
qui,  sauf  cette  modification,  reproduisaient  notre  écriture  usuelle; 
mais  le  problème  de  faire  écrire  l'aveugle  d'une  façon  sérieuse,  et 
surtout  de  lui  permettre  de  se  relire  lui-même,  n'avait  point  été  ré- 
solu. Pour  arriver  à  ce  résultat  si  enviable  et  si  vainement  cherché, 
il  eût  fallu  tracer  des  caractères  en  relief,  et  c'était  là  une  difficulté 
qui  paraissait  insurmontable  avec  les  lettres  de  notre  alphabet  or- 
dinaire. On  s'obstinait  cependant  à  conserver  celui-ci,  et  tous  les 
efforts  restaient  stériles.  En  1821,  un  officier  de  cavalerie  nommé 
Charles  Barbier,  passionné  pour  la  sténographie  et  cherchant  toute 
sorte  de  modes  d'écriture,  imagina,  à  l'usage  des  aveugles,  une 
méthode  basée  sur  un  système  absolument  nouveau.  Il  négligea 
'orthographe,  les  mots,  les  lettres,  et  ne  se  préoccupa  que  des 
sons;  il  composa  une  série  de  trente-six  sons  qui  devaient  suffire  à 
reproduire  tous  les  vocables  de  la  langue  française;  il  divisa  la  série 
en  six  lignes  composées  chacune  de  six  sons  ;  chaque  son  était  re- 
présenté par  un  certain  nombre  de  points  disposés  d'une  façon  par- 
ticulière. Le  point  devenait  donc  le  principe  de  l'écriture  aveugle, 
comme  la  ligne  est  le  principe  de  l'écriture  voyante.  L'invention  de 
Charles  Barbier  constituait  un  progrès;  cependant  elle  était  loin  de 
répondre  à  toutes  les  exigences.  Son  écriture  phonétique  était  sou- 
vent d'une  application  douteuse,  elle  amenait  des  confusions  fré- 
quentes et  était  bien  plus  compliquée  qu'il  n'aurait  fallu;  en  outre 
elle  était  impropre  à  la  numération  et  à  la  notation  musicale, 
grand  inconvénient  pour  des  hommes  qui  ont  d'assez  vives  disposi- 
tions vers  le  calcul  et  qui  ont  la  passion  de  la  musique.  Ce  fut  un 
aveugle,  ancien  élève  de  l'institution,  où  il  était  resté  comme  pro- 
fesseur, qui,  s'inspirant  des  idées  de  Barbier,  donna  enfin  aux 
aveugles  l'écriture  qui  leur  manquait.  Cet  homme,  exceptionnelle- 
ment intelligent  et  d'une  sagacité  rare,  se  nommait  Louis  Braille; 
il  était  fils  d'un  bourrelier  de  province,  et  se  creva  les  yeux,  h  l'âge 
de  trois  ans,  en  jouant  avec  une  serpette.  Son  buste  est  placé  au- 
jourd'hui dans  le  vestibule  de  l'institution  :  ce  n'est  que  justice; 
après  Yalentin  Haûy,  c'est  lui  qui  a  le  plus  fait  pour  les  aveugles. 
Par  la  combinaison  de  points  alignés  horizontalement  et  verticale- 


810  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment,  il  parvint  à  trouver  l'équivalent  des  lettres  de  l'alphabet,  des 
chiffres  simples,  des  figures  de  la  ponctuation  et  des  notes  de  mu- 
sique. Les  combinaisons  sont  rationnelles  :  il  n'y  a  en  réalité  que 
dix  signes;  mais,  si  à  chacun  de  ces  signes  on  ajoute  un  point  placé 
à  gauche,  on  crée  dix  signes  nouveaux;  un  point  mis  à  droite 
donne  encore  dix  formes  nouvelles.  On  voit  par  là  jusqu'où  l'on 
pourrait  étendre  cette  méthode,  qui  suffit  à  tous  les  besoins  et 
n'est  point  compliquée,  car  la  lettre  la  plus  chargée  se  compose  de 
trois  points  en  hauteur  et  de  deux  points  en  largeur.  Mais  pour  gui- 
der la  main,  pour  éviter  que  les  points  ne  fussent  tracés  les  uns  sur 
les  autres  et  ne  devinssent  illisibles  au  toucher,  il  fallait  un  appa- 
reil tout  à  fait  spécial.  Louis  Braille  l'inventa,  et  créa  du  premier 
coup  un  chef-d'œuvre  de  simplicité  pratique.  Qu'on  se  figure  une 
planchette  en  zinc  réglée  de  lignes  creuses  et  munie  d'un  cadre 
de  bois  plat;  sur  le  cadre,  on  adapte  une  grille  en  cuivre  percée 
dans  le  sens  de  la  longueur  de  deux  bandes  de  vingt- six  trous 
rectangulaires,  disposés  les  uns  au-dessus  des  autres.  Cette  règle 
grillée  représente  la  hauteur  de  deux  lignes  d'écriture;  elle  est 
mobile  sur  le  cadre,  auquel  elle  n'adhère  que  par  une  saillie  du 
métal  pénétrant  dans  une  entaille  du  bois.  Entre  la  planchette 
de  zinc  et  la  grille,  on  place  une  feuille  de  papier  épais  et  très 
résistant.  A  l'aide  d'un  poinçon  émoussé,  on  fait  dans  chacun  des 
trous  le  nombre  de  points  nécessaires  pour  écrire  les  mots  ou 
figurer  les  sons;  lorsque  deux  lignes  sont  écrites,  on  détache  la 
grille,  on  la  fait  glisser  sur  le  cadre,  on  la  fixe  dans  l'entaille  infé- 
rieure, et  ainsi  jusqu'en  bas  de  la  page.  Par  ce  moyen,  l'écriture, 
—  le  poinçonnage,  —  est  toujours  d'une  irréprochable  régularité; 
les  lignes  sont  forcément  droites,  et  les  lettres,  ne  pouvant  être 
tracées  que  par  l'ouverture  même  de  la  grille,  n'empiètent  ja- 
mais sur  les  voisines.  —  De  cette  façon,  les  aveugles  écrivent  en 
creux,  et  c'est  en  touchant  le  relief  qu'ils  peuvent  lire.  —  L'objec- 
tion n'a  point  de  valeur  :  ils  écrivent  de  droite  à  gauche,  retirent  la 
feuille  de  papier,  la  retournent,  promènent  leurs  doigts  de  gauche 
à  droite,  et  par  conséquent  n'ont  plus  à  tâter  que  des  lignes  sail- 
lantes. L'espace  qui  sépare  les  points,  les  lettres,  les  mots,  est  ré- 
glé par  la  disposition  même  des  ouvertures  de  la  giille  mobile. 
Cette  écriture  nocturne,  —  c'est  ainsi  qu'on  la  nomme,  —  est  donc 
très  nette,  très  commode  à  tracer,  très  lisible,  lorsqu'on  a  appris  à 
la  pointer,  ce  qui  n'est  ni  long  ni  difficile,  car  la  plupart  des  pa- 
rens  qui  ont  des  enfans  aux  Jeunes-Aveugles  se  mettent  très  vite 
en  correspondance  avec  eux  par  ce  moyen. 

Tous  les  élèves  de  l'institution  sont  frappés  de  cécité,  mais  cela 
ne  veut  pas  dire  qu'ils  vivent  tous  dans  une  nuit  absolue;  pour 
quelques-uns,  l'obscurité  n'est  pas  complète.  Sur  les  1A3  garçons 


l'institution  des  jeunes  aveugles.  811 

que  j'ai  trouvés  dans  l'établissement  lorsque  je  l'ai  visité,  6  pou- 
vaient se  diriger,  11  parvenaient  à  distinguer  les  couleurs,  38  re- 
connaissaient le  jour,  88  étaient  fermés  à  toute  perception.  Ceux-là 
sont  pour  la  plupart  frappés  d'amaurose,  le  nerf  optique  est  para- 
lysé. Les  autres  disent  qu'ils  ont  «  un  point  de  vue  :  »  si  faible  qu'il 
soit,  ils  en  tirent  vanité;  mais  les  couches  de  brouillard  qui  les  en- 
veloppent sont  trop  épaisses  et  les  rejettent  au  rang  des  infirmes. 
Ceux  qui  parviennent  à  déterminer  les  couleurs  se  trompent  bien 
souvent  ;  le  bleu  leur  paraît  noir,  le  jaune  leur  paraît  blanc,  à  moins 
qu'on  n'ait  soin  de  placer  ces  deux  tons  sur  des  nuances  absolu- 
ment différentes,  telles  que  le  rouge  ou  le  vert.  Presque  tous  du 
reste  ont  la  prétention  de  voir  les  éclairs;  il  ne  faut  point  s'y  fier, 
car  le  plus  souvent  ils  les  reconnaissent  au  moment  même  où  le 
tonnerre  éclate.  Ce  sont  en  général  les  aveugles  incomplets  qui  ont 
été  le  plus  défigurés  par  la  maladie;  l'opacité  de  la  cornée  transpa- 
rente leur  fait  de  gros  yeux  blancs,  toujours  agités,  saillans  hors 
des  paupières  et  qui  ressemblent  à  des  billes  de  porcelaine  bleuâtre; 
quelques-uns  ont  au  milieu  de  l'iris  une  large  tache  laiteuse  qui 
leur  donne  un  horrible  regard  de  hibou  effaré.  D'autres  ont  l'orbite 
vide,  et  les  paupières  toujours  rapprochées;  lorsque  celles-ci  s'en- 
tr'ouvrent  par  suite  d'une  de  ces  contractions  nerveuses  de  la  face 
auxquelles  ils  sont  sujets,  on  aperçoit  un  filet  d'argent  veiné  de 
rose.  Les  amaurotiques  ont  des  yeux  comme  les  nôtres  ;  point  de 
déformation  du  globe,  point  de  taie,  point  de  mouvemens  irrégu- 
liers; c'est  l'habitude  ordinaire  du  corps  qui  dénonce  leur  cécité  : 
le  regard,  sans  expression,  toujours  perdu,  comme  disent  les  pein- 
tres, est  d'une  indicible  tristesse;  leur  œil  est  insensible  à  la  dou- 
leur comme  à  la  lumière.  J'ai  vu  à  l'hôpital  de  la  Charité,  il  y  a  une 
dizaine  d'années,  une  jeune  fille  charmante  qui  avait  une  amau- 
rose;  pour  se  rendre  compte  du  degré  de  paralysie  dont  elle  était 
atteinte,  on  la  soumit  à  une  expérience  qui  parut  cruelle  et  qui  était 
iaoffensive.  A  l'aide  d'une  loupe,  on  fit  converger  les  rayons  solaires 
précisément  sur  la  rétine  à  travers  la  pupille  d'un  de  ses  yeux  :  c'é- 
tait de  quoi  allumer  instantanément  de  l'amadou;  elle  ne  s'en  aper- 
çut même  pas. 

Tous  ne  sont  pas  des  aveugles-nés;  sur  les  143  élèves  que  j'ai 
vus,  20  seulement  étaient  frappés  de  cécité  congénitale,  33  avaient 
perdu  la  vue  aux  premières  heures  de  la  vie;  ceux-ci,  pour  la  plu- 
part, ont  été  clos  dans  une  obscurité  perpétuelle  par  suite  d'une 
ophthalmie  purulente  dont  ils  peuvent  faire  remonter  la  cause  à 
l'inconduite  de  leurs  parens;  51  se  sont  fermés  à  toute  lumière  entre 
l'âge  de  quinze  jours  et  celui  de  six  ans,  22  entre  six  et  dix  ans; 
17  enfin  ne  sont  devenus  aveugles  qu'après  leur  dixième  année.  Les 
sourds-muets  qui  ont  entendu  et  parlé  sont  plus  intelligens  que  les 


812  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sourds-muets -nés  :  il  en  est  de  même  des  aveugles;  ceux  qui  ont 
vu  gardent  dans  le  souvenir  certaines  notions  qui  les  font  supérieurs 
à  leurs  camarades.  Ils  savent  ce  que  c'est  que  l'espace;  ils  ont  des 
idées  presque  justes  sur  la  perspective,  ils  se  rappellent  les  cou- 
leurs et  aiment  à  en  parler;  de  plus  ils  peuvent  par  la  pensée,  aidée 
de  la  mémoire,  reconstituer  l'ensemble  d'un  objet  dont  les  dimen- 
sions dépassent  celles  de  la  main,  ce  qui  est  très  diflicile  pour  un 
aveugle-né.  Celui-ci  a  beau  tâter  le  tronc  d'un  arbre,  grimper  dans 
les  premières  branches,  les  palper,  passer  ses  doigts  sur  les  feuilles 
réunies  en  bouquets;  il  n'arrivera  jamais  que  très  imparfaitement  à 
se  figurer  l'arbre  entier.  Il  ne  se  représente  pas  mieux  les  grands 
animaux;  un  cheval  nu  le  déroute,  il  ne  parvient  guère  à  en  délimi- 
ter la  forme  que  par  le  harnachement.  Du  reste  il  suffît  de  regarder 
les  aveugles  attentivement  lorsqu'ils  sont  réunis  pour  reconnaître 
presque  à  coup  sûr  ceux  qui  ont  «  un  point  de  vue,  »  ou  qui  ont 
conservé  quelque  vague  souvenir  de  la  lumière.  Ils  sont  moins  af- 
faissés que  les  autres,  ils  ont  des  gestes  moins  rudimentaires;  ils 
portent  la  tête  d'une  façon  plus  voyante,  et  ont  même  parfois  quel- 
que coquetterie  dans  la  manière  dont  ils  disposent  leurs  cheveux 
ou  le  ncBud  de  leur  cravate. 

Il  est  intéressant  de  les  voir  lorsqu'ils  sont  assemblés  dans  la 
grande  classe  où  on  leur  fait  des  lectures.  Ils  arrivent  marchant  les 
uns  derrière  les  autres  en  se  tenant  ordinairement  par  l'épaule, 
sans  désordre,  et  chacun  gagne  son  poste  assigné  avec  une  sorte  de 
clairvoyance  interne  que  donne  l'habitude.  Les  bancs  sont  disposés 
d'une  façon  particulière;  toute  place  y  est  divisée  par  deux  bras  en 
fer,  comme  un  fauteuil  sans  dossier.  Cette  précaution,  qui  donne  à 
certaines  classes  l'aspect  d'une  série  de  petits  boxes,  est  indispen- 
sable avec  des  aveugles.  Les  enfans  voyans  se  regardent  et  se  par- 
lent des  yeux;  les  aveugles  se  rapprochent  invinciblement  les  uns 
des  autr;\s,  jamais  ils  ne  sont  assez  pressés.  Si  on  n'y  mettait  bon 
ordre,  ils  finiraient  par  s'entasser  tous  sur  le  même  banc,  sans  souci 
de  la  gêne  extrême  qu'ils  pourraient  en  éprouver.  Leur  attitude 
seule,  pendant  que  le  professeur  parle  ou  lit,  révèle  leur  infirmité: 
la  tête  est  généralement  penchée  en  avant  et  légèrement  inclinée 
sur  le  côté,  avec  ce  mouvement  bien  connu  des  oiseaux  branchés 
qui  écoutent  au  loin  un  bruit  inquiétant.  Ils  tendent  l'oreille,  et,  si 
la  voix  qu'ils  entendent  est  naturellement  harmonieuse,  ils  y  pren- 
nent un  plaisir  qui  se  reflète  sur  leur  physionomie,  toujours  un  peu 
éteinte.  Quelques-uns  ont  des  mouvemens  nerveux  involontaires 
qu'ils  ne  parviennent  pas  à  réprimer;  leurs  yeux,  —  ces  gros  yeux 
morts,  —  semblent  doués  d'une  vie  particulière  et  confuse  qui  se 
traduit  par  une  agitation  permanente  ou  par  des  battem-ens  de  pau- 
pières incessans.  Ces  malheureux  en  ont-ils  conscience?  On  peut 


l'lxstitutioiN  des  jeunes  aveugles.  813 

en  douter.  Les  nouveau-venus  se  reconnaissent  promptement;  ils 
ont  un  geste,  —  un  tic,  —  qui  est  insupportable  à  voir  :  constam- 
ment ils  se  foulent  les  yeux  avec  les  mains,  et  parfois  s'enfoncent 
les  doigts;  si  profondément  dans  l'orbite  qu'ils  déplacent  le  globe  de 
l'œil.  11  faut  deux  ans,  trois  ans  d'observations,  de  réprimandes,  de 
soins,  pour  les  guérir  de  cette  manie,  qui  est  une  maladie  réelle. 
Lorsqu'on  les  interroge,  lorsqu'on  leur  dit  :  Est-ce  que  vous  souffrez 
des  yeux?  ils  répondent  invariablement  :  Non.  —  Mais  pourquoi  les 
frottez-vous  sans  cesse?  —  Je  ne  sais  pas;  c'est  plus  fort  que  moi. 

Dans  le  grand  réfectoire,  —  que  l'on  a  tort  de  ne  pas  disposer  de 
telle  façon  qu'il  soit  possible  de  leur  faire  une  lecture  pendant  les 
repas,  —  ils  s'assoient  à  de  longues  tablesen  marbre  rouge  et  man- 
gent silencieusement,  sans  gloutonnerie.  La  défiance,  qui  est  le  fond 
même  de  leur  caractère,  apparaît  ici  dans  toute  son  intensité  :  au- 
dessous  de  la  table  règne  une  tablette  divisée  en  compartimens  où 
chaque  élève  doit  déposer  son  couvert  et  sa  serviette;  c'est  là  qu'ils 
placent  leur  timbale,  à  l'abri  de  tout  contact,  tant  ils  redoutent 
qu'un  voisin  facétieux  ne  jette  quelque  ordure  dans  la  pâle  abon- 
dance qu'ils  se  versent  eux-mêmes  en  tâtant  avec  le  doigt  le  niveau 
du  liquide  dans  leur  gobelet.  Si  la  timbale  n'est  pas  cachée,  elle  est 
prudemment  abritée  par  leur  main;  en  un  mot,  ils  la  défendent.  Il 
en  est  de  même  pour  leur  pain  ;  ils  le  tiennent  ordinairement  sous 
le  bras,  loin  de  tout  contact  étranger.  Ils  sont  fort  dégoûtés  :  si  le 
morceau  de  pain  qu'on  leur  donne  a  été  touché  par  une  goutte  de 
liquide,  si  au  lieu  d'être  coupé  il  a  été  cassé,  ils  le  refusent,  ils  s'en 
méfient;  lorsqu'on  insiste  et  que  l'on  veut  les  contraindre,  ils  pré- 
fèrent ne  pas  manger.  Ils  ont  pour  leur  nourriture  une  prudence 
toute  féline,  et  ils  l'étudient  très  attentivement  avant  de  l'accepter. 

Après  les  repas,  ils  prennent  leur  récréation  dans  une  vaste  cour 
sablée  et  plantée  d'arbres.  On  pourrait  croire  que  leur  infirmité  les 
réduit  à  se  réunir  en  groupes  et  à  causer  entre  eux;  —  nullement, 
les  jeux  les  plus  violens  sont  les  jeux  qu'ils  préfèrent.  On  joue  au 
cheval  fondu,  aux  quatre  coins,  presque  aussi  lestement  que  si  l'on 
voyait;  on  court  sans  jamais  se  heurter  aux  arbres,  qu'on  sait  éviter 
avec  une  sagacité  surprenante;  mais  le  jeu  favori,  c'est  la  bataille, 
car  tout  aveugle  est  essentiellement  belliqueux.  On  se  sépare  en 
deux  bandes  adverses,  et  on  se  livre  de  grands  combats,  à  la  vive 
joie  des  assistans,  j'allais  dire  des  spectateurs,  qui  écoutent  de  quel 
côté  sera  la  victoire.  Quelques  enfans  restent  cependant  volontiers 
solitaires,  dans  un  coin  du  jardin,  à  l'angle  des  murs  qui  les  pro- 
tègent, et  là  ils  se  livrent  à  une  sorte  de  gymnastique  sur  place 
qui  rappelle  le  mouvement  rhythmique  et  toujours  semblable  des 
animaux  encagés.  Ceux-là  sont  des  nouveaux  qui  apportent  à  l'in- 
stitution les  habitudes  prises  dans  la  maison  maternelle,  où,  timides, 


SIA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

environnés  de  nuit,  claquemurés  dans  une  chambre  étroite,  ils  rem- 
plaçaient l'exercice  par  un  balancement  perpétuel  promptement 
dégénéré  en  manie  nerveuse.  11  faut  du  temps  et  beaucoup  de  pru- 
dence pour  les  amener  à  se  débarrasser  de  cette  agitation  muscu- 
laire à  laquelle  la  volonté  semble  ne  plus  prendre  part;  peu  à  peu 
ils  étendent  le  champ  de  leurs  promenades,  le  long  des  murs  d'a- 
bord, puis  à  travers  les  arbres,  et  enfin  ils  se  mêlent  sans  réserve 
aux  jeux  de  leurs  camarades. 

En  dehors  des  récréations  réglementaires,  après  chaque  heure  de 
classe,  on  laisse  aux  aveugles  deux  ou  trois  minutes  pendant  les- 
quelles ils  peuvent  remuer  tout  à  leur  aise.  Hygiéniquement  et  mo- 
ralement, l'immobilité  leur  est  mauvaise,  et  le  silence  leur  est  fu- 
neste. Un  aveugle  aime  le  bruit  comme  un  voyant  aime  la  lumière; 
pour  lui,  c'est  l'emblème  de  la  vie.  Lorsque  le  silence  se  fait 
subitement  autour  d'un  enfant  aveugle,  le  pauvre  petit  prend  peur 
et  se  met  à  pleurer;  la  punition  la  plus  grave  consiste  à  enfermer 
un  élève  récalcitrant  dans  une  chambre  absolument  isolée  de  tout 
bruit;  c'est  là  un  supplice  réel  qu'on  n'applique  que  dans  des  cir- 
constances exceptionnelles,  et  qu'on  ne  prolonge  jamais  au-delà 
d'une  heure.  11  ne  faut  pas  cependant  que  le  bruit  dégénère  en  tu- 
multe, car  alors  la  confusion  se  fait  dans  l'oreille  de  l'aveugle,  qui 
ne  sait  plus  rien  distinguer  au  milieu  des  vibrations  entremêlées, 
et  qui  perd  la  tramontane.  Un  aveugle  parfaitement  capable  de  se 
diriger  par  l'ouïe  au  milieu  des  rues  de  Paris,  suivant  une  route 
dont  il  a  l'habitude,  s'égare  immédiatement  et  parfois  se  retrouve 
au  fond  d'une  cour  ou  d'une  allée,  si  le  hasard  de  son  chemin  le 
fait  tomber  au  milieu  d'un  de  ces  brouhahas  si  fréquens  dans  une 
grande  ville.  Leur  ouïe  du  reste  est  d'une  finesse  exquise,  ils  en 
ont  fait  l'éducation  avec  un  soin  intéressé  :  si  elle  ne  supplée  qu'im- 
parfaitement au  sens  qui  leur  manque,  elle  leur  rend  du  moins  des 
services  que  les  voyans  ne  soupçonnent  guère.  Souvent,  en  entrant 
dans  une  chambre  qu'ils  ne  connaissent  pas,  il  leur  suffit  de  tous- 
ser légèrement  pour  savoir  si  elle  est  habitée,  où  sont  placés  les  gros 
meubles,  où  s'ouvrent  les  fenêtres.  Dans  la  voix  humaine,  ils  dé- 
couvrent des  inflexions ,  des  nuances  multiples  qui  nous  échap- 
pent; ils  disent  d'un  homme  :  Il  a  une  mauvaise  voix,  comme  nous 
disons  :  Il  a  un  mauvais  regard.  C'est  à  l'ouïe  qu'ils  demandent  ces 
impressions  morales  que  nous  recevons  par  la  vue.  Me  parlant  d'une 
femme  qu'il  avait  aimée,  un  aveugle-né  m'a  dit  ce  mot  charmant  : 
«  ah  !  quel  joli  son  elle  avait  !  » 

Diderot  a  donné  cours  à  cette  erreur,  que  les  aveugles  étaient 
absolument  dénués  de  toute  pudeur  (1).  S'il  avait  pu  connaître 

(i)  Lettre  sur  les  aveugles,  Londrts  1749. 


l'institution  des  jeunes  aveugles.  815 

ceux  qui  vivent  dans  l'institution  du  boulevard  des  Invalides,  il  aurait 
proraptement  changé  d'opinion.  Il  est  dilTicile  en  effet  de  voir  une 
pudibonderie  pareille;  jamais  Diane  au  bain  ne  fut  plus  chaste,  plus 
elfarouchée,  plus  soupçonneuse.  Il  faut  les  voir  se  lever  le  matin  et 
sortir  du  lit  avec  mille  précautions  précieuses,  se  cacher  au  moindre 
bruit  et  tendre  l'oreille  pour  n'être  jamais  pris  au  dépourvu.  C'est 
là  probablement  le  fruit  de  l'éducation  austère  et  très  morale  qu'on 
leur  donne;  mais  c'est  aussi  le  résultat  de  cette  défiance  qui  ne  les 
abandonne  jamais,  même  dans  les  actes  les  plus  simples  de  la  vie, 
et  qui  semble  faire  partie  de  leur  nature.  Ignorant  ce  que  c'est  que 
la  vue,  ils  lui  attribuent  sans  doute  une  puissance  diabolique  :  pour 
eux,  elle  est  un  toucher  à  distance,  mais  singulièrement  pénétrant, 
rayonnant  et  perspicace;  ils  la  redoutent  et  ne  savent  parfois  qu'i- 
maginer pour  s'y  soustraire.  Dans  leur  salle  de  bains,  qui  est  très 
belle,  très  bien  disposée,  suffisamment  outillée  d'instrumens  d'hy- 
drothérapie, et  où  on  les  conduit  très  souvent,  ils  sont  visiblement 
mal  à  l'aise  et  se  dissimulent  le  mieux  qu'ils  peuvent  à  des  regards 
qu'ils  soupçonnent  et  qui  ne  s'occupent  guère  d'eux.  On  fait  bien 
de  les  baigner  fréquemment  et  de  les  fortifier  par  des  lotions  d'eau 
froide;  la  plupart  sont  anémiques,  de  chair  blanche  et  molle;  les 
scrofules  déforment  les  garçons,  la  chlorose  affaiblit  les  filles  ;  on 
agit  sagement  et  humainement  en  réagissant  contre  cet  état  géné- 
ral qui,  parfois  et  malgré  tous  les  soins,  les  conduit  à  la  mélanco- 
lie, à  ce  tœdiiim  vitœ  où  périt  toute  énergie.  Cependant,  quoique 
cette  maladie  soit  commune  chez  les  aveugles,  il  est  sans  exemple 
qu'un  d'eux  ait  essayé  d'y  échapper  par  le  suicide,  comme  cela  se 
voit  si  souvent  chez  les  autres  hommes. 

Non-seulement  les  aveugles  sont  très  pudiques,  mais  ils  sont 
d'une  propreté  remarquable.  Il  est  vrai  que  la  grande  cause  de  la 
saleté  ordinaire  des  écoliers,  l'encre,  n'existe  pas  pour  eux  à  l'insti- 
tution; néanmoins  il  est  facile  de  reconnaître  qu'ils  se  soignent  avec 
plaisir,  que  le  contact  de  la  poussière,  de  la  graisse,  que  toute 
tache  perceptible  au  toucher  leur  est  pénible.  Leur  costume  fort 
simple,  —  un  pantalon  de  drap  et  une  blouse  de  siamoise,  —  n'est 
jamais  déchiré,  et,  lorsque  par  hasard  ils  se  laissent  tomber  pen- 
dant la  récréation ,  ils  s'époussettent  partout  et  longtemps  avant 
de  reprendre  leurs  jeux.  Ils  sont  en  outre  extrêmement  ordonnés: 
cela  se  comprend;  s'ils  ne  retrouvent  pas  immédiatement  les  objets 
sous  la  main  à  une  place  déterminée,  ils  sont  déroutés  et  ne  savent 
que  devenir.  La  plus  mauvaise  plaisanterie  que  l'on  puisse  faire 
à  un  écolier  aveugle  serait  de  bouleverser  son  pupitre.  Ces  bonnes 
qualités  ont  leur  contre-poids;  l'homme  n'est  point  parfait,  môme 
à  l'institution  des  jeunes  aveugles.  Comme  les  sourds -muets, 
ceux-ci  ont  un  insupportable  orgueil;  on  dirait  que  leur  infu'mité 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  constitue  une  supériorité  dont  ils  sont  fiers,  et  peut-être  pen- 
sent-ils sincèrement  qu'il  faut  un  génie  particulier  pour  réussir  à 
percer  les  ténèbres  dont  ils  sont  enveloppés  et  pour  parvenir  à  s'as- 
similer quelques  notions  des  choses  de  ce  bas  monde.  On  doit  aussi 
reconnaître  dans  ce  défaut  l'effet  d'une  réaction  naturelle  contre 
la  commisération  dont  ils  sont  l'objet;  ils  s'irritent  de  ce  sentiment 
de  pitié  qu'ils  inspirent,  et  exagèrent  parfois  la  résistance  jusqu'à 
soutenir  qu'ils  sont  heureux  sans  réserve,  et  qu'ils  ne  regrettent 
rien.  Pour  quelques-uns  d'entre  eux,  cette  vanité  se  double  d'en- 
têtement; souvent,  lorsqu'un  aveugle  s'est  entiché  d'une  idée,  si 
sotte,  si  impraticable  qu'elle  soit,  il  n'en  démordra  plus.  Je  m'é- 
tonnais de  ces  dispositions  d'esprit  chez  des  enfans  qui,  dans 
presque  toutes  les  circonstances  de  la  vie ,  ont  besoin  d'une  aide 
extérieure  ;  un  homme  qui  les  connaît  bien  me  répondit  :  «  Gela 
est  naturel,  ils  ne  peuvent  changer  de  manière  de  voir.  » 

La  maison  est  admirablement  chauffée;  on  est  parvenu  à  y  entre- 
tenir une  température  douce,  tiède  et  toujours  égale.  Cela  est  in- 
dispensable pour  des  aveugles  :  s'ils  ont  froid  aux  mains,  ils  n'y 
voient  plus,  —  ce  sont  leurs  doigts  qui^sont  leurs  yeux.  Quel- 
qaes-uns  sont  arrivés  à  posséder  un  tact  d'une  délicatesse  extraor- 
dinaire. Nous  avons  tous  remarqué  que  dans  l'obscurité  le  sens 
du  toucher  est  plus  développé  que  pendant  le  jour,  comme  si  la 
nature  elle-même  venait  à  notre  aide  par  une  sorte  d'ingénieuse 
substitution  ;  chez  les  aveugles,  cette  interversion  prend  parfois  les 
proportions  d'un  phénomène.  Ils  jouent  facilement  aux  dominos, 
aux  cartes,  aux  dames;  un  signe  saillant  à  peine  perceptible  pour 
nous  leur  permet  de  s'y  reconnaître  à  coup  sûr.  On  a  dit  que  quel- 
ques-uns étaient  assez  habiles  pour  pouvoir  distinguer  la  couleur 
de  differens  écheveaux  de  laine  en  y  passant  la  main  :  le  fait  n'est 
pas  impossible,  car  chaque  nuance  modifie  le  tissu  d'une  façon  ap- 
préciable; mais  je  n'ai  point  été  témoin  d'une  telle  expérience.  Je 
sais  seulement  qu'il  suffit  à  un  aveugle  de  palper  du  doigt  une 
montre  ordinaire  pour  indiquer  immédiatement  l'heure,  et  de  poser 
la  main  sur  le  bras  d'un  de  ses  camarades  pour  désigner  celui-ci 
par  son  nom.  C'est  là  le  toucher  spécial  qui  est  exercé  avec  un  soin 
persistant  à  l'institution  :  on  le  régularise,  on  le  dirige  en  vertu  de 
théories  qui  sont  le  résultat  d'une  longue  expérience,  et  l'on  par- 
vient à  de  véritables  tours  de  force;  mais  il  y  a  aussi  ce  qu'on  peut 
appeler  le  toucher  général,  qui,  pour  les  objets  placés  à  distance, 
correspond  très  exactement  à  la  vue  :  sous  ce  rapport,  il  existe 
parmi  les  aveugles  des  myopes  et  des  presbytes  comme  parmi 
les  voyans.  Souvent  dans  les  couloirs  de  l'institution,  apercevant 
un  élève  qui  venait  vers  moi,  je  me  suis  arrêté  immobile,  afin 
d'éviter  de  le  prévenir  de  ma  présence.  L'enfant  marchait  droit 


l'institution  des  jeunes  aveugles.  817 

de  mon  côté;  arrivé  à  cinq  ou  six  pas,  il  ralentissait  sa  marche, 
levait  la  tête  comme  pour  chercher  une  impression  plus  accentuée, 
faisait  encore  un  pas  ou  deux  avec  précaution,  puis  tout  à  coup, 
prenant  son  parti,  obliquait  vers  sa  droite  et  passait  rapidement 
près  de  m.oi,  en  ayant  soin  de  me  frôler  légèrement  pour  tâcher  de 
reconnaître  qui  je  pouvais  être.  La  résistance  plus  ou  moins  vive 
de  l'air  ambiant  est  l'indication  de  l'obstacle,  mais  cet  obstacle  est 
d'autant  mieux  perçu  qu'il  est  plus  élevé;  il  est  presque  sans 
exemple  qu'un  aveugle  se  soit  heurté  contre  un  objet  qui  dépasse 
sa  tête  ou  qui  seulement  est  situé  à  la  hauteur  de  ses  mains,  tan- 
dis qu'il  n'évitera  pas  un  banc,  une  table,  placés  au  niveau  des 
genoux  ou  des  hanches.  On  peut  faire  cette  expérience  :  un  en- 
fant vient  d'être  admis  à  l'institution  ;  on  le  conduit  sur  le  bou- 
levard, le  dos  tourné  à  la  porte  d'entrée,  et  on  lui  dit  :  Va  droit 
devant  toi.  Il  traverse  un  trottoir,  la  chaussée,  un  second  trottoir, 
se  trouble,  étend  la  main,  s'arrête  :  il  est  à  un  mètre  du  mur  du 
couvent  des  Oiseaux.  Un  aveugle  va  seul  dans  Paris,  il  y  fait  une 
longue  course,  et  ne  se  trompe  jamais  de  chemin.  A  quoi  distingue- 
t-il  si  bien  sa  route?  Au  nombre  de  rues  transversales  devant  les- 
quelles il  doit  passer  et  qui  poussent  vers  lui  une  nappe  d'air  qu'il 
sait  parfaitement  reconnaître.  A  l'aide  de  l'aérographie,  il  recon- 
struit, à  ne  pas  s'y  tromper,  la  topographie  de  la  ville. 

III. 

L'institution  a  la  régularité  d'un  collège  :  on  s'y  lève  à  cinq 
heures  et  demie,  on  s'y  couche  à  neuf;  le  temps  est  divisé  entre 
les  classes,  les  récréations,  l'étude  de  la  musique  ou  l'apprentis- 
sage d'un  métier.  On  y  est  reçu  de  dix  à  quatorze  ans  :  plus  tôt, 
l'enfant  est  trop  jeune;  plus  tard,  il  est  trop  vieux,  ses  habitudes 
prises  le  rendent  rebelle  à  l'enseignement  qu'il  doit  recevoir.  L'en- 
fant ne  fait  pas  grand' chose  au  début;  on  lui  met  aux  mains  la 
planchette  de  zinc,  la  grille,  le  poinçon,  du  papier  :  c'est  une  fa- 
çon de  lui  «  ouvrir  les  yeux,  »  de  le  laisser  apprendre  à  se  servir 
de  ces  précieux  instrumens  avant  de  s'adresser  à  sa  mémoire  et  à 
son  intelligence.  Dans  cette  méthode  d'instruction  absolument  ex- 
ceptionnelle, la  mémoire  doit  naturellement  jouer  le  principal  rôle, 
puisque  ces  pauvres  enfans  ne  peuvent  guère  retenir  que  ce  qu'on 
leur  dit,  et  que  le  nombre  de  livres  imprimés  à  leur  usage  est  sin- 
gulièrement restreint  (1).  Pour  les  mathématiques  par  exemple, 

(1)  Au  V6  mars  1873,  l'institution  possédait,  en  livres  ponctués  à  l'usage  exclusif  des 
aveugles,  31  ouvrages  de  religion,  de  morale,  de  littérature,  de  grammaire  et  d'his- 
TOME  civ.  —  1873.  52 


818  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  est  expliqué  de  vive  voix,  commenté,  répété  pendant  de  longs 
jours  avant  qu'on  mette  à  leur  disposition  une  table  à  calculer,  ou 
qu'ils  soient  parvenus  à  résoudre  le  problème  sur  le  papier.  On 
leur  enseigne  en  même  temps  l'orthograplie  et  la  grammaire;  le 
professeur  aveugle,  promenant  ses  doigts  sur  les  feuillets  du  gros 
registre  poinçonné  qui  lui  sert  de  livre,  lit  une  phrase;  il  la  fait 
épeler  lettre  à  lettre  par  l'élève,  puis  il  passe  à  l'analyse  gramma- 
ticale, qui  est  détaillée  mot  à  mot;  le  lendemain,  il  fait  répéter  la 
leçon  de  la  veille.  C'est  bien  long,  —  nul  point  de  repère  que  le 
souvenir  :  aussi  faut-il  six  années  d'études  suivies  pour  acquérir 
les  notions  de  l'enseignement  primaire.  La  mémoire  de  quelques- 
uns  de  ces  enfans  est  prodigieuse,  et  parfois  il  leur  suflit  d'avoir 
entendu  réciter  un  acte  de  Racine  ou  de  Corneille  pour  ne  le  ja- 
mais oublier. 

Le  premier  débrouillement  se  fait  assez  vite;  en  trois  ou  quatre 
mois,  un  enfant  d'une  intelligence  moyenne  sait  lire  et  écrire.  Dès 
qu'ils  sont  un  peu  grands  et  qu'ils  ont  franchi  les  étapes  élémen- 
taires, on  leur  fait  écrire  beaucoup  de  dictées,  qui  restent  pour  eux 
des  volumes  qu'ils  peuvent  relire.  Je  les  ai  vus,  la  tablette  au  ge- 
nou, piquant  les  signes  conventionnels  avec  une  grande  régularité, 
silencieux,  très  attentifs  et  ayant  vraiment  l'air  de  faire  effort  pour 
échapper  à  l'obscurité  qui  les  enveloppe.  Ils  lisent  sans  ânonner, 
lestement,  l'extrémité  des  doigts  sur  les  points  saillans,  et  aussi  ra- 
pidement qu'un  voyant  qui  lirait  à  haute  voix.  Ils  ont  d'eux-mêmes 
abrégé  leur  écriture;  à  moins  qu'ils  ne  fassent  un  devoir  de  gram- 
maire, ils  négligent  l'orthographe,  qui  n'est  utile  que  pour  les 
yeux,  et  ils  se  servent  d'une  sorte  de  sténographie  exclusivement 
phonétique  :  ils  ne  reproduisent  que  le  son.  Ainsi,  au  lieu  d'écrire 
lentement  et  en  détail  :  fai  bu  de  Veau,  —  ce  qui  exige  27  coups  de 
poinçon,  —  ils  écrivent  en  17  points  :  j  bu  dlo.  Ils  vont  ainsi  beau- 
coup plus  vite  et  avec  une  sûreté  égale,  car  le  système  graphique 
de  Louis  Braille,  qui  actuellement  est  adopté  dans  le  monde  entier, 
excepté  dans  l'Allemagne  du  nord,  a  cela  d'admirable,  qu'il  se  prête 
à  toutes  les  abréviations  possibles,  et  qu'il  correspond  à  la  fois  aux 
besoins  de  la  vue,  de  l'ouïe  et  du  toucher.  Lorsque  les  enfans  par- 
viennent à  la  seizième  année,  et  que  déjà  ils  ont  des  notions  sé- 
rieuses de  grammaire,  de  littérature,  de  géographie  et  d'histoire, 
on  les  laisse  très  habilement  livrés  à  eux-mêmes  pour  le  choix  des 
compositions  qu'ils  ont  à  faire.  Au  lieu  de  leur  donner  une  matière 
à  amplifier,  discours  ou  narration,  on  leur  dit  à  peu  près  :  Faites  ce 

toire,  70  ouvrages  ou  recueils  de  musique.  Ce  n'est  pas  la  dixième  partie  de  ce  qui 
serait  strictemeut  nécessaire  à  renseignement. 


l'institution  des  jeunes  aveugles.  819 

que  vous  voudrez.  C'est  im  moyen  excellent  de  leur  permettre  de 
développer  eux-mêmes  leurs  facultés  dominantes  et  de  lire  plus 
facilement  dans  ces  âmes,  qui  semblent  toujours  redouter  d'être 
pénétrées. 

Le  devoir  est  généralement  indiqué  de  cette  façon  vague  ;  une 
lettre  à  écrire.  Quelques-uns  choisissent  un  sujet  de  morale,  mais 
alors  ce  ne  sont  guère  que  des  réminiscences  de  sermons  entendus 
à  la  chapelle  ou  de  lectures  écoutées  à  la  classe.  D'autres  racontent 
des  aventures  de  voyage,  des  naufrages,  des  excursions  à  la  cam- 
pagne. Ces  compositions  sont  intéressantes  à  étudier;  quoiqu'elles 
fourmillent  de  lieux-communs  et  de  phrases  toutes  faites,  elles 
donnent  la  clef  des  rêveries  qui  les  occupent.  Ils  voudraient  parcou- 
rir ce  monde  qu'ils  ne  connaîtront  jamais;  c'est  le  voyage  qui  les 
sollicite.  Ils  font  des  descriptions  de  paysages  et  s'elfoicent  d'y 
rendre  des  sensations  qu'ils  n'ont  pu  éprouver.  Ils  parlent  des 
claires  fontaines,  de  l'azur  du  ciel,  ils  tâchent  en  un  mot  de  parler 
comme  des  voyans;  mais  leur  infirmité  est  plus  forte  qu'eux,  et 
alors  il  n'est  plus  question  que  du  murmure  de  la  brise,  du  chant 
des  oiseaux,  de  la  voix  du  vent  à  travers  -les  arbres,  de  la  plainte 
des  vagues,  du  bêlement  des  troupeaux.  C'est  qu'en  effet  notre 
langue  n'est  pas  faite  pour  eux,  elle  ne  traduit  qu'approximative- 
ment  leurs  sensations;  ils  se  l'approprient,  il  est  vrai,  jusqu'à  em- 
ployer les  termes  dont  nous  nous  servons,  mais  dans  une  tout  autre 
acception.  —  Si  dans  un  corridor  deux  élèves  se  heurtent  par  ma- 
ladresse, l'un  dira  infailliblement  à  l'autre  :  Es-tu  donc  aveugle? 
Cela  signifie  :  Ne  m'as- tu  pas  entendu  ou  senti  venir?  —  Si  les 
aveugles  inventaient  un  langage,  il  ne  serait  guère  semblable  au 
nôtre,  qui  emprunte  les  trois  quarts  des  vocables  au  phénomène  de 
la  vision.  «  Que  fais-tu  là  ?  »  demandais-je  à  un  enfant  d'une  dizaine 
d'années  qui  tenait  ses  yeux  fixement  tournés  vers  le  ciel;  il  me  ré- 
pondit :  «  J'écoute  le  soleil,  »  comme  si  la  lumière  et  la  chaleur 
avaient  un  bruiss-ement  perceptible  pour  lui.  Cela  leur  fait  un  voca- 
bulaire étrange  et  parfois  aride.  Ils  pensent  ouïe  et  toucher,  ils 
parlent  lî^e.  Les  rapports  de  similitude  qui  existent  entre  ces  trois 
sens  sont  inexacts,  douteux,  décevans,  et  doivent  bien  souvent  je- 
ter quelque  confusion  dans  leur  esprit. 

Le  besoin  d'échapper  au  milieu  obscur  dans  lequel  ils  vivent  ap- 
paraît surtout  lorsqu'on  leur  fait  des  lectures;  après  l'audition  de 
la  musique,  c'est  là  leur  plus  vif  et  plus  pénétrant  plaisir.  Lors- 
qu'on leur  fit  quelque  ouvrage  de  morale,  d'histoire  ou  d'ima- 
gination, ils  sont  très  attentifs  et  visiblement  satisfaits;  mais, 
lorsque  c'est  un  récit  de  voyage,  ils  ne  se  tiennent  pas  de  joie,  ils 
sont  tout  oreilles,  comme  on  dit.  Semblables  aux  petits  enfans  aux- 
quels on  fait  un  conte,  ils  diraient  volontiers  :  Encore  !  lorsque  déjà 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'aventure  est  finie.  Ils  ont  donné  une  preuve  touchante  de  ce  goût 
dans  une  circonstance  qu'il  est  bon  de  rappeler.  Ils  s'étaient  beau- 
coup préoccupés  de  Gustave  Lambert  et  de  son  beau  projet  de  ten- 
ter une  nouvelle  route  à  travers  les  glaces  du  pôle  nord  pour  dé- 
couvrir la  mer  libre.  Afin  de  leur  donner  une  idée  approximative 
des  difficultés  et  des  périls  de  toute  sorte  qui  attendaient  le  futur 
navigateur,  on  leur  lut  le  Voyage  du  capitaine  JJatteras;  leur  en- 
thousiasme fut  exalté  au  plus  haut  point,  et  ces  enfans,  pauvres 
pour  la  plupart,  fort  dénués,  réunirent  une  somme  relativement 
considérable  pour  cette  souscription,  qui  ne  fut  jamais  couverte, 
quoiqu'il  ne  s'agît  que  d'une  misérable  somme  de  000,000  francs. 
Lorsque  plus  tard  ils  apprirent  la  mort  de  Gustave  Lambert,  qui  se 
fit  tuer  à  Montretout  sans  bénéfice  pour  la  cause  qu'il  défendait  et 
au  grand  préjudice  de  l'entreprise  qu'il  avait  projetée,  ils  furent 
tristes.  Ils  en  parlèrent  avec  regret;  pas  un  ne  dit  :  Et  notre  argent? 
—  Tous  dirent  :  Et  son  voyage? 

En  dehors  de  leur  infirmité,  qui  les  diminue  et  pèsera  sur  leur 
existence  entière,  ces  enfans  sont  intéressans;  ils  sont  assez  dociles, 
curieux  de  s'instruire,  fort  doux  en  général,  d'une  extrême  bonne 
foi  dans  leurs  relations.  Les  disputes,  les  rixes,  si  fréquentes  chez 
les  collégiens,  incessantes  chez  les  sourds-muets,  sont  très  rares 
entre  eux.  Les  plus  calmes  sont  les  amaurotiques;  on  dirait,  à  les 
étudier,  que  la  paralysie  dont  le  nerf  optique  est  frappé  exerce 
une  action  un  peu  stupéfiante  sur  le  cerveau;  ceux-là  semblent 
plus  rêveurs  que  les  autres,  ils  ne  sont  peut-être  que  plus  engour- 
dis. Contrairement  à  ce  qu'on  remarque  chez  les  enfans  ordinaires, 
les  petites  filles  aveugles  sont  bien  moins  éveillées  que  les  gar- 
çons :  en  classe,  à  l'atelier,  pendant  les  récréations,  elles  sont 
languissantes,  taciturnes;  elles  n'ont  que  des  jeux  silencieux,  et 
c'est  à  peine  si  elles  parlent.  Cela  s'explique.  La  femme  est  avant 
tout  une  créature  d'impression  :  or  c'est  la  vue  qui  nous  donne  des 
impressions  multiples,  incessantes;  une  femme  aveugle  est  litté- 
ralement privée  de  son  aliment  intellectuel  favori,  elle  manque  de 
ce  qui  renouvelle  sa  vie  nerveuse,  son  existence  particulière,  l'im- 
pression reçue  et  l'impression  produite.  Aussi  ces  petites  aveugles 
sont  lamentables  à  voir;  elles  ressemblent  à  des  âmes  en  peine 
découragées. 

Les  filles  et  les  garçons  se  réunissent  du  reste  dans  un  senti- 
ment commun;  tous  les  élèves  de  l'institution  adorent  la  maison 
qui  les  abrite.  C'est  une  patrie,  une  sorte  de  pays  que  l'on  a  fait 
exprès  pour  eux.  Ils  savent  que  là  nul  danger,  nul  accident  ne 
peut  les  atteindre,  que  tout  a  été  prévu  pour  neutraliser  leur  in- 
firmité. Ils  ne  s'en  éloignent  qu'avec  peine  :  les  sorties  du  di- 
manche sont  peu  suivies;  le  jeudi,  on  a  renoncé  à  les  conduire 


l'institution  des  jeunes  aveugles.  821 

en  promenade,  ils  aiment  bien  mieux  la  longue  récréation  dans 
leur  préau,  dont  ils  savent  les  limites  et  où  chaque  arbre  est  une 
vieille  connaissance.  Lorsqu'ils  sont  dehors,  même  dans  leur  fa- 
mille, ils  sont  mal  ta  l'aise,  inquiets,  sans  sécurité;  le  péril  est  par- 
tout, on  ne  sait  par  où  il  peut  venir.  Et  puis  pendant  longtemps 
ils  se  sont  crus  semblables  aux  autres  hommes;  comment  au- 
raient-ils pu  imaginer  un  sens  qu'ils  n'ont  pas,  ceux  qui  sont  sortis 
des  ténèbres  de  la  gestation  pour  entrer  dans  les  ténèbres  de  la 
vie?  Le  jour  où  ils  ont  eu  la  révélation  douloureuse,  où  ils  ont  pu 
se  convaincre,  par  une  expérience  personnelle,  qu'on  pouvait  se 
rendre  compte  de  leurs  gestes  muets  sans  les  toucher,  ils  ont  conçu 
l'idée  qu'ils  sont  des  êtres  exceptionnels,  et  depuis  lors  ils  s'imagi- 
nent que  chacun  les  regarde,  qu'on  se  moque  de  leurs  allures, 
qu'on  rit  de  leur  infirmité.  Cette  pensée,  qui  est  très  intense  chez 
les  aveugles  et  qu'il  est  bien  difficile  de  modifier,  leur  rend  le  con- 
tact du  monde  insupportable.  A  l'institution,  ils  sont  entre  eux, 
entre  compatriotes,  comme  ils  disent  parfois  en  plaisantant;  ils  la 
quittent  avec  appréhension,  ils  y  reviennent  avec  joie,  et  les  plus 
heureux  sont  ceux  qui,  leurs  études  terminées,  peuvent  y  rester 
comme  professeurs. 

Les  natures  récalcitrantes  et  rebelles  sont  extraordinaîrement 
rares;  il  s'en  rencontre  cependant,  et  récemment  l'institution  a  été 
mise  en  émoi  par  suite  d'une  petite  aventure  à  laquelle  elle  n'est 
point  accoutumée.  Un  aveugle  d'une  douzaine  d'années,  venu  des 
enfans  assistés,  avait  pris  la  maison  en  déplaisance,  rêvait  de  li- 
berté, et  cherchait  partout  la  clé  des  champs.  Il  sut  grimper  sur  le 
toit  d'une  joliette,  attacher  une  corde  au  chaperon  du  mur  d'en- 
ceinte et  se  laisser  glisser  sans  accident  sur  le  trottoir  de  la  rue 
Duroc,  —  une  véritable  évasion  de  prisonnier  d'état.  Ce  jeune 
drôle  avait  peur  des  brigands,  et  à  l'aide  d'une  corde  à  violon,  d'un 
demi-cerceau,  de  quelques  baguettes,  il  s'était  fabriqué  un  arc  et 
des  flèches  pour  pouvoir  repousser  les  attaques  à  main  armée  qu'il 
redoutait.  Une  fois  dans  Paris,  il  s'y  promena;  mais  l'éveil  avait  été 
donné  à  la  préfecture  de  police,  et  six  heures  après  sa  fuite  il  était 
arrêté  par  des  gardiens  de  la  paix,  conduit  au  poste,  installé  près 
du  poêle,  et  par  ordre  supérieur  réintégré  à  l'institution.  Il  est  tout 
prêt  à  recommencer,  et  l'on  est  obligé  de  le  surveiller  d'une  façon 
toute  spéciale. 

L'institution  n'a  pas  seulement  pour  but  de  donner  aux  aveugles 
une  instruction  quelconque;  elle  doit  aussi  les  mettre  à  même 
d'exercer  un  métier  qui  les  fasse  vivre;  il  faut  avouer  que  cela  n'est 
pas  aisé,  car,  s'il  est  relativement  facile  de  découvrir  un  état  con- 
venable pour  un  sourd-muet  pourvu  de  deux  bons  yeux,  on  se  trouve 
singulièrement  empêché  en  présence  d'un  homme  qui  vit  dans  la 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nuit.  Aussi  le  nombre  des  métiers  qu'on  leur  enseigne  est  fort  res- 
treint et  se  trouve  nécessairement  limité  à  quelques  occupations 
où  le  toucher  peut  jusqu'à  un  certain  point  suppléer  à  la  vue.  Cet 
enseignement  professionnel  est  très  lent,  très  fastidieux,  et  doit  fa- 
tiguer ceux  qui  le  pratiquent.  Il  faut  que  l'enfant  soit  parvenu  à 
retenir  dans  sa  mémoire  les  différentes  combinaisons  des  gestes 
qu'il  doit  faire  avant  d'essayer  de  les  appliquer.  11  y  a  là  des  jeunes 
aveugles  qui  empaillent  les  chaises  ou  qui  tressent  les  bandes  de 
rotin  pour  former  le  siège;  il  y  a  des  tourneurs  qui  sont  adroits  et 
suivent  avec  le  pouce  de  la  main  gauche  toutes  les  formes  que  le 
ciseau  doit  donner  à  la  pièce  de  bois  mise  en  mouvement  par  le 
tour;  quelques-uns  déploient  une  véritable  adresse  et  font  de  me- 
nus objets,  flambeaux  et  bougeoirs,  qui  sont  d'une  exécution  irré- 
prochable. Ce  sont  les  aveugles  qui  impriment  les  livres  pointés 
spécialement  réservés  à  leur  usage  :  ils  composent  rapidement  sur  un 
composteur  coupé  de  lignes  à  jour  où  le  caractère  s'engage  en  par- 
tie; la  main  ne  se  trompe  point  de  case  lorsqu'elle  saisit  les  lettres; 
elle  passe  légèrement  sur  le  cadre  de  chaque  compartiment,  et  cela 
lui  suffit  pour  ne  pas  commettre  d'erreur.  La  correction  des  épreuves 
exige  deux  personnes  :  l'une  palpe  la  copie  et  lit  à  haute  voix, 
l'autre  tâte  la  forme  d'imprimerie  et  répète  la  ligne  déjà  lue.  La 
presse  à  bras  est  manœuvrée  par  un  aveugle,  mais  le  papier  est 
placé  sous  le  rouleau,  il  en  est  retiré  et  mis  au  séchoir  par  des  en- 
fans  voyans  dont  les  yeux,  au  milieu  des  regards  éteints  que  l'on 
aperçoit,  brillent  comme  des  escarboucles.  C'est  une  grande  joie 
pour  les  élèves  de  l'institution  de  pouvoir  venir  dans  l'imprimerie, 
car  des  cages  suspendues  le  long  de  la  muraille  contiennent  quel- 
ques serins  et  deux  ou  trois  chardonnerets.  Ils  sont  passionnés  pour 
les  oiseaux  chanteurs,  ils  les  soignent  avec  amour;  c'est  à  qui  leur 
apportera  quehjue  mie  de  pain  ou  un  peu  de  sucre.  Si  l'on  tolérait 
un  rossignol  dans  une  classe,  le  professeur  aurait  beau  parler,  nul 
ne  l'écouterait  plus. 

Un  métier  assez  suivi  est  celui  de  filetier,  qui  cependant  exige 
parfois  des  combinaisons  multiples  et  très  compliquées.  Il  ne  s'agit 
pas  en  effet  de  produire  simplement  ces  filets  à  mailles  toujours 
semblables  qui  servent  à  faire  des  pêchettes  ou  dans  lesquels  les 
collégiens  mettent  du  pain  et  des  cerises  lorsqu'on  les  conduit  aux 
bains  froids;  il  faut  pouvoir  agencer  tous  les  filets  possibles,  l'é- 
pervier  qu'on  jette  en  rivière,  le  panneau  dont  on  entoure  les  en- 
ceintes à  lapins  pendant  les  battues,  l'énorme  filet  qu'on  tend  sous 
la  corde  raide  ou  le  trapèze  des  gymnastes,  le  fichu  de  laine,  la 
capeline  dont  les  femmes  s'enveloppent  au  sortir  du  bal,  les  appuie- 
têtes  dont  la  petite  bourgeoisie  garantit  économiquement  le  dossier 
de  ses  fauteuils.  On  n'en  finirait  pas,  si  l'on  voulait  énumérer  tout 


l'institution  des  jeunes  aveugles.  823 

ce  que  l'on  peut  faire  avec  un  bout  de  ficelle,  une  navette  et  un 
moule.  Le  professeur  de  filet  a  été  élevé  à  l'institution;  c'est  un 
aveugle  défiguré  en  outre  par  un  de  ces  nœvi  7naterui  qu'on  appelle 
communément  une  tache  de  vin,  qui  lui  couvre  et  lui  tuméfie  une 
partie  du  visage;  habile  homme  en  son  art  et  fort  expert,  il  a  fondé 
une  importante  maison  de  commerce  qu'il  dirige  à  la  grande  satis- 
faction de  ses  associés.  Si  enchevêtré  que  soit  un  dessin,  il  lui  suffit 
de  passer  la  main  dessus  pour  découvrir  la  maille  trop  lâche  ou 
trop  serrée.  Il  est  ingénieux,  entreprenant,  et  il  rendit  un  grand 
service  aux  Parisiens  pendant  la  période  d'investissement,  car  il 
fabriqua  les  filets  à  l'aide  desquels  on  put  pêcher  les^  poissons  dans 
la  Seine. 

C'est  un  peu  à  contre-cœur  que  l'institution  donne  ce  genre  d'en- 
seignement professionnel  (1),  et  elle  n'y  soumet  ses  élèves  qu'après 
s'être  assurée  par  des  épreuves  réitérées  qu'ils  sont  dépourvus  de 
toute  faculté  musicale.  Lorsque  Valentin  HaLiy  fit  apprendre  la 
musique  aux  premiers  aveugles  qu'il  recueillit,  il  croyait  ne  mettre 
à  leur  disposition  qu'un  art  d'agrément,  il  ne  se  doutait  pas  que 
ce  serait  leur  gagne-pain  le  plus  sérieux.  L'enseignement  musical 
prit  des  proportions  considérables  en  1815,  quand  les  jeunes  aveu- 
gles furent  distraits  des  Quinze- Vingts;  l'institution  était  alors  diri- 
gée par  un  médecin,  le  docteur  Guillié,  qui  reconnut  promptement 
que  ses  élèves  avaient  pour  la  plupart  une  sorte  d'instinct  musical 
qu'il  était  possible  de  développer  et  de  faire  fructifier.  Dès  lors  il 
se  consacra  très  ardemment  à  cette  tâche,  dans  laquelle  il  fut  géné- 
reusement aidé  à  titre  courtois  par  des  artistes  éminens  tels  que 
Duport,  Dacosta,  Habensck.  Les  résultats  obtenus  furent  excellens, 
et  depuis  cette  époque  ce  genre  d'instruction  s'est  élevé  de  jour  en 
jour  jusqu'à  constituer  une  école  de  premier  ordre.  L'enfant,  après 
avoir  été  initié  au  solfège,  choisit  l'instrument  pour  lequel  il  se  sent 
le  plus  d'aptitude;  il  apprend  à  l'aide  du  toucher  les  notes  pointées 
en  relief,  puis  il  les  joue  sous  la  direction  d'un  professeur,  presque 
toujours  aveugle,  qui  rectifie  les  mouvemens,  donne  des  conseils  et 
enseigne  le  parti  qu'on  peut  tirer  d'un  outil  musical.  Tout  un  corps 
de  bâtiment,  coupé  de  trois  étages,  est  réservé  à  ces  études  spé- 
ciales :  au  premier  l'orgue,  au  second  les  instrumens  d'orchestre, 
au  troisième  le  piano.  De  longs  couloirs,  divisés  en  chambrettes, 
isolées  les  unes  des  autres  par  des  murailles  en  briques  creuses, 
forment  cette  classe  bruyante  ;  chaque  enfant  est  clos  dans  sa  lo- 
gette  et  étudie  seul.  Pour  les  morceaux  d'ensemble,  chacun  ap- 
prend sa  partie,  puis  tous  les  exécutans  se  réunissent  dans  une 

(4)  On  a  calculé  qu'un  aveugle  ouvrier  filetier  gagne,  par  journée  de  douze  heures, 
1  fr.  50  cent,  ou  2  fr,,  un  rempailleur-canneur  de  chaises,  un  tourneur,  de  3  à  4  fr. 


S'ill  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vaste  salle  consacrée  aux  exercices  publics,  et  répètent  sous  la  direc- 
tion d'un  chef  d'orchestre.  Celui-ci  ne  bat  pas  la  mesure,  il  la 
frappe  à  l'aide  de  deux  spatules  concaves  dont  la  partie  supérieure 
produit  par  le  choc  contre  la  main  un  bruit  sec  parfaitement  per- 
ceptible. La  musique  qu'on  leur  enseigne  est  sérieuse  et  savante  : 
Gluck,  Beethoven,  Weber,  sont  les  auteurs  de  prédilection.  Il  faut 
du  temps  pour  qu'ils  puissent  jouer  irréprochablement  une  sym- 
phonie complète,  —  trois  mois;  mais  ils  ne  consacrent  qu'une 
heure  cinq  fois  par  semaine  à  la  musique  d'ensemble,  c'est  donc 
une  moyenne  de  soixante-dix  heures.  Ils  m'ont  paru  avoir  beau- 
coup d'entrain  pour  l'étude  instrumentale;  je  me  suis  promené  dans 
le  couloir  sur  lequel  s'ouvre  la  porte  vitrée  des  loges,  et  j'ai  vu  que 
tout  le  monde  était  fort  à  son  affaire,  sauf  un  pauvre  enfant  très 
troublé  qui,  malgré  le  bruit  ambiant,  était  en  proie  à  une  sorte 
d'angoisse  maladive,  parce  que  d'un  coin  de  sa  chambrette  il 
«  voyait  »  sortir  un  fantôme  vêtu  de  blanc. 

En  dehors  de  cette  école  générale,  il  existe  deux  classes  particu- 
lières dont  on  ne  rencontre  l'analogue  nulle  part  ailleurs;  l'une  est 
destinée  à  créer  des  organistes,  l'autre  forme  des  accordeurs  de 
pianos.  Ceci  est  excellent  et  très  pratique.  J'ai  écouté  des  élèves 
manœuvrer  de  grandes  orgues  d'église  pendant  qu'un  de  leurs  pe- 
tits compagnons  «  piétinait  »  les  soufflets,  et  j'ai  été  émerveillé  de 
ce  que  j'ai  entendu.  Un  de  ces  virtuoses  prenait  évidemment  un 
plaisir  extrême  à  l'harmonie  qui  jaillissait  sous  ses  doigts  et  mon- 
tait autour  de  nous;  c'était  un  grand  garçon  blond  et  pâle  dont  les 
gros  y  2UX  blancs  restaient  immobiles.  Je  le  regardais;  à  certains  ac- 
cens  de  l'orgue,  à  ces  notes  plaintives  qui  ressemblent  aux  lamen- 
tations d'une  voix  humaine,  un  nuage  rose  passait  sur  sa  face  et 
un  léger  frémissement  agitait  ses  lèvres.  Celui-là  est  un  artiste,  et, 
si  jamais  il  est  placé  au  buffet  d'orgues  d'une  cathédrale,  il  ravira 
les  foules.  Évidemment  chez  lui  tout  se  formule  en  symphonie,  il 
chante  son  rêve;  ne  sait- on  pas  qu'il  faut  crever  les  yeux  aux  ros- 
signols pour  en  faire  d'incomparables  chanteurs?  On  enseigne  à  ces 
enfans  toutes  les  ressources  et  tous  les  secrets  de  la  composition; 
ceux  dont  l'imagination  est  stérile  deviennent  accordeurs  de  pianos, 
et  acquièrent  dans  cet  art,  que  l'on  dit  assez  difficile  à  bien  prati- 
quer, une  habileté  sans  pareille.  Ils  sont  extraordinaires  d'adresse 
et  de  précision,  c'est  à  croire  que  les  yeux  sont  inutiles  pour  une 
œuvre  semblable.  Ils  rattachent  une  corde,  remplacent  un  mar- 
teau, manient  la  clé  avec  une  habileté  qui  remplit  d'étonnement, 
et  c'est  en  les  voyant  que  j'ai  compris  ce  mot  d'un  chanteur  cé- 
lèbre :  «  les  aveugles  sont  les  premiers  accordeurs  du  monde.  » 
La  finesse  de  leur  ouïe  les  aide  singulièrement,  et  leur  permet  d'ar- 
river au  ton  absolument  exact. 


l'institution  des  jeunes  aveugles.  825 

Le  public  est  parfois  appelé  à  juger  de  la  valeur  de  l'enseigne- 
ment musical  distribué  à  l'institution.  On  y  donne  des  concerts  qui 
ont  une  très  réelle  valeur.  Dans  la  chapelle,  dont  le  sanctuaire  est 
voilé  par  de  larges  rideaux,  on  réunit  les  invités;  les  enfans  sont 
placés  sur  une  estrade,  les  garçons  d'un  côté,  les  filles  de  l'autre. 
J'ai  assisté  à  l'une  de  ces  fêtes,  l'impression  est  triste,  c'est  l'infir- 
mité qui  domine;  ces  faces  immobiles  et  sans  regard  sont  doulou- 
reuses à  contempler.  La  sensation  s'efface  promptement,  et  l'on 
reste  étonné  de  l'ensemble  des  exécutions  difficiles.  Il  n'y  a  pas  une 
hésitation  dans  la  rentrée  des  parties  secondaires,  pas  une  note 
douteuse.  Le  chef  d'orchestre  conduit  en  sourdine,  et  le  bruit  de 
sa  spatule  ne  parvient  même  pas  à  l'oreille  des  auditeurs.  Plusieurs 
anciens  élèves,  actuellement  professeurs  à  l'institution,  ont  fait  en- 
tendre des  compositions  remarquables  (1),  à  la  fois  très  sérieuses 
et  très  mélodiques.  Lorsque  les  filles  se  lèvent  pour  chanter,  tous 
les  garçons  penchent  la  tête  de  leur  côté  comme  pour  mieux  écou- 
ter «  les  jolis  sons  »  qu'ils  vont  entendre.  La  partie  vocale  est  la 
moins  satisfaisante,  par  la  simple  raison  que  ces  enfans  sont  trop 
jeunes  et  qu'ils  n'ont  point  encore  la  voix  formée.  Au  reste,  on  ne  né- 
glige rien  pour  développer  en  eux  le  goût  et  la  science  de  la  musique; 
ils  ont  leur  loge  au  Conservatoire,  des  places  à  l'Opéra-Gomique, 
des  sièges  réservés  aux  concerts  du  Grand-Hôtel.  L'Opéra,  qui  les 
accueillait  autrefois,  leur  a  fermé  ses  portes:  la  grosse  subvention 
qu'il  reçoit  devrait  cependant  l'engager  à  être  moins  inhospitalier 
pour  des  enfans  infirmes  à  qui  l'audition  de  la  musique  est  une  joie 
exquise  et  un  très  utile  enseignement.  L'excellence  des  études  mu- 
sicales de  l'institution  se  démontre  par  ce  fait,  que  depuis  vingt  ans 
les  jeunes  aveugles  ont  obtenu  cinq  prix  et  treize  accessits  aux  con- 
cours du  Conservatoire. 

L'institution  voudrait  bien  se  débarrasser  de  l'apprentissage  pro- 
fessionnel, afin  de  pouvoir  se  consacrer  exclusivement  à  l'enseigne- 
ment scolaire  et  musical.  Ce  serait  évidemment  un  grand  bienfait 
pour  elle  ;  il  faudrait  lui  accorder  le  droit  d'évacuer  sur  nos  rares 
maisons  de  province  les  enfans  inhabiles  à  la  musique,  et  l'autori- 
ser à  y  prendre  les  élèves  doués  de  dispositions  particulières  comme 
virtuoses  ou  comme  compositeurs.  On  obtiendrait  ainsi,  je  crois,  des 
résultats  importans,  et  l'institution  serait  promptement  à  même  de 
fournir  des  organistes  aux  principales  églises  de  France;  c'est  là  un 
double  avantage  qui  n'est  pas  à  dédaigner.  Aujourd'hui  les  efforts 
s'éparpillent  un  peu  autour  de  ces  petits  métiers  qui  ne  sont  qu'un 
pis-aller  stérile;  il  serait  bon  de  les  concentrer  sur  cet  art  multiple 

(1)  Je  citerai  un  Agnus  Dei  de  M.  Person,  un  menuet  de  quatuor  de  M.  Proust, 
deux  très  jolis  chœurs,  le  Combat  des  rats  et  des  belettes,  le  Retour  de  croisière,  par 
M.  V.  Paul. 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  charmant,  pour  lequel  la  vue  n'est  point  de  nécessité  première. 
L'institution  deviendrait  alors  une  sorte  de  conservatoire  réservé  à 
une  classe  particulière  d'individus  choisis  avec  discernemeni;  les 
autres,  que  leur  médiocrité  intellectuelle  réduit  à  l'état  d'ouvriers 
inférieurs,  recevraient  en  province  l'apprentissage  dont  ils  ont  be- 
soin. 

On  a  dit,  dans  cet  esprit  d'opposition  quand  même  que  nos  ad- 
ministrations ont  toujours  eu  le  triste  privilège  de  susciter,  que  l'in- 
stitution des  jeunes  aveugles  ne  réussissait  guère  qu'à  produire 
des  mendians  joueurs  de  clarinette  et  d'accordéon.  Qu'il  soit  sorti 
quelque  mauvais  drôle  de  l'institution,  cela  n'a  rien  d'extraordi- 
naire; nos  collèges,  nos  écoles  en  produisent,  et  il  ne  suffit  pas 
d'être  infirme  pour  devenir  impeccable.  Je  n'ai  pas  à  raconter  ici 
quelle  puérile  compétition  se  cache  derrière  ces  assertions,  trop  in- 
téressées pour  être  sincères,  mais  je  puis  dire  ce  que  sont  devenus 
depuis  vingt- cinq  ans  les  élèves  qui  ont  traversé  l'établissement; 
c'est  là  une  pièce  qui  suffit  à  juger  le  procès.  Du  l"  janvier  18/i8 
au  31  décembre  J872,  51/i  garçons  ont  été  admis  à  l'institution; 
39  sont  décédés,  21  ont  été  retirés  par  leurs  parens  avant  l'achè- 
vement de  leurs  études,  1(5  ont  été  rendus  à  leur  famille  parce  que 
leur  état  sanitaire  ou  mental  ne  leur  permettait  pas  de  profiter  de 
l'enseignement;  6  sont  sortis  après  avoir  été  mis  à  môme  de  se 
servir  de  leur  vue  améliorée;  50,  presque  i'diots,  ont  été  exclus 
parce  qu'ils  étaient  absolument  inhabiles  aux  travaux  dont  les  aveu- 
gles sont  capables;  hl  ont  été  renvoyés  pour  fautes  graves,  par 
suite  d'une  décision  ministérielle.  Si  à  ce  total  de  173  on  ajoute  les 
l/i3  élèves  actuellement  présens  à  l'institution,  on  obtiendra  un 
chiffre  de  31(5;  il  reste  donc  à  savoir  ce  que  sont  devenus  les  198  en- 
fans  qui  ont  terminé  leurs  études  :  6  ont  été  nommés  aspirans- 
professeurs  à  l'institution  même;  2  y  sont  pourvus  d'un  emploi; 
53  sont  capables  d'exercer  la  double  fonction  de  professeur  orga- 
niste et  d'accordeur  de  pianos;  34  sont  organistes  maîtres  de  cha- 
pelle, lib  sont  accordeurs  de  pianos;  20  sont  employés  dans  une  fa- 
brique de  filets;  26  gagnent  leur  vie  comme  empailleurs  et  canneurs 
de  chaises,  h  sont  tourneurs  et  h  brossiers;  enfin  Zi,  sortis  sans  pro- 
fession déterminée,  ont  trouvé  dans  leur  famille  une  aisance  qui 
ressemble  à  de  la  fortune.  Sur  ce  nombre  de  198,  3  seulement 
n'ont  pas  répondu  aux  espérances  qu'ils  avaient  fait  concevoir,  et 
évitent  avec  soin  tout  ce  qui  pourrait  les  rappeler  au  souvenir  de 
leurs  anciens  maîtres;  il  est  fort  possible  que  ceux-là  deviennent 
des  mendians  ou  obtiennent  leur  entrée  aux  Quinze-Vingts,  s'ils 
sont  sans  ressources  personnelles.  Cette  moyenne  est  incontesta- 
blement inférieure  à  celle  des  élèves  qui  v.  tournent  mal  »  à  l'issue 
du  collège. 


l'institution  des  jeunes  aveugles.  827 

La  maison  contientanjourd'hui  2 18  pensionnaires,  dont  75  rilles(l); 
elle  est  remarquablement  tenue,  d'une  propreté  qu'on  rencontre  ra- 
rement dans  les  lieux  habités  par  des  enfans,  munie  d'une  infir- 
merie spacieuse  dirigée  par  des  sœurs  augustines  de  Sainte-Marie, 
parfaitement  disposée  en  tous  ses  aménagemens,  quoique  un  peu 
petite,  puisque  le  quartier  des  garçons  ne  pourrait  contenir  un 
élève  de  plus.  Autant  l'institution  des  sourds -muets  est  morne, 
autant  celle  des  jeunes  aveugles  est  vivante,  active,  occupée.  Elle 
ne  coûte  pas  cher;  son  budget  pour  1873  est  de  186,000  francs, 
dont  30,000  francs  de  rentes,  6,000  francs  de  recettes  diverses  et 
une  subvention  de  150,000  francs  allouée  par  l'état.  C'est  s'en  tirer 
à  bon  compte,  car  elle  produit  des  résultats  fort  impoitans  et  est 
un  réel  honneur  pour  notre  pays.  Les  bienfaiteurs  véritables  des 
aveugles  sont  deux  Français  :  Yaleniin  Haiiy,  qui  a  réuni  tous  les 
systèmes  épars  en  un  seul  corps  de  doctrine,  et  Louis  Braille,  qui 
les  a  dotés  d'une  merveilleuse  écriture.  L'institution  suit  l'impul- 
sion donnée,  elle  perfectionne  son  programme  et  limite  son  action 
sur  des  points  déterminés,  étudiés  avec  soin  et  enseignés  par  l'ex- 
périence. Les  facultés  naturellement  restreintes  de  l'aveugle  étant 
données,  elle  les  féconde  et  en  tire  le  meilleur  parti  possible.  Je 
ne  vois  guère  qu'un  mince  desideratum  à  signaler,  et  il  est  bien 
facile  d'y  porter  remède  :  la  bibliothèque  est  absolument  insuffi- 
sante. C'est  par  la  lecture  surtout  que  l'on  instruit  ces  enfans,  ils 
aiment  à  entendre  les  récits  d'aventures  et  de  voyages;  il  faut  au 
moins  que  leurs  professeurs  aient  sous  la  main  de  quoi  satisfaire 
cette  curiosité  inteiligente'et  saine.  Le  fonds  donné  par  Neufchateau 
est  encore  la  vraie  richesse  bibliographique  de  la  maison  ;  les  dic- 
tionnaires de  Bayle,  de  Moréri,  de  Trévoux,  la  vieille  Encyclopédie, 
n'ont  plus  grand'chose  à  nous  apprendre  aujourd'hui;  il  faudrait 
rajeunir  cette  bouquinerie  surannée.  Le  dépôt  des  livres  au  mi- 
nistère de  l'instruction  publique  ne  pourrait- il  pas  faire  quelque 
largesse  au  boulevard  des  Invalides?  Ne  pourrait-on  pas,  ce  qui 
vaudrait  mieux,  consacrer  une  somme  spéciale  à  l'achat  des  ou- 
vrages qui  sont  de  nature  à  intéresser,  à  éclairer  ces  malheureux? 
500  francs  par  an  suffiraient  :  c'est  une  bien  faible  somme;  le  mi- 
nistère de  l'intérieur,  d'où  l'institution  relève  hiérarchiquement,  ne 
la  refusera  certainement  pas. 

L'aveugle  qui  sort  de  cette  excellente  école  n'est  point  aban- 
donné; on  ne  le  jette  pas  sans  défense  aux  hasards  pénibles  de  la 
vie.  Une  société  de  placement,  qui  a  ses  racines  dans  l'institution 
même,  veille  sur  lui  et  le  protège,  elle  le  guide.  Elle  n'intervient 

(1)  Sur  co  nombre,  il  n'y  a  que  6  élèves  payant  intégralement  la  pension. 


828  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  bien  rarement  pour  lui  donner  des  secours;  elle  fait  mieux,  elle 
s'emploie  activement  à  lui  trouver  une  situation  qui  l'aide  à  créer 
son  indépendance  par  le  travail;  dans  ce  dessein,  elle  s'occupe 
surtout  de  nouer  des  relations  avec  les  facteurs  d'instrumens  de 
musique,  avec  les  fabriques  des  églises,  avec  les  patrons  qui  peu- 
vent utiliser  la  science  acquise  par  l'enseignement  professionnel. 
Son  but  est  élevé,  il  est  philanthropique  au  vrai  sens  du  mot. 
La  liste  des  donataires  est  très  instructive  à  parcourir;  elle  prouve 
quelle  reconnaissance  les  anciens  élèves  ont  gardée  au  fond  du, 
cœur  pour  la  bienveillante  institution  qui  les  a  longtemps  abrités 
et  en  a  fait  des  hommes.  Les  souscripteurs  sont  nombreux,  presque 
tous  ils  sont  aveugles  ou  attachés  à  la  maison  par  un  lien  quel- 
conque. La  somme  versée  est  minime,  en  général  3  francs;  c'est 
donc  un  sacrifice  réel  prélevé  péniblement  sur  la  paie  ou  sur  les 
maigres  émolumens.  Cela  en  dit  bien  long  en  faveur  de  ceux  qui 
donnent;  ils  ont  la  rare  vertu  du  souvenir,  et  démontrent  ainsi  le 
bon  aloi  de  l'éducation  morale  qu'ils  ont  reçue. 

Cette  institution  est  à  encourager  sous  tous  les  rapports;  elle  est 
utile  au  premier  chef,  très  bien  conduite,  et  il  m'a  paru  que  cha- 
cun y  était  dévoué  à  l'œuvre  collective.  On  peut  regretter  qu'elle 
ne  soit  pas  plus  ample,  ou  qu'elle  n'ait  pas  quelques  succursales 
propres  à  recueillir  les  enfans  auxquels  son  exiguïté  l'empêche  d'ou- 
vrir la  porte  k  deux  battans.  Il  y  a  en  France  environ  3,000  jeunes 
aveugles  en  âge  d'être  instruits,  et  nos  établissemens  spéciaux  n'en 
peuvent  guère  contenir  que  ZiOO.  Que  deviennent  les  autres?  En 
1833,  lorsque  M.  Guizot  discutait  la  loi  du  28  juin  sur  l'enseigne- 
ment, il  disait  :  «  L'enseignement  primaire  est  la  dette  du  pays 
envers  tous  ses  enfans.  »  Bien  des  aveugles  restent  encore  créan- 
ciers éconduits.  L'instruction  est  cependant  pour  eux,  plus  encore 
peut-être  que  pour  les  voyans,  un  bienfait  qui  n'a  pas  d'équiva- 
lent. A  l'aveugle  pauvre,  elle  donne  un  métier  où  il  trouve  des 
ressources  suftisantes,  elle  l'arrache  à  la  mendicité  et  à  l'hospice;  à 
l'aveugle  riche,  elle  apporte  des  satisfactions  profondes,  toujours 
renouvelées,  qu'il  ne  peut  attendre  que  de  la  culture  de  son  esprit; 
pour  tous  deux,  elle  ouvre  le  monde  fermé,  déchire  la  nuit  qui  les 
enveloppe,  neutralise  l'infirmité  dans  une  mesure  très  étendue,  et 
les  crée  bien  réellement  à  une  vie  nouvelle.  Aussi,  en  étudiant  cette 
institution  mère,  dont  tout  l'honneur  revient  à  notre  pays,  en  con- 
statant les  résultats  qu'elle  obtient,  on  déplore  qu'elle  ne  soit  pas 
assez  vasie  pour  accueillir,  pour  éclairer  tous  ceux  qu'un  mal  irré- 
parable condamne  à  la  double  nuit  de  l'ignorance  et  de  la  cécité. 

Maxime  Du  Camp. 


VOYAGES  GÉOLOGIQUES 

AUX  AÇORES 


III. 

LES   CULTURES  DE    SAN-MIGUEL.  —  LE    MONDE    ORGANIQUE    AUX   ACORES. 


L'importance  des  inégalités  du  sol  et  le  degré  d'altération  des 
roches  sont  les  principaux  signes  auxquels  on  reconnaît  l'ancien- 
neté d'un  terrain  d'origine  éruptive.  En  considérant  l'île  de  San- 
3'IJguel  à  ce  double  point  de  vue,  on  s'aperçoit  !  ientôt  qu'elle  pré- 
sente à  ses  deux  extrémités  deux  régions  dont  l'âge  est  plus  ancien 
que  celui  de  la  partie  moyenne.  Ces  deux  régions,  l'une  orientale, 
l'autre  occidentale,  ont  formé  autrefois  deux  îles  distinctes,  plus 
séparées  que  Pico  ne  l'est  de  Fayal,  la  première  allongée  de  l'est 
à  l'ouest,  la  seconde  du  nord-ouest  au  sud-est.  L'intervalle  entre 
les  deux  îles  a  été  comblé  par  une  série  d'éruptions.  Une  multitude 
de  cônes  volcaniques  se  sont  élevés  dans  cet  espace,  et  d'innom- 
brables coulées  de  laves  s'y  sont  déversées  de  manière  à  former  de 
part  et  d'autre  une  sorte  de  plaine  rocailleuse.  Les  cendres  et  les 
lapilli  projetés  dans  les  éruptions  se  sont  répandus  au  milieu  des 
roches,  et  tous  ces  détritus,  modifiés  par  l'action  de  l'humidité, 
ont  constitué  une  terre  végétale  d'une  incompai  able  fertilité.  C'est 
la  partie  la  plus  riche  et  la  plus  peuplée  de  San-Migiiel.  C'est  là 
que  s'élève  sur  la  côte  sud  Ponta-Delgada,  capitale  de  l'île,  et  sur 
la  côte  nord  Pabeira-Grande,  ville  également  considérable. 

Toute  cette  étendue  de  terrain  est  divisée  et  subdivisée  en  en- 
clos environnés  de  hautes  murailles  et  désignés  dans  le  pays  sous 
îe  nom  de  quintas.  La  culture  prédominante  est  celle  de  l'oranger. 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Chaque  année,  des  centaines  de  millions  d'oranges  y  sont  cueil- 
lies, puis  embarquées  et  transportées  sur  le  marché  de  Londres. 
Il  n'existe  peut-être  au  monde  aucun  district  dont  la  culture  soit 
aussi  fructueuse.  L'oranger  à  fruits  doux  n'appartient  pas  plus 
qu'aucun  de  ses  congénères  de  la  même  famille  à  la  flore  primitive 
de  San-Migusl;  on  ignore  l'époque  précise  à  laquelle  il  y  fut  intro- 
duit, mais  ce  fut  certainement  peu  de  temps  après  la  découverte 
de  l'île.  Les  botanistes  considèrent  cet  arbre  comme  originaire  des 
contrées  les  plus  orientales  de  l'Asie,  et  admettent  qu'il  n'a  été  ap- 
porté en  Europe  que  longtemps  après  le  bigaradier  et  seulemeat 
dans  le  courant  du  xv^  siècle.  Cent  ans  plus  tard,  nous  le  trouvons 
déjà  cultivé  en  grand  à  San-Miguel.  Fructnoso,  dont  la  précieuse 
chronique  remonte  au  milieu  du  xvi^  siècle,  fait  mention  d'une 
quînta,  située  près  de  Ponta-Delgada,  où  l'on  voyait  une  centaine 
de  très  beaux  orangers.  Des  citronniers,  des  cédratiers,  des  liniei- 
ras  et  beaucoup  d'arbres  fruitiers  du  continent  européen  prospé- 
raient dans  ce  verger;  des  charretées  d'oranges  en  sortaient  chaque 
année  et  abondaient  à  la  ville  voisine.  La  fleur,  au  lieu  d'être  négli- 
gée comme  elle  l'est  maintenant,  fournissait  par  la  distillation  une 
grande  quantité  d'essence  d'excellente  qualité. 

Le  commerce  des  oranges  a  commencé  à  prendre  un  certain  dé- 
veloppement à  San-Miguel  dans  le  courant  du  dernier  siècle;  plus 
tard,  la  guerre  et  le  blocus  continental  n'ont  fait  que  le  favoriser. 
L'alliance  intime  qui  s'est  établie  alors  entre  l'Angleterre  et  le  PO'* 
tugal  a  créé  des  relations  commerciales  entre  les  deux  pays  et 
fourni  un  débouché  presque  illimité  aux  produits  de  San-Miguel. 
Toutefois  la  production  des  oranges  n'a  pris  véritablement  dans 
l'île  un  essor  considérable  que  pendant  les  trente  dernières  an- 
nées. Dans  le  principe,  on  n'abritait  pas  les  orangers  :  on  les 
plantait  à  de  grandes  distances  les  uns  des  autres,  et  l'on  obtenait 
ainsi  de  magnifiques  arbres  qui  couvraient  une  large  surface  de 
leur  tête  toufl'ue,  et  qui  parfois  étaient  chargés  de  15,000  ou 
20,000  fruits.  Quelques-uns  de  ces  orangers  avaient  1  mètre  de 
diamètre.  On  posait  une  énorme  pierre  au  sommet  de  la  tig3  entre 
les  branches  pour  les  forcer  de  s'écarter  latéralement  et  pour  les 
maintenir  à  un  niveau  peu  élevé  où  elles  fussent  davantnge  à  l'abri 
du  vent.  On  dut  ensuite  renoncer  à  ce  système,  qui  avait  de  grands 
inconvéniens  dans  un  pays  exposé  pendant  l'hiver  à  de  violens  ou- 
ragans. Une  nuit  de  tempête  suflisait  souvent  pour  joncher  le  sol 
d'oranges  en  pleine  maturité  et  pour  détruire  la  plus  belle  récolte; 
quelquefois  les  arbres  eux-mêmes  étaient  arrachés  et  déracinés. 
Enfin  les  bourgeons  délicats  développés  par  la  sève  du  printemps 
avaient  presque  toujours  beaucoup  à  souffrir  de  l'humidité  saline 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  83l 

apportée  par  le  vent  de  la  mer.  On  eut  alors  l'idée  d'emprisonner 
les  ora::gers  par  petits  groupes  dans  d'étroits  enclos  formés  par  di- 
vers arbres;  mais  bientôt  on  s'aperçut  que  l'ombre  nuisait  à  la 
croissance  et  à  la  maturité  des  fruits;  il  fallut  agrandir  les  ver- 
gers, et  c'est  seulement  depuis  18/|5  qu'une  disposition  normale 
paraît  avoir  été  adoptée  définitivement.  Les  quinùis  sont  mainte- 
nant des  carrés  de  ^0  à  50  mètres  de  côté;  des  murs  en  pierres 
sèches,  de  3  à  6  mètres  de  haut,  les  entourent  de  toutes  parts.  Les 
vents  les  plus  impétueux  ont  peu  de  prise  sur  ces  murailles  épaisses 
composées  de  blocs  basaltiques  volumineux,  denses,  dont  les  sur- 
faces rugueuses  sont  encastrées  ensemble.  Le  rempart  de  pierres 
ainsi  édifié  est  doublé  intérieurement  d'une  haie  de  fayas  serrés  les 
uns  contre  les  autres.  Ces  arbres  au  port  élancé  dépassent  bientôt 
la  crête  du  mur  auquel  ils  sont  adossés,  et  forment  au-dessus  un 
rideau  verdoyant  de  plusieurs  mètres  d'élévation. 

Après  bien  des  essais  pour  rechercher  l'essence  qui  convient  le 
mieux  à  l'installation  des  abris,  on  paraît  s'être  accordé  générale- 
ment pour  préférer  l'arbre  açorien  par  excellence,  le  faya.  Les  essais 
faits  pour  le  remplacer  sont  néanmoins  assez  intéressans  pour  que 
nous  en  disions  quelques  mots.  Durant  plusieurs  années,  la  faveur 
populaire  s'était  prononcée  pour  le  piltosporum  undulatian,  arbre 
élégant,  au  feuillage  toujours  vert,  originaire  de  l'Australie  et  im- 
porté d'Angleterre  il  y  a  trente-cinq  ans.  Cet  arbre  avait  séduit  par  la 
beauté  de  ses  feuilles  et  par  la  rapidité  de  sa  croissance;  mais  il  épui- 
sait le  terrain  et  nuisait,  à  la  végétation  des  plantes  qu'il  était  appelé 
à  protéger.  Le  laurier  des  Canaries  et  le  laurier  de  l'Inde  (1)  possè- 
dent également  un  beau  feuillage  et  croissent  promptement;  cepen- 
dant leurs  racines  s'étendent;  au  loin  et  épuisent  aussi  le  sol.  Le 
faya  au  contraire  améliore  la  terre  :  les  feuilles  mortes  constituent 
un  engrais  excellent.  Non-seulement  il  n'enlève  pas  aux  arbres 
plantés  dans  son  voisinage  les  sucs  nourriciers  dont  ils  ont  besoin, 
mais  plusieurs  essences,  telles  que  le  liétre  et  le  chêne,  prospèrent 
mieux  auprès  de  lui  que  lorsqu'ils  végètent  isolément.  Le  piltospo- 
rum tabira  est  employé  dans  les  quintas  voisines  du  bord  de  la 
mer;  il  résiste  mieux  que  le  faya  à  la  poussière  d'eau  salée  que  le 
vent  rejette  sur  la  côte.  Le  carùiocarpus  lœvigatus,  originaire  de 
l'Australie,  résiste  également  à  l'action  des  brises  marines,  et  a  de 
plus  l'avantage  de  supporter  la  taille.  \1  acacia  melanoxylon  est  re- 
cherché dans  un  cas  tout  opposé,  car  il  ne  réussit  bien  qu'à  une 
distance  assez  considérable  de  la  mer.  Lorsqu'il  n'est  pas  atteint 
par  le  souffle  salin  du  vent  maritime,  il  pousse  très  vite,  n'appau- 

(1)  Laurus  canai-iensis  et  persea  azorica. 


832  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vrit  pas  le  terrain  et  fournit  un  excellent  abri.  L'essai  le  plus  cu- 
rieux est  celui  du  néflier  du  Japon  [eriobolrya  japonica),  qui  joint 
à  tous  ces  avantages  celui  de  posséder  d'amples  feuilles  largement 
étalées,  et  de  fournir  un  fruit  comestible;  malheureusement  il  ne 
souffre  pas  la  taille.  En  attendant  que  les  arbres  destinés  à  former 
les  haies  arborescentes  aient  acquis  une  élévation  suffisante,  on 
sème  le  terrain  avec  une  espèce  de  genêt  qui  croît  rapidement  et 
que  l'on  détruit  au  bout  de  trois  ou  quatre  ans.  L'usage  des  abris 
porte-t-il,  comme  on  l'a  soutenu,  préjudice  à  la  qualité  des  oranges? 
enlève-t-il'à  l'arbre  fruitier  l'air  et  le  soleil  nécessaires  à  la  com- 
plète maturation  des  produits?  Rend-il  l'écorce  de  l'orange  plus 
épaisse  et  plus  tendre,  ce  qui  nuirait  à  la  conservation  du  fruit?  Ce 
sont  là  autant  de  questions  dont  la  solution  offre  de  grandes  diffi- 
cultés, et  qu'une  suite  continue  d'observations  impartiales  pourrait 
seule  permettre  de  trancher. 

Le  terrain  des  plantations  doit  être  labouré  pendant  quatre  ou 
cinq  ans.  Ensuite,  deux  fois  par  an,  on  procède  à  un  binage  superfi- 
ciel. Souvent  on  sème  du  lupin,  que  l'on  enterre  à  la  houe  pour 
amender  le  sol.  Dans  les  mauvais  terrains,  cette  opération  est  in- 
dispensable tous  les  ans;  rarement  on  emploie  d'autre  engrais. 
Chaque  année,  on  coupe  le  bois  mort,  on  élague  les  rejetons  armés 
de  piquans,  mais  du  reste  on  ne  taille  nullement  les  orangers.  Dans 
les  momens  de  sécheresse,  on  a  soin  d'arroser,  si  l'on  peut  avoir 
de  l'eau  à  proximité.  L'élagage  des  abris,  qui  se  fait  chaque  année, 
fournit  en  moyenne  300  fagots  par  hectare,  lesquels  se  vendent  à 
raison  de  7  francs  le  100.  Les  orangers  se  plantent  en  quinconces  : 
autrefois  on  laissait  entre  eux  des  intervalles  de  15  mètres,  mais 
depuis  quelques  années  on  a  diminué  les  distances;  on  les  plante 
généralement  à  10  mètres  les  uns  des  autres.  Dès  la  première  an- 
née, le  sujet  donne  quelquefois  du  fruit,  cependant  il  n'entre  plei- 
nement en  rapport  qu'au  bout  de  dix  ans;  alors,  s'il  est  en  bon  état 
et  planté  dans  un  bon  terrain,  il  produit  de  1,000  à  1,500  oranges. 
Un  arbre  plus  âgé  et  vigoureux  dont  les  branches  sont  larges 
et  régulièrement  étalées  peut  fournir  une  récolte  de  7,000  à 
8,000  oranges.  Dans  les  quintas  trop  vastes,  les  orangers  ne  rap- 
portent en  moyenne  que  (300  fruits  par  pied,  tandis  qu'ils  en  rap- 
portent généralement  de  2,500  à  3,000  dans  les  petits  enclos. 

Les  variétés  d'oranges  comestibles  cultivées  aux  Açores  sont  au 
nombre  de  six  principales.  L'orange  commune  est  de  moyenne 
grosseur,  légèrement  acide  et  très  savoureuse.  La  peau  en  est  fine 
et  adhérente  au  fruit;  elle  devient  un  peu  épaisse  à  la  fin  de  la  sai- 
son. Les  lobes  de  la  partie  charnue  se  séparent  difficilement  les  uns 
des  autres  :  pour  la  déguster  convenablement,  on  doit  recourir  à 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  833 

l'emploi  d'un  instrument  tranchant.  L'orange  allongée  {comjjrida) 
est  plus  aromatique  que  la  précédente  et  plus  acide,  surtout  pen- 
dant les  premiers  mois  de  l'hiver  ;  l'arbre  qui  la  donne  est  rare- 
ment très  chargé  de  fruits.  On  désigne  sous  le  nom  d'orange  d'ar- 
gent [prata)  une  variété  plus  petite  dont  la  chair  est  très  ferme,  la 
peau  extrêmement  fine  et  la  couleur  d'un  jaune-vcrdàtre  clair. 
L'orange  choisie  [selecta]  est  grosse,  d'un  goût  excellent,  très  peu 
acide;  la  peau  en  est  de  couleur  jaune  foncé.  Elle  est  dé4)ourvue  de 
pépins  et  ne  mûrit  guère  qu'en  avril,  ce  qui  lui  donne  une  grande 
valeur.  1^ orange  à  ombilic  {d'embigo)  est  aplatie  et  très  douce; 
c'est  la  variété  qui  fournit  les  fruits  les  plus  volumineux.  Vient 
enfin  la  mandarine  [iangerina],  qui  m'a  paru  différer  de  la  man- 
darine de  Malte  par  une  adhérence  plus  marquée  de  l'écorce  à  la 
partie  charnue.  Cette  union  plus  intime  de  la  zone  corticale  du  fruit 
à  la  masse  des  lobes  intérieurs  semble  distinguer  toutes  les  oranges 
des  Açores  des  variétés  correspondantes  d'Espagne  et  d'Italie. 

L'orange  entre  en  maturité  à  la  fin  d'octobre;  ce  n'est  toutefois 
qu'en  janvier  que  se  recueillent  les  meilleures  qualités.  La  saison 
se  termine  en  mai.  La  multiplication  de  l'oranger  s'opère  par. mar- 
cottes ou  par  boutures.  Le  premier  procédé  a  été  emprunté  aux 
Chinois  :  il  est  fort  en  usage  depuis  quelques  années.  On  choisit 
une  branche  de  A  à  5  centimètres  de  diamètre,  à  laquelle  on  prati- 
que une  incision  circulaire.  Autour  de  la  plaie  ,  on  dispose  un  pail- 
lasson en  forme  d'entonnoir  évasé  par  le  haut  et  rempli  de  terre 
battue.  L'opération  se  fait  du  15  mai  au  15  juin;  les  racines  adven- 
tives  ne  tardent  pas  à  pousser,  et  dès  l'hiver  suivant  la  bouture  est 
pourvue  de  racines  suffisantes  pour  pouvoir  être  détachée  de  la 
plante-mère.  La  jeune  plante  ainsi  obtenue  rapporte  souvent  du 
fruit  au  bout  de  deux  ou  trois  ans.  Dans  l'origine,  on  employait  ex- 
clusivement la  multiplication  par  greffe  sur  des  sujets  obtenus  par 
semis.  Aujourd'hui  cette  méthode  est  encore  usitée  en  concurrence 
avec  la  précédente  ;  cependant  elle  est  un  peu  délaissée  à  cause  de 
la  lenteur  relative  avec  laquelle  les  arbres  qui  en  proviennent  entrent 
en  rapport.  On  assure  néanmoins  que  les  sujets  auxquels  elle  a  été 
appliquée  donnent  de  meilleurs  fruits  et  durent  plus  longtemps  que 
les  autres. 

L'orange  douce  se  reproduit  aussi  de  graine.  C'est  là  un  fait 
digne  de  réflexion,  car  il  y  a  des  botanistes  qui  considèrent  l'oran- 
ger à  fruit  doux  comme  une  simple  variété  de  l'oranger  épineux  à 
fruit  amer.  Si  cette  hypothèse  était  vraie,  quand  on  sème  un  pépin 
d'orange  douce,  on  devrait  s'attendre  à  voir  naître,  conformément  à 
la  loi  générale,  un  individu  appartenant  au  type  primitif.  Or,  au 
moins  aux  Açores,  les  choses  ne  se  passent  pas  ainsi.  Le  sujet  qui 

TOME  civ.  —  1873,  53 


834  REVUE    DES   DEDX   MONDES. 

provient  d'un  tel  semis  possède,  il  est  vrai,  le  port,  le  feuillage,  les 
piquans  épineux  du  bigaradier,  mais  les  fruits  qu'il  porte,  bien 
qu'ils  n'aient  jamais  entièrement  la  saveur  des  fruits  de  la  plante- 
mère,  n'ont  jamais  non  plus  l'amertume  de  ceux  de  l'espèce  sau- 
vage. On  devrait  au  moins,  par  un  grand  nombre  de  semis  succes- 
sifs, obtenir  des  plantes  se  rapprochant  de  plus  en  plus  du  type 
fondamental  de  l'espèce,  c'est-à-dire  de  l'oranger  à  fruits  amers; 
jusqu'à  présent  l'expérience  ne  semble  pas  confirmer  cette  possibi- 
lité. Il  faut  donc  admettre,  ou  que  l'orange  douce  provient  réelle- 
ment d'une  espèce  particulière  qui  ne  diffère  du  bigaradier  que  par 
les  qualités  de  son  fruit,  ou  que  la  variété  formée  possède  une  bien 
étonnante  stabilité. 

La  récolte  des  oranges  s'opère  rapidement  et  sans  difTîculté.  Mal- 
gré l'émigration  incessante  vers  les  deux  Amériques,  la  population 
surabonde  aux  Açores,  et  la  main-d'œuvre  y  est  à  très  bon  marché. 
Les  oranges,  cueillies  avec  soin,  sont  transportées  au  magasin 
d'emballage.  Ce  travail  est  accompli  par  des  bandes  d'hommes,  de 
femmes,  d'enfans,  qui  portent  sur  la  tête  ou  sur  l'épaule  de  lourds 
paniers  chargés  de  fruits  et  courent  nu-pieds  jusqu'au  lieu  du  dé- 
pôt. Là  chaque  orange  est  enveloppée  d'une  feuille  sèche  de  maïs 
et  mise  en  caisse.  La  forme  des  caisses  a  complètement  changé  dans 
l'intervalle  de  mes  deux  voyages  aux  Açores.  Jusqu'en  ces  dernières 
années,  on  se  servait  de  grandes  caisses  à  faces  rectangulaires  pou- 
vant, suivant  les  années,  contenir  de  700  à  900  oianges  de  la  va- 
riété commune.  Le  fruit  est  d'autant  plus  gros  que  l'été  s'est  mon- 
tré plus  humide.  Des  planchettes  minces  et  flexibles  formaient  un 
couvercle  bombé,  assez  peu  solide,  dans  la  concavité  duquel  on 
logeait  presque  autant  d'oranges  que  dans  la  caisse  elle-même.  On 
disait,  pour  justifier  cette  singulière  disposition,  que  l'air  circulait 
plus  facilement  entre  ces  planchettes  qu'entre  les  pièces  de  bois  de 
la  caisse  proprement  dite,  et  que  c'était  une  condition  indispen- 
sable à  la  conservation  des  oranges;  en  réalité,  l'origine  de  cet 
usage  doit  être  cherchée  dans  le  désir  d'éluder  le  paiement  d'une 
partie  de  la  tixe  de  sortie.  Les  anciens  règlemens  administratifs 
imposaient  les  oranges  par  caisses  d'une  capacité  donnée;  dès  lors 
il  était  .admis  qu'on  était  fidèle  à  la  lettre,  sinon  à  l'esprit  de  la  loi 
en  donnant  au\  caisses  la  dimension  maxima  et  en  ks  surmontant 
d'un  énorme  couvercle.  Les  caisses  ainsi  construites  ne  pouvaient  se 
juxtaposer  exactement;  elles  occupaient  .donc  dans  un  navire  un 
volume  supérieur  à  leur  cubage  véritable.  En  outre  elles  étaient 
trop  volumineuses,  trop  flexibles;  quand  elles  étaient  empilées, 
les  oranges  s'y  écrasaient  souvent.  Une  application  plus  intelli- 
gente des  droits  de  douane  a  fait  défmiliveraent  renoncer  aux 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  835 

grosses  caisses  et  aux  couvercles  bombés.  La  caisse  actuelle  est  sans 
exception  rectangulaire  sur  toutes  ses  faces  :  elle  a  1  mètre  de  long, 
50  centimètres  de  large  et  20  centimètres  d'rpaisseur  ;  la  capacité 
est  à  peu  près  moitié  de  celle  de  l'ancienne.  Elle  est  divisée  en  trois 
compartimens  par  deux  solides  cloisons,  et  entourée  de  trois  bandes 
en  châtaignier.  Les  frais  de  récolte,  de  transport  à  la  ville,  de  ma- 
gasinage, le  prix  des  feuilles  de  maïs,  l'emballage,  la  caisse,  les 
frais  d'embarquement,  les  droits  d'exportation,  s'élèvent  en  tout  à 
environ  3  francs  50  cent.  (700  reis)  par  caisse.  Le  droit  de  station- 
nement dans  le  port,  pour  les  navires  dans  lesquels  on  charge  les 
oranges,  représente  en  outre  1  franc  par  caisse.  Le  prix  de  la  caisse 
d'oranges  varie  considérablement  pendant  la  duiée  de  la  saison  : 
généralement  il  augmente  beaucoup  vers  le  mois  d'avril  et  de  mai; 
alors  il  double,  quelquefois  même  il  triple.  D'une  année  à  l'autre, 
le  prix  moyen  varie  aussi  dans  des  limites  très  étendues.  La  con- 
currence faite  sur  la  place  de  Londres  par  les  oranges  étrangères, 
l'état  de  la  saison ,  la  spéculation  et  une  foule  d'autres  causes 
influent  sur  le  marché.  Il  y  a  quelques  années,  les  oranges  prises 
sur  l'arbre  se  sont  vendues  àSan-Miguel,  en  pleine  saison,  jusqu'à 
25  francs  le  1,000,  les  frais  de  cueillette,  d'emballage  et  de  trans- 
port étant  à  la  charge  de  l'acheteur;  l'an  dernier,  dans  les  mêmes 
conditions,  le  prix  moyen  n'a  été  que  de  9  francs. 

En  ISliO,  le  nombre  des  caisses  d'oranges  expédiées  de  San-Mi- 
guel  en  Angleterre  était  seulement  de  60,000  à  80,000;  en  1850, 
il  s'est  élevé  à  175,000  (anciennes  caisses),  et  l'an  dernier  à  en- 
viron 600,000  (nouvelles  caisses).  Le  transport  se  faisait  autrefois 
exclusivement  par  navires  à  voiles;  mais  déjà  près  de  la  moitié  du 
transport  a  lieu  par  bateaux  à  vapeur.  Le  prix  du  fret  jusqu'à 
Londres  par  celte  voie  est  de  7  fr.  50  cent,  par  caisse;  tout  fait  es- 
pérer qu'un  prix  aussi  élevé  ne  tardera  pas  à  s'abaisser.  Les  ba- 
teaux à  vapeur  chargés  de  ce  service  font  huit  voyages  en  Angle- 
terre du  15  novembre  à  la  fin  d'avril  :  chacun  d'eux  emporte  en 
moyenne  5,000  caisses.  L'application  de  ce  système  de  navigation 
constitue  un  très  grand  progrès,  car  la  mer  est  si  souvent  mauvaise 
pendant  l'hiver  dans  les  parages  des  Açores  que  souvent  un  navire 
à  voiles  chargé  d'oranges  n'arrive  à  Londres  qu'avec  la  majeure 
partie  de  sa  cargaison  détériorée.  Depuis  dix  ans  environ,  en  avant 
de  Ponta-Delgada,  on  travaille  à  la  construction  d'un  môle  derrière 
lequel  les  bâtimens  peuvent  déjà  se  mettre  en  sûreté  pendant  les 
gros  temps;  mais  un  bateau  à  vapeur  peut  seul  sortir  de  ce  refuge 
par  le  vent  sud-ouest,  qui  malheureusement  est  le  vent  dominant, 
et  il  n'est  pas  rare  qu'un  navire  à  voiles  dont  le  chargement  est 
achevé  soit  obligé,  au  grand  détriment  de  sa  marchandise,  d'at- 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tendre  des  semaines  entières  qu'un  ciel  plus  clément  lui  permette 
de  partir.  Avant  l'édification  du  môle,  il  ne  se  passait  guère  d'an- 
née qui  ne  fût  signalée  par  des  sinistres.  Tout  le  temps  que  durait 
l'opération  de  l'embarquement  d'une  cargaison  d'oranges,  le  com- 
mandant du  navire  devait  guetter  attentivement  les  signes  précur- 
seurs do,  la  tempête,  souvent  interrompre  le  chargement  et  donner 
le  signal  de  la  fuite,  sous  peine  de  faire  naufrage  contre  la  longue 
ligne  des  falaises  de  San-Miguel.  De  pareils  événemens  ne  sont  plus 
guère  à  redouter  à  présent,  et,  le  commerce  des  oranges  aux  Açores 
étant  ainsi  devenu  beaucoup  moins  aléatoire  qu'autrefois,  les  frais 
divers  peuvent  être  estimés  plus  sûrement.  En  somme,  on  peut  dire 
aujourd'hui  qu'une  orange  de  San-Miguel,  rendue  sur  la  Tamise 
au  mois  de  janvier,  coiite  de  3  à  A  centimes  au  marchand  qui 
l'achète. 

Sous  un  climat  humide  et  tiède  comme  celui  des  Açores,  on  doit 
s'attendre  à  voir  de  temps  en  temps  se  développer  sur  les  plantes 
des  maladies  parasitaires  diverses,  de  nature  végétale  ou  animale. 
Les  relations  variées  de  San-Miguel  et  de  Fayal  avec  toutes  les 
parties  du  monde  facilitent  aussi  l'introduction  de  ces  sortes  d'épi- 
démies. C'est  ainsi  qu'à  deux  reprises  depuis  quarante  ans  les  oran- 
gers de  l'archipel  açorion  ont  été  dévastés  par  des  maladies  spé- 
ciales. Pour  la  première  fois,  en  183i,  on  s'aperçut  que  l'écorce  des 
orangers  se  fendillait.  Les  crevasses,  situées  principalement  à  la 
base  du  tronc,  laissaient  suinter  un  liquide  gommeux  que  l'on  a 
comparé  à  des  larmes,  d'où  le  nom  de  lagrima  donné  au  mal.  Bien- 
tôt après,  l'écorce  se  boursouflait  et  se  détachait;  le  bois,  laissé  à 
nu,  pourrissait,  la  racine  s'altérait  aussi,  et  l'arbre  ne  tardait  pas 
à  périr.  On  a  remarqué  que  le  nombre  des  oranges  fournies  par  les 
sujets  malades  était  plus  grand  qu'à  l'ordinaire,  mais  que  la  qualité 
en  était  médiocre.  Aujourd'hui  encore  une  récolte  trop  abondante 
et  de  qualité  inférieure  rend  suspect  l'arbre  qui  la  produit.  Lors  de 
l'apparition  du  fléau,  les  cultivateurs  de  San-Miguel,  effrayés,  ne 
reculèrent  devant  aucun  moyen  pour  en  arrêter  la  propagation.  De 
larges  incisions  transversales  furent  pratiquées  à  la  partie  inférieure 
des  troncs  soupçonnés  de  maladie,  afin  de  favoriser  l'écoulement 
de  la  sève  malsaine,  les  arbres  les  plus  fortement  attaqués  furent 
arrachés  et  brûlés;  d'autres  simplement  déracinés  et  abandonnés 
au  contact  de  l'air  pour  revivifier  les  racines,  que  l'on  considérait 
comme  le  siège  principal  du  mal.  a  J'ai  vu  moi-même  en  1860, 
rapporte  M.  Morelet,  à  qui  j'emprunte  plusieurs  de  ces  détails,  ces 
nobles  arbres  mutilés  et  couchés  sur  le  sol,  où  ils  ne  cessaient  pas 
de  végéter.  Telle  était  leur  vigueur  que  plusieurs  résistèrent  à  ce 
traitement  barbare,  et  que  les  autres  continuèrent  à  fructifier,  en 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  837 

attendant  que  les  jeunes  sujets  plantés  dans  leur  voisinage  entras- 
sent à  leur  tour  en  rapport.  »  C'est  à  San-Miguel  que  la  lagrima 
avait  pris  naissance  :  c'est  aussi  dans  cette  île  qu'elle  atteignit  vers 
18/iO  son  maximum  d'intensité.  Des  plantations  entières  furent 
anéanties,  d'autres  partiellement  détruites;  on  estime  qu'un  quart 
des  orangers  do  l'île  dut  être  abattu.  Des  arbres  séculaires  dont 
chacun  était  une  richesse  furent  rongés  par  la  pourriture  ou  tom- 
bèrent sous  la  cognée.  Kn  18/i*2,  la  maladie  a  commencé  à  dé- 
croître, et  maintenant,  sans  avoir  tout  à  fait  disparu,  elle  a  cessé 
d'être  redoutable.  En  dehors  des  Açores,  elle  s'est  propagée  unique- 
ment aux  environs  de  Lisbonne,  et  ne  paraît  pas  y  avoir  produit  de 
grands  désastres. 

L'année  même  où  la  la  grima  eniv^^.i  en  décroissance,  un  nouvel 
ennemi  attaquait  les  orangers  des  Açores.  L'a.spidioles  conchifor- 
mis,  hémiptère  de  la  famille  des  coccinées,  originaire  du  Brésil, 
apparaissait  sur  les  orangers  de  Fayal,  et  ne  tardait  pas  à  s'y  mul- 
tiplier à  l'infini.  Les  orangers  des  autres  îles  de  l'archipel  furent 
envahis  à  leur  tour.  Le  développement  des  galles  de  l'insecte  faisait 
promptement  dépérir  ces  plantes;  les  feuilles  jaunissaient  et  sé- 
chaient, les  fruits  n'arrivaient  pas  à  maturité.  Un  moment,  on  put 
craindre  la  destruction  de  toutes  les  plantations;  heureusement  au 
bout  de  quelques  années  le  fléau  s'arrêta  de  lui-même.  L'insecte, 
issu  des  chaudes  régions  du  Brésil,  ne  put  résister  aux  hivers 
des  Açores,  quelque  modérés  qu'ils  fussent;  aujourd'hui  il  a  presque 
entièrement  disparu.  Les  pertes  qu'il  a  causées  sont  bien  moins 
importantes  que  celles  qui  sont  dues  à  la  lagrima. 

D'autres  plantes,  aux  Açores,  ont  été  également  dans  ces  der- 
niers temps  en  proie  aux  maladies  parasitaires.  J'ai  déjà  parlé  des 
ravages  causés  par  V oïdium  Tuckeri  sur  les  vignes  de  Pico,  et 
signalé  les  causes  particulières  qui  y  ont  rendu  la  maladie  plus  re- 
doutable que  partout  ailleurs;  je  ne  reviendrai  pas  sur  ce  sujet. 
Aujourd'hui  les  propriétaires  des  Açores  sont  surtout  préoccupés 
par  l'invasion  d'une  nouvelle  épidémie  végétale  qui  ressemble  à  la 
lagrima,  mais  qui,  au  lieu  d'affecter  les  orangers,  s'étend  spécia- 
lement sur  les  châtaigniers.  L'enveloppe  corticale  de  la  racine  et 
l'écorce  de  la  partie  inférieure  du  tronc  se  gonflent  et  se  fendillent; 
en  dessous,  on  trouve  une  mince  couche  de  moisissure  qui  s'étend 
rapidement  jusqu'à  l'extrémité  des  radicelles.  La  nutrition  de  l'arbre 
est  arrêtée,  les  feuilles  se  flétrissent,  tombent,  l'écorce  sèche  et  se 
détache.  J'ai  vu,  près  de  la  ville  de  Ribeira,  un  bois  de  châtaigniers 
dévasté  par  la  maladie.  C'était  au  milieu  de  l'été  :  tout  alentour 
s'étalait  une  riante  verdure;  à  peu  de  distance,  des  pins  et  des 
eucalyptus  déployaient  une  splendide  végétation.  Au  milieu  dô 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

cette  riche  nature,  le  bois  de  châtaigniers  semblait  un  lieu  maudit, 
visité  par  le  feu  du  ciel.  De  grands  arbres  desséchés  s'y  dressaient 
tristement.  Avant  de  succomber,  les  rameaux  dénudés  avaient  pris 
des  formes  contournées  et  bizarres,  comme  s'ils  avaient  été  tor- 
turés par  une  douleur  physique.  La  maladie  s'est  montrée  aussi 
dans  le  district  de  Povoaçao,  où  se  trouvent  les  plus  grands  bois 
de  châtaigniers  de  San-Miguel;  elle  y  a  déjà  produit,  d'énormes 
ravages  et  ne  paraît  nullement  en  voie  de  décroissance.  Jusqu'à 
présent,  l'homme  est  resté  impuissant  devant  ce  fléau;  le  rappro- 
chement des  touffes  de  châtaigniers,  l'extension  du  mal  aux  parties 
extrêmes  des  racines  ont  empêché  d'appliquer  les  moyens  violens 
auxquels  on  avait  eu  recours  contre  la  lagrima  des  orangers.  Il  y  a 
véritablement  peu  d'espoir  d'arrêter  la  propagation  de  la  maladie. 
Cependant  l'examen  microscopique  du  champignon  parasite  déve- 
loppé sous  la  partie  corticale  des  racines,  si  elle  était  exécutée  par 
un  botaniste  habile,  pourrait  peut-être  fournir  quelques  indications 
sur  la  nature  des  remèdes  les  plus  efficaces  à  employer.  Dans  tous 
les  cas,  ce  serait  une  étude  intéressante  dont  les  résultats  figure- 
raient avec  honneur  parmi  les  travaux  d'histoire  naturelle  entrepris 
de  notre  temps. 

Il  y  a  quel({ues  années,  la  perte  des  châtaigniers  eût  été  irrépa- 
rable, tandis  que  dans  les  plantations  d'essences  nouvellement  in- 
troduites on  trouvera  sans  doute  des  bois  capables  de  remplacer  le 
châtaignier  dans  ses  principaux  usages.  Les  progrès  récens  de  la 
sylviculture  à  San-Miguel  permettent  en  effet  de  fonder  sur  cette 
industrie  les  plus  belles  espérances. 

Les  Açores,  couvertes  de  forêts  épaisses  au  moment  de  leur  dé- 
couverte, ont  été  déboisées  sans  ménagement  pendant  trois  siècles 
et  demi.  La  pénurie  d'arbres  était  devenue  telle,  il  y  a  cinquante 
ans,  que  pour  la  confection  des  caisses  d'oranges  on  était  obligé  de 
faire  venir  le  bois  de  Lisbonne;  aujourd'hui,  loin  d'importer  du 
bois,  on  commence  à  en  exporter,  et  dans  un  avenir  peu  éloigné 
San-Miguel  sera  devenu  un  centre  important  d'exploitation  fores- 
tière. Quelques  étrangers  que  des  raisons  de  santé  ou  des  intérêts 
commerciaux  avaient  attirés  aux  Açores  ont  les  premiers  par  leur 
exemple  inspiré  le  goût  de  l'arboriculture.  Un  consul  de  Russie, 
nommé  Scholtz,  a  planté  il  y  a  quatre-vingt-cinq  ans  quelques  ar- 
bustes qui  sont  aujourd'hui  devenus  des  arbres  grandioses.  J'ai  vu 
dernièrement,  dans  une  propriété  qui  lui  avait  appartenu,  un  su- 
perbe hêtre  de  3  mètres  de  circonférence,  et  dans  un  de  ses  jar- 
dins, un  laurier  des  Canaries  de  plus  de  6  mètres  de  tour.  Toute- 
fois ces  essais  étaient  isolés  et  ne  se  pratiquaient  guère  que  dans 
un  intérêt  d'ornementation,  lorsque  l'un  des  principaux  proprié- 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  839 

taires  de  l'île,  M.  José  do  Canto,  tout  jeune  encore,  comprit  l'im- 
portance des  reboisemens  au  point  de  vue  économique,  et  entre- 
prit de  couvrir  de  pins  maritimes  et  d'autres  essences  exotiques 
les  solitudes  incultes  qui  faisaient  partie  de  ses  vastes  domaines. 
11  y  a  trente  ans  que  cet  homme  énergique  poursuit  la  lâche  labo- 
rieuse à  laquelle  il  s'est  voué.  Le  succès  couronne  de  plus  en  plus 
ses  efforts.  Son  nom,  béni  de  ses  concitoyens,  restera  dans  leur 
mémoire  comme  celui  d'un  bienfaiteur  public,  car  chaque  jour  son 
exemple  trouve  de  nouveaux  imitateurs,  et  déjà  chacun  peut  ap- 
précier l'immense  source  de  travail  et  de  richesse  dont  il  a  doté 
son  pays.  Son  frère  M.  Ernest  do  Canto,  M.  Jaccome,  M.  Borges  et 
plusieurs  des  autres  propriétaires  de  l'île,  rivalisent  aujourd'hui 
avec  lui  de  science  et  d'ardeur  dans  les  applications  pratiques  de 
la  botanique.  Aux  essais  forestiers,  tous  ont  joint  la  création  de 
jardins  splendides  où  sont  réunis  des  spécimens  innombrables  de 
plantes  de  toutes  les  parties  du  globe.  Frappé  des  heureuses  condi- 
tions climatérjques  des  Açores,  M.  José  do  Canto  avait  commencé 
son  œuvre  avec  l'idée  de  faire  de  San-Miguel  un  vaste  jardin  d'ac- 
climatation botanique.  Son  projet,  mis  en  pratique  par  lui  et  ses 
émules,  est  déjà  devenu  une  magnifique  réahté.  Avant  d'insister 
davantage  sur  les  résultats  qu'ils  ont  obtenus,  je  veux  essayer  de 
donner  un  aperçu  rapide  de  la  flore  indigène  du  pays.  La  pauvreté 
de  cette  flore  primitive  mettra  encore  mieux  en  lumière  l'impor- 
tance des  acquisitions  végétales  dont  le  pays  s'est  enrichi, 

IL 

Les  plantes  indigènes  de  l'archipel  açorien  appartiennent  à 
478  espèces,  comprises  dans  80  familles  différentes.  Elles  sont  as- 
sez bien  connues,  grâce  aux  travaux  de  colleclionnement  ou  de  dé- 
termination dus  à  Hochstetter,  Seubert,  Watson,  Hunt,  Drouet,  Mo- 
relet,  llartung  et  Godman.  Si  l'on  considère  la  position  des  Açores 
au  milieu  de  l'Atlantique,  presque  à  égale  distance  de  l'Europe  et 
de  l'Amérique,  mais  très  loin  des  deux  continens,  on  s'attend  à  y 
observer  tout  un  ensemble  de  végétaux  très  différens  de  ceux  des 
côtes  de  l'Amérique  et  de  l'Europe.  On  peut  penser  aussi  que  le 
partage  des  espèces  communes,  s'il  en  existe,  doit  être  à  peu  près 
égal  entre  l'ancien  et  le  nouveau  continent,  la  direction  des  cou- 
rans  marins  de  l'ouest  vers  l'est  compensant  la  faible  différence 
des  distances  qui  séparent  les  Açores  des  deux  rives  de  l'Atlan- 
tique. Il  n'en  est  rien  pourtant.  Sur  les  hlS  espèces  qui  composent 
la  flore  açorienne,  hO  au  plus  sont  spéciales  à  cet  archipel,  400  se 
retrouvent  en  Europe,  principalement  dans  la  région  méditerra- 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

néenne,  h  seulement  appartiennent  à  l'Amérique  et  une  à  l'Afrique 
intertropicale  et  méridionale  (1).  Le  nombre  des  espèces  exclusive- 
ment propres  aux  Açores  est  donc  relativement  petit,  et  encore  sur 
ces  liO  espèces  37  sont  très  voisines  des  formes  européennes,  3  seu- 
lement sont  plus  rapprochées  des  types  américains.  Les  espèces 
franchement  africaines  ou  américaines  ne  figurent  dans  le  total  que 
pour  un  chiffre  presque  insignifiant.  Un  grand  nombre  d'espèces 
sont  aussi  communes  avec  Madère  et  les  Canaries  :  300  espèces  des 
Açores  se  retiouvent  à  Madère,  260  aux  Canaries;  mais  la  plupart 
de  celles-ci  appartiennent  en  même  temps  à  l'Europe,  de  telle  sorte 
que  la  flore  açorienne  présente  un  cachet  européen  des  plus  marqués. 

Un  des  caractères  les  plus  saillans  de  la  végétation  des  Açores 
est  la  verdure  permanente  dont  elle  décore  la  campagne.  Les  fou- 
gères et  les  mousses  abondent.  Les  graminées,  parmi  les  phanéro- 
games, constituent  la  famille  la  plus  riche  en  espèces.  Les  plantes 
annuelles,  qui  se  fanent  et  périssent  pendant  l'hiver,  ne  laissant 
de  vivante  que  leur  graine,  sont  rares.  La  végétation  herbacée  est 
surtout  représentée  par  des  espèces  vivaces  dont  les  feuilles  con- 
servent toute  l'année  leur  fraîcheur.  Les  lieux  incultes  de  l'île,  qui 
conservent  encore  leur  aspect  primitif,  sont  revêtus  d'un  lacis  inex- 
tricable d'arbrisseaux  et  de  buissons  perpétuellement  verts,  la  myr- 
sine,  les  lauriers,  le  vaccinium,  la  bruyère  frutescente,  le  myrte, 
le  houx,  la  viorne,  le  picconia,  le  lierre,  le  faya,  y  déploient  en  toute 
saison  leur  feuillage  verdoyant.  Sur  les  hautes  crêtes  de  San-Mi- 
guel,  un  genévrier  [junijyerns  oxycedrus)  étend  horizontalement  à 
une  faible  hauteur  au-dessus  du  sol  ses  rameaux  d'un  vert  glauque 
étroitement  enchevêtrés.  Godman  rapporte  qu'il  a  pu  parcourir  de 
longues  distances  à  la  surface  de  ce  feutrage  végétal  permanent 
sans  mettre  pied  à  terre. 

Parmi  les  lois  générales  de  la  géographie  botanique,  il  en  est  une 
dont  la  flore  des  Açores  offre  une  éclatante  confirmation.  Plus  une 
flore  est  restreinte,  plus  les  espèces  qui  la  composent  sont  distri- 
buées en  un  nombre  de  familles  relativement  considérable.  C'est 
ainsi  que  les  /i78  espèces  de  plantes  recueillies  dans  l'archipel 
açorien  appartiennent  à  80  familles  différentes,  tandis  que  la  flore 
des  îles  britanniques,  qui  est  trois  fois  plus  riche  en  espèces,  cor- 
respond à  un  nombre  de  familles  à  peine  plus  grand  d'un  cin- 
quième. 

La  flore  des  Açores  offre  quelques  particularités  remarquables, 
telles  que  l'absence  complète  des  saxifrages  et  des  orobanches,  la 

(!)  Les  espèces  américaines  sont  :  lepidium  virginicum,  caliilc  americana.  cyperus 
vegetiis,  hjGopodkim  cernaum,  et  l'espèce  africaine  myrsine  africana. 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  841 

rareté  des  rosacées,  dont  une  tribu,  celle  des  pomacées  (pommier, 
poirier,  etc.),  fait  complètement  défaut,  et  dont  une  autre  tribu, 
celle  des  drupacées  (pêcher,  cerisier),  ne  fournit  qu'une  seule  es- 
pèce {prumis  lusi(anica);  mais  la  singularité  la  plus  grande  en- 
core est  la  manière  dont  la  famille  des  amentacées  figure  dans  cet 
ensemble  de  plantes.  L'important  groupe  des  arbres  à  chatons,  au- 
quel appartiennent  le  chêne,  le  hêtre  et  la  plupart  des  essences  fo- 
restières de  l'Europe,  n'est  représenté  aux  Açores  que  par  le  faya, 
dont   les  caractères  botaniques  ne   sont  pour  ainsi   dire  qu'une 
image  défigurée  de  ceux  qu'affecte  l'ensemble  de  la  famille.  Il 
n'existe  actuellement  aux  Açores  aucune  espèce  arborescente  indi- 
gène capable  d'acquérir  une  grande  hauteur  ou  un  diamètre  con- 
sidérable; mais  antérieurement  à  plusieurs  des  grandes  éruptions 
qui  ont  eu  lieu  longtemps  avant  la  découverte  des  îles  il  a  existé, 
au  moins  à  San-Miguel,  des  arbres  volumineux.  A  Sete-Cidade, 
dans  la  partie  ouest  de  l'île,  on  voit,  sous  une  couche  de  ponces  de 
plus  de  30  mètres  d'épaisseur,  des  troncs  d'arbres  dont  l'un  après 
de  1  mètre  de  diamètre.  La  végétation  du  pays  date  du  reste  cer- 
tainement d'une  époque  extrêmement  reculée,  car  au  pied  de  la 
cascade  dont  les  eaux  débouchent  dans  le  lac  de  Furnas  W.  Reiss 
a  signalé  une  couche  de  lignite  d'environ  1  décimètre  d'épaisseur 
recouverte  par  une  série  d'assises  de  laves  de  plus  de  200  mètres 
de   puissance   totale.   L'imagination    recule   quand  on  songe   au 
nombre  de  siècles  qui  se  sont  probablement  écoulés  depuis  l'en- 
fouissement de  cette  assise  végétale.  L'étude  détaillée  des  débris 
organiques  de   ce  lignite  serait  très  intéressante  :   elle  mettrait 
peut-être  sur  la  voie  du  procédé  que  la  nature  a  employé  pour  re- 
lier les  plantes  des  Açores  à  celles  de  l'Europe,  et  fournirait  le 
moyen  de  résoudre  plus  d'un  problème  de  détermination  botanique 
aujourd'hui  laissé  en  suspens. 

Parmi  les  plantes  açoriennes  regardées  comme  indigènes,  la  plu- 
part de  celles  qui  ont  été  rapportées  à  des  espèces  d'Europe  se 
distinguent  de  leurs  congénères  du  continent  par  certaines  diffé- 
rences de  forme,  de  coloration  ou  même  de  structure  qui  les  font 
considérer  comme  appartenant  à  des  variétés  spéciales.  Quelque- 
fois ces  différences  sont  si  importantes  et  tellement  constantes  que 
les  botanistes  se  sont  trouvés  dans  le  plus  grand  embarras  pour  dé- 
cider s'ils  avaient  affaire  à  des  espèces  très  voisines  ou  à  de  simples 
variétés  très  éloignées. 

Les  îles  de  l'archipel  des  Açores  se  divisent,  au  point  de  vue  de 
la  flore  aussi  bien  qu'au  point  de  vue  de  leur  distribution  géogra- 
phique, en  trois  groupes  principaux.  Le  groupe  oriental,  constitué 
par  San-Miguel  et  Santa-Maria,  est  celui  qui  offre  la  végétation  la 


8/12  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

plus  variée  :  il  possède  390  espèces;  le  groupe  moyen,  formé  de 
Terceira,  Fayal,  Pico,  Graciosa  et  San-Jorge,  en  possède  376;  enfin 
le  groupe  occidental,  composé  de  Florès  et  Gorvo,  n'en  a  offert 
que  241.  Sans  vouloir  tirer  de  conclusion  de  cette  distribution  des 
plantes  dans  des  îles  de  dimensions  inégales,  je  ferai  cependant 
remarquer  que  le  nombre  des  espèces  diminue  ici  d'un  groupe  à 
l'autre  cà  mesure  qu'on  s'éloigne  de  la  côte  d'Europe. 

La  multiplicité  des  arbrisseaux  et  la  verdoyante  uniformité  que 
présente  la  flore  des  Arores  paraissent  avoir  vivement  impressionné 
Cabrai  et  ses  compagnons  lorsqu'ils  abordèrent  pour  la  première  fois 
sur  ces  rivages.  Les  Flamands  et  les  Portugais  qui  colonisèrent  en- 
suite l'archipel  y  introduisirent  promptement  la  plupart  des  plantes 
cultivées  dans  leurs  contrées  natales.  Avec  les  graines  des  céréales 
et  des  autres  végétaux  apportées  à  dessein  pour  la  culture,  on  sema 
involontairement  dans  les  champs  et  dans  les  jardins  une  foule  de 
graines  de  végétaux  divers.  Le  vent  et  les  oiseaux  se  chargèrent  de 
propager  au  loin  ces  semences;  aujourd'hui  un  grand  nombre  des 
espèces  ainsi  disséminées  sont  tellement  acclimatées  au  milieu  des 
espèces  indigènes,  que  les  botanistes  ont  les  plus  grandes  diflicultés 
à  en  reconnaître  l'origine  exotique,  et  la  complication  de  la  flore 
spontanée  ne  fera  qu'augmenter  encore  avec  le  temps  à  mesure  que 
le  nombre  des  plantes  importées  sera  devenu  plus  considérable. 
Parmi  les  plantes  d'importation  récente  qui  se  multiplient  facile- 
ment à  l'état  sauvage,  je  me  contenterai  de  citer  l'exemple  du 
pittosporwn  undulntum.  Cet  arbuste  a  été  planté  dans  les  vergers 
et  dans  les  jardins  de  San-Miguel;  il  porte  à  maturité  un  grand 
nombre  de  petites  baies  dont  les  oiseaux  sont  très  avilies,  et  qui  se 
trouvent  par  suite  transportées  dans  les  endroits  les  plus  déserts  de 
l'île,  où  elles  germent  et  poussent.  La  germination  de  ces  graines 
s'opère  même  plus  facilement  dans  ces  conditions  que  lorsqu'on  les 
sème  directement.  En  passant  par  le  tube  digestif  des  oiseaux,  elles 
paraissent  sous  l'action  des  liquides  intestinaux  se  dépouiller  d'une 
matière  résineuse  qui  les  enduit  superficiellement,  et  qui  empêche 
la  pénétration  de  l'humidité  nécessaire  au  développement  de  l'em- 
bryon. 

Les  jardins  d'où  s'échappent  ces  transfuges  végétaux  sont  presque 
tous  situés  dans  le  voisinage  de  la  ville  de  Ponta-Delgada.  La  plupart 
sont  vastes  et  en  pente  douce  vers  la  baie.  On  y  jouit  d'un 3  vue  éten- 
due sur  la  mer.  De  belles  pelouses  et  de  larges  allées  y  circulent  au 
milieu  d'une  multitude  d'arbres  et  d'arbrisseaux  divers  intercalés 
avec  art.  Les  arbres  à  chatons,  les  conifères,  les  myrtacées,  les 
protéacées,  les  palmiers  et  des  milliers  d'arbres  d'autres  familles 
s'y  succèdent,  excitant  chacun  l'admiration  du  passant,  les  uns 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  8A3 

par  leur  taille  élevée  et  leur  port  majestueux,  par  la  grâce  ou  la 
singularité  de  leur  feuillage,  par  la  beauté  de  leurs  fleurs,  d'autres 
par  l'énorme  diamètre  de  leur  tronc.  Les  araucaria,  les  crypto- 
meria,  les  wellingtonia,  dressent  fièrement  leurs  cimes  au  mi- 
lieu de  cette  végétation;  les  casuarina  arrondissent  leurs  rameaux 
pleureurs  chargés  de  feuilles  articulées  comme  la  tige  de  nos 
prèles;  le  tulipier  étale  ses  larges  frondes  échancrées;  les  arallia 
brillent  par  leur  feuillage  délicat,  les  banksia,  les  metrosideros,  par 
leurs  touffes  fleuries.  Dans  le  jardin  de  M.  José  do  Canto,  j'ai  vu 
un  peuplier  planté  depuis  deux  ans  et  ayant  déjà  5  mètres  de  haut, 
un  cyprès  âgé  de  huit  ans  et  possédant  un  diamètre  de  0'",70  (1). 
La  splendeur  des  dracœna,  des  yucca,  des  pandanus,  la  beauté  im- 
posante des  palmiers  (2),  défient  toute  description.  Parmi  les  plantes 
les  plus  remarquables  de  cette  dernière  famille,  je  citerai  seule- 
ment un  7Jiusa  ensele  originaire  d'Abyssinie  qui  pour  la  première 
fois  a  fructifié  aux  Açores.  Cet  arbre,  que  M.  José  do  Canto  s'était 
procuré  tout  petit  par  un  échange  fait  en  1866  avec  le  jardin  bota- 
nique d'Alger,  a  maintenant  5  mètres  de  haut  et  60  centimètres  de 
diamètre.  Il  ne  donne  pas  de  rejeton  :  aussi  les  milliers  de  graines 
qu'il  a  fournies  ont-elles  un  prix  extraordinaire  aux  yeux  de  tous  les 
amateurs  d'horticulture.    ' 

Dans  ces  jardins,  les  accidens  de  terrain  sont  soigneusement 
utilities.  Ici,  un  amas  informe  de  laves  arides  est  couvert  d'une 
brillante  parure  de  fleurs  de  cactus  ou  orné  de  crassulacées  qui 
pendent  en  longues  guirlandes;  là  une  ancienne  carrière  est  deve- 
nue un  parterre  humide  dont  le  sol  et  les  parois  sont  garnis  de  fou- 
gères et  de  lycopodes.  Les  alsophilla  attirent  surtout  l'attention 
par  leurs  belles  tiges  arborescentes  et  leur  feuillage  découpé;  les 
cyathea,  les  dicksonia,  certains  blechnum,  rivalisent  avec  eux  par 
la  vigueur  de  leur  végétation  ;  quelques-unes  de  ces  fougères  se 
distinguent  par  l'éclat  argenté  ou  les  formes  variées  de  leurs 
feuilles  (3).  En  un  autre  point  du  jardin,  un  ruisseau  d'eau  vive 
alimente  un  petit  étang  creusé  dans  l'intervalle  de  coulées  de  lave 
irrégulière.  Des  bambous  s'élèvent  sur  les  bords  de  cette  nappe 
d'eau;  leurs  tiges  élancées,  unies  ou  rayées  de  couleurs  diverses, 
se  balancent  doucement  au  souffle  de  la  brise.  Quelques-uns  pré- 
sentent un  gros  diamètre.  Pour  donner  une  idée  de  la  rapidité  de 
leur  végétation,  je  citerai  l'exemple  de  l'un  d'eux  qui,  apporté  d'Al- 
gérie en  1867,  avait  déjà  l'an  dernier  des  pousses  de  10  mètres  de 
haut  et  de  20  centimètres  de  diamètre.  De  jeunes  plantations  d'o- 

(1)  Populus  quadrangulata,  —  cupressus  macrocarpa. 

(2)  Notamment  des  chamserops,  des  jubaea,  des  caryota,  des  oreodoxa,  des  lataniers. 

(3)  Pteris  argilia,  —  asplenium  diversifolium. 


Shk  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

rangers  appartenant  à  des  variétés  nouvelles  sont  protégées  du  vent 
par  des  haies  de  camélia,  d'azaléa,  de  rhododendron.  Les  agave,  les 
dasilirium,  les  aloès,  croissent  et  fleurissent  au  milieu  de  corbeilles 
où  sont  réunies  une  multitude  de  plantes  remarquables  par  la 
beauté  de  leurs  fleurs  ou  par  la  coloration  de  leurs  feuillages;  les 
pelargonium,  les  campanules,  les  véroniques,  les  fuchsia,  une  foule 
de  labiées  et  de  composées,  les  bégonia,  les  gloxinia,  les  canna,  se 
groupent  en  massifs  élégans  et  touffus  dont  la  richesse  et  la  va- 
riété forment  un  coup  d'œil  éblouissant. 

Le  visiteur  qui  parcourt  ces  immenses  jardins  en  sort  toujours 
émerveillé;  mais  on  en  méconnaîtrait  le  caractère  principal,  si  l'on 
n'y  voyait  qu'une  œuvre  d'agrément.  Pour  bien  juger  de  l'entre- 
'  prise,  il  faut  pénétrer  dans  la  partie  du  jardin  où  se  font  plus  spé- 
cialement les  semis  et  les  essais  de  culture  des  plantes  utiles.  Des 
plates-bandes  nombreuses,  échelonnées  en  terrasses  et  isolées  par 
des  haies  ou  le  plus  souvent  entourées  d'un  rideau  peu  élevé  de 
thuyas,  recèlent  des  myriades  de  petites  plantes  qui  se  chauffent 
frileusement  au  soleil.  Chacun  de  ces  étroits  enclos  produit  l'im- 
pression d'une  foiôt  naine.  Les  semis  se  font  généralement  dans 
des  pots  remplis  de  terre,  et  le  végétal  naissant  n'est  planté  dans 
les  plates-bandes  que  lorsque  la  petite  tige  a  déjà  acquis  quelques 
centimètres  de  hauteur.  On  le  transplante  dans  la  campagne,  au 
point  où  il  doit  devenir  un  arbre,  lorsqu'il  paraît  assez  vigoureux. 
On  a  renoncé  aux  semis  sur  place  à  cause  des  rats,  qui  dévoraient 
les  graines  ou  rongeaient  les  jeunes  plantes. 

Le  nombre  des  arbres  élevés  ainsi  dans  les  jardins  de  Ponta-Del- 
gada  et  transplantés  ensuite  dans  les  différentes  parties  de  l'île  est 
presque  incalculable.  L'essence  de  beaucoup  la  plus  cultivée  est  le 
pin  maritime.  M.  José  do  Canto  en  plante  annuellement  plus  de 
'2  millions  d'individus;  son  frère,  M.  Ernest  do  Canto,  environ 
i  million  1/2,  et  les  autres  grands  propriétaires  des  quantités  ana- 
logues. Les  espèces  forestières  dont  la  culture  offre  ensuite  le  plus 
d'importance  sont  le  cryptomeria,  l'eucalyptus,  l'acacia  (1),  les  cy- 
près et  les  chênes.  Le  tulipier,  le  cuningliamia  sinensis,  les  thuya, 
les  cèdres,  le  genévrier  des  Bermudes,  les  araucaria,  le  palis- 
sandre, le  sapin,  l'orme,  le  noyer  d'Europe,  réussissent  très  bien 
aux  Açores  (2).  Sur  la  liste  des  essences  forestières  dont  la  culture 
a  été  essayée  par  M.  Ernest  do  Canto  figurent  86  espèces  de  pins, 
28  chênes,  36  acacias,  16  érables,  ih  cyprès,  7  sapins,  5  cryptomeria, 
10  châtaigniers,  8  eucalyptus,  6  casuarina,  etc.,  en  tout  environ 

(1)  Cryptomeria  japonica,  —  eucahjptits  robusta,  —  acacia  melanoxylon. 

(2)  Thuya  orienlalis,  cedrtis  robusta,  juniperus  bermudiana,  araucaria  excelsa, 
jacaranda  mitnosœfolia,  abies  pectinata,  ulmus  montana,  juglans  nijra. 


VOYAGES   GEOLOGIQUES.  8hb 

800  espèces  de  plantes  arborescentes.  Le  nombre  des  espèces  dont 
l'introduction  a  été  tentée  par  M.  José  do  Canto  est  encore  plus  con- 
sidérable. 

Parmi  les  essais  d'acclimatation  végétale  qui  ont  eu  lieu  aux 
Açores,  l'un  des  plus  intéressans  est  celui  des  quinquinas  de  la  Nou- 
velle-Grenade. Après  bien  des  efforts  infructueux,  M.  José  do  Canto 
a  reconnu  que  ces  arbres  se  développaient  très  bien  à  San-Miguel, 
à  la  condition  d'être  plantés  à  une  hauteur  d'environ  200  mètres 
au-dessus  du  niveau  de  la  mer  et  d'être  abrités  contre  la  violence 
des  vents.  Une  plantation  installée  dans  ces  conditions  près  du  pic 
de  Pedras  est  aujourd'hui  en  pleine  voie  de  prospérité.  Une  autre 
culture  tentée  également  avec  succès  est  celle  du  lin  de  la  Nou- 
velle-Zélande [plionnium  tenax).  Dans  quelques  années,  la  fibre 
textile  extraite  de  cette  plante  fera  concurrence  au  lin  du  pays. 
Enfin  l'arbrisseau  qui  fournit  le  thé  pousse  admirablement  dans 
les  jardins  de  Ponta-Delgada.  La  culture  en  est  facile;  il  ne  reste 
plus  qu'à  connaître  exactement  les  conditions  de  la  récolte  avant  de 
songer  à  le  multiplier  en  grand. 

Jusqu'à  présent,  le  pin  maritime,  le  laurier  des  Indes  et  le  peu- 
plier d'Europe  ont  seuls  fourni  le  bois  des  caisses  d'oranges;  mais 
ils  ne  tarderont  pas  à  être  remplacés  en  partie  par  le  cryptome- 
ria,  l'eucalyptus  et  l'acacia.  Il  existe  déjà  de  très  belles  plan- 
tations de  ces  trois  essences.  L'une  des  plus  anciennes,  celle  du 
lac  de  Congro,  a  été  commencée  il  y  a  vingt-sept  ans,  et  elle  ren- 
ferme des  eucalyptus  qui  ont  actuellement  environ  hO  mètres  d'é- 
lévation, et  des  cryptomeria  dont  la  hauteur  n'est  guère  moindre. 
Toutefois  le  pin  maritime  est  encore  l'arbre  qui  paraît  le  mieux 
convenir  au  climat  des  Açores  :  il  pousse  dans  les  endroits  les  plus 
stériles  et  les  plus  exposés  à  l'action  des  vents;  il  végète  très-bien 
près  du  niveau  de  la  mer  et  mieux  encore  à  des  altitudes  de  600 
à  800  mètres.  Un  arbre  de  cette  essence,  planté  il  y  a  cinquanTe 
ans  près  de  Pùbeira-Grande,  a  maintenant  atteint  une  hauteur  con- 
sidérable et  un  diamètre  de  i  mètre  20  centimètres.  L'écorce  de 
cet  arbre,  comme  celle  d'un  jeune  pin,  porte  encore  l'empreinte 
intacte  des  feuilles  qui  s'en  sont  détachées.  Le  pin  maritime  paraît 
du  reste  aussi  résineux  aux  Açores  que  sur  le  continent;  les  expé- 
riences faites  tout  récemment  à  ce  dernier  point  de  vue  sont  des 
plus  satisfaisantes.  Les  plantations  opérées  dans  certains  districts 
ponceux  de  San-Miguel  y  ont  complètement  modifié  la  nature  de 
la  végétation.  Autrefois  sur  les  ponces  s'étendait  une  couche  uni- 
forme et  épaisse  de  mousses  humides.  Les  racines  des  pins  ont 
traversé  un  lit  argileux  imperméable  étendu  sous  la  ponce;  ils  ont 
soutiré  l'humidité  qui  était  nécessaire  au  maintien  des  mousses,  et 


846  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

les  détritus  résineux  des  feuilles  tombées  ont  achevé  la  destruc- 
tion de  cette  végétation  cryptogamique. 

Deux  cultures  spéciales  ont  été  jadis  florissantes  aux  Açores  et  en 
ont  depuis  complètement  disparu.  La  première  est  celle  du  pastel 
{isatis  tinctoria).  Introduite  vers  l'an  1500  par  un  capitaine  do- 
nataire de  San-Miguel,  allié  à  la  famille  normande  des  Béiliencourt, 
elle  prit  bientôt  un  développement  rapide,  et  devint  l'origine  de 
grandes  fortunes.  Dans  le  milieu  du  xvi*  siècle,  on  exportait  ann 
nuellement  en  France,  en  Angleterre  et  dans  les  Flandres  environ 
10  millions  de  kilogrammes  de  la  précieuse  plante;  la  concurrence 
de  l'indigo,  doué  de  qualités  tinctoriales  supérieures,  vint  mettre 
un  terme  à  cette  prospérité,  et  en  1639  l'exportation  du  pastel 
cessa  complètement.  La  seconde  culture  également  disparue  des 
Açores  est  celle  de  la  canne  à  sucre;  elle  dut  céder  à  la  rivalité  du 
Brésil,  favorisé  à  la  fois  par  son  climat  et  par  les  règlemens  admi- 
nistratifs de  la  métropole.  La  rareté  de  plus  en  plus  grande  du 
combustible  nécessaire  à  l'évaporation  des  sirops  fut  aussi  une  cause 
très  puissante  de  la  ruine  de  cette  industrie. 

Pendant  près  de  deux  siècles,  l'agriculture  proprement  dite  fut  à 
peu  près  l'unique  ressource  des  Açoriens,  encore  était-elle  entra- 
vée par  une  foule  de  lois  et  d'usages  nationaux.  La  plus  grande 
portion  du  sol  était  la  propriété  des  couvens  ou  faisait  partie  de 
majorais  possédés  par  une  noblesse  inactive.  La  dîme  pesait  lourde- 
ment sur  le  laboureur.  De  fortes  taxes  et  quelquefois  même  des  rè- 
glemens prohibitifs  arrêtaient  l'exportation.  Le  produit  des  impôts 
était  transporté  à  Lisbonne  et  employé  à  régler  les  dépenses  du 
gouvernement  sans  qu'aucun  avantage  immédiat  en  résultât  pour 
la  colonie.  Ces  abus  ont  cessé.  La  fermeture  des  couvens,  l'assimi- 
lation des  Açores  aux  provinces  continentales  du  Portugal,  la  sup- 
pression des  majorats,  ont  ouvert  aussitôt  une  ère  nouvelle  de  pro- 
spérité. Cependant  il  reste  encore  des  traces  nombreuses  de  l'état 
de  choses  antérieur.  La  suppression  des  majorats  est  d'ailleurs  toute 
récente,  et  les  bons  efl'ets  de  cette  mesure  n'ont  pas  encore  eu  le 
temps  de  se  produire. 

La  configuration  très  accidentée  du  sol  et  la  difficulté  des  voies 
de  communication  impliquent  la  division  des  régions  agricoles  des 
îles  en  petites  propriétés.  C'est  en  eflet  ce  qui  est  arrivé  tout  natu- 
rellement dans  les  parties  qui  n'étaient  pas  défendues  par  la  loi  des 
majorats.  Les  possesseurs  des  grands  domaines  eux-mêmes  n'ont 
du  reste  jamais  songé  à  créer  de  vastes  fermes;  ils  ont  loué  par  pe- 
tits lots  les  parties  labourables  de  leurs  propriétés,  assurés  d'en  ti- 
rer ainsi  un  meilleur  revenu.  Avec  la  législation  actuelle,  il  arrivera 
infailliblement  aux  Açores  ce  qui  se  produit  toujours  en  pareil  cas, 


YOYAGES   GÉOLOGIQUES.  8^7 

c'est  que  peu  à  peu  le  fermier  se  substitue  au  propriétaire  primitif, 
et  que  les  champs  finissent  par  devenir  la  possession  de  celui  qui  les 
arrose  de  ses  sueurs.  Une  autre  raison  qui  a  déjà  contribué  à  favo- 
riser le  développement  de  la  petite  propriété  est  l'absence  de  cours 
d'eau  nécessaires  à  l'entretien  des  prairies  naturelles.  Les  pâturages 
sont  possibles  sur  les  sommités,  grâce  à  l'humidiié  bienfaisante 
qui  y  règne  perpétuellement;  mais  à  des  niveaux  plus  bas  le  ter- 
rain sec  et  poreux  n'est  propre  qu'au  labourage,  où  le  travail  de 
l'homme  remplit  le  premier  rôle. 

La  culture  principalement  pratiquée  est  celle  du  maïs  :  l'ense- 
mencement se  fait  de  février  à  mai,  et  la  récolte  en  septembre.  Les 
épis,  une  fois  récoltés,  sont  mis  à  sécher  au  soleil  le  long  d'un  fais- 
ceau de  perches  ou  suspendus  dans  le  même  dessein  à  des  peupliers 
dont  les  rameaux  ont  été  réduits  à  l'état  de  moignons  difformes. 
San-Miguel  et  San-Jorge  produisent  aussi  beacoup  de  froment. 
L'orge,  que  l'on  sème  fréquemment,  est  coupée  d'ordinaire  avant 
maturité  pour  servir  de  fourrage.  Une  culture  très  répandue  est 
celle  de  l'igname.  Cette  plante,  dont  les  amples  feuilles  servent 
souvent  en  France  à  l'ornement  des  massifs  de  verdure  des  jar- 
dins publics,  fournit  un  tubercule  allongé,  grisâtre,  qui  est  un  ex- 
cellent aliment.  Les  terrains  humides  lui  sont  surtout  favorables; 
on  la  cultive  jusque  dans  la  région  des  brumes.  Sur  les  bords  de  la 
rivière  chaude  de  Furnas,  elle  végète  avec  vigueur  dans  des  champs 
inondés  perpétuellement  par  un  courant  d'eau  tiède.  La  pomme  de 
terre,  la  patate,  sont  cultivées  aussi,  mais  en  moindres  proportions. 
Le  pois,  la  fève,  le  haricot,  le  lupin,  sont  très  répandus.  Le  lupin 
joue  un  très  grand  rôle  dans  l'agriculture  açorienne.  Le  sol  volca- 
nique des  îles  fournit  spontanément  aux  plantes  la  silice,  le  sel  de 
potasse  et  les  phosphates  dont  elles  ont  besoin  pour  se  développer; 
s'il  contenait  en  outre  une  matière  azotée  décomposable  dans  l'acte 
de  la  végétation,  l'addition  d'engrais  serait  presque  superflue.  Or  le 
lupin  arrivé  à  maturité  est  précisément  riche  en  élémens  azotés; 
il  suffit  donc  de  l'arracher  et  de  l'enfouir  pour  compléter  l'engrais 
naturel  du  terrain.  Cette  opération,  très  en  vogue  aux  Açores,  se 
trouve  ainsi  rationnellement  expliquée  et  justifiée.  L'addition  du 
fumier  ou  d'autres  engrais  ne  fait,  bien  entendu,  qu'augmenter  les 
facultés  productives  du  sol;  mais,  lors  même  qu'on  n'ajoute  aucune 
de  ces  substances  fertilisantes,  la  fécondité  de  la  terre  est  telle  que 
sans  assolement,  sans  repos,  sans  autre  amendement  que  les  tiges 
de  lupin  enfouies,  elle  donne  généralement  deux  récoites  par  an. 
Les  melons,  les  concombres,  les  potirons  et  les  autres  fruits  de  la 
famille  des  cucurbitacées,  qui  ne  réussissent  en  France  qu'à  grand 
renfort  de  fumier,  prospèrent  aux  Açores  sans  fumure  spéciale.  En 


8i8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

revanche,  si  l'on  excepte  le  figuier  et  l'abricotier,  la  plupart  de  nos 
arbres  et  de  nos  arbrisseaux  à  fruits  viennent  mal  sous  ce  climat 
trop  doux  et  trop  égal.  On  a  maintes  fois  essayé  sans  succès  d'ac- 
climater les  groseilliers;  ils  demeurent  improductifs  et  dépérissent. 
Les  pommiers  et  les  poiriers  appartenant  aux  meilleures  variétés 
ne  donnent  que  des  fruits  chétifs  et  rabougris.  Le  cerisier,  le  pru- 
nier, ne  végètent  guère  mieux  (1).  Les  fruits  communs  sont,  outre 
la  figue,  l'orange  et  l'abricot,  la  banane,  le  limon,  le  citron,  la  nèfle 
du  Japon  et  la  grenade. 

On  commence  aussi  à  cultiver  avec  succès,  comme  espèces  fruc- 
tifères, le  goyavier,  le  jambosier,  Veugenia  uniflora^  le  maracujo 
{passiflora  edulis).  Une  culture  qui  pendant  longtemps  a  été  sim- 
plement un  luxe,  et  qui  maintenant  tend  à  devenir  l'objet  d'un 
grand  commerce,  est  celle  de  l'ananas.  Aux  Açores,  l'ananas  vit 
très  bien  en  pleine  terre;  mais  pour  acquérir  un  volume  notable  et 
la  saveur  excellente  qui  fait  toute  sa  valeur,  il  doit  être  élevé  sous 
des  abris  de  verre.  Dans  plusieurs  des  grands  jardins  de  Ponta- 
Delgada,  on  a  construit  dans  ce  dessein  d'immenses  galeries  vitrées, 
et  de  simples  agriculteurs,  imitant  l'exemple  des  grands  proprié- 
taires, bâtissent  maintenant  des  serres  dont  la  dépense  de  construc- 
tion est,  dit-on,  couverte  dès  la  première  année  par  le  produit  des 
plantes  qu'on  y  élève.  Les  registres  de  la  douane  de  San-Miguel 
constatent  que,  dans  le  courant  de  l'année  dernière,  on  a  importé 
dans  l'île  2,000  caisses  de  carreaux  de  verre  destinés  à  cet  usage. 
Les  bateaux  à  vapeur  qui  opèrent  le  transport  des  oranges  en  An- 
gleterre servent  en  même  temps  à  l'exportation  des  ananas. 

Le  lin  est  la  seule  plante  industrielle  cultivée  en  grand  aux 
Açores;  elle  est  pour  le  pays  une  source  de  bénéfices  importans.  Le 
coton  mûrit  bien  et  donne  un  duvet  de  bonne  qualité;  malgré 
cela,  on  n'en  a  pas  encore  essayé  la  culture  d'une  manière  suivie. 
Le  cabellinho  {dicksonia  culcila),  fougère  très  belle,  commune  dans 
les  parties  hautes  de  toutes  les  îles  de  l'archipel,  fournit  une  matière 
soyeuse  et  dorée  que  l'on  emploie  pour  rembourrer  les  matelas  et 
les  oreillers.  Cette  substance  fine  et  moelleuse  entoure  la  base  de 
la  plante  au  niveau  du  collet  de  la  racine.  En  J860,  un  bon  mate- 
las de  cabell'inho  coûtait  environ  6  francs.  Cette  fougère  s'expor- 
tait autrefois  en  assez  grande  quantité  en  Portugal  et  au  Brésil, 
mais  elle  commence  à  devenir  rare. 

(l)  Une  de  nos  plus  belles  plantes  florifères,  le  lilas,  ne  résiste  pas  non  plus  au  cli- 
mat énervant  des  Açores.  On  n'a  pu  arriver  à  lui  faii'e  produire  quelques  grappes  de 
llcurs  qu'on  la  cultivant  dans  l'une  des  parties  les  plus  froides  de  San-Miguel. 


« 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  849 

III. 

Le  plus  grand  fléau  de  l'agriculture  aux  Açores  est  la  multitude 
innombrable  d'oiseaux  granivores  qui  y  séjournent.  Après  la  récolte 
des  céréales,  ces  oiseaux  trouvent  une  subsistance  assurée  dans  les 
baies  et  les  autres  fruits  que  leur  offrent  en  abondance  les  arbris- 
seaux sauvages.  Au  moment  de  la  maturité  des  blés,  l'avidité  de 
ces  ennemis  des  moissons  est  telle  qu'il  faut  employer  contre  eux 
de  véritables  moyens  de  défense.  A  San- Jorge,  on  se  contente  de 
faire  sentinelle  jour  et  nuit,  et  de  les  éloigner  en  faisant  du  bruit. 
Dans  chaque  champ  s'élève  un  monticule  de  roches  ou  de  bran- 
chages sur  lequel  se  tient  ordinairement  une  femme  ou  un  enfant 
qui  agitent  des  crécelles  et  poussent  des  cris  bizarres.  A  San-Mi- 
guel,  on  a  été  plus  loin  :  on  a  proscrit  cinq  des  espèces  qui  causaient 
le  plus  de  ravages,  le  merle,  le  bouvreuil,  le  rouge-gorge  et  deux 
pinsons  (l).  Chaque  douzaine  de  becs  dûment  représentés  donne 
droit,  dit  Morelet,  à  une  gratification  d'environ  12  centimes.  La  dé- 
pense totale  faite  chaque  année  en  rémunérations  de  ce  genre  s'é- 
lève pour  File  de  San -Miguel  à  environ  3,500  francs;  elle  est 
acquittée  par  les  propriétaires  proportionnellement  à  l'étendue  de 
leurs  cultures. 

Les  oiseaux  étaient  déjà  extrêmement  nombreux  aux  Açores  lors  de 
la  découverte  de  ces  îles.  Le  nom  donné  à  l'archipel  par  les  premiers 
explorateurs  vient  de  la  buse  {falco  biitea),  que  l'on  prit  pour  le 
milan,  açor  en  portugais.  Dans  les  récits  que  nous  ont  laissés  les 
contemporains,  il  est  souvent  question  de  la  multitude  et  de  la  fa- 
miliarité des  oiseaux  au  moment  de  l'arrivée  des  Européens.  Un 
siècle  plus  tard,  Fructuoso  dans  sa  chronique  s'extasie  sur  la  déli- 
cieuse mélodie  que  l'on  entend  sans  cesse  dans  les  bois  de  San- 
Miguel,  et  décrit  dans  son  langage  naïf  les  charmes  d'un  concert 
dont  les  chanteurs  sont  le  pinson,  le  serin,  le  toutinegro  (2),  le 
merle  et  la  tourterelle.  Le  nombre  total  des  espèces  d'oiseaux  trou- 
vées aux  Açores  est  de  53;  sur  ce  chiffre,  15  espèces  doivent  être 
regardées  comme  véritablement  étrangères,  les  individus  qui  les  re- 
présentent n'ayant  été  rencontrés  qu'accidentellement  dans  ces  pa- 
rages. Sur  les  38  espèces  restantes,  18  ou  20  seulement  vivent  dans 
l'intérieur  des  terres.  Parmi  ces  dernières,  il  n'y  en  a  que  trois  qui 
diffèrent  assez  de  leurs  types  européens  pour  qu'on  ait  songé  à  en 
faire  des  espèces  distinctes  (3).  La  faune  ornithologique  des  Açores 

(1)  Afelro  {turdus  merula),  prioîo  {pyrrhula  vulgaris),  mnagreira  {rubecula  erytha- 
tus),  tintilhâo  {fringilla  canariensis)  et  canario  {fringilla  serinus). 

(2)  Sylvia  alricapilla. 

(3)  Ces  trois  espèces  sont  :  pyrrhula  murina  (Godman)  ou  coccinea  (Drouct  et  Mo- 
TOMB  civ.  —  1873.  54 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  donc,  comme  sa  flore,  un  cachet  essentiellement  européen.  Un 
seul  des  oiseaux  qui  en  font  partie  doit  être  rattaché  à  l'Amérique, 
c'est  un  thalassidrome,  oiseau  de  haute  mer,  qui  fréquente  particu- 
lièrement la  région  nord-ouest  de  l'Atlaniique.  Cependant,  si  les 
oiseaux  des  Açores  peuvent  être  rapportés  à  des  espèces  d'Eu- 
rope, on  doit  remarquer  qu'ils  se  montrent  toujours  à  l'état  de 
variétés  plus  ou  moins  éloignées  des  types  fondamentaux  ;  ils  dif- 
fèrent généralement  de  leurs  congénères  de  l'ancien  continent 
par  leur  plumage  plus  foncé,  par  leur  bec  et  leui^  jambes  plus 
robustes.  JNotons  aussi  que  la  distribution  des  oiseaux  entre  les  di- 
vers gréupes  de  l'archipel  offre  les  mêmes  particularités  que  la  dis- 
tribution des  plantes.  Dans  le  groupe  insulaire  oriental,  on  en  a 
recueilli  liO  espèces,  36  dans  le  groupe  moyen,  29  dans  le  groupe 
occidental;  le  nombre  des  espèces  diminue  donc  de  l'est  à  l'ouest, 
à  mesure  qu'on  s'éloigne  de  l'Europe. 

Les  espèces  qui  figurent  comme  gibier  sur  les  marchés  sont  la 
bécasse,  la  perdrix  rouge,  la  caille,  le  pigeon  ramier,  la  bécassine  et 
quelques  palmipèdes.  La  caille,  très  abondante  à  San-Miguel  de- 
puis novembre  jusqu'en  mars,  est  maigre;  elle  n'a  aucune  des  qua- 
lités alimentaires  qui  distinguent  les  individus  de  cette  espèce  que 
l'on  chasse  en  France.  La  perdrix  rouge,  assez  commune  à  Santa- 
Maria,  a  été  introduite  aux  Açores  par  Ruy  Gonçalès  de  Caméra,  le 
même  auquel  on  doit  la  culture  du  pastel.  On  rapporte  que  ce  ca- 
pitaine donataire  avait  importé  aussi  la  gelinotte,  qui  a  disparu 
depuis. 

La  considération  de  la  classe  des  insectes  conduit,  relativement 
aux  affinités  de  la  faune,  à  des  résultats  analogues  à  ceux  qui  ont 
été  précédemment  déduits  de  l'examen  des  oiseaux  :  212  espèces  de 
coléoptères  ont  été  trouvées  aux  Açores;  sur  ce  nombre,  175  es- 
pèces sont  européennes  et  pour  la  plupart  identiques  à  des  espèces 
du  centre  de  la  France;  un  petit  nombre  seulement  habite  nos  dé- 
partemens  méridionaux.  «  En  les  voyant  rangés  dans  les  vitrines 
d'une  collection,  on  pourrait  penser,  dit  Drouet,  que,  sauf  quelques 
exceptions,  tous  ces  insectes  proviennent  d'une  chasse  aux  envi- 
rons de  Lyon,  Troyes  ou  Dijon.  »  Parmi  les  37  espèces  qui  restent, 
19  se  rencontrent  à  Madère,  aux  Canaries  ou  dans  ces  deux  archi- 
pels à  la  fois;  3  appartiennent  à  l'Amérique  du  Sud,  une  à  Mada- 
gascar; 14  n'ont  pas  encore  été  observées  en  dehors  des  Açores  (1). 
Tous  les  lépidoptères  diurnes,  sauf  un  seul,  sont  européens.  L'es 

relet),  fringilla  tintillon,  serinus  canarius.  Ces  deux  dernières  espèces  sont,  d'après 
Godman,  identiques  à  des  espèces  de  Madère  et  des  Canaries.  D'après  Pucheran,  l'as- 
similation ne  saurait  se  faire  que  pour  la  dernière. 

(1)  Les  espèces  américaines  sont  les  suivantes  :  œoJtis  nieUiculus,  monocrepidius 
posticus,  tœniotes  scalaris:  l'espèce  africaine  est  Velastrus  dolosus. 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES,  851 

pèce  qui  fait  exception  est  le  Banaîs  archippm,  qui  se  montre 
dans  les  parties  centrale  et  septentrionale  de  l'Amérique.  Ce  que 
l'on  connaît  des  insectes  açoriens  les  rattache  donc  aussi  à  la  faune 
de  l'Europe.  Il  en  est  de  même  pour  les  crustacés  terrestres  et  les 
myriapodes;  même  conclusion  encore  pour  les  mollusques  ter- 
restres. L'important  travail  de  MM.  Morelet  et  Drouet  fournit  des 
documens  nombreux  et  précis  sur  les  relations  spécifiques  de  ce 
groupe  zoologique.  Un  premier  fait  signalé  par  ces  naturalistes 
est  l'absence  de  toute  espèce  lluviatile  aux  Açores.  Cette  don- 
née capitale  est  le  pendant  du  fait  si  singulier  de  l'absence  des 
mammifères,  des  poissons  d'eau  douce,  des  reptiles  et  des  batra- 
ciens indigènes.  Les  recherches  les  plus  minutieuses  n'ont  pas 
amené  la  découverte  du  plus  petit  mollusque,  ni  dans  les  lacs,  ni 
dans  les  marécages,  ni  dans  les  cours  d'eau,  ni  dans  les  petites  fon- 
taines des  régions  montagneuses,  qui  sont  si  nombreuses  et  jamais 
complètement  à  sec.  A  part  la  grenouille,  dont  l'introduction  est 
toute  récente,  l'anguille  et  le  cyprin,  dont  l'importation  me  paraît 
également  certaine,  les  eaux  douces  des  Açores  ne  contiennent 
d'autres  organismes  vivans  que  quelques  larves  d'insectes  et  quel- 
ques plantes  aquatiques.  Avant  l'arrivée  des  Européens,  la  vie  ani- 
male devait  y  être  à  peu  près  nulle.  Cette  lacune  est  d'autant  plus 
étonnante  qu'aux  Madères  et  aux  Canaries  les  mollusques  d'eau 
douce  abondent. 

Les  mollusques  terrestres  des  Açores  appartiennent  à  69  espèces, 
dont  26  se  rattachent  à  la  faune  d'Europe,  11  à  celle  de  Madère  et 
des  Canaries,  32,  c'est-à-dire  environ  la  moitié,  sont  propres  au 
pays.  C'est  donc  encore  avec  l'Europe  que  les  affinités  zoologiques 
sont  le  mieux  marquées.  Le  chiffre  total  de  69  espèces  paraît  bien 
faible,  si  on  réfléchit  combien  le  climat  doux  et  humide  des  Açores 
est  en  harmonie  avec  l'organisation  d'animaux  dont  le  corps  est 
mou  et  dont  la  respiration  se  fait  à  l'aide  de  délicates  membranes 
superficielles.  Cette  faune  semble  encore  plus  pauvre,  si  on  la  com- 
pare à  celle  des  deux  archipels  voisins. 

Sous  un  ciel  tempéré  et  au  milieu  d'une  atmosphère  humide 
comme  celle  des  Açores,  on  pourrait  croire  que  les  mollusques  ter- 
restres sont  actifs  et  se  montrent  souvent  en  dehors.  Après  les 
pluies  d'été,  on  sait  combien  nos  escargots  et  nos  limaces  aiment 
à  entrer  en  campagne;  on  est  donc  étonné  de  voir  les  habitudes 
casanières  des  animaux  des  mêmes  familles  aux  Açores.  A  l'ex- 
ception de  quelques  héUces,  qui  se  fixent  contre  les  murs  ou  adhè- 
rent aux  plantes,  tous  les  autres  se  tiennent  cachés  pendant  le 
jour,  immobiles  sous  les  pierres,  sous  les  feuilles  sèches,  au  pied 
des  broussailles  ou  sur  les  tiges  basses  des  végétaux.  Quelques 
bulimes  et  certaines  hélices  possèdent  seules  une  taille  notable  et 


852  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  brillante  coloration.  Généralement  la  coquille  des  mollusques 
terrestres  açoriens  est  mince,  fragile  et  transparente.  Les  rares  es- 
pèces qui  ont  une  coquille  épaisse  sont  identiques  à  des  espèces  du 
continent  :  elles  sont  cantonnées  dans  le  voisinage  des  ports  de 
débarquement  les  plus  fréquentés.  Il  y  a  tout  lieu  de  supposer 
qu'elles  sont  d'introduction  relativement  récente.  La  ténuité  de  la 
coquille  est  un  caractère  de  variété  que  l'on  peut  considérer  comme 
appartenant  à  tous  les  mollusques  terrestres  de  la  faune  vérita- 
blement açorienne.  La  cause  principale  de  cette  particularité  est 
sans  doute  la  composition  du  sol  du  pays.  Les  roches  volcaniques 
qui  le  constituent  exclusivement  ne  contiennent  que  de  petites  quan- 
tités de  chaux  ;  encore  cette  substance  y  est-elle  à  l'état  de  com- 
binaisons éminemment  stables.  Les  mollusques  ne  peuvent  donc  y 
puiser  directement,  comme  dans  les  terrains  calcaires,  la  chaux 
nécessaire  à  l'épaississement  de  leur  test:  dès  lors  il  n'est  pas  éton- 
nant que  leur  coquille  soit  mince  et  fragile.  Aux  Arores,  on  peut 
voir  d'ailleurs  une  preuve  évidente  de  l'influence  du  sol  sur  le  dé- 
veloppement du  test  des  mollusques.  La  même  espèce,  lorsqu'elle 
est  commune  à  Santa-Maria  et  à  San-Mignel,  possède  une  enve- 
loppe plus  épaisse,  plus  opaque  et  plus  colorée  dans  la  dernière  de 
ces  deux  îles,  qui  est,  comme  je  l'ai  déjà  indiqué,  dotée  de  forma- 
tions calcaires. 

La  distribution  des  mollusques  terrestres  dans  les  trois  groupes 
d'îles  de  l'archipel  açorien  est  semblable  à  celle  des  autres  subdi- 
visions du  règne  animal.  Le  plus  grand  nombre  des  espèces  se 
trouve  dans  le  groupe  oriental,  et  le  plus  petit  dans  le  groupe  de 
l'ouest.  Les  espèces  communes  avec  l'Europe  ou  avec  Madère  et  les 
Canaries  sont  répandues  d'une  extrémité  à  l'autre  de  l'archipel, 
tandis  que  celles  qui  sont  propres  au  pays  sont  plus  ou  moins  limi- 
tées dans  leur  expansion.  Les  premières  habitent  en  général  la  li- 
sière maritime,  les  autres  au  contraire  vivent  presque  toutes  sur  la 
pente  des  montagnes,  à  l'ombre  des  bruyères  et  des  myrsines;  plu- 
sieurs espèces,  notamment  quelques  hélices,  ne  se  rencontrent  que 
dans  certaines  circonscriptions  très  limitées  dans  l'intérieur  des 
îles.  Les  mollusques  terrestres  que  l'on  rencontre  encore  à  une 
altitude  supérieure  à  1,000  mètres  appartiennent  à  de  petites  es- 
pèces; on  les  trouve  au  milieu  des  mousses  et  des  plantes  herba- 
cées qui  revêtent  ces  hauteurs. 

Les  mollusques  marins  sont  peu  nombreux  et  en  général  de  petite 
taille  dans  les  parages  des  Açores.  Les  bivalves  surtout  sont  rares.  Ce 
fait  tient  en  première  ligne  à  la  configuration  du  sol.  Les  plateaux 
de  soude  sur  lesquels  reposent  les  îles  sont  très  étroits;  les  côtes 
sont  généralement  bordées  de  falaises  abruptes  et  sans  découpures. 
Les  baies  peu  profondes  dans  lesquelles  les  mollusques  acéphales 


VOYAGES    GÉOLOGIQUES.  853 

peuvent  vivre  enfoncés  dans  le  sable  ou  dans  la  vase  sont  tout  à  fait 
exceptionnelles.  La  violence  fréquente  des  mouvemens  de  la  mer  fait 
que  l'on  ne  rencontre,  appliquées  contre  les  rochers,  ni  les  espèces 
qui  se  fixent  par  un  byssus  comme  la  moule,  ni  celles  qui  adhèrent 
directement  comme  l'huître.  Les  mollusques  lithophages  font  éga- 
lement défaut;  la  dureté  des  laves  n'est  cependant  pas  un  obstacle 
insurmontable  au  travail  de  ces  animaux,  car  sur  d'autres  côtes  ces 
mollusques  creusent  et  perforent  des  roches  quartzeuses  incompara- 
blement plus  résistantes  que  les  roches  volcaniques.  Drouet  et  Mo- 
relet  ont  recueilli  75  espèces  de  mollusques  marins  aux  environs  des 
Açores.  Quelques-unes  de  ces  espèces  sont  propres  à  l'archipel  aço- 
rien,  mais  la  plupart  sont  très  voisines  d'espèces  de  la  Méditerranée, 
de  Madère  et  des  Canaries  ou  même  des  Antilles.  Il  est  à  remorquer 
qu'aucun  des  mollusques  les  plus  caractéristiques  de  !a  faune  ma- 
rine du  Portugal  ne  figure  sur  la  liste  en  question.  Le  genre  le  plus 
commun  aux  Açores  est  la  patelle,  dont  on  distingue  plusieurs  es- 
pèces. Fixées  solidement  contre  les  rochers  par  une  masse  muscu- 
laire qui  fait  l'ofTice  de  ventouse,  protégées  par  leur  coquille  co- 
nique peu  saillante,  les  patelles  résistent  au  choc  des  vagues.  Les 
récifs  les  plus  exposés  aux  fureurs  de  l'océan  en  sont  couverts.  On 
les  détache  facilement  avec  la  lame  d'un  couteau  glissée  entre  la 
coquille  et  le  rocher;  les  pauvres  gens  en  font  une  assez  grande 
consommation.  Un  crustacé  appartenant  au  groupe  des  balanes  et 
désigné  dans  le  pays  sous  le  nom  de  craca  fournit  un  aliment  plus 
recherché;  mais  son  test  solide  et  résistant  adhère  avec  une  telle 
force  au  rocher  que  pour  l'obtenir  il  faut  briser  la  pierre  à  grands 
coups  de  marteau. 

La  mer  est  très  poissonneuse  autour  des  Açores.  Le  marché  de 
Ponta  Delgada  est  presque  toujours  abondamment  fourni  d'une 
foule  de  poissons  de  forjrie  et  de  taille  variées.  Le  nombre  des  es- 
pèces désignées  par  des  noms  vulgaires  s'élève  à  plus  de  soixante. 
Cependant  les  pleuronectes  manquent  à  peu  près  complètement. 
On  ne  voit  ni  sole,  ni  turbot,  ni  aucun  de  ces  poissons  plats  qui 
sont  si  abondans  sur  les  côtes  de  notre  continent.  Ces  espèces,  ap- 
pelées par  leur  nature  à  vivre  enfoncées  dans  le  sable  des  plages, 
font  naturellement  défaut  aux  alentours  d'îles  à  contours  abrupts 
qu'environne  une  ceinture  de  récifs  ou  de  rocailles. 

Parmi  les  espèces  que  l'on  pêche  près  des  Açores,  quelques-unes 
se  rencontrent  spécialement  dans  tel  ou  tel  parage,  où  elles  sem- 
blent attirées  par  l'exposition  de  la  côte,  par  la  direction  ordinaire 
des  courans  marins  -ou  par  d'autres  causes  moins  faciles  à  appré- 
cier. Ainsi  le  mugem  [mugil  chela)  fréquente  surtout  le  littoral  sep- 
tentrional de  San-Miguel;  la  murène  recherche  de  préférence  les 
abords  de  la  côte  sud;  le  cherne  [polyprion  cernite),  qui  atteint  de 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grandes  dimensions,  hante  les  bas-fonds  situés  assez  loin  des  îles. 
Les  pêcheurs  de  San-Miguel  n'entreprennent  la  poursuite  de  ce  pois- 
son que  durant  la  belle  saison  et  par  un  temps  très  sûr;  d'après 
M.  Morelet,  on  le  rencontre  également  au  large,  sous  les  vieux  bois 
couverts  d'anaiifs  et  de  balanes  qui  flottent  à  la  surface  de  l'Océan. 

Beaucoup  de  poissons  n'apparaissent  que  dans  certaines  saisons, 
et  arrivent  alors  parfois  en  bandes  innombrables.  Une  des  plus 
belles  parmi  ces  espèces  voyageuses  est  la  bonite.  Ces  scombres  se 
montrent  par  milliers  au  commencement  de  l'automne;  devant  eux 
fuient  des  troupes  de  chicharros  [caranx  tradmrus)  au  ventre  ar- 
genté, au  dos  d'un  vertd'émeraude,  qui  frétillent  près  de  la  surface 
de  l'eau.  Durant  les  temps  calmes,  quand  une  bri^e  à  peine  sen- 
sible fait  avancer  lentement  la  barque  sur  laquelle  on  navigue  entre 
les  îles,  on  est  souvent  escorté  pendant  des  jours  entiers  par  des 
bataillons  de  bonites,  qui  s'allongent  près  de  l'arrière  du  bateau, 
et  font  miroiter  au  soleil  la  nacre  de  leurs  écailles.  Autrefois  la  bo- 
nite aflluait  en  si  grande  quantité  dans  les  eaux  des  Açores  qu'on 
la  vendait  à  raison  de  10  ou  15  centimes  la  pièce  sur  le  marché  de 
Ponta-Delgada.  Dans  certaines  années,  la  pêche  de  ce  poisson  a 
môme  été  tellement  abondante  que  les  agriculteurs  l'ont  employé 
comme  engrais;  mais  depuis  quelque  temps  déjà  le  passage  s'en 
est  ralenti,  et  les  gens  du  pays,  naturellement  enclins  à  la  supersti- 
tion, n'ont  pas  manqué  d'y  voir  une  punition  divine  du  crimmel 
abus  dont  les  cultivateurs  s'étaient  rendus  coupables. 

Le  thon,  assez  commun,  est  peu  estimé  comme  aliment;  il  ne 
figure  que  sur  la  table  des  pauvres.  11  se  pêche  avec  des  lignes 
très  longues  munies  de  forts  hameçons;  on  le  prend  aussi  à  l'aide 
du  harpon.  Les  pêcheurs  açoriens  se  servent  fort  habilement  de 
cet  instrument,  c'esi  pourquoi  parmi  les  hommes  de  l'équipage  des 
baleiniers  américains  il  est  rare  qu'on  ne  voie  pas  figurer  quelque 
harponneur  indigène.  La  pèche  du  cachalot  occupait  naguère  un 
grand  nombre  de  navires  américains  fins  voiliers,  qui  pendant 
l'été  sillonnaient  les  parages  maritimes  des  Açores.  La  poursuite 
acharnée  exercée  contre  ces  cétacés  en  a  considérablement  réduit 
le  nombre,  ou  au  moins  elle  les  a  tellement  dispersés  qu'elle  est  de- 
venue beaucoup  moins  fructueuse.  Par  suite,  cette  industrie  s'est 
notablement  ralentie;  le  nombre  des  navires  qui  la  pratiquent  di- 
minue chaque  année.  D'autres  cétacés,  particulièrement  le  mar- 
souin commun,  sont  encore  en  butte  aux  coups  meurtriers  du  har- 
pon. Le  marsouin  est  assez  fréquent  dans  les  eaux  des  Açores; 
dans  les  diverses  traversées  que  j'ai  faites  entre  le  Portugal  et 
San-Miguel,  j'ai  eu  chaque  fois  l'occasion  d'en  voir  des  troupeaux 
bondissans  et  se  jouant  autour  du  bateau  à  vapeur.  Morelet  signale 
encore  un  autre  cétacé  commun  aux  environs  des  Açores  du  mois 


VOYAGES   GEOLOGIQUES.  855 

de  juin  au  mois  d'octobre,  et  désigné  par  les  p:ens  du  pays  sous  le 
nom  de  tomnha.  «  Les  pêcheurs,  dit-il,  en  prennent  parfois  un 
grand  nombre  en  s'associant  pour  mettre  leurs  filets  en  commun. 
Emprisonnées  dans  une  enceinte  qui  se  rétrécit  peu  à  peu,  des 
bandes  entières  de  ce  dauphin  sont  entraînées  vers  le  rivage,  et 
viennent  échouer  dans  quelque  petite  crique  où  on  les  assomme.  » 
L'ensemble  des  faits  qui  viennent  d'êlre  exposés  conduit  à  des 
conclusions  d'une  grande  importance  sur  la  manière  dont  les  Açores 
se  sont  peuplées,  sur  le  mode  d'introduction  que  la  nature  a  em- 
ployé pour  y  faire  pénétrer  la  vie;  toutefois,  avant  d'entrer  dans 
l'examen  des  diverses  opinions  émises  sur  cette  grave  question,  je 
dois  faire  connaître  les  données  que  la  géologie  apporte  pour  la 
solution  du  problème.  A  la  vérité,  ces  données  sont  bien  faibles, 
mais  un  débat  aussi  élevé  exige  qu'aucun  appoint  ne  soit  né- 
gligé. 

IV. 

L'examen  intrinsèque  des  roches  d'un  pays  volcanique  peut  pro- 
curer, comme  nous  l'avons  dit,  certains  renseignemens  sur  le  degré 
d'ancienneté  des  éruptions  qui  ont  formé  le  sol  de  la  contrée,  lors 
même  qu'aucune  assise  sédimentaire  ne  se  trouve  en  contact  vi- 
sible avec  les  laves;  pourtant  on  n'arrive  à  en  fixer  l'âge  avec  quel- 
que certitude  que  lorsque  l'on  peut  assigner  la  position  des  roches 
volcaniques  par  rapport  à  des  dépôts  stratifiés  fossilifères.  Les 
pétrifications  contenues  dans  une  assise  sédimentaire  en  déter- 
minent généralement  la  date;  par  conséquent,  si  un  banc  de  lave 
repose  entre  deux  couches  renfermant  des  fossiles,  l'époque  géo- 
logique où  il  s'est  formé  se  trouvera  par  cela  même  établie  sûre- 
ment. Ces  conditions  favorables  sont  en  partie  réalisées  dans  la 
petite  île  de  Santa-Maria,  l'une  des  Açores.  En  plusieurs  points, 
des  tufs  calcaires,  les  uns  à  gros  fragmens,  les  autres  à  grains  tel- 
lement fins  qu'ils  ressemblent  à  des  calcaires  purs,  s'y  observent 
au  milieu  de  coulées  de  lave  et  de  couches  de  conglomérats.  Ces 
tufs  se  montrent  à  diverses  hauteurs  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer,  et  affectent  des  inclinaisons  variées.  Ceux  qui  occupent  le  ni- 
veau le  plus  élevé  apparaissent  à  des  altitudes  de  60  à  80  mètres; 
ils  renferment  un  grand  nombre  de  coquilles  marines,  entières  ou 
réduites  en  fragmens.  Bronn  et  Mayer,  à  qui  on  doit  l'étude  d-e  ces 
débris,  les  ont  rapportés  à  différentes  espèces  de  mollusques.  Les 
unes  sont  identiques  à  des  espèces  du  terrain  tertiaire  des  bassins 
de  Bordeaux  ou  de  Vienne,  d'autres  peuvent  être  assimilées  à  des 
espèces  de  la  molasse  de  Suisse,  d'autres  sont  de  tout  point  sem- 
blables aux  mollusques  marins  qui  vivent  encore  sur  le  littoral  de 


REVUE    BES    DEUX    MONDLS. 

Santa-Maria.  Les  animaux  auxquels  ont  appartenu  ces  restes  ont 
vécu  dans  une  mer  qui  abandonnait  un  fin  sédiment  de  carbonate 
de  chaux;  leurs  débris  se  sont  déposés  au  fond  de  l'eau,  au  milieu 
d'une  sorte  de  boue  calcaire  et  sableuse,  qui  les  a  empâtés  et  em- 
prisonnés en  se  solidifiant.  Le  sol  sur  lequel  s'opérait  un  tel  dépôt 
était  constitué  par  des  agrégats  volcaniques,  produits  d'éruptions 
antérieures.  Des  mouvemens  locaux  ont  eu  lieu  plus  tard;  le  fond 
de  la  mer  s'est  soulevé,  ici  de  80  mètres,  là  de  60,  plus  loin  d'une 
moindre  quantité  et  dans  des  sens  divers.  De  nouvelles  éruptions 
ont  succédé,  et  les  assises  sédimentaires  relevées  ont  été  recouvertes 
en  plusieurs  endroits  d'une  série  d'assises  de  laves  et  de  conglo- 
mérats volcaniques  de  plus  de  100  mètres  d'épaisseur.  Les  couches 
calcaires  ainsi  soulevées  appartiennent,  d'après  leurs  fossiles,  à  la 
fin  de  l'époque  miocène;  les  laves  sous-jacentes  à  ce  dépôt  sont  plus 
anciennes  que  lui  et  antéiûeures  au  soulèvement  de  l'île;  les  laves 
superposées  sont  plus  récentes  que  l'un  et  l'autre.  En  d'autres 
termes,  l'éruption  des  laves  inférieures  a  précédé  le  dépôt  du  ter- 
rain miocène  supérieur,  tandis  que  les  éruptions  des  laves  supé- 
rieures l'ont  suivi,  et  en  somme  l'archipel  açorien  n'a  pas  cessé 
d'être  émergé  pendant  les  derniers  âges  de  la  période  tertiaire.  Il  a 
donc  été  possible  aux  végétaux  et  aux  animaux  terrestres  de  s'y 
maintenir  et  d'y  vivre,  depuis  une  époque  dont  nous  sommes  sé- 
parés par  des  myriades  d'années,  et  cette  possibilité  sera  considé- 
rée comme  une  certitude,  si  l'on  se  rappelle  la  couche  de  lignite 
de  San-Miguel  dont  il  a  été  précédemment  question ,  et  le  gise- 
ment de  cette  couche  sous  wn  amas  de  bancs  de  lave  de  plusieurs 
centaines  de  mètres  d'épaisseur. 

Les  mouvemens  d'élévation  du  sol,  dont  il  reste  des  signes  si 
intéressans  dans  l'île  de  Santa-Maria,  ont  été  essentiellement  lo- 
caux; aucune  des  autres  îles  de  l'archipel  des  Açores  ne  présente 
de  banc  marin  dans  les  nombreuses  coupes  de  terrain  que  l'on  y 
peut  apercevoir.  L'île  dd  Santa-Maria  elle-même  est  loin  d'avoir 
subi  dans  toutes  ses  parties  des  déplacemens  égaux  de  sa  surface. 
Des  soulèvemens  partiels  comme  ceux  dont  on  y  remarque  les  ef- 
fets sont  fréquens  dans  toutes  les  contrées  volcaniques;  on  en  a  vu 
deux  curieux  exemples,  l'un  au  pied  du  Vésuve  en  1860,  l'autre  à 
Santorin  en  1866.  Ils  n'ont  rien  de  commun  avec  ces  profonds  bou- 
leversemens  auxquels  on  doit  la  formation  des  grandes  chaînes  de 
montagnes  :  ceux-ci  embrassent  tout  un  pays;  aux  Açores,  il  n'existe 
aucune  trace  d'un  tel  mouvement  ascendant  général. 

Mais  un  déplacement  de  la  surface  du  sol  en  sens  inverse  n'a-t-il 
pas  eu  lieu  aussi?  Une  vaste  étendue  de  terrain  comprenant  l'es- 
pace occupé  aujourd'hui  par  l'archipel  açorien  ne  s'est-elle  pas 
affaissée,  comme  cela  est  arrivé  dans  d'autres  régions  du  globe  au- 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  857 

trefois  émergées,  maintenant  couvertes  par  les  eaux?  En  un  mot, 
les  Açores  ont-elles  toujours  été  des  îles,  ou  représentent-  elles  les 
sommités  montagneuses  d'une  large  contrée  qui  se  serait  enfoncée 
sous  les  eaux,  et  dont  les  plaines  seraient  maintenant  recouvertes 
par  les  flots  de  l'Océan?  La  question  posée  ainsi  dans  toute  sa  gé- 
néralité ne  reçoit  aucune  solution  de  la  géologie.  Il  est  certain 
qu'un  vaste  affaissement  peut  avoir  eu  lieu:  les  exemples  d'un  tel 
phénomène  sont  si  communs  dans  les  annales  de  la  science  qu'il 
serait  absurde  d'en  nier  la  possibilité;  mais  d'autre  part  il  faut  re- 
connaître que  rien  dans  la  constitution  du  sol  resté  apparent  ne 
justifie  une  pareille  hypothèse.  Si  certaines  parties  du  terrain  se 
sont  enfoncées  sous  les  eaux,  elles  n'ont  laissé  aucun  indice  qui 
prouve  qu'elles  ont  été  autrefois  à  découvert.  Oui,  il  a  pu  exister  au 
milieu  de  l'Atlantique  une  vaste  terre  dont  les  Açores  ne  seraient 
qu'un  minime  débris.  De  nos  jours,  un  soulèvement  de  A,  500  mètres 
environ  se  produisant  entre  ces  îles  et  l'Europe  mettrait  à  sec  le 
fond  de  cette  partie  de  l'Atlantique,  et  réunirait  l'Afrique,  l'Europe 
et  les  trois  archipels  des  Açores,  des  Madères  et  des  Canaries;  l'ima- 
gination peut  se  représenter  l'opération  inverse  et  concevoir  une 
dépression  du  sol  abaissant  un  ancien  continent  à  une  profondeur 
égale  au-dessous  du  niveau  de  l'Océan;  mais  jusqu'à  présent  aucune 
observation  positive  ne  vient  à  l'appui  d'une  semblable  conception. 
La  géologie  néanmoins  n'est  pas  entièrement  impuissante  :  inca- 
pable de  fournir  la  solution  complète  du  problème,  elle  peut  au 
moins  donner  un  aperçu  de  la  limite  des  conditions  de  temps  né- 
cessaires à  la  possibilité  de  l'airaissement  supposé;  elle  peut  prou- 
ver qu'un  pareil  cataclysme,  s'il  est  réel,  n'a  pu  se  produire  qu'à 
une  époque  extrêmement  reculée,  et  que  par  conséquent  une  Atlan- 
tide hantée  par  les  Phéniciens  n'a  jamais  existé,  ou  du  moins  que 
les  Açores  n'en  ont  jamais  fait  partie.  Le  fait  sur  lequel  repose  cette 
démonstration  est  le  suivant. 

Il  y  a  eu  aux  Açores  deux  sortes  d'éruptions;  les  unes  se  sont 
opérées  à  l'air  libre,  les  autres  ont  été  sous-marines.  Les  cônes  vol- 
caniques auxquels  elles  ont  donné  naissance  se  distinguent  facile- 
ment les  uns  des  autres,  les  premiers  étant  formés  de  scories 
sèches  et  vitreuses,  les  seconds  composés  de  grains  de  tuf  très  alté- 
rés par  l'action  de  l'eau  de  mer.  A  l'inspection  d'un  cône  d'érup- 
tion, on  peut  donc  en  fixer  le  mode  de  production,  et  par  conséquent 
déterminer  quelles  étaient  les  conditions  du  terrain  sur  lequel  il 
s'est  élevé.  Or  les  cônes  de  tuf,  dont  quelques-uns  sont  fort  anciens, 
car  ils  sont  souvent  plus  ou  moins  recouverts  par  des  coulées  de 
laves  provenant  des  bouches  volcaniques  aériennes,  forment  comme 
une  ceinture  de  sentinelles  avancées  autour  de  chacune  des  îles  de 
l'archipel  açorien  :  la  mer  en  baigne  encore  le  pied  comme  au  jour 


858  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  leur  apparition,  et  réciproquement  les  cônes  de  scories  sèches  se 
trouvent  tous  dans  l'intérieur  des  îles;  jamais,  à  moins  de  dénuda- 
tions  considérables,  la  mer  n'en  enveloppe  la  base.  La  distribution 
de  la  terre  ferme  et  de  la  mer  est  donc  sensiblement  la  même  au- 
jourd'hui qu'aux  époques,  pour  la  plupart  très  leculées  et  séparées 
par  de  longs  intervalles,  auxquelles  ont  eu  lieu  les  éruptions  volca- 
niques dont  ces  cratères  ont  été  le  produit.  Si  l'hypothèse  de  l'Atlan- 
tide était  vraie,  si  la  région  des  Açores  n'était  réduite  à  l'état  d'ar- 
chipel que  depuis  trois  mille  ans  à  peine,  les  cônes  de  tuf  devraient 
y  être  relativement  très  rares,  et  des  cônes  de  scories  sèches  anté- 
rieures à  l'alTaissement  du  sol  devraient  se  voir  actuellement  en 
contact  avec  les  flots  de  la  mer.  Or  c'est  le  contraire  qui  s'observe. 
L'absence  de  volcans  aériens  au  contact  des  flots,  le  nombre  consi- 
dérable des  cônes  de  tuf,  leur  ancienneté,  attestée  par  leurs  rela- 
tions avec  les  laves  avoisinantes  et  par  les  ravages  que  leur  a  fait 
subir  l'action  lente  du  temps,  concourent  à  démontrer  la  fausseté 
de  l'hypothèse  d'après  laquelle  les  Açores  auraient  fait  partie,  de- 
puis le  commencement  de  l'époque  historique,  d'une  sorte  d'Austra- 
lie située  au  centre  de  l'Atlantique.  Ainsi  un  soulèvement  grandiose 
créant  autour  des  Açores  une  vaste  étendue  de  terre  ferme  n'a 
peut-être  jamais  eu  lieu,  et  dans  tous  les  cas  n'a  pu  se  manifes- 
ter qu'à  une  époque  extrêmement  éloignée  de  nous. 

Les  déductions  qui  ressortent  de  ces  réflexions  sont  les  seules 
auxquelles  conduise  la  géologie  relativement  à  la  question  qui  nous 
occupe.  Réunies  à  l'ensemble  des  faits  zoologiques  et  botaniques 
dont  nous  avons  essayé  dans  les  pages  précédentes  de  présenter  le 
tableau,  elles  vont  nous  servir  à  peser  la  valeur  des  théories  qui 
ont  été  proposées  pour  expliquer  l'origine  des  êtres  organisés  indi- 
gènes aux  Açores.  Ces  théories,  diverses  sous  beaucoup  de  points 
de  vue,  peuvent  cependant  être  groupées  et  partagées  en  deux  ca- 
tégories. Dans  les  unes,  on  admet  que  toutes  les  espèces  açoriennes 
proviennent  d'une  introduction  étrangère;  dans  les  autres,  on  sup- 
pose qu'elles  sont,  au  moins  pour  la  plupart,  nées  sur  place,  et 
que  leur  état  actuel  n'est  que  la  conséquence  d'un  développement 
naturel  et  spontané. 

A  la  tête  des  partisans  de  l'hypothèse  de  l'introduction  étran- 
gère, nous  trouvons  Godman  et  JForbes.  Tous  deux  ont  été  surtout 
frappés  du  caractère  européen  de  la  faune  et  de  la  flore  des  Açores, 
et  ont  voulu  rendre  compte  de  cette  particularité  en  admettant  qu'il 
s'est  établi,  à  des  époques  plus  ou  moins  anciennes,  des  communi- 
cations entre  l'archipel  açorien  et  le  continent  européen.  Quant  à  la 
question  de  savoir  comment  se  sont  opérées  ces  relations,  ils  la  ré- 
solvent dilTéremment.  Godman  pense  que  les  communications  acci- 
dentelles dont  les  hommes  de  l'époque  actuelle  sont  journellement 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  859 

témoins  ont  dû  se  produire  de  tout  temps,  bien  que  plus  rarement 
peut-être  qu'aujourd'hui.  Les  oiseaux  et  les  insectes  ont  été  amenés 
par  leur  instinct  d'émigration,  ou  quelquefois  poussés  jusqu'aux 
Açores  par  les  tempêtes  qui  sévissent  dans  ces  parages  orageux;  en 
même  temps  ils  ont  été  le  plus  souvent  les  véhicules  dont  la  na- 
ture s'est  servie  pour  propager  les  plantes.  Les  mouvemens  de  la 
mer  et  de  l'atmosphère  ont  aussi  puissamment  contribué  à  cette 
dissémination.  De  nombreux  exemples  de  graines  américaines  ap- 
portées par  le  gulf-stream  se  voient  chaque  année,  particulière- 
ment sur  les  côtes  de  San-Miguel.  La  graine  d'un  mimosa  {mimosa 
scandens)  est  une  de  celles  que  l'on  ramasse  le  plus  fréquemment 
sur  les  rivages  des  Açores.  M.  José  do  Canto,  bien  compétent  en  pa- 
reille matière,  estime  à  une  vingtaine  le  nombre  des  espèces  amé- 
ricaines dont  il  a  vu  les  graines  ou  les  fruits  échouer  sur  les  plages 
de  son  île.  Il  m'a  raconté  que  dans  certains  districts  de  San-Mi- 
guel les  hommes  de  la  côte  se  font  des  tabatières  en  creusant  la 
graine  d'une  de  ces  espèces,  qui  a  la  forme  d'un  disque  de  plu- 
sieurs centimètres  de  diamètre.  Les  exemples  d'importations  de 
plantes  s' opérant  par  l'intermédiaire  des  courans  marins  sont  donc 
loin  d'être  rares,  et  l'on  ne  peut  qu'être  surpris  du  petit  nombre 
des'  espèces  américaines  introduites  aux  Açores  sans  le  secours  de 
l'homme,  quand  on  songe  à  la  fréquence  des  apports  effectués  par 
le  gulf-stream.  Les  courans  atmosphériques  sont  aussi  des  agens 
puissans  d'importation  étrangère;  il  suffit  de  citer  à  cet  égard  les 
nuées  de  sauterelles  amenées  du  littoral  africain  sur  les  côtes  de 
Terceire  par  le  vent  sud -est.  On  comprend  facilement  que  des 
graines  légères  munies  de  filamens  soyeux  ou  d'aigrettes  plu- 
meuses,  que  des  spores  de  fougères  ou  de  champignons,  fines 
comme  la  plus  délicate  poussière,  puissent  être  transportées  par 
les  vents  au  milieu  de  l'Océan,  quand  on  sait  que  les  cendres  de 
Chicago  sont  arrivées  jusqu'aux  Açores  le  quatrième  jour  après 
le  début  de  l'incendie  qui  a  consumé  cette  ville.  Ce  jour-là,  l'as- 
pect roussâtre  du  ciel  du  côté  du  nord-ouest,  l'odeur  empyreu- 
matique  qui  se  répandait  partout,  et  plus  encore  la  cendre  recueil- 
lie, firent  penser  de  suite  aux  habitans  de  Fayal  qu'un  immense 
embrasement  avait  lieu  aux  États-Unis. 

On  peut  donc  expliquer  de  la  sorte  la  propagation  d'un  grand 
nombre  d'espèces  animales  et  végétales,  mais  il  faut  reconnaître 
pourtant  que  l'introduction  de  certains  groupes  d'animaux  abon- 
dans  aux  Açores  ne  peut  être  raisonnablement  attribuée  à  de  telles 
causes.  Un  des  groupes  les  plus  rebelles  à  la  théorie  en  question 
est  celui  des  mollusques  terrestres,  pour  lesquels  l'élément  salé 
forme  une  barrière  infranchissable  sans  le  secours  de  l'homme.. 


860  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Dans  ce  cas,  doit-on  admettre  que  l'homme  a  été  l'agent  involon- 
taire du  transport  effectué?  Les  mollusques  terrestres  européens 
ont-ils  été  importés  inaperçus  sur  des  bois,  des  marchandises  ou 
des  graines?  Les  espèces  sont  trop  nombreuses  pour  qu'une  pareille 
hypothèse  soit  probable.  D'ailleurs,  ainsi  que  le  fait  très  bien  re- 
marquer M.  Morelet,  «  comment  expliquer  que  les  mêmes  causes 
n'aient  pas  produit  des  résultats  semblables,  c'est-à-dire  que  l'Eu- 
rope n'ait  reçu  des  îles  Açores,  Madères  et  Canaries  aucune  espèce 
de  mollusques  en  échange  de  ceux  qu'elle  y  aurait  introduits?  Les 
communications  ont  été  réciproques;  on  peut  même  assurer  qu'elles 
furent  plus  favorables  à  l'émigration  des  espèces  insulaires  qu'à 
l'importation  de  celles  du  continent.  » 

Godman  lui-même  reconnaît  que  l'importation  des  mollusques 
et  des  crustacés  terrestres,  et  probablement  celle  des  myriapodes 
et  des  arachnides,  sont  dues  à  des  causes  variées  dont  l'apprécia- 
tion est  très  difficile.  Il  espère  que  la  connaissance  des  faiis  rela- 
tifs à  la  distribution  des  espèces  permettra  d'établir  approximative- 
ment dans  l'avenir  la  raison  des  traits  saillans  d'un  certain  nombre 
de  flores  et  de  faunes.  Une  semblable  déclaration  n'est  que  l'aveu 
déguisé  de  l'embarras  où  se  trouve  l'éminent  naturaliste  pour 
donner  une  explication  qui  puisse  rendre  compte  de  l'introduction 
supposée.  Considérant  l'action  des  agens  de  transport  connus  comme 
insuffisante,  il  s'arrête  prudemment  devant  les  hypothèses  invrai- 
semblables qu'il  serait  logiquement  forcé  d'adopter. 

Un  conchyliologiste  français.  Petit,  appelé  à  se  prononcer  dans 
un  cas  analogue,  se  montre  plus  hardi,  et  ne  craint  pas  de  nier  la 
possibilité  de  l'existence  de  mollusques  terrestres  dans  des  îles 
éloignées  des  continens,  en  dehors  de  l'intervention  de  l'homme. 
D'après  lui,  il  y  aurait  eu  absence  de  tout  mollusque  terrestre 
dans  des  îles  comme  les  Açores  avant  l'arrivée  des  Européens; 
mais,  bien  qu'aucune  relation  contemporaine  de  cet  événement  ne 
puisse  être  opposée  à  son  opinion,  tant  de  faits  la  contredisent 
qu'elle  ne  peut  véritablement  être  soutenue.  Et  d'abord  croit-on 
que  les  écrivains  de  l'époque  de  la  découverte  n'eussent  pas  été 
surpris  de  l'absence  des  mollusques  terrestres  et  ne  l'eussent  pas 
signalée,  comme  ils  ont  noté  celle  des  mammifères  et  des  reptiles? 
Ensuite  comment  expliquer  la  station  ordinaire  de  quelques  petites 
espèces  qui  vivent,  quoi  qu'en  dise  Petit,  dans  les  pariies  les  plus 
sauvages  des  îles,  loin  des  ports  et  des  lieux  fréquentés?  Et  les  mo- 
difications éprouvées  par  les  formes  européennes,  modifications 
tellement  considérables  que  l'on  hésite  souvent  dans  les  détermina- 
tions spécifiques,  peut-on  raisonnablement  admettre  que  quatre 
siècles  à  peine  auront  suffi  à  les  produire  ?  Enfin  les  relations  com- 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  861 

merciales  avec  le  Brésil  et  avec  l'Amérique  du  Nord  sont  presque 
aussi  développées  qu'avec  l'Europe  continentale;  d'où  vient  alors 
la  prédominance  des  espèces  du  vieux  monde  par  rapport  à  celles 
des  deux  Amériques? 

Forbes  résout  autrement  la  difficulté.  11  prend  pour  point  de  dé- 
part l'hypothèse  de  l'existence  d'une  vaste  terre  ferme  qui  aurait 
autrefois  réuni  les  Açores  avec  Madère  et  les  Canaries  en  un  seul 
continent  attenant  à  l'Europe.  Nous  avons  déjà  dit  que  cette  hypo- 
thèse n'offrait  rien  de  contraire  aux  faits  géologiques  constatés,  à 
la  condition  toutefois  que  l'on  suppose  une  date  très  ancienne  au 
phénomène,  mais  nous  avons  reconnu  que  rien  non  plus  ne  la  jus- 
tifiait. C'est  une  hypothèse  inventée  tout  exprès  pour  les  besoins 
de  la  cause  et  dénuée  d'ailleurs  de  base  solide  :  c'est  déjà  un  re- 
proche grave  à  lui  adresser;  mais  elle  soulève  encore  d'autres  ob- 
jections. Si  une  communication  territoriale  avec  l'Europe  est  né- 
cessaire pour  expliquer  le  caractère  européen  général  de  la  flore 
et  de  la  faune  des  Açores,  ne  devrait-on  pas,  disent  les  adversaires 
de  cette  théorie,  admettre  aussi  une  communication  avec  l'Amé- 
rique pour  rendre  compte  des  quelques  espèces  de  ce  pays  que  l'on 
rencontre  dans  l'archipel  açorien?  A  cela,  les  partisans  des  idées  de 
Forbes  répondent  que  les  espèces  américaines  trouvées  aux  Açores 
sont  très  exceptionnelles,  et  que  leur  présence  dans  ces  îles  peut 
s'expliquer  par  des  importatioHs  accidentelles,  comme  celle  qu'in- 
voque Godman  pour  soutenir  sa  théorie.  Une  réplique  aussi  vague 
laisse  beaucoup  à  désirer;  acceptons-la  néanmoins  et  passons  à 
une  autre  objection. 

La  théorie  de  Godman  expliquait  assez  bien  l'absence  de  mam- 
mifères, de  reptiles,  de  batraciens ,  de  poissons  d'eau  douce  et  de 
mollusques  fluviatiles  aux  Açores  par  la  difficulté  de  propagation 
plus  grande  de  ces  espèces  animales;  on  reproche  à  la  théorie  de 
Forbes  de  ne  fournir  aucune  raison  plausible  des  mêmes  faits.  Si 
les  Açores  ont  été  à  une  époque  quelconque  en  communication  di- 
recte avec  l'Europe,  on  ne  voit  pas  par  exemple  pourquoi  les  mam- 
mifères européens  ne  s'y  seraient  pas  répandus.  Si  la  théorie  en 
question  est  vraie,  n'aurait-on  pas  dû,  lors  de  la  découverte  de  ces 
îles,  y  retrouver  au  moins  quelques  espèces  de  mammifères  les  plus 
communes  de  l'Europe?  Les  disciples  de  Forbes  ont  deux  réponses 
à  cette  objection.  Les  uns  disent  que  les  Açores  ont  été  jadis  han- 
tées par  les  mammifères,  les  reptiles  et  les  autres  classes  d'ani- 
maux européens  qui  y  font  défaut  aujourd'hui,  mais  que  ces  es- 
pèces ont  été  anéanties  par  de  violentes  éruptions  volcaniques.  Que 
doit-on  penser  de  cette  réponse?  Non-seulement  on  peut  lui  repro- 
cher de  n'être  que  l'expression  d'une  hypothèse  sans  fondement. 


862  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mais  on  peut  encore  démontrer  que  cette  hypothèse  est  dépourvue  de 
vraisemblance.  Les  neuf  îles  qui  composent  le  groupe  des  Acores  sont 
assez  éloignées  les  unes  des  autres  pour  qu'une  éruption,  quelque 
formidable  qu'elle  soit,  n'étende  guère  ses  effets  au-delà  de  l'île  qui 
en  est  spécialement  le  siège.  A  part  San-Jorge  et  Pico,  que  l'on  peut 
considérer  comme  relativement  modernes,  toutes  les  autres  sont 
d'ailleurs  d'origine  très  ancienne,  et  diverses  observations  tendent 
à  montrer  que  la  formation  de  leurs  premières  roches  volcaniques 
remonte  à  la  même  période  de  la  vie  du  globe.  11  faudrait  donc  que 
dans  sept  des  îles  de  l'archipel  au  moins  il  y  ait  eu  des  éruptions 
locales  capables  de  tout  détruire  autour  d'elles.  11  est  vrai  que  dans 
toutes  il  y  a  eu  des  explosions  terribles,  de  puissantes  projections 
de  cendres  et  de  ponces;  mais  comment  les  mammifères  qui  vi- 
vent dans  des  terriers,  comment  les  reptiles  qui  se  cachent  dans  les 
intervalles  des  roches,  comment  les  poissons  et  les  mollusques  qui 
habitent  les  lacs  et  les  cours  d'eau  auraient-ils  tous  péri,  alors  que 
des  mollusques  terrestres  à  peau  nue  ou  des  végétaux  délicats  sur- 
vivaient à  de  si  épouvantables  cataclysmes?  On  comprendrait  à  la 
rigueur  que  de  pareilles  catastrophes  se  soient  produites  dans  l'une 
des  îles;  mais  que  toutes  aient  été  successivement  le  théâtre  de 
destructions  pareilles,  c'est  ce  que  refuseront  d'admettre  tous  ceux 
qui  se  livrent  à  l'étude  des  phénomènes  volcaniques. 

La  seconde  réponse  faite  par  les  partisans  de  la  théorie  de  Forbes 
pour  expliquer  l'absence  de  certains  groupes  zoologiques  aux  Acores 
est  plus  spécieuse  et  plus  compliquée.  En  voici  le  sens.  Avant  l'af- 
faissement qui  a  plongé  sous  les  eaux  la  moitié  orientale  de  l'At- 
lantide, les  montagnes  dont  les  Acores  représentent  les  points  cul- 
minans  s'élevaient  de  5,000  ou  6,000  mètres  au-dessus  du  niveau 
dô  la  mer.  Le  rivage  actuel  des  Acores  était  à  une  altitude  d'au 
moins  /i,500  mètres,  et  les  sommités  des  îles  (le  pic  de  Varao  de 
San-Miguel  par  exemple)  se  trouvaient  à  une  altitude  d'environ 
6,000  mètres.  La  région  montagneuse  représentée  aujourd'hui  par 
l'archipel  açorien  devait  donc  être  en  grande  partie,  sinon  complè- 
tement, recouverte  toute  l'année  par  la  neige,  et  par  conséquent 
elle  était  peu  propre  à  servir  de  séjour  à  des  êtres  vivans.  Il  n'est 
donc  pas  étonnant  que  la  faune  et  la  flore  y  aient  été  très  pauvres, 
et  que  des  classes  entières  d'animaux  y  aient  fait  défaut.  L'état 
présent  de  la  végétation  indigène  des  Acores  et  les  particularités 
qu'y  offre  le  règne  animal  sont  la  conséquence  de  cet  état  de  choses 
antérieur. 

A  cette  réponse,  les  adversaires  de  Forbes  répliquent  par  le 
dilemme  suivant:  l'affaissement  du  sol,  dont  l'hypothèse  fait  le 
fondement  de  votre  théorie,  s'est  opéré  rapidement  ou  graduel- 


VOYAGES   GÉOLOGIQUES.  863 

lement.  Dans  le  premier  cas,  les  espèces  indigènes  des  Açores  de- 
vraient avoir  un  caractère  d'affînité  marqué,  non  avec  les  espèces 
de  l'Europe  tempérée,  mais  avec  celles  des  parties  les  plus  sep- 
tentrionales de  l'ancien  continent,  ou  plutôt  aucune  espèce  animale 
ou  végétale  ne  devrait  se  trouver  à  l'état  indigène  aux  Açores,  car 
la  transition  brusque  d'un  milieu  hyperboréen  à  un  autre  milieu 
essentiellement  tempéré  aurait  dû  faire  périr  immédiatement  les 
rares  espèces  confinées  sur  les  cimes  dont  vous  supposez  que  les 
Açores  sont  le  représentant.  Les  choses  ont  dû  se  passer  comme  si  le 
sommet  du  Mont-Blanc  s'abaissait  subitement  au  niveau  de  la  mer, 
ou  comme  si  la  maigre  flore  qui  s'y  observe  était  tout  à  coup  trans- 
portée sur  les  bords  de  la  Méditerranée.  N'est-il  pas  à  peu  près 
certain  qu'il  n'en  resterait  bientôt  plus  une  seule  espèce  vivante? 
Dans  la  seconde  hypothèse,  l'affaissement  du  sol  aurait  été  lent 
et  progressif;  mais  alors  les  animaux  de  la  plaine  et  des  parties 
basses  de  la  montagne  auraient  infailliblement  cherché  un  refuge 
dans  les  parties  non  submergées,  et  la  faune  açorienne  devrait 
par  suite,  au  lieu  de  la  pauvreté  qui  la  distingue,  se  faire  remar- 
quer par  une  richesse  exceptionnelle.  Ainsijes  faits  sont,  dans  les 
deux  cas,  contraires  aux  conséquences  de  la  théorie  de  Forbes. 
Notons  enfin  que  la  théorie  de  Forbes  aussi  bien  que  celle  de  God- 
man  impliquent  l'adoption  des  idées  de  Darwin  sur  la  mutabilité 
des  espèces,  et  qu'aux  yeux  de  beaucoup  de  naturalistes  ce  serait 
une  raison  suffisante  pour  les  rejeter  l'une  et  l'autre.  Elles  ne  peu- 
vent en  effet  rendre  compte  de  l'existence  des  espèces  particulières 
aux  Açores  que  par  la  transformation  d'espèces  originairement  dif- 
férentes dont  les  types  existent  encore  actuellement  en  Europe  ou 
y  ont  vécu  pendant  les  derniers  stades  de  la  période  tertiaire. 

Si  nous  rejetons  les  théories  fondées  sur  la  propagation  lointaine 
des  espèces,  il  ne  nous  reste  plus  d'autre  alternative  que  l'adop- 
tion de  l'un  des  systèmes  basés  sur  l'origine  locale  et  le  dévelop- 
pement indigène  des  espèces;  nous  nous  trouvons  en  face  du  grand 
problème  de  la  création  avec  toutes  les  difficultés  qui  l'entourent. 
De  notre  temps  plus  que  jamais,  cette  redoutable  question  est  à 
l'ordre  du  jour  et  soulève  bien  des  luttes.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
d'entrer  dans  la  lice  et  de  prendre  part  à  la  discussion  qui  s'agite 
entre  les  darwinistes  et  les  partisans  de  la  théorie  des  créations 
successives.  J'insiste  seulement  sur  cette  considération  :  quelle  que 
soit  la  bannière  que  l'on  arbore,  on  devra,  dans  la  question  spéciale 
de  l'origine  des  espèces  aux  Açores,  s'attacher  à  donner  la  raison 
du  caractère  européen  de  la  flore  et  de  la  faune  de  cet  archipel. 

F.   FOUQUÉ. 


LE 


GÉANT   YÉOUS 


CONTE    FANTASTIQUE 


A      MA      PKTITB- FILLE      OABKIBLLK      SAND. 


Et  toi  aussi,  mon  petit  enfant  rose,  tu  casseras  des  pierres  sur  le  chemin  de  la  vie 
avec  tes  mains  mignonnes,  et  tu  les  casseras  fort  bien,  parce  que  tu  as  beaucoup  de 
patience.  En  écoutant  l'iiistoire  du  géant  Yéous,  tu  vas  comprendre  ce  que  c'est 
qu'une  métaphore. 


I. 

Lorsque  j'habitais  la  charmante  ville  de  Tarbes,  je  voyais  toutes 
les  semaines  à  ma  porte  un  pauvre  estropié  appelé  Miquelon,  assis 
de  côté  sur  un  petit  âne  et  suivi  d'une  femme  et  de  trois  enfans.  Je 
leur  donnais  toujours  quelque  chose,  et  j'écoutais  toujours  sans 
impatience  l'histoire  lamentable  que  Miquelon  récitait  sous  ma 
fenêtre,  parce  qu'elle  se  terminait  invariablement  par  une  méta- 
phore assez  frappante  dans  la  bouche  d'un  mendiant.  «  Bonnes 
âmes,  disait-il,  assistez  un  pauvre  homme  qui  a  été  un  bon  ouvrier 
et  qui  n'a  pas  mérité  son  malheur.  J'avais  une  cabane  et  un  bout 
de  terre  dans  la  montagne;  mais  un  jour  que  je  travaillais  de  grand 
cœur,  la  montagne  a  croulé  et  m'a  traité  comme  me  voilà.  Le  géant 
s'est  couché  sur  mol.  » 

La  dernière  année  de  mon  séjour  à  Tarbes,  je  remarquai  que  de- 
puis plusieurs  semaines  Miquelon  n'était  pas  venu  chercher  son 
aumône,  et  je  demandai  s'il  était  malade  ou  mort.  Personne  n'en 


LE    GÉANT   YÉOUS.  865 

savait  rien.  Miquelon  était  de  la  montagne,  il  demeurait  loin,  si 
toutefois  il  demeurait  quelque  part,  ce  qui  était  douteux.  Je  mis 
quelque  insistance  à  m'informer,  je  m'intéressais  surtout  aux  en- 
fans  de  Miquelon,  qui  étaient  beaux  tous  trois.  J'avais  remarqué 
que  l'aîné,  qui  avait  d(''jà  une  douzaine  d'années,  était  très  fort, 
paraissait  fier  et  intelligent,  que  par  conséquent  il  eût  pu  commen- 
cer à  travailler.  J'avais  fait  reproche  aux  parens  de  n'y  pas  songer. 
Miquelon  avait  reconnu  son  tort,  il  m'avait  promis  de  ne  pas  trop 
prolonger  cette  école  de  la  mendicité,  qui  est  la  pire  de  toutes.  Je 
lui  avais  offert  de  contribuer  et  de  faire  contribuer  quelques  per- 
sonnes à  l'effet  de  placer  cet  enfant  dans  une  école  ou  dans  une 
ferme,  Miquelon  n'était  pas  revenu. 

Quinze  ans  plus  tard,  ayant  depuis  longtemps  quitté  ce  beau 
pays,  je  m'y  retrouvai  de  passage,  et,  comme  je  pouvais  disposer  de 
quelques  jours,  je  ne  voulus  pas  quitter  les  Pyrénées  sans  les  avoir 
un  peu  explorées.  Je  revis  avec  joie  une  partie  des  beaux  sites  qui 
m'avaient  autrefois  charmé. 

Un  de  ces  jours-là,  voulant  aller  de  Campan  à  Argelez  par  un 
chemin  nouveau  pour  moi,  je  m'aventurai  à  pied  dans  les  vallées 
encaissées  entre  les  contre-forts  du  pic  du  Midi  et  ceux  du  pic  de 
Mont-Aigu.  Je  ne  pensais  pas  avoir  besoin  de  guide  :  les  torrens, 
dont  je  n'avais  qu'à  suivre  le  lit  avec  mes  jambes  ou  avec  mes 
yeux,  me  semblaient  devoir  être  les  fils  d'Ariane  destinés  à  me  di- 
riger dans  le  labyrinthe  des  gorges.  J'étais  jeune  encore,  rien  ne 
m'arrêtait  :  aussi,  quand  j'eus  gravi  jusqu'au  charmant  petit  lac 
d'Ouscouaou,  je  me  laissai  emporter  par  la  tentation  d'explorer  la 
crête  rocheuse  au  revers  de  laquelle  je  devais  trouver  un  autre  lac 
et  un  autre  torrent,  le  lac  et  le  torrent  d'Isaby,  et  par  conséquent 
les  sentiers  qui  redescendent  vers  Yillongue  et  Pierrefîtte.  Pensant 
que  j'aurais  toujours  le  temps  de  reprendre  cette  direction,  je  pris 
sur  ma  droite  et  m'enfonçai  dans  une  coulisse  resserrée  que  cô- 
toyait, en  s' élevant,  un  sentier  de  plus  en  plus  escarpé. 

C'est  là  que  je  me  trouvai  en  face  d'un  beau  montagnard,  très 
proprement  vêtu  de  laine  brune,  avec  la  ceinture  rouge  autour  du 
corps,  le  béret  blanc  sur  la  tête  et  les  espadrilles  de  chanvre  aux 
pieds.  Gomme  nous  ne  pouvions  nous  croiser  sur  ce  sentier  sans 
que  l'un  de  nous  s'effaçât,  le  dos  un  peu  serré  à  la  muraille  de 
roches,  je  pris  position  pour  laisser  passer  cet  homme,  qui  parais- 
sait plus  pressé  que  moi;  mais,  tout  en  soulevant  son  bonnet  d'un 
air  poli,  il  s'arrêta  au  lieu  de  passer  et  me  regarda  avec  une  atten- 
tion singulière.  Je  l'examinais  aussi,  croyant  bien  ne  pas  rencon- 
trer son  regard  pour  la  première  fois,  mais  ne  pouvant  me  rappeler 
oii  et  quand  j'avais  pu  remarquer  sa  figure. 

TOME  civ.  —  1873.  55 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ah!  s'écria-t-il  tout  à  coup  d'un  ton  joyeux,  c'est  vous!  je 
vous  reconnais  bien;  mais  vous  ne  pouvez  pas  vous  rappeler... 
Pardon!  je  passe  devant;  inutile  de  nous  croiser,  à  deux  pas  d'ici 
le  chemin  est  plus  commode;  je  veux  vous  demander  de  vos  nou- 
velles. Je  suis  content,  bien  content  de  vous  retrouver! 

—  Mais  qui  êtes- vous,  mon  ami?  lui  dis-je  ;  j'ai  beau  cher- 
cher... 

—  Ne  causez  pas  ici,  reprit-il;  vous  avez  pris  un  mauvais  sen- 
tier; vous  n'êtes  pas  un  montagnard.  11  faut  penser  où  l'on  met  le 
pied.  Suivez-moi;  avec  moi,  il  n'y  a  pas  de  danger. 

En  effei,  le  sentier  devenait  vertigineux;  mais  j'étais  jeune  et 
j'étais  naturaliste,  je  n'avais  pas  besoin  d'aide.  Cinq  minutes  plus 
tard,  le  sentier  tourna  et  entra  dans  une  des  rainures  sauvages  qui 
aboutissent  en  étoile  au  massif  du  Mont-Aigu.  Là  il  y  avait  assez 
d'espace  pour  marcher  côte  à  côte,  et  je  pressai  mon  compagnon  de 
se  nommer. 

—  Je  suis,  me  dit-il ,  Miquel  Miquelon,  le  fils  aîné  du  pauvre 
Miquelon,  le  mendiant  qui  allait  vous  voir  tous  les  jours  de  marché 
à  Tarbes,  et  à  qui  vous  donniez  toujours  avec  un  air  d'amitié  qui 
me  faisait  plaisir,  car  dans  ce  malheureux  m6tier-là  on  est  souvent 
humilié,  ce  qui  est  pire  que  d'être  refusé. 

—  Comment?  C'est  vous,  mon  brave,  qui  êtes  ce  petit  Miquel?.. 
En  effet,  je  reconnais  vos  yeux  et  vos  belles  dents. 

—  Mais  pas  ma  barbe  noire,  n'est-ce  pas?  Tutoyez-moi  encore, 
s'il  vous  plaît,  comme  autrefois.  Je  n'ai  pas  oublié  que  vous  me 
vouliez  du  bien;  vous  n'étiez  pas  riche,  je  voyais  ça,  et  pourtant 
vous  auriez  payé  pour  me  mettre  à  l'école;  mais  le  pauvre  père  est 
mort  là-dtssus,  et  il  s'est  passé  bien  des  choses.  » 

—  Raconte-les-moi,  Miquel,  tu  parais  sorti  de  la  misère,  et  je 
m'en  réjouis.  Pourtant,  si  je  puis  te  rendre  quelque  service,  l'in- 
tention y  est  toujours. 

—  Non,  merci  !  Après  bien  des  peines,  tout  va  bien  pour  moi  à 
présent.  Cependant  vous  pourriez  me  faire  un  grand  plaisir. 

—  Dis! 

—  Ce  serait  de  venir  dîner  chez  moi  ! 

—  Volontiers,  si  ce  n'est  pas  trop  loin  d'ici,  et  si  je  peux  arriver 
ce  soir  à  Argelez,  ou  tout  au  moins  à  Pierrefitte. 

—  Non,  il  n'y  faut  pas  songer.  Ce  n'est  pas  bien  loin,  ma  maison, 
mais  c'est  un  peu  haut;  il  est  déjcà  quatre  heures,  et  pour  redes- 
cendre de  ce  côté-ci  au  soleil  couché,  non,  c'est  trop  dangereux  ! 
Je  vois  bien  que  vous  avez  bon  œil  et  bon  pied;  mais  je  ne  serais  pas 
tranquille.  Il  faut  que  vous  passiez  la  nuit  chez  moi.  Voyons,  faites- 
moi  cet  honneur-là!  Vous  ne  serez  point  trop  mal.  C'est  pauvre, 


LE   GÉANT   YÉOUS.  867 

mais  c'est  propre.  Oh  !  j'ai  trop  souiïert  des  vilains  gîtes  dans  mon 
enfance  pour  ne  pas  aimer  la  propreté.  D'ailleurs  vous  ne  mourrez 
pas  de  faim  :  j'ai  tué  un  isard,  il  n'y  a  pas  huit  jours;  la  viande  est 
à  point.  Venez,  venez  !  Si  vous  refusez,  j'en  aurai  un  chagrin  que  je 
ne  peux  pas  vous  dire. 

Ce  bon  Miquel  était  si  sincère,  il  avait  une  si  agréable  figure,  que 
j'acceptai  de  grand  cœur,  et  j'aurais  accepté  de  même,  s'il  eût  fallu 
coucher  sur  la  litière  et  souper  avec  le  lait  aigre  et  le  pain  dur  des 
chalets. 

Tout  en  marchant,  je  le  questionnais;  il  refusa  de  répondre.  — 
Nous  entrons  dans  le  plus  dur  de  la  montagne,  me  dit-il ,  il  ne  faut 
pas  causer,  ce  n'est  ni  commode  ni  prudent.  Quand  nous  serons 
chez  moi,  je  vous  raconterai  toute  mon  histoire,  qui  est  assez  drôle, 
vous  verrez  !  A  présent  mettez  vos  pieds  où  je  mets  les  miens,  ou 
plutôt...  je  n'ai  pas  le  pied  grand,  mettez  mes  espadrilles  par-des- 
sus vos  bottines;  vous  n'êtes  pas  chaussé  comme  il  faudrait. 

—  Et  tu  iras  pieds  nus? 

—  Je  n'en  marcherai  que  mieux! 

Je  refusai,  il  insista;  je  m'obstinai  et  je  le  suivis,  piqué  un  peu 
dans  mon  amour-propre.  Je  dois  avouer  pourtant  que  j'eus  quelque 
mérite  à  m'en  tirer  sans  accident.  Nous  escaladions  à  pic  des  talus 
pénibles  pour  descendre  des  ravins  glissans.  Nous  traversions  des 
neiges  qui  cachaient  des  cailloux  polis  roulant  sous  le  pied.  Le  pire 
était  de  suivre  des  versans  tourbeux  sur  des  sentiers  tracés,  c'est- 
à-dire  défoncés  par  les  troupeaux. 

Enfin  nous  débouchâmes  tout  à  coup,  après  une  dernière  esca- 
lade des  plus  rudes,  sur  un  bel  herbage  qui  offrait  une  large  voie 
ondulée  entre  de  fraîches  collines  surmontées  de  contre-forts  har- 
diment dessinés.  Nous  étions  dans  le  cœur  ou  pour  mieux  dire  dans 
les  clavicules  de  la  montagne,  dans  ces  régions  mystérieuses  que 
renferment  les  grands  escarpemens,  et  où  l'on  se  croirait  dans  les 
doux  vallons  d'une  tranquille  Arcadie,  si  çà  et  là  une  échancrure 
du  rempart  ne  vous  laissait  apercevoir  une  dentelure  de  glacier  à 
votre  droite  ou  un  abîme  formidable  à  votre  gauche. 

—  A  présent  que  nous  voici  dans  le  pli,  me  dit  Miquelon,  nous 
pouvons  causer.  Vous  êtes  chez  moi,  ce  vallon  m'appartient  tout 
entier.  Il  n'est  pas  large,  mais  il  est  assez  long,  et  la  terre  est 
bonne,  l'herbe  déUcieuse.  Tenez,  vous  pouvez  voir  là-bas  mes  ca- 
banes et  mon  troupeau.  Nous  habitons  cela  une  partie  de  l'année, 
et  l'hiver  nous  descendons  dans  la  vallée. 

—  Tu  dis  nous,  tu  es  donc  en  famille? 

—  Je  ne  suis  pas  marié.  J'ai  mes  deux  jeunes  sœurs  avec  moi,  je 
ne  suis  pas  encore  assez  à  l'aise  pour  avoir  femme  et  enfans  avant 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elles  ne  soient  établies.  Ça  viendra  sans  doute,  rien  ne  presse; 
nous  vivons  en  paix.  Je  vous  les  présenterai,  ces  petites  que  vous 
avez  vues  si  misérables.  Ah  dame  !  elles  aussi  sont  changées  !  mais 
voyez  d'abord  mes  belles  vaches  en  passant. 

—  Certainement;  elles  font  honneur  à  ton  pâturage;  cependant 
il  ne  doit  pas  être  facile  de  les  faire  descendre  d'ici? 

—  C'est  très  aisé  au  contraire.  A  l'autre  bout  de  mon  petit  bien, 
il  y  a  un  sentier  que  j'ai  rendu  très  praticable.  Celui  où  je  vous  ai 
rencontré  n'est  pas  le  bon;  il  fallait  bien  le  suivre  ou  vous  faire  faire 
un  trop  grand  détour. 

—  J'allais  au  hasard;  mais  toi,  tu  avais  un  but,  et  je  te  l'ai  fait 
manquer? 

—  Et  j'en  suis  bien  content,  j'aurais  voulu  avoir  quelque  chose 
à  sacrifier  au  plaisir  de  vous  voir;  mais  l'affaire  que  j'avais  à  Les- 
ponne  peut  être  remise  à  demain. 

Nous  arrivions  à  l'enclos  en  palissade  qui  était  comme  le  jardin 
de  l'habitation.  A  vrai  dire,  les  légumes  n'étaient  pas  variés,  je 
crois  qu'il  n'y  avait  que  des  raves;  le  climat,  à  cette  hauteur,  est 
trop  froid  pour  mieux  faire;  en  revanche,  les  plantes  sauvages 
étaient  intéressantes,  et  je  me  promis  de  les  examiner  le  lende- 
main matin.  Miquel  me  pressait  d'entrer  dans  sa  demeure,  qui,  au 
milieu  des  chalets  de  planches  destinés  au  bétail,  avait  un  air  de 
maison  véritable.  Elle  était  bâtie  tout  en  marbre  rougeâtre  brut, 
avec  une  forte  charpente  très  basse,  couverte  de  minces  feuillets 
de  schiste  en  guise  de  tuiles;  elle  pouvait  braver  les  deux  mètres  de 
neige  sous  lesquels  elle  était  ensevelie  tous  les  hivers.  A  l'intérieur, 
des  meubles  massifs  en  sapin,  deux  bonnes  chambres  bien  chauf- 
fées. Dans  l'une,  les  sœurs  couchaient  et  travaillaient  à  la  confec- 
tion des  repas;  dans  l'autre,  Miquel  avait  son  lit,  un  vrai  lit,  sans 
draps  il  est  vrai,  mais  garni  de  couvertures  de  laine  fort  propres, 
une  armoire,  une  table,  trois  escabeaux  et  une  douzaine  de  volumes 
sur  un  rayon. 

—  Je  vois  avec  plaisir  que  tu  sais  lire,  lui  dis-je. 

—  Oui,  j'ai  appris  un  peu  avec  les  autres,  et  davantage  tout 
seul.  Quand  la  volonté  y  est!  mais  permettez  que  j'aille  chercher 
mes  sœurs. 

Il  me  laissa  seul  après  avoir  jeté  dans  l'âtre  une  brassée  de  bran- 
ches de  pin,  et  je  regardai  ses  livres,  curieux  de  voir  en  quoi 
consistait  la  bibliothèque  de  l'ex-niendiant.  A  ma  grande  surprise, 
je  n'y  trouvai  que  des  traductions  de  poèmes  de  premier  choix  :  la 
Bible,  V Iliade  et  l'Odyssée,  la  Luisiade,  Roland  furieux,  Don  Qui- 
chotte et  Robinson  Crusoé.  A  la  vérité,  pas  un  seul  de  ces  ouvrages 
n'était  complet;  leur  état  de  délabrement  attestait  leurs  longs  ser- 


LE    GÉANT   YÉOUS.  869 

vices.  Quelques  feuillets  brochés  contenaient  en  outre  la  légende 
populaire  des  quatre  fils  Aymon,  diverses  versions  espagnoles  et 
françaises  sur  le  thème  de  la  chanson  de  Roland,  enfin  un  petit 
traité  d'astronomie  élémentaire  très  éraillé,  mais  complet. 

Miquel  rentra  avec  ses  sœurs  Maguelonne  et  Myrtile,  deux 
grandes  filles  de  dix-huit  et  vingt  ans,  admirablement  belles  sous 
leurs  capulets  de  laine  écarlate,  et  très  proprement  endimanchées 
pour  me  recevoir.  Après  avoir  rentré  leurs  vaches,  elles  s'étaient 
hâtées  de  faire  cette  toilette  en  mon  honneur;  elles  n'en  firent  pas 
mystère,  n'y  ayant  point  mis  de  coquetterie.  Après  que  nous  eûmes 
renouvelé  connaissance,  bien  que  l'aînée  seule  se  souvînt  vague- 
ment de  moi,  l'une  s'empressa  d'aller  mettre  le  cuissot  d'isard  à  la 
broche ,  tandis  que  l'autre  dressait  la  table  et  arrangeait  le  cou- 
vert. Tout  était  fort  propre,  et  le  repas  me  parut  excellent,  le  gibier 
cuit  à  point,  les  fromages  exquis,  l'eau  pure  et  savoureuse,  le  café 
passable,  —  car  il  y  avait  du  café;  —  c'était  le  seul  excitant  que  se 
permît  le  patron;  il  ne  buvait  jamais  de  vin. 

Je  trouvai  les  sœurs  charmantes  de  naturel  et  de  bon  sens.  L'aî- 
née, Maguelonne,  avait  l'air  franc  et  résolu;  Myrtile,  plus  timide, 
avait  une  douceur  touchante  dans  le  regard  et  dans  la  voix.  Plus 
occupées  de  nous  bien  servir  que  d'attirer  l'attention,  elles  parlè- 
rent peu,  mais  toutes  leurs  réponses  furent  sages  et  gracieuses. 
Quand  le  couvert  fut  enlevé  :  —  Êtes- vous  fatigué?  me  dit  Miquel; 
voulez-vous  dormir,  ou  apprendre  mon  histoire? 

—  Je  ne  suis  pas  fatigué.  Je  veux  ton  histoire  ;  je  l'attends  avec 
impatience. 

—  Eh  bien  donc!  reprit-il,  je  vais  vous  la  dire,  —  et  se  tournant 
vers  ses  sœurs,  —  vous  la  connaissez  de  reste,  vous  autres. 

—  Nous  ne  la  connaissons  pas  assez,  répondit  Maguelonne. 

—  C'est-à-dire,  ajouta  Myrtile,  ça  dépend...  Nous  la  connaissons 
toute  d'une  manière;  mais  de  l'autre...  tu  ne  la  contes  jamais  autant 
que  nous  voudrions. 

Mes  yeux  étonnés  demandaient  à  Miquel  l'explication  de  cette 
réponse  profondément  obscure;  celui-ci,  s'adressant  à  Maguelonne  : 
—  Fais  comprendre  cela  à  notre  hôte,  dit-il.  La  petite  ne  parle  pas 
mal;  mais  toi,  tu  parles  mieux,  étant  l'aînée. 

—  Oh!  je  ne  saurai  pas  expliquer  la  chose,  s'écria  Maguelonne 
en  rougissant. 

—  Si  fait,  lui  dis-je,  je  vous  prie  d'expliquer,  et  je  vous  promets 
des  questions,  si  je  ne  comprends  pas  tout  de  suite. 

—  Eh  bien!  répondit-elle,  un  peu  confuse,  voilà  ce  que  c'est: 
mon  frère  ne  raconte  pas  mal  quand  il  dit  les  choses  comme  elles 
sont  pour  tout  le  mçnde;  mais,  quand  il  les  dit  comme  il  les  a  vues 


870  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

et  comme  il  les  entend,  il  est  plus  amusant,  et  il  y  a  des  jours  où 
on  ne  se  lasse  pas  de  l'écouter.  Dites-lui  d'avoir  confiance,  peut- 
être  qu'il  trouvera  au  bout  de  sa  langue  des  imaginations  comme 
il  en  lit  dans  ses  livres. 

Je  priai  Miquel  de  se  livrer  à  son  imagination,  puisque  l'imagina- 
tion devait  jouer  un  rôle  dans  son  récit.  Il  se  recueillit  un  instant, 
tout  en  attisant  le  feu,  regarda  ses  sœurs  avec  un  bon  et  fin  sou- 
rire, et  tout  à  coup,  l'œil  brillant  et  le  geste  animé,  il  parla  ainsi. 

II. 

—  Il  y  a  sur  les  flancs  du  Mont-Aigu,  à  cent  mètres  au-dessus  de 
nous,  —  je  vous  montrerai  cela  demain,  —  un  plateau  soutenu  par 
un  contre-fort  de  rochers  et  creusé  en  rigole,  comme  celui  où  nous 
sommes,  avec  de  beaux  herbages,  quand  la  neige  est  fondue.  11  y 
fait  plus  froid,  l'hiver  y  est  plus  long,  voilà  toute  la  différence.  Ce 
plateau  a  un  nom  singulier  :  on  l'appelle  le  plateau  d'Yéous.  Pour- 
riez-vous  me  dire  ce  que  ce  nom-là  signifie? 

Après  avoir  réfléchi  un  instant:  —  J'ai  ouï  dire,  lui  répondis-je, 
que  beaucoup  de  montagnes  des  Pyrénées  avaient  été  consacrées  à 
Jupiter  ou  Zeun,  dont  il  faut,  je  crois,  prononcer  le  aom  Zéoiis... 

—  Vous  y  êtes!  reprit  Miquel  avec  joie.  Vous  voyez,  mes  sœurs, 
que  je  n'ai  pas  inventé  cela,  et  que  les  gens  instruits  me  donnent 
raison.  A  présent,  monsieur  mon  ami,  dites-moi  si  vous  vous  sou- 
venez de  la  phrase  qui  terminait  toujours  la  complainte  de  mon 
pauvre  père  demandant  l'aumône. 

—  Je  me  la  rappelle  très  bien.  «  Le  géant,  disait-il,  s'est  couché 
sur  moi.  » 

—  Alors  vous  allez  comprendre.  Mon  père  était  un  porte;  il  avait 
été  élevé  par  les  vieux  bergers  espagnols  sur  les  hauts  pâturages 
de  la  frontière,  et  tous  ces  hommes-là  avaient  des  idées,  des  his- 
toires, des  chansons,  qui  ne  sont  plus  du  temps  où  nous  vivons.  Ils 
savaient  tous  lire,  et  plusieurs  savaient  du  latin,  ayant  étudié  pour 
être  prêtres;  mais  ils  n'en  avaient  pas  su  assez,  ou  ils  avaient  com- 
mis quelque  faute  contre  les  règlemens,  ou  bien  encore  ils  avaient 
été  compromis  dans  des  affaires  politiques  :  tant  il  y  a  que  c'est 
une  race  à  peu  près  perdue,  et  qu'on  ne  croit  plus,  dans  nos  pays, 
à  toutes  les  choses  qu'ils  enseignaient,  à  leurs  secrets  et  à  leur 
science.  Mon  père  y  croyait  encore,  et,  comme  il  avait  l'esprit 
tourné  aux  choses  merveilleuses,  il  m'avait  élevé  dans  ces  idées- 
là.  Ne  soyez  donc  pas  étonné  s'il  m'en  reste. 

Je  suis  venu  au  monde  dans  cette  maison,  c'est-à-dire  dans  l'em- 
placement qu'elle  occupe,  car  c'était  alors  une  simple  cabane 


\ 


LE   GEANT  YEOUS.  871 

comme  celle  où  j'abrite  mon  bétail.  Mon  père  était  propriétaire  d'une 
partie  de  cet  enclos,  qu'il  appelait  sa  rencluse.  Plus  haut  il  y  a 
la  rencluse  d'Yéous,  où  il  me  menait  quelquefois  pour  voir,  d'après 
l'état  des  neiges,  si  nous  devions  prolonger  ou  abréger  notre  sé- 
jour dans  la  montagne.  Or,  toutes  les  fois  que  nous  passions  devant 
le  géant,  c'est-à-dire  devant  une  grande  roche  dressée  qui,  vue  de 
loin,  avait  un  peu  l'air  d'une  statue  énorme,  il  faisait  un  signe  de 
croix  et  m'ordonnait  de  cracher  en  me  donnant  l'exemple.  C'était, 
selon  lui,  faire  acte  de  bon  chrétien,  attendu  que  ce  géant  Yéous, 
qui  donnait  son  nom  au  plateau,  était  un  dieu  païen,  autant  dire 
un  démon  ennemi  de  la  race  humaine.  Longtemps  le  géant,  ainsi 
expliqué,  me  fit  peur;  mais  à  force  de  cracher  en  l'air  à  son  inten- 
tion, voyant  qu'il  souffrait  ces  insultes  sans  bouger,  j'arrivai  à  le 
mépriser  profondément. 

Un  jour,  — j'avais  alors  huit  ans,  je  me  souviens  très  bien,  — 
c'était  vers  midi,  mon  père  travaillait  dans  notre  petit  jardin,  ma 
mère  et  mes  sœurs,  —  Maguelonne,  qui  déjà  savait  traire  et  soigner 
les  vaches,  Myriile,  qui  commençait  à  marcher  seule, —  étaient  au 
bout  de  la  rencluse  avec  les  animaux;  moi,  j'étais  occupé  à  battre 
le  beurre  à  deux  pas  de  la  maison.  Voilà  qu'un  bruit  comme  celui 
de  la  foudre  court  sur  ma  tête  avec  un  coup  de  vent  qui  me  ren- 
verse, et  je  tombe  étourdi,  assourdi,  comme  assommé,  bien  que  je 
n'eusse  aucun  mal.  Je  reste  là  immobile  pendant  un  bon  moment 
sans  rien  comprendre  à  ce  qui  m'arrive. 

Des  cris  affreux  me  réveillent.  Je  me  lève,  et,  me  trouvant  en  face 
de  la  maison,  je  ne  la  vois  plus  :  elle  est  effondrée  sur  le  sol,  écra- 
sée sons  des  pierres  énormes  qui,  poussées  par  d'autres,  commen- 
cent à  s'ébranler  et  à  rouler  vers  moi.  Je  comprends  que  c'est  quel- 
que chose  comme  une  avalanche,  et  je  me  sauve,  éperdu,  sans 
savoir  où  je  vais.  J'arrive  auprès  de  ma  mère  et  de  mes  sœurs,  qui 
m'appelaient  avec  des  cris  de  désespoiré  Je  me  retourne  alors,  l'é- 
croulement s'est  arrêté;  le  géant  Yéous  n'est  plus  sur  son  contre- 
fort de  rochers,  il  s'est  abattu  sur  notre  maison,  et  couvre  de  sa 
masse  disloquée  notre  jardin  et  la  plus  grande  partie  de  notre  en- 
clos. Alors  ma  mère  :  —  Ton  père?  où  est  ton  père? 

—  Mon  père?  je  ne  sais  pas. 

—  Malheur!  il  est  écrasé!  Reste  là,  garde  les  petites;  moi,  je 
cours!  —  Et  ma  pauvre  mère  de  courir  vers  ces  masses  encore  mal 
assises  et  menaçantes.  INe  pas  la  suivre  était  bien  impossible.  Je 
range  les  enfans  dans  un  gros  repli  du  terrain,  je  leur  défends  de 
bouger,  et  je  cours  aussi  à  travers  l'éboulement,  cherchant  et  appe- 
lant mon  père.  Je  dois  dire  à  l'honneur  de  ces  deux  filles  que  voilà 
qu'elles  firent  semblant  de  m'obéir,  et  qu'un  moment  après  elles 


872  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

couraient,  comme  moi,  dans  les  débris,  la  grande  traînant  la  petite, 
cherchant  et  appelant  comme  elles  pouvaient.  De  temps  en  temps, 
nous  suspendions  nos  cris  pour  écouter;  cela  dura  bien  une  bonne 
heure;  enfin  j'entends  une  faible  plainte,  je  m'élance,  et  je  trouve 
mon  pauvre  père  étendu  sous  une  masse  et  ne  pouvant  se  dégager. 
Gomment  il  n'avait  pas  été  broyé  entièrement,  c'est  un  hasard  peu 
ordinaire  :  la  roche  formait  voûte  au-dessus  de  sa  tête  et  de  son 
corps.  Le  choc  lui  avait  brisé  les  os  de  la  jambe  et  du  bras  droit, 
voilà  pourquoi  il  ne  pouvait  se  relever  et  sortir  de  là.  Il  avait  fait 
tant  d'efforts  inutiles  et  douloureux  qu'il  était  épuisé,  et  qu'il  s'é- 
vanouit en  nous  voyant.  Nous  parvînmes  à  le  retirer.  xMa  mère  était 
comme  folle.  Que  devenir  avec  un  homme  à  moitié  mort  dans  ce 
désert  oîi  il  ne  nous  restait  pas  un  abri,  pas  un  pouce  de  terre  qui 
ne  fût  couvert  de  débris,  pas  un  meuble  qui  ne  fût  brisé? 

Maguelonne  ne  perdit  pas  la  tête;  elle  me  montra  les  cabanes  de 
la  rencluse,  c'est-à-dire  de  l'étage  de  terre  végétale  qui  est  au-des- 
sous de  nous,  et  se  mit  à  courir  comme  un  chamois  de  ce  côté-là. 
Je  compris  qu'elle  allait  chercher  du  secours,  et  je  commençai  à 
rassembler  des  morceaux  de  bois  pour  faire  un  brancard.  Quand 
les  habitans  des  cabanes  d'en  bas  accoururent,  ils  n'eurent  qu'à  les 
lier  ensemble,  et  mon  père  fut  transporté  chez  eux  aussi  vite  que 
possible.  Le  médecin  fut  appelé,  et  mon  père  fut  bien  soigné;  mais 
il  avait  fallu  du  temps  pour  avoir  des  secours  :  l'enflure  avait  fait 
des  progrès,  le  bras  fut  très  mal  remis,  et  la  jambe  avait  été  si  dé- 
chirée qu'il  fallut  la  couper.  Voilà  comment  ce  brave  homme  tomba 
dans  la  misère  et  dut  abandonner  le  travail,  acheter  un  âne  et  men- 
dier sur  les  chemins  avec  sa  famille.  Nous  avions  bien  au  bas  de  la 
vallée,  non  loin  de  Pierrefitte,  une  petite  maison  d'hiver;  mais  le 
plus  clair  de  notre  revenu,  c'étaient  nos  vaches,  et  nous  n'avions 
plus  de  quoi  les  nourrir.  11  fallut  vendre  les  deux  qui  nous  res- 
taient, les  trois  autres,  épouvantées  par  la  chute  du  géant,  s'étaient 
tuées  et  perdues  dans  les  précipices. 

Ma  mère  répugnait  beaucoup  à  la  mendicité.  Elle  eût  voulu  cher- 
cher quelque  travail  à  la  ville  et  garder  mon  père  au  coin  du  feu; 
mais  il  ne  pouvait  souffrir  l'idée  de  rester  tranquille,  et  il  regardait 
l'exhibition  de  son  malheur  comme  un  travail  devant  lequel  iFne 
devait  pas  reculer  pour  nourrir  sa  famille.  C'était  bien  une  sorte 
de  travail  en  effet  que  d'être  sans  cesse  et  par  tous  les  temps  sur 
les  chemins.  Pour  ma  mère,  qui  avait  à  traîner  et  à  porter  souvent 
la  petite,  c'était  même  assez  pénible;  pour  moi,  qui  n'avais  qu'à 
conduire  et  à  soigner  l'âne,  c'était  une  vie  de  loisir  et  de  paresse. 
C'était  aussi  la  tentation  de  mal  faire  et  la  possibilité  de  devenir 
bandit;  mais  je  vous  ai  dit  que  mon  père  était  poète,  et  je  me  sers 


LE   GÉANT  YÉOUS.  873 

de  ce  mot  parce  que  dès  ce  temps- là,  et  sans  savoir  encore  ce  qu'il 
signifiait,  je  l'entendais  dire  par  des  gens  de  belle  apparence  qui 
l'écoutaient  émerveillés  de  son  langage  et  de  ses  idées.  Vous  étiez 
très  occupé,  vous,  jamais  vous  n'avez  eu  le  temps  de  l'interroger 
un  peu;  vous  eussiez  été  étonné  de  son  esprit  comme  les  autres. 

C'est  l'esprit  de  mon  père  qui  m'a  retenu  dans  le  bon  chemin.  Il 
m'enseignait  à  sa  manière  tout  en  causant  avec  moi,  et  il  me  faisait 
voir  toutes  choses  en  grand  ou  en  beau,  si  bien  que,  quand  je  vis 
le  mal  passer  à  côté  de  moi,  je  le  trouvai  laid  et  petit,  je  lui  tournai 
le  dos.  Il  est  vrai  pourtant  que  mon  père  eût  pu  m'apprendre  à  lire, 
et  qu'il  n'y  songeait  pas.  Cette  vie  de  voyages  continuels  ne  porte 
pas  à  l'attention,  et  je  ne  désirais  pas  me  donner  la  peine  d'étu- 
dier. Puis  il  faut  que  vous  sachiez  que  depuis  son  accident  mon 
père  était  devenu  très  exalté,  et  qu'il  n'avait  plus  le  calme  qu'il  faut 
pour  enseigner.  11  ne  nous  instruisait  que  par  des  histoires,  des 
chansons  et  des  comparaisons,  de  telle  sorte  que,  mes  sœurs  et  moi, 
nous  avions  beaucoup  d'entendement  sans  connaître  a  ni  h.  Notre 
pauvre  mère  n'en  savait  pas  plus  que  nous. 

Nous  parcourions  la  montagne  pendant  toute  la  saison  des  eaux. 
Nous  allions  à  Bagnères  de  Bigorre,  à  Luchon,  à  Saint-Sauveur,  à 
Cauterets,  à  Baréges,  aux  Eaux- Bonnes,  partout  où  il  y  a  des 
étrangers  riches.  L'hiver,  nous  nous  rabattions  sur  Tarbes,  Pau  et 
les  grandes  vallées.  A  ce  métier-là,  recevant  beaucoup  et  dépen- 
sant peu,  car  nous  étions  tous  sobres,  nous  eûmes  en  peu  d'années 
regagné  plus  que  nous  n'avions  perdu.  Alors  ma  mère,  qui  avait  le 
cœur  haut  placé,  essaya  de  persuader  à  mon  père  que  nous  n'avions 
plus  le  droit  d'exploiter  la  charité  publique,  que  j'étais  d'âge  à 
gagner  ma  vie,  et  que,  quant  à  elle,  elle  se  faisait  fort,  aidée  de 
Maguelonne,  d'entretenir  le  reste  de  la  famille  par  son  travail  de 
blanchisseuse.  Mon  père  ne  l'écouta  pas.  Il  avait  pris  goût  à  cette 
vie  errante,  non  pas  tant  parce  qu'elle  était  lucrative  que  parce 
qu'elle  l'amusait  et  lui  faisait  oublier  son  infirmité.  Je  pensais 
comme  ma  mère  ;  mais  nous  dûmes  céder,  et  cette  vie  durerait 
peut-être  encore,  si  mon  pauvre  père  n'eût  pris  une  fluxion  de  poi- 
trine dont  il  mourut  en  peu  de  jours.  Ce  fut  pour  nous  tous  un  pro- 
fond chagrin.  Encore  qu'il  contrariât  nos  désirs,  il  était  si  bon,  si 
respectable  et  si  tendre  que  nous  l'adorions. 

Après  ce  malheur,  nous  revînmes  à  Pierrefitte,  et  ma  mère,  ayant 
refait  là  une  petite  installation,  me  prit  à  part  et  me  dit  :  —  Mon  en- 
fant, je  te  dois  rendre  compte  de  notre  position.  Ton  père  nous  a 
laissé  quelque  chose.  Les  pauvres  gens  comme  lui  ne  font  point  de 
testament;  il  s'est  fié  à  moi,  me  laissant  libre  d'agir  comme  je  l'en- 
tendrais dans  l'intérêt  de  ses  enfaos.  Je  veux  que  tu  saches  que  nous 


87Zl  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

possédons  entre  nous  quatre  environ  trois  raille  francs.  J'en  ai  fait 
deux  parts  égales,  une  pour  moi  et  tes  deux  sœurs,  et  l'autre  pour 
toi. — Gela  n'est  pas  juste,  lui  répondis-je;  je  n'ai  droit  qu'à  un  quart. 
—  Il  n'est  pas  question  de  droit,  reprit-elle.  Il  s'agit  de  vos  besoins, 
dont  j'ai  souci  et  dont  je  suis  meilleur  juge  que  vous.  Mon  travail 
est  assuré.  Les  petites  m'aideront,  et  nous  nous  tirerons  très  bien 
d'affaire  avec  la  petite  réseiTe  que  nous  gardons;  mais  tu  es  un 
garçon,  et  c'est  à  toi  de  gagner  ta  vie  honnêtement.  Je  ne  compte 
pas  te  nourrir  et  t'entretenir,  ce  serait  te  pousser  à  la  lâcheté  et 
à  la  fainéantise.  Avise  à  te  faire  un  état;  je  vais  te  donner  cent 
francs  pour  que  tu  puisses  chercher  ton  occupation  et  la  bien 
choisir.  Il  sera  donc  très  juste  que  dans  la  suite,  quand  tu  te  seras 
tiré  d'affaire  sans  notre  aide,  tu  en  sois  dédommagé  par  une  part 
plus  grosse  que  celle  de  tes  sœurs.  Sache  qu'cà  vingt  et  un  ans  tu 
peux  revenir  chercher  ici  quatorze  cents  francs.  Si  j'étais  morte,  tu 
trouverais  la  somme  quand  même,  puisque  je  vais  la  placer  en  ton 
nom,  et  d'ailleurs  dans  ce  temps-là  tes  sœurs,  dont  je  sais  le  bon 
naturel,  comprendront  la  chose  et  approuveront  ce  que  j'aurai  fait. 
J'embrassai  ma  mère  et  mes  sœurs  en  pleurant,  et,  mes  meil- 
leurs habits  au  bout  d'un  bâton  sur  l'épaule,  mes  cent  francs  en 
poche,  je  partis,  bien  triste  de  quitter  ma  famille,  mais  résolu  à 
faire  mon  devoir. 

III. 

Jusqu'à  présent,  continua  Miquel,  je  vous  raconte  les  choses 
comme  elles  sont;  je  vous  demande  la  permission  de  vous  les 
dire  maintenant  comme  elles  me  sont  apparues  à  partir  de  ce  mo- 
ment-là, c'est-à-dire  à  partir  du  moment  où  je  ma  trouvai  seul  au 
monde,  livré  à  moi-même  à  l'âge  de  quinze  ans.  Ma  mère  m'avait 
pourtant  donné  une  direction  à  suivre.  Elle  m'avait  engagé  à  aller 
voir  des  parens  et  des  personnes  qui  s'intéressaient  à  nous  et  qui 
me  donneraient  conseil,  assistance  au  besoin;  mais  j'avais  une  idée, 
une  idée  d'enfant  si  vous  voulez,  mais  bien  obstinée  dans  ma  cer- 
velle. Je  voulais  revoir  notre  pauvre  rend  use  abandonnée,  notre 
cabane  détruite,  la  place  où  j'avais  vu  mon  père  estropié,  se  débat- 
tant sous  la  roche.  Il  m'avait  si  souvent  reparlé  de  cette  cata- 
strophe, il  en  avait  tant  de  fois  raconté  les  détails  dans  son  langage 
imagé  pour  attirer  l'attention  et  pour  exciter  l'intérêt  des  cliens, 
que  je  n'avais  rien  oublié.  Je  crois  même  que  je  me  souvenais  de 
plus  de  choses  que  je  n'en  avais  remarqué,  et  que  j'avais  bâti 
dans  ma  tête...  Au  reste  vous  verrez  tout  ce  qu'il  y  avait  dans 
cette  tête-là;  pas  n'est  besoin  de  vous  le  dire  d'avance. 


LE   GÉANT  YÉOUS.  875 

Je  marchais  droit  sur  le  Mont-Aigu.  Nous  avions  fait  tant  d'allées 
et  venues  dans  nos  pèlerinages  de  mendians,  que  je  savais  bien 
où  j'étais;  mais,  quand  il  fut  question  de  quitter  les  fonds,  je  fus 
vite  égaré,  je  ne  me  souvenais  plus.  Je  grimpai  au  hasard,  et  après 
bien  du  chemin  inutile  je  me  trouvai  enfin  dans  notre  rencluse, 
bien  reconnaissable  par  l'écroulement  encore  frais  qui  la  couvrait. 
C'était  toujours  notre  propriété;  nous  n'avions  pas  plus  songé  à  la 
vendre  qu'on  n'avait  pensé  à  nous  l'acheter.  Elle  n'avait  plus  au- 
cune valeur.  Tout  au  plus  eût-on  pu  faire  paître  quelques  jours 
dans  l'intervalle  des  débris;  cela  ne  valait  pas  la  peine  et  la  dé- 
pense d'une  nouvelle  installation. 

La  perte  récente  de  mon  père  avait  ravivé  la  tristesse  de  mes 
souvenirs,  et  quand  je  vis  le  colosse  brisé  en  mille  pièces,  mais  im- 
mobile, paisible  et  comme  triomphant  de  notre  désastre,  j'entrai 
dans  une  grande  colère.  —  Affreux  géant,  m'écriai-je,  stupide 
bête  d'Yéous,  je  veux  venger  mon  père,  je  veux  t'insulter  et  te 
maudire.  Bien  des  fois,  quand  j'étais  petit,  j'ai  craché  en  l'air  à  ton 
intention;  à  présent  que  je  suis  grand  et  que  te  voilà  étendu  à 
mes  pieds,  je  veux  te  cracher  au  visage!  —  Et  je  m'en  allais  cher- 
chant dans  ces  débris  celui  qui  avait  pu  être  la  tête  du  géant.  Je 
crus  l'avoir  trouvé,  je  crus  reconnaître  la  roche  creuse  sous  laquelle 
mon  père  avait  été  enseveli,  et  qui  s'ouvrait  comme  une  large 
bouche,  essayant  de  mordre  la  terre.  Je  lui  assénai  de  toute  ma 
force  un  coup  de  mon  bâton  ferré,  et  alors...  alors,  croyez-moi  si 
vous  voulez,  j'entendis  une  voix  sourde  qui  rugissait  comme  un 
tonnerre  souterrain  et  qui  disait  :  — Est-ce  toi?  que  me  veux-tu?  — 
J'eus  une  si  belle  peur  que  je  me  sauvai,  croyant  à  une  nouvelle 
avalanche;  mais  je  revins  au  bout  d'un  moment.  Je  n'avais  pas 
craché,  je  voulais  cracher  sur  la  figure  du  géant,  dût-il  m'englou- 
tir,  et  je  lui  fis  résolument  cette  insulte  sans  qu'il  parût  s'en  aper- 
cevoir. —  C'est  cela,  lui  dis- je;  tu  es  toujours  aussi  lâche!  Eh 
bien!  je  veux  te  faire  rouler  dans  le  torrent  pour  que  tu  te  brises 
tout  à  fait!  —  Et  me  voilà  poussant  cette  grosse  roche  et  m'éver- 
tuant  à  l'ébranler. 

J'y  perdis  mon  temps  et  ma  sueur,  et,  quand  je  vis  que  je  ne 
gagnais  rien,  j'essayai  de  la  briser  en  lui  lançant  d'autres  pierres. 
J'eus  au  moins  le  plaisir  de  voir  que  ce  n'était  pas  une  roche  bien 
dure,  et  que  mes  coups  lui  faisaient  des  entailles  que  je  prenais 
pour  des  blessures  et  des  plaies.  Quand  je  me  fus  bien  fatigué,  je 
voulus  revoir  de  près  les  débris  de  notre  cabane,  et  je  fus  surpris 
d'y  trouver  encore  un  petit  coin  où  l'on  pouvait  s'abriter  en  cas  de 
pluie;  même  ce  petit  coin  avait  été  renfermé  par  un  bout  de  mur 
relevé  depuis  peu  par  quelque  chevrier,  mais  abandonné  après  un 


876  REVUE    DES    DEUX    JIOiNDES. 

spjonr  plus  ou  moins  long,  car  il  n'y  avait  pas  de  trace  de  passage 
sur  l'herbe  qui  poussait,  haute  et  drue,  tout  autour  de  la  ruine. 
Comme  le  soleil  se  couchait,  je  résolus  d'y  passer  la  nuit.  Je  rele- 
vai quelques  pierres,  je  bouchai  l'entrée,  afin  de  n'être  pas  surpris 
par  les  loups,  et,  m'asseyant  sur  un  reste  de  plancher,  j'entamai 
un  morceau  de  pain  que  j'avais  dans  mon  havre-sac  de  toile.  Puis, 
me  sentant  las  et  ennuyé  de  la  solitude,  je  m'étendis  pour  dormir; 
mais  j'avais  comme  de  la  fièvre  pour  avoir  trop  marché  et  m'ètre 
trop  démené;  d'ailleurs  je  n'étais  plus  habitué  à  ce  grand  silence  de 
la  montagne  qui  ne  ressemble  à  rien  et  que  ne  semble  pas  inter- 
rompre le  bruit  continu  des  torrens.  Je  n'étais  pas  non  plus  des 
mieux  couchés,  et,  bien  que  je  ne  fi;sse  pas  difficile,  je  me  retour- 
nais d'un  côté  sur  l'autre  sans  trouver  moyen  de  m'étendre,  tant 
mon  refuge  était  resserré.  Je  pris  le  parti  de  m'asseoir  sur  mes 
talons,  et,  comme  je  manquais  d'air,  je  poussai  une  des  pierres  que 
j'avais  amoncelées  pour  me  garantir,  et  regardai  dehors  pour  me 
désennuyer. 

Quelle  fut  ma  surprise  de  voir  que  tout  était  changé  dans  la  ren- 
cluse  depuis  que  la  lune  s'était  levée!  Elle  était  toute  verte,  tout 
herbue,  et  s'il  y  avait  encore  quelques  roches  éparses,  elles  n'é- 
taient ni  plus  grosses  ni  plus  nombreuses  qu'un  petit  troupeau  de 
moutons.  Je  fus  si  étonné  que  je  sortis  de  mon  refuge  pour  toucher 
la  terre  et  l'herbe  avec  mes  pieds  et  m'assurer  que  je  n'étais  plus 
dans  un  éboulement,  que  je  foulais  la  belle  praii  ie  d'autrefois,  et 
que  ce  n'était  point  un  rêve.  Je  me  réjouissais  encore  plus  que  je  ne 
nf  étonnais,  lorsque  tout  à  coup,  en  me  retournant,  je  vis  derrière 
moi,  haut  comme  une  pyramide,  le  géant,  dont  la  base  occupait 
tout  le  fond  de  la  reackise  à  ma  gauche.  D'abord  il  me  parut  tel 
qu'autrefois,  quand  il  se  dressait  au  bord  de  la  rencluse  d'Yéous, 
au-dessus  de  la  nôtre;  mais,  à  mesure  que  je  le  regardais,  il  chan- 
geait d'apparence  :  sa  base  se  rétrécissait  comme  une  gaîne,  son 
corps  prenait  un  air  de  forme  humaine,  sa  tète  se  dessinait  comme 
une  boule.  Il  ne  lui  manquait  que  des  bras,  et,  quand  je  l'eus  encore 
mieux  regardé,  je  vis  qu'il  en  avait,  seulement  ils  étaient  collés  à 
son  corps,  et  rien  de  tout  cela  ne  bougeait.  C'était  une  vraie  statue, 
mais  si  haute  que  je  ne  pouvais  pas  distinguer  sa  figure. 

J'aurais  dû  avoir  peur  devant  une  pareille  chose;  eh  bien  !  expli- 
quez cela  comme  vous  voudrez,  je  n'eus  que  de  la  colère.  Mon  pre- 
mier mouvement  fut  de  ramasser  une  pierre  et  de  la  lancer  au  géant. 
Je  ne  le  touchai  pas.  J'en  lançai  une  seconde  qui  eflTleura  sa  cuisse,  et 
une  troisième  qui  l'atteignit  en  plein  ventre  et  rendit  un  son  comme 
si  elle  eût  frappé  une  grosse  cloche  de  métal,  en  même  temps  qu'un 
cri  rauque,  furieux,  sauvage,  semblait  sortir  de  sa  poitrine,  répété 


LE   GÉANT   YÉOUS.  877 

par  tous  les  échos  de  la  montagne.  Ma  colère  en  augmenta,  et  je  le 
criblai  de  toutes  les  pierres  qui  m'avaient  servi  à  me  renfermer. 
Devenant  à  chaque  essai  plus  fort  et  plus  adroit,  je  l'atteignis  enfin 
au  beau  milieu  du  visage;  sa  tête  tomba  aussitôt  et  vint  rouler  à 
mes  pieds.  Je  m'élançai  dessus  pour  tenter  encore  de  la  briser  avec 
mon  bâton;  mais  je  fus  arrêté  par  une  voix  grêle  qui  partait  de  cette 
tête  monstrueuse  et  qui  faisait  entendre  un  rire  sec  comme  celui 
d'un  petit  vieillard  édenté.  —  Est-ce  toi,  brute,  lui  dis-je,  qui  as 
cette  façon  ridicule  de  rire  ou  de  pleurer?  Je  vais  bien  te  faire  taire; 
attends  un  peu!  —  Et  j'allais  redoubler  mes  coups,  lorsque  la  tête 
disparut  et  se  trouva  replacée  sur  les  épaules  du  géant  sans  que  je 
pusse  voir  comment  il  s'y  était  pris  pour  la  ramasser.  Je  devins  fu- 
rieux. Je  recommençai  à  l'attaquer  à  coups  de  pierres.  Je  le  touchai 
au  bras  gauche  ;  le  bras  tomba,  mais  il  se  trouva  replacé  au  mo- 
ment où  je  touchais  et  faisais  tomber  le  bras  droit.  Alors  je  l'atta- 
quai aux  jambes,  à  ses  vilaines  jambes  collées  ensemble,  et  alors  le 
colosse  se  rompit  à  la  base  et  s'étendit  tout  de  son  long  par  terre, 
brisé  en  mille  pièces  :  alors  aussi  je  reconnus  que  j'avais  fait  la 
plus  grande  sottise  du  monde,  car  la  belle  prairie  avait  de  nouveau 
disparu  sous  les  débris,  et  les  premières  lueurs  du  jour  me  mon- 
trèrent la  triste  rencluse  engloutie  et  poudreuse,  telle  que  je  l'avais 
trouvée  la  veille  en  arrivant. 

J'étais  si  fatigué,  si  surmené  par  la  rage  de  ce  combat,  qui  avait 
duré  toute  la  nuit,  que  je  me  laissai  tomber  là  où  je  me  trouvais, 
et  m'endormis  aussi  profondément  que  si  j'eusse  été  moi-même 
changé  en  pierre.  Quand  le  soleil ,  déjà  haut  et  chaud,  m'éveilla,  je 
pensai  que  j'avais  fait  un  rêve  terrible,  et  me  pris  à  réfléchir  tout 
en  mangeant  un  reste  de  pain  et  cueillant  ces  baies  noires  qu'on 
appelle  chez  nous  raisins  d'ours.  Mon  rêve,  si  c'en  était  un,  devait 
signifier  pour  moi  quelque  chose;  mais  quelle  chose?  Je  cherchais 
et  ne  trouvais  pas.  Il  n'y  en  avait  qu'une  dont  je  ne  pusse  pas 
douter,  c'est  que  le  géant  pouvait  m'apparaître  tant  qu'il  voudrait, 
je  n'avais  pas  eu,  je  n'aurais  jamais  peur  de  lui.  Je  le  haïssais  pour 
le  mal  qu'il  avait  fait  à  mon  père,  et  je  n'avais  qu'une  idée,  me 
venger  de  lui  et  l'humilier  autant  qu'il  me  serait  possible. 

Au  grand  jour,  je  m'assurai  que  toutes  choses  autour  de  moi 
étaient  dans  l'état  où  nous  les  avions  laissées  huit  ans  auparavant, 
que  la  maison  était  bien  ruinée,  hors  de  service,  la  prairie  bien 
écrasée  par  une  montagne  de  rochers,  de  pierrailles  et  de  sable,  et 
qu'il  n'y  avait  plus  aucun  moyen  de  l'utiliser.  En  outre,  les  glaces 
du  plateau  d'Yéous,  qui  autrefois  ne  descendaient  pas  jusqu'à  nous, 
s'étaient  ouvert  un  passage  l'hiver  précédent.  On  en  voyait  la  trace 
le  long  du  rocher,  la  chute  du  géant  ayant  creusé  une  large  ri- 


878  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gole  par  où  elles  glissaient  sur  notre  terrain  avec  la  neige,  et  cette 
circonstance  était  une  nouvelle  cause  de  dévastation. 

Malgré  tant  de  sujets  de  découragement,  une  idée  fixe  me  brû- 
lait la  tête.  Je  voulais  reconquérir  ma  propriété  et  mettre  le  géant 
dehors.  Comment?  par  quels  moyens?  je  ne  m'en  doutais  seule- 
ment pas;  mais  je  le  voulais. 

Tout  en  rêvassant,  je  ramassais  des  pierres  et  je  les  jetais  les 
unes  sur  les  autres,  essayant  de  déblayer  un  coin,  ne  fût-il  grand 
que  comme  mon  corps.  Je  voulais  voir  si  le  sol  était  ensablé  trop 
profondément  pour  recouvrer  son  ancienne  fertilité.  Je  fus  surpris 
de  trouver  de  l'herbe  très  épaisse  dans  les  endroits  où  la  pierre  ne 
portait  pas  à  plat.  Cette  herbe  n'était  même  que  trop  vigoureuse, 
car  elle  pourrissait  dans  l'humidité,  les  eaux  n'ayant  plus  d'écou'e- 
ment  et  formant  partout  des  flaques  ou  de  petits  marécages.  La 
terre  é-tant  humide  et  légère,  j'y  pus  plonger  mes  mains  profondé- 
ment et  m'assurer  que  c'était  toujours  de  la  bonne  terre,  suscep- 
tible de  bien  produire,  si  elle  pouvait  être  assainie  par  des  rigoles 
bien  dirigées. 

En  une  heure,  je  déblayai  à  peu  près  un  mèfre.  Je  me  reposai 
un  instant  et  repris  mon  travail  avec  plus  d'ardeur.  Vers  le  soir,  je 
mesurai  mon  ouvrage,  j'avais  nettoyé  environ  six  bons  mètres  de 
terrain.  Il  est  vrai  que  c'était  à  l'endroit  le  moins  épais  et  dans  la 
pierre  menue.  —  C'est  égal,  pensai -je,  qui  sait  ce  que  je  pourrais 
faire  avec  le  temps? 

La  faim  me  pressait  :  je  descendis  à  la  rencluse  de  Maury,  celle 
qui  est  au-dessous  d'ici,  et  qui  est  habitée  presque  toute  l'année. 
Ses  cabanes  avaient  changé  de  maîtres.  Je  n'y  connaissais  plus  per- 
sonne, et  personne  ne  m'avait  jamais  connu;  mais  j'avais  de  l'ar- 
gent, et,  bien  que  pour  me  donner  le  souper  et  le  couvert  on  ne  me 
demandât  rien,  je  parlai  de  payer  ma  dépense.  Je  tenais  à  n'être 
pas  à  charge,  comptant  m'installer  là  pour  quelques  jours. 

Le  père  Bradât,  maître  berger  des  troupeaux  de  cette  rencluse, 
était  un  vieux  brave  homme  qui,  tout  en  m'accueillant  avec  beau- 
coup de  bonté,  s'étonna  de  mon  idée,  d'autant  plus  que  je  me  gar- 
dais bien  de  lui  en  dire  le  fond.  —  Tu  cherches  donc  de  l'ouvrage 
chez  nous?  me  dit-il.  Par  malheur,  mon  enfant,  j'ai  le  monde  qu'il 
me  faut  et  ne  puis  t'employer. 

—  Je  ne  cherche  pas  d'ouvrage  pour  le  moment,  lui  dis-je,  j'en 
ai;  j'ai  aussi  quelque  argent  pour  attendre,  et,  comme  je  vois  que 
vous  me  prendriez  peut-être  bien  pour  un  vagabond  qui  veut  se 
cacher  dans  la  montagne  avec  l'idée  de  faire  ou  de  cacher  quelque 
sottise,  je  vais  vous  dire  tout  de  suite  qui  je  suis.  Avez-vous  entendu 
parler  de  Miquelon? 


LE    GÉANT   YÉOUS.  879 

—  Oui,  c'est  un  nom  connu  ici,  parce  que  le  plateau  qui  est  au- 
dessus  de  nous,  et  qui  s'appelait,  m'a-t-on  dit,  la  Verderette,  a 
pris  le  nom  de  rencluse  à  Miquelon,  depuis  l'accident  arrivé  à  ce 
pauvre  homme.  Je  ne  suis  ici  que  depuis  quatre  ans,  on  m'a  ra- 
conté la  chose. 

—  Eh  bien  !  ce  pauvre  homme  était  mon  père,  et  cette  pauvre 
rencluse  est  ma  propriété.  J'ai  été  élevé  dans  cet  endroit-là.  Je  ne 
l'avais  pas  revu  depuis  l'âge  de  huit  ans,  et  j'ai  un  plaisir  triste  à 
m'y  retrouver.  J'y  ai  passé  la  nuit  dernière,  et  je  voudrais  y  retour- 
ner demain,  peut-être  après-demain  encore. 

—  Si  c'est  comme  cela,  dit  le  vieillard,  tu  resteras  chez  moi  la 
semaine  et  davantage,  si  tu  veux,  et  je  ne  recevrai  pas  de  paiement, 
car  je  suis  ton  débiteur. 

—  Comment? 

—  C'est  comme  cela.  J'ai  envoyé  souvent  mes  chèvres  pâturer 
dans  ta  rencluse,  et  je  n'avais  pas  ce  droit-là;  seulement,  l'endroit 
étant  a'oandonné,  je  pensais  ne  faire  tort  à  personne  en  ne  laissant 
pas  perdre  le  peu  d'herbe  qui  y  pousse  encore;  c'est  bien  peu;  mais 
enfin  c'est  quelque  chose,  et  je  me  disais  que,  si  quelqu'un  venait 
réclamer,  j'étais  prêt  à  lui  payer  la  petite  dépense  de  mes  bêtes.  Te 
voilà,  c'est  pour  le  mieux;  reste  et  garde  ton  argent.  Je  suis  con- 
tent de  m'acquitter. 

Je  dus  accepter.  Il  me  donna  place  à  la  soupe  et  à  la  paille  au 
milieu  de  ses  gars.  J'étais  las,  je  dormis  bien,  et  au  petit  jour  je 
me  mis  en  route  pour  ma  rencluse,  avec  du  pain  et  un  morceau  de 
lard  pour  ma  journée. 

Ce  jour-là,  je  ne  travaillai  que  de  mon  esprit.  Je  voulais  calcu- 
ler, chose  bien  impossible,  combien  il  me  faudrait  d'heures  de  tra- 
vail pour  déblayer  ma  rencluse.  Si  j'avais  su,  comme  je  le  sais  au- 
jourd'hui, mettre  des  chiffres  sur  du  papier  les  uns  au-dessous  des 
autres,  l'entreprise  n'eût  pas  été  absolument  déraisonnable  ;  mais 
je  ne  savais  que  les  mettre  dans  ma  tête  les  uns  au  bout  des  autres, 
et  j'en  eus  pour  longtemps.  Je  ne  m'y  pris  pourtant  pas  trop  mal, 
je  mesurai  patiemment  avec  mon  bâton  la  superficie  du  terrain,  et, 
gravant  mes  nombres  avec  la  pointe  de  mon  couteau  sur  une  roche 
tendre,  inventant  des  signes  à  mon  usage  pour  remplacer  les  chif- 
fres, par  exemple  une  croix  simple  pour  100,  une  croix  double 
pour  200,  et  ainsi  de  suite,  je  parvins  dans  la  journée  non  à  savoir, 
mais  à  supposer  sans  trop  d'erreur,  combien  de  mètres  je  possé- 
dais en  long  et  en  large.  Les  jours  suivans,  il  s'agit  de  calculer 
combien  je  mettrais  de  temps  pour  faire  l'ouvrage  facile.  Je  trouvai 
deux  ans,  à  cinq  mois  de  travail  par  an,  vu  que  la  neige  n'en  per- 
met pas  davantage.  11  s'agissait  ensuite  d'évaluer  la  durée  du  tra- 
vail difficile,  et  pour  cela  il  fallait  l'entreprendre. 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

J'empruntai  à  mon  hôte  une  masse  de  fer,  et  j'attaquai  les  grosses 
pièces.  C'était  de  la  roche  calcaire  pas  trop  dure,  et  je  fis  ce  travail 
de  cantonnier  sans  m'apercevoir  de  la  fatigue.  J'étais  heureux  et 
fier  de  mettre  en  miettes  le  gros  ventre  du  géant.  Je  voulais  faire 
mon  mètre  dans  la  journée,  je  le  fis.  Alors  je  me  trouvai  si  las  que 
je  ne  songeai  point  à  descendre,  et  résolus  de  passer  encore  la 
nuit  chez  moi,  afin  d'être  tout  rendu  le  lendemain. 

J'étais  à  peine  endormi  sous  mon  reste  de  hangar,  que  je  fus  ré- 
veillé par  le  géant,  qui  cette  fois  se  promenait  tranquillement  de 
long  en  large.  Avant  de  l'examiner,  je  regardai  le  sol,  et  je  le  vis 
absolument  déblayé  et  couvert  de  sa  belle  verdure.  Il  faisait  encore 
un  peu  jour,  le  couchant  était  encore  un  peu  rouge,  et  les  neiges 
du  haut  montaient  toutes  roses  dans  le  ciel  bleu.  Je  me  mis  à  ob- 
server le  monstre,  dont  le  pas  ébranlait  la  terre;  il  ne  paraissait 
pas  faire  attention  à  moi,  et  je  me  tins  coi  pour  surprendre  ses  ha- 
bitudes. J'étais  décidé  à  ne  pas  agir  follement  comme  la  première 
fois  et  à  savoir  s'il  ne  lui  prendrait  pas  fantaisie  de  s'en  aller  de 
lui-même,  puisque  maintenant  il  avait  le  pouvoir  de  marcher.  Il 
devait  être  ennuyé  des  coups  que  je  lui  avais  donnés  dans  la 
journée. 

En  eflet,  il  voulait  s'en  aller,  et  il  essaya  de  remonter  vers  son 
plateau  d'Yéous;  mais  il  s'y  prenait  fort  mal  :  au  lieu  de  faire  un 
détour,  il  prétendait  escalader  le  plus  rapide  du  rocher  et  suivre  la 
m"ême  route  qu'il  avait  prise  autrefois  pour  descendre.  Il  n'eut  pas 
fait  deux  enjambées  le  long  de  l'escarpement,  qu'il  tomba  sur  ses 
genoux,  le  nez  par  terre,  en  rugissant  et  en  criant  d'une  voix  for- 
midable :  —  Personne  ne  viendra  donc  m' aider  à  remonter  chez 
moi?  —  En  deux  sauts,  je  fus  près  de  lui,  et,  saisissant  son  épou- 
vantable main  accrochée  à  une  pointe  de  rocher,  —  Voyons,  lui 
dis-je,  tu  sais  bien  que  je  suis  ton  maître;  obéis-moi,  prends  un 
autre  chemin,  et  va-t'en! 

-^  Eh  bien!  relève-moi,  répondit-il,  prends-moi  sur  tes  épaules 
et  porte-moi  là-haut. 

—  Vous  manquez  de  raison,  je  ne  pourrais  pas  seulement  soule- 
ver un  de  vos  doigts;  mais  je  vous  tourmenterai  si  bien... 

—  Ne  peux-tu  me  laisser  tranquille,  petit?  Je  me  trouve  bien 
ici,  j'y  reste.  Seulement  je  veux  dormir  sur  le  dos;  aide-moi. 

Je  lui  allongeai  un  coup  de  pied  dans  les  reins,  et,  en  se  retour- 
nant, il  me  montra  sa  grosse  vilaine  figure  toute  couverte  d'un  li- 
chen blanchâtre.  Le  voyant  ainsi  à  ma  merci,  je  sentis  se  rallumer 
toute  la  haine  que  je  lui  portais,  et  ne  pus  résister  au  désir  de  lui 
plonger  mon  bâton  dans  la  gueule.  Il  ne  parut  pas  s'en  apercevoir; 
mais  une  petite  voix  imperceptible  sortit  de  cette  caverne  qui  lui 
servait  de  bouche,  et,  prêtant  l'oreille,  j'entendis  que  cette  voix  di- 


LE   GÉANT   YÉOUS.  881 

sait  :  —  Oh  !  le  méchant  garçon  qui  déchire  ma  toile  et  qui  a  man- 
qué m'écraser!  . 

—  Qui  es-tu?  dis-je  en  retirant  mon  bâton  avec  précaution  et  en 
appliquant  mon  oreille  sur  la  bouche  du  géant. 

—  Je  suis  la  petite  araignée  des  mousses,  répondit  la  voix.  De- 
puis que  j'existe,  je  demeure  ici;  je  travaille,  je  file,  je  chasse; 
pourquoi  me  déranges-tu? 

—  Va-t'en  filer  et  chasser  ailleurs,  ma  mie  ;  le  monde  est  assez 
grand  pour  toi. 

—  Je  pourrais  t'en  dire  autant,  reprit-elle.  Pourquoi  tourmenter 
ce  rocher  qui  m'appartient?  N'y  a-t-il  pas  place  ailleurs  pour  ta 
personne  ? 

En  ce  moment,  le  géant,  que  je  recommençais  à  chatouiller  avec 
ma  trique,  éternua  et  chassa  au  loin  l'araignée,  tandis  que,  poussé 
comme  par  l'ouragan,  je  dégringolais  au  bas  du  rocher. 

Quand  je  fus  là,  je  rentrai  en  moi-même.  Puisque  cette  petite 
araignée  avait  vécu  toute  sa  vie  dans  la  gueule  du  géant  sans  s'in- 
quiéter de  ses  caprices,  et  qu'elle  y  eût  vécu  toujours,  si  je  ne 
l'eusse  dérangée,  pourquoi  ne  m'arrangerais-je  pas  pour  vivre  à 
côté  de  mon  ennemi,  sans  exiger  qu'il  allât  plus  loin?  N'était-il  pas 
fort  bien  là  étendu  sur  son  dos,  les  pieds  appuyés  sur  les  blocs  qui 
avaient  été  jadis  son  piédestal,  et  le  corps  placé  de  manière  à  arrê- 
ter la  glissade  des  neiges?  Je  remontai  vers  lui,  et  me  plaçant 
contre  une  de  ses  larges  oreilles,  car  ma  voix  devait  lui  sembler 
aussi  faible  que  m'avait  semblé  celle  de  l'araignée:  — Tu  prétends, 
lui  dis-je,  que  tu  es  bien  là,  et  que  tu  y  veux  rester? 

—  Oui,  répondit  la  formidable  voix  qui  paraissait  lui  sortir  du 
ventre;  j'y  resterai  quand  tu  m'y  auras  fait  mon  lit. 

—  Ah!  vraiment,  il  faut  un  lit  à  monsieur!  repris-je  en  éclatant 
de  rire,  un  lit  de  duvet  peut-être? 

—  Je  me  contenterai  d'un  bon  lit  de  sable;  mais  il  faut  un  ereux 
pour  ma  tête,  un  creux  pour  chacun  de  mes  membres,  et  surtout 
un  grand  creux  pour  mes  reins,  afin  que  je  puisse  dormir  sans 
glisser.  Allons,  vite,  arrange-moi  ça,  et  tâche  que  je  sois  bien,  si- 
non je  retournerai  m'étendre  dans  ton  pré,  où,  sauf  que  tu  me  cha- 
touilles de  temps  en  temps  en  essayant  de  me  travailler,  je  ne  me 
trouve  point  mai. 

—  Il  est  de  fait,  dit  une  voix  humaine  à  côté  de  moi,  que  la 
chose  la  plus  raisonnable  à  faire,  serait  de  le  mettre  là  et  de  l'y 
asseoir  de  la  bonne  manière.  Il  servirait  de  digue  aux  glaces  d'en 
haut,  et  je  ne  sache  pas  d'endroit  où  il  te  gênera  moins,  car  de  le 
reporter  à  son  ancienne  place,  tu  n'y  peux  songer,  et  de  le  sortir 
autrement  de  ta  rencluse,  tu  n'en  as  pas  le  droit. 

lOME  Giv.  —  1873.  56 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Comment?  répliquai-je  sans  me  soucier  de  savoir  qui  me  par- 
lait de  la  sorte,  je  n'en  ai  pas  le  droit?  Il  a  donc  le  droit,  lui,  de 
s'emparer  de  mon  terrain? 

—  Il  n'avait  que  le  droit  du  plus  fort,  reprit  la  voix;  mais  tu  ne 
l'as  pas,  toi,  car  la  loi  est  plus  forte  que  l'homme,  et  si  tu  te  débar- 
rassais de  ton  ennemi  pour  le  faire  rouler  chez  tes  voisins,  tu  en 
serais  empêché  ou  puni. 

—  Et  si  je  le  poussais  aux  abîmes? 

—  Il  n'y  a  pas  d'abîme  qui  ne  soit  la  propriété  de  quelqu'un,  et 
d'ailleurs,  au  fond  de  tout  abîme,  il  y  a  une  eau  courante  qui  est 
la  propriété  de  tout  le  monde,  et  que  tu  n'as  pas  le  droit  d'arrêter 
ou  de  détourner.  Il  faut  donc  que  tu  gardes  ton  géant,  et  puisque 
ce  revers  de  montagne  t'appartient,  c'est  là  qu'il  faut  le  porter 
pierre  à  pierre.  De  cette  façon,  il  te  deviendra  utile  au  lieu  de  te 
nuire. 

J'allais  répondre  qu'il  n'était  pas  nécessaire  de  l'y  porter,  puis- 
qu'il s'y  était  mis  de  lui-même,  lorsqu'une  clarté  se  fit  dans  mes 
yeux,  et  je  reconnus  que  j'étais  assis  dans  la  cabane  de  mon  vieil 
hôte,  devant  la  cheminée,  et  que  c'était  lui  qui  causait  avec  moi. 
—  Allons,  dit-il,  tu  parles  un  peu  comme  un  garçon  qui  rêverait 
tout  éveillé;  cependant,  quoique  tu  dises  drôleuient  les  choses,  tu 
as  d'assez  bonnes  idées.  Viens  souper,  tu  es  rentré  tard,  mais  je  t'ai 
attendu,  et  nous  causerons  encore  avant  de  dormir. 

Je  ne  savais  plus  où  j'en  étais,  et  je  me  sentais  trop  honteux 
pour  rien  dire.  Avais-je  rêvé,  tout  en  revenant  au  gîte,  que  j'étais 
aux  prises  avec  le  géant,  qu'une  petite  araignée  m'avait  parlé,  que 
le  géant  m'avait  fait  ses  conditions,  et  avais-je  eu  la  sottise  de  ra- 
conter tout  cela  au  père  Bradât?  Ou  bien  toutes  ces  choses  m'é- 
taient-elles arrivées  au  coucher  du  soleil,  et  le  géant,  qui  à  coup 
sûr  était  magicien,  m'avait-il  transporté  à  la  cabane  Bradât  sans 
que  je  me  fusse  aperçu  de  rien? 

Quand  j'eus  un  peu  mangé  :  —  Qu'est-ce  que  nous  disions  donc 
tout  à  l'heure?  demandai-je  au  vieux  berger. 

—  Voyons,  tu  t'endors?  répondit-il;  tu  ne  t'en  souviens  déjà 
plus?  Tu  te  fatigues  trop  après  ce  rocher.  Tu  es  trop  jeune  pour 
faire  tout  seul  un  si  gros  ouvrage. 

—  Combien  donc  pensez-vous  qu'il  faudrait  de  monde  pour  en 
venir  à  bout? 

—  Ça  dépend  du  temps  que  tu  voudrais  y  mettre.  En  deux  sai- 
sons, je  pense  qu'une  douzaine  de  bons  ouvriers  en  viendraient  à 
bout. 

—  Une  douzaine?  Étes-vous  sûr?  Je  pensais  qu'à  moi  tout  seul... 

—  Tu  rêvais!  Il  en  faut  bien  douze,  et  en  beaucoup  d'en- 


LE   GÉANT   YÉOUS.  888 

droits  il  faudra  faire  jouer  la  mine  pour  faire  éclater  les  grosses 
roches. 

—  Faire  jouer  la  mine?  m'écriai-je.  Voilà  une  idée  qui  me  plaît. 
Oui,  oui,  lui  mettre  le  feu  sous  le  ventre,...  il  faudra  bien  qu'il  s'en 
aille. 

—  Sans  doute,  car  il  ne  s'en  ira  pas  tout  seul. 

—  II  s'en  ira,  vous  dls-je!  c'est  un  paresseux  qui  ne  veut  pas 
s'aider  ou  un  imbécile  qui  ne  sait  ce  qu'il  fait;  mais  quand  il  sen- 
tira la  poudre... 

—  C'est  un  rocher  :  il  se  fendra;  mais  il  faudra  tout  de  même 
faire  une  manière  de  chaussée  avec  les  morceaux,  et  cela  coûtera 
beaucoup  d'argent.  Est-ce  que  tu  es  riche? 

—  J'ai  cent  francs. 

Le  père  Bradât  se  prit  à  rire.  —  Ce  n'est  pas  assez,  dit-il;  il  t'en 
faudrait  au  moins  dix  fois  autant. 

—  J'aurai  cela  un  jour. 

—  Eh  bien  !  attends  ce  jour-là. 

—  Yous  pensez  donc  que  ce  ne  serait  pas  une  folie  de  vouloir 
reprendre  mon  domaine  à  ce  géant? 

—  Dame  !  la  terre  est  une  chose  bonne  et  sainte;  quand  on  l'a, 
c'est  dommage  d'être  forcé  d'y  renoncer.  Dieu  n'aime  pas  qu'on 
l'abandonne  tant  qu'on  peut  la  disputer  à  la  glace  et  à  la  pierre! 

—  C'est-à-dire  aux  méchans  esprits!  Eh  bien  !  je  la  disputerai  à 
ce  démon  bête  et  cruel  qui  a  voulu  massacrer  mon  père  et  qui  m'a 
détruit  ma  maison.  C'est  lui  qui  m'a  fait  mendiant,  errant  sur  les 
chemins  pendant  toute  mon  enfance,  pendant  que  lui,  le  brutal, 
l'idiot,  il  dormait  son  lourd  sommeil  sur  notre  prairie.  Il  en  sortira, 
je  vous  dis!  Je  le  déteste  trop  pour  le  souffrir  là,  à  présent  que  je 
commence  à  être  un  homme,  et  quand  j'y  mangerais  ce  que  j'ai,  ce 
que  je  dois  avoir,  quand  mon  bien  ne  vaudrait  pas  ce  qu'il  me  coû- 
tera, tant  pis!  11  y  a  sept  ans  que  je  maudis  ce  géant;  je  mettrai, 
s'il  le  faut,  sept  ans  à  le  châtier  et  à  le  chasser! 

—  Tu  es  un  drôle  de  garçon,  dit  le  vieux  berger.  Comme  tu  te 
montes  la  tête,  toi!  Je  ne  hais  pas  cela,  j'y  vois  que  tu  aimais 
ton  père,  que  tu  as  de  la  fierté  et  du  courage  :  nous  reparlerons  de 
ton  idée.  Si  je  pouvais  t'aider,...  mais  je  suis  trop  pauvre  et  trop 
vieux. 

—  Vous  pouvez  m'aider  :  vendez-moi  votre  masse  de  fer. 

—  Je  te  la  prête  pour  rien.  Je  n'en  ai  pas  besoin.  Elle  est  lourde, 
laisse-la  dans  ta  rencluse,  où  personne  n'ira  la  dérober  pendant  la 
nuit.  On  a  trop  peur  du  géant. 

—  On  en  a  peut  ?  Voilà  ce  que  je  ne  savais  pas  !  On  sait  donc 
qu'il  se  relève  la  nuit  et  qu'il  marche? 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  On  le  dit;  moi,  je  ne  le  crois  point.  J'ai  servi  en  Afrique  et 
j'ai  fait  la  guerre,  c'est  te  dire  qu'habitué  à  ne  point  craindre  le 
canon,  je  ne  m'amuse  point  à  avoir  peur  des  pierres. 

—  Mais  je  n'en  ai  pas  peur  non  plus,  père  Bradât  !  Je  suis  bien 
sûr  que  ce  géant  est  un  diable,  et  c'est  pour  cela  que  je  suis  décidé 
à  lui  faire  la  guerre,  comme  vous  l'avez  faite  aux  Bédouins. 

—  Allons,  reprit  le  vieux  berger,  c'est  comme  tu  voudras.  Il  se 
fait  tard,  il  faut  dormir. 

Le  jour  suivant,  comme  je  montais  à  ma  rencluse,  j'entendis 
qu'il  m'appelait.  —  Ne  va  pas  si  vite!  me  dit-il,  je  veux  aller  avec 
toi.  Je  marche  doucement,  mais  j'arrive  tout  de  même,  et  je  veux 
voir  ce  fameux  géant.  Je  ne  monte  pas  souvent  là-haut,  et  n'ai 
jamais  fait  grande  attention  à  cette  pierraille.  Peut-être  te  don- 
nerai-je  un  bon  avis. 

Quand  il  eut  tout  examiné  :  —  H  y  a,  dit-il,  dix  fois  plus  d'ou- 
vrage que  je  ne  pensais.  Ce  n'est  pas  en  deux  saisons  que  dix  bons 
ouvriers  pourraient  déblayer  cela.  11  faudrait  aussi  une  quantité  de 
poudre...  Si  tu  veux  m'en  croire,  tu  y  renonceras;  tu  y  mangerais 
tout  ce  que  tu  as,  et  tu  ne  serais  pas  payé  de  tes  peines. 

—  IN'avez-vous  pas  ouï  dire  pourtant,  père  Bradât,  que  l'herbe 
de  ce  pâturage  était  le  meilleur  échelon  de  la  montagne?  Mon  père 
me  l'a  tant  répété  que  je  le  crois. 

—  Je  ne  dis  pas  non.  Le  peu  qui  y  pousse  encore  est  de  première 
qualité;  mais  quand  tu  auras  déblayé,  je  suppose,  il  faudra  fumer, 
et  pour  fumer  il  faut  un  troupeau  ;  il  faut  même  bien  vite  un  fort 
troupeau,  car  l'ancien  engrais  est  tout  perdu,  et  c'est  un  pâturage 
à  recommencer  en  terre  vierge.  Si  tu  es  bien  riche,  si  tu  as  quatre 
mille  francs  par  exemple... 

—  Je  n'en  ai  pas  la  moitié. 

—  Alors  n'entreprends  pas  cela,  ce  serait  ta  ruine.  Qu'est-ce  que 
c'est  que  ces  chilTres-là  sur  le  rocher? 

—  C'est  moi  qui  les  ai  inventés  pour  calculer... 

—  Ah!  je  comprends.  Tu  ne  sais  donc  pas  écrire? 

—  Ni  lire  non  plus. 

—  C'est  un  malheur.  Tu  devrais  apprendre,  ça  t'aiderait  plus  que 
tous  tes  coups  de  masse  sur  la  pierre. 

—  Je  ne  dis  pas  non!  Si  vous  vouliez  m'apprendre... 

—  Je  n'en  sais  pas  long;  mais  c'est  mieux  que  rien,  et  quand  tu 
voudras... 

Je  commençai  le  soir  même  en  devançant  d'une  heure  ma  ren- 
trée à  la  cabane  de  Bradât.  Le  plus  grand  des  gars  qui  servaient  le 
vieux  berger,  voyant  que  j'avais  bon  vouloir,  m'enseigna  aussi,  et 
je  dois  dire  que,  s'il  était  moins  patient  que  le  vieux,  il  en  savait 


LE   GEANT  YEOUS.  885 

davantage.  C'est  comme  cela  que  je  commençai  à  en  comprendre 
assez  pour  être  à  même  de  m'exercer  tout  seul.  J'emportai  bientôt 
un  livre  avec  moi,  et  en  prenant,  sur  le  midi,  une  heure  de  repos, 
j'étudiais  avec  une  grande  attention  et  un  entêtement  aussi  solide 
que  celui  qui  m'attachait  au  travail  de  ma  rencluse. 

Le  père  Bradât,  voyant  que  ses-prudens  conseils  n'avaient  rien 
changé  à  ma  résolution,  prit  son  parti  de  ne  plus  m'en  détourner; 
seulement  il  se  moquait  un  peu  de  moi  quand  je  me  laissais  aller  à 
parler  du  géant  comme  d'un  méchant  diable,  et  cela  me  rendit  plus 
circonspect.  Je  n'en  parlai  plus  que  comme  d'un  tas  de  pierres,  sans 
démordre  pour  cela  de  mon  idée  et  de  ma  haine.  Les  autres  gars 
pensaient  pourtant  un  peu,  comme  moi,  qu'il  y  avait  de  l'enchan- 
tement dans  ces  maudites  roches.  Ils  avaient  ouï  parler,  en  d'autres 
pâturages  de  montagne,  de  certains  éboulemens  qu'on  avait  voulu 
endiguer,  mais  où  le  démon  défaisait  chaque  nuit  la  besogne  des 
ouvriers  les  plus  habiles.  Ils  venaient  quelquefois  me  voir  travailler, 
car  je  travaillais  avec  rage,  et  ils  se  hasardaient  par  amitié  pour 
moi  à  me  donner  un  coup  de  main;  pourtant  ce  n'était  pas  sans  un 
peu  de  crainte,  et  même  il  y  en  eut  un  qui,  ayant  rêvé  du  géant, 
jura  qu'il  n'y  voulait  plus  toucher.  Je  n'insistai  pas.  Je  savais  bien 
que,  si  je  leur  avais  voulu  payer  du  vin  le  dimanche,  ils  auraient 
eu  plus  de  courage;  mais  je  ne  voulais  pas  les  détourner  de  leur 
devoir  :  c'eût  été  mal  payer  l'hospitalité  que  m'accordait  le  père 
Bradât. 

Je  n'en  eus  pas  moins  la  compagnie  de  l'un  ou  de  l'autre  de 
temps  en  temps.  Le  père  Bradât  consentait  à  me  garder  et  à  me 
nourrir  moyennant  que  ses  chèvres  consommeraient  le  peu  d'herbe 
qui  poussait  chez  moi,  et  l'enfant  chargé  de  les  conduire  s'amusa, 
pendant  que  je  piochais,  à  construire,  pour  se  garer  de  la  pluie, 
une  baraque  assez  solide  avec  les  restes  de  l'ancienne  et  beau- 
coup de  pierres  et  de  broussailles  qu'il  agença  très  adroitement. 
J'eus  donc  un  refuge  pour  la  nuit,  et  je  m'en  servis  plusieurs  fois 
afin  d'avancer  mon  ouvrage. 


IV. 


Chaque  fois  que  je  dormis  là,  je  revis  le  géant,  et  chaque  fois  je 
le  vis  plus  remuant  et  plus  agité.  Il  devenait  certain  pour  moi  qu'il 
se  sentait  tracassé ,  et  qu'il  se  faisait  plus  léger  et  plus  désireux  de 
s'en  aller;  mais  je  crois  aussi  qu'il  devenait  toujours  plus  imbé- 
cile, car,  au  lieu  d'aller  dormir  où  je  lui  conseillais  d'être,  il  es- 
sayait toute  sorte  d'installations  impossibles.  Je  tâchais  de  le  rai- 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sonner  dans  son  intérêt  et  dans  le  mien,  lui  promettant  de  le 
laisser  tranquille  quand  il  serait  où  je  voulais  le  voir.  Il  ne  com- 
prenait rien,  ou  bien  il  me  répondait  de  telles  grossièretés  que 
j'étais  forcé  de  le  battre,  et,  sitôt  battu,  il  s'eiïonrlrait  et  recom- 
mençait à  dévaster  ma  prairie.  Voyant  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de 
causer  avec  cette  brute,  j'y  renonçai.  Je  le  laissai  faire  ses  lourdes 
extravagances,  qui  n'aboutissaient  à  rien,  et  bien  souvent  je  m'en- 
dormis au  bruit  sourd  de  son  pas  inégal  :  il  devenait  de  plus  en 
plus  boiteux.  Je  vis  bien  que  le  plus  sage  était  de  continuer  à  lui 
casser  les  pieds,  et  qu'il  ne  s'en  irait  que  par  force,  en  menus  mor- 
ceaux. 

J'étais  là  depuis  trois  mois.  Je  devenais  fort  comme  un  jeune 
taureau,  et  j'apprenais  très  vite  à  lire  assez  pour  comprendre  ce 
que  je  lisais.  Le  père  Bradât,  qui  ne  comprenait  pas  tous  les  mots 
et  toutes  les  idées  de  ses  livres,  était  surpris  de  me  voir  les  lui  ex- 
pliquer. C'est  que  mon  père,  en  ne  m'enseignant  rien,  m'avait  ap- 
pris beaucoup  de  choses,  et  il  arriva  bientôt  que  les  habitans  de  la 
cabane  me  regardèrent  comme  un  savant  qui  cachait  son  jeu.  Ils  ne 
me  détournèrent  plus  de  mon  projet,  et  je  résolus  d'en  hâter  l'ac- 
complissement par  quelque  dépense. 

Je  descendis  la  vallée  de  Lesponne,  et  j'allai  aux  carrières  de 
marbre  de  Campan  pour  embaucher  des  ouvriers.  Je  n'en  trouvai 
point.  C'était  la  belle  saison  où  les  étrangers  occupent  toute  la  popu- 
lation; on  me  demandait  un  prix  insensô.  Je  parvins  à  me  procurer 
un  peu  de  poudre,  et  je  revins  consolé  en  songeant  à  la  petite  fête 
que  j'allais  donner  à  monseigneur  Yéous. 

Dès  le  matin  suivant,  je  courus  tout  préparer  après  avoir  averti 
mes  hôtes  de  ne  pas  s'étonner  du  bruit;  je  creusai  ma  petite  mine 
avec  l'instrument  que  je  pus  trouver.  Je  ne  m'y  pris  point  mal  ; 
j'avais  assez  vu  opérer  ce  travail  sur  les  routes  de  montagne.  Le 
cœur  me  battait  d'une  joie  cruelle  quand  j'allumai  la  mèche;  j'avais 
mis  toute  ma  poudre,  l'explosion  fut  belle  et  faillit  m'ètre  funeste, — 
j'étais  trop  fier  pour  avoir  bien  pris  mes  précautions;  mais  la  gueule 
du  géant  éclata  jusqu'aux  oreilles,  car  je  m'étais  attaqué  à  sa  face, 
et  il  resta  béant  avec  une  si  laide  grimace  que  j'en  tombai  de  rire, 
tout  sanglant  et  blessé  que  j'étais  moi-même.  Je  n'avais  rien  de 
grave,  je  me  relevai  vite.  —  Bois  mon  sang!  dis-je  à  mon  ennemi 
en  me  penchant  sur  sa  hure  calcinée.  Voilà!  c'est  entre  nous  duel 
à  mort.  Tu  ne  sais  pas  saigner,  toi,  mais  j'espère  que  tu  souffres 
comme  tu  as  fait  souffrir  mon  père. 

En  ce  moment,  je  vis  une  chose  qui  me  ramena  à  la  pitié.  L'ex- 
plosion avait  envoyé  au  diable  une  pauvre  fourmilière  installée 
dans  une  oreille  du  géant.  Ce  petit  monde  éperdu  ne  s'amusait  pas 


LE   GÉANT  YÉOUS.  887 

à  compter  ses  morts  et  à  fuir;  il  remontait  avec  courage  à  l'assaut 
des  ruines  pour  emporter  ses  larves  et  les  mettre  en  sûreté  ailleurs. 
—  Ma  foi,  je  vous  demande  pardon,  leur  dis  je,  j'aurais  dû  vous 
avertir;  mais  je  vais  vous  aider  à  sauver  vos  enfans.  —  Je  pris  sur 
ma  pelle  de  bois  un  gros  paquet  de  cette  terre  si  bien  triturée  et 
creusée  de  logettes  et  de  corridors  où  reposaient  les  larves,  et  je  la 
portai  à  quelque  distance.  Je  regardai  les  adroites  fourmis  qui, 
après  m' avoir  suivi,  retournaient  sans  se  tromper  faire  le  reste  de 
leur  déménagement.  Elles  s'avertissaient,  elles  se  parlaient  certai- 
nement, elles  s'entr' aidaient.  Personne  ne  paraissait  consterné  ni 
découragé.  —  Petites  fourmis,  leur  dis-je,  vous  me  donnez  là  une 
grosse  leçon!  Dût  mon  travail  s'écrouler  sur  moi,  je  ne  l'abandon- 
nerai pas. 

Mais  j'étais  tout  seul,  moi,  et  toutes  mes  idées  se  portèrent  à  la 
résolution  d'avoir  de  l'aide.  Je  n'avais  pas  encore  donné  de  mes 
nouvelles  à  ma  mère,  bien  que  je  fusse  fort  près  d'elle.  J'avais 
craint  avec  raison  qu'elle  ne  me  blâmât  de  perdre  mon  temps  à  ca- 
resser des  chimères  au  lieu  de  chercher  une  place.  Je  commençai 
à  me  tourmenter  de  l'inquiétude  qu'elle  devait  avoir,  et  j'allai  la 
trouver. 

Elle  était  inquiète  en  effet,  et  me  gronda  quand  elle  apprit  que  je 
n'avais  rien  gagné  encore;  mais,  quand  elle  sut  que  j'avais  presque 
appris  à  lire  et  que  je  n'avais  presque  rien  dépensé,  elle  se  calma, 
forcée  de  reconnaître  que  je  n'avais  point  fait  le  vagabond.  Alors  je 
lui  ouvris  mon  cœur,  je  lui  racontai  l'emploi  de  mon  temps  et  lui 
confiai  mes  espérances.  Elle  fut  très  surprise  et  très  émue,  mais 
très  effrayée  aussi.  Elle  me  parla  comme  m'avait  parlé  le  père  Bra- 
dât et  me  supplia  de  ne  point  risqjier  mon  avoir  dans  une  entre- 
prise si  déraisonnable.  Pourtant  je  gagnai  ceci  sur  elle,  qu'elle  me 
laissa  voir  son  attachement  pour  ce  coin  de  terre  où  elle  avait  été 
plus  heureuse  qu'ailleurs  et  où  elle  m'avoua  être  retournée  bien 
des  fois  en  rêve.  Je  ne  voulus  pas  me  trop  obstiner,  espérant  que 
peut-être  avec  le  temps  je  la  persuaderais.  Je  lui  promis  d'utiliser 
l'hiver,  car  je  devais  quitter  les  hauteurs  très  prochainement,  et  je 
lui  tins  parole.  Ma  saison  finie  dans  les  pierres,  je  fis  présent  au 
père  Bradât  d'une  bonne  capuche  de  laine  de  Baréges,  et  à  ses  gars 
de  divers  petits  objets  achetés  à  leur  intention.  Nous  nous  quittâmes 
bons  amis,  avec  promesse  de  nous  retrouver  l'année  suivante,  et  je 
m'en  allai  chercher  fortune  du  côté  de  Lourdes,  dans  les  carrières 
et  sur  les  routes.  J'avais  toujours  mon  idée,  je  voulais  apprendre  à 
combattre  le  rocher  et  à  m'en  rendre  maître  le  plus  vite  et  le  plus 
adroitement  possible.  On  ne  me  faisait  faire  qu'un  métier  de  ma- 
nœuvre, mais,  tout  en  le  faisant,  je  regardais  le  travail  des  ingé- 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nieurs,  et  je  m'efforçais  de  me  rendre  compte  de  tout.  Je  gagnai 
bien  peu  de  chose  au-delà  de  ma  nourriture  et  de  mon  entretien. 
Ce  surplus,  je  l'employai  à  prendre  des  leçons  de  calcul,  car  pour 
la  lecture  je  m'en  tirais  déjà  tout  seul  avec  lenteur  et  patience; 
quant  à  l'écriture,  je  m'en  faisais  une  moi-même  en  copiant.  J'em- 
ployais à  tout  cela  une  ou  deux  heures  le  soir  et  presque  tout  mon 
dimanche.  On  me  regardait  comme  un  grand  bon  sujet,  raisonnable 
comme  pas  un  de  mon  âge;  au  fond,  j'étais  un  entêté,  rien  de  plus. 

Aussitôt  que  le  printemps  eut  fondu  les  neiges,  je  quittai  tout 
pour  courir  voir  ma  mère  et  acheter  une  brouette,  un  pic,  de  la 
poudre,  une  tarière,  une  masse,  tout  ce  qu'il  me  fallait  enfin  pour 
attaquer  mon  ennemi  de  plus  belle.  J'obtins  de  ma  mère  la  pro- 
messe de  me  donner  cent  francs  encore  quand  j'aurais  dépensé  ce 
que  j'avais  en  réserve,  si  mon  travail,  vérifié,  méritait  d'être  en- 
couragé; pour  se  prononcer  à  cet  égard,  elle  s'engageait  à  venir  le 
voir  dans  le  courant  de  la  belle  saison. 

J'avais  embauché  à  Lourdes  deux  gars  de  mon  âge,  qui,  m' ayant 
promis  de  me  rejoindre  à  Pierrefîtte,  s'y  trouvèrent  en  effet  au  jour 
dit.  C'était  de  bons  compagnons,  aimant  le  travail  et  point  vicieux. 
Tout  alla  bien  au  commencement.  Ceux-là  n'avaient  point  peur  du 
géant  Yéous,  et  ne  se  gênaient  pas  pour  lui  briser  les  côtes  et  lui 
élargir  la  mâchoire.  Nous  nous  construisîmes  une  cabane  plus 
grande  et  plus  solide,  l'hiver  ayant  détruit  celle  que  j'avais,  et, 
comme  le  père  Bradât  allait  toutes  les  semaines  à  la  provision  dans 
les  vallées,  nous  le  chargeâmes  d'acheter  et  de  rapporter  la  nôtre 
sur  son  âne. 

Tant  qu'il  s'agit  de  faire  sauter  les  roches,  mes  deux  compagnons 
furent  gais;  mais,  quand  il  fallut  charger  et  mener  la  brouette,  l'en- 
nui les  prit.  Ils  étaient  de  la  plaine,  la  montagne  les  rendait  tristes, 
et  je  ne  pouvais  plus  les  distraire  de  l'ennui  des  soirées  et  du  bruit 
agaçant  des  cascades.  Ce  que  je  trouvais  si  beau,  ils  le  trouvaient 
triste  à  la  longue,  et  un  beau  matin  je  vis  que  la  peur  les  avait 
pris.  La  peur  de  quoi?  Ils  ne  voulurent  pas  le  dire.  J'avais  peut- 
être  fait  l'imprudence  de  trop  parler  par  momens  de  ma  haine  pour 
ce  rocher,  et,  bien  que  je  n'eusse  rien  raconté  de  ses  apparitions 
nocturnes,  auxquelles  souvent  j'assistais  encore  en  silence  pendant 
que  les  autres  dormaient,  peut-être  fut-il  aperçu  ou  entendu  par 
l'un  d'eux.  Quoi  qu'il  en  soit,  ils  me  déclarèrent  qu'ils  avaient  assez 
de  cette  solitude,  et  ils  me  quittèrent  de  bonne  amitié,  mais  en 
cherchant  à  me  décourager. 

Ils  n'y  réussirent  pas.  Après  avoir  pour  mon  compte  embauché 
d'autres  compagnons,  qui  avancèrent  encore  un  peu  la  besogne, 
mais  sans  donner  des  résultats  bien  apparens,  je  fus  encore  laissé 


LE   GEANT   YEOUS.  889 

seul,  sous  prétexte  que  j'avais  entrepris  une  folie,  et  que  c'était 
me  rendre  service  que  de  m'abandonner. 

Pour  la  première  fois,  j'eus  un  accès  de  découragement.  Je  ne 
pus  dormir  la  nuit,  et  je  vis  le  géant  plus  entier,  plus  solide,  plus 
vivant  que  jamais,  assis  sur  un  bloc  au  milieu  d'autres  blocs  que 
j'avais  réussi  à  isoler.  Au  clair  de  la  lune  un  peu  voilée,  on  eût  dit 
d'un  berger  gardant  un  troupeau  d'éléphans  blancs.  J'allai  à  lui, 
je  parvins  à  grimper  sur  ses  genoux,  et,  m'accrochant  à  sa  barbe, 
je  me  haussai  jusqu'à  son  visage,  que  je  souffletai  de  ma  main  de  fer. 
—  Petit  berger,  me  dit-il  avec  sa  voix  rugissante,  allez  chercher 
un  autre  herbage.  Celui-ci  est  à  moi  pour  toujours,  —  et  me  mon- 
trant les  blocs  épars,  —  vous  m'avez  donné  ces  brebis,  je  prétends 
les  nourrir  à  vos  frais  jusqu'à  la  fin  des  siècles. 

—  C'est  ce  que  nous  verrons,  repris-je.  Tu  crois  triompher  parce 
que  tu  me  vois  seul;  eh  bien  !  tu  sauras  ce  que  peut  faire  un  homme 
seul  ! 

Dès  le  lendemain,  je  m'attaquai  aux  blocs  avec  tant  d'emporte- 
ment que  quinze  jours  après  le  géant,  n'ayant  plus  une  seule  bre- 
bis, essaya  encore  de  s'en  aller  et  fit  un  pas  vers  la  digue  où  je  le 
voulais  parquer. 

Ma  mère  vint  me  voir  un  dimanche  avec  mes  sœurs.  J'avais  dé- 
blayé entièrement  la  place  où  mon  père  avait  été  brisé;  l'herbe,  as- 
sainie par  une  rigole,  y  poussait  au  mieux,  et  de  belles  ancolies 
bleues  se  miraient  dans  le  filet  d'eau.  J'avais  planté  une  croix  de 
bois  à  l'endroit  même  de  l'accident,  et  j'y  avais  établi  un  banc  de 
pierre.  Ma  mère  fut  très  touchée  de  ce  soin,  elle  pria  et  pleura 
à  cette  place,  et,  regardant  ensuite  notre  petit  domaine,  dont  un 
bon  quart  était  nettoyé  et  bien  verdoyant,  elle  m'avoua  qu'elle  ne 
s'attendait  pas  à  me  voir  si  avancé;  mais  quand,  après  s'être  un 
peu  reposée,  elle  entra  dans  la  partie  la  plus  épaisse  du  dégât, 
quand  elle  vit  tout  ce  qui  me  restait  à  faire,  elle  en  fat  efi'rayée  et 
me  supplia  de  me  contenter  de  ce  qui  était  fait.  —  Tu  peux,  dit- 
elle,  louer  ce  bout  de  pâturage  à  tes  voisins  d'en  bas,  à  présent 
qu'il  a  une  petite  valeur.  Ce  sera  une  mince  ressource,  mais  cela 
vaudra  mieux  qu'une  folle  dépense. 

Je  ne  cédais  pas;  ma  mère  se  fâcha  un  peu  et  me  menaça  de  ne 
plus  m'avancer  d'argent.  Maguelonne,  qui  commençait  à  être  une 
grande  fille,  pleura  à  ma  place.  Elle  prenait  mon  parti,  elle  m'ap- 
prouvait. Elle  eût  voulu  être  un  garçon  et  avoir  la  force  de  m'ai- 
der.  Rien  ne  lui  semblait  plus  beau  que  les  hauteurs;  elle  jurait  de 
ne  se  jamais  marier  dans  une  ville.  Elle  n'avait  jamais  oublié  sa 
montagne;  c'est  là  quelle  rêvait  de  retourner  vivre  dès  qu'elle  en 
trouverait  le  moyen.  La  petite  Myrtile  ne  disait  rien,  mais  elle  ou- 


890  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vrait  ses  yeux  bleus  et  courait  comme  une  gelinotte  dans  les  ro- 
chers, ivre  d'une  joie  qu'elle  sentait  et  montrait  sans  pouvoir  l'ex- 
pliquer. 

J'avais  préparé  un  petit  goûter  de  fraises  avec  la  meilleure  crème 
du  père  Bradât.  Nous  mangeâmes  ensemble  sur  les  ruines  de  notre 
ancienne  maison.  INous  étions  tous  attendris,  tristes  et  joyeux  en 
même  temps.  Ma  mère  me  quitta  sans  me  rien  promettre,  mais  en 
m'embrassant  beaucoup  et  sans  pouvoir  se  décider  à  me  blâmer. 
Je  travaillai  donc  seul  jusqu'à  la  fin  de  la  saison.  Plus  ma  tâche 
avançait,  plus  je  m'assurais  de  la  difficulté  que  je  trouverais  à  trans- 
porter cette  montagne  de  débris.  Je  travaillais  d'autant  plus.  Je  ne 
descendais  plus  aux  cabanes  qu'un  instant  le  dimanche.  Puisque 
j'avais  une  espèce  de  logement,  je  m'y  tenais,  et  je  mettais  à  profit 
les  soirées  pour  lire,  écrire  et  compter.  J'avais  fait,  en  fouillant  les 
décombres,  une  découverte  précieuse;  j'avais  retrouvé  intact  un 
vieux  coffre  qui  contenait  divers  outils,  quelques  ustensiles  de  mé- 
nage et  les  livres  tout  dépareillés  de  mon  père.  Je  les  lus  et  relus 
avec  un  grand  plaisir,  ne  me  dépitant  pas  quand  ils  me  laissaient 
au  milieu  d'une  aventure,  que  je  continuais  à  ma  fantaisie.  Ils 
étaient  pleins  d'exploits  merveilleux  qui  me  montaient  la  tête  et 
enflammaient  mon  courage.  Je  ne  m'ennuyais  point  seul.  J'appre- 
nais à  calculer  par  chiffres  l'étendue  et  la  durée  de  mon  travail.  Je 
vis  que  j'en  pourrais  venir  à  bout  par  moi-même  en  plusieurs  an- 
nées, et,  quoi  qu'on  pût  dire,  je  m'y  acharnai.  Le  géant  était  si 
bien  émietté  qu'il  n'essayait  plus  de  rassembler  ses  os  pour  se 
promener.  Il  me  laissait  dormir  tranquille,  sauf  que  de  temps  en 
temps  je  l'entendais  geindre  avec  la  voix  d'un  bœuf  qui  s'ennuie 
au  pâturage.  Je  lui  imposais  silence  en  le  menaçant  d'employer  la 
poudre.  Je  savais  que  c'était  ce  qu'il  détestait  le  plus.  Alors  il  se 
taisait,  et  je  voyais  bien  qu'il  était  vaincu  et  se  sentait  absolument 
en  mon  pouvoir. 

L'hiver  venu ,  je  fis  comme  l'année  précédente,  et  je  gagnai  da- 
vantage. J'avais  déjà  dix-sept  ans;  j'avais  grandi  et  pris  des  muscles 
de  première  qualité.  Malgré  mon  jeune  âge,  je  fus  payé  comme  un 
homme  fait.  Un  des  messieurs  qui  conduisaient  les  travaux  me  re- 
marqua, prétendit  que  j'étais  plus  intelligent,  plus  persévérant  que 
tous  les  autres,  et  me  prit  en  rmitlé.  Il  me  confia  dès  lors  en  toute 
occasion  l'ouvrage  qui  pouvait  le  mieux  m'instruire,  et  il  me  fit 
faire  un  bon  petit  profit  en  me  donnant  place  dans  son  logement  et 
à  sa  table;  cela  fît  qu'au  printemps  je  n'avais  presque  rien  dé- 
pensé. Il  s'en  allait  du  pays  et  désirait  m'emmener  comme  servi- 
teur et  compagnon,  me  promettant  de  me  faii-e  faire  mon  chemin 
dans  l'emploi;  mais  rien  ne  put  me  décider  à  abandonner  ma  ren- 


LE   GÉANT   YÉOUS.  891 

cluse.  J'y  retournai  aussitôt  que  la  neige  me  permit  d'y  poser  les 

pieds. 

Y. 

Tout  était  à  peu  près  cassé.  Je  n'avais  plus  que  le  travail  de  la 
brouette.  Ce  n'était  pas  le  plus  dur,  mais  ce  fut  le  plus  ennuyeux. 
J'y  passai  toute  cette  saison-là,  et  la  suivante,  et  celle  d'après  en- 
core. Enfin,  au  bout  de  cinq  années,  je  vis  un  beau  soir  tout  le 
corps  dépecé  du  géant  transporté  sur  le  flanc  déchiré  de  la  mon- 
tagne et  formant  une  belle  digue  capable  de  retenir  les  glaces  des 
plus  rudes  hivers,  avec  tous  les  sables  qu'elles  entraînent,  lesquels, 
en  rencontrant  un  point  d'appui,  tendaient  à  s'amonceler  et  à  aug- 
menter la  puissance  de  la  digue.  Ma  prairie,  que  j'avais  drainée  à 
mesure  avec  des  rigoles  de  pierre,  portait  toutes  ses  eaux  vers  la 
couUsse  du  torrent  et  se  passait  d'engrais  pour  être  magnifique.  Il 
n'y  avait  que  trop  de  fleurs;  c'était  un  vrai  jardin.  Les  chèvres  n'y 
venaient  plus,  car  j'avais  replanté,  dès  la  seconde  année,  tous  les 
hêtres  que  l'éboulement  avait  détruits,  et  mes  jeunes  sujets  étaient 
déjà  forts  et  bien  feuillus.  Jour  par  jour  aussi,  j'avais  arraché 
les  fougères  et  les  autres  herbes  folles  qui  m'avaient  envahi;  je  les 
avais  brûlées,  et  la  cendre  avait  détruit  la  mousse.  J'en  étais  à  ma 
dernière  brouettée,  peut-être  la  quatre  millième,  quand  je  m'ar- 
rêtai et  la  laissai  sur  place,  voulant  donner  à  ma  sœur  Maguelonne 
le  plaisir  de  la  soulever  et  de  dire  qu'elle  avait  mis  la  dernière  main 
à  mon  ouvrage. 

Alors  je  me  mis  à  genoux  du  côté  du  soleil  pour  remercier  Dieu 
du  courage  qu'il  m.'avait  donné  et  de  la  santé  qu'il  m'avait  per- 
mis d'avoir  pour  mener  à  bonne  fin  cette  tâche,  que  l'on  m'avait  dit 
devoir  prendre  toute  la  vie  d'un  homme.  Et  je  n'avais  que  vingt  et 
un  ans;  j'entrais  dans  ma  majorité,  et  la  tâche  était  faite  !  J'avais 
devant  moi  tout  mon  âge  d'homme  pour  jouir  de  ma  propriété  et 
recueillir  le  fruit  de  mon  labeur. 

Le  soleil  se  couchait  dans  une  gloire  de  rayons  d'or  et  de  nuages 
pourpres,  c'était  comme  un  grand  œil  divin  qui  me  regardait  et  me 
souriait.  Les  neiges  du  pic  brillaient  comme  des  diamans,  la  cas- 
cade chantait  comme  un  chœur  de  nymphes;  un  petit  vent  cour- 
bait les  fleurs,  qui  semblaient  baiser  ma  terre  avec  tendresse.  Du 
monstre  qui  m'avait  tant  ennuyé,  il  n'était  plus  question;  il  était 
pour  jamais  réduit  au  silence.  Il  n'avait  plus  forme  de  géant.  Déjà 
en  partie  couvert  de  verdure,  de  mousse  et  de  clématites  qui  avaient 
grimpé  sur  la  partie  où  j'avais  cessé  de  passer,  il  n'était  plus  laid; 
bientôt  on  ne  le  verrait  plus  du  tout. 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  me  sentais  si  heureux  que  je  voulus  lui  pardonner,  et,  me 
tournant  vers  lui  :  —  A  présent,  lui  dis-je,  tu  dormiras  tous  tes 
jours  et  toutes  tes  nuits  sans  que  je  te  dérange.  Le  mauvais  esprit 
qui  était  en  toi  est  vaincu,  je  lui  défends  de  revenir.  Je  t'en  ai  dé- 
livré en  te  forçant  à  devenir  utile  à  quelque  chose  ;  que  la  foudre 
t'épargne  et  que  la  neige  te  soit  légère  ! 

Il  me  sembla  entendre  passer,  le  long  de  l'escarpement,  comme 
un  grand  soupir  de  résignation  qui  se  perdit  dans  les  hauteurs.  Ce 
fut  la  dernière  fois  que  je  l'entendis,  et  je  ne  l'ai  jamais  revu  autre 
qu'il  n'est  maintenant. 

Dès  le  malin,  je  préparai  la  petite  fête  que  je  voulais  donner; 
j'allai  inviter  le  père  Bradât ,  qui  avait  toujours  été  un  bon  voisin, 
un  brave  ami  pour  moi,  à  se  rendre  chez  moi  vers  midi  avec  tous 
ses  gars  et  tous  ses  animaux,  auxquels  je  voulais  donner  l'étrenne 
de  mon  pré;  puis  je  courus  à  Pierrefitte  chercher  ma  mère  et  mes 
sœurs. 

—  Me  voici,  leur  dis-je,  j'ai  fini,  et  je  n'ai  rien  dépensé  de  l'ar- 
gent que  vous  me  réserviez  pour  ma  majorité.  11  me  le  faudra 
maintenant  pour  acheter  un  troupeau  et  bâtir  une  vraie  maison- 
nette; mais  j'entends  que  tout  soit  commun  entre  nous  quatre  jus- 
qu'au jour  où  mes  sœurs  voudront  s'établir;  alors  nous  ferons  de 
toutes  choses  des  parts  égales.  En  attendant,  venez;  j'ai  là  une  car- 
riole et  un  cheval  pour  vous  conduire  jusqu'au  pied  de  la  mon- 
tagne, avec  quelques  provisions  pour  le  déjeuner.  Je  veux  que  vous 
plantiez  le  bouquet  sur  la  rencluse  à  Miquelon. 

Quand  elles  entrèrent  dans  notre  petit  vallon ,  elles  crurent  rê- 
ver; la  cantine  était  dressée,  et  envoyait  dans  les  airs  son  long  filet 
de  fumée  bleue.  Le  père  Bradât,  aidé  de  quelques  femmes  et  filles 
des  environs  que  j'avais  requises  en  passant,  préparaient  le  repas, 
les  perdrix  de  montagne,  que  vous  appelez  lagopèdes  et  qui  sont 
toutes  blanches  l'hiver,  les  coqs  de  bruyère  et  les  fromages  de 
crème.  J'apportais  le  vin,  le  sucre,  le  café  et  le  pain  tendre.  Le 
troupeau  de  Bradât  était  épars  sur  mon  herbage  et  l'attaquait  à 
belles  dents  comme  pour  prouver  qu'il  était  bon.  Les  gars  mettaient 
la  table  et  dressaient  les  sièges  avec  des  billes  de  sapin  et  des  plan- 
ches à  peine  équarries  ;  mais  tout  cela,  couvert  de  feuillages  et  de 
fleurs,  avait  un  air  de  fête.  Le  bouquet  de  rhododendrons  et  d'œillets 
sauvages  était  pendu  à  une  corde  pour  être  hissé  par  ma  mère  à 
une  perche.  Quant  à  moi,  j'eus  aussi  la  surprise  d'une  musique  à 
laquelle  je  n'avais  point  songé.  Le  père  Bradât  avait  convié  un  de 
ses  amis,  joueur  de  tympanon,  à  venir  nous  faire  danser.  Après  le 
déjeuner,  nous  eûmes  le  bal,  mes  sœurs  s'en  donnèrent  à  plein 
cœur  et  à  pleines  jambes.  Ma  pauvre  mère  pleura  de  joie  en  hissant 


LE    GKANT   YÉOUS.  893 

]e  bouquet,  Maguelonne  se  couvrit  de  gloire  en  enlevant  lestement 
la  dernière  brouettée  et  en  la  jetant  sur  le  tas.  Tout  le  monde  fut 
gai,  par  conséquent  amical  et  bon.  Personne  ne  se  grisa,  bien  que 
je  n'eusse  point  épargné  le  vin.  Nos  montagnards  sont  sobres  et 
polis,  vous  le  savez. 

Le  soir  venu,  je  reconduisis  ma  famille;  ma  mère  me  bénit  et  me 
remit  l'argent  pour  bâtir  la  maison  que  vous  voyez  et  acheter  le 
bétail.  Elle  consentait  à  vivre  l'été  avec  moi  à  la  rencluse;  mes 
sœurs  s'en  faisaient  une  fête  et  une  joie. 

L'année  'suivante,  au  moment  où  nous  étions  prêts  à  nous  in- 
staller, nous  eûmes  une  grande  inquiétude.  Ma  mère  fut  malade,  et 
nous  crûmes  la  perdre;  mais  dès  qu'elle  fut  hors  de  danger,  elle  se 
lit  transporter  dans  notre  montagne,  où  le  bon  air  l'eut  bientôt  gué- 
rie. Si  vous  ne  la  voyez  point  aujourd'hui  avec  nous,  c'est  que  la 
brave  femme,  qui  ne  se  trouve  pas  assez  occupée  ici  et  qui  veut 
toujours  gagner  de  l'argent  pour  nous,  est  à  Cauterets,  où  elle  blan- 
chit et  repasse  les  jupes  et  les  affiquets  des  belles  baigneuses,  sans 
parler  des  fines  chemises  des  beaux  messieurs.  On  la  demande  par- 
tout parce  qu'elle  est  bonne  ouvrière  et  très  aimable.  Quant  à  nous, 
vous  voyez,  nous  sommes  bien  ici,  et  c'est  toujours  un  regret  quand 
nous  y  finissons  notre  saison  d'été,  c'est  toujours  avec  plaisir  que 
nous  y  refaisons  notre  installation  aux  premiers  beaux  jours.  La 
chasse  est  bonne,  le  gibier  ne  manque  pas.  Monseigneur  l'ours, 
quand  il  s'aventure  de  notre  côté,  est  bien  reçu  au  garde-manger. 
Les  loups  nous  ont  un  peu  tourmentés  au  commencement;  mais  ils 
ont  eu  leur  compte  et  se  le  tiennent  pour  dit.  Notre  rencluse  est 
redevenue  meilleure  qu'elle  n'avait  jamais  été.  J'ai  fait  de  bonnes 
affaires  avec  mes  vaches  grasses,  que  je  vais  vendre  en  pays  de 
plaine  chaque  automne  pour  en  racheter  de  maigres  au  printemps, 
si  bien  que  j'ai  pu  doubler  mon  terrain  en  achetant  le  morceau  d'à 
côté.  Il  était  à  l'abandon,  je  ne  l'ai  pas  payé  cher.  A  présent,  il 
vaut  autant  que  l'autre,  et  l'an  qui  vient  je  doublerai  mon  trou- 
peau, c'est-à-dire  mon  capital  de  roulement. 

Voilà  mon  histoire,  mon  cher  hôte,  dit  Miquelon  en  terminant. 
Si  elle  vous  a  ennuyé,  je  vous  en  demande  pardon.  J'ai  été  un  peu 
intimidé,  d'abord  par  la  crainte  de  n'être  pas  pris  au  sérieux,  et 
ensuite  par  le  sérieux  avec  lequel  vous  m'écoutiez. 

—  Mon  cher  Miquel,  lui  répondis-je,  savez-vous  à  quoi  je  son- 
geai3  en  supputant  dans  mon  esprit  le  nombre  de  vos  coups  de 
masse  et  de  vos  brouettées  de  pierres?  D'abord  je  regrettais  qu'un 
homme  de  votre  valeur  n'eût  pas  été  appelé  par  la  destinée  à  exer- 
cer sa  persévérante  volonté  sur  un  plus  vaste  champ  d'action,  —  et 
puis  je  me  suis  dit  que,  quel  que  fût  le  théâtre,  nous  étions  tous 


89Û  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  casseurs  de  pierres,  plus  ou  moins  forts  et  patiens.  L'homme 
capable  de  reconquérir  son  domaine  comme  vous  l'avez  fait  n'est 
pas  ordinaire,  et  ce  qui  me  frappe  le  plus  en  ceci,  ce  n'est  pas  seu- 
lement cette  obstination  du  paysan,  qui  est  pourtant  digne  de  res- 
pect, c'est  que  vous  avez  été  mû  par  un  sentiment  plus  élevé  que 
l'intérêt,  l'amour  filial  et  la  lutte  pour  la  fécondité  de  la  terre,  en- 
visagv^.e  comme  un  devoir  humain. 

—  Bien,  merci!  reprit  Miquclon.  Il  y  a  eu  de  cela;  pourtant  il  y 
avait  aussi  quelque  chose  que  vous  devez  blâmer,  la  croyance  aux 
mauvais  esprits  dans  la  nature. 

—  Oh!  ceci,  vous  n'y  croyez  plus,  je  le  vois  bien. 

—  A  la  bonne  heure!  vous  me  comprenez.  J'étais  un  enfant 
nourri  de  rêveries  et  sujet  aux  hallucinations...  Et  puis  je  ne  com- 
prenais pas  le  fin  mot  des  croyances.  J'ai  lu  depuis,  j'ai  vu  qu'il 
n'y  avait  qu'un  Dieu,  et  que  Zeus  ou  Jupiter  n'était  qu'un  de  ses 
prénoms.  Celui  qui  a  mis  la  foudre  dans  les  nuées  n'en  veut  pas 
au  rocher  qu'il  frappe,  et  le  rocher  qui  s'écroule  n'en  veut  pas  au 
pauvre  homme  qu'il  broie.  Aussi...  vous  verrez  demain,  sur  le  haut 
de  ma  digue,  où  la  terre  s'est  amoncelée  et  amendée,  que  j'ai  planté 
comme  un  petit  bois  sacré  d'androsèmes  et  de  daphnés  sauvages 
en  signe  de  respect  pour  les  lois  de  la  nature,  dont  les  anciens 
dieux  étaient  les  symboles. 

Je  passai  une  très  bonne  nuit  sous  le  toit  de  Miquelon,  et  je  n'at- 
tendis pas  le  lever  du  soleil  pour  aller  visiter  la  rencluse.  Mique- 
lon était  déjà  dans  son  étable;  mais,  devinant  que  j'avais  plaisir  à 
être  un  peu  seul,  il  eut  la  discrétion  de  me  laisser  errer  à  ma  guise. 
Je  trouvai  de  beaux  échantillons  de  plantes,  des  anémones  à  fleurs 
de  narcisse,  des  primevères  visqueuses,  des  saxifrages  de  diverses 
espèces,  rares  et  charmantes;  mais  j'examinai  surtout  le  géant,  ce 
monument  qu'il  eût  fallu  dédier  à  la  divinité  qui  fait  d'incontes- 
tables miracles  pour  l'homme,  la  patience!  J'y  fis  une  récolte  de 
mousses  très  précieuses;  j'y  contemplai  les  savans  travaux  des 
fourmis  et  la  chasse  habile  et  persévérante  de  la  petite  araignée. 
J'aurais  bien  souhaité  entendre  un  peu  le  râle  du  géant  par  curio- 
sité; mais  je  n'entendis  que  la  voix  harmonieuse  et  fraîche  d'une 
charmante  cascade  qui  tombait  tout  près  de  là,  et  dont  l'eau,  bien 
dirigée  par  les  soins  de  Miquelon,  caressait  la  prairie  en  chantant 
un  allegro  très  gai. 

Miquelon  me  fit  faire  encore  un  bon  repas,  et  me  remit  dans  mon 
chemin  par  d'agréables  sentiers.  11  ne  voulut  accepter  pour  remer- 
cîment  de  son  hospitalité  que  des  graines  de  fleurs  sauvages  re- 
cueillies par  moi  sur  d'autres  montagnes.  Quand  je  lui  appris  qu'un 
des  plaisirs  du  botaniste  était  de  semer  en   divers  endroits  les 


LE   GÉANT   YÉOUS.  895 

plantes  belles  et  rares  pour  en  conserver  l'espèce,  en  vue  des  re- 
cherches des  autres  botanistes,  il  me  parut  touché  et  frappé  de 
cette  idée,  et  se  promit  de  suivre  désormais  mon  exemple  dans  ses 
courses.  Il  avait,  comme  tous  les  montagnards  en  contact  avec  les 
amateurs  et  les  touristes,  quelques  notions  d'histoire  naturelle.  Il 
voulut  me  conduire  à  sa  maison  de  Pierrefitte  pour  me  donner  des 
échantillons  de  plantes  et  de  minéraux,  de  belles  cristallisations 
enlevées  sur  le  géant  même,  des  renoncules  glacialis  et  des  ramon- 
dies  superbes  cueillies  près  des  glaciers.  —  N'est-ce  pas,  me  di- 
sait-il, que  nos  montagnes  sont  le  paradis  des  botanistes?  Vous  y 
avez  à  la  fois  les  fleurs  et  les  fruits  de  toutes  les  saisons.  Au  fond 
des  vallées,  c'est  l'été  et  l'automne;  vous  montez  à  mi-côte,  vous 
trouvez  le  printemps;  plus  haut  encore,  et  vous  reculez  dans  la  flo- 
raison que  vous  ne  trouveriez  ailleurs  qu'aux  premiers  jours  de 
mars.  Ainsi  vous  pouvez  récolter  dans  la  même  journée  les  orchis 
des  premiers  beaux  jours  et  ceux  de  l'arrière-saison.  C'est  la  même 
chose  pour  tout,  pour  l'air  et  la  lumière.  Vous  avez  en  un  jour,  à 
mesure  que  vous  montez,  l'éclat  du  soleil  sur  les  lacs,  la  brume 
d'automne  sur  les  hautes  prairies,  et  la  majesté  des  hivers  sur  les 
cimes.  Comment  pourrait-on  s'ennuyer  de  la  vue  des  plus  belles 
choses  ainsi  rassemblées?  Une  pareille  richesse  vaut  bien  d'être 
achetée  par  sept  mois  d'exil  dans  la  plaine.  C'est  pourquoi  nous 
aimons  tant  notre  montagne,  et  lui  pardonnons  de  nous  chasser 
tous  les  ans.  Nous  comprenons  qu'elle  appartient  à  quelque  chose 
qui  est  plus  que  nous,  et  qu'il  faut  nous  contenter  des  beaux  sou- 
rires qu'elle  nous  fait  quand  nous  y  rentrons. 

Miquelon  voulut  encore  m'héberger  et  me  servir  à  Pierrefitte. 
J'étais  honteux  d'être  ainsi  comblé  par  un  homme  pour  qui  j'avais 
fait  si  peu.  —  Souvenez-vous,  me  dit-il  quand  nous  nous  séparâmes, 
que  vous  avez  dit  jadis  devant  moi  à  mon  père  :  a  II  ne  faut  pas  que 
cet  enfant  mendie  plus  longtemps;  il  a  dans  les  yeux  quelque  chose 
qui  promet  mieux  que  cela.  »  J'ai  recueilli  votre  parole,  et  qui  sait 
si  je  ne  vous  dois  pas  d'avoir  voulu  être  un  homme? 

George  San». 

Nohant,  mars  1873. 


IMPRESSIONS 

DE  VOYAGE   ET  D'ART 


I. 

SOUVENIRS    DU    NIVERNAIS, 


I.    —    COSNE.     —    SANCERRE.    —    LA     CHARITÉ. 

Gosne  possède  une  très  ancienne  église  romane  dont  le  porcke 
sculpté  mérite  quelques  instans  d'attention.  Ces  sculptures  ne  sont 
autres  cependant  que  les  signes  du  zodiaque,  que  l'on  rencontre  in- 
variablement dans  toutes  les  œuvres  de  l'architecture  romane;  mais 
ici  la  disposition  en  a  quelque  chose  de  plus  particulièrement  chré- 
tien qui  attendrit  de  piété  pendant  quelques  minutes  la  rêverie  du 
promeneur.  Ils  sont  symétriquement  rangés  en  demi- cercle  sur  la 
courbe  de  l'arc  roman,  six  d'un  côté,  six  de  l'autre,  et  viennent 
aboutir  à  la  figure  de  Jésus,  placée  au  sommet,  comme  deux  fleuves 
qui  se  joignent  à  la  mer  au  même  point.  Ce  n'est  autre  chose, 
comme  on  le  voit,  que  la  vieille  et  grande  pensée  qui  a  fait  et  fera 
mélancoliquement  rêver  toutes  les  générations  des  hommes;  les 
joufs  se  fondent  dans  les  mois,  les  mois  dans  les  années,  et  l'une 
après  l'autre  les  années  vont  se  perdre  dans  l'océan  de  l'éternité; 
seulement  ici  l'éternité  porte  un  nom  et  revêt  une  forme  indivi- 
duelle, le  nom  et  la  forme  du  rédempteur  auquel  les  flots  du  temps 
aboutissent,  non  comme  à  un  élément  fatal,  mais  comme  à  un 
maître  qui  peut  à  son  gré  leur  faire  rebrousser  chemin  pour  re- 
commencer leur  course  ou  les  arrêter  pour  toujours. 

C'est  avec  ce  mince  bagage  d'impressions  que  j'allais  quitter  la 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   D'aRT.  897 

petite  ville  de  Cosne  lorsqu'en  me  promenant,  au  moment  de  par- 
tir, à  travers  VJIôtel  du  Grand  Cer/)  où  j'étais  logé,  mes  yeux  ren- 
contrèrent à  l'improviste,  sculptées  et  peintes  au-dessus  de  la  che- 
minée d'une  petite  salle,  la  triple  tiare  et  les  clés  de  saint  Pierre. 
Assez  étonné  de  rencontrer  le  blason  de  la  papauté  dans  cette  salle 
d'auberge,  je  m'informe  auprès  de  mon  hôtesse,  qui  m'apprend  que, 
lors  de  son  voyage  pour  le  sacre  de  Napoléon,  Pie  Vil  a  passé  une 
nuit  dans  cette  chambre,  et  que  le  lendemain  la  cheminée  lui  ser- 
vit d'autel  pour  célébrer  la  messe  à  son  réveil,  en  souvenir  de  quoi 
les  armes  de  la  papauté  furent  sculptées  à  cette  place=  «  Vous  possé- 
dez certainement  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant  à  Cosne,  fis-je  ob- 
server à  mon  hôtesse,  et,  comme  ce  souvenir  ne  se  trouve  mentionné 
dans  aucun  guide  pour  les  touristes,  je  vous  engage  à  réclamer, 
cela  vous  ferait  une  bonne  annonce  commerciale,  et  quantité  de 
voyageurs  qui  s'arrêtent  à  Cosne  descendraient  chez  vous  sur  la 
mention  de  ces  armoiries.  —  Il  n'est  pas  étonnant  que  le  fait  ne 
soit  pas  connu,  me  dit-elle,  car  cette  sculpture  a  été  recouverte 
pendant  de  très  nombreuses  années  par  une  maçonnerie  que  le  pré- 
cédent propriétaire  avait  fait  élever;  c'est  nous  qui,  ayant  eu  besoin 
de  remettre  les  lieux  dans  leur  premier  état,  l'avons  rendue  au  jour 
dans  ces  derniers  temps  sur  l'avis  d'une  vieille  bonne  qui  avait  passé 
dans  l'hôtel  plus  de  soixante  et  dix  ans.  Vous  ferez  attention  quand 
vous  arriverez  à  cet  endroit,  avait-elle  dit  aux  maçons  en  leur  dési- 
gnant la  place  de  la  cheminée;  il  y  avait  là  quelque  chose,  je  ne  sais 
pas  ce  que  c'était,  mais  c'était, bien  joli.  —  Soixante  et  dix  ans! 
m'écriai-je ,  cette  servante  avait  passé  dans  l'hôtel  soixante  et  dix 
ans!  En  ce  cas,  ce  devait  être  une  servante  modèle.  —  Oh!  oui, 
me  répondit  l'hôtesse  avec  une  expression  sérieuse  et  une  inflexion 
de  voix  légèrement  respectueuse;  elle  était  entrée  enfant  au  service 
de  ceux  qui  fondèrent  la  maison,  et  c'est  nous-mêmes  qui  l'avons 
enterrée  il  y  a  peu  de  temps.  »  Comme  le  triomphe  des  humbles 
est  écrit  à  toutes  les  pages  des  livres  où  est  renfermée  la  religion 
dont  Pie  VII  fut  le  pontife,  je  puis  avouer  sans  embarras  que  cette 
simple  femme,  type  d'une  domesticité  disparue,  triompha  com- 
plètement dans  mon  esprit  de  tous  les  souvenirs  de  la  papauté  et 
de  l'empire,  et  me  parut  pendant  quelques  minutes  intéressante  à 
l'égal  de  toutes  les  splendeurs  de  ce  monde,  seul  succès  de  ce  genre 
qu'elle  ait  probablement  obtenu. 

_  Après  la  légende  auguste,  le  fabliau  gausseur.  L'hôtelier,  qui  as- 
siste à  cette  conversation,  prend  à  son  tour  la  parole  et  complète 
les  renseignemens  précédens  par  une  petite  anecdote  que  nous 
rapporterons  malgré  son  irrévérence,  parce  qu'elle  montre  très  au 
vif  la  persistance  de  cet  esprit  gaulois  que  notre  littérature  a  rendu 

TOME  civ.  —  1873.  57 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

si  célèbre.  «Ma  femme  ne  vous  raconte  pas  tout,  me  dit  cet  homme  ; 
la  chronique  de  Cosne  rapporte  qu'à  l'époque  où  le  pape  passa 
dans  notre  ville  il  s'y  trouvait  une  femme  qui  n'avait  pas  d'enfans 
et  se  désolait  de  ne  pas  en  avoir.  Rien  n'y  faisait,  ni  neuvaines,  ni 
pèlerinages.  Alors  l'idée  lui  vint  subitement  que,  si  elle  pouvait 
dormir  dans  le  même  lit  où  le  pape  avait  couché,  sa  stérilité  cesse- 
rait certainement.  Elle  guetta  donc  le  moment  où  personne  ne  l'ob- 
servait, se  glissa  dans  la  chambre  que  le  pontife  venait  de  quitter, 
et  se  coucha  audacieusement  dans  le  lit,  où  on  la  trouva  quelques 
heures  après,  et  d'où  on  eut  beaucoup  de  peine  à  la  déloger.  Elle 
se  plaignit  même  par  la  suite  de  cette  expulsion  comme  d'un  abus 
de  la  force,  car,  comme  elle  n'eut  pas  davantage  d'enfant  que  par 
le  passé,  elle  prétendit  que  cette  persistance  de  stérilité  venait  de 
ce  qu'elle  n'avait  pas  dormi  assez  longtemps  dans  le  lit  du  pontife, 
et  elle  ne  pardonna  jamais  à  ses  compatriotes  de  l'en  avoir  fait  sor- 
tir avant  que  l'influence  miraculeuse  eût  eu  le  temps  d'agir.  »  Eh 
mon  Dieu  !  cette  anecdote  irrévérencieuse,  mais  assez  inoffensive  au 
demeurant  dans  son  irrévérence,  ce  n'est  ni  plus  ni  moins  que  la 
matière  première  d'un  conte  des  Cent  nouvelles  nouvelles,  d'un  de- 
vis de  Bonaventure  Despériers,  d'une  gaudriole  de  Rabelais,  ou  d'un 
récit  de  La  Fontaine,  et  probablement  elle  nous  charmerait,  si  elle 
nous  était  racontée  avec  la  vivacité  de  tour  d'Antoine  de  Lasalle,  la 
verve  comique  du  curé  de  Meudon,  ou  la  naïveté  sournoise  du 
grand  fabuliste. 

«  Il  n'y  a  pas  que  cette  sculpture  qui  soit  historique  ici,  cette 
fenêtre  que  vous  voyez  l'est  aussi,  reprit  l'hôtesse  en  me  montrant 
une  des  deux  ouvertures  qui  perçaient  le  mur  de  la  salle.  En  18/i7, 
il  y  eut  une  élection  à  faire  dans  la  Nièvre.  L'opposition,  qui  se 
croyait  sûre  de  la  victoire,  avait  déjà  préparé  ses  ovations;  mais  il 
se  trouva  qu'elle  avait  vendu  la  peau  de  l'ours  avant  de  l'avoir 
tué,  car  ce  fut  le  candidat  conservateur,  M.  Delangle,  qui  l'em- 
porta à  la  majorité  d'une  seule  voix.  Furieux  d'avoir  manqué  leur 
coup  de  si  près,  et  plus  furieux  encore  d'avoir  apprêté  à  rire  à 
leurs  ennemis  en  chantant  victoire  au  m.oment  où  ils  allaient  être 
battus,  les  opposans  prirent  prétexte  de  cette  majorité  d'une  seule 
voix  pour  insulter  au  triomphe  de  leur  adversaire,  et  le  poursui- 
virent de  huées  et  de  clameurs.  M.  Delangle  s'était  réfugié  dans 
cette  salle;  mais  un  charivari  formidable  vint  l'y  chercher,  et,  comme 
ledit  charivari  était  accompagné  d'une  grêle  de  pierres,  le  nouvel 
élu  jugea  prudent  de  s'esquiver  par  la  fenêtre,  afin  d'éviter  d'être 
enseveli  dans  son  triomphe.  Je  ne  tenais  pas  encore  l'hôtel  à  cette 
époque,  mais  c'est  M.  Delangle  lui-même  qui  m'a  depuis  lors  raconté 
le  fait  en  me  désignant  la  fenêtre  par  laquelle  il  s'était  échappé.  » 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE    ET   d'aRT.  899 

Là-dessus  je  prends  congé  de  mes  hôtes  en  les  félicitant  sur  le  ca- 
ractère réellement  historique  de  leur  auberge,  je  les  invite  à  prendre 
des  mesures  pour  faire  connaître  les  diverses  particularités  qui  la 
recommandent  à  la  curiosité  des  touristes,  et  je  me  mets  en  route 
pour  Sancerre.  Si  nous  n'avions  su  d'avance  que  le  Nivernais  est 
une  province  entièrement  démocratisée,  la  couleur  toute  populaire 
de  ces  anecdotes  aurait  suffi  pour  nous  le  faire  soupçonner. 

Sancerre,  située  sur  la  rive  ouest  de  la  Loire,  appartient  au  Berry 
tant  par  sa  situation  géographique  que  par  son  histoire  ;  mais, 
comme  cette  ville  est  la  souveraine  véritable  de  la  verte  plaine 
qui  compose  ce  qu'on  peut  appeler  le  Nivernais  gai  par  opposition 
au  Nivernais  sombre  des  forêts  et  des  montagnes,  nous  n'aurons 
garde  de  ne  pas  traverser  le  fleuve.  C'est  le  seul  moyen  d'ailleurs 
d'embrasser  dans  toute  son  étendue  le  superbe  paysage  de  la  val- 
lée de  la  Loire,  qu'elle  domine  comme  une  reine  du  haut  de  sa  col- 
line ardue.  Je  n'ai  pas  fait  de  voyage  de  trois  quarts  d'heure  plus 
fécond  en  surprises  charmantes.  Tout  au  pied  de  la  montagne, 
le  petit  village  de  Saint-Satur  étage  ses  maisons  avec  une  sorte 
d'humble  timidité  comme  une  vassale  qui  craindrait  de  relever  trop 
haut  la  tête  devant  sa  suzeraine.  On  dirait  une  sorte  d'écoulement 
de  la  ville  d'en  haut,  ou  bien  encore  un  des  hameaux  verdoyans  de 
ce  vaste  vestibule  circulaire  où  dans  le  purgatoire  de^ Dante  les  âmes 
destinées  au  rachat  stationnent  avant  de  gravir  la  montagne  de 
purification.  Ce  n'est  pas  une  simple  comparaison  métaphorique, 
car  au  moyen  âge  les  habitans  de  Sancerre,  abusant  des  avantages 
que  leur  donnait  la  situation  escarpée  de  leur  ville,  avaient  pris  les 
habitans  de  Saint-Satur  pour  souffre-douleurs,  et  avaient  fait  ma- 
licieusement un  véritable  purgatoire  de  ce  gentil  village.  De  temps 
à  autre,  les  Sancerrois  descendaient  sur  Saint-Satur,  et  livraient 
combat  à  ses  indigènes  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  parvenus  à  faire 
l'un  d'entre  eux  prisonnier.  Ce  captif  une  fols  fait,  ils  le  mettaient 
en  mue  jusqu'à  la  fête  de  Pâques  ;  alors  le  prévôt  de  la  ville,  se 
présentant  devant  ses  administrés  à  l'instar  de  Ponce-PIlate  devant 
les  juifs,  leur  demandait  s'ils  voulaient  qu'on  délivrât  ce  Barabbas, 
sur  quoi  tous  s'écriaient  généreusement  d'une  voix  unanime  :  qu'il 
en  soit  ainsi.  Le  lendemain  lundi  de  Pâques,  nouvelle  expédition, 
encore  plus  folâtre  que  les  précédentes.  Les  jeunes  gens  de  San- 
cerre descendaient  sur  Saint-Satur  sous  le  commandement  de  leur 
roi  des  jeux,  et  faisaient  une  guerre  sans  trêve  ni  quartier  à  tous  les 
chiens  qu'ils  rencontraient.  Cette  plaisanterie,  qui  était  sans  doute 
une  parodie  symbolique  où  les  Sancerrois  représentaient  les  chré- 
tiens et  les  chiens  les  infidèles,  n'était  pas,  comme  on  peut  croire, 
du  goût  des  habitans  de  Saint-Satur,  qui  vengeaient  de  leur  mieux 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  chers  animaux.  Des  rixes  s'ensuivaient,  et  plus  d'un  Sancer- 
rois  s'en  retournait  le  nez  en  sang  ou  la  patte  boiteuse  se  faire  pan- 
ser par  le  barbier  de  son  quartier.  Enfin  un  jour  que  cette  brutale 
imbécillité  avait  eu  sans  doute  des  conséquences  plus  désastreuses 
que  de  coutume,  le  clergé  s'en  mêla,  et,  sur  les  représentations  de 
l'abbé  de  Saint-Satur,  le  comte  de  Sancerre  en  prononça  l'abolition 
dans  les  premières  années  du  xiii^  siècle  (1). 

Peut-être  la  nature  de  la  localité  était-elle  en  partie  coupable  de 
ces  excès  d'espièglerie,  car  nulle  n'est  mieux  faite  pour  pousser  aux 
actes  de  turbulente  bonne  humeur.  La  campagne  qui  monte  de 
Saint-Satur  à  Sancerre  se  compose  d'une  suite  de  monticules  ou, 
pour  mieux  dire,  d'ondulations  dissimulées  par  les  accidens  de  ter- 
rain et  comme  cachées  en  tapinois  les  unes  derrière  les  autres,  qui  se 
découvrent  et  disparaissent  successivement  à  mesure  qu'on  monte 
la  colline.  Les  images  aimables  se  pressent  en  foule  dans  l'esprit  à 
la  vue  de  ce  spectacle  mouvant  d'une  douceur  non  pareille.  Tantôt 
on  dirait  une  bande  de  jolis  bambins  qui  jouent  à  colin-maillard,  et 
tantôt  un  enfant  sournois  qui,  s'avançant  à  pas  silencieux  derrière 
une  sœur  aînée,  l'entoure  de  ses  petits  bras  avec  un  naïf  éclat  de  rire; 
mais  le  plus  souvent  c'est  une  image  moins  chaste  qu'évoque  à  l'es- 
prit cette  campagne  en  quelque  sorte  palpitante,  grâce  à  l'illusion 
de  ces  exhaussemens  et  de  ces  aijaissemens  successifs,  et  il  semble 
voir  la  déesse  Nature  elle-même,  toute  pareille  à  la  Diane  mulli- 
mammia,  symbole  de  sa  fécondité,  qui,  saisie  de  volupté,  étend  ou 
reploie  ses  membres  avec  une  langueur  élégante,  ou  soulève  avec 
un  frémissement  rhythmé  par  le  plaisir  tantôt  l'une,  tantôt  l'autre 
de  ses  mille  mamelles. 

Bien  que  cette  campagne  ondulée  ne  soit  séparée  de  celle  du  Ni- 
vernais que  par  l'étendue  de  la  Loire,  on  s'aperçoit,  rien  qu'tà  sa 
mollesse  et  à  sa  douceur,  que  ce  n'est  déjà  plus  le  même  pays.  Ici 
se  découvre  pour  la  première  fois  dans  toute  sa  séduction  légère- 
ment énervante  la  bonne,  calme  et  quelque  peu  sensuelle  nature  du 
Berry,  qui,  pareille  à  une  femme  dont  les  beautés  principales  se- 
raient aux  parties  du  corps  que  recouvre  le  vêtement,  cache  dans  les 
coins  secrets  et  les  plis  ignorés  de  son  domaine  tant  de  charmans 
détails  et  de  délicieuses  surprises.  Pour  retrouver  la  nature  du  Ni- 

(1)  Nous  trouvons  ces  très  curieux  détails  dans  une  Histoire  de  Sancerre  écrite  au 
dernier  siècle  par  l'abbé  Poupard,  qui  fat  pendant  près  de  cinquante  ans  curé  de  cette 
ville.  Ce  livre,  à  peu  près  inconnu  liors  du  Berry,  mérite  d'être  lu  et  consulté  par  tous 
ceux  qui  s'occuperont  de  ces  provinces  du  Nivernais  et  du  Berry,  ne  fût-ce  que  pour 
un  esprit  de  tolérance  qui  sent  son  xvni^  siècle,  et  pour  l'impartialité  avec  laquelle 
l'auteur,  en  dépit  de  ses  croyances  et  de  son  titre,  a  jugé  et  utilisé  les  documens  pro- 
tostans.  L'abbé  Poupard  fut  un  des  députés  du  clergé  pour  la  province  du  Berry  aux 
états-généraux  de  1789. 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  901 

vernais,  il  faut  achever  le  voyage,  et  gravir  jusqu'à  la  terrasse  du 
château  ou  mieux  encore  monter  jusqu'au  faîte  de  la  fam.euse  tour. 
De  l'un  et  l'autre  de  ces  deux  points,  l'œil  embrasse  l'étendue  entière 
de  la  vallée  de  la  Loire  entre  les  collines  du  Berry  et  les  montagnes 
du  Morvan.  C'est  un  immense  verger  sans  clôture,  qu'on  dirait 
transformé  en  parc  du  côté  du  Berry,  laissé  à  l'état  de  libre  prairie 
du  côté  du  Nivernais,  et  dont  les  routes  blanches  bordées  de  peu- 
pliers semblent  les  allées  sablées  et  les  villages  épars  les  fermes 
isolées.  Aucun  bruit  ne  monte  de  cette  vaste  plaine;  c'est  le  silence 
et  le  repos  de  la  Loire,  le  moins  loquace  et  le  plus  indolent  des 
fleuves.  Cette  Loire  aux  calmes  eaux  est  vraiment  le  plus  parfait 
symbole  d'indifférence  que  j'aie  vu.  Soit  qu'elle  traîne  ses  eaux  pa- 
resseuses sur  son  lit  de  sables  alternativement  altérés  ou  noyés, 
soit  qu'elle  submerge  ses  rives,  elle  traverse  la  vallée  comme  étran- 
gère au  spectacle  qu'elle  baigne.  Les  îles  qu'elle  a  créées  de  toutes 
parts  comme  en  dormant,  elle  les  inonde  avec  une  sorte  de  songeuse 
apathie;  elle  fertilise  sans  amour,  elle  détruit  sans  colère,  c'est  une 
mère  qui  met  au  jour  et  voue  à  la  mort  des  enfans  qu'elle  ne  con- 
naît pas.  Rien  n'est  mieux  fait  pour  justifier  la  triste  opinion  des 
philosophes  qui  veulent  que  notre  monde  ne  soit  qu'une  coordina- 
tion'^d'élémens  aveugles  qui  trouvent  leur  équilibre  par  la  force  fa- 
tale des  choses.  Ces  rives  qu'elle  daigne  à  peine  effleurer,  et  qu'en 
certains  endroits  elle  ne  visite  même  pas  une  fois  peut-être  par  an- 
née, sont  aussi  charmantes  que  si  elles  étaient  caressées  avec  ten- 
dresse; pourtant  il  y  règne  une  légère  pointe  de  mélancolie  comme 
si  elles  se  sentaient  orphelines,  ou  éprouvaient  de  cette  indiffé- 
rence un  petit  sentiment  de  souffrance.  Le  paysage  du  Nivernais, 
à  la  fois  brillant  et  frêle,  se  distingue  par  un  éclat  de  verdure 
d'une  vivacité  singulière,  gai  à  l'excès,  et  cependant  marqué  d'une 
nuance  de  pâleur  qui  fait  courir  sur  la  riante  vallée  comme  un 
zéphyr  de  tristesse,  pâleur  peut-être  due  en  partie  à  l'abondance 
des  peupliers,  des  saules  et  des  autres  arbres  au  feuillage  tendre. 
On  dirait  un  de  ces  aimables  adolescens  qui  portent  en  eux  le  germe 
caché  d'une  maladie  lointaine,  ou  mieux  encore  une  de  ces  personnes 
dont  la  beauté,  toute  à  l'épiderme,  consiste  dans  l'éclat  du  teint  et 
la  finesse  des  tissus.  C'est  en  effet  à  l'épiderme  qu'est  le  charme 
de  ce  paysage;  ce  qui  en  est  beau,  c'est  la  surface  plutôt  que  la 
structuie,  et  ce  qui  en  séduit,  c'est  la  couleur  plutôt  que  la  forme. 
Sancerre  est  aujourd'hui  une  petite  ville  d'une  couleur  gris  bru- 
nâtre assez  désagréable  à  l'œil,  —  quelque  chose  comme  la  cou- 
leur qui  résulterait  d'un  mélange  de  poussière  et  de  brique  pi- 
lée,  —  dont  les  constructions  d'architecture  maussade,  surannée 
sans  être  ancienne,  seraient  peu  faites  pour  parler  à  l'imagination, 


902  REYUE    DES   DEDX  MONDES. 

si  la  situation  pittoresque  que  nous  venons  de  décrire  ne  compen- 
sait amplement  ce  vulgaire  aspect.  Elle  est  du  reste  fort  propre, 
car,  étant  bâtie  en  grande  partie  sur  des  pentes  très  inclinées,  les 
pluies  et  les  vents  du  ciel  s'y  acquittent  évidemment  des  charges  de 
l'édilité  avec  une  exactitude  et  un  zèle  qu'on  ne  pourrait  réclamer 
des  conseils  municipaux  les  mieux  intentionnés.  Cependant  en  dé- 
pit de  ses  lourdes  bâtisses  et  de  sa  morne  couleur,  Sancerre  reste 
essentiellement  une  ville  du  moyen  âge  par  le  dessin  de  ses  rues. 
Elles  ont  peu  changé,  j'imagine,  depuis  les  jours  où  le  pays  était 
gouverné  par  les  comtes  issus  de  cette  grande  maison  de  Cham- 
pagne qui  a  poussé  tant  de  branches  princières  et  mêlé  tant  de 
fois  son  sang  à  celui  de  la  maison  de  France  (1).  Ce  sont  des  ruelles 
plutôt  que  des  rues,  étroites,  escarpées,  tortueuses,  et  auprès  des- 
quelles nos  vieilles  rues  du  Foin  et  de  la  Reine-Blanche  étaient  de 
spacieuses  allées.  En  parcourant  quelques-unes  d'entre  elles,  je 
me  suis  rappelé  cet  exploit  acrobatique  du  maréchal  de  Boucicault, 
qui,  lorsqu'il  se  trouvait  dans  une  de  ces  impasses,  montait  jus- 
qu'au faîte  des  maisons  en  appuyant  ses  genoux  et  ses  coudes  contre 


(1)  De  tous  les  membres  de  cette  famille  de  Sancerre,  le  plus  illustre  est  Louis  do 
Sancerre,  connétaole  sous  Charles  VI,  une  des  plus  nobles  pli_vsionomies  militaires  de 
l'ancienne  France,  et  la  plus  noble  de  son  temps,  si  l'on  en  excepte  son  maître  et  son 
ami  Duguesclin,  qu'il  chérit  et  admira  tant,  une  sorte  de  Mac-Mahon  heureux  du  der- 
nier âge  de  la  féodalité  pour  la  vaillance  sans  fracas  et  la  simplicité  héroïque.  Elle  est 
même  mieux  que  noble,  elle  est  touchante  à  force  de  modestie  et  de  délicate  réserve, 
vertus  qui  n'étaient  pas  précisément  surabondantes  à  cette  époque  d'anarchie  et  de 
désastreuse  dislocation.  La  charge  de  connétable,  vacante  depuis  la  mort  de  Dugucs- 
clin,  lui  fut  offerte  à  l'avènement  de  Charles  VI;  mais  il  s'excusa  de  l'accepter  en  allé- 
guant qu'il  n'était  pas  digne  do  succéder  à  un  si  grand  homme,  et  la  charge  fut  don- 
née à  Olivier  de  Clisson.  Vacante  une  seconde  fois,  elle  lui  fut  encore  offerte,  et,  la 
refusant  de  nouveau,  il  la  laissa  passer  à  Philippe,  comte  d'Eu.  Enfin,  après  la  lamen- 
table expédition  de  Kicopolis,  qui  laissait  la  France  sans  connétable  pour  la  troisième 
fois  depuis  vingt  ans,  il  accepta  ce  titre,  qui  lui  paraissait  si  lourd,  le  conserva  cinq 
ans,  et  mourut  avec  une  tranquillité  et  une  piété  d'enfant  et  de  bonne  femme.  En  sou- 
venir de  ma  visite  à  Sancerre,  j'ai  voulu  revoir  la  tombe  du  connétable  à  Saint-Denis. 
Il  est  représenté  couché  et  revêtu  de  son  armure  militaire;  la  figure  est  peu  belle,  mais 
la  physionomie,  d'une  douceur  singulière,  ne  dément  pas  l'âme  que  nous  révèlent  ses 
actions.  Hélas!  l'effigie  est   pour  le  moment  incomplète,  car  Louis  de  SanceiTe  se 
trouve  être  un  des  mutilés  de  notre  dernière  guerre;  les  deux  mains  ont  été  amputées 
par  les  Prussiens.  M'-rimée  a  remarqué  dans  ses  tournées  archéologiques  que  la  figure 
humaine  poussait  à  la  destruction;  mais  il  paraîtrait,  d'après  les  dégâts  de  Saint-De- 
nis, que  l'instinct  de  destruction  est  différent  selon  les  races,  et  que  chez  les  Prus- 
siens ce  sont  Its  mains  et  non  la  tête  qui  invitent  à  briser.  Toutes  les  mutilations,  en 
petit  nombre  d'ailleurs,  il  faut  le  reconnaître,  qu'ils  ont  fait  subir  aux  tombes  prin- 
cières ont  porté  sur  les  mains.  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Serait-ce  par  hasard  un 
symbole?  Cette  invariable  mutilation  de  l'organe  qui  est  fait  pour   tenir  l'épéo  si- 
gnifierait-il que  l'amputation  de  la  gloire  militaire  française  était  le  but  et  le  véritable 
mobile  de  la  dernière  guerre? 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   D'ART.  903 

chacune  des  deux  murailles;  s'il  revenait  au  monde,  il  pourrait 
encore  trouver  à  Sancerre  un  théâtre  où  renouveler  son  mémorable 
tour  de  force.  Ces  pauvres  ruelles  tortueuses  ont  vu  plus  d'hé- 
roïsme et  de  vertu  morale  que  n'en  ont  vu  et  n'en  verront  proba- 
blement jamais  bien  des  voies  spacieuses  et  élégantes,  car  il  n'y  a 
pas  de  petite  ville  en  France  qui  mérite  mieux  le  respect  dû  à  la 
constance  dans  le  courage,  la  vertu  difficile  entre  toutes.  Cette  bi- 
coque de  Sancerre  a  trouvé  le  moyen  de  soutenir  un  siège  égal 
aux  plus  fameux,  et  un  blocus  auprès  duquel  la  tenace  défense 
de  Gênes  par  Masséna  est  presque  un  jeu  d'enfant.  Citadelle  des 
protestans  pendant  les  guerres  de  religion,  elle  fut  cernée  au  com- 
mencement de  1573  par  le  futur  maréchal  de  La  Châtre  en  même 
temps  que  La  Rochelle  et  Harlem  étaient  assiégées,  et  pendant  huit 
mois  elle  eut  l'honneur,  qui,  heureusement  pour  elle,  ne  s'est  plus 
renouvelé,  de  faire  l'étonnement  de  l'Europe. 

Rien  n'est  mieux  fait  pour  enseigner  ce  que  peut  la  volonté,  je 
ne  dirai  pas  d'une  minorité  résolue,  mais  seulement  de  quelques 
âmes.  Au  fond,  cette  résistance  fut  l'œuvre  de  deux  hommes,  du 
commandant  militaire  de  la  garnison  protestante,  Jouanneau,  et 
du  ministre  Jean  de  Léry,  et  ces  deux  hommes  à  leur  tour  se  ré- 
duisent à  un  seul,  car  Jouanneau,  personnage  obstiné,  mais  vio- 
lent et  imprudent,  manquait  essentiellement  des  qualités  qui  pou- 
vaient imposer  une  longue  énergie  à  la  population.  Cette  résistance 
en  effet  fut  moins  encore,  malgré  le  courage  que  montrèrent  les 
Sancerrois,  l'œuvre  de  la  vaillance  que  celle  de  l'impitoyable  dis- 
cipline calviniste  de  cette  époque,  discipline  dont  le  ministre  Jean 
de  Léry  fut  ici  le  représentant.  Tant  qu'il  ne  s'agit  que  de  repous- 
ser les  assauts  de  La  Châtre  et  de  protéger  la  ville  contre  la  canon- 
nade, la  population  sancerroise  lutta  avec  un  sombre  entrain  qui 
ne  devait  rien  de  sa  farouche  véhémence  à  la  contrainte  de  l'auto- 
rité; il  n'en  alla  pas  de  même  lorsque  le  siège  eut  été  transformé 
en  blocus.  Aussi  peut-on  dire  que  pendant  les  quatre  premiers  mois 
le  courage  fut  spontané,  mais  que  pendant  les  quatre  derniers 
l'éneigie  fut  réellement  imposée.  On  peut  en  juger  par  la  série  des 
mesures  suivantes.  Lorsque  la  famine  devint  trop  pressante,  on  prit 
la  résolution  d'expulser  de  la  ville  tous  ceux  qui  ne  pouvaient  par- 
ticiper à  la  défense,  c'est-à-dire  les  vieillards  et  les  pauvres.  Un 
certain  nombre  de  ces  malheureux  sortit  donc  de  l'enceinte  de  San- 
cerre; mais,  La  Châtre  les  ayant  repoussés  à  son  tour,  leurs  compa- 
triotes refusèrent  de  les  laisser  rentrer,  et  ils  furent  libres  de  cher- 
cher leur  vie  parmi  les  herbes  des  fossés  ou  de  se  coucher  à  terre 
pour  attendre  l'heure  où  le  bon  vouloir  de  la  nature  débarrasserait 
leurs  âmes  de  leurs  corps,  —  fait  de  dureté  impitoyable  dont  ma 


90h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mémoire  ne  me  rappelle  pas  d'autre  exemple  dans  nos  annales  de- 
puis le  vieux  siège  du  Château-Gaillard  par  Philippe-Auguste.  Bien- 
tôt vinrent  les  murmures  et  même  les  commencemens  de  sédition; 
on  les  apaisa  en  publiant  que  quiconque  ne  voudrait  pas  ou  ne  pour- 
rait pas  supporter  la  famine  n'avait  qu'à  sortir  de  la  ville,  —  ce 
qui  était  aller  à  une  mort  certaine  pour  la  raison  que  nous  avons 
dite,  —  sinon  qu'on  jetterait  des  remparts  dans  les  fossés  ceux 
qu'on  entendrait  se  plaindre.  Le  peuple  sentit  qu'il  fallait  mourir 
en  silence,  et  les  murmures  s'arrêtèrent.  Il  y  eut  non-seulement 
des  commencemens  de  révolte,  mais  des  commencemens  d'anthro- 
pophagie :  de  malheureux  vignerons  se  résolurent  à  manger  le  ca- 
davre de  leur  fille,  morte  elle-même  de  faim;  les  coupables  furent 
découverts,  appréhendés,  jugés  publiquement,  et  brûlés  à  la  vue 
du  peuple,  à  qui  on  fit  ainsi  comprendre  qu'il  ne  suffisait  pas  de 
mourir  en  silence,  mais  qu'il  fallait  encore  mourir  moral  en  dépit 
de  la  nature.  Enfin  il  vint  un  moment  où  l'on  eut  tout  mangé  jus- 
qu'au dernier  rat,  jusqu'au  dernier  débris  d'os  ramassé  dans  la 
boue,  jusqu'au  dernier  brin  des  herbes  même  malfaisantes;  alors  le 
ministre  Jean  de  Léry,  se  rappelant  que  pendant  un  voyage  d'A- 
mérique en  Europe,  assailli  par  une  longue  tempête,  il  avait  trompé 
les  douleurs  de  la  faim  en  mâchant  du  cuir,  révéla  aux  Sancerrois 
qu'il  leur  restait,  par  la  grâce  de  Dieu  qui  n'abandonne  jamais  ses 
fidèles  tant  qu'ils  ne  s'abandonnent  pas  eux-mêmes,  des  amas  de 
provisions  succulentes  dont  ils  ne  se  doutaient  pas.  Voici  donc, 
d'après  le  journal  même  de  Jean  de  Léry,  le  relevé  des  subsistances 
des  Sancerrois  pendant  les  deux  derniers  mois  du  siège.  «  Les 
peaux  de  bœuf,  de  vache,  de  veau,  de  chèvre,  d'âne,  de  cheval, 
vertes  ou  sèches,  furent  trempées,  pelées,  raclées,  hachées,  bouil- 
lies, grillées,  mises  en  fricassées,  apprêtées  de  toutes  façons  et  dé- 
vorées comme  des  mets  exquis.  Les  souliers,  les  vieilles  savates,  les 
cuirs  des  cribles,  les  tabliers  gras  des  cordonniers,  les  licols,  les  crou- 
pières, les  colliers,  les  bâts  des  chevaux  et  des  ânes,  les  ceintures  de 
cuir  des  vignerons,  les  vieux  livres  et  es  vieilles  chartes  de  parche- 
min, le  suif,  les  cornes  de  lanternes,  tout  fut  dévoré;  encore  tout  le 
monde  n'en  avait  pas.  »  Il  vint  cependant  un  jour  où  cet  héroïsme 
dut  prendre  fin;  mais  il  ne  fut  pas  inutile,  car,  grâce  à  lui,  les  San- 
cerrois furent  reçus  à  soumission  dans  les  conditions  mêmes  que  le 
roi  venait  tout  récemment  d'accorder  aux  Rochellois,  conditions 
qu'ils  n'auraient  jamais  obtenues,  si  leur  résistance  prolongée  à 
outrance  ne  leur  avait  pas  donné  le  temps  d'attendre  que  La  Ro- 
chelle eût  fait  sa  capitulation.  De  ce  siège  admirable,  il  ne  reste 
plus  à  Sancerre  d'autre  témoin  qu'une  tour  du  château  depuis  long- 
temps détruit ,  la  tour  même  d'où  l'on  embrasse  dans  toute  son 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  005 

étendue  ce  paysage  de  la  vallée  de  la  Loire  que  nous  avons  décrit 
dans  les  pages  précédentes.  Cette  tour  est  enclavée  aujourd'hui 
dans  un  parc  touffu  qui  fait  partie  de  la  succession  du  duc  d'Uzès; 
celui  de  ses  héritiers  qui  la  recevra  dans  son  lot  pourra  se  vanter  de 
posséder  un  des  plus  beaux  paysages  qu'il  y  ait  en  France.  Quel- 
ques autres  débris  du  château,  des  chicots  de  muraille,  des  tron- 
çons de  maçonnerie,  sont  çà  et  là  épars  aux  environs  de  la  tour, 
et  composent,  entourés  de  lierre  et  d'herbes  grimpantes,  une  déco- 
ration à  moitié  naturelle,  à  moitié  historique,  d'une  agréable  ori- 
ginalité. Parmi  ces  débris  se  trouve  un  petit  enfoncement  en  forme 
de  cellier  surmonté  de  vertes  guirlandes,  qu'on  peut  recommander 
aux  futurs  propriétaires  pour  le  cas  oii  il  leur  prendrait  fantaisie 
de  donner  dans  leur  parc  des  représentations  de  tableaux  vivans, 
car  c'est  le  plus  parfait  décor  qu'on  puisse  rêver  pour  figurer  la 
scène  d'Énée  et  de  Didon  pendant  l'orage.  Ainsi  les  choses  les  plus 
sombres  du  passé  deviennent  un  jeu  pour  l'avenir  et  une  fête  pour 
l'imagination  des  générations  nouvelles. 

Je  ne  crois  pas  que  le  respect  et  le  souci  du  passé  soient  au 
nombre  des  qualités  qui  distinguent  les  habitans  de  la  Nièvre  en 
général,  car  en  nul  lieu  je  n'ai  moins  senti  palpiter  cet  élément 
historique  qui,  dès  qu'il  existe  quelque  part,  se  révèle  au  prome- 
neur avec  une  subtilité  et  une  autorité  si  remarquables;  mais 
peut-être  les  habitans  de  La  Charité  l'emportent-ils  en  négligence 
sur  tous  les  autres  groupes  de  leurs  concitoyens.  Ils  possèdent 
une  église  qui  est  d'une  importance  historique  considérable  pour 
tout  le  monde,  mais  qui  est  pour  eux  d'un  intérêt  tout  à  fait  di- 
rect, car  sans  elle  leur  jolie  petite  ville,  comme  dit  railleusement 
Stendhal,  ne  fût  jamais  venue  au  monde.  L'existence  de  La  Charité 
est  en  effet  de  même  date  que  cette  église,  qui  fut  construite  dans 
la  dernière  partie  du  xr^  siècle,  et  qui,  dans  la  première  partie  du 
xii%  servit  de  centre  aux  populations  éparses  dans  les  environs. 
Ce  n'est  pas  seulement  son  existence,  c'est  aussi  son  nom  que  la 
ville  doit  à  son  église ,  car  c'est  en  reconnaissance  des  abondantes 
aumônes  que  les  moines  y  distribuaient,  et  que  les  indigènes,  qui  à 
cette  époque  devaient  être  bien  misérables  et  bien  barbares,  ve- 
naient y  chercher  des  points  les  plus  éloignés  du  comté  qu'elle 
fut  appelée  La  Charité.  Un  souvenir  intéressant  se  rattache  encore 
à  l'origine  de  cette  église,  celui  d'un  de  ces  voyages  de  la  papauté 
si  nombreux  depuis  Charlemagne,  qui,  se  succédant  de  règne  en 
règne,  habituèrent  peu  à  peu  les  souverains  pontifes  à  considérer 
les  rois  de  France  comme  leurs  champions  naturels  et  les  rois  de 
France  à  se  considérer  comme  les  tuteurs  des  papes.  Suger,  abbé 
de  Saint-Denis  et  futur  régent  du  royaume,  nous  apprend,  dans  sa 


906  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Vie  de  Louis  le  Gros,  qu'en  1107  le  pape  Paschal  II,  obsédé  par 
les  exigences  de  l'empereur  Henri  V,  qui  faisait  revivre  les  préten- 
tions de  son  malheureux  père  relativement  aux  droits  d'investiture 
par  l'anneau  et  la  crosse,  prit  le  parti  de  s'échapper  de  Rome  et  de 
venir  en  France  conférer  avec  le  roi  et  les  évêques  sur  les  moyens 
de  se  soustraire  à  cette  tyrannie.  Il  fit  séjour  à  Cluny,  alors  dans 
toute  sa  splendeur,  et,  comme  en  ce  moment  l'église  abbatiale 
de  La  Charité,  qui  devint  une  des  innombrables  filles  du  célèbre 
monastère,  venait  d'être  achevée,  il  fut  invité  à  en  faire  la  dédi- 
cace. De  nos  jours  enfin,  elle  a  eu  le  privilège  d'exciter  l'inté- 
rêt d'un  grand  nombre  d'artistes  et  de  critiques  célèbres;  Victor 
Hugo,  pendant  sa  phase  gothique,  en  a  parlé  avec  admiration, 
Stendhal  et  Mérimée  en  ont  signalé  l'importance.  Eh  bien  !  ni  ces 
souvenirs  augustes,  ni  ces  recommandations  des  lettrés  n'ont  eu 
le  privilège  de  protéger  l'église  de  Sainte-Croix  contre  la  négli- 
gence et  l'abandon.  Horriblement  mutilée,  elle  n'a  jamais  été  qu'in- 
complètement réparée,  et,  quand  d'aventure  elle  l'a  été,  ce  n'a 
jamais  été  que  d'une  manière  barbare.  Le  dallage,  usé  et  inégal, 
présente  le  spectacle  d'une  place  qui  attend  depuis  trop  longtemps 
les  services  des  paveurs,  et  pour  toute  toilette  intérieure  on  s'est 
contenté  de  revêtir  les  piliers  et  les  murailles  d'un  vilain  badi- 
geon blanc  qui  lui  prête  l'aspect  des  salles  de  caserne  ou  des 
écoles  publiques.  Entièrement  nue  et  dépouillée,  elle  n'a  conservé 
de  toutes  les  œuvres  d'art  qui  l'embellissaient  qu'un  des  morceaux 
de  sculpture  qui  formait  le  tympan  d'une  de  s.-^s  tours,  et  encore  ce 
morceau  n'a-t-il  échappé  à  la  destruction  que  pour  avoir  été  re- 
marqué par  Mérimée  et  sur  ses  sollicitations  pressantes.  Sous  la 
restauration,  on  coiffa  d'une  sorte  de  chapeau  chinois  recouvert 
d'ardoise  l'admirable  tour  qui  subsiste  encore  ;  mais  les  pluies  et 
lèvent  ont  eu  facilement  raison  de  ce  frêle  couvre-chef,  qui,  pres- 
que mis  à  nu  aujourd'hui  et  très  probablement  rongé  dans  sa  char- 
pente, ne  pourra  manquer,  un  jour  d'aquilon,  d'enrichir  de  quel- 
ques hôtes  prématurés  le  cimetière  de  La  Charité. 

Certes  voilà  une  coupable  incurie;  eh  bien  !  qui  le  croirait?  cette 
négligence  a  été  mieux  récompensée  que  ne  l'aurait  été  le  plus 
soigneux  intérêt.  Grâce  à  cette  indifférence,  La  Charité  possède  un 
des  plus  vastes  et  des  plus  admirables  paysages  de  ruines  qui  se 
puissent  voir;  c'est  à  peine  si  Rome  a  quelque  chose  de  plus  beau. 
Le  contraste  de  splendeur  et  de  misère,  de  hautaine  grandeur  et  de 
basse  familiarité  que  présente  de  tant  de  côtés  la  ville  éternelle 
revit  au  complet  dans  le  quartier  de  La  Charité  qui  va  du  porche 
de  l'église  Sainte-Croix  aux  restes  du  château.  Les  boutiques  de 
verdurières  et  les  ateliers  de  forgerons  percés  dans  les  murailles 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  907 

du  théâtre  de  Marcellus,  la  basse-cour  de  petite  ferme  qui  sert 
d'entrée  à  Saint-Sixte  et  aux  autres  églises  qui  vont  à  la  voie  Appia, 
la  plantation  de  haricots  et  de  petits  pois  qui  coiffe  le  sépulcre  des 
Scipions,  la  porte  en  planches  mal  clouées  qui  ouvre  accès  à  la 
tombe  de  Gécilia  Metella,  ont  leurs  analogues  sur  les  bords  de  la 
Loire  dans  ces  bicoques  plébéiennes  qui  se  sont  installées  hardi- 
ment entre  les  parties  subsistantes  encore  de  l'abbaye,  dans  ces 
ruines  transformées  en  boutiques  ou  en  ateliers,  dans  cette  superbe 
tour  délabrée  qu'assiège  de  toutes  parts  la  vie  vulgaire,  dans  ce 
porche  encore  debout  qui  mène  à  la  Loire,  et  qu'accompagnent  quel- 
ques marches  inégales  de  pierre,  dans  ces  fenêtres  ogivales  où  pen- 
dent des  nippes  de  ménagère,  dans  les  deux  tours  féodales  qui  domi- 
nent tout  en  haut  ce  spectacle,  et  en  augmentent  encore  l'impression 
en  la  ravivant  par  un  second  sentiment  de  ruine.  La  grande  diffé- 
rence qu'il  y  ait  entre  ce  paysage  et  ceux  de  Rome  est  dans  le  fau- 
bourg populaire  qui  monte  de  ces  ruines  au  pied  des  tours  du  châ- 
teau. Avec  ses  petites  maisons  bien  tenues  et  ses  ménagères  qui 
dans  les  beaux  jours  en  gardent  les  portes  à  l'extérieur  en  filant  et 
en  babillant  entre  elles  d'un  côté  de  la  rue  à  l'autre,  ce  faubourg 
ressemble  à  un  gentil  village  que  traverse  une  grande  route,  et 
présente  la  vie  populaire  sous  son  plus  aimable  aspect.  Cependant, 
en  dépit  de  sa  beauté,  ce  paysage,  s'il  remplit  l'œil,  ne  s'enfonce 
pas  bien  profondément  dans  l'âme.  C'est  peut-être  qu'il  manque 
ici  la  mfijesté  morose  de  la  nature  romaine;  c'est  aussi,  et  bien 
plus  certainement,  parce  que  les  souvenirs  qu'il  réveille  sont  plu- 
tôt respectables  que  grands,  et  qu'aucun  ne  se  détache  distincte- 
ment de  l'ombre  anonyme  où  dorment  oubliés  à  jamais  les  services 
obscurément  rendus  et  les  travaux  modestement  accomplis  par  de 
nombreuses  générations  qui,  recevant  d'ailleurs  leurs  inspirations, 
ont  obéi  plutôt  que  commandé,  et  exécuté  plutôt  que  conçu  (1). 

(1)  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  cette  église  de  Sainte-Croix,  dont  les  lecteurs 
curieux  trouveront  une  description  détaillée  et  exacte  dans  les  notes  archéologiques 
de  Mérimée.  Nous  en  dirons  autant  du  fragment  de  sculpture  sauvé  par  les  soins  de 
l'illustre  romancier,  qui  en  a  indiqué  avec  un  goût  parfait  les  principaux  caractères 
et  les  contrastes  passablement  surprenans.  Ce  bas-relief  est  divisé  en  deux  parties 
superposées  l'une  au-dessus  de  l'autre.  La  partie  inférieure  représente  l'adoration  des 
rois  mages  et  une  autre  scène  dont  il  m'a  été  impossible  de  me  bien  rendre  compte  et 
qui  se  rapporte  à  la  naissance  du  Christ.  L'exécution  est  d'une  finesse  étonnante  pour 
tout  ce  qui  concerne  les  draperies  et  d'une  gaucherie  extrême  pour  tout  ce  qui  concerne 
les  personnages.  C'est  à  la  fois  de  l'art  le  plus  avancé  et  le  plus  barbare.  Mérimée  a  fort 
bien  signalé  ce  caractère  ;  mais  ce  qu'il  n"a  pas  dit,  c'est  que  cette  gaucherie  n'exclut 
pas  la  profondeur  morale,  le  mouvement  par  lequel  les  mages  se  précipitent  vers  Jésus 
à  la  file  l'un  de  l'autre  est  plein  de  tendresse  et  de  respectueuse  allégresse.  Le  bas-relief 
supérieur  est  le  plus  beau  :  il  représente  Jésus  au  sein  de  sa  gloire  encadré  dans  l'o- 
méga mystique,  symbole  de  son  éternité.  A  ses  côtés  sont  deux  apôtres  ou  plus  proba- 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tout  en  haut  du  petit  faubourg,  nous  avons  trouvé  ouverte  la 
porte  d'un  jardin  qu'à  ses  belles  allées  et  à  ses  terrasses  étagées  en 
face  de  la  Loire  nous  avons  pris  d'abord  pour  une  promenade  pu- 
blique. Ce  n'était  pourtant  que  le  jardin  d'un  simple  particulier, 
dans  lequel  est  enclavée  la  plus  importante  des  deux  tours  encore 
subsistantes  du  château  féodal.  Tout  ce  qui  reste  de  ce  château  se 
trouve  aujourd'hui  réparti  entre  différens  propriétaires  :  M.  Auguste 
Adam  possède  la  grosse  tour,  M.  Prudot  possède  la  petite,  un  troi- 
sième bourgeois  dont  le  nom  m'échappe  n'a  pas  de  tour,  mais  en 
revanche  il  a  pour  lot  un  imposant  morceau  de  maçonnerie  qui  n'est 
point  à  dédaigner.  Sic  transeunt  guhernationes  mundi. 

II.     —    NEVERS.    —    LE    PALAIS    DUCAL    ET    L'HISTOIRE 
DU    CHEVALIEn    DU    CYGNE. 

Nous  ne  devons  pas  nous  attendre  à  rencontrer  en  Nivernais 
l'abondance  de  monumens  et  de  souvenirs  à  laquelle  la  Bourgogne 
nous  a  habitués.  A  aucun  moment  de  notre  existence  nationale, 
le  Nivernais  n'a  joué  de  rôle  décisif;  rien  de  général  ni  en  bien 
ni  en  mal  ne  se  relie  à  sa  vie,  presque  tout  entière  locale.  Les 
circonstances  historiques,  qui  n'ont  jamais  été  pour  cette  province 
ni  positivement  favorables  ni  positivement  défavorables ,  lui  ont 
fait  une  sorte  de  destinée  moyenne  qui,  en  la  protégeant  contre 
les  maux  dont  les  provinces  limitrophes  étaient  accablées,  lui  en 
ont  en  même  temps  interdit  les  grandeurs.  La  nature  et  l'histoire 
ont  un  peu  agi  de  concert  pour  le  Nivernais,  comme  ces  parens 
qui,  sans  être  cruels  pour  tel  de  leurs  enfans,  n'ont  jamais  jeté 
sur  lui  que  des  regards  de  sécheresse  et  déposé  sur  son  front  que 
des  baisers  sans  amour.  L'enfant  ainsi  élevé  n'en  grandit  pas  moins; 
il  en  devient  même  quelquefois  d'autant  plus  industrieux,  plus  la- 
borieux, plus  énergique,  et  c'est  là  le  cas  du  Nivernais;  mais  il  y  a 
cent  à  parier  contre  un  qu'il  lui  manquera  toujours  cette  force 
d'expansion  dont  le  germe  premier  est  dans  la  vivifiante  chaleur 

blement  deux  prophètes,  Moïse  et  Élie.  Aux  deux  coins  du  bas-relief  sont  placés  trois 
autres  personnages,  deux  d'un  côté,  un  seul  de  l'autre,  —  probablement  saint  Pierre, 
saint  Jean  et  la  Vierge.  Deux  de  ces  personnages  tiennent  à  la  main  une  draperie  dont 
la  présence  est  faite  pour  émouvoir,  sans  que  nous  puissions  dire  cependant  si  elle 
est  là  pour  rappeler  les  larmes  que  les  personnages  ont  versées  à  la  passion  ou  les  linges 
dont  ils  enveloppèrent  pieusement  son  corps.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  quelque  chose 
de  touchant  dans  ce  souvenir  des  douleurs  de  la  terre  persistant  au  sein  de  l'éter- 
nité glorieuse.  Détail  curieux  à  noter  pour  l'influence  bj'zantine  qu'il  révèle,  les  yeux 
des  personnages  sont  formés  de  boules  en  verre  de  couleur.  Quant  à  la  partie  pu- 
rement décorative  de  ces  sculptures ,  aux  oraemeus  qui  les  entourent,  ils  sont  d'une 
habileté  achevée,  et  il  y  a  là  notamment  sur  les  chapiteaux  de  deux  colonnes  deux 
petites  figures  de  cavaliers  qui  rappellent  sans  désavantage  les  souvenirs  de  l'art  grec. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  909 

de  la  sympathie  paternelle.  La  destinée  du  Nivernais,  si  elle  n'a 
pas  été  maliieureuse,  a  été  au  moins  bien  contrariée,  et  son  his- 
toire, pour  peu  qu'on  la  parcoure,  donne  l'impression  pénible  que 
donnerait  le  spectacle  d'un  satellite  qui  serait  empêché  de  se  rat- 
tacher à  son  véritable  centre  d'attraction,  ou  plutôt  qui  se  trouve- 
rait sollicité  entre  plusieurs  centres  dont  aucun  ne  serait  suffisam- 
ment prépondérant.  Partagé,  comme  il  l'est  nettement,  en  deux 
régions  bien  distinctes,  une  région  montagneuse  et  une  riante  val- 
lée, où  est  son  centre  d'attraction?  Par  le  Morvan,  il  se  relie  à  la 
Bourgogne;  par  la  vallée  de  la  Loire,  il  touche  au  Berry,  et  par  le 
Berry  il  se  rattache  aux  provinces  de  l'ancienne  Aquitaine;  mais  on 
ne  voit  pas  que  son  génie  propre  ait  quoi  que  ce  soit  en  commun 
avec  les  génies  de  l'une  et  de  l'autre  région.  La  race  physique 
même  est  complètement  diff"érente;  ces  corps  maigres  et  agiles, 
ces  formes  fluettes  et  sèches,  ces  visages  minces  et  ronds  aux  tout 
petits  traits,  peu  faits  pour  atteindre  à  la  grande  beauté,  mais 
en  revanche  souvent  remarquablement  jolis  et  atteignant  à  une 
mignonnesse  charmante,  ne  sont  pas  sans  causer  quelque  surprise 
quand  on  songe  au  voisinage  des  formes  plantureuses  de  la  Bour- 
gogne et  à  la  molle  beauté  des  provinces  de  l'autre  côté  de  la 
Loire.  C'est  le  genre  de  vivacité  et  de  sécheresse  de  la  pierre  à  fu- 
sil, de  l'étincelle  qui  en  jaillit  et  de  l'amadou  qu'elle  allume;  on  di- 
rait une  population  faite  à  souhait  pour  l'action  rapide,  les  coups  de 
main  agiles,  les  besognes  enlevées  d'assaut,  plus  adroite  et  alerte 
que  robuste  cependant.  S'il  faut  s'en  rapporter  aux  hommes  re- 
marquables que  cette  province  a  produits,  l'âme,  en  parfait  rapport 
avec  cette  enveloppe,  serait  tranchante,  subtile,  volontiers  batail- 
leuse, facilement  violente,  capable  de  logique  pratique  et  assez  peu 
portée  aux  choses  idéales ,  car  ces  hommes  remarquables  sont  in- 
variablement de  deux  sortes,  ou  bien  des  révolutionnaires  comme 
Théodore  de  Bèze,  Anaxagoras  Chaumette  et  Saint-Just,  ou  bien 
des  procureurs  et  des  légistes  comme  le  vieux  Guy  Coquille  et  les 
modernes  Dupin. 

Cependant  de  ces  centres  d'attraction  qui  s'offrent  au  Nivernais, 
la  Bourgogne  est  celui  qui  lui  aurait  été  le  plus  naturel;  il  lui  est 
même  si  naturel  par  la  position  géographique,  que  dès  les  premiers 
temps  de  notre  histoire  le  Nivernais  était  considéré  comme  une 
annexe  de  cette  première  province.  J'ouvre  la  chronique  des  An- 
nales de  Saint-Bertin,  et  j'y  vois  sous  la  date  de  865  Charles  le 
Chauve  accorder  à  un  de  ses  seigneurs  le  comté  d'Auxerre  et  le 
comté  de  Nevers,  dont  il  dépossède  le  bénéficiaire  en  fonctions;  cette 
situation  dura  sous  diverses  formes  pendant  toute  la  première  mai- 
son féodale  et  jusqu'au  commencement  du  xiii*  siècle.  N'est-ce  pas 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ici  d'ailleurs  que  se  termine  bien  décidément  la  France  de  l'est,  et 
dès  lors  le  Nivernais  ne  doit-il  pas  suivre  nécessairement  les  desti- 
nées de  la  région  dont  il  fait  partie?  Ce  n'est  toutefois  que  par  in- 
termittences que  le  Nivernais  a  été  rattaché  à  la  Bourgogne. 

Un  autre  fait  bien  singulier  et  qui  doit  avoir  influé  nécessaire- 
ment sur  son  histoire,  c'est  que  de  toutes  nos  provinces  le  Nivernais 
est  peut-être  celle  où  les  intérêts  féodaux  ont  fait  le  plus  rapide- 
ment se  succéder  les  maisons  souveraines;  elles  sont  en  nombre  in- 
fini. Après  la  première  maison  féodale,  —  celle  que  nous  avons  vue 
en  lutte  pendant  trois  générations  avec  les  abbés  de  Yézelay,  —  se 
présente  la  maison  quasi  royale  de  Courtenay,  rapidement  inter- 
rompue par  le  mariage  d'Hervé,  baron  de  Donzy,  puis  un  instant  la 
maison  du  Forez,  puis  les  comtes  flamands  de  la  maison  de  Dam- 
pierre,  puis  les  ducs  de  Bourgogne  de  la  maison  de  Valo's,  puis  la 
maison  allemande  de  Clèves  mêlée  aux  maisons  d'Albret  et  de  Bour- 
bon, puis  les  Gonzague  de  Mantoue,  qui  livrent  enfm  à  prix  d'ar- 
gent leur  duché  à  Mazarin  pour  qu'il  en  constitue  l'apanage  des 
Mancini,  ses  neveux.  La  liste  est  longue,  vous  le  voyez,  je  ne  suis 
cependant  pas  très  sûr  de  ne  pas  avoir  oublié  quelque  rameau 
minuscule.  Chose  très  importante  à  remarquer,  à  l'exception  de 
la  première  maison  féodale,  celles  de  ces  familles  qui  ont  régné 
le  plus  longtemps  sont  d'origine  étrangère;  les  Dampierre  sont  fla- 
mands, les  Clèves  sont  allemands,  les  Gonzague  et  les  Mancini  sont 
italiens.  Pour  les  princes,  ces  dominateurs  diflerens  étaient  mieux 
que  des  compatriotes,  c'étaient  des  beaux-frères,  des  neveux,  des 
petits-fils,  à  tout  le  moins  des  pairs;  pour  le  peuple,  ils  n'étaient 
que  des  étrangers  intronisés  par  le  hasard  d'une  succession  ou  d'un 
mariage.  Quelle  influence  ce  fait  a-t-il  exercée  sur  le  peuple  du 
Nivernais?  Il  est  difiicile  de  la  constater,  mais  il  est  de  toute  évi- 
dence qu'il  doit  en  avoir  exercé  une.  Pour  nous,  ce  qui  paraît 
à  peu  près  certain,  c'est  que  le  peuple  du  Nivernais  n'a  jamais 
obéi  avec  entrain  qu'à  la  première  maison  féodale,  la  seule  qui  pût 
passer  pour  vraiment  indigène;  il  nous  semble  apercevoir  à  cette 
époque  un  accord  d'action  entre  le  peuple  et  les  princes  que  nous 
ne  retrouvons  plus  du  tout  aux  périodes  suivantes.  Qui  sait  si  ce 
n'est  pas  de  cette  circonstance  que  sont  nés  cet  esprit  exclusive- 
ment démocratique  et  ce  complet  oubli  du  passé  qui  distinguent 
plus  particulièrement  peut-être  que  toute  autre  la  population  du 
Nivernais  ? 

Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  s'étonner  qu'on  rencontre  en  Nivernais 
si  peu  de  traces  de  ses  anciens  maîtres.  De  toutes  ces  maisons  sou- 
veraines, une  seule,  celle  de  Clèves- Gonzague,  a  laissé  un  souve- 
nir, le  palais  ducal  de  Nevers;  il  est  vrai  que  celui-là  est  admi- 


J 


IMPRESSIONS   DE   YOYAGE    ET  d'arT.  911 

rable  et  compense  hautement  par  la  qualité  la  quantité,  qui  manque. 
C'est  un  superbe  édifice,  d'une  élégance  sombre,  où  s'unissent  dans 
une  sévère  harmonie  ce  que  le  moyen  âge  eut  de  plus  morose  et  la 
renaissance  de  plus  sérieux.  Cela  est  riche,  altier,  sans  familiarité 
d'aucune  sorte,  et  tout  semblable  pour  l'impression  qui  en  résulte 
à  ces  portraits  de  seigneurs  italiens  et  espagnols  du  xvi*  siècle,  si 
magnifiques  sous  leurs  costumes  de  velours  noir  rehaussé  de  satin 
pourpre,  mais  qui  cherchent  moins  à  plaire  à  l'œil  qu'à  lui  inspirer 
une  sorte  de  respectueuse  timidité.  Deux  énormes  tours  rondes 
flanquent  les  deux  côtés  de  l'édifice,  mais  c'est  à  peine  si  on  en 
remarque  l'aspect  massif,  tant  il  est  bien  corrigé  par  les  deux 
tourelles  hexagonales  qui  en  sont  rapprochées  et  par  la  longueur 
de  la  façade.  Au  centre  se  renfle  une  tourelle  octogonale  percée 
d'innombrables  ouvertures  disposées  en  spirales  qui  suivent  les 
courbes  du  grand  escalier  intérieur;  c'est  une  sorte  d'épisode  ar- 
chitectural d'un  merveilleux  et  presque  féerique  effet.  Deux  tou- 
relles rondes  engagées  dans  le  mur,  placées  à  égale  distance  de 
cette  tourelle  octogonale,  partant  seulement  du  premier  étage  et 
s' arrêtant  au  bord  du  faîte,  complètent  ce  palais,  d'une  correction 
fantasque  et  d'une  fantaisie  correcte,  où,  comme  chez  les  hommes 
d'existence  princière,  la  force  est  partout  enveloppée  par  la  grâce. 
Au-dessous  des  lucarnes,  entre  les  fenêtres,  tout  le  long  des  spirales 
de  la  tourelle  du  centre,  se  déroulent  des  armoiries  sculptées,  des 
figures  d'ornement,  des  bas-reliefs  charmans.  Nulle  part,  sauf  à 
Heidelberg,  ma  mémoire  ne  s'est  rappelé  avec  plus  de  vivacité 
l'histoire  de  ce  baiser  que  le  vieux  docteur  Faust  sollicita  de  la 
belle  Hélène,  évoquée  par  la  formule  de  son  amoureux  désir.  Ici 
comme  à  Heidelberg,  le  baiser  que  demandait  l'enchanteur  pour 
devenir  immortel  a  été  déposé  par  la  jeune  renaissance  sur  le  front 
du  vieux  moyen  âge;  seulement  à  Heidelberg  il  a  été  donné  avec 
une  chaude  tendresse,  tandis  qu'ici  il  a  été  donné  avec  une  com- 
plaisance sévère,  comme  par  respectueux  égard,  et  d'une  lèvre 
filiale  sans  émotion,  un  peu  à  la  façon  dont  l'Aurore  devait  baiser 
son  vieux  Tithon. 

II  est  presque  inutile  de  dire  que  les  sculptures  de  la  façade 
avaient  été  horriblement  mutilées;  elles  ont  été  restaurées,  il  n'y  a 
pas  plus  d'une  vingtaine  d'années,  par  M.  Jouffroy,  sur  les  indica- 
tions existantes,  tâche  difficile  dont  il  s'est  acquitté  avec  autant  de 
goût  que  de  fidélité,  s'il  nous  est  permis  d'en  juger  d'après  ceux 
des  fragmens,  —  par  exemple  les  cariatides  à  la  façon  de  Jean  Gou- 
jon, —  qui  font  maintenant  partie  du  musée  lapidaire  de  Nevers.  Ces 
sculptures,  comme  nous  l'avons  dit,  sont  de  trois  sortes  :  figures 
d'ornement,  armoiries,  bas-reliefs.  La  partie  des  figures  d'orne- 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment,  remarquable  par  sa  sobriété,  tranche  par  ce  caractère  avec 
la  prodigalité  fantasque  du  moyen  âge  expirant,  non  moins  qu'avec 
le  luxe  habituel  des  décorations  de  la  renaissance.  Le  sommet  et 
la  base  de  la  tourelle  sont  occupés  par  les  armoiries  seigneuriales 
qui  se  présentent  encore  mêlées  aux  figures  d'ornement;  voici  les 
bâtons  noueux  réunis  en  forme  d'O  de  Jean  de  Clamecy,  le  fonda- 
teur du  château,  le  cygne  à  chaîne  d'or  de  la  maison  de  Glèves,  le 
mont  Olympe  des  Gonzague.  Les  devises  qui  accompagnent  ks 
sculptures,  et  qui  appartiennent  toutes  aux  Gonzague,  portent  bien 
la  marque  de  la  renaissance  et  ont  bien  la  saveur  de  leur  Italie. 
Nec  retrogradior,  nec  devio,  dit  l'une  d'elles,  je  ne  rétrograde  ni  ne 
dévie,  expression  parfaite  de  la  fortune  de  cette  famille ,  qui,  sans 
jamais  rien  faire  d'éclatant  ni  courir  aucune  généreuse  aventure, 
sut  s'élever,  par  la  seule  force  et  la  seule  suite  du  temps,  au  rang 
des  familles  princières.  Une  autre  est  formée  par  le  nom  de  l'O- 
lympe, écrit  en  caractères  grecs,  Olumpos,  et  par  le  mot  fides;  une 
troisième  enfin,  qu'on  peut  dire  mantouane  de  pied  en  cap,  et  par 
son  auteur  et  par  son  sujet,  est  un  vers  entier  de  Virgile,  igncus 
est  ollis  vigor  et  celcstis  origo ,  ils  ont  une  force  de  flamme  et  une 
origine  céleste.  Si  les  armoiries  et  les  devises  appartiennent  en 
grande  partie  aux  Gonzague,  les  bas-reliefs  appartiennent  exclu- 
sivement aux  Glèves.  A  l'exception  de  trois,  qui  sont  consacrés  à 
la  chasse  de  saint  Hubert,  ils  ne  racontent  tous  qu'une  même  his- 
toire, celle  de  ce  mystérieux  chevalier  du  cygne  auquel  la  mai- 
son de  Glèves  se  plaisait  à  rattacher  son  origine  princière,  à  peu 
près  comme  les  grandes  familles  grecques  et  romaines  aimaient  à 
se  dire  descendues  d'Hercule  et  de  Vénus,  ou,  à  défaut  d'un  dieu 
olympien,  de  quelque  naïade  amoureuse  ou  de  quelque  faune  sé- 
ducteur. 

Un  jour  que  des  chevaliers  étaient  rassemblés  pour  célébrer  un 
tournoi  sur  les  bords  du  Rhin,  près  de  Cologne,  la  ville  légendaire 
par  excellence,  on  vit  tout  à  coup  s'avancer  au  loin  sur  le  fleuve 
une  splendeur  éblouissante  comparable  à  celle  d'un  métal  neuf 
frappé  par  le  soleil,  précédée  d'une  blancheur  mate  pareille  à  une 
écume  mouvante.  La  vision  prit  bientôt  forme;  mais,  au  rebours  de 
cesïobjets  qui  perdent  leur  prestige  à  mesure  qu'on  s'en  approche, 
plus  elle  devint  distincte,  plus  elle  parut  merveilleuse.  Gette  splen- 
deurjmiroitante,  c'était  un  jeune  chevalier  de  la  mine  la  plus  sédui- 
sante, revêtu  d'armes  flambant  neuves,  et  cette  blancheur  mou- 
vante, c'était  un  robuste  et  gracieux  cygne  qui  traînait  sa  barque. 
Le  chevalier  sauta  sur  le  rivage  d'un  pied  leste,  et  aussitôt  barque 
et  cygne  disparurent.  Interrogé  sur  ses  noms  et  qualités,  il  dé- 
clara qu'il  se  nommait  Hélias,  qu'il  était  chevalier  grec,  et  qu'il 


IMPRESSIONS   DE    VOYAGE    ET  d'aRT.  915 

venait  pour  prendre  part  au  tournoi.  Il  fit  mainte  prouesse,  comme 
on  pouvait  l'attendre  d'un  homme  si  merveilleusement  amené, 
et,  ses  exploits  ayant  enflammé  le  cœur  d'une  jeune  princesse  qui 
assistait  aux  joutes,  il  la  demanda  en  mariage,  l'obtint  et  en  eut 
plusieurs  enfans;  mais,  de  même  que  ce  qui  vient  au  son  de  la 
flûte  s'en  retourne  au  son  du  tambour,  le  chevalier  disparut  exac- 
tement comme  il  était  arrivé,  car  après  plusieurs  années  d'un  heu- 
reux ménage,  la  barque  et  le  cygne  s'étant  inopinément  présen- 
tés, le  chevalier  partit  sur-le-champ,  et  jamais  depuis  lors  oa 
n'apprit  de  ses  nouvelles.  Telle  est  la  poétique  histoire  que  ra- 
content ces  sculptures  avec  une  naïveté  savante,  où  le  radieux  ba- 
dinage  de  la  renaissance  enveloppe,  sans  trop  l'étoufier,  l'aimable 
crédulité  des  âges  gothiques. 

Il  y  a  tel  de  ces  bas-reliefs  qui  ressemble  à  une  page  d'un  hardi 
poème  italien  de  la  fin  du  xv""  siècle,  et  tel  autre  qui  fait  penser 
à  un  épisode  de  quelque  innocente  légende.  Voici  par  exemple 
le  chevalier  seul  dans  une  forêt;  il  tient  une  lance  à  la  main  et 
en  touche  un  écu  suspendu  à  une  branche  d'arbre.  Ce  sont  sans 
doute  les  armes  qu'un  hasard  ami  lui  a  fait  rencontrer.  Plus  loin, 
il  s'avance  près  d'un  château  dont  les  portes  s'ouvrent  d'elles- 
mêmes  à  son  approche.  Ne  dirait-on  pas  deux  aventures  de  Spen- 
ser  ou  d'Arioste?  Ailleurs  le  chevalier  demande  en  mariage  la  prin- 
cesse; la  jeune  fille,  assise  à  terre  parmi  l'herbe  et  les  fleurs,  le 
regarde  amoureusement  tout  en  entourant  de  son  bras  une  biche 
apprivoisée;  lui,  debout  devant  le  père  de  la  princesse,  tient  par 
la  bride  son  destrier  de  combat.  Maintenant  c'est  une  légende  d'a- 
mour germanique  racontée  avec  la  candeur  d'un  minnesingerj  et 
où  se  laisse  apercevoir  ce  sentiment  de  la  nature  qui  n'abandonne 
jamais  le  moyen  âge  allemand.  Ailleurs  encore,  voici  les  époux  rece- 
vant la  bénédiction  nuptiale,  et  cette  fois  le  bas-relief  ressemble,  à 
s'y  méprendre,  à  l'heureuse  conclusion  d'un  conte  de  Perrault.  Tout 
en  haut  de  l'édifice,  dans  l'intervalle  qui  sépare  les  dernières  fe- 
nêtres de  la  corniche  du  faîte,  Hélias  est  représenté  quatre  fois  avec 
sa  barque  et  son  cygne;  dans  les  deux  premiers  bas-reliefs,  il  ar- 
rive et  débarque;  dans  les  deux  autres,  il  s'embarque  et  s'en  re- 
tourne. Trois  de  ces  tableaux  sculptés  sont  consacrés,  avons-nous 
dit,  à  la  chasse  de  saint  Hubert,  mais  ils  sont  si  bien  en  harmonie 
avec  le  reste  de  l'œuvre  qu'on  ne  s'aperçoit  pas  tout  d'abord  qu'ils 
sont  étrangers  à  l'histoire  principale,  et  que,  loin  de  détruire  l'unité 
de  cette  illustration  sur  pierre,  ils  en  complètent  au  contraire  le 
caractère  féodal. 

Voilà  une  toute  gracieuse  histoire,  n'est-il  pas  vrai?  et  cependant, 
à  mesure  que  j'en  examinais  et  que  j'en  rapprochais  les  divers  épi- 

TOME  civ.  —  1873.  58 


91 A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sodés,  je  sentais  tout  son  charme  se  dissoudre  sous  les  conjectures 
qu'elle  me  suggérait.  Toute  face  a  son  revers,  dit  le  proverbe,  et 
de  même  que  la  plus  belle  femme  contient  caché  en  elle  un  hi- 
deux squelette,  cette  poésie  me  semble  recouvrir  une  fort  laide 
réalité.  J'en  suis  fâché  pour  l'illustre  maison  de  Clèves,  mais  ce 
chevalier  Hélias,  auquel  ils  aimaient  à  rapporter  leur  origine,  laisse 
facilement  apercevoir  un  jeune  aventurier  de  la  plus  équivoque  es- 
pèce. De  quelle  nature  est  cette  protection  mystérieuse  qui  semble 
l'envelopper,  qui  lui  fait  découvrir  comme  par  hasard  des  armes 
brillantes  dans  la  solitude  des  forêts,  et  ouvre  devant  lui  d'une  main 
invisible  les  portes  des  châteaux-forts?  Est-elle  diabolique  ou  pro- 
videntielle? La  protection  est  certaine,  mais  le  protecteur  reste  obs- 
tinément invisible.  A  quelle  nature  d'être  se  rapporte-t-il?  est-ce 
un  simple  mortel  ou  un  esprit  élémentaire,  secourable  gnome  ou 
ondine  amoureuse?  Si  le  chevalier  demandait  à  le  voir,  s'évanoui- 
rait-il sans  retour  comme  le  lutin  familier  du  chevalier  dont  parle 
Froissard,  ou  bien,  comme  le  page  féminin  du  Diable  amoureux  de 
Gazotie,  qui  se  métamorphose  en  hideux  dragon  dés  que  son  maître 
lui  a  dit  :  «  Cher  Béelzebuth,  je  t'adore,  »  prendrait-il  quelque 
forme  effrayante?  Le  nom  de  cette  tutelle  mystérieuse  est-il  bien 
protection,  et  ne  serait-il  pas  plutôt  domination?  La  légende  nous 
le  dit  en  toute  transparence  :  ce  jeune  chevalier  ne  s'appartient  pas, 
il  s'est  lié  par  quelque  pacte  secret  qui  règle  ses  mouvemens,  ar- 
rête le  plan  de  ses  aventures,  en  détermine  la  durée,  le  pousse 
vers  la  fortune  ou  l'en  arrache  à  son  gré.  Le  poétique  rameur  ailé 
de  la  barque  du  jeune  Hélias  n'est  évidemment  qu'un  calembour 
aussi  facile  qu'ingénieux,  cygne,  signe.  Nous  savons  par  tous  les 
démonologues  quelle  est  la  nature  dangereusement  capricieuse  des 
esprits  élémentaires  dont  aucune  loi  ne  règle  les  actions,  et  dont 
aucune  sagesse  n'arrête  les  mouvemens  spontanés  :  bienfaisans  sans 
charité,  durs  sans  justice,  passionnés  sans  noblesse,  ils  tuent  aussi 
facilement  qu'ils  aiment.  L' Ondine  de  La  Mothe-Fouqué,  qui  est 
toujours  prête  à  noyer  son  adorateur  sous  l'eau  dont  elle  lui  jette 
par  espièglerie  les  gouttes  au  visage,  est  le  type  même  de  ces  fan- 
tasques protecteurs  régis  par  les  phases  changeantes  de  la  lune, 
l'astre  des  sortilèges.  Ce  caractère  étant  connu,  la  brusque  appa- 
rition et  la  non  moins  brusque  disparition  du  chevalier  Hélias 
<  s'expliquent  fort  aisément.  Un  jour,  peut-être  dans  une  phase  de 
tendresse  reconnaissante  d'où  l'égoïsme  fut  exclu  pour  un  moment, 
peut-être  par  un  mouvement  d'amoureuse  pitié  pour  l'ennui  où  lan- 
guissait le  jeune  homme  ou  les  inquiétudes  qu'il  avait  laissé  voir, 
la  protection  mystérieuse  consentit  au  bonheur  du  chevalier  selon 
les  voies  de  la  commune  humanité.  Un  signe  pareil  à  ces  courans 


IMPRESSIOxNS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT,  915 

électriques  qui  ne  sont  visibles  que  par  la  secousse  qu'ils  font 
éprouver  à  celui  qu'ils  touchent  l'atteignit  au  loin,  et,  comme  le 
fer  marche  vers  l'aimant,  il  alla  sans  dévier  de  sa  route  vers  le 
point  où  l'appelait  sa  force  directrice.  Là  s'accomplirent  les  desti- 
nées qui  lui  avaient  été  marquées,  et  le  chevalier  fut  heureux  tant 
que  la  tyrannie  qui  le  gouvernait  consentit  à  sommeiller.  Au  bout 
de  quelques  années,  peut-être  par  regret,  peut-être  par  un  cruel  re- 
tour d'égoïsme,  peut-être  aussi  par  impitoyable  caprice,  elle  envoya 
de  nouveau  le  signe  mystérieux,  et,  esclave  obéissant,  le  chevalier, 
se  levant,  partit  aussitôt  sans  mot  dire  et  sans  retourner  la  tête. 

Telle  est  Tassez  triste  réalité  que  la  fatale  habitude  de  l'ana- 
lyse, habile  à  empoisonner  tous  les  plaisirs  naïfs  de  l'intelligence, 
nous  laisse  apercevoir  sous  cette  légende.  Admirez  cependant  com- 
ment ici  l'imagination  humaine  s'est  montrée  l'émule  presque 
victorieuse  de  la  nature.  D'ordinaire  la  poésie  se  contente  de  trans- 
former les  objets  dont  elle  s'empare  par  des  procédés  qui  conser- 
vent l'objet  ancien  dans  le  nouveau,  à  peu  près  comme  l'églantine 
des  buissons  est  conservée  dans  la  rose  de  nos  jardins  ;  ici,  avec 
un  simple  calembour,  elle  a  su  tirer  de  la  réalité  une  histoire  qui 
n'y  était  nullement  contenue,  et  qui  est  non  plus  une  transfor- 
mation, mais  une  véritable  création  nouvelle  sans  rapport  aucun 
avec  son  germe,  une  création  qui  non-seulement  voile  la  réalité, 
mais  la  met  à  néant  et  se  substitue  à  elle.  La  réalité  rampait  comme 
une  chenille,  la  légende  vole  comme  le  papillon  aux  ailes  diaprées; 
la  réalité  était  équivoque  et  impure ,  la  légende  est  chaste  et  im- 
maculée comme  le  cygne  au  blanc  plumage  qui  mena  la  barque  du 
chevalier.  Quant  à  la  provenance  de  cette  légende,  elle  est  très 
clairement  indiquée  par  le  calembour  même  sur  lequel  elle  est 
fondée;  c'est  évidemment  une  invention  de  lettré,  car  la  langue 
dans  laquelle  ce  calembour  a  été  fait  est  celle  que  parlaient  seuls 
dans  les  pays  germaniques  les  lettrés  et  les  moines,  c'est-à-dire  la 
langue  latine.  Il  porte  sur  la  ressemblance  des  deux  mots  cygnus  et 
signum,  ressemblance  qui,  au  datif  et  à  l'ablatif,  est  étroite  jusqu'à 
l'identité.  C'est  donc  une  ingénieuse  plaisanterie  de  clerc  habile  à 
recouvrir  sa  pensée  d'un  voile  diaphane  qui  s'est  transformée  en 
gracieuse  allégorie  où  l'élément  populaire  n'est  entré  pour  rien, 
puisque  les  mots  dont  elle  se  compose  n'ont  pu  être  empruntés  à 
l'idiome  germanique. 

Le  palais  ducal  occupe  le  sommet  d'une  vaste  place  inclinée  qui 
descend  vers  la  Loire.  Il  faudrait  peu  de  chose  pour  faire  de  cette 
place  une  des  plus  belles  de  la  France  entière  :  il  suffirait  d'a- 
battre les  trois  ou  quatre  bicoques  qui  masquent  la  vue  du  fleuve, 
et  de  découvrir  entièrement  la  cathédrale.  Cet  embellissement  est 


916  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tellement  indiqué  et  de  si  facile  exécution,  au  moins  pour  ce 
qui  concerne  la  vue  de  la  Loire,  qu'on  le  trouve  en  projet  dès  le 
temps  des  Gonzague,  dans  un  vieux  plan  de  Nevers  de  1590  ou 
1592,  qui  est  conservé  dans  une  des  salles  de  ce  même  palais  du- 
cal. Trois  siècles  se  sont  écoulés  depuis  cette  époque,  et  l'embellis- 
sement projeté  est  encore  à  exécuter,  tant  il  est  vrai  que,  lorsque  les 
choses  ne  se  font  pas  en  France  par  coups  d'autorité,  elles  ne  se 
font  jamais.  Qu'a-t-il  manqué  pour  que  cette  place  reçût  son  agran- 
dissement légitime?  Tout  simplement  qu'elle  occupât  deux  minutes 
l'attention  d'un  prince  connaisseur  en  choses  vraiment  belles;  mais, 
ce  hasard  heureux  ne  s'étant  pas  rencontré,  Nevers  ne  possédei'a 
jamais  le  panorama  superbe  dont  la  nature  lui  fournissait  les  élé- 
mens. 

Dans  les  salles  supérieures  du  palais,  on  a  installé  un  commen- 
cement de  musée  bien  pauvre  encore,  dont  la  pièce  la  plus  cu- 
rieuse, à  mon  sens,  est  un  portrait  de  Théodore  de  Bèze,  peint  de 
son  vivant;  nous  en  avons  fait  mention  en  parlant  de  Vézelay.  Des 
Glèves,  des  Gonzague,  des  Mancini,  pas  un  souvenir  n'est  resté, 
sauf  quelques  méchantes  petites  gravures  pouvant  servir  de  fron- 
tispice à  une  réimpression  de  Guy  Coquille  et  représentant  les  mé- 
daillons des  Gonzague,  plus  un  portrait  gravé  du  dernier  duc  de 
Nivernais,  cet  aimable  Mancini  qui  fut  ambassadeur  en  Angleterre 
après  la  guerre  de  sept  ans,  et  qui,  ruiné  par  la  révolution,  de- 
manda noblement  le  pain  de  sa  vieillesse  à  la  collection  des  petites 
fables  et  des  petits  vers  dont  il  avait  amusé  dans  des  temps  heu- 
reux les  loisirs  de  sa  vie  de  seigneur.  C'est  une  figure  d'une  élé- 
gance et  d'une  urbanité  accomplies,  avec  un  long  et  fin  profil  qui 
lui  donne  l'air  d'un  oiseau  de  luxe;  un  certain  cachet  de  faiblesse 
dénonce  l'état  maladif  qu'il  garda  toute  sa  vie  et  qui  le  conduisit 
jusqu'à  une  vieillesse  avancée,  mais  aussi  peu  morose  que  si  la 
souffrance  et  la  ruine  n'avaient  pas  été  ses  compagnes.  Parmi  les 
salles  de  ce  musée,  il  en  est  une  cependant  qui  possède  un  intérêt 
particulier  pour  les  amateurs  de  l'art  céramique,  celle  où  ont  été 
rassemblés  les  divers  produits  de  la  fabrique  de  Nevers  pendant 
les  trois  derniers  siècles.  Les  faïences  à  l'imitation  des  majoliques 
italiennes  du  xvi«  siècle  y  abondent,  ce  qui  n'a  pas  lieu  de  sur- 
prendre, puisque  la  fabrique  de  Nevers  fut  fondée  sous  les  Gon- 
zague par  des  ouvriers  italiens  appelés  d'Urbin  même,  l'atelier  cé- 
ramique par  excellence;  ce  sont  les  plus  belles,  tant  pour  la  forme 
que  pour  la  décoration.  Après  cette  période  d'initiation,  Nevers, 
marchant  dans  sa  hberté,  déploya  pendant  quelque  temps  une  cer- 
taine originalité;  c'est  à  cette  seconde  époque  que  se  rapportent 
un  certain  nombre  de  vases  et  de  plats  à  peintures  bleues  sur  fond 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE    ET   d'aRT.  917 

blanc,  coloration  neutre  qui  manque  de  vivacité  et  d'attrait,  mais 
qui  n'est  pas  sans  douceur.  La  partie  la  plus  instructive  de  ce  mu- 
sée céramique  cependant,  ce  n'est  pas  la  plus  belle  et  la  plus  ori- 
ginale, c'est  la  plus  laide  et  la  plus  grossière.  On  peut  y  apprendre 
par  un  tout  petit  exemple  comment  la  science  est  toujours  à  la 
veille  de  soml3rcr  dans  l'ignorance,  et  la  civilisation  toujours  prête 
à  retomber  dans  la  barbarie;  un  rien  suffit  pour  cela,  un  incident 
inaperçu  ou  dont  on  n'a  pas  tenu  compte  par  légèreté,  un  élément 
inattendu  qui  prend  une  extension  trop  grande,  une  manie  d'imita- 
tion qui  n'a  pas  de  raison  d'être.  Il  est  étonnant  de  voir  avec  quelle 
rapidité  dégénéra  la  fabrique  de  Nevers.  Dès  la  fin  du  xvn^  siècle, 
forme,  coloration,  sujets  d'ornement,  tout  se  vulgarise;  une  gros- 
sière imagerie  religieuse  et  de  ridicules  sujets  de  genre  prennent 
la  place  des  jolies  décorations  mythologiques  et  pastorales  des  épo- 
ques précédentes.  Le  dessin  n'en  vaut  pas  celui  des  figures  que  les 
enfans  dessinent  sur  leurs  livres  de  classe,  les  sujets  sont  incom- 
préhensibles dans  leur  vulgarité,  et  les  devises  imbéciles  qui  pré- 
tendent les  expliquer  les  rendent  plus  obscurs  encore.  Le  plus  clair 
de  ces  non-sens  représente  l'arbre  d'amour  scié  au  tronc  par  deux 
demoiselles  armées  d'un  instrument  de  scieur  de  long;  la  devise 
explicative  de  ce  beau  sujet  est  à  l'avenant.  Enfin,  quand  on  arrive 
à  l'époque  de  la  révolution,  la  barbarie  est  à  son  comble;  on  ne 
peut  rien  imaginer  de  plus  stupide,  et  l'intelligence  d'un  OEdipe  ne 
suffirait  pas  pour  comprendre  la  nature  de  ces  sujets  embrouillés 
dans  leur  ineptie  et  le  texte  ténébreux  de  ces  devises. 

Nevers  possède  deux  églises  dignes  d'intérêt,  Saint-Étienne  et  la 
cathédrale  de  Saint-Gyr.  Saint-Étienne  est  la  plus  ancienne  des 
deux,  et  l'on  peut  presque  dire  qu'elle  remonte  à  l'origine  même 
du  Nivernais,  car,  en-deçà  de  la  date  à  laquelle  se  rapporte  la  fon- 
dation, l'histoire  de  cette  province  n'est  que  ténèbres,  incertitude 
et  confusion.  Cette  église  fut  bâtie  vers  la  fin  du  xi*"  siècle,  presque 
dans  les  mêmes  années  que  celle  de  La  Charité,  et  placée,  comme 
cette  dernière,  sous  le  patronage  de  Cluny,  par  le  premier  comte  du 
nom  de  Guillaume,  le  fondateur  authentique  de  cette  maison  féo- 
dale dont  nous  avons  vu  les  membres  successifs  en  si  longues  que- 
relles avec  les  abbés  de  Yézelay.  C'est  un  édifice  roman  dont  l'ex- 
térieur lourd  et  sans  grâce  fait  peu  de  promesses,  et  dont  le  vaste 
intérieur  est  d'un  puissant  effet.  Je  n'ai  guère  vu  d'église  d'une 
sévérité  plus  sombre;  les  ténèbres  visibles  de  Milton  y  ont  véri- 
tablement établi  leur  empire.  Pendant  que  je  me  promène  à  tra- 
vers son  crépuscule,  en  me  laissant  aller  aux  rêveries  qu'il  sug- 
gère, il  me  semble  que  je  pénètre  mieux  que  je  ne  l'avais  encore 
fait  une  des  causes  qui  ont  élevé  la  puissance  du  christianisme, 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  qui  assurent  sa  durée.  Dans  le  cours  de  sa  longue  existence,  le 
christianisme  a  eu  le  temps  de  multiplier  ses  œuvres,  —  monu- 

ens,  objets  d'art,  cérémonies,  livres,  doctrines,  caractères  indi- 
viduels, —  à  un  tel  point  qu'il  n'est  pas  un  état  de  l'àme  humaine, 
aussi  fugitive  qu'en  soit  la  nuance,  qui  n'ait  son  analogue  dans 
quelque  coin  de  l'église,  en  sorte  que  son  empire  par  là  s'étend 
non-seulement  aux  croyans,  mais  aux  incroyans  de  toute  secte  et 
de  tout  plumage.  Il  n'y  a  guère  d'incrédule  par  exemple  qui  n'ait  au 
moins  un  favori  dans  les  rangs  du  christianisme,  c'est-  à-dire  une 
âme  dont  il  comprend  la  destinée  par  similitude  de  nature  ou  par 
expérience  individuelle  :  pour  celui-ci,  c'est  saint  François  d'Assise, 
pour  celui-là  saint  Vincent  de  Paul,  pour  un  autre  tel  apôtre  hé- 
roïque des  âges  barbares.  Il  n'en  est  guère  non  plus  qui  ne  puisse 
retrouver  à  l'improviste  telle  phase  morale  de  sa  vie,  tel  senti- 
ment éprouvé  ou  rêvé  dans  quelque  lecture  de  légende  ou  quel- 
que visite  à  un  sanctuaire  célèbre.  Pour  nous,  il  nous  est  arrivé 
bien  des  fois  de  retrouver  sensibles  et  réalisées,  dans  telle  ou 
telle  église,  jusqu'à  des  idées  métaphoriques,  et  à  des  images  ex- 
primant les  faits  de  l'ordre  moral.  C'est  ainsi  que  le  sombre  vais- 
seau de  cette  église  de  Salnt-Étienne  de  Nevers  me  parut  tout  à 
coup  comme  la  représentation  la  plus  sensible  de  la  manière  dont 
la  vérité  se  communique  à  notre  monde.  Des  fenêtres  en  très  petit 
nombre  laissent  passer  avec  avarice  une  lumière  insuflisante  pour 
dissiper  les  ténèbres  d'en  bas,  et  qui  semble  manquer  de  force 
pour  descendre  jusqu'à  elles.  C'est  justement  de  la  même  sorte  que 
la  vérité  nous  arrive.  Elle  tombe  des  sommets  inaccessibles,  s'afiai- 
blit  et  se  décolore  pendant  son  long  voyage,  et  lorsqu'elle  touche 
les  ténèbres  de  notre  vallée,  tout  ce  qu'elle  peut  faire,  c'est  de  les 
transformer  en  un  clair-obscur  di'sespérant,  qui  ne  sert  qu'à  nous 
montrer  que  nous  habitons  au  sein  de  la  nuit.  Cependant,  si  nous 
levons  les  yeux,  nous  apercevons  à  travers  les  lucarnes  de  notre 
monde  le  soleil  de  la  vérité  qui  brille  dans  les  profondeurs  de  l'in- 
fini; si  sa  possession  nous  est  refusée,  son  existence  nous  est  révé- 
lée; nous  savons  qu'elle  est,  et  cette  certitude  suffit  pour  raffermir 
nos  courages  et  raviver  nos  espoirs. 

Quoique  la  cathédrale  dédiée  à  saint  Cyr  ait  été  fondée  à  une  date 
assez  rapprochée  de  celle  de  l'église  de  Saint-Élienne,  elle  ne  re- 
monte cependant  pas,  sous  sa  forme  actuelle,  au-delà  du  xiv*  siècle. 
C'est  un  beau  et  étrange  monument,  dont  la  forme  très  originale 
est  due  aux  reconstructions  dont  elle  a  été  l'objet.  Cette  église 
est  fermée  à  ses  deux  extrémités,  en  sorte  que,  n'ayant  point  de 
porche,  on  y  pénètre  par  les  ouvertures  latérales.  Sa  forme  est  à  peu 
près  celle  de  ces  vases  allongés  et  profonds  qu'on  appelle  iévnâres 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    D'aRT.  919 

en  termes  de  ménagère;  je  demande  pardon  de  la  vulgarité  de  l'ex- 
pression, mais  elle  m'est  nécessaire  pour  bien  faire  comprendre  au 
lecteur  la  bizarrerie  de  cette  construction.  Elle  a  donc  deux  absides; 
l'une  est  romane,  l'autre  gothique.  L'abside  romane,  reste  considé- 
rable de  l'édifice  primitif,  aujourd'hui  transformée  en  chapelle,  s'é- 
lève au-dessus  du  sol  de  l'église  d'une  hauteur  de  six  à  sept 
marches  et  surmonte  une  crypte  :  crypte  et  chapelle  sont  dé- 
diées à  sainte  Julitte,  la  mère  de  saint  Gyr.  C'est  à  peu  près  la 
disposition  des  confessions  dans  les  anciennes  églises  de  Rome, 
c'est-à-dire  des  autels  élevés  au  -  dessus  dos  sanctuaires  où  dor- 
ment les  ossemens  des  martyrs;  c'est  encore  à  peu  près  celle 
que  l'on  remarque  dans  quelques-unes  de  nos  très  vieilles  églises, 
Sainte-Radegonde  et  Saint-Hilaire  de  Poitiers  par  exemple,  Saint- 
Germain  d'Auxerre,  et  bien  d'autres  dont  l'architecture  intérieure 
se  rapproche  singulièrement  de  celle  des  primitives  basiliques  ro- 
maines, où  la  partie  de  l'église  destinée  au  clergé  et  au  culte 
s'élève  de  la  hauteur  d'un  étage  au-dessus  de  la  partie  réservée 
aux  fidèles,  Saint-Laurent-hors-des-Murs,  Saint-Nérée,  etc.  Du 
haut  du  perron ,  qui  est  formé  par  le  double  escalier  conduisant  à 
cette  chapelle,  on  serait  parfaitement  placé  pour  embrasser  l'édi- 
fice intérieur  dans  toute  son  étendue ,  si  pour  le  quart  d'heure 
les  échafaudages  des  maçons  qui  le  restaurent  au  complet  n'en 
masquaient  pas  les  principales  parties.  Le  chœur,  qui  est  vaste,  oc- 
cupe le  centre  de  l'église,  et  tout  autour  court  une  nef  circulaire 
dont  les  deux  bras  viennent  rejoindre  la  nef  principale. 

Ainsi  qu'il  arrive  très  souvent  avec  les  édifices  qui  gardent  leur 
destination  pendant  de  longs  siècles  et  voient  se  succéder  d'innom- 
brables générations,  Saint-Gyr  a  perdu  depuis  le  dernier  siècle  un 
grand  nombre  de  ses  souvenirs,  et  retrouvé  ceux  qu'il  avait  per- 
dus dans  les  siècles  antérieurs.  Ses  nombreux  tombeaux,  ses  bas- 
reliefs  sculptés,  dont  quelques-uns  étaient  considérables,  ont  été 
entièrement  détruits,  les  peintures  de  ses  chapelles  ont  été  écail- 
lées par  le  temps  à  en  être  méconnaissables;  en  revanche,  les  tra- 
vaux de  réparation  et  de  nettoyage  ont  mis  au  jour  nombre  d'in- 
scriptions et  plusieurs  fresques  complètement  inconnues  jusqu'à 
ces  derniers  temps,  ensevelies  qu'elles  étaient  sous  l'épaisse  couche 
de  badigeon  dont  elles  avaient  été  sans  façon  recouvertes.  Il  n'est 
point  juste  d'accuser  trop  exclusivement  la  révolution  de  la  dévas- 
tation de  nos  anciens  édifices,  car  cette  dévastation  a  été  l'œuvre 
de  bien  des  causes  réunies,  et  l'incurie,  la  négligence,  l'ignorance 
et  le  faux  goût  y  ont  eu  leur  bonne  part.  Nous  oublions  trop  que  ce 
n'est  que  de  nos  jours  que  le  sentiment  des  arts  s'est  généralisé; 
les  générations  antérieures  n'en  prenaient  point  tant  de  souci,  et 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  un  enthousiaste  ou  deux  on  comptait  les  barbares  par  mil- 
liers. Dans  le  clergé  particulièrement,  qui  le  croirait?  ce  respect 
scrupuleux  des  souvenirs  du  passé,  dont  il  était  cependant  le  gar- 
dien, est  de  date  récente,  et  dans  les  siècles  précédens  un  curé 
ne  se  gênait  nullement  pour  faire  blanchir,  repeindre,  nettoyer, 
selon  que  la  fantaisie  lui  en  prenait,  sans  souci  aucun  des  pein- 
tures qu'il  lui  fallait  effacer  ou  des  objets  d'art  qu'il  lui  fallait 
déplacer,  enlever  ou  quelquefois  mutiler.  Le  clergé  des  cinquante 
dernières  années  tranche  singulièrement,  en  cela  comme  en  bien 
d'autres  choses,  sur  le  clergé  des  époques  précédentes,  et  a  réparé 
autant  qu'il  était  en  lui  les  dégâts  que  ses  devanciers  avaient  opérés 
ou  laissé  opérer.  C'est  là  l'histoire  de  ces  souvenirs  de  la  cathédrale 
de  Nevers  retrouvés  sous  le  badigeon  :  dans  le  nombre,  il  s'y  ren- 
contre une  œuvre  charmante,  une  peinture  à  fresque  consacrée  au 
souvenir  d'un  certain  chanoine  Simon  Laurendault,  mort  en  llihb, 
et  qui  marquait  probablement  la  place  de  sa  sépulture.  On  reste 
étonné  de  l'insouciance  stupide  qui  avait  condamné  à  l'effacement 
cette  page  remarquable.  Elle  avait  toute  sorte  de  titres  pour  échap- 
per à  la  destruction,  une  beauté  réelle,  un  sentiment  de  naïveté 
des  plus  touchans,  une  perfection  de  travail  rendue  curieuse  par 
la  date;  aucun  de  ces  mérites  cependant  n'avait  pu  la  sauver 
contre  le  badigeon  sous  lequel  elle  est  restée  emprisonnée  un  temps 
infmi  à  la  façon  de  ces  chevaliers  et  de  ces  dames  que  les  enchan- 
teurs des  vieux  poèmes  enfermaient  dans  des  arbres  ou  des  pierres. 
Elle  est  de  llihb,  c'est-à-dire  du  printemps  même  de  la  renaissance 
italienne,  à  laquelle  elle  n'a  rien  à  envier,  et  dont  elle  reproduirait 
exactement  le  caractère,  si  un  sentiment  de  naïveté  familière  et  de 
bonhomie  pieuse  qui  se  sent  des  vieux  âges  gaulois  ne  nous  disait 
pas  que  c'est  pour  une  église  française  et  non  pour  une  église  ita- 
lienne que  cette  fresque  fut  composée.  Le  chanoine,  agenouillé  sur 
ce  tapis  d'herbe  et  de  fleurs  si  cher  à  tous  les  peintres  de  la  pre- 
mière renaissance,  est  présenté  par  saint  Pierre  à  la  Vierge  et  à 
l'enfant.  Gela  est  peint  d'une  large  et  ferme  touche,  sans  gaucherie 
gothique  d'aucun  genre,  ni  mièvre  minutie  de  détail.  Saint  Pierre 
offre  tous  les  caractères  du  type  traditionnellement  établi  par  la 
peinture  depuis  la  renaissance;  mais  ce  qui  n'est  rien  moins  que 
traditionnel,  c'est  la  façon  familière  dont  il  présente  le  chanoine  à 
la  Vierge  ;  il  le  tient  légèrement  par  l'occiput  entre  le  pouce  et  l'in- 
dex à  peu  près  comme  un  père  ou  un  maître  tire  l'oreille  d'un 
enfant  qu'il  veut  réprimander  sans  le  punir,  ou  auquel  il  veut  mon- 
trer un  sentiment  d'espiègle  sympathie.  La  Vierge  à  laquelle  le 
chanoine  est  ainsi  amicalement  recommandé  est  de  son  côté  d'as- 
pect peu  redoutable  et  respire  peu  la  sévérité.  Rousse  superbe,  un 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  921 

peu  charnue,  son  expression  de  bonté  tranquille  serait  bien  faite 
pour  rassurer  le  suppliant,  s'il  pouvait  être  alarmé.  Quant  au  cha- 
noine, c'est  une  jolie  figure  de  vieillard  en  qui  se  sont  conservés 
quelques-uns  des  traits  de  l'enfance,  pâle,  fine,  une  figure  d'une 
innocence  presque  virginale  et  qui  fait  penser  qu'en  s'adressant  à 
la  Vierge  le  chanoine  s'adresse  non-seulement  à  la  protectrice  com- 
mune des  chrétiens,  mais  à  sa  patronne  naturelle.  Enfin  le  ba- 
digeon, qui  n'a  pu  être  enlevé  à  fond,  prête  encore  un  dernier  charme 
à  cette  fresque,  car  elle  nous  apparaît  ainsi  comme  un  spectacle 
aimable  que  nous  verrions  distinctement  à  travers  un  rideau  de 
gaze  diaphane.  C'est  l'œuvre  d'art  la  plus  intéressante  que  con- 
tienne la  cathédrale,  et,  comme  elle  n'est  pas  connue,  la  découverte 
étant  relativement  récente,  et  qu'elle  n'a  été  mentionnée  encore  que 
par  les  archéologues  de  la  province,  nous  la  signalons  à  l'attention 
de  tous  les  artistes  qui  traverseront  Nevers  (1). 

Nevers  conserve  encore  la  petite  maison  d'Adam  Billault,  ce  me- 
nuisier-poète qui  est  arrivé  à  la  postérité  avec  une  toute  gentille 
chanson  à  boire,  trop  célèbre  pour  que  nous  ayons  besoin  de  la 
rappeler.  C'est  à  peu  près  tout  ce  que  nous  connaissons  de  lui; 
nous  avions  eu  d'abord  la  pensée  de  pousser  plus  avant  la  connais- 
sance, mais  vraiment  la  vie  est  trop  courte  pour  que  nous  puis- 
sions en  distraire  une  parcelle  en  faveur  du  vieux  menuisier.  Je 
doute  d'ailleurs,  au  moins  s'il  faut  en  juger  par  une  pièce  détes- 
table écrite  en  l'honneur  des  eaux  de  Fougues,  dont  il  avait  obtenu 
le  privilège,  et  plus  encore  en  l'honneur  de  sa  protectrice,  Marie  de 
Gonzague ,  la  reine  de  Pologne,  que  la  plupart  de  ses  vers  vaillent 
ceux  du  maçon  Charles  Poney,  voire  du  cordonnier  Savinien  La- 
pointe,  qui,  moins  heureux  que  lui,  n'ont  pas  été  entourés  de  leur 
vivant  des  mêmes  nobles  soins,  et  n'iront  pas  après  leur  mort  à  une 
aussi  lointaine  postérité ,  soins  et  hommages  qui  prouvent,  par  pa- 
renthèse ,  que  l'ancienne  France  n'était  pas  une  marâtre  bien  déna- 
turée, même  pour  les  menuisiers.  Si  le  bon  Adam  Billault  revenait 
au  monde  aujourd'hui,  combien  ne  lui  faudrait-il  pas  de  chan- 
sons à  boire  de  la  valeur  de  sa  célèbre  petite  pièce  pour  acquérir 
la  célébrité?  Peut-être  lui  vaudrait-elle  la  bienveillance  de  quelque 
petit  journal  pendant  quinze  jours,  et  encore  faudrait-il  qu'il  eût 

(I)  On  a  beaucoup  écrit  sur  la  cathédrale  de  Nevers  dans  ces  quarante  dernièrea 
années;  nous  signalerons  seulement  les  travaux  que  nous  avons  consultés  bien  que  nous 
en  ayons  peu  profité,  le  Voyage  archéologique  de  Mérimée  dans  le  midi  de  la  France, 
l'intéressante  monographie  de  M?'  Crosnier,  évêque  de  Nevers,  une  brochure  de  l'abbé 
Bouthillier,  enfin  l'excellente  description  qu'a  donnée  de  la  cathédrale  M.  de  Soul- 
trait  dans  son  Guide  archéologique  à  Nevers,  description  qui  permet  de  retrouver  dans 
l'église  actuelle  toutes  les  dispositions  de  l'église  d'autrefois. 


922  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

bonne  chance.  L'arc  de  triomphe  élevé  en  l'honneur  de  la  bataille 
de  Fontenoy  au  sommet  de  la  ville  est  une  laide  maçonnerie  qui  ne 
vaut  pas  un  regard,  et  les  vers  de  Voltaire,  gravés  sur  ses  pierres, 
sont  bien,  je  crois,  les  plus  mauvais  qui  aient  jamais  échappé  au 
grand  écrivain.  S'il  est  des  communeux  dans  la  Nièvre  qui  éprou- 
vent un  jour  le  besoin  de  démolir  quelque  chose,  on  peut  leur 
concéder  cet  arc  de  triomphe  comme  os  à  ronger;  les  arts  n'y  per- 
dront rien,  et  le  souvenir  de  Fontenoy  n'en  restera  pas  moins  dans 
notre  histoire  comme  celui  d'une  bataille  gagnée.  Cet  exécrable  mo- 
nument ouvre  une  longue  rue  marchande  qui  se  prolonge  jusqu'à 
l'extrémité  de  la  ville  et  qu'il  faut  parcourir  dans  toute  son  éten- 
due, car  elle  a  vraiment  du  caractère.  Avec  sa  voie  spacieuse  et 
cependant  quelque  peu  sombre,  ses  maisons  d'un  dessin  net  et  sec 
et  d'un  ton  brun  légèrement  enfumé,  elle  n'est  ni  jeune  ni  vieille, 
et  ressemble  à  une  bourgeoise  bien  posce  qui  a  eu  de  la  beauté  et 
qui  garde  encore  du  charme,  qui  ne  date  pas  précisément  d'hier, 
mais  pour  qiu  aujourd'hui  existe  encore.  Enfin  Nevers  possède  un 
musée  lapidaire  établi  dans  une  des  anciennes  portes,  la  porte  du 
Croux;  si  on  a  du  temps  de  reste,  on  peut  y  aller  passer  deux  ou 
trois  heures  plus  innocentes  que  celles  que  le  juge  Dandin  deman- 
dait au  spectacle  de  la  question,  mais  qui  ne  seront  cependant  pas 
sans  fatigue,  car  rien  ne  lasse  plus  l'esprit  qu'une  promenade  pro- 
longée au  milieu  de  ces  osseméns  du  passé,  disjoints  la  plupart  du 
temps  du  corps  dont  ils  faisaient  partie.  Aussi  avec  quelle  joie  d'en- 
fant n'ai-je  pas  salué  certaine  décoration  dont  la  bonne  nature  a 
gratifié  l'extérieur  de  cette  vieille  porte,  et  que  peu  d'habitans  de 
Nevers  auront,  je  le  crois,  remarquée  !  D'une  des  tourelles,  il  ne 
reste  plus  que  la  base  en  forme  de  coquille  de  colimaçon  sur  la- 
quelle elle  s'élevait;  or  les  pluies  et  les  saisons  ont,  avec  le  secours 
du  temps,  comblé  de  sable  et  de  pierre  végétale  le  large  orifice  de 
cette  coquille  de  pierre,  en  sorte  qu'elle  est  devenue  fertile,  s'est 
épanouie,  et  présente  le  spectacle  d'une  énorme  vasque  remplie  jus- 
qu'aux bords  de,  hautes  herbes  et  de  fleurs  sauvages.  C'est  sur  cette 
fraîche  impression  que  j'ai  naguère  quitté  Nevers,  et  que  je  veux 
aujourd'hui  arrêter  mes  souvenirs, 

Emile  Montégdt. 


LA 


MONTAGNE  KURDE 


I. 


A  quelques  lieues  au  nord  du  lac  de  Van,  sur  l'une  des  routes  qui 
mènent  de  Tauris  à  Erzeroum,  on  rencontre  une  petite  plaine  ar- 
rosée par  un  ruisseau  et  ombragée  de  vieux  chênes.  Des  voyageurs 
européens,  venant  de  Perse,  arrivèrent  un  jour  en  ce  lieu  solitaire 
pendant  l'automne  de  1860,  et  y  firent  leur  halte  de  midi.  L'un 
d'eux  était  un  officier  anglais,  le  lieutenant  Meredith  Gordon  Ste- 
wart,  des  ingénieurs  royaux.  Il  ramenait  en  Angleterre  sa  cousine, 
miss  Lucy  Blandemere,  qui  s'était  mise  en  route  sous  la  protection 
d'une  vieille  dame  nommée  mistress  Morton.  Un  fonctionnaire  otto- 
man de  nation  arménienne  avait  obtenu  de  se  joindre  à  eux,  et  plu- 
sieurs serviteurs  «  francs  »  et  indigènes  complétaient  la  caravane. 

Lucy  Blandemere  venait  d'entrer  dans  sa  vingt-deuxième  année. 
Toute  petite  encore,  elle  avait  perdu  sa  mère.  Son  père  était  colo- 
nel aux  Indes,  et  ne  faisait  en  Angleterre  que  de  rares  apparitions. 
La  jeune  Lucy  avait  grandi  dans  la  famille  de  son  oncle,  un  nohle- 
man  du  Westmoreland,  qui  la  laissait  à  peu  près  maîtresse  d'elle- 
même;  heureusement  mistress  Morton,  alliée  de  loin  à  la  famille, 
s'était  trouvée  là  pour  se  constituer  la  gouvernante  volontaire  de 
l'enfant  et  surveiller  son  éducation.  En  1859,  Lucy  était  une  belle 
personne,  grande,  blonde,  à  la  fois  sensible  et  hautaine,  avec  une 
imagination  un  peu  rêveuse  et  un  esprit  très  résolu  ;"  elle  aimait  la 
vieille  musique,  les  récits  de  voyages  lointains  et  les  vers  de  Tho- 
mas Moore.  Son  père,  nommé  adjudant-général,  avait  été  chargé 
d'une  mission  politique  et  militaire  en  Perse,  et  résidait  à  Tauris; 
elle  partit  avec  mistress  Morton  pour  passer  quelques  mois  auprès 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  lui.  Le'pays  l'étonna  et  lui  déplut  même  tout  d'abord  :  ce  n'était 
plus  l'Orient  des  albums;  mais  elle  se  consola  vite  de  ce  mécompte 
en  découvrant,  au  lieu  des  beautés  de  convention  qu'on  lui  avait 
décrites,  d'autres  beautés  plus  vives,  plus  saisissantes,  qu'elle  était 
loin  de  soupçonner.  Le  lieutenant  Stewart,  fils  de  ce  grand  sei- 
gneur chez  qui  s'était  passée  l'enfance  de  Lucy,  l'avait  précédée  à 
Tauris,  où  il  était  venu  comme  aide-de-camp  du  général  Blande- 
mere.  Il  ne  manqua  pas  de  s'éprendre  de  sa  belle  parente.  Celle-ci 
ne  l'encouragea  pas,  mais  ne  le  repoussa  pas  non  plus;  il  n'entrait 
pas  dans  les  vues  de  miss  Blandemere  de  se  prononcer  tout  de  suite. 
Cependant,  comme  le  lieutenant  fut  rappelé  en  Angleterre  à  l'é- 
poque même  où  Lucy  dut  y  revenir,  elle  consentit  à  faire  le  voyage 
en  compagnie  de  son  cousin. 

Aucun  incident  fâcheux  ne  marqua  les  premières  étapes.  Jusqu'au 
moment  où  la  caravane  franchit  la  frontière  turco-persane,  le  temps 
resta  constamment  beau. 

Le  jour  où  nous  les  trouvons  réunis  dans  la  petite  plaine,  les 
quatre  voyageurs  venaient  de  finir  leur  déjeuner.  Mistress  Mor- 
ton  se  préparait  à  faire  sa  sieste  quotidienne;  le  lieutenant  avait 
pris  dans  ses  bagages  un  fusil  de  chasse  qu'on  lui  avait  envoyé  un 
peu  avant  son  départ  de  Tauris,  et,  accompagné  du  fonctionnaire 
arménien,  qu'on  appelait  Tikrane-ElTendi,  il  sortit  pour  essayer  la 
portée  de  son  arme.  Pendant  que  la  vieille  dame  s'installait  sur  des 
coussins,  miss  Blandemere  s'assit  devant  l'entrée  largement  ouverte 
de  la  grande  tente  carrée.  Elle  vit  l'ordonnance  de  Stewart  courir  à 
l'extrémité  de  la  plaine  et  y  planter  une  haute  perche,  surmontée 
d'une  planche  de  bois;  c'était  la  cible  des  tireurs.  L'Arménien  visa 
le  premier,  et  manqua  le  but.  Le  lieutenant  ne  fut  pas  plus  heu- 
reux; soit  que  son  adresse  ordinaire  lui  fît  défaut  ce  jour-là,  soit 
que  la  cible  fut  trop  éloignée,  il  ne  put  parvenir  à  mettre  une  seule 
balle  dans  la  planche,  et  parut  mortifié  de  cet  insuccès. 

En  détournant  ses  regards  vers  le  côté  opposé  de  la  plaine,  Lucy 
aperçut  un  petit  groupe  de  voyageurs  qui  s'était  arrêté  au  bord  du 
chemin,  en  plein  air.  L'un  d'eux  portait  le  fez  et  la  redingote  de 
Constantinople;  les  autres  semblaient  vêtus  assez  pauvrement, 
comme  des  paysans  du  canton.  Ils  regardaient  curieusement  et  avec 
un  peu  d'ironie  les  inutiles  essais  de  l'officier.  Bientôt,  sur  un  ordre 
de  son  maître,  l'un  des  paysans  alla  vers  les  chevaux,  qui  pais- 
saient à  quelque  distance,  détacha  d'une  selle  un  fusil  incrusté  de 
nacre,  long  comme  une  canardière,  et  l'apporta.  Le  maître  ouvrit 
le  bassinet,  l'essuya  avec  l'ongle,  renouvela  la  poudre  de  l'amorce, 
et  attendit  patiemment  que  Stewart  et  Tikrane  suspendissent  leur 
fusillade,  Alors  il  s'agenouilla  le  long  du  chemin,  fit  un  petit  tas  de 


LA   MONTAGNE    KURDE.  925 

pierres  sur  lequel  il  appuya  son  arme,  se  coucha  à  terre,  visa  lon- 
guement et  tira.  Du  premier  coup  il  troua  la  cible,  bien  qu'elle  fût 
placée  à  une  énorme  distance. 

Une  pareille  adresse  tenait  presque  du  prodige;  ïes  voyageurs 
surpris  se  retournèrent  tous  pour  regarder  le  tireur.  Sans  s'émou- 
voir, ce  dernier  introduisit  avec  sa  baguette  un  chiffon  dans  le 
canon  de  son  fusil  et  le  nettoya  consciencieusement;  ensuite  il  puisa 
de  l'huile  dans  une  petite  burette  en  forme  d'encrier  que  son  ser- 
viteur lui  tendait,  oignit  les  batteries,  prit  dans  une  petite  pou- 
drière de  la  poudre  d'amorce,  dans  une  plus  grande  de  la  poudre 
à  charger,  bourra  avec  un  tampon  de  feutre,  força  une  balle  dans 
le  canon,  et  se  coucha  pour  tirer  de  nouveau;  ces  préparatifs  avaient 
duré  deux  bonnes  minutes.  La  seconde  balle  alla  se  loger  tout  près 
de  la  première. 

—  Il  faut  que  ce  Turc  ait  des  balles  fondues  par  le  diable,  dit 
Stewart  à  l'effendi  en  jetant  son  fusil  sur  l'herbe. 

—  Cet  homme-là  n'a  pas  l'air  d'un  Turc,  répondit  Tikrane;  mal- 
gré ses  habits,  ce  doit  être  un  montagnard,  et  même  un  Kurde. 

—  Kurde  ou  Turc,  c'est  un  habile  homme ,  et  je  m'en  vais  lui 
faire  mon  compliment,  reprit  le  lieutenant,  qui,  en  sa  qualité  de 
pur  Anglais,  éprouvait  pour  un  sportsman  aussi  distingué  une  ad- 
miration mêlée  d'estime. 

Il  n'eut  pas  le  temps  de  féliciter  son  heureux  rival.  Celui-ci  s'é- 
tait déjà  remis  en  route.  Il  chevauchait  lentement,  suivi  de  ses 
compagnons.  Un  détour  du  chemin  le  faisait  passer  près  de  la  tente 
où  Lucy  était  restée  assise  pendant  cette  scène;  bientôt  elle  put  le 
voir  de  près.  C'était  un  homme  de  vingt-trois  ou  vingt-quatre  ans, 
mince,  nerveux,  avec  un  nez  en  bec  d'aigle  et  des  yeux  perçans, 
ces  yeux  de  montagnard  ou  d'oiseau  de  proie  qui,  à  une  lieue  de 
distance,  distinguent  une  pierre  d'une  autre  dans  le  lit  d'un  tor- 
rent. Il  ne  portait  pas  d'armes,  chose  étrange  dans  ce  pays,  où  les 
gens  les  plus  pacifiques  ne  sortent  de  la  ville  que  le  sabre  au  côté, 
et  ses  vêtemens  turcs  étaient  d'une  simplicité  presque  grossière; 
mais  son  cheval,  de  pure  race  turcomane,  paraissait  souple,  vigou- 
reux, plein  d'ardeur.  Les  hommes  qui  composaient  son  escorte 
étaient  armés  de  fusils  et  de  camasy  larges  poignards  semblables  à 
l'épée  romaine.  Il  n'aperçut  Lucy  qu'en  arrivant  à  deux  pas  d'elle; 
mais  la  vue  de  la  voyageuse  produisit  sur  lui  un  effet  aussi  étrange 
qu'inattendu.  Son  regard,  lorsqu'il  fixa  les  yeux  sur  elle,  exprima 
la  surprise  et  l'admiration  la  plus  enthousiaste.  Le  prophète  delà 
légende,  pour  qui  Dieu  entr'ouvrit  un  moment  le  mur  d'airain  qui 
entoure  le  paradis,  ne  dut  pas  être  plus  ébloui  à  la  vue  des  mer- 
veilles célestes  que  ne  l'était  ce  Kurde  en  contemplant  la  radieuse 


926  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

beauté  de  l'étrangère.  Si  cette  impression  fut  vive,  elle  fut  plus 
rapide  encore;  cependant  le  cavalier  n'avait  pu  réprimer  un  mou- 
vement violent  qui  épouvanta  sa  bête  et  la  fit  bondir  à  deux  pieds 
du  sol.  Il  ne  fat  pas  un  moment  ébranlé;  d'une  main  souple  et  vi- 
goureuse, il  ramena  à  lui  la  bride;  le  cheval  reprit  immédiatement 
sa  première  allure.  En  passant  devant  miss  Blandemere,  le  Kurde  la 
salua.  Elle  n'avait  pu  rester  insensible  à  l'hommnge  de  cette  muette 
admiration.  Souvent  on  lui  avait  dit  qu'elle  était  belle,  et  elle  n'es- 
timait guère  les  flatteries  qu'on  lui  prodiguait  dans  les  salons  d'Eu- 
rope; mais  le  langage  que  parlaient  les  yeux  de  cet  homme,  de  ce 
demi-barbare,  ne  pouvait  qu'être  sincère,  et  ne  ressemblait  nulle- 
ment à  un  compliment  banal.  Elle  rendit  au  cavalier  son  salut.  Il  la 
regarda  une  fois  encore,  puis,  prenant  le  galop  avec  toute  sa  troupe, 
il  fut  bientôt  hors  de  vue. 

Pendant  les  trois  jours  qui  suivirent,  la  caravane  continua  sa 
route.  Les  montagnes  devenaient  de  plus  en  plus  escarpées;  les 
nuits  se  faisaient  froides,  et  jusqu'à  midi  le  soleil  semblait  avoir 
perdu  sa  chaleur;  l'automne  s'avançait.  Un  matin,  l'herbe  apparut 
toute  couverte  de  gelée  blanche;  les  vents  venus  des  sommets  du 
Taurus  aux  neiges  éternelles  soufllèrent  sur  la  campagne  et  dé- 
pouillèrent les  arbres  de  leurs  dernières  feuilles,  pendant  que  des 
oiseaux  noirs  s'envolaient  en  tourbillonnant  dans  le  ciel. 

Les  voyageurs  ne  purent  continuer  à  coucher  sous  leurs  tentes. 
Le  soir  du  quatrième  jour,  il  fallut  chercher  un  asile  dans  les 
maisons  d'un  pauvre  village.  La  seule  demeure  un  peu  spacieuse 
était  celle  du  prêtre  arménien  de  l'endroit;  ils  y  furent  envoyés  par 
Je  mouktar.  Tandis  que  les  étrangers  se  chauffaient  devant  l'étroit 
foyer,  le  maître  du  logis,  pauvre  diable  habillé  d'une  méchante 
veste  de  toile  bleue,  fumait  silencieusement  sa  cigarette  dans  un 
coin.  Il  passait  sa  vie  à  cultiver  son  champ,  tout  comme  ses  parois- 
siens; il  était  presque  aussi  grossier  qu'eux,  et,  sans  le  bonnet  rond 
entortillé  d'une  loque  noire  qui  lui  couvrait  la  tête,  on  l'aurait  pris 
pour  un  paysan.  Il  se  plaignit  de  sa  misère  à  Tikrane,  en  qui  il  re- 
connut vite  un  compatriote.  Il  prétendait  que  les  Turcs,  l'évêque 
arménien  et  les  Kurdes  semblaient  s'entendre  pour  dépouiller  le 
village.  —  Les  Kurdes,  dit-il,  ne  sont  pourtant  pas  nos  pires  en- 
nemis. Ceux  des  environs  appartiennent  à  la  tribu  des  Abdurrah- 
manli;  leur  chef,  Sélim-Agha,  ne  s'attaque  guère  qu'aux  voyageurs 
riches  comme  vous  autres. 

La  conclusion  de  ce  discours  n'était  pas  rassurante.  Tikrane  in- 
terrogea le  prêtre,  et  apprit  que  l'agha  des  Abdurrahmanli  dépouil- 
lait souvent  les  caravanes  pour  se  venger  du  gouverneur  de  Yan, 
qui  le  tracassait  depuis  longtemps.  —  Ce  n'est  du  reste  pas  un 


LA   MONTAGNE    KURDE.  927 

méchant  homme,  ajouta  le  prêtre;  mais,  si  le  gouvernement  ne  se 
trouve  pas  assez  fort  pour  le  réduire,  il  devrait  bien  ne  pas  lui 
chercher  querelle.  Sélirn-Agha  est  brave  et  résolu.  Le  chef  de  Mek- 
kio,  à  la  fronlièie  de  Perse,  lui  a  confisqué  au  printemps  dernier  un 
troupeau  avec  le  berger,  sous  prétexte  que  les  moutons  paissaient 
dans  des  pâturages  de  Khadarli,  qui  appartiennent  aux  Kurdes  per- 
sans. L'Abdurrahmanli  n'a  rien  dit  d'abord;  mais,  il  y  a  quinze 
jours,  il  est  parti,  habillé  en  Turc,  avec  une  troupe  de  quatre  ou 
cinq  hommes  seulement,  est  tombé  à  l'improviste  sur  les  gens  de 
Mekkio,  a  cassé  la  tcte  à  plusieurs  d'entre  eux  et  délivré  son  ber- 
ger. Il  a  passé  hier  par  ce  village  en  retournant  chez  lui. 

Tikrane  découvrit  bientôt  que  le  chef  des  Abdurrahmanli  était 
sans  aucun  doute  l'adroit  tireur  qu'ils  avaient  rencontré  quatre 
jours  auparavant.  Il  fit  part  de  ses  observations  à  Stewart.  —  Bah  ! 
dit  le  lieutenant,  s'ils  nous  attaquent,  nous  nous  défendrons.  Ces 
Kurdes  sont  bons  tireurs;  mais  ils  mettent  une  grande  demi-heure 
entre  chaque  coup. 

Quant  à  miss  Blandemere,  la  perspective  qui  alarmait  si  fort 
l'Arménien  ne  l'effrayait  pas.  Le  souvenir  du  cavalier  kurde  s'était 
souvenj:  représenté  à  sa  mémoire,  et  elle  n'aurait  pas  été  fâchée  de 
le  revoir  de  plus  près;  d'ailleurs  ce  n'était  pas  un  brigand  vulgaire, 
et  elle  avait  ses  raisons  de  supposer  qu'il  ne  ferait  pas  grand  mal 
à  une  caravane  où  elle  se  trouvait.  Elle  passa  donc  fort  tranquille- 
ment cette  nuit-là,  tandis  que  son  cousin  était  plus  inquiet  qu'il 
ne  voulait  le  dire,  non  pas  pour  lui-même,  mais  pour  les  femmes 
qu'il  s'était  chargé  de  guider.  Le  lendemain,  avant  de  se  mettre 
en  route,  il  demanda  au  nioukiar  une  escorte  de  zaptiés  ou  gen- 
darmes, il  savait  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  vaillance  de  ces  protec- 
teurs officiels;  mais  ils  grossissaient  la  caravane,  qui  devenait  dé- 
sormais trop  nombreuse  pour  que  la  tribu  kurde  n'hésitât  pas  à  lui 
barrer  le  chemin. 

Pendant  deux  jours  encore,  rien  ne  vint  justifier  les  alarmes  de 
Tikrane-Effendi.  Les  Européens  rencontraient,  presque  toutes  les 
heures,  de  longues  files  de  bêtes  de  charge  accompagnées  de  leurs 
muletiers,  qui  semblaient  voyager  en  toute  sécurité.  On  voyait  à 
droite  et  à  gauche  de  la  route  des  groupes  nombreux  de  villages 
habités  par  une  population  misérable ,  moitié  arménienne,  moitié 
turque.  Celte  pauvreté  paraissait  inexplicable  au  milieu  de  ce  pays 
de  pâturages  fertiles  et  de  riches  terres  à  blé.  Tikrane  souffrait 
de  ce  contraste.  C'était  la  première  fois  qu'il  traversait  l'Arménie, 
sa  patrie  d'origine.  INé  et  élevé  à  Constantinople,  il  s'était  rendu 
par  le  Caucase  à  Tauris,  où  il  faisait  partie  de  la  commission  inter- 
nationale dans  laquelle  le  général  Blandemere  représentait  l'Angle- 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terre.  —  Mon  malheureux  pays,  disait-il,  a  été  le  champ  de  bataille 
de  tout  l'Orient  depuis  les  commencemens  de  l'histoire.  Il  sert  au- 
jourd'hui de  campement  à  cinq  ou  six  races  ennemies  les  unes  des 
autres,  et,  pour  comble  de  malheur,  nos  compatriotes  vivent  pour 
se  quereller  entre  eux.  Pourtant,  vous  le  voyez,  tout  misérables  que 
nous  sommes,  nous  vivons,  et  les  autres  passent.  Qui  sait  s'il  n'est 
pas  permis  de  compter  sur  un  meilleur  avenir  ? 

Son  interlocuteur,  le  lieutenant,  l'écoutait  d'une  oreille  distraite  : 
il  avait  des  préoccupations  d'une  autre  nature.  En  quittant  Tauris, 
il  comptait  sur  les  hasards  du  voyage,  sur  l'intimité  de  la  vie  com- 
mune pour  le  rapprocher  de  miss  Blandemere;  il  désirait  ardem- 
ment s'expliquer  avec  elle  sur  un  sujet  qu'auparavant  il  n'avait  pas 
encore  pu  aborder.  Cependant  les  jours  se  succédaient;  chaque 
heure  ajoutait  à  la  puissance  du  charme  qu'il  subissait,  et  moins 
que  jamais  il  osait  parler.  Dans  l'accueil  que  lui  faisait  Lucy,  il  n'y 
avait  rien  de  froid  ni  de  sévère;  mais  elle  ne  paraissait  pas  soup- 
çonner la  nature  de  l'affection  qu'elle  inspirait.  Elle  avait  une  gaîté 
douce,  bienveillante,  communicative,  qu'entretenaient  les  mille 
incidens  d'un  voyage  qui  lui  plaisait  visiblement;  elle  aimait  à  voir 
partager  par  ses  amis  le  plaisir  qu'elle  éprouvait;  seulement  elle 
restait  maîtresse  d'elle-même  malgré  l'enivrement  de  cette  exis- 
tence vagabonde,  et  il  ne  paraissait  pas  qu'elle  voulût  se  laisser 
distraire  par  des  soucis  d'une  autre  sorte.  L'officier  se  trouvait 
presque  malheureux.  Plein  d'énergie  et  d'activité  quand  il  s'agis- 
sait de  lutter  contre  les  difficultés  de  la  vie,  il  redoutait  les  incerti- 
tudes d'un  autre  ordre.  Il  avait  une  confiance  imperturbable  dans 
la  supériorité  des  institutions  et  l'excellence  des  habitudes  natio- 
nales de  son  pays;  il  rêvait  le  bonheur  dans  le  milieu  qu'il  s'était 
choisi  et  dans  la  paix  du  foyer  domestique.  Une  femme  distinguée  et 
bien  née  comme  sa  cousine,  une  maison  peuplée  de  beaux  enfans, 
l'avancement  régulier  que  lui  promettait  sa  carrière,  il  ne  souhaitait 
rien  en  dehors  de  cela  et  ne  concevait  pas  que  miss  Blandemere  ne 
montrât  pas  d'empressement  à  se  diriger  avec  lui  vers  un  but  si 
enviable. 

Mistress  Morton  ne  s'apercevait  guère  des  agitations  morales  de 
Stewart.  La  brave  femme  avait  dans  sa  jeunesse  parcouru  le  quart 
du  globe  à  la  suite  de  son  mari,  comptable  du  commissariat  de 
l'armée,  et  avait  vu  beaucoup  de  choses  sans  trop  les  regarder.  Un 
jour  le  comptable,  s'étant  aventuré  loin  de  ses  registres  avec  une  co- 
lonne qui  poursuivait  les  Maoris,  avait  été  tué  et,  disait-on,  mangé 
par  les  sauvages.  Mistress  Morton  était  revenue  en  Angleterre, 
s'était  attachée  à  Lucy,  alors  toute  petite  fille,  et  ne  l'avait  plus 
quittée.  La  perspective  d'aller  en  Perse  ne  l'avait  pas  effrayée.  Le 


LA   MONTAGNE    KURDE.  929 

voyage  de  retour  la  retrouvait  toujours  placide;  assise  sur  son  mu- 
let, elle  contemplait  de  tous  ses  yeux  les  pays  que  traversait  la 
caravane,  poussait  de  temps  à  autre  l'exclamation  admirative  de 
rigueur,  mangeait  de  bon  appétit  et  dormait  de  grand  cœur  à  chaque 
station.  Les  Turcs  qui  passaient  sur  la  route  s'arrêtaient  un  moment 
devant  cette  grosse  dame  rose  aux  yeux  calmes,  vêtue  invariable- 
ment d'étoffes  claires,  et  la  regardaient  avec  considération.  Pen- 
dant les  loisirs  du  voyage,  elle  confectionnait  une  merveilleuse 
tapisserie  commencée  à  Tauris,  et  inspirée  par  le  souvenir  des 
étoffes  persanes  couvertes  d'oiseaux  et  de  fleurs  brillantes. 


II. 


Comme  on  approchait  de  Khinis,  on  trouva  la  terre  couverte  de 
neige;  l'hiver  s'était  déjà  abattu  sur  ces  hauts  plateaux,  qui  pen- 
dant six  mois  de  l'année  deviennent  froids  comme  la  Sibérie.  Il  fut 
convenu  qu'on  se  hâterait,  de  peur  de  rencontrer  les  mauvais  temps 
dans  les  montagnes  entre  Erzeroum  et  Trébizonde.  Les  journées  de 
marche  furent  donc  allongées;  on  partait  le  matin  avant  l'aube,  on 
s'arrêtait  une  heure  seulement  à  midi,  et  on  marchait  jusqu'à  la 
nuit.  Le  froid  devenait  très  vif;  un  tapis  blanc  s'étendait  sur  les 
plaines,  sur  les  montagnes,  sur  le  lit  des  torrens  gelés.  De  longues 
stalactites  étaient  suspendues  sur  les  cascades,  pareilles  à  la  che- 
velure cristallisée  d'une  naïade  surprise  par  l'hiver  :  les  rochers 
verticaux,  noirs  au  milieu  de  cette  immensité  blanche,  se  dressaient 
comme  des  monumens  funéraires;  les  corbeaux,  perchés  sur  leur 
sommet,  battaient  des  ailes  et  poursuivaient  de  leurs  cris  rauques 
les  imprudens  qui  ne  craignaient  pas  de  troubler  par  leur  présence 
les  silencieux  mystères  de  l'hiver  arménien. 

Les  voyageurs  subissaient  la  contagion  de  cette  tristesse  de  la 
nature  environnante,  les  conversations  devenaient  rares,  et  dans 
la  caravane  on  n'entendait  guère  que  le  bruit  des  fourreaux  de 
sabre  heurtant  à  temps  égaux  les  larges  étriers.  Seule,  miss  Blan- 
demere  conservait  sa  gaîté  sereine  et  fière.  Elle  était  charmante 
sous  son  bonnet  d'astrakan,  avec  ses  cheveux  tombant  en  longues 
boucles  sur  la  fourrure  noire  de  sa  pelisse.  Elle  raillait  Tikrane- 
Effendi  à  propos  de  l'enthousiasme  discret  que  lui  inspirait  son 
pays.  —  Vous  n'êtes  pas  patriote,  lui  disait- elle.  Pourquoi  vous 
autres  Arméniens  ne  venez-vous  pas  tous  vous  établir  dans  les  ca- 
hutes souterraines  de  ces  villages,  au  milieu  de  vos  neiges  natio- 
nales? 11  faut  avoir  le  courage  de  ses  opinions. 

Vers  trois  heures  du  soir,  la  neige  tomba  plus  épaisse.  On  traver- 

TOME  civ.  —  1873.  59 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sait  alors  des  gorges  absolument  désertes,  et  le  gîte  était  encore 
éloigné.  Les  chevaux  n'avançaient  plus  qu'avec  peine;  les  voya- 
geurs se  sentaient  glacés  sous  leurs  épaisses  fourrures.  A  quatre 
heures,  le  vent  d'ouest  se  leva.  Il  tourbillonnait  entre  les  murs  de 
rocher  qui  bordaient  le  sentier,  soulevait  la  neige  et  la  divisait  en 
particules  impalpables  :  on  eût  dit  autant  de  pointes  d'aiguilles 
gelées  qui  s'introduisaient  dans  le  nez,  dans  les  yeux,  dans  les 
oreilles  et  c  mpêchaient  de  respirer,  de  voir  et  d'entendre.  Le  lieu- 
tenant marchait  un  peu  en  avant  des  deux  femmes;  Tikrane  s'ap- 
procha de  lui  et  dit  à  demi-voix  :  —  Je  crois  que  nous  sommes  en 
danger.  Ceci  est  le  commencement  d'un  tipi  ou  tempête  de  neige. 
Je  n'en  avais  pas  encore  vu,  mais  on  m'en  a  souvent  parlé,  et  il 
paraît  que  c'est  terrible. 

—  Quîîlle  est  la  nature  du  danger? 

—  D'abord  les  animaux  refusent  d'avancer,  et  les  hommes  eux- 
mêmes,  aveuglés  par  la  neige  tourbillonnante,  n'y  voient  plus  à 
deux  pas  devant  eux.  Toute  trace  de  route  ayant  disparu,  on  est 
forcé  de  s'arrêter  où  l'on  se  trouve,  et  on  attend,  à  la  giâce  de 
Dieu,  la  fin  de  la  tempête. 

—  Combien  de  temps  dure-t-elle  d'ordinaire? 

—  Cela  varie  :  quelquefois  deux  heures,,  quelquefois  deux  jours, 
répondit  l'Arménien,  devenu  subitement  très  grave  et  s'efTrayant 
de  ses  propres  paroles.  On  prétend  que  le  simoun  d'Arabie  n'est 
rien  en  comparaison. 

Au  même  moment,  le  lieutenant  vit  que  le  chef  des  muletiers 
s'était  arrêté  et  conférait  avec  ses  hommes.  Stewart,  qui  avait  ap- 
pris le  persan  à  Tauris,  ainsi  que  sa  cousine,  alla  lui  demander  de 
quoi  il  s'agissait.  —  Ne  voyez -vous  pas  le  tipi?  répondit  le  mu- 
letier en  secouant  la  neige  qui  couvrait  sa  barbe  et  ses  épais  sour- 
cils. 

—  Que  faut-il  faire? 

—  Nous  n'avons  pas  l'embarras  du  choix.  Ni  les  hommes  ni  les 
bêtes  ne  pourraient  faire  dix  pas  maintenant,  et  dans  une  demi- 
heure  ce  sera  bien  pis.  Si  l'orage  dure,  je  crois  bien  que  nous 
sommes  en  grand  péril. 

Stewart  alla  dire  aux  femmes  qu'il  fallait  s'arrêter  un  moment. 
Mistress  Morton,  qui  n'avait  pas  conscience  du  danger,  descendit 
de  sa  mule  de  la  meilleure  grâce  du  monde  ;  mais  Lucy  avait  lu 
plus  d'une  description  de  ces  sinistres  ouragans,  elle  comprit  la 
vérité  et  devint  pâle.  Stewart  se  sentit  le  cœur  serré  :  l'angoisse  de 
son  amour  se  doublait  du  sentiment  de  sa  responsabilité. 

Les  voyageurs  d'une  caravane  sont  comme  l'équipage  d'un  na- 
vire, et  l'expérience  a  tracé  la  ligne  de  conduite  que  doit  suivre 


LA   MONTAGNE   KURDE.  931 

chacun  d'eux  au  milieu  des  tempêtes  de  montagnes,  comme  elle  a 
déterminé  les  devoirs  des  marins  à  l'heure  des  ouragans  de  mer. 
Le  katerdffi-bachi  ou  chef  des  muletiers,  devenu  le  véritable  capi- 
taine de  la  troupe,  ordonna  de  décharger  les  bagnges,  et  y  fit 
prendre  tout  ce  qu'on  put  trouver  de  couvertures.  Un  large  tapis 
fut  étendu  à  terre  au  pied  d'un  rocher;  puis  tous  les  voyageurs  se 
réunirent  en  un  seul  groupe,  s'assirent  le  plus  près  possible  les 
uns  des  autres  et  étalèrent  au-dessus  d'eux  les  couvertures  comme 
une  voûte.  Ils  formaient  ainsi  une  sorte  de  monticule  vivant  que  la 
neige  ne  tarda  pas  à  recouvrir.  L'un  des  muletiers  avait  soin  de 
ménager,  au-dessus  de  leurs  têtes,  un  passage  pour  l'air  du  de- 
hors. On  raconte  que  des  voyageurs  surpris  par  le  ti'jyi  ont  survécu 
à  vingt,  trente  et  même  quarante  heures  de  cet  ensevelissement.  Si 
la  tempête  dure  plus  longtemps,  le  froid  et  la  faim  font  leur  œuvre. 
Au  printemps  suivant,  les  premiers  passans  qui  traversent  le  pays 
lors  du  dégel  retrouvent  les  cadavres  intacts,  dans  la  situation  où 
la  mort  est  venue  les  prendre.  Il  n'y  a  pas  de  désespoir  qui  tienne 
contre  la  fatalité  d'une  telle  situation.  Les  plus  impatiens  compren- 
nent que  la  lutte  est  impossible  et  se  résignent.  D'ailleurs  ceux  qui 
ont  vu  de  près  la  mort  sous  cette  formée  prétendent  qu'elle  est  pres- 
que douce  :  le  froid  engourdit  avant  de  tuer,  et  l'on  ne  se  sent  pas 
finir.  Un  sommeil  profond,  invincible,  épargne  au  mourant  les  hor- 
reurs de  l'agonie. 

Quand  la  nuit  tomba,  la  tempête  était  plus  violente  que  jamais. 
Lucy  était  assise  entre  son  cousin  et  mistress  Morton.  Celle-ci  avait 
enfin  compris  que  l'existence  de  la  caravane  courait  des  risques  sé- 
rieux, et  elle  pleurait,  non  pas  sur  ce  qui  allait  être  enlevé  de  ses 
vieilles  années,  mais  sur  la  jeunesse  si  douloureusement  abrégée 
de  sa  fille  d'adoption.  Stewart  songeait  qu'après  tout,  s'il  fallait 
mourir,  il  lui  serait  doux  de  mourir  auprès  de  ce  qu'il  aimait  le 
plus  au  monde.  Lucy,  à  qui  les  terreurs  même  d'une  pareille  si- 
tuation ne  pouvaient  enlever  sa  sérénité  d'esprit,  récitait  tout  bas  ses 
prières.  Quant  à  l'Arménien  et  aux  muletiers  persans,  ils  avaient 
pris  leur  parti.  Les  Orientaux  voient  venir  la  dernière  heure  sans 
larmes  et  sans  plaintes,  comme  les  petits  enfans. 

Les  voyageurs  ne  souffraient  pas  encore  trop  du  froid  :  la  cha- 
leur de  ces  corps  réunis  sur  un  étroit  espace  entretenait  autour 
d'eux  une  température  plus  élevée  que  celle  du  dehors;  mais  la 
neige  tombait  toujours,  et  pouvait  tomber  ainsi  le  lendemain,  le 
surlendemain,  toute  la  semaine;  un  moment  arriverait  où  elle  s'ac- 
cumulerait en  lourde  masse  et  où  l'on  ne  pourrait  plus  ménager 
un  accès  à  l'air  extérieur.  Les  heures  passaient,  longues  comme  des 
siècles;  la  faim  commençait  à  se  faire  sentir. 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Européens  et  indigènes,  tous  se  taisaient.  On  n'entendait  que  les 
sifllemens  du  vent  et  le  bruit  sourd  des  niasses  de  neige  qui,  de 
temps  en  temps,  tombaient  du  haut  des  rochers  dans  la  vallée.  Un 
muletier  se  leva  en  silence,  et  se  dressa  de  toute  sa  hauteur  pour 
dégager  l'ouverture  supérieure  de  la  prison  de  neige;  mais,  au  lieu 
de  se  rasseoir  ensuite,  il  resta  debout  plusieurs  minutes,  observant 
ce  qui  se  passait  au  dehors.  —  Que  vois-tu?  demanda  le  katerdji- 
bachi. 

—  Donne-moi  ton  pistolet,  répondit  l'homme.  Un  ours  rôde  au- 
tour de  nous.  —  Et  il  tira  un  coup  de  feu  dans  la  nuit. 

Personne  n'avait  pensé  encore  à  ce  nouveau  danger.  La  perspec- 
tive en  parut  trop  horrible  à  la  pauvre  Lucy.  Sa  fermeté  d'âme  lui 
permettait  de  se  résigner  à  rester  ensevelie  sous  le  blanc  linceul  de 
la  neige;  mais  l'idée  de  cette  bête  fauve  qui  la  guettait  comme  une 
proie,  qui  bientôt  peut-être  ouvrirait  avec  ses  pattes  le  toit  de 
neige  et  choisirait  une  victime  parmi  les  malheureux  voyageurs, 
c'était  plus  qu'elle  n'en  pouvait  supporter.  Peu  à  peu  elle  se  sen- 
tit défaillir,  et  perdit  enfin  toute  conscience  d'elle-même. 

Quand  le  sentiment  lui  revint,  elle  se  trouvait  en  pleine  nuit, 
portée  sur  les  bras  de  quelqu'un  dont  elle  ne  pouvait  distinguer  les 
traits.  La  neige  tombait  toujours,  et  le  vent  lui  fouettait  le  visage; 
ce  furent  sans  doute  ces  âpres  caresses  de  la  tempête  qui  la  ranimè- 
rent. Elle  ne  souffrait  pas,  mais  elle  se  sentait  envahie  par  une 
sorte  de  torpeur  qui  ne  lui  permettait  pas  de  parler  et  de  s'enqué- 
rir de  sa  situation.  Au  bout  de  quelques  instans,  elle  se  sentit  dé- 
poser à  terre;  plusieurs  personnes  auprès  d'elle  s'entretenaient  à 
voix  basse.  Elle  ouvrit  les  yeux  et  vit  mistress  Morton,  qui  se  jeta 
dans  ses  bras.  —  Je  t'ai  crue  morte,  ma  chérie,  disait  sa  vieille 
amie  en  la  couvrant  de  baisers.  —  Stewart,  Tikrane  et  les  gens  de 
la  caravane  étaient  tous  là;  plus  loin,  des  hommes  portant  le  cos- 
tume du  pays  se  pressaient  devant  un  grand  feu.  En  promenant  ses 
regards  autour  d'elle,  elle  distingua  des  voûtes  sculptées,  des  ar- 
cades, des  colonnes;  l'endroit  où  tout  ce  monde  se  trouvait  assem- 
blé était  une  église  à  demi  ruinée. 

—  Gomment  sommes- nous  venus  ici?  demanda- 1- elle  à  son 
cousin. 

Stewart  raconta  que  le  muletier  avait  tiré  sur  l'ours,  et  l'avait 
manqué  :  deux  circonstances  également  heureuses,  car,  si  la  bête 
féroce  avait  été  atteinte,  elle  aurait  assiégé  la  cave  de  neige  qui 
servait  de  retraite  aux  voyageurs,  au  lieu  de  s'enfuir  comme  elle 
l'avait  fait  en  entendant  le  bruit  du  coup  de  pistolet  qui  ne  l'avait 
pas  touchée;  d'autre  part,  ce  même  bruit  avait  amené  auprès  d'eux 
leur  sauveur.  —  Le  voilà,  dit  le  lieutenant  en  allant  chercher  un 


LA    MONTAGNE    KURDE.  93S 

homme  qui  se  tenait  à  l'écart,  devant  le  feu.  —  Miss  Blandemere 
reconnut  Sélim-Agha. 

Il  s'approcha  lentement.  Mistress  Morton  courut  à  lui,  et  lui 
sauta  presque  au  cou  en  s'écriant  qu'elle  lui  devait  la  vie.  Le 
Kurde  s'arrêta,  étonné  de  ces  démonstrations  de  reconnaissance  et 
de  ces  discours  dans  une  langue  qu'il  ne  comprenait  pas.  —  Les 
dames  veulent  te  remercier  du  service  que  tu  nous  as  rendu  à 
tous;  c'est  Dieu  qui  t'a  conduit  sur  notre  chemin,  dit  Stewart  en 
persan. 

—  Chaque  homme  a  sa  destinée  écrite  sur  son  front,  répondit 
l'agha.  Je  dois  plus  remercier  mon  étoile  de  m'avoir  amené  ici  que 
vous  ne  devez  remercier  la  vôtre  de  m'y  avoir  rencontré,  ajouta- 
t-il,  ses  yeux  noirs  fixés  sur  ceux  de  Lucy. 

La  jeune  voyageuse  voulut  se  lever  pour  aller,  elle  aussi,  expri- 
mer sa  gratitude  à  l'agha;  mais  malgré  l'aide  de  son  cousin  elle  ne 
put  se  tenir  debout.  —  La  crtûf/??e  doit  avoir  eu  les  pieds  gelés  pendant 
que  je  la  portais,  dit  Sélim.  Il  faut  les  lui  frotter  avec  de  la  neige. 
—  Mistress  Morton  s'empressa  de  déchausser  sa  jeune  amie,  et  vit 
qu'elle  avait  les  pieds  blancs,  inertes  et  froids  comme  du  marbre.  On 
apporta  delà  neige,  et  la  bonne  dame  commença  ses  frictions.  — Ce 
n'est  pas  ainsi  qu'on  doit  frotter  un  pied  gelé,  dit  le  Kurde  à  Stewart, 
et  il  fit  un  mouvement  comme  pour  montrer  à  la  vieille  Anglaise  la 
manière  de  s'y  prendre;  mais  tout  à  coup  il  s'arrêta,  retenu  par  une 
pensée  subite.  Il  avait  compris  que  l'assistance  d'un  homme,  d'un 
inconnu,  pourrait  bien,  en  dépit  delà  gravité  des  circonstances,  être 
gênante  pour  la  voyageuse  étrangère.  —  Viens  ici,  Aïcha,  dit-il  en 
se  tournant  vers  le  groupe  réuni  devant  le  feu.  —  Un  garçon  d'une 
douzaine  d'années  répondit  à  cet  appel.  Sélim-Agha  lui  dit  quel- 
ques mots  en  kurde,  et  l'enfant,  s'agenouillant  près  de  Lucy,  reprit 
la  besogne  si  mal  commencée  par  la  veuve  du  comptable.  Au  bout 
de  quelques  minutes,  les  pieds  de  la  jeune  fille  étaient  redevenus 
roses,  et  le  sang  y  circulait;  mais  on  ne  lui  permit  pas  de  s'approcher 
du  feu.  Elle  prit  à  la  hâte  quelques  alimens,  une  toile  fut  tendue 
entre  deux  colonnes,  et  les  deux  femmes  allèrent  chercher  derrière 
ce  rempart  improvisé  un  repos  bien  nécessaire  après  tant  d'émo- 
tions. 

Tikrane  et  le  lieutenant  demandèrent  alors  au  Kurde  comment  il 
s'était  trouvé  si  à  propos  sur  leur  route.  —  J'ai  été  surpris  comme 
vous,  dit  Sélim,  par  le  tipi]  mais  je  connaissais  depuis  longtemps 
cette  église,  et  je  m'y  suis  réfugié.  Ainsi  que  tu  as  pu  le  voir,  elle 
est  éloignée  d'une  centaine  de  pas  seulement  du  lieu  où  vous  avez 
fait  halte;  la  neige  et  les  tourbillons  vous  ont  empêchés  de  la  décou- 
vrir. J'ai  trouvé  en  arrivant  ces  paysans  qui  sont  là  devant  nous  : 


9oA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ils  s'étaient  arrêtés  également  dans  l'église  avec  leur  âne  chargé  de 
petit  bois  qu'ils  allaient  veifdre  sur  le  marché  de  Khinis;  c'est  ainsi 
que  nous  avons  pu"  avoir  du  feu.  Au  moment  où  nous  allions  nous 
endormir,  un  de  m.es  hommes  resté  en  sentinelle  est  venu  m'avertir 
qu'il  avait  entendu  la  détonation  d'un  pistolet.  Pensant  que  ce 
coup  de  feu  était  l'appel  de  quelque  voyageur  égaré,  nous  sommes 
allés  à  la  découverte.  Voilà  tout.  Demain,  si  l'orage  diminue  de  vio- 
lence, je  me  rendrai  à  mon  village  d'Abdurrahmanli;  j'en  ramènerai 
du  monde  avec  ce  qu'il  vous  faut  pour  vous  remettre  dans  votre 
route;  mais  j'espère  qu'avant  de  partir  pour  Erzeroum  vous  vien- 
drez passer  quelque  temps  chez  moi.  Tout  pauvres  que  nous  sommes, 
vous  trouverez  dans  ma  maison  de  quoi  vous  reposer  de  vos  fa- 
tigues. —  Sievvart  et  Tikrane  acceptèrent  cette  offre  avec  recon- 
naissance. Quand  ils  s'éveillèrent  le  matin,  ils  ne  trouvèrent  plus 
le  Kurde,  il  était  parti  avant  le  jour. 

Un  rayon  de  soleil,  pénétrant  au  travers  du  mur  de  toile,  éveilla 
Lucy.  Elle  fit  rapidement  sa  toilette,  et  vint  s'asseoir  avec  ses  com- 
pagnons devant  un  déjeuner  aussi  frugal  que  le  souper  de  la  veille. 
Il  consistait  en  pastourma  ou  viande  conservée,  en  un  peu  de  lait 
caillé  et  de  pâte  d'abricot  séchée  au  soleil.  Mistress  Morton  se  fit 
ensuite  apporter  la  boîte  contenant  la  fanjeuse  tapisserie  qu'on  avait 
retrouvée  sous  la  neige,  ainsi  que  les  autres  bagnges,  et  elle  se  mit 
imperturbablement  au  travail.  Tikrane  entreprit  de  montrer  l'é- 
glise au  lieutenant  et  à  Lucy.  C'est  un  monument  illustre  entre 
tous,  contemporain,  dit-on,  de  saint  Grégoire  l'Illuminateur;  les 
Turcs  l'ont  appelé  Sarmadjik  Kilissé  à  cause  d'un  lierre  qui  court  sur 
les  sculptures  de  la  façade.  Miss  Blandemere  ne  songeait  guère  à 
admirer  les  trois  coupoles  de  pierre,  les  arcades  hardies,  les  figures 
de  saints  qui  ornent  l'antique  église.  Elle  pensait  aux  événemens 
de  la  veille,  à  la  mort  qu'elle  avait  vue  de  si  près,  à  ce  sauveur  in- 
attendu qui,  au  risque  de  tomber  dans  un  trou  de  neige  ou  de  s'é- 
garer dans  les  ténèbres,  l'avait  arrachée  au  plus  terrible  des  dan- 
gers. C'était,  disait-on,  un  brigand;  mais  les  idées  de  l'Orient  ne 
sont  pas  les  nôtres,  et  d'ailleurs  les  parens  de  Lucy  se  vantaient  de 
connaître  plusieurs  brigands  pareils  dans  l'histoire  de  leur  famille. 
Les  Blandemere  qui  au  moyen  âge  pillaient  les  navires  échoués  au 
pied  de  leur  château  étaient  sans  doute  moins  scrupuleux  que  le 
chevaleresque  bandit  de  la  montagne  kurde.  Ces  iNormands  féodaux 
n'avaient  pas  à  coup  sûr  la  nature  fine,  élégante,  l'élévation  de 
sentimens  dont  l'Abdurrahmanli  avait  donné  plus  d'une  preuve.  Com- 
ment reconnaître  un  tel  service  rendu  par  un  tel  homme?  Miss  Blan- 
demere se  sentait  fort  embarrassée. 

Vers  le  milieu  de  la  journée,  elle  fit  apporter  des  coussins  sous 


LA   MONTAGNE    KURDE.  935 

le  porche  de  l'église.  Le  ciel  avait  repris  toute  sa  sérénité;  le  soleil 
brillait  sur  cette  neige  perfide,  si  calme  maintenant,  et  qui,  la  veille, 
promenait  de  la  terre  au  ciel  ses  vagues  impalpables.  Miss  Blande- 
mere  était  heureuse  de  revoir  la  lumière;  au  sortir  d'un  -grand  pé- 
ril, on  éprouve  cette  calme  ivresse  du  convalescent  qui  renaît  à  la 
douceur  de  vivre.  En  promenant  ses  regards  sur  la  campagne  dé- 
serte, Lucy  vit  une  troupe  lointaine  de  cavaliers  qui  venaient  des 
montagnes,  du  côté  du  nord.  Ils  avançaient  aussi  vite  que  le  per- 
mettait l'épaisse  couche  de  neige  étendue  sur  le  sol.  Sêlim-Agha 
chevauchait  à  leur  tête;  mais  Lucy  ne  le  reconnut  pas  tout  d'abord. 
Il  avait  quitté  les  vêtemens  turcs  qui  lui  servaient  de  déguisement 
lors  de  son  expédition  de  Mekkio,  et  il  reparaissait  sous  le  brillant 
costume  de  guerre  de  sa  nation.  Un  turban  blanc,  étroit  et  haut 
comme  une  tiare,  remplaçait  le  fez  constantinopolitain;  sa  veste 
bleue  étincelait  de  broderies  d'argent,  et  sur  son  kilty  semblable  à 
celui  des  montagnards  d'Ecosse,  pendait  un  arsenal  compliqué  de 
petits  instrumens  d'argent  ciselé  dont  les  Kurdes  se  servent  pour 
charger  lei:rs  armes  à  feu.  Deux  longs  pistolets  se  perdaient  dans 
l'écharpe  de  cachemire  qui  lui  entourait  la  taille;  un  de  ces  sabres 
anciens  à  lame  presque  droite,  devenus  si  rares  aujourd'hui,  était 
suspendu  à  son  côté  par  une  étroite  cordelière  de  soie  rouge  à  glands 
d'or.  Agile  comme  un  cerf,  son  cheval  turcoman  enfonçait  à  peine 
dans  la  neige.  Ge  Kurde  avait  une  beauté  vraiment  noble  et  intelli- 
gente; ses  mouvemens  décelaient  une  vigueur  nerveuse  et  souple,  la 
vigueur  de  ces  panthères  apprivoisées  que  la  mythologie  hellénique 
donnait  pour  montures  aux  compagnons  dii  Bacchus  indien.  Der- 
rière lui  marchaient  une  trentaine  de  Kurdes,  équipés  à  peu  près 
de  la  même  manière  et  armés  de  longues  lances  à  houppes  de  soie 
flottantes.  L'étincelante  lumière  de  ce  beau  jour  d'hiver  se  reflétait 
sur  l'acier  poli  des  sabres  et  des  lances,  et  se  décomposait  en  pe- 
tits arcs-en-ciel  dans  la  poussière  neigeuse  que  soulevaient  les 
pieds  des  chevaux.  —  Very  beautiful  indeed!  s'écria  Stewart  à  ce 
spectacle,  en  répétant  sans  y  prendre  garde  la  célèbre  exclamation 
du  duc  de  Wellington. 

On  arracha  mistress  Morton  aux  délices  de  sa  chère  méridienne; 
les  préparatifs  du  départ  furent  bientôt  terminés,  et  l'on  se  mit  en 
route  pour  Abdurrahmanli.  Les  chemins  étaient  peuplés  comme  à 
l'ordinaire;  les  katerdgis,  que  la  tempête  avait  retenus  la  veille 
dans  les  villages,  recommençaient  leurs  voyages,  et  les  Européens 
en  rencontraient  plus  d'un  accroupi  sur  les  ballots,  chantant  la 
lente  complainte  des  cruautés  de  la  belle  Dériko.  —  J'aime  l'Ar- 
ménie, dit  Lucy  à  l'elfendi,  malgré  sa  neige  et  ses  longs  hivers;  mais 
vous  avez  beau  dire,  elle  restera  toujours  pauvre. 


036  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Ne  le  croyez  pas;  elle  est  riche  au  contraire,  seulement  cette 
richesse  reste  stérile.  Le  blé  qui  dort  là,  sous  la  neige,  couvrira  au 
printemps  ces  plaines  d'une  moisson  suffisante  pour  nourrir  la  moi- 
tié de  l'Europe.  Comme  les  routes  manquent,  on  ne  peut  expédier 
le  grain  à  l'étranger,  et  parfois  il  pourrit  dans  les  granges;  mais 
nous  tenons  la  terre,  et  nous  la  garderons  :  c'est  là,  pour  les  Armé- 
niens, le  meilleur  gage  d'avenir. 

A  côté  d'eux,  Sélim-Agha  cheminait  en  silence.  —  Qui  te  rend 
triste?  lui  demanda  Lucy.  —  L'Abdurrahmanli  ne  répondit  que  par 
le  grave  sourire  qui  lui  était  habituel.  Miss  Blandemere  ne  se  tint  pas 
pour  battue;  elle  se  mit  à  interroger  l'agha  sur  sa  famille,  sur  son 
passé,  sur  sa  vie  présente.  Il  sortit  peu  à  peu  de  sa  réserve,  et  lui 
décrivit,  avec  une  simplicité  presque  éloquente,  les  plaisirs  et  les 
dangers  de  son  existence  nomade,  les  longs  loisirs  de  l'hiver  dans 
les  maisons  bien  closes,  les  voyages  à  la  suite  des  troupeaux,  pen- 
dant la  belle  saison ,  lorsque  la  tribu  plantait  successivement  ses 
tentes  sur  toutes  les  montagnes  de  l'immense  plateau  du  Taurus; 
puis  les  luttes  avec  les  clans  rivaux,  les  razzias,  les  escarmouches 
au  bord  des  torrens  et  des  précipices.  Par  momens,  au  milieu  de 
son  récit,  il  fixait  les  yeux  sur  Lucy,  s'oubliait  à  la  contempler,  et 
chevauchait  plongé  dans  une  silencieuse  rêverie.  Lucy  n'était  pas 
une  coquette,  mais  elle  ne  pouvait  observer  sans  un  secret  plaisir 
l'émotion  de  l'Abdurrahmanli.  —  Ce  n'est  pas  jouer  avec  le  feu, 
pensait-elle.  Dans  trois  jours,  nous  serons  bien  loin  l'un  de  l'autre. 
—  Après  un  de  ces  intervalles  de  silence,  elle  demanda  de  nouveau 
à  Sélim  ce  qui  le  rendait  rêveur.  —  As-tu  donc  des  chagrins?  dit- 
elle. 

—  Peut-être,  répondit  celui-ci. 

—  Allons,  je  vois  que  les  chagrins  sont  une  maladie  de  tous  les 
climats.  Heureusement  qu'il  est  toujours  possible  de  s'en  guérir, 
d'après  ceux  qui  s'y  connaissent. 

Le  Kurde  la  regarda  avec  son  sourire  mélancolique.  Leurs  com- 
pagnons étaient  restés  un  peu  en  arrière  ;  il  se  pencha  vers  miss 
Blandemere,  et,  presque  à  l'oreille,  lui  dit  ces  vers  d'une  vieille  an- 
thologie persane  : 

—  Féridoun,  tes  pensées  sont  tristes  comme  les  pleureuses  des  funérailles. 

—  Ma  sœur,  les  cheveux  blonds  de  l'étrangère  sont  des  rayons  de  soleil; 
Les  rayons  me  sont  entrés  au  cœur,  et  ils  me  brûlent. 

—  Féridoun,  les  filles  de  notre  pays  ont  des  remèdes  pour  ces  maux. 

—  Ma  sœur,  on  n'oublie  le  mal  dont  je  souffre 

Que  sous  les  cyprès  funéraires,  aux  portes  de  la  ville. 

Miss  Blandemere  devint  fort  rouge.  —  C'est  ma  faute,  pensa- 
t-elle.  Mes  questions  ont  été  imprudentes,  et  je  devais  prévoir 


LA   MONTAGNE   KURDE.  937 

cette  réponse.  —  Gomme  en  même  temps  Stewart  et  l'Arménien 
les  avaient  rejoints,  Sélim  put  mettre  son  cheval  au  galop  et  s'é- 
loigner de  Lucy.  Elle  ne  songeait  pas  à  lui  en  vouloir;  cet  aveu, 
qu'elle  avait  involontairement  provoqué,  était  fait  d'un  ton  de  tris- 
tesse résignée  qui  l'empêchait  de  paraître  audacieux.  Pendant  tout 
le  reste  de  la  journée,  le  Kurde  se  tint  loin  de  miss  Blandemere; 
mais  celle-ci  ne  put  s'empêcher  de  rêver  souvent  aux  étranges  mé- 
taphores de  cette  poésie  persane,  pour  qui  «  les  cheveux  blonds  de 
l'étrangère  sont  des  rayons  de  soleil.  » 

Tourmenté  par  les  incertitudes  et  les  préoccupations  de  son 
amour,  le  lieutenant  n'avait  pu  remarquer  sans  dépit  le  long  en- 
tretien de  sa  cousine  et  de  l'agha  :  ce  n'était  pas  qu'il  voulût  voir 
en  Sélim  un  rival;  il  aurait  été  jaloux  à  l'occasion  du  dernier  cor- 
nette de  sa  compagnie,  mais  ne  pouvait  l'être  d'un  Kurde.  En  s' ap- 
prochant de  miss  Blandemere,  il  lui  dit  d'un  air  un  peu  contraint  : 
—  Ce  que  vous  racontait  Sélim- Agha  était  donc  bien  intéressant? 

—  Très  intéressant,  répliqua  presque  durement  Lucy,  à  qui  la 
question  avait  déplu. 

La  conversation  en  resta  là  jusqu'au  moment  où  l'on  arriva  en 
vue  d'Abdurrahmanli, 

III. 

Le  chef  des  Abdurrahmanli  était  sincère  quand  il  disait  «  qu'on 
n'oublie  qu'au  tombeau  le  mal  dont  il  souffrait.  »  En  voyant  Lucy 
pour  la  première  fois,  il  avait  été  ébloui.  Cette  beauté  si  différente 
de  celle  des  femmes  du  pays  avait  produit  sur  le  Kurde  l'effet  d'une 
révélation.  Il  ne  soupçonnait  pas  qu'il  pût  exister  au  monde  une 
chevelure  aussi  blonde,  des  joues  aussi  fraîches,  des  yeux  bleus 
d'un  éclat  aussi  pur.  Lorsque  le  hasard  le  remit  en  présence  de 
cette  merveilleuse  créature,  il  sentit  s'allumer  en  lui  un  amour  dé- 
vorant, irrésistible,  comme  l'étaient  toutes  les  passions  de  sa  na- 
ture indomptée.  11  était  complètement  subjugué.  Miss  Blandemere 
fût-elle  venue  chez  lui  comme  captive  au  lieu  d'y  accepter  l'hospi- 
talité qu'il  ne  se  fût  pas  montré  moins  respectueux  pour  elle;  il 
reconnaissait  l'ascendant  d'un  être  d'ordre  supérieur,  différent  de 
tout  ce  qu'il  avait  vu  jusqu'alors. 

Quoiqu'il  ne  raisonnât  guère  ses  impressions,  il  comprit  qu'il 
était  rejeté  hors  de  toutes  les  voies  à  lui  connues,  et  se  sentit 
perdu.  Il  était  dans  la  situation  d'un  homme  qui,  au  bord  de  la 
mer,  n'aurait  jamais  marché  que  sur  des  plages  solides,  et  qui  tout 
à  coup  serait  transporté  au  milieu  des  sables  mouvans.  Seulement 
en  pareil  cas  un  Européen  se  débat,  lutte  contre  le  danger  même 


938  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

inconnu  et  mystérieux;  un  Oriental  accepte  silencieusement  la  des- 
tinée qui  lai  est  faite.  Souffrir  et  subir,  c'est  la  devise  des  races  fa- 
talistes. Après  que  son  cœur  lui  eut  révélé  qu'il  aimait  et  que  son 
instinct  l'eut  averti  qu'il  n'avait  pas  d'espérance  à  concevoir,  il  ne 
trouva  pas  d'autre  parti  à  prendre  que  celui  de  s'abandonner  aux 
événemens.  —  J'ai  encore,  pensa-t-il,  quelques  heures,  quelques 
jours  peut-être  à  la  voir.  —  Ce  fut  là  toute  sa  consolation;  quant  à 
C3  qui  adviendrait  après  le  départ  de  l'étrangère,  ce  n'était  pas  son 
affaire  k  lui,  cela  regardait  le  destin.  11  sentait  confusément  qu'elle 
avait  fait  un  grand  ravage  dans  sa  vie,  que,  lorsqu'elle  ne  serait 
plus  là,  il  ne  pourrait  plus  revenir  à  son  existence  ordinaire;  mais 
il  remettait  à  l'heure  à  venir  le  souci  de  prendre  une  détermina- 
tion. 

Il  ne  faisait  pas  encore  nuit  quand  l'Agha  et  ses  hôtes  arrivèrent 
à  Abdurrahmanli.  C'était  un  groupe  d'habitations  à  demi  souter- 
raines qui  s'échelonnaient  sur  la  pente  assez  raide  d'une  sorte  de 
promontoire  entouré  de  trois  côtés  par  un  torrent  alors  gelé.  Les 
maisons,  fort  spacieuses,  étaient  toutes  adossées  à  celte  pente,  de 
manière  que  les  portes  des  plus  hautes  s'ouvraient  sur  le  toit  en 
terrasse  des  plus  basses.  Quand  on  dépassait  le  seuil,  on  trouvait 
devant  soi  une  sorte  d'escalier  de  pierre  qu'il  fallait  descendre  pour 
arriver  au  sol  de  l'appartement,  taillé  en  partie  dans  le  rocher.  Ce 
sont  bien  toujours  «  les  demeures  souterraines,  pleines  de  grands 
vases  de  cuivre,  et  où  les  montagnards  vivent  avec  leurs  bestiaux,  » 
que  décrivait,  il  y  a  deux  mille  ans,  le  chef  des  mercenaires  de  Gy- 
rus  le  Jeune. 

On  sait  que  les  Kurdes  ne  sont  guère  musulmans  que  de  nom,  et 
que  leurs  femmes  ne  se  voilent  pas  comme  les  Turques  en  présence 
des  étrangers.  Quand  l'agha  introduisit  les  Européens  dans  sa  mai- 
son, ils  y  furent  reçus  par  sa  sœur;  c'était  une  femme  jeune  encore, 
veuve  d'un  Kurde  de  la  même  tribu.  Comme  tous  les  Abdurrah- 
manli, dont  l'existence  nomade  se  passe  en  Perse  autant  qu'en  Tur- 
quie, elle  parlait  assez  bien  le  persan.  Elle  accueillit  miss  Blande- 
mere  avec  une  politesse  un  peu  hautaine;  elle  semblait  habituée  à 
commander  dans  la  maison,  et  n'avait  rien  de  la  timidité  des  femmes 
du  Levant.  En  réalité,  c'était  elle  qui  menait  les  affaires  de  la  tribu, 
et  qui  inspirait  les  résolutions  prises  dans  cette  petite  république 
dont  l'agha  était  le  président. 

Elle  présenta  à  miss  Blandemere  sa  fille,  toute  jeune  encore,  et 
qui,  par  suite  d'un  étrange  caprice  de  la  nature,  était  blonde 
comme  une  femme  du  nord.  Lucy  lui  demanda  son  nom.  —  On 
m'appelle  Frandjik  (la  petite  Franque),  répondit  l'enfant.  On  m'a 
donné  ce  nom  à  cause  de  la  couleur  de  mes  cheveux,  qui  ressem- 


LA   MONTAGNE   KURDE.  939 

blent  aux  tiens,  ajouta-t-elle  en  baisant  une  des  tresses  flottantes 
qui  tombaient  sur  les  épaules  de  miss  Blandemere. 

Le  repas  du  soir  fut  somptueux.  On  y  servit  un  mouton  apprêté 
à  la  manière  du  pays,  un  rôti  de  forêt,  comme  l'appellent  les  gens 
de  l'Analolie,  puis  des  volailles  presque  grasses,  chose  rare  en  Tur- 
quie, des  fruits  conservés  et  toute  sorte  de  crèmes.  Pendant  le  dî- 
ner, un  vieux  musicien,  qui  était  à  la  fois  le  poèLe  et  le  sorcier  de  la 
tribu,  chantait  des  chansons  dans  les  trois  langues  des  Abdurrah- 
manli,  le  kurde,  le  turc  et  le  persan.  11  était  aveugle  comme  Ho- 
mère, et  tenait  en  main  un  instrument  composé  de  trois  cordes  de 
métal  tendues  sur  une  planche  de  bois.  La  lyre  de  ces  mi'nétriers 
ambulans  qui  furent  les  pères  de  la  poésie  hellénique  ne  devait 
être  ni  beaucoup  plus  compliquée,  ni  beaucoup  plus  harmonieuse. 
Quand  on  quitta  la  table  ou  plutôt  le  large  plateau  d'élain  ciselé 
qui  en  tenait  lieu,  le  vieillard  déposa  près  de  lui  sa  guitare,  et,  pre- 
nant un  neil,  sorte  de  flûte  aux  sons  doux  et  mélancoliques,  il  fit 
entendre  les  premières  mesures  de  l'air  sur  lequel  on  chante  les 
vers  persans  de  la  Douleur  de  Féridoun  (1).  L'agha  l'interrompit 
brusquement,  lui  dit. que  c'était  assez  de  musique  comme  cela,  et 
parut,  pendant  le  reste  de  la  soirée,  plus  songeur  et  plus  préoc- 
cupé que  jamais. 

La  sœur  de  Sélim  conduisit  elle-même  les  deux  étrangères  dans 
une  maison  voisine  qui  avait  été  préparée  pour  les  recevoir.  —  Ma 
fille  restera  ici,  dit-elle,  et  passera  la  nuit  auprès  de  vous.  —  La 
chambre  à  coucher  était  grande,  fort  propre,  et  égayée  par  la  lueur 
d'un  beau  feu  flambant.  Sur  le  plancher  étaient  étendus  des  ma- 
telas recouverts  d'épaisses  couvertures  à  larges  raies  de  couleur. 
Mistress  Morton,  qui  tombait  de  sommeil,  se  coucha  la  première. 
Elle  fut  satisfaite  de  la  manière  dont  les  Kurdes  entendaient  les 
conditions  matérielles  de  l'existence,  et  déclara  que  depuis  long- 
temps elle  n'avait  pas  trouvé  de  si  bon  lit.  Cinq  minutes  après,  elle 
dormait  du  plus  profond  sommeil.  Lucy  se  déshabilla,  mais  ne  pa- 
rut pas  aussi  pressée  de  partir  pour  le  pays  des  rêves;  elle  resta 
longtemps  éveillée,  causant  avec  Frandjik.  Elle  s'était  sentie  prise 
d'une  subite  affection  pour  cette  petite  Kurde,  blonde  comme  elle- 
même,  et  en  qui  elle  croyait  retrouver  une  compatriote.  L'enfant 
n'avait  pas  hérité  de  la  nature  impérieuse  de  sa  mère;  elle  se  mon- 
tra dès  l'abord  confiante  et  affectueuse  à  l'égard  de  la  belle  An- 
glaise. 

Frandjik  n'était  pas  sans  quelque  ressemblance  avec  Sélim-Agha; 

(1)  Féridoun  est  le  héros  légendaire  de  plusieurs  poèmes  héroïques  persans  très 
anciens.  Les  improvisateurs  prennent  volontiers,  aujourd'hui  encore,  ses  aventures 
pour  sujet  de  leurs  récits. 


©40  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

c'étaient  les  mêmes  yeux  noirs  doux  et  pleins  de  flammes,  les  mêmes 
élans  passionnés  promptement  contenus,  les  mêmes  accès  de  mé- 
lancolie intermittente,  et  miss  Blandemere  ne  lui  sut  pas  mauvais 
gré  de  la  ressemblance.  Le  nom  du  chef  abdurrahmanli  revenait  à 
chaque  instant  sur  les  lèvres  de  l'enfant.  —  Elle  l'aime  déjà  sans 
doute,  pensait  Lucy,  ou  elle  l'aimera  bientôt.  — Peut-être  Lucy  ne 
se  trompait-elle  pas.  Frandjik  était  très-jeune,  mais  les  courts  et 
brûlans  étés  de  l'Arménie  mûrissent  vite  la  jeunesse  des  filles,  et 
quand  la  nièce  de  Sélim-Agha,  par  les  belles  matinées  d'hiver,  in- 
terrompait son  travail  de  broderie  pour  regarder  courir  les  nuages 
au  bord  du  ciel,  il  y  avait  dans  ses  yeux  une  expression  de  mé- 
ditation inquiète  qui  n'était  déjà  plus  de  l'enfance. 

Miss  Blandemere  lui  avait  demandé  pourquoi  elle  se  teignait  le 
bord  des  yeux  avec  cette  couleur  noire  qu'on  appelle  le  surmeh.  — 
Nous  autres  gens  de  la  montagne,  nous  sommes  obligés  de  nous 
peindre  ainsi  les  paupières,  avait  répondu  Frandjik.  Ce  n'est  pas 
pour  paraître  plus  beaux,  mais  parce  que  la  petite  ligne  noire  que 
vous  voyez  rend  les  yeux  moins  sensibles  à  la  réverbération  des 
neiges.  —  Cependant  le  lendemain,  quand  elle  vint  retrouver  Lucy, 
toute  trace  de  surmeh  avait  disparu;  je  ne  sais  comment  elle  s'y 
était  prise  pour  l'enlever,  car  il  est,  dit-on,  très  difllcile  de  se  dé- 
barrasser de  cette  teinture. 

Ce  jour-là,  Sélim-Agha  fit  visiter  le  village  à  ses  hôtes.  Les  Ab- 
durrahmanli étaient  relativement  peu  nombreux,  mais  assez  riches, 
plus  riches  même  que  les  Haydéranli,  dont  ils  sont  un  rameau  dé- 
taché. Presque  toutes  les  maisons  étaient  commodes,  sèches  et 
chaudes.  Les  ustensiles  de  cuivre  qui  les  remplissaient  brillaient 
de  propreté.  Des  étables  immenses  servaient  au  bétail  de  retraites 
d'hiver  :  on  voyait  là  des  bœufs,  assez  petits  et  maigres  à  la  vérité, 
des  moutons  magnifiques  à  large  queue,  des  chèvres  à  longs  poils 
tombant  jusqu'à  terre.  Ces  troupeaux  avaient  pour  gardiens  de  ter- 
ribles chiens  efflanqués,  hauts  sur  jambes,  habitués  à  combattre 
l'ours  et  à  étrangler  un  loup  d'un  coup  de  dent.  Des  filles  aux  che- 
veux nattés,  à  l'air  un  peu  sauvage,  sortaient  de  la  bergerie  avec 
de  grands  vases  de  cuivre  poli  pleins  de  lait  écumant,  et  jetaient 
en  passant  sur  les  étrangers  un  regard  effarouché. 

Partout  où  ils  allèrent  ce  jour-là,  ils  trouvèrent  le  nom  de  Sélim 
dans  toutes  les  bouches.  Un  agha  ne  peut  exiger  des  Kurdes  l'o- 
béissance un  peu  servile  ni  l'aveugle  soumission  avec  laquelle  on 
exécute  les  ordres  des  grands  parmi  les  Orientaux.  Le  pouvoir 
d'un  chef  de  tribu  est  fondé  moins  sur  le  respect  qu'inspire  son 
origine  que  sur  son  courage,  son  habileté  et  son  mérite  person- 
nel. Les  aghas  sont  au  milieu  des  leurs  comme  étaient  au  moyen 


LA    MONTACNE    KURDE.  9^1 

âge  les  capitaines,  souvent  héréditaires,  des  villes  italiennes.  Sélim 
possédait  à  un  haut  degré  les  vertus  et  les  défauts  de  son  peuple; 
il  était  loyal,  chevaleresque,  intelligent  et  bon,  mais  aussi  super- 
stitieux et  prompt  à  la  vengeance.  Il  se  montrait  à  l'occasion  un 
terrible  justicier.  Un  villageois  arménien  de  passage  à  Abdurrah- 
manli  raconta  l'histoire  suivante  à  Tikrane.  Le  cadi  de  Kara-Aghatch 
avait  battu  et  dépouillé  de  ses  biens  un  pauvre  paysan  chrétien  des 
plaines  coupable  d'avoir  défendu  sa  femme  qu'un  soldat  outrageait 
odieusement.  Sélim-Agha  traversait  alors  le  pays,  au  retour  d'une 
expédition  contre  son  éternel  ennemi  le  chef  de  Mekkio.  Le  paysan 
vint  se  plaindre  à  lui.  L'agha  ouvrit,  de  son  autorité  privée,  une 
enquête  sommaire,  alla  prendre  le  cadi  dans  sa  maison,  lui  fit  couper 
la  tête,  et  abandonna  au  paysan  une  grosse  part  du  butin  prove- 
nant de  la  razzia.  L'autorité,  pour  diverses  raisons  qu'il  serait  trop 
long  de  rapporter,  ne  tira  pas  une  vengeance  immédiate  de  la.  mort 
du  cadi,  et  le  chef  des  Abdurrahmanli  eut  depuis  ce  jour  dans  la 
province  une  haute  réputation  de  défenseur  des  faibles  et  de  re- 
dresseur de  torts. 

Il  était  heureux  de  montrer  à  miss  Blandemere  sa  rustique  opu- 
lence; mais  il  ne  dit  pas  un  mot  qui  pût  trahir  les  sentimens  dont 
la  veille  il  avait  laissé  échapper  l'aveu.  Il  se  contentait  de  regarder 
Lucy  et  d'admirer  longuement,  quand  elle  marchait  devant  lui,  la 
souplesse  de  sa  taille  et  la  grâce  de  sa  démarche.  Miss  Blande- 
mere finissait  par  ressentir  les  effets  de  la  sympathique  attraction 
que  le  Kurde  semblait  exercer  sur  tout  le  monde,  elle  se  plaisait  à 
l'entendre  parler,  et,  quand  elle  lui  répondait,  sa  voix  avait  des 
accens  d'une  caressante  douceur. 

Les  deux  compagnons  de  miss  Blandemere  voyaient  Sélim-Agha 
d'un  œil  moins  favorable.  L'Arménien  se  sentait  mal  à  l'aise  auprès 
de  ce  représentant  d'une  race  conquérante  qui  avait  constamment 
battu  la  sienne.  Un  raïa,  quel  qu'il  soit,  ne  peut  que  haïr  un  mu- 
sulman. D'ailleurs,  quoique  Tikrane  fût  traité  courtoisement  par 
tout  le  monde,  il  était  clair  que  sa  situation  d'effendi  chrétien  ne 
lui  valait  pas  grande  considération  de  la  part  des  gens  de  la  tribu, 
et  ces  prétentions  même  tacites  à  la  supériorité  de  race  sont  hor- 
riblement blessantes  pour  ceux  qui  doivent  les  subir;  mais  le  plus 
malheureux  des  deux  voyageurs  était  sans  contredit  le  lieutenant 
Stewart.  Depuis  que  ce  Kurde  était  là,  l'officier  croyait  se  sentir 
plus  loin  du  cœur  de  sa  cousine.  Tout  le  voyage  n'avait  été  pour 
lui  qu'une  longue  série  de  déceptions,  et  pour  comble  de  malheur 
il  ne  pouvait  se  dissimuler  que  Lucy  accordait  à  leur  hôte  une  at- 
tention qui  ressemblait  beaucoup  à  de  la  sympathie.  En  ce  moment, 
Stewart  trouvait  dur  d'être  l'obligé  de  l' Abdurrahmanli.  S'il  avait 


9A2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cru  pouvoir  payer  avec  deux  mille  livres  sa  dette  de  reconnaissance, 
il  aurait  tiré  de  sa  poche  son  carnet  de  chèques  avec  un  joyeux 
empressement. 

Le  soir,  il  prit  Lucy  à  part  et  lui  demanda  quand  elle  comptait 
qu'il  conviendrait  de  repartir.  —  Vous  êtes  bien  pressé,  répondit- 
elle.  Nous  devons  assez  à  l'agha  et  à  ses  compagnons  pour  leur 
faire  l'honneur  de  passer  quelques  jours  chez  eux. 

—  Il  semblerait  que  vous  avez  des  raisons  pour  désirer  cette 
prolongation  de  séjour. 

—  Que  voulez-vous  dire? 

—  Je  veux  dire  que,  si  cet  homme  n'était  pas  un  Kurde,  on  pour- 
rait croire  qu'il  ose  vous  aimer,  et  que  vous  ne  faites  pas  ce  qu'il 
faut  pour  le  ramener  à  des  idées  raisonnables. 

A  peine  le  lieutenant  eut-il  dit  ces  mots  qu'il  les  regretta  de  tout 
son  cœur;  mais  ils  avaient  été  entendus.  Miss  Blandemere  s'en 
crut  d'autant  plus  offensée  qu'elle  ne  se  sentait  pas  complètement 
innocente.  —  Quand  il  en  serait  ainsi,  dit-elle,  je  ne  vois  pas  ce 
qui  vous  autorise  à  me  demander  des  comptes.  Je  n'ai  d'engage- 
mens  avec  personne,  et  je  suis  maîtresse  de  moi-même.  —  Elle  se 
leva  brusquement,  traversa  la  chambre  d'un  air  irrité,  et  sortit. 

11  était  déjà  assez  tard.  Quand  elle  entra  dans  son  appartement,  elle 
trouva  mistress  Morton  couchée  et  endormie.  Elle  s'assit  devant  le 
foyer.  Stevvart  l'avait  profondément  blessée;  elle  ne  lui  avait  pas 
donné  le  droit  d'être  jaloux,  se  disait-elle.  Et  d'ailleurs  pourquoi 
parler  de  Sélim  avec  ce  mépris?  Lucy  devait  s'avouer  à  elle-même 
qu'elle  n'était  pas  restée  insensible  aux  séductions  de  ce  Kurde, 
comme  l'appelait  son  cousin,  et  quelque  chose  des  dédains  de  Ste- 
wart  remontait  jusqu'à  elle. 

Pendant  qu'elle  regardait  tristement  la  flamme  qui  dansait  au- 
dessus  de  l'immense  fagot  de  broussailles,  la  porte  s'ouvrit;  c'était 
Frandjik  qui  entrait.  Voyant  Lucy  plongée  dans  ses  pensées,  elle  ne 
voulut  pas  l'en  distraire.  Elle  s'assit  à  ses  pieds,  et  resta  silencieuse 
jusqu'au  moment  où  miss  Blandemere  s'aperçut  de  sa  présence.  — 
ïu  étais  là?  lui  dit  celle-ci  en  l'embrassant.  —  Lucy  se  sentit  heureuse 
de  voir  la  petite  Kurde  auprès  d'elle.  L'enfant  la  tirait  de  son  iso- 
lement :  mécoiîtente  d'elle-même  et  des  autres,  miss  Blandemere 
trouvait  pénible  cette  solitude  où  la  poursuivaient  ses  tristes  pen- 
sées. 

Frandjik  était  une  étrange  créature  :  douce,  tendre  et  craintive, 
elle  étonnait  les  rudes  montagnards  parmi  lesquels  le  hasard  l'avait 
fait  naître.  Elle  toussait  souvent,  et  on  se  demandait  comment  sa 
petite  poitrine  pouvait  respirer  l'air  vif  de  la  montagne.  Plus  jeune, 
elle  n'aimait  pas  les  jeux  bruyans  des  enfans  de  son  âge,  et  main- 


LA   MONTAGNE    KURDE.  9A3 

tenant  on  ne  pouvait  deviner  à  quoi  elle  songeait  quand  elle  restait 
des  heures  entières  assise  sur  un  rocher,  suivant  d'un  œil  rêveur 
les  lignes  capricieuses  des  sommets  qui  bordent  le  ciel  comme  les 
rivages  de  l'infini. 

Elle  appuya  sa  tête  sur  les  genoux  de  Lucy,  et  toutes  deux  se 
mirent  à  causer.  Elles  passèrent  ainsi  une  partie  de  la  nuit.  Frand- 
jik,  que  sa  mère  ne  choyait  guère,  la  regardant  comme  un  peu 
folle,  trouvait  un  plaisir  inexprimable  à  ces  entretiens.  Elle  s'igno- 
rait trop  elle-même  pour  beaucoup  apprendra  sur  son  propre 
compte  à  sa  nouvelle  amie;  mais  son  cœur  était  tout  plein,  et  elle 
avait  besoin  de  l'ouvrir.  N'ayant  jamais  quitté  ses  montagnes,  ne 
connaissant  môme  pas  les  villes  voisines,  elle  ne  pouvait  se  plaindre 
de  la  destinée  qui  lui  était  faite  ni  en  souhaiter  une  meilleure;  mais 
son  oncle  était  le  seul  être  qu'elle  aimât  véritablement,  et  elle 
comprenait  d'instinct  qu'il  y  avait  ailleurs  des  cieux  plus  doux  que 
le  ciel  de  ses  campagnes  natales.  Elle  aurait  voulu  suivre  Lucy,  et 
se  désolait  à  la  pensée  de  la  quitter.  Puis  elle  reparlait  de  son  oncle, 
des  bontés  qu'il  avait  pour  elle;  jamais  il  n'avait  dit,  ce  que  répé- 
taient tous  les  autres,  que  les  djadés  (magiciennes)  avaient  jeté  un 
sort  à  la  petite  Franque.  Elle  finit  par  éclater  en  sanglots.  Lucy 
lui  demanda  la  cause  de  ses  larmes  ;  Frandjik  ne  pouvait  la  dire, 
car  elle-même  ne  la  savait  pas.  Miss  Blandemere  la  fit  asseoir  au- 
près d'elle,  sur  le  lit,  et  tâcha  de  la  consoler;  peu  à  peu  ses  larmes 
tarirent,  et  elle  s'endormit  comme  un  enfant  clans  les  bras  de  son 
amie. 

A  ce  moment,  il  semblait  à  miss  Blandemere  que  le  sort  s'était 
trompé  dans  le  lot  qui  lui  était  destiné,  de  môme  qu'il  avait  mal 
choisi  celui  de  Frandjik.  Elle  n'aurait  pas  vécu  sans  plaisir  dans 
cette  sauvage  contrée,  dont  les  horizons  nobles  et  sévères  et  dont 
les  violens  contrastes  charmaient  les  fantaisies  de  sa  nature  ardente 
et  sérieuse  tout  ensemble.  Elle  aurait  trouvé  ici,  pensait-elle,  une 
foule  de  satisfactions  intimes  qui  lui  manqueraient  peut-être  dans 
un  milieu  plus  civilisé  :  quant  à  la  simplicité  de  la  vie  pastorale,  qui 
aurait  épouvanté  une  autre  Européenne,  elle  s'y  serait  faite  sans 
regret. 

Gomme  elle  ne  pouvait  dormir,  elle  prit  sur  une  tablette  un  nar- 
ghilé qui  était  là  tout  préparé  pour  elle.  Le  lombéki  qu'on  brûle 
dans  ces  narghilés  est  une  herbe  aromatique  qui  n'a  rien  de  l'âcreté 
de  notre  tabac;  il  plaît  à  presque  toutes  les  femmes  qui  habitent 
l'Orient,  même  aux  Franques,  et  Lucy  avait  pris,  à  Tauris,  l'habi- 
tude de  le  fumer.  Seulement  il  se  trouva  que  les  feuilles  de  ce 
lombéki  étaient  mélangées  d'un  peu  d'opium.  Il  n'y  en  avait  pas 
assez  pour  enivrer  complètement  miss  Blandemere;  mais  sous  Fin- 


944  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fluence  de  ce  narcotique,  si  faible  qu'il  fût,  ses  pensées  devinrent 
plus  libres,  plus  légères  en  quelque  sorte,  et  s'envolèrent  plus  fa- 
cilement vers  les  régions  de  la  fantaisie.  Tout  en  fixant  ses  yeux 
sur  les  fines  découpures  de  bois  du  plafond,  doré  par  les  derniers 
reflets  de  la  flamme  expirante,  elle  commença  tout  éveillée  un 
rêve  plus  aventureux  peut-être  que  ceux  du  sommeil.  Elle  se  figu- 
rait qu'elle  était  la  maîtresse  de  ces  demeures,  que  sa  vie  devait 
dorénavant  se  partager  entre  les  travaux  de  l'hiver  dans  les  grandes 
habitations  souterraines  et  la  pastorale  nomade  des  longs  mois 
d'été.  Comme  sa  compatriote  lady  Esther  Stanhope,  elle  serait  la 
reine  des  tribus.  Frandjik  deviendrait  sa  fille,  et  celui  qui  l'avait 
sauvée  la  remerciait  de  le  sauver  à  son  tour  «  du  mal  pour  lequel 
n'ont  point  de  remède  les  filles  de  ce  pays.  »  Ces  pensées  vagues 
se  succédaient  dans  son  esprit  comme  des  flots  qui  lentement,  l'un 
après  l'autre,  viennent  déferler  sur  une  plage  et  se  confondent  en 
expirant. 

Le  feu  allait  s'éteindre,  elle  se  leva  pour  le  ranimer;  mais  elle  se 
sentit  la  tête  pesante.  —  Cette  chambre  manque  d'air,  se  dit-elle. 
—  Elle  se  dirigea  vers  la  porte,  et  l'ouvrit.  Dans  la  nuit  silencieuse, 
on  entendait  l'aboiement  des  chiens  de  garde  courant  autour  des 
bergeries.  Lucy  voyait  comme  à  travers  un  nuage  le  calme  paysage 
d'hiver;  mais  les  étoiles,  petites  et  un  peu  pâles,  lui  semblaient 
rayonner  dans  une  atmosphère  plus  douce  qu'à  l'ordinaire.  A  la 
clarté  de  la  lune,  elle  aperçut  une  ombre  qui  se  promenait  au  mi- 
lieu de  la  neige,  sur  les  terrasses  supérieures  :  elle  crut  reconnaître 
Sélim-Agha.  C'était  bien  lui.  Depuis  qu'il  avait  rencontré  l'étran- 
gère, il  n'avait  pas  eu  deux  heures  de  sommeil  calme  :  en  se  rap- 
prochant de  l'habitation  de  Lucy,  il  croyait  donner  le  change  aux 
préoccupations  qui  le  tourmentaient.  Il  vit  miss  Blandemere,  qui, 
blanche  comme  un  fantôme,  s'appuyait  à  l'un  des  piliers  de  bois 
placés  de  chaque  côté  de  la  porte.  Le  Kurde  ne  pouvait  supposer 
que  ce  fût  bien  elle  qu'il  trouvait  là,  dehors,  à  une  pareille  heure; 
il  pensa  d'abord  qu'une  des  aïeules  de  la  tribu  était  sortie  de  son 
tombeau  pour  revoir  les  lieux  où  s'était  passée  sa  jeunesse.  La  ren- 
contre d'un  revenant  est,  pour  un  vivant,  le  gage  d'une  mort  pro- 
chaine :  l'apparition  n'efi'raya  pourtant  pas  Sélim;  il  lui  semblait 
naturel  que  cette  messagère  d'outre-tombe  vînt  lui  annoncer  la  fin 
d'une  soufl'rance  qu'il  lui  semblait  impossible  de  supporter  long- 
temps. Il  s'arrêta  et  attendit.  La  présence  imprévue  de  l'agha  était, 
pour  Lucy,  la  continuation  de  son  rêve  :  elle  quitta  le  pilier,  tra- 
versa la  ruelle  d'un  pas  de  somnambule,  et  se  dirigea  vers  lui.  Aux 
rayons  de  la  lune,  Sélim  distingua  les  traits  de  la  voyageuse;  mais 
ils  lui  parurent  animés  d'une  expression  étrange  qu'il  ne  leur 


LA    MONTAGNE    KUKDE.  9Û5 

avait  jamais  vue  encore.  Elle  porta  la  main  à  sa  tôle  et  chancela  : 
d'un  bond,  le  Kurde  fut  près  d'elle  et  la  soutint  dans  ses  bras.  En 
sentant  le  cœur  de  la  jeune  fille  battre  contre  sa  propre  poitrine, 
le  Kurde  fut  plus  épouvanté  qu'il  ne  l'avait  été  à  la  pers{)ective 
d'un  tête-à-tête  avec  un  fantôme.  Il  est  bien  connu  dans  tout  le 
pays  kurde  que  les  morts  se  plaisent  à  sortir  de  l'étroite  prison  du 
tombeau,  mais  cette  évocation  d'une  vivante,  d'une  Franque  im- 
posante, noble  et  froide  comme  l'était  Lucy,  c'est  là  un  prodige  qui 
dépasse  la  puissance  de  l'amour  même  le  plus  ardent.  D'ailleurs 
ces  yeux  démesurément  agrandis,  ces  frémissemens  qui  faisaient 
palpiter  la  poitrine  de  l'étrangère,  montraient  qu'elle  subissait 
une  inexplicable  et  mystérieuse  influence.  Silencieuse,  elle  ap- 
puyait son  front  sur  l'épaule  de  l'Abdurrahmanli.  Celui-ci  inclina 
la  tête  vers  elle,  et,  sans  peut-être  qu'il  le  voulût,  sa  bouche  ef- 
fleura la  joue  pâle  de  miss  Blannemere.  Elle  frissonna  à  ce  con- 
tact; en  même  temps  une  brise  passa  sur  le  village,  une  de  ces 
brises  froides  tout  imprégnées  de  l'humidité  des  neiges.  Lucy  s'é- 
veilla; peu  à  peu  l'air  glacé  rafraîchit  son  front  et  calma  l'exal- 
tation nerveuse  que  l'opium  avait  fait  naître.  Effrayée  de  se  re- 
trouver dans  les  bras  du  Kurde,  elle  le  repoussa  brusquement.  Le 
souvenir  de  tout  ce  qui  s'était  passé  lui  revint  à  l'esprit;  mais  elle 
ne  comprenait  pas  encore  comment  de  vagues  songeries  commen- 
cées au  coin  du  feu  l'avaient  conduite  jusque-là.  Pendant  quelques 
secondes,  elle  l'asta  debout  devant  Sélim  sans  lui  parler;  puis  elle 
lui  dit  :  —  Je  dois  vous  sembler  bien  étrange!  Je  suis  moi-même 
étonnée  de  me  voir  ici.  L'atmosphère  trop  chaude  de  ma  chambre 
m'avait  rendue  souffrante;  j'ai  voulu  respirer  un  moment  dehors; 
mais  le  froid  m'a  surprise  et  j'allais  perdre  connaissance  au  milieu 
de  la  neige,  si  vous  ne  vous  étiez  encore  trouvé  là  pour  venir  à 
mon  secours.  Je  me  sens  mieux  maintenant. 

Lucy  revint  vers  la  maison  et  rentra.  Quand  la  porte  fut  refer- 
mée, elle  se  sentit  émue  et  tremblante  comme  une  personne  qui 
vient  d'échapper  à  un  grand  danger.  —  Ah  !  dit-elle  tout  bas  en 
passant  devant  sa  vieille  compagne  endormie,  tu  ne  sais  pas  quelle 
folle  tu  as  élevée!  —  L'air  de  la  chambre  était  chargé  de  vapeurs 
étranges,  plus  pénétrantes  que  celles  du  iombcki  :  Lucy  reconnut 
l'odeur  particulière  à  l'opium,  tout  lui  fut  expliqué.  Elle  ranima  le 
feu,  et  ouvrit  un  moment  le  châssis  de  papier  qui  servait  de  fenêtre. 

Miss  Blandemere,  en  repassant  dans  son  esprit  les  événemens  de 
la  soirée,  se  jugea  sévèrement.  Elle  se  reprocha  ses  imprudentes 
rêveries;  elle  se  trouva  cruelle  d'avoir  joué  avec  l'amour  du  Kurde 
et  avec  l'inquiète  affection  de  son  cousin.  Ce  roman  de  vie  nomade 
qui  l'avait  un  moment  séduite  lui  parut  odieux  et  absurde  :  qui 

TOME  civ.  —  1873.  60 


9hQ  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sait  où  il  aurait  pu  la  mener,  s'il  y  avait  eu  un  peu  plus  d'opium 
dans  le  narghilé,  si  le  souffle  du  vent  d'hiver  n'avait  pas  dissipé 
son  ivresse?  Elle  ne  songeait  plus  maintenant  qu'à  s'éloigner  du 
villnge  kurde,  comme  on  s'éloigne  du  bord  d'un  prépice. 

Frandjik  était  plongée  dans  un  calme  sommeil,  mais  une  larme 
pendait  encore  à  l'extrémité  de  sa  paupière  close.  Lucy  sécha  cette 
larme  avec  un  baiser;  puis,  s'agenouillant  devant  son  lit,  elle  com- 
mença sa  prière  du  soir.  Dans  ce  qu'elle  demandait  à  Dieu,  il  y 
avait  des  souhaits  de  bonheur  pour  cette  petite  amie  d'un  jour 
qu'elle  allait  quitter,  et  qui,  seule  désormais,  resterait  livrée  aux 
caprices  de  cette  destinée  qui  joue  avec  la  vie  des  hommes  comme 
le  vent  avec  les  feuilles  tombées.  La  prière  finie,  elle  se  coucha  au- 
près de  Frandjik;  leurs  chevelures  blondes  se  confondirent  sur  l'o- 
reiller, et  l'on  n'entendit  plus  dans  la  chambre  que  le  cri  d'un  gril- 
lon caché  parmi  les  cendres  de  l'âtre. 

IV. 

Quand  le  lendemain  matin  miss  Blandemere  rencontra  Stewart, 
elle  lui  tendit  la  main.  —  Pardonnez-moi,  dit-elle,  j'ai  été  injuste 
envers  vous  hier  soir,  et  je  le  regrette.  J'ai  un  bien  mauvais  carac- 
tère, je  tâcherai  que  vous  vous  en  aperceviez  moins  souvent  à 
l'avenir.  Nous  ne  reparlerons  plus  de  cela,  n'est-ce  pas?  Et,  pour 
vous  donner  une  première  satisfaction,  nous  partirons  demain. 

Erzeroum  est  à  deux  journées  de  caravane  d'Abdurrahmanli; 
mais  les  chevaux,  de  solides  bêtes  choisies  exprès  pour  le  voyage, 
étaient  reposés  maintenant,  et  on  pouvait  sans  trop  de  difficulté 
leur  faire  faire  le  trajet  en  un  seul  jour.  11  fut  convenu  qu'on  se 
mettrait  en  route  avant  le  lever  du  soleil.  Lucy  se  chargea  d'an- 
noncer à  Sélim-Âgha  cette  détermination.  —  Mon  cousin,  dit-elle, 
est  forcé  de  hâter  son  retour  en  Europe.  Moi-même  je  crois  que 
j'aurais  tort  de  séjourner  davantage  dans  un  pays  aussi  froid  que 
l'Arménie.  Vous  avez  pu  voir  que  j'étais  souffrante,  je  craindrais 
les  suites  d'une  crise  nerveuse  comme  celle  d'hier. 

Le  Kurde,  qui  ne  s'attendait  pas  à  un  si  brusque  départ,  sentit 
que  son  cœur  se  brisait;  mais  il  ne  manifesta  aucune  émotion. —  Il 
sera  fait  comme  vous  le  désirez,  répondit-il.  Je  vais  donner  des 
ordres  pour  que  tout  soit  prêt  demain  matin. 

La  journée  se  passa  tristement;  Frandjik  ne  quittait  plus  miss 
Blandemere,  et  pouvait  à  peine  retenir  ses  larmes.  Le  lieutenant 
voulut  laisser  à  la  tribu  un  souvenir  de  son  passage  :  il  payait  ma- 
gnifiquement les  moindres  services.  Il  prit  à  part  le  vieux  barde 
aveugle,  et  lui  remplit  les  deux  mains  de  medjidiés  d'or.  Celui-ci, 


LA   MONTAGNE   KURDE.  9A7 

fier  et  gueux  comme  un  poète,  accepta  cette  libéralité  du  même  ton 
que  l'aède  Démodocus  recevait  les  présens  des  rois.  —  Je  compo- 
serai un  poème  en  ton  honneur,  dit-il,  et  ton  nom  vivra  longtemps 
parmi  les  fils  des  Abdurralimanîi. 

Miss  Biandemere  ne  dormit  pas  de  toute  la  nuit.  Vers  quatre 
heures  du  matin,  elle  et  mistress  Morton  se  levèrent  et  se  préparè- 
rent au  départ.  Quand  elles  sortirent  de  la  maison,  les  deux  femmes 
ne  trouvèrent  pas  devant  leur  porte  les  chevaux  et  les  muletiers 
qu'elles  s'attendaient  à  y  voir;  en  revanche,  tout  le  village  était  sur 
pied  et  présentait  l'apparence  de  la  plus  grande  confusion.  —  Qu'ar- 
rive-t-il?  demandèrent-elles  à  Stewart  qu'elles  aperçurent  alors  à 
la  clarté  indécise  du  crépuscule. 

—  Les  Kurdes  sont  en  grand  émoi,  répondit  l'officier.  L'agha  a 
disparu,  et  on  le  cherche  inutilement  depuis  une  demi-heure. 

Les  étrangers  apprirent  bientôt  que  les  serviteurs  de  Sélim,  lors- 
qu'ils étaient  entrés  chez  leur  maître  pour  le  prévenir  que  l'heure 
du  départ  de  ses  hôtes  était  proche,  avaient  trouvé  la  chambre 
vide.  Son  cheval  favori  n'était  pas  à  l'écurie,  et  on  ne  voyait  plus 
ses  armes  à  leur  place  habituelle.  11  lui  était  souvent  arrivé  de 
partir  à  l'improviste  pour  une  expédition  ou  un  voyage;  mais  alors 
il  se  faisait  accompagner  par  quelques-uns  de  ses  hommes  et  pré- 
venait sa  sœur  de  sa  résolution;  cette  fois  il  n'avait  rien  fait  de  pa- 
reil. Un  aussi  brusque  départ  semblait  inexplicable;  s'il  n'alarmait 
pas  encore  la  tribu,  il  l'étonnait  singulièrement. 

Le  jour  ne  tarda  pas  à  paraître  ;  on  put  suivre  sur  la  neige  les 
traces  de  pas  laissées  par  la  monture  du  chef.  Elles  se  dirigeaient 
vers  le  sud-est,  c'est-à-dire  du  côté  de  la  route  de  Perse.  Plusieurs 
hommes  montèrent  à  cheval  pour  courir  après  l'agha.  Les  Anglais 
ne  voulurent  pas  partir  avant  d'être  rassurés  sur  le  compte  de  leur 
hôte,  et  ils  restèrent  au  village,  attendant  les  nouvelles.  Miss  Bian- 
demere était  rentrée  dans  sa  chambre.  Par  la  fenêtre  entr'ouverte, 
elle  entendait  les  conversations  des  gens  qui  passaient  sur  le  che- 
min; elle  ne  les  comprit  que  très  imparfaitement,  mais  il  lui  sembla 
qu'on  imputait  aux  étrangers  l'événement  qui  troublait  toutes  les 
têtes  de  la  tribu;  en  bien  des  circonstances,  les  sortilèges  des  Francs 
sont  pour  les  hommes  de  l'Anatolie  une  explication  toute  simple 
des  incidens  extraordinaires.  Un  pressentiment  avertissait  Lucy  que 
ces  Kurdes  ne  se  trompaient  qu'à  demi  dans  leurs  conjectures;  elle 
craignait  que  le  chef  des  Abdurrahmanli  ne  fût  resté  sous  l'empire 
du  charme  fatal  qu'il  subissait,  et  n'eût  pris  quelque  résolution 
désespérée.  Elle  connaissait  trop  bien  l'Orient  pour  supposer  qu'il 
voulût  se  délivrer  lui-même  d'une  existence  devenue  intolérable; 
mais  qui  dira  combien  d'autres  folies  un  homme  peut  commettre 
sous  l'influence  de  la  passion  ? 


9/i8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Cependant  le  soir  arriva  sans  que  Ton  apprît  rien  de  nouveau. 
Lucy  passa  une  partie  de  la  nuit  à  consoler  la  petite  Frandjik,  qui 
ne  savait  ce  qui  lui  causait  le  plus  de  chagrin  du  prochain  départ 
de  son  amie  ou  de  la  disparition  de  l'agha.  Quand  le  jour  parut,  les 
cavaliers  n'étaient  pas  encore  revenus.  La  caravane  ne  pouvait  sus- 
pendre indéfiniment  son  voyage;  il  fut  convenu  que  l'on  se  remet- 
trait immédiatement  en  route;  seulement,  comme  les  étrangers  de- 
vaient s'arrêter  quelques  jours  à  Erzeroum ,  ils  prièrent  la  sœur  du 
chef  de  leur  envoyer  dans  cette  ville  un  messager  pour  leur  donner 
des  nouvelles  aussitôt  qu'il  en  arriverait.  Lucy  fit  ses  adieux  à  l'in- 
consolable Frandjik,  à  qui  elle  laissa  comme  souvenir  de  son  pas- 
sage un  bracelet  de  turquoises,  présent  de  la  femme  du  vice-roi  de 
Tauris,  et  une  partie  de  la  tribu  accompagna  pendant  une  heure 
les  étrangers,  tout  sorciers  que  les  supposaient  les  fortes  têtes  du 
village. 

Le  voyage  se  fit  sans  encombre  par  un  assez  beau  temps.  Le 
matin  du  troisième  jour,  la  caravane  sortit  d'une  gorge  étroite,  et 
vit  devant  elle  une  vaste  étendue  de  pays.  C'était  une  grande  plaine 
semblable  au  bassin  d'une  mer  d'où  les  Ilots  se  seraient  retirés. 
Des  montagnes  en  amphithéâtre,  disposées  comme  les  gradins  d'un 
cirque  démesuré,  l'entouraient  de  toutes  parts;  des  pics  élevés  dé- 
passaient çà  et  là  les  lignes  dentelées  des  cimes  inférieures.  La 
plaine  était  blanche  de  neige;  des  taches  brunes,  au-dessus  des- 
quelles flottaient  des  fumées,  marquaient  la  place  de  nombreux 
villages.  Dans  le  lointain,  h  mi-côte  des  dernières  hauteurs,  on  dis- 
tinguait une  tache  sombre  plus  large  que  les  autres;  c'était  Erze- 
roum. Environnée  par  les  immenses  nappes  de  neige  que  le  soleil 
colorait  de  teintes  bleues  et  roses,  à  demi  voilée  par  une  brume 
légère  que  perçaient  les  pointes  des  minarets,  elle  apparaissait 
comme  ces  villes  fantastiques,  suspendues  entre  le  ciel  et  la  terre, 
qui  servent  de  demeures  aux  génies. 

Erzeroum,  c'était  déjà  presque  l'Europe;  mais,  si  heureuse  que 
fût  miss  Blandemere  de  se  retrouver  ainsi  à  portée  des  pays  civili- 
sés, il  lui  aurait  coûté  de  continuer  son  voyage  sans  apprendre  ce 
qu'était  devenu  son  hôte  de  la  montagne  :  pourtant  les  jours  se 
passèrent,  et  le  messager  promis  ne  vint  pas.  Il  fallut  partir  pour 
Trébizonde,  et  de  là  pour  Constantinople.  Dans  cette  dernière  ville, 
les  voyageurs  anglais  se  séparèrent  de  Tikrane-Effendi;  quinze  jours 
plus  tard,  ils  arrivaient  à  Londres. 

Une  année  s'écoula.  Lucy,  qui  avait  épousé  Stewart,  était  assise 
à  la  fenêtre  de  sa  chambre,  dans  le  grand  château  du  ^Vestmore- 
land.  L'hiver  était  revenu  :  les  pelouses  du  parc,  les  campagnes  et 
le  lac  gelé  disparaissaient  sous  la  neige.  Ce  tableau  lui  rappela  les 


LA   MONTAGNE   KURDE.  949 

solitudes  de  l'Arménie.  On  lui  apporta  une  lettre  couverte  de  tim- 
bres multicolores  :  elle  rompit  le  cachet,  qui  portait,  en  lettres 
arabes,  le  monogramme  de  ÏJkrane-Eiïendi,  et  lut  ce  qui  suit  : 

<'  Constantinople,  20  octobre  1801. 

«  Madame,  vous  m'aviez  chargé  de  vous  donner  des  nouvelles  de 
nos  amis  de  la  montagne  kurde;  si  ces  nouvelles  vous  parviennent 
tardivement,  excusez-moi,  je  vous  prie,  en  songeant  qu'il  est  diffi- 
cile de  savoir  à  Constantinople  ce  qui  se  passe  cà  Abdurrahmanli. 
Voici  ce  que  j'ai  appris  tout  récemment  d'un  voyageur  qui  vient  de 
traverser  le  Kurdistan. 

«  Sélim-Agha  n'a  jamais  reparu  parmi  les  siens;  les  cavaliers  qui 
s'étaient  mis  à  sa  poursuite  ont  perdu  ses  traces  à  la  frontière  de 
Perse,  et  pendant  plusieurs  mois  on  n'a  plus  entendu  parler  de 
lui.  Au  commencement  de  cette  année,  le  bruit  s'est  répandu  qu'il 
avait  été  rejoindre  les  tribus  kurdes  établies  aux  frontières  du  Kho- 
rassan;  enfin,  il  y  a  quelque  temps,  un  derviche  voyageur  venu  de 
iMéched  a  rapporté  que  ce  malheureux  Sélim-Agha  s'est  fait  tuer 
dans  une  rencontre  avec  les  Uzbeks  du  désert  de  sable  rouge.  On 
ne  sait  pas  les  moiifs  de  l'étrange  résolution  qu'il  a  prise  :  les  siens 
disent  qu'il  y  a  de  la  magie  dans  tout  cela;  quant  à  moi,  je  me 
perds  en  conjectures. 

a  Vous  aviez  laissé  à  Abdurrahmanli  une  amie  qui  parlait  sans 
cesse  de  vous,  la  petite  Frandjik;  malheureusement  la  pauvre  en- 
fant est  tombée  malade  au  commencement  de  l'hiver.  Elle  avait 
toujours  eu  une  faible  santé;  le  chagrin  que  lui  a  causé  le  départ 
de  son  oncle  ne  lui  a  pas  été  moins  fatal  que  les  rigueurs  du  climat, 
et  elle  est  morte  avant  le  printemps.  Elle  a  demandé  à  sa  mère 
d'être  enterrée  avec  le  bracelet  que  vous  lui  aviez  donné...  » 

—  Pauvre  Frandjik  !  pauvre  Sélim  !  dit  Lucy  en  laissant  tomber 
la  lettre.  Elle  resta  longtemps  debout  devant  la  fenêtre  sans  détacher 
sa  pensée  du  sujet  de  sa  méditation  silencieuse,  sans  détourner  ses 
yeux  de  ce  paysage  d'hiver,  si  semblable  aux  sites  du  pays  kurde. 
La  seule  verdure  au  milieu  de  la  neige  était  celle  d'un  petit  cime- 
tière isolé  au  bas  de  la  plaine.  Ces  cyprès  lui  rappelèrent  une  fois 
encore  les  stances  mélancoliques  du  poète  persan;  elles  chantaient 
à  son  oreille  comme  un  adieu  plein  de  tristesse  résignée.  Depuis 
lors  Lucy  songea  souvent  aux  deux  tombes  où  dormaient  dans  le 
fond  de  l'Orient  ceux  qui  l'avaient  aimée. 

Albert  Eynaud. 


UN 


ROMAN  POLITIQUE 

EN   ALLEMAGNE 


Um  Scepter  wid  Kronen  {Pour  le  sceptre  et  la  couronne),  von  Samarow,  8  toI.;  Stuttgart  18~2. 


Le  temps  est  loin  où  Henri  Heine,  en  commençant  une  de  ces 
œuvres  exquises  qui  jaillissaient  de  sa  plume  toutes  empreintes  de 
grâce,  de  malice  et  de  finesse,  se  trouvait  obligé  de  dire  en  guise 
de  préface  :  «  Ne  crains  rien,  lecteur  allemand;  il  ne  s'agit  point  ici 
de  politique,  il  s'agit  de  philosophie,  —  c'est  ce  que  tu  aimes.  H 
est  réellement  très-politique  de  ta  part  de  ne  vouloir  pas  entendre 
parler  de  politique,  car  tu  n'apprendrais  que  des  choses  désagréa- 
bles ou  humiliantes.  Mes  amis  avaient  bien  raison  d'être  dépités 
contre  moi  parce  que  ces  dernières  années  je  ne  me  suis  guère  oc- 
cupé que  de  politique,  et  j'ai  même  publié  des  écrits  politiques.  H 
est  vrai,  disent-ils,  que  nous  ne  les  lisons  pas;  mais  que  de  sem- 
blables choses  soient  imprimées  en  Allemagne,  dans  le  pays  de  la 
philosophie  et  de  la  poésie,  cela  suffit  déjà  pour  nous  rendre  in- 
quiets. Puisque  tu  ne  veux  plus  rêver  avec  nous,  au  moins  ne  nous 
éveille  pas  de  notre  doux  sommeil.  »  Ces  temps  sont  loin  :  la  litté- 
rature allemande  s'est  attachée  au  front  une  cocarde  officielle  dès 
le  lendemain  de  la  victoire;  il  n'y  a  plus,  MM.  Strauss,  Geibel, 
Redwitz  et  tant  d'autres  l'ont  prouvé,  que  des  philosophes  et  des 
poètes  de  l'empire.  Voici  venir  maintenant  le  rom.ancier  de  l'em- 
pire, romancier  ou  historien?  Quel  nom  donner  à  ce  Samarow  dont 
on  parle  en  Allemagne  pour  la  première  fois  ?  Et  d'abord  qu'est-ce 
que  ce  Samarow?  C'est  encore  un  secret,  un  de  ces  secrets  mal 


ROMAN   POLITIQUE    EN   ALLEMAGNE.  951 

gardés  que  tout  le  monde  se  chuchote  à  l'oreille.  Quand  Um  Scep- 
ter  und  Kronen  parut  dans  le  journal  universel  hebdomadaire  Uber 
Land  und  Meer,  que  dirige  à  Stuttgart  M.  Hacklânder,  la  curiosité 
publique  fut  vivement  excitée. 

Une  certaine  habileté  dans  la  disposition  des  événemens,  une 
certaine  facilité  de  style  trahissant  l'écrivain  de  profession,  on  l'at- 
tribua tout  naturellement  à  M.  Ilacklander  lui-même,  auteur  de 
la  Vie  militaire  en  Prusse  et  de  plusieurs  romans  estimés;  il  pa- 
raissait invraisemblable  cependant  qu'un  simple  particulier  eût 
ainsi  la  clé  de  la  politique  de  son  temps,  et  qu'il  eût  surtout  l'au- 
dace de  s'en  servir,  fût-ce  pour  glorifier  un  souverain  victorieux. 
On  s'étonnait  surtout  que  les  plus  grands  personnages  contempo- 
rains donnassent  à  un  publiciste  quelconque  le  droit  de  les  mettre 
en  scène  comme  autant  de  marionnettes,  et  non  pas  sur  les  nuages 
de  l'apothéose  où  nous  sont  apparus  l'empereur  Guillaume  et  son 
grand-chancelier  entre  Alexandre,  Napoléon  et  Wellington,  dans  le 
Chant  du  nouvel  empire  allemand,  mais  en  déshabillé  pour  ainsi 
dire,  débarrassés  même  du  masque  transparent  qui  permettait  de 
nommer  à  demi-voix  les  originaux  du  Grand  Cyrus.  Si  nous  nous 
avisions  de  poursuivre  une  comparaison,  impossible  d'ailleurs,  avec 
notre  Grand  Cyrus,  Um  Scepter  und  Kronen,  histoire  ou  roman, 
aurait  deux  infériorités  :  la  première  serait  de  remplacer  la  pein- 
ture affectée,  mais  ingénieuse  en  somme,  des  nobles  sentimens 
d'une  société  polie,  par  les  tableaux  sanglans  de  la  guerre  entre- 
mêlés à  ces  effusions  mystiques  dont  les  Allemands  ont  l'habitude, 
et  qui  révoltent  si  justement  notre  goût;  parmi  le5  vices  welches 
ne  figure  pas  du  moins  l'hypocrisie.  La  seconde  infériorité  serait 
l'absence  d'esprit;  ceci  ne  doit  point  être  reproché  à  M.  Samarow, 
l'équivalent  d'esprit  n'existant  ni  dans  la  tête  allemande  la  mieux 
organisée,  ni  dans  le  vocabulaire  allemand  le  plus  complet. 

A  défaut  de  ce  don  particulier,  qui  ne  saurait  leur  être  ravi, 
M.  Samarow  a  emprunté  aux  Français  telle  contrefaçon  du  patrio- 
tisme affublée  d'un  nom  ridicule  et  que  l'Allemagne  a  raillée  bien 
longtemps.  Encore  le  chauvinisme  français  est-il  naïf  et  franc,  tout 
d'élan,  d'instinct  irréfléchi;  en  Allemagne,  il  est  farouche  comme 
le  fanatisme,  raisonné,  savant,  éclos  dans  des  cerveaux  hégéliens 
qui  ne  s'ouvrent  à  aucune  émotion  naturelle  aussitôt  qu'il  est  ques- 
tion de  principes  et  à' idées.  Quelque  forme  qu'il  prenne  du  reste, 
il  doit  paraître  sans  excuse  quand  c'est  une  guerre  fratricide  qui 
l'allume,  car  Um  Scepter  und  Kronen  n'est  autre  que  le  récit  des 
événemens  précurseurs  de  Sadowa,  en  attendant  peut-être  un  récit 
bien  autrement  emphatique  de  l'invasion  de  1870  et  du  siège  de 
Paris.  Si  l'auteur  était  de  ceux  qui,  persuadés  qu'on  ne  peut  at- 
teindre à  la  liberté  que  par  l'unité,  prennent  à  cause  de  cela  leur 


952  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

parti  de  la  prépondérance  prussienne;  mais  on  voit  trop  qu'avant 
ce  que  M.  Strauss  salue  comme  l'achèvement  de  la  réforme,  il  ac- 
clame, lui,  l'avènement  du  césarisme,  et  que  c'est  un  encens  de 
courtisan  qu'il  fait  fumer  aux  pieds  d'idoles  dont  le  plus  grand  mé- 
rite à  ses  yeux  est  d'avoir  pleinement  réussi.  11  met  dans  la  bouche 
même  des  ennemis  de  M.  de  Bismarck  l'éloge  du  ministre,  et 
celui-ci,  armé  de  foudres  qu'il  lance  à  regret,  quoique  d'un  bras 
implacable,  prend  tout  à  coup  les  proportions  d'une  figure  surna- 
turelle du  destin.  Cette  admiration  aveugle  pour  la  force  et  le  suc- 
cès est  moins  rare  qu'on  ne  pourrait  le  croire  au  a  pays  de  la  phi- 
losophie; »  elle  explique  ce  qui  a  étonné  tant  de  voyageurs  en 
Allemagne,  la  secrète  sympathie  vouée  a  Napoléon  P""  par  ceux-là 
mêmes  qui  ont  été  ses  victimes,  l'étrange  faveur  dont  on  entoure, 
dans  les  classes  inférieures  surtout,  la  légende  du  moderne  Attila. 
Le  droit  est  un  mot  prononcé  souvent,  et  faiblement  compris  :  être 
fort,  être  habile,  vaincre,  conquérir,  dominer,  voilà  l'essentiel,  la 
vraie  grandeur,  la  suprématie,  l'empire  avant  tout. 

L'intérêt  qu'inspire  à  Samarow  cette  suprématie  de  la  Prusse  est 
si  tendre  que  dès  les  premières  pages  on  avait  cru  deviner  sous  un 
pseudonyme  exotique  le  prince  George,  cousin  du  roi  Guillaume 
et  auteur  d'une  Phèdre  qui  éclipse  celle  de  Racine  au  même  titre 
que  la  Phèdre  de  Vradon.  11  est  avéré  aujourd'hui  que  le  prince 
George  se  repose  sur  l'éclatante  renommée  que  lui  valent  une  dou- 
zaine de  tragédies,  et  les  soupçons  après  avoir  effleuré  de  hautes 
individualités  politiques  ont  fini  par  s'arrêter  sur  M.  Meding,  qui, 
Prussien  d'origine,  exerça  naguère  d'importantes  fonctions  en  Ha- 
novre. A  cette  époque  déjà,  il  écrivait,  paraît-il,  des  articles  offi- 
cieux qui  n'avaient  pas  précisément  le  ton  de  son  roman.  Que  la 
rumeur  soit  ou  non  fondée,  on  peut,  sans  risque  de  ralomnie,  sup- 
poser que  Samarow  n'écrit  pas  avec  un  complet  désintéressement, 
et  que  M.  le  prince  de  Bismarck  est  en  mesure  de  calculer  à  peu  de 
chose  près  ce  que  vaut  son  enthousiasme.  Cet  enthousiasme  offi- 
ciel se  manifeste  parfois  de  façon  à  faire  sourire  le  grand  homme 
lui-même,  n'importe!  Il  se  sert  volontiers  pour  impressionner  les 
masses  de  ce  que  sa  haute  sagesse  doublée  d'un  profond  scepti- 
cisme tient  sans  doute  en  mépris.  Voici  comment,  dès  les  premières 
pages,  sont  placés  en  présence  M.  de  Manteuffel  et  M.  de  Bismarck, 
la  vieille  et  la  nouvelle  Prusse  : 

Au  mois  d'avril  1S66,  vers  neuf  heures  du  soir,  une  voiture  s'arrête 
devant  le  ministère  des  affaires  étrangères  à  Berlin.  Il  en  descend 
un  homme  de  moyenne  taille,  de  soixante  ans  environ,  au  teint 
quelque  peu  jaunâtre,  à  l'œil  vif  et  sombre,  très  perçant,  bien  qu'il 
exprime  aussi  le  calme  et  la  bienveillance.  —  Monsieur  le  ministre 


ROMAN   POLITIQUE    EN   ALLEMAGNE.  953 

de  Bismarck  est-il  chez  lui?  demande-t-il  avec  une  affabilité  hau- 
taine. —  La  porte  d'un  salon  s'ouvre,  et  l'on  annonce  :  —  Son 
excellence  de  Manteuffel. 

M.  de  Bismarck,  assis  devant  un  secrétaire  encombré  de  papiers, 
se  lève  avec  empressement  pour  saluer  son  visiteur,  qui  lui  tend  la 
main  avec  un  sourire  ému.  Antithèse  vivante,  le  passé,  l'avenir,  se 
touchent  en  la  personne  de  ces  deux  hommes;  tous  deux  le  sentent, 
et  ils  restent  debout  un  instant  sans  parler.  M.  de  Bismarck  dépasse 
presque  de  la  tête  M.  de  Manteuffel,  son  extérieur  est  imposant,  son 
maintien  prouve  qu'il  est  habitué  à  porter  l'uniforme,  sa  physio- 
nomie parle  d'une  vie  agitée,  ses  yeux  gris  et  clairs  semblent  pé- 
nétrer chaque  objet  qui  s'offre  à  eux;  sous  le  front  haut  et  large,  on 
croit  voir  travailler  la  pensée.  —  Je  vous  suis  obligé  d'être 
venu,  dit-il,  bien  que  je  vous  eusse  prié  de  me  recevoir  chez 
vous. 

—  Cela  vaut  mieux  ainsi,  votre  visite  aurait  fait  trop  d'éclat; 
d'ailleurs  ici  on  est  plus  sûr  de  n'être  pas  écouté,  en  supposant  que 
notre  entretien  ait  un  objet  grave. 

—  Hélas!  il  faut  en  effet  une  cause  bien  extraordinaire  pour  que 
la  joie  me  soit  donnée  d'entendre  lés  conseils  de  mon  ancien  chef! 
Vous  savez  combien  je  désire  vous  confier  mes  pensées,  et  vous 
semblez  me  fuir,  dit  Bismarck  d'un  ton  à  demi  douloureux. 

—  A  quoi  bon?  reprend  Manteuffel.  Agir  moi-même,  avoir  seul 
la  responsabilité,  c'était  là  ma  maxime  lorsque  j'occupais  votre 
place.  Quand  un  homme  d'état  commence  à  recevoir  des  conseils 
de  ci  de  là,  il  perd  la  force  d'avancer  sur  le  chemin  que  lui  tracent 
sa  raison  et  sa  conscience. 

—  Oh!  s'écrie  M.  de  Bismarck,  ce  n'est  pas  mon  système  d'écou- 
ter tout  le  monde,  et  je  ne  manque  pas  de  résolution  pour  faire 
mon  chemin  moi-même;  au  contraire,  ajoute-t-il  avec  un  fin  sou- 
rire, mes  amis  les  députés  me  le  reprochent  chaque  jour;  mais  il 
faut  convenir  qu'il  y  a  des  momens  où  l'esprit  le  plus  ferme  a  be- 
soin de  consulter  un  maître  qui  puisse  se  flatter  de  succès  tels  que 
les  vôtres,  mon  ami. 

—  Et  un  de  ces  momens  est  venu?  demande  M.  de  Manteuffel  en 
laissant  reposer  un  regard  tranquille  sur  les  traits  agités  de  M.  de 
Bismarck. 

—  Vous  connaissez  la  situation  de  l'Allemagne  et  de  l'Europe, 
vous  comprenez  donc  que  la  crise  est  imminente,  la  crise  d'où  dé- 
pend l'avenir  des  siècles  prochains. 

—  Je  crois  qu'elle  viendra,  s'il  est  nécessaire  qu'elle  vienne; 
mais,  dit  M.  de  Manteuffel  après  une  pause,  vous  savez  mon  ap- 
préhension de  me  mêler  d'affaires  qui  ne  me  regardent  pas.  Est-il 
permis  de  demander  si  le  roi  a  connaissance  de  notre  entretien? 


954  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Sa  majesté  désire  avoir  votre  avis. 

—  Alors  c'est  mon  devoir  de  le  donner;  cependant  il  faut  d'abord 
que  je  sois  mis  au  courant  du  but  de  votre  politique  et  des  moyens 
par  lesquels  vous  croyez  pouvoir  l'atteindre. 

M.  de  Bismarck  baisse  silencieusement  la  tête. 

—  D'après  la  conviction  que  je  me  suis  formée  en  observant  les 
événemens,  continue  son  interlocuteur,  vous  voulez  résoudre  la 
question  allemande  ou  plutôt  la  trancher  :  vous  voulez  mettre  entre 
les  mains  de  la  Prusse  toute  la  puissance  de  l'Allemagne  et  tourner 
l'épée  contre  ceux  qui  s'y  opposent;  en  un  mot,  vous  voulez  presser 
la  crise  de  cette  maladie  chronique  qu'on  appelle  la  question  alle- 
mande. 

—  Oui,  je  le  veux,  répond  Bismarck  d'une  voix  vibrante. 

—  Ne  vous  y  trompez  pas,  vous  rencontrerez  une  vigoureuse 
résistance. 

—  Je  le  sais. 

—  Eh  bien  1  continue  M.  de  Manteuffel,  considérons  seulement 
les  moyens  dont  vous  pouvez  disposer.  Vous  avez  l'armée  prus- 
sienne, un  moyen  dont  je  ne  méconnais  assurément  pas  l'impor- 
tance, bien  que  dans  cette  lutte  il  y  ait  encore  d'autres  points  à 
considérer,  les  alliances,  l'opinion  publique.  Les  alliances  me  sem- 
blent bien  douteuses  !..  La  France?  Vous  devez  vous  rendre  compte 
mieux  que  personne  de  la  situation  à  l'égard  de  l'homme  silen- 
cieux? —  L'Angleterre?..  L'Angleterre  attendra  le  succès.  La  Rus- 
sie, elle,  est  sûre;  la  voix  publique... 

—  Est-ce  qu'il  y  a  une  voix  publique? 

—  Il  y  en  a  une,  répond  en  souriant  M.  de  ManteufTel,  il  y  a 
une  opinion  publique  qui  s'élève  comme  le  vent,  aussi  fugitive  et 
aussi  terrible  que  lui  lorsqu'il  apporte  la  tempête.  L'événement 
qui  repose  encore  dans  le  sein  de  l'avenir,  c'est  une  guerre  d'Alle- 
mands contre  Allemands,  une  guerre  civile,  et  dans  de  telles  con- 
jonctures l'opinion  publique  réclame  son  droit.  Elle  peut  être  un 
allié  puissant  ou  un  ennemi  foraiidable,  et  elle  est  contre  la  guerre 
en  Prusse  plus  encore  que  dans  le  reste  de  l'Allemagne.  A  ne  con- 
sidérer que  le  concours  même  de  l'armée  prussienne,  ceci  n'est  pas 
indifférent. 

—  Supposez-vous  donc...,  interrompt  M.  de  Bismarck. 

—  Que  l'armée  soit  capable  d'oublier  son  devoir  et  ose  refuser  de 
marcher?  Non,  jamais!  Il  pourra  survenir  quelques  irrégularités 
dans  la  landwehr,  mais  elles  seront  rares;  l'armée  fera  son  devoir, 
elle  est  l'incarnation  de  l'obéissance.  Nierez-vous  cependant  qu'il 
n'y  ait  une  grande  différence  entre  le  devoir  accompli  avec  joie  et 
enthousiasme  ou  avec  appréhension? 

—  La  joie,  l'enthousiasme,  naissent  du  succès. 


ROMAN   POLITIQUE    EN    ALLEMAGNE.  955 

—  Et  jusque-là  ? 

—  Jusque-là  le  devoir  doit  suffire. 

—  Eh  bien!  répond  M.  de  Manteuffel,  je  ne  doute  pas  que  le  de- 
voir ne  soit  accompli,  je  voulais  seulement  vous  prouver  que  ce 
point  important  n'est  pas  pour  vous. 

—  Soit  !  Aujourd'hui  elle  est  contre  moi,  cette  opinion  publique 
que  vous  avez  si  justement  comparée  au  vent  et  qui,  changeante 
par  conséquent,  tournera  comme  tournent  les  girouettes. 

—  Mais  le  succès  est-il  sûr,  est-il  préparé?  Nous  avons  traité 
deux  questions,  venons  maintenant  à  la  troisième,  la  plus  grave, 
aux  alliances.  Où  en  êtes-vous  avec  la  France,  avec  Napoléon? 

A  cette  question  directe,  les  lèvres  de  M.  de  Bismarck  frémis- 
sent en  répliquant  :  —  Nous  sommes  d'accord  autant  qu'on  peut 
l'être  avec  ce  sphinx. 

—  Avez- vous  des  promesses,  des  traités,  ou  une  parole  person- 
nelle de  Napoléon? 

—  Je  répondrai,  dit  Bismarck,  puisque  je  me  trouve  devant  mon 
maître.  Eh  bien  !  j'ai  parlé  à  l'empereur,  mais  vous  savez  combien 
il  est  difficile  de  pénétrer  ce  caractère  mystérieux  et  d'obtenir  de 
lui  des  promesses  formelles. 

Pendant  cette  conversation,  M.  de  Bismarck  feuillette  des  papiers 
qui  se  trouvent  sur  la  table.  —  Voici  le  traité  avec  l'Italie,  fait  avec 
le  général  Gorone,  qui  nous  promet  d'attaquer  l'Autriche  méri- 
dionale. 

—  La  France,  qu'exige-t-elle  pour  sa  part? 

—  Elle  demande  la  Yénétie  pour  l'Italie. 

—  Et  pour  elle-même? 

—  Rien  du  tout. 

—  Rien?  réplique  M.  de  Manteuffel  avec  un  sourire  de  doute.  Et 
le  Hanovre,  vous  est-il  favorable? 

—  C'est  ma  sincère  volonté  de  lui  donner  une  position  honorable 
dans  l'Allemagne  du  nord  et  de  gagner  sa  sympathie;  mais  il  faut 
que  l'on  cesse  aussi  de  nous  faire  sentir  toujours  que  nous  sommes 
pour  lui  un  obstacle. 

—  Qu'a  promis  le  comte  de  Platen  à  cet  égard? 

—  La  neutralité. 

—  Le  traité  est-il  conclu?  demande  M.  de  Manteuffel. 

—  Le  comte  de  Platen  ne  pouvait  le  décider  seul  et  désirait  que 
cette  affaire  restât  secrète;  je  l'ai  assuré  que  l'amitié  du  Hanovre 
nous  était  précieuse,  que  nous  souhaitions  la  conservation  du  trône, 
bien  que  ce  ne  soit  pas  l'avis  de  tous  les  Prussiens,  comme  vous 
savez. 

—  Croyez-vous  que  le  Wurtemberg  et  la  Bavière  restent  neutres 
en  cas  de  guerre  contre  l'Autriche? 


956  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Non  ,  répond  M.  de  Bismarck. 

—  C'est  alors  l'armée  prussienne  seule  qui  vous  donne  de  la  sé- 
curité; tous  les  autres  points  d'appui  sont  imaginaires.  L'attitude  de 
la  France  n'est  ni  ferme  ni  définie,  l'Allemagne  en  général  me  paraît 
être  ennemie;  je  ne  me  fie  pas  au  Hanovre,  il  peut  devenir  dange- 
reux. Une  question  encore,  qui  n'est  pas  la  moins  sérieuse  :  cette 
guerre  est- elle  nécessaire?  Vous  savez  si  je  désire  que  la  Prusse  se 
place  à  la  tête  de  l'Allemagne  ;  j'ai  toujours  compté  sur  le  temps 
pour  obtenir  pacifiquement  ce  résultat.  Pourquoi  troubler  la  Prusse 
par  les  chances  incertaines  d'une  guerre? 

A  ces  mots,  Bismarck  se  lève  vivement,  et,  saisissant  la  main  de 
Manteuffel ,  répond  :  —  0  mon  ami,  je  reconnais  votre  prudence  et 
votre  délicatesse,  mais  moi  non  plus,  je  ne  joue  pas  légèrement 
avec  le  sort  de  la  Prusse.  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  provoqué  la  guerre, 
on  me  l'impose.  N'y  a-t-il  pas  aussi  des  momens  dans  la  vie  où 
l'action  prompte  et  la  résolution  hardie  sont  nécessaires  pour  at- 
teindre aux  grandes  choses  et  pour  détourner  de  grands  maux? 

—  Si  pourtant  vous  ne  réussissiez  pas,  demande  M.  de  Manteuffel, 
quelles  précautions  aurez-vous  prises  pour  sauver  la  Prusse  de  sa 
perte?  "Vous  savez  qil'un  bon  général  pense  d'abord  à  la  retraite. 

—  Si  je  croyais  possible  que  noire  armée  fût  battue  par  l'armée 
autrichienne,  je  ne  serais  pas  ministre  prussien. 

A  ces  mots,  M.  de  Manteuffel  prend  congé.  —  Notre  conversation, 
dit-il,  me  semble  terminée. 

—  Adieu,  dit  tristement  M.  de  Bismarck,  vous  m'ôtez  une  espé- 
rance, un  appui. 

—  Mes  vœux  les  plus  ardens,  répond  M.  de  Manteuffel,  seront 
toujours  pour  le  bonheur  de  la  Prusse. 

M.  de  Bismarck  reconduit  silencieusement  son  hôte  en  songeant  : 
—  N'a-t-il  pas  raison?  Peut-être?  Si  le  succès  nous  faisait  défaut, 
quelle  serait  l'issue?..  Il  faudrait  se  retirer  comme  un  joueur  im- 
prudent, condamné  par  tous  dans  l'avenir;  —  d'un  autre  côté,  re- 
culer avec  la  conviction  de  la  victoire  dans  le  cœur,  perdre  le  mo- 
ment propice  et  avec  lui  l'avenir  de  la  Prusse,  que  je  vois  si  brillant 
devant  moi  !  Ce  que  tu  perds  en  une  minute,  une  éternité  ne  saurait 
te  le  rendre... 

Sur  cette  sentencieuse  réflexion,  il  passe  dans  le  salon,  où  se 
trouvent  M"'^  de  Bismarck,  sa  fille  et  son  confident,  M.  de  Keu- 
dell;  il  s'assied  affectueusement  auprès  de  sa  femme  et  prie  son 
jeune  ami  de  faire  un  peu  de  musique.  M.  de  Keudell  obéit,  il  exé- 
cute en  virtuose  la  marche  funèbre  de  Beethoven.  «  Tous  les  trois 
se  sentirent  émus  en  écoutant.  M.  de  Bismarck  regardait  autour  de 
lui  comme  s'il  venait  de  s'éveiller  d'un  songe.  Pendant  quelques 
minutes,  il  resta  debout,  immobile,  puis,  s'adressant  à  lui-même,  il 


ROMAN  PuLiTiQUii  L^  allemagm;.  V)57 

prononça  ces  mots  :  —  Quand  je  mourrai,  que  mon  âme  s'élève  au 
ciel  entourée  de  pareils  sons.  —  Oubliant  la  société,  tout  absorbé 
en  lui-même,  il  sortit  de  la  chambre,  suivi  des  regards  de  M"""  de 
Bismarck.  »  Lorsque  M.  de  Keudell,  appelé  par  le  ministre,  se  rend 
dans  son  appartement  :  —  Cher  ami,  lui  dit  ce  dernier,  voici  quel- 
ques instructions  pour  nos  ambassadeurs  à  Vienne,  à  Francfort,  à 
Berlin.  Voulez-vous  les  expédier  sur-le-champ? 

—  Aussi  promptement  que  possible,  répond  M.  de  Keudell,  —  et 
jetant  un  coup  d'œil  sur  les  papiers  :  —  Excellence,  c'est  la  guerre! 
dit-il  avec  effroi. 

—  C'est  la  guerre,  répète  Bismarck,  et  maintenant  bonne  nuit!  Je 
suis  fatigué,  mes  nerfs  demandent  du  repos. 

Après  la  difficulté  de  traduire  en  allemand  un  roman  français, 
difficulté  à  peu  près  insurmontable,  pour  les  scènes  dialoguées  sur- 
tout, à  cause  des  tournures  alertes  et  familières  qui  font  notre  su- 
périorité dans  la  conversation  et  le  style  épistolaire,  il  n'y  en  a  pas 
de  plus  grande  que  de  traduire  en  français  les  lenteurs,  l'emphase, 
les  circonlocutions,  les  richesses  surabondantes  d'un  ouvrage  d'ima- 
gination allemand.  La  forme  où  se  coule  la  pensée  diffère  déjà 
beaucoup  chez  les  deux  peuples,  et  cette  fois  il  ne  s'agit  pas  seu- 
lement de  la  forme,  le  fond  lui-même  est  souvent  d'une  véritable 
étrangeté. 

Du  chapitre  caractéristique  qui  vient  de  nous  montrer  le  Dieu 
des  armées,  la  patrie,  Beethoven,  mêlés  en  un  ragoût  éminemment 
prussien,  nous  passerons  à  celui  qui  nous  transporte  par  opposi- 
tion au  milieu  des  frivoles  élégances  de  la  cour  de  Vienne. 

Dans  les  salons  du  comte  de  Mensdorf,  meublés  avec  un  luxe  in- 
comparable, brillent  les  riches  toilettes,  les  uniformes  somptueux, 
et  s'entre-croisent  les  rires  légers,  les  conversations  mondaines.  La 
comtesse  reçoit  ses  invités  avec  cette  grâce  aisée  qui  est  propre  à 
l'aristocratie  viennoise.  Suivent  de  nombreux  portraits,  celui  de  la 
princesse  Obrenovitch,  femme  séparée  du  prince  Michel  de  Ser- 
bie, toujours  vêtue  de  noir,  ce  qui  rend  sa  beauté  plus  touchante, 
celui  du  brave  et  galant  baron  de  Reischach ,  que  ses  blessures 
glorieuses  ont  forcé  de  se  retirer  du  service  actif,  mais  qui  porte 
sur  l'uniforme  gris  de  feld-maréchal-lieutenant  la  croix  de  Marie- 
Thérèse,  la  médaille  de  Léopold,  la  croix  de  Malte,  attestant  une 
carrière  noblement  remplie,  —  tous  les  membres  du  corps  diploma- 
tique, parmi  lesquels  l'ambassadeur  français,  M.  le  duc  de  Gramont, 
avec  sa  taille  élevée,  sa  tournure  presque  militaire,  ses  traits  aris- 
tocratiques, sa  réserve  affable  et  gracieuse.  «  Son  front  est  haut 
et  franc,  dit  l'auteur,  mais  dans  ses  yeux  on  lit  cette  insouciance 
flegmatique  qui  est  aussi  un  héritage  de  l'ancienne  noblesse  fran- 
çaise, si  souvent  disposée  à  prendre,  dans  les  phases  les  plus  cri- 


958  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tiques  de  l'histoire,  tant  de  choses  sérieuses  avec  une  légèreté  qu'on 
ne  peut  s'expliquer.  »  —  La  conversation  s'engage  entre  lui  et  un 
homme  vêtu  avec  une  simplicité  recherchée,  la  poitrine  ornée  du 
ruban  blanc  et  orange  et  de  la  plaque  de  l'aigle  rouge  de  Prusse, 
—  dans  aucun  de  ces  portraits,  on  ne  nous  fait  grâce  de  la  moindre 
décoration.  C'est  M.  de  Werther,  ambassadeur  de  Prusse. 

—  Enfin,  monsieur  le  duc,  dit-il  en  français,  je  trouve  l'occasion 
de  vous  souhaiter  le  bonsoir.  Comment  est  M'"^  la  duchesse?  Je  ne 
l'aperçois  pas. 

—  Un  peu  enrhumée,  réplique  i'ambassadeur,  et  M'"^  de  Wer- 
ther? Elle  aussi  apparemment  est  victime  de  la  grippe. 

—  Oui,  monsieur,  elle  est  souffrante,  et  je  ne  serais  pas  venu,  si 
ce  n'était  mon  devoir  de  recueillir  des  nouvelles. 

—  Avez-vous  réussi?  demande  le  duc. 

—  Pas  encore.  Le  comte  de  Mensdorf  est  chez  l'empereur,  m'a 
dit  la  comtesse.  Vous  savez  sans  doute  que  la  situation  se  tend  de 
plus  en  plus? 

—  Je  regrette  qu'il  en  soit  ainsi,  dit  M.  de  Gramont;  des  préten- 
tions opposées  ne  peuvent  que  provoquer  la  guerre,  et  je  ne  la  dé- 
sire nullement  pour  ma  part. 

—  Vous  savez  que  nous  ne  cherchons  pas  la  guerre;  cependant 
pouvons-nous  l'éviter  au  prix  de  notre  honneur  et  de  notre  rang  de 
puissance?  Nous  le  conseilleriez-vous? 

—  Ces  événemens  sont  éloignés,  répond  le  duc,  et  nous  ne 
sommes  que  spectateurs.  D'ailleurs,  ajoute-t-il  avec  un  sourire  gra- 
cieux, on  nous  observe,  et  on  pourrait  tirer  des  conséquences  de 
cet  innocent  entretien. 

—  Vous  avez  raison,  reprend  M.  de  Werther,  évitons  les  regards 
curieux.  —  Il  quitte  le  duc  en  murmurant  :  —  Il  ne  sait  rien,  — 
pour  aller  chercher  d'autres  nouvelles  auprès  du  général  hanovrien 
de  Knesebeck,  qui  répond  avec  une  réserve  de  mauvais  augure, 
en  se  bornant  à  exprimer  ses  vœux  pour  que  la  sécurité  de  la  con- 
fédération allemande ,  l'union  entre  la  Prusse  et  l'Autriche,  ne  soit 
pas  compromise. 

Tandis  que  la  comtesse  de  Mensdorf  met  tout  son  art  à  faire  ré- 
gner autour  d'elle,  en  dépit  des  menaces  de  l'horizon  politique,  le 
plaisir  et  la  gaîté,  le  comte  s'efforce  d'amener  son  souverain  à  la 
conciliation.  11  est  résolu,  assure-t-on,  dans  le  cas  où  il  échouerait, 
à  quitter  le  ministère,  ne  voulant  pas  prendre  la  responsabilité 
d'une  rupture;  mais  l'orgueil  de  la  maison  de  Habsbourg  regimbe 
contre  les  conseils,  et  M.  de  Mensdorf  n'est  pas  à  la  hauteur  de  la 
situation.  «  Il  a  le  type  français,  »  —  n'est-ce  pas  dire  d'un  mot  sa 
faiblesse?  Voici  en  quels  termes  il  annonce  au  secrétaire  d'état  ba- 
ron de  Meysenbug  l'issue  de  son  débat  avec  l'empereur.  —  J'ai  fait 


ROMAN    POLITIQUE    EN    ALLEMAGNE.  959 

tout  ce  qui  était  possible  pour  empêcher  cette  résolution,  qui  peut- 
être  aura  des  suites  terribles.  Je  n'entends  pas  grand' chose  à  la  po- 
litique, mais  je  suis  soldat,  et  je  comprends  ce  que  doit  être  une 
armée  prête  à  marcher.  La  politique  que  nous  faisons  produira  cer- 
tainement la  guerre,  car  Bismarck  n'est  pas  homme  à  se  laisser  of- 
fenser. Pour  faire  la  guerre,  on  a  besoin  d'une  armée  bien  organi- 
sée; or,  à  mon  avis,  nous  ne  l'avons  pas. 

—  Votre  excellence  s'alarme  trop,  s'écrie  M.  de  Meysenbug,  nous 
avons  huit  cent  mille  hommes,  le  ministère  de  la  guerre  le  con- 
state... 

—  Le  ministère  de  la  guerre  peut  constater  ce  qu'il  veut,  inter- 
rompt M.  de  Mensdorf  ;  je  suis  soldat,  je  connais  bien  la  situation 
de  l'armée.  Si  nous  étions  en  état  de  faire  marcher  seulement  la 
moitié  de  vos  huit  cent  mille  hommes,  je  me  tiendrais  pour  sa- 
tisfait. Et  avec  une  pareille  armée  nous  serons  obligés  d'opérer  sur 
deux  théâtres  à  la  fois,  car  vous  verrez  qu'au  premier  coup  de 
canon  l'Italie  se  tournera  contre  nous;  je  suis  même  persuadé  qu'il 
existe  déjà  une  alliance  entre  elle  et  la  Prusse.  Les  fils  de  cette  al- 
liance aboutissent  à  Paris. 

—  M.  de  Gramont  dit  pourtant... 

—  Gramont!  s'écrie  M.  de  Mensdorf  en  s'animant,  eh!  croyez- 
vous  donc  que  Gramont  sache  ce  qui  se  passe  à  Paris?  Croyez-vous 
que  l'empereur  lui  donne  le  dernier  mot  de  sa  politique  mysté- 
rieuse dans  des  dépêches  officielles?  Gramont  sait  qu'il  ne  doit  rien 
dire  de  ce  qui  pourrait  empêcher  la  guerre,  car  cette  guerre  sert 
trop  bien  les  intérêts  français.  La  réunion  des  armées  de  l'Autriche 
et  de  la  Prusse  inquiète  Paris;  à  cause  de  cela,  l'Allemagne  doit  à  son 
gré  être  divisée.  L'Allemagne  sera  vaincue  dans  celle  des  deux  puis- 
sances qui  perdra  la  partie;  celle  qui  la  gagnera  la  gagnera  pour 
la  France.  Je  ne  puis  croire  à  la  victoire  de  l'Autriche,  je  l'ai  dit  à 
l'empereur,  j'ai  voulu  donner  ma  démission;  mais  sa  majesté  m'or- 
donne de  rester,  et  je  reste  comme  soldat.  Si  j'étais  un  ministre 
politique  de  l'école  moderne,  je  ne  resterais  pas.  —  Après  cette  ti- 
rade, il  rentre  dans  ses  salons  et  s'en  va  causer  avec  M.  de  Gra- 
mont. Peu  à  peu  chacun  sent  qu'une  atmosphère  glaciale  entoure 
M.  de  Werther,  qui  dissimule  à  grand'peine  son  isolement  jusqu'à 
l'heure  où  il  peut  enfin  se  retirer. 

Troisième  changement  de  décor,  et  celui-ci  est  le  plus  intéressant 
pour  nous.  Ce  diable-boiteux  Samarow,  pour  qui  les  palais  n'ont 
pas  de  secrets,  nous  transporte  aux  Tuileries.  Un  homme  d'un  ex- 
térieur modeste  monte  l'escalier  qui  conduit  au  cabinet  de  M.  Pié- 
tri.  C'est  M.  Hansen,  un  Danois  qui  se  remue  beaucoup  pour  les 
intérêts  de  son  pays  natal. 


i^60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Eh  bien!  dit  M.  Piétri,  vous  arrivez  d'Allemagne,  qu'avez- 
vous  vu  et  entendu? 

Au  moment  où  Hansen  va  répondre,  on  entend  du  bruit  de  l'autre 
côté  du  cabinet,  une  portière  se  lève,  et  l'empereur  Napoléon  pa- 
raît. —  Sire,  lui  dit  M.  Piétri,  voici  M.  Hansen,  un  Danois  qui  aime 
par-dessus  tout  sa  patrie,  et  qui  nous  a  rendu  aussi  de  grands  ser- 
vices, parce  qu'il  a  comme  Danois  des  sympathiespourlaFrance.il 
a  parcouru  l'Allemagne,  il  a  vu  des  personnages  importans  et  vient 
me  communiquer  le  résultat  de  ses  observations. 

L'empereur  s'incline  légèrement,  u  et  le  sourire  bienveillant  qui 
dans  la  conversation  éclairait  parfois  avec  tant  de  charme  son  vi- 
sage immobile  passe  sur  ses  traits  comme  un  rayon  de  soleil.» 

— -  Je  sais,  dit-il  d'une  voix  basse,  mais  nette,  que  tous  les  Da- 
nois aiment  leur  pays  et  qu'ils  sont  par  conséquent  sympathiques 
à  la  France,  son  amie.  Votre  nom,  monsieur,  m'est  connu  comme 
celui  d'un  homme  qui  se  distingue  par  son  patriotisme  ardent  et 
actif,  même  dans  une  nation  de  patriotes  telle  que  la  vôtre. 

M.  Hansen  salue  en  rougissant.  —  Sire,  de  si  bienveillantes  pa- 
roles me  font  presque  oublier  que  mes  efforts  ont  été  jusqu'à  pré- 
sent inutiles.  Puisque  mon  nom  modeste  est  connu  de  votre  ma- 
jesté, elle  doit  savoir  aussi  combien  j'aime  la  France  et  combien 
j'honore  son  empereur,  à  qui  est  donné  le  pouvoir  de  décider  si  le 
Danemark  doit  conserver  la  place  qui  lui  convient  parmi  les  nations 
européennes. 

L'empereur  baisse  la  tête,  puis,  relevant  son  regard  observateur 
sur  M.  Hansen,  lui  dit,  après  avoir  demandé  à  M.  Piétri  les  dé- 
pêches nouvellement  arrivées  :  —  Je  ne  veux  pas  troubler  voire 
conversation,  monsieur;  faites  comme  s'il  n'y  avait  personne  ici, 
pendant  que  je  lis  mes  lettres. 

M.  Piétri  reprend  sa  place  devant  son  bureau  et  fait  signe  à 
M.  Hansen  de  l'imiter.  —Vous  êtes  allé  d'abord  à  Berlin?  de- 
mande-t-il. 

—  Oui,  et  j'en  ai  rapporté  la  conviction  que  le  grand  conflit  alle- 
mand est  inévitable. 

—  Est-ce  qu'on  le  veut  partout? 

—  On  ne  voudrait  pas  le  conflit,  mais  on  veut  ce  qui  ne  saurait 
être  atteint  sans  conflit. 

—  Et  ce  serait? 

—  La  réforme  complète  de  la  confédération,  la  prépondérance 
militaire  jusqu'au  Mein,  la  rupture  avec  les  traditions  créées  par 
Metternich.  M.  de  Bismarck  a  pris  son  parti  d'atteindre  au  but  qu'il 
prépare,  fût-ce  par  les  armes. 

—  Ne  se  contenterait-il  pas  de  la  possession  unique  du  Slesvig 
et  du  Holstein? 


ROMAN   POLITIQUE   EN   ALLEMAGNE.  961 

—  Non,  sur  cette  base  la  guerre  ne  serait  pas  conjurée.  Croyez- 
moi,  monsieur,  elle  n'aura  pas  lieu  à  cause  des  duchés  allemands. 
Berlin  sait  qu'ils  lui  reviendront  tôt  ou  tard,  et  on  ne  craint  guère 
les  résolutions  du  duc  d'Augustenbourg;  la  guerre  est  fondée  sur  le 
développement  historique  de  l'Allemagne  et  de  la  Prusse.  En  effet, 
la  Prusse  est  non  pas  le  second  état  de  l'Allemagne,  mais  le  pre- 
mier, et  la  confédération,  qui  lui  assigne  le  second  rang,  arrête 
son  développement  naturel  par  un  mécanisme  dont  les  ressorts  se 
meuvent  à  Vienne.  La  Prusse  veut  la  place  qui  lui  appartient  en  Al- 
lemagne, et  que  l'Autriche  lui  ravit  injustement.  Cette  querelle  n'est 
pas  nouvelle,  et  le  jeu  de  la  diplomatie  européenne  l'eût  peut-être 
longtemps  laissée  pendante,  si  le  comte  de  Bismarck  n'avait  pas  été 
mis  à  la  tête  du  gouvernement  prussien.  Ce  diplomate  est  l'incar- 
nation de  la  Prusse,  fortifiée  par  son  génie  rare  et  original.  Il  n'ira 
jamais  à  Olmiitz,  il  acquerra  pour  son  pays  le  rang  qu'il  envie,  ou  il 
périra. 

L'empereur  avait  laissé  tomber  les  lettres  sur  ses  genoux,  et  son 
œil  était  fixé  pensif  sur  le  visage  de  M.  Hansen.  M.  Piétri,  s'aper- 
cevant  de  l'attention  qu'il  prêtait  à  cet  entretien,  dit  en  souriant  :  — 
Il  est  étrange  d'entendre  un  Danois  parler  ici,  à  Paris,  avec  une 
telle  effusion  d'un  ministre  prussien. 

—  Pourquoi?  répartit  Hansen  avec  calme;  l'homme  qui  sait  ce 
qu'il  veut  et  qui  emploie  toutes  ses  forces  pour  faire  prévaloir  sa 
volonté,  qui  aime  sa  patrie  et  qui  travaille  à  lui  procurer  grandeur  et 
puissance,  celui-là  m'impose,  et  il  a  droit  assurément  à  l'estime  par 
ses  efforts,  à  l'admiration  s'il  réussit.  Entre  moi  et  M.  de  Bismarck, 
il  y  a  le  Danemark.  Ce  qui  est  allemand  dans  les  duchés,  nous  n'y 
prétendons  pas,  nous  réclam-ons  ce  qui  est  danois  et  ce  qu'il  faut 
au  Danemark  pour  garder  ses  frontières.  Quand  on  nous  aura  donné 
cela,  nous  n'aurons  plus  de  raisons  pour  être  ennemis  de  l'Alle- 
magne; mais,  en  refusant  d'accomplir  nos  vœux  légitimes,  la  Prusse 
trouvera  toujours  le  petit  Danemark  du  côté  de  ses  ennemis  et  guidé 
par  le  même  motif  qui  détermine  les  actes  de  M.  de  Bismarck. 

Napoléon  écoute  attentivement.  —  Croyez- vous,  reprend  M.  Pié- 
tri, que  la  Prusse  soit  disposée  à  satisfaire  vos  désirs? 

—  Ce  n'est  pas  impossible,  réplique  avec  sécurité  l'agitateur 
danois,  surtout  si  la  Prusse  peut  s'allier  avec  une  autre  grande 
nation  pour  cet  arrangement.  Il  n'y  aurait  alors  qu'à  fixer  les  limites 
des  intérêts  allemands  et  danois. 

—  Mais,  interrompt  M.  Piétri,  si  M.  de  Bismarck  veut  la  guerre, 
le  roi  ira-t-il  aussi  loin  que  lui?  N'abandonnera- t-il  pas  plutôt  son 
ministre?  N'avez- vous  pas  rapporté  de  Berlin  l'impression  que  M.  de 
Bismarck  pût  être  remplacé  par  le  comte  de  Goltz? 

xoMB  av.  —  1873.  61 


962  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Ifon,  monsieur,  bien  que  le  roi  désire  éviter  autant  que  pos- 
sible une  guerre  avec  l'Allemagne;  mais,  la  question  de  principe  une 
fois  touchée,  le  roi  ne  cédera  pas  non  plus.  Il  a  créé  la  nouvelle 
organisation  de  l'armée,  qui  doit  être  admirable,  il  l'a  emporté  de 
haute  lutte  malgré  l'opposition  du  parlement;  comment  voulez- 
vous  qu'il  cède  dès  la  première  occasion  qui  s'offrira  d'utiliser  cette 
armée  pour  l'agrandissement  de  la  Prusse?  Quant  à  la  position  de 
M.  de  Bismarck,  elle  est  solide;  rien  n'ébranlera  la  confiance  qu'a 
le  roi  en  son  ministre. 

—  Et  pourquoi?  interrompt  encore  M.  Piétri. 

—  Parce  qu'il  est  soldat,  qu'il  porte  l'uniforme  de  la  landwehr. 
Ceci  compte  plus  que  vous  ne  pouvez  le  croire.  M.  de  Bismarck  est 
soldat,  il  traversera  les  champs  de  bataille  aussi  tranquillement  que 
s'il  s'asseyait  à  son  bureau.  Le  roi  le  sent  bien  parce  qu'il  est  sol- 
dat lui-même.  De  là  sa  confiance. 

—  Qu'est-ce  que  dit  le  peuple?  Selon  les  voix  de  la  presse,  il 
n'est  point  favorable  à  la  guerre. 

—  En  effet,  répond  M.  Hansen,  on  craint  une  défaite,  et  la  myo- 
pie qui  prévaut  chez  les  membres  de  l'opposition  est  cause  que  l'on 
croit  que  M.  de  Bismarck  veut  la  guerre  seulement  pour  sortir  de 
l'impasse  où  il  s'est  censé  fourvoyé. 

—  Mais,  reprend  M.  Piétri,  ne  serait-il  pas  périlleux  pour  la 
Prusse  de  commencer  la  guerre  à  l'heure  môme  où  l'opposition  se 
lève  pour  la  condamner? 

—  Je  crois,  réplique  froidement  M.  Hansen,  que  l'opposition  se 
taira  dès  la  première  bataille  gagnée;  chaque  pas  fait  vers  l'unité 
de  FAllemagne  rendra  populaire  la  guerre  qui  aura  conduit  à 
ce  but. 

—  Vous  croyez  au  succès  de  la  Prusse? 

—  J'y  crois,  répond  M.  Hansen  d'un  ton  ferme.  La  puissance  de 
la  Prusse  est  concentrée,  celle  de  l'Autriche  est  affaiblie,  privée  du 
vrai  lien,  l'unité  dans  le  commandement.  A  mon  avis,  une  politique 
prévoyante  doit  calculer  ces  chances-là. 

—  Vous  parliez  d'abord  de  l'agrandissement  de  la  Prusse;  de 
quoi  croyez-vous  donc  qu'elle  s'empare,  si  la  victoire  lui  reste? 

—  De  tout  le  nord  de  l'Allemagne  sans  doute.  Le  peuple  lui- 
même  exigera  les  conquêtes  les  plus  étendues  après  que  le  sang 
prussien  aura  une  fois  coulé.  Ce  qu'on  peut  attendre  de  la  Prusse 
doit  être  demandé  avant  la  guerre;  une  victoire,  et  l'on  ne  fera  plus 
de  concessions  à  Berlin. 

L'empereur  se  lève,  et  salue  M.  Hansen  en  disant  :  —  Je  suis  bien 
aise,  monsieur,  d'avoir  fait  votre  connaissance;  ce  sera  toujours 
pour  moi  un  bonheur  d'être  utile  à  une  nation  qui  sait  inspirer  à 
ses  membres  tant  de  patriotisme. 


ROMAN    POLITIQUE    EN    ALLEMAGNE.  963 

M.  Ilansen  s'incline  profondément  et  sort.  Alors  l'empereur  s'ap- 
proche de  Piétri  avec  vivacité  :  —  Croyez-vous  qu'il  soit  bien  in- 
formé ? 

—  Je  le  connais  pour  un  bon  observateur,  je  sais  qu'il  a  été  reçu 
par  M.  de  Bismarck,  et  qu'il  est  en  relation  avec  dilTérens  person- 
nages politiques;  il  s'entend  très  bien  à  sonder  l'opinion,  mais  je 
crois  pourtant  qu'il  exagère  la  puissance  de  la  Prusse. 

—  Je  crains,  moi,  qu'il  n'ait  raison,  répond  tout  bas  l'empe- 
reur, et  nous  nous  trouvons  devant  un  grand  problème  historique. 
Peut-on  secourir  l'Autriche  sans  offenser  l'Italie,  qui  est  dc'jà  trop 
forte  pour  qu'on  la  dédaigne?  Peut-on  laisser  faire  la  Prusse? 
Peut-on  voir  se  constituer  l'Allemagne  sans  mettre  en  péril  le  pres- 
tige de  la  France,  même  nos  frontières,  l'Alsace  et  la  Lorraine,  ces 
anciens  pays  allemands? 

Piétri  se  met  à  sourire  :  —  Votre  majesté  daigne  plaisanter. 

—  Piétri,  réplique  l'empereur,  vous  ne  connaissez  pas  les  Alle- 
mands; moi  je  les  connais  et  je  les  comprends,  car  j'ai  vécu  parmi 
eux.  Ce  peuple  allemand  est  un  lion  qui  ignore  sa  force.  Un  en- 
fant peut  le  conduire  par  une  chaîne  de  fleurs,  mais  il  est  capable 
de  mettre  en  pièces  noire  frêle  monde  européen,  s'il  apprend  à 
connaître  sa  nature,  s'il  lèche  du  sang,  et  il  léchera  du  sang  dans 
ce  combat.  Le  proverbe  :  Voppctit  vient  en  mangeant^  pourra  bien 
être  justifié.  Peut-être  le  lion  allemand  dévorera-t-il  aussi  un  jour 
son  dompteur  prussien;  mais  ce  dernier  nous  sera  d'abord  un  voisin 
dangereux. 

—  Que  votre  majesté  me  permette  de  lui  dire,  hasarde  M.  Pié- 
tri, que  l'élément  de  la  vie  du  lion  allemand  est  le  sommeil.  S'il 
s'éveille  jamais  et  qu'il  ait  des  envies  aussi  terribles,  il  trouvera 
sur  nos  frontières  la  grande  armée,  et  les  aigles  impériales  sauront 
indiquer  sa  place  à  ce  lion  impertinent. 

L'empereur  répond  d'un  ton  triste  :  —  Je  ne  suis  pas  mon  oncle  ! 

A  croire  M.  Samarow,  l'empereur  pressent  déjà  que  l'incendie 
qui  s'allume  pourra  bien  menacer  l'existence  de  la  France  et  la 
sienne;  cependant,  lorsque  M.  Drouyn  de  Lhuys  vient  le  conjurer 
d'intervenir,  il  se  retranche  dans  l'immuable  volonté  de  gagner  du 
temps  avant  tout.  Un  rapport  de  Vienne  prouve  que  l'Autriche  a 
été  assez  aveugle  pour  provoquer  les  hostilités  par  une  quasi-som- 
mation hautaine  qui  s'ajoute  à  l'injure  de  la  convocation  des  états 
dans  les  duchés  sans  que  la  Prusse  ait  été  consultée;  un  rapport 
de  M.  Benedetti  affirme  que  M.  de  Bismarck  est  résolu  à  tout. 
M.  Drouyn  de  Lhuys  met  ces  pièces  sous  les  yeux  de  Napoléon  III, 
il  est  d'avis  que  la  guerre  doit  être  empêchée  à  tout  prix  pour  le 
repos  de  la  France  et  celui  de  l'Europe  entière.  L'empereur  répond, 
toujours  imperturbable  :  —  Croyez-vous  donc  que  je  sois  assez  fort 


96Û  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  faire  rentrer  dans  leur  fourreau  les  épées  df]k  tirées  à  moi- 
tié? Si  Palmerston  vivait  encore,  il  eût  été  possible  de  s'entendre 
avec  lui,  mais  l'Angleterre  a  remplacé  les  grandes  actions  parles 
grands  mots.  Vous  figurez-vous  que  ma  voix  seule  suffise,  et,  si 
on  ne  l'entend  pas,  ne  dois-je  pas  craindre  que  les  deux  adversaires 
ne  se  réunissent  contre  moi?  Un  tel  jeu  serait  digne  de  Bismarck. 
Ah!  j'ai  laissé  cet  homme  devenir  trop  grand! 

M.  Drouyn  de  Lhuys,  pour  rassurer  l'empereur,  lui  répète  une 
conversation  qu'il  a  eue  autrefois  avec  le  ministre  de  Prusse,  qui, 
parlant  sans  détours  de  la  guerre  contre  l'Autriche  comme  d'une 
nécessité  fondée  sur  le  développement  historique  de  l'Allemagne, 
ajoutait  que  le  moment  de  cette  guerre  dépendrait  des  exigences 
de  la  politique,  et  qu'il  ne  serait  jamais  assez  hardi,  quant  à  lui, 
pour  rien  entreprendre  contre  la  France  et  l'Autriche  réunies.  —  Il 
suffira,  continue  M.  Drouyn  de  Lhuys,  que  votre  majesté  m'auto- 
rise à  lui  déclarer  que  la  France  ne  veut  pas  maintenant  d'une 
guerre  en  Allemagne,  et  que,  si  elle  se  faisait,  nous  enverrions  nos 
armées  aux  frontières. 

—  Je  ne  suis  pas  tout  à  fait  de  votre  avis,  réplique  obstinément 
l'empereur,  bien  que  je  ne  méconnaisse  ni  les  inconvéniens  qui 
peuvent  naître  pour  la  France  d'une  guerre  allemande,  ni  les  faci- 
lités que  nous  avons  de  faire  valoir  notre  influence;  mais  il  y  a  un 
penchant  général  qui  entraîne  les  nations  à  s'unir  dans  une  activité 
de  travail  commun,  et  il  me  semblerait  grave  de  m'opposer  à  cette 
impulsion  du  moment.  L'Allemagne  ne  sera  pas  aussi  dangereuse 
que  vous  le  craignez.  D'abord  la  soif  de  centralisation  n'existe  pas 
chez  les  Allemands;  ils  tendent  toujours  à  l'état  fédératif.  Puis  je  ne 
crois  pas  que  l'un  des  adversaires  triomphe  absolument  de  l'autre; 
ils  s'aff"aibliront  mutuellement,  nous  nous  opposerons  au  vainqueur 
pour  le  modérer,  et  le  résultat  pourra  bien  être  le  partage  de  l'Alle- 
magne en  deux  parties  :  la  Prusse  et  l'Allemagne  du  nord,  l'Autriche 
et  l'Allemagne  du  sud. 

—  Ainsi  votre  majesté  ne  veut  pas  empêcher  cette  guerre? 

—  Je  ne  crois  pas  que  je  le  puisse  ni  que  je  le  doive.  L'Italie  aussi 
me  presse  d'accomplir  ma  promesse  :  libre  jusqu'à  l'Adriatique, 

—  Un  mot  que  votre  majesté  n'aurait  jamais  dû  prononcer!  dit 
le  ministre  d'un  ton  ferme. 

Napoléon  soupire  profondément.  —  Je  veux  faire  encore  une 
tentative  de  conciliation.  Laissez-moi  demander  à  "Vienne  si  l'on 
est  disposé  à  me  céder  la  Vénétie  pour  la  donner  à  l'Italie.  Cela  for- 
merait la  base  d'une  alliance  possible  avec  l'Autriche,  qui  nous 
permît  d'agir  sur  les  affaires  allemandes  avec  une  vraie  autorité  et 
une  espérance  de  succès.  La  Saxe  insiste  auprès  de  moi  pour  que 
je  ne  prête  pas  assistance  à  la  Prusse.  Voulez -vous  instruire  en  se- 


ROMAN    POLITIQUE    EN    ALLEMAGNE.  965 

cret  notre  ambassadeur  à  Dresde  pour  qu'il  fasse  entendre  qu'il  dé- 
pend du  cabinet  de  Vienne  que  cette  requête  obtienne  la  réponse  que 
je  désire  lui  donner?^ —  M.  Drouyn  de  Lhuys  s'incline.  —  Pour- 
tant, continue  l'empereur,  il  sera  nécessaire  de  parler  aussi  à  Ber- 
lin des  garanties  que  M.  de  Bismarck  est  disposé  à  nous  donner  dans 
le  cas  où  les  vues  de  sa  politique  se  réaliseraient  en  Allemagne. 
Vous  savez  de  quelle  manière  évasive  on  a  traité  ce  sujet  à  Berlin.  — 
L'empereur  se  lève  et  congédie  son  ministre  en  lui  tendant  la  main. 
—  Je  ne  puis  me  mêler  directement  de  tout  cela,  se  dit-il  à  lui- 
même,  il  faut  que  je  laisse  aller  les  événemens;  si  mon  veto  n'était 
pas  écouté,  je  serais  obligé  de  livrer  un  combat  terrible,  et  après?.. 
Oui,  il  faut  que  j'essaie  de  diriger  les  événemens  par  une  action 
prudente  et  mesurée.  —  Il  s'approche  d'un  buste  de  César  qui  se 
trouve  dans  son  cabinet,  et  le  regarde  longtemps  tristement.  — 
Grand  idéal  de  ma  maison,  je  dirai  encore  une  fois  comme  toi  : 
Aléa  jacta  est,  mais,  continue-t-il  assombri,  tu  jetais  toi-même 
les  dés,  et  tu  les  forçais  à  tomber  comme  tu  voulais;  les  miens  sont 
jetés  par  la  main  d'une  destinée  impitoyable,  et  il  faut  que  je  les 
accepte  comme  ils  tombent... 

Le  tableau  ne  serait  pas  complet,  si  nous  n'étions  témoins  er. 
outre  des  incertitudes  et  des  bonnes  intentions  du  roi  George  de 
Hanovre,  ce  modèle  des  vieux  princes  allemands  qu'un  écrivain  de 
leur  pays  nous  montre  mettant  la  nuit  un  bonnet  de  coton  sur  la 
couronne  qui  leur  a  poussé  tout  naturellement  sur  la  tête,  pour  re- 
poser en  paix  avec  les  peuples  endormis  à  leurs  pieds.  —  «  Bon- 
jour, père!  »  crient  les  peuples  en  s'éveillant,  et  ces  princes-là,  d 
répondre  :  «  Bonjour,  mes  enfans!  »  —  Le  bon  roi  aveugle  est  sui- 
pris  par  les  préludes  de  la  guerre  dans  les  vertes  allées  de  son  beau 
parc  de  Herrenhausen,  ce  Versailles  en  miniature  créé  par  Le  Nôtre, 
où  il  se  promène  appuyé  sur  un  bras  ami,  au  milieu  des  fleurs,  de? 
opulens  ombrages,  de  sa  famille  chérie,  des  tombeaux  vénérés  des 
ancêtres.  Le  comte  de  Platen,  l'opinion  publique,  l'armée  surtout 
le  poussent  à  l'alliance  contre  l'Autriche;  mais  les  excellens  con- 
seils de  M.  le  conseiller  de  régence  Meding  conspirent  avec  ses 
sympathies  personnelles  pour  le  rapprocher  de  la  Prusse.  Si  M.  Me- 
ding est,  comme  on  le  prétend,  l'auteur  du  roman,  il  ne  s'est  assu- 
rément pas  calomnié  dans  cette  galerie  de  portraits  où  figure  le 
sien.  Il  s'attribue  toutes  les  sincérités,  toutes  les  prévoyances,  tous 
les  courages;  il  presse  le  roi  de  conclure  ce  traité  de  neutralité  qui, 
rédigé  à  temps,  en  s'assurant  le  concours  de  l'électeur  de  Hesse  et 
du  grand-duc  d'Oldenbourg,  eût  empêché  l'annihilation  du  Ha- 
novre, assuré  peut-être  l'indépendance  de  la  nouvelle  Allemagne. 
Il  refuse  de  croire  à  la  victoire  de  l'Autriche,  il  démêle  le  profond 
égoïsme  de  la  politique  anglaise,  il  sauverait  tout,  mais  sur  ces 


966  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entrefaites  arrive  de  Vienne  le  prince  Charles  de  Solms,  beau-frère 
du  roi,  général  autrichien,  chargé  d'une  mission  de  l'empereur. 
François-Joseph  est  résolu  d'accepter  la  lutte  pour  la  formation  fu- 
ture de  l'Allemagne;  il  attache  le  plus  grand  prix  à  être  entouré 
dans  cette  crise  par  les  princes  allemands,  comme  il  l'a  été  à  la 
convocation  de  Francfort... 

—  Où  l'on  m'a  voulu  médiatiser,  murmure  le  roi,  non  sans  mé- 
fiance. 

—  L'empereur  désire  avant  tout  une  ferme  alliance  avec  le  Ha- 
novre, regardant  comme  identiques  les  intérêts  de  la  maison  de 
Habsbourg  et  ceux  de  la  maison  des  Guelfes. 

—  La  maison  des  Guelfes  a  toujours  combattu  le  césarisme ,  dit 
le  roi. 

—  L'empereur  trouve  qu'au  congrès  de  Vienne  le  Hanovre  n'a 
pas  obtenu  la  position  qui  lui  était  due  dans  l'Allemagne  du  nord. 

—  Parce  que  les  efforts  du  comte  de  Munster  n'ont  pas  été  sou- 
tenus par  Metternich,  riposte  le  roi,  s' obstinant  à  se  souvenir. 

—  L'empereur  reconnaît  la  nécessité  de  réparer  cette  faute  du 
congrès  dans  la  nouvelle  formation  de  l'Allemagne,  et  propose  pour 
cela  une  alliance  offensive  et  défensive. 

—  Sur  quelles  bases? 

—  Les  voici  :  le  Hanovre  préparera  immédiatement  son  armée 
pour  la  guerre  qu'il  prendra  l'engagement  de  déclarer  à  la  Prusse, 
de  concert  avec  l'Autriche.  En  échange,  l'empereur  met  à  la  dispo- 
sition du  Hanovre  la  brigade  Kahk,  qui  se  trouve  en  Holstein,  et 
lui  cède  pour  la  durée  de  la  campagne  le  général  de  Gablenz.  Il 
garantit,  quelle  que  soit  l'issue,  l'intégrité  du  Hanovre,  et  lui  pro- 
met en  cas  de  victoire  le  Holstein  et  la  Westphalie  prussienne. 

A  cette  dernière  proposition,  tous  les  sentimens  de  l'honnête  roi 
George  se  révoltent.  H  y  a  là  une  question  de  principes.  Son  avis 
est  qu'une  guerre  entre  deux  membres  de  la  confédéi*ation  est  im- 
possible d'après  les  lois  mêmes  de  la  confédération;  si  elle  se  pré- 
sente, il  l'acceptera  comme  un  fléau  de  Dieu,  mais  loin  de  lui  l'im- 
piété de  conclure  des  traités  en  vue  d'une  telle  réalité!  Jamais  il 
ne  combattra  des  Allemands  autrement  qu'en  cas  de  légitime  dé- 
fense, jamais  il  n'acceptera  les  offres  qu'on  lui  fait  pour  l'agran- 
dissement du  Hanovre.  11  s'enorgueillit  que  dans  le  pays  gouverné 
par  lui  il  n'y  ait  pas  un  pied  de  terre  qui  n'appartienne  en  propre  à 
sa  maison,  et  il  respecte  le  bien  du  prochain,  comme  il  prétend 
qu'on  respecte  le  royaume  qui  est  à  lui  par  la  grâce  de  Dieu.  — 
Ainsi  parle  ce  doux  prince  aveugle,  digne  de  vivre  au  temps  des  lé- 
gendes, et  dont  les  raisonnemens  naïfs  ont  dû  fort  divertir  en  leur 
sagesse  pratique  le  roi  Guillaume  et  son  grand-chancelier. 

—  C'est  un  noble,  un  aimable  caractère  que  celui  de  mon  cousin 


ROMAN    POLITIQUE   EN   ALLEMAGNE.  %7 

George,  dit  cependant  Je  roi  Guillaume.  Combien  j'eusse  désiré 
qu'il  nous  fût  possible  de  rester  plus  intimement  unis!  Bien  des 
choses  iraient  peut-être  mieux  en  Allemagne.  Malheureusement  il 
a  toujours  eu  de  la  Prusse  une  sorte  d'appréhension.  —  Il  plaint  du 
fond  de  l'âme  ce  pauvre  roitelet  qui  s'imagine  qu'il  peut  agir,  con- 
formément à  son  éducation  de  prince  anglais,  avec  autant  d'indé- 
pendance et  de  dignité  que  le  souverain  d'un  grand  empire,  tenant 
entre  ses  mains  des  flottes  et  des  armées;  il  s'attendrit  sur  tant  d'il- 
lusions, mais  un  regard  par  la  fenêtre  au  monument  de  Frédénc  le 
Grand  lui  rend  toute  l'énergie  nécessaire.  —  Lui  aussi  était  seul,  se 
dit-il,  seul  comme  moi,  abandonné  de  tous,  et  seul  il  était  le  plus 
grand  ;  —  puis  par  un  retour  douloureux  sur  lui-même  :  —  Qui 
aurait  pensé  qu'il  me  faudrait  à  mon  âge  subir  une  telle  épreuve, 
conduire  au  combat  cette  armée  nouvellement  organisée,  fruit  de 
mes  pensées ,  de  mes  efforts,  et  que  je  voulais  laisser  à  mon  fils 
comme  un  héritage,  une  garantie  de  puissance  et  de  grandeur  à 
venir?  Lorsque  je  reçus  l'épée  à  l'heure  de  mon  couronnement,  la 
promesse  monta  du  fond  de  mon  cœur  de  ne  la  tirer  jamais  sans  la 
nécessité  la  plus  sérieuse,  et,  si  je  la  tirais  un  jour,  d'en  faire  usage 
avec  l'aide  de  Dieu. 

Le  roi  joint  les  mains  et  s'absorbe  dans  une  méditation  fervente, 
qu'il  interrompt  pour  autoriser  le  comte  de  Bismarck  à  commencer 
sans  retard  les  opérations  militaires  dans  le  cas  où  ses  cousins  res- 
teraient sourds  à  une  dernière  tentative  de  conciliation.  —  Que  la 
volonté  de  Dieu  soit  faite!  —  ajoute-t-il.  Louis  XI  n'eût  pas  mieux 
dit  en  préparant  une  chausse  -  trape  après  génuflexion  faite  aux 
amulettes  de  son  chapeau. 

Quelle  différence,  selon  le  romancier  prussien,  avec  l'attitude  lé- 
gère, délibérée  ,  provocatrice  de  la  cour  de  Vienne  en  ces  graves 
conjonctures  !  11  s'agit  pourtant  d'un  adversaire  inconnu  depuis  la 
guerre  de  sept  ans  et  dont  on  n'ignore  pas  la  merveilleuse  organi- 
sation militaire;  mais  l'orgueil  de  l'Autriche  est  en  jeu  et  aussi 
l'indépendance  des  princes  allemands.  François-Joseph  n'hésite 
pas  :  il  croit  même  pouvoir  se  passer  de  l'alliance  française,  subis- 
sant sur  ce  point  l'influence  du  conseiller  d'état  Klindworth,  un 
débris  du  temps  où  l'oreille  de  Metternich  était  dans  tous  les  cabi- 
nets européens,  où  sa  puissante  main  dirigeait  les  résolutions  des 
cours.  Le  Staatsrath  Klindworth  est  d'avis  que  la  plus  dangereuse 
de  toutes  les  fautes  serait  l'irrésolution;  déjà  on  a  trop  tardé,  il 
fallait  agir  contre  la  Prusse  avant  qu'elle  n'eût  conclu  son  traité 
avec  l'Italie,  et  que  celle-ci  se  fût  armée.  Le  coup  devait  être  brus- 
que, rapide,  et  surprendre  l'adversaire  mal  préparé;  au  lieu  de 
cela,  on  a  échangé  des  dépêches  aussi  vaines,  aussi  oiseuses  que  les 
interminables  disputes  des  héros  grecs  devant  Troie.  Dès  la  pre- 


968  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mière  sommation  faite,  les  armées  autrichiennes  devaient  passer 
en  Saxe  :  maintenant  l'armée  saxonne  a  passé  au  contraire  en  Bo- 
hême; c'est  là  qu'il  faudra  se  battre  et  porter  les  misères  de  la 
guerre.  Le  seul  moyen  de  réparer  les  premières  fautes  commises, 
c'est  de  ne  pas  perdre  un  instant  de  plus. 

—  Mais  l'armée  n'est  pas  prête... 

—  Elle  ne  le  deviendra  pas  en  restant  oisive  en  Bohême;  qu'on 
la  fasse  combattre,  et  elle  sera  prête.  Quant  aux  offres  françaises, 
—  une  alliance  en  échange  de  la  Vénétie,  —  elles  sont  inaccep- 
tables. Napoléon  ne  prendrait  pas  son  parti  de  la  suprématie  de 
l'Autriche  sur  l'Allemagne  unie;  ce  serait  se  préparer  de  nouvelles 
luttes  contre  un  allié  qui  n'est  pas  capable  en  ce  moment  d'un 
grand  effort  militaire  et  dont  le  concours  compromettrait  la  position 
de  la  maison  de  Habsbourg  en  Allemagne.  L'Autriche  fût-elle  vic- 
torieuse avec  l'aide  des  Français,  l'Allemagne  verrait  toujours  dans 
la  Prusse  une  martyre  forcée  de  reculer  devant  l'ennemi  juré  de 
la  nation  allemande.  De  cette  façon,  la  Prusse  s'assurerait  des  par- 
tisans et  recommencerait  plus  tard  avec  de  nouveaux  avantages. 
Il  suffirait  d'une  alliance  française  pour  que  l'Allemagne  appartînt 
à  la  Prusse.  —  Ces  leçons  de  Nestor  trahissent  toute  la  profondeur 
des  haines  de  l'Allemagne  entière  contre  4a  France,  haines  que  l'on 
a  tant  niées,  que  l'on  nie  encore  au  lendemain  d'une  guerre  moins 
impie  peut-être,  mais  non  moins  cruelle  que  celle  de  1866. 

La  prétendue  tentative  de  conciliation  du  roi  Guillaume  se  trou- 
vant n'être  qu'un  redoublement  d'exigences,  le  roi  de  Hanovre  sort 
de  son  imperturbable  douceur.  Il  repousse  formellement  l'offre 
d'alliance  fondée  sur  la  proposition  d'une  réforme  qui  lui  enlèverait 
la  plus  grande  partie  de  sa  souveraineté,  puis,  après  des  scènes  de 
famille  touchantes,  part  comme  un  chevalier  du  moyen  âge,  ap- 
puyé sur  le  bras  de  son  fils,  ses  y'eux  sans  regard  levés  vers  le 
ciel,  qu'il  appelle  au  secours  d'une  cause  juste,  et  confiant  aux  ci- 
toyens de  sa  résidence  ce  qu'il  a  de  plus  cher  après  la  patrie,  sa 
noble  femme,  ses  jeunes  filles.  Les  journées  qui  suivirent  appar- 
tiennent à  l'histoire.  Chacun  connaît  cette  marche  héroïque  de 
l'armée  hanovrienne,  qui  se  termina  par  la  sanglante  bataille  de 
Langensalza,  et  une  capitulation  contre  laquelle  s'indignèrent  les 
braves  troupes  que  leur  roi  ne  voulut  pas  sacrifier  inutilement. 
Nous  négligerons  donc  un  instant  la  partie  politique  pour  dire 
quelques  mots  du  double  roman  d'amour  qui  s'entrelace  aux  secrets 
des  cabinets  européens  et  aux  mêlées  sanglantes  des  champs  de 
bataille;  il  n'est  évidemment  qu'un  hors-d'œuvre  dont  l'auteur  se 
sert  pour  relier  des  événemens  qui  sans  cela  ressembleraient  par- 
fois aux  images  incohérentes  d'une  lanterne  magique.  C'est  avec 
une  sorte  de  plaisir  d'abord  que  l'on  est  transporté  du  cabinet  de 


ROMAN   POLITIQUE    EN   ALLEMAGNE.  969 

M.  de  Bismarck  dans  une  contrée  pastorale  du  Hanovre,  le  riche 
Wendtland  aux  plaines  fertiles,  aux  magnifiques  forêts,  où  se  con- 
servent encore  les  usages  poétiques  et  hospitaliers  du  vieux  temps, 
pour  assister  aux  préludes  des  fiançailles  de  M.  de  Wendenstein, 
jeune  oflicier  hanovrien,  fils  du  digne  bailli  de  ce  district,  avec  Hé- 
lène Berger,  la  fille  du  pasteur  de  Blechow.  Celui-ci  avait  rêvé 
pour  elle  une  autre  destinée,  un  mariage  avec  son  neveu,  le  can- 
didat Behrmann,  qui  doit  lui  succéder  dans  le  saint  ministère;  mais, 
lorsque  la  guerre  éclate,  la  douleur  d'Hélène  trahit  le  penchant  de 
son  cœur.  H  se  révèle  plus  ouvertement  encore  lorsqu'elle  supplie 
M'"*  de  Wendenstein,  sur  le  point  de  partir  pour  Langensalza,  où 
le  jeune  homme  a  été  blessé,  de  lui  permettre  de  l'accompagner. 
Le  candidat  Behrmann,  tourmenté  de  jalousie,  est  du  voyage.  Lui 
aussi  veut  consoler  les  malades  et  les  mourans  :  on  peut  supposer  en 
outre  qu'il  compte  veiller  sur  celle  qu'il  aime.  H  lui  faut  enfin  se 
résigner  à  perdre  Hélène.  Au  pied  de  ce  lit  où  le  jeune  officier  re- 
vient lentement  à  la  vie  sont  décidées  des  fiançailles  qui  se  célébre- 
ront un  peu  plus  tard,  dans  un  temps  de  deuil  pour  les  Hanovriens, 
après  la  cession  de  leur  beau  pays  à  la  Prusse.  M.  de  Wendenstein 
donne  sa  démission  de  bailli,  son  fils  renonce  à  la  carrière  des 
armes  afin  de  ne  point  servir  la  Prusse,  mais  il  leur  reste  après  tout 
le  bonheur  domestique. 

Parmi  les  muses  allemandes,  la  plus  belle,  la  plus  pure,  la  plus 
sympathique  est  assurément  la  muse  pastorale,  qui  chante  les  beau- 
tés de  la  nature  et  les  affections  de  la  famille,  celle  qui  a  créé  des 
types  incomparables,  la  Louise  de  Voss,  la  Dorothée  de  Goethe; 
cette  muse-là  évite  les  sentiers  tortueux  où  rampe  volontiers  la 
politique  à  l'œil  louche,  elle  craindrait  d'y  salir  sa  robe  immaculée, 
il  lui  suffit  pour  s'inspirer  de  regarder  l'œuvre  de  Dieu  ou  de  son- 
der son  propre  cœur.  M.  Samarow  a  dû  s'apercevoir  qu'il  l'invitait 
en  vain  à  semer  les  fleurs  du  ciel  dans  les  régions  basses  et  trou- 
blées des  passions  humaines;  la  trouvant  sourde  à  son  appel,  il  a 
voulu  relever  la  fadeur  de  cette  idylle  par  le  réalisme  d'un  autre  ta- 
bleau. Aux  chastes  amours  de  l'Allemagne  du  nord,  il  s'est  plu  à 
opposer  la  corruption  des  mœurs  viennoises;  il  nous  montre  le 
beau  lieutenant  de  Stielow,  éblouissant  d'élégance  sous  l'uniforme 
vert,  rouge  et  or  des  hulans,  partagé  entre  sa  tendresse  naissante 
pour  la  jeune  comtesse  Clara  de  Frankenstein  et  l'ascendant  que 
conserve  sur  lui  M'"*  Balzer,  sa  maîtresse.  Cette  Baizer  a  un  mari 
qui  l'exploite  pour  payer  ses  dettes  de  jeu,  elle  a  un  amant,  le 
comte  de  Rivero,  qui  se  sert  d'elle  au  profit  de  la  politique  italienne, 
étant  lui-même  agent  du  pape.  Après  s'être  battu,  apparemment 
par  jalousie,  avec  Stielow,  Rivero  finit  par  montrer  à  ce  dernier  une 
lettre  qui  ramène  l'officier  au  bon  sens  et  au  devoir. 


970  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  se  jette  une  fois  pour  toutes  dans  les  bras  de  son  bon  ange. 
«  Le  feu  follet  a  disparu...  Maintenant  sois-moi  propice,  belle  étoile 
dont  la  clarté  me  sourit  si  paisible  et  si  douce  !  »  —  L'étoile  daigne, 
sans  trop  se  faire  prier,  descendre  jusqu'à  lui,  et  en  même  temps 
qu'il  obtient  la  main  de  la  comtesse  Clara,  il  est  nommé  officier 
d'ordonnance  du  général  Gablenz,  car  dans  l'intervalle  la  guerre  a 
été  déclarée;  mais  la  Balzer  est  résolue  à  le  reconquérir.  En  vain 
M.  de  Rivero  essaie-t-il  de  la  faire  renoncer  à  tout  ce  qui  n'est 
pas  Ja  politique  de  l'église,  en  vain  cet  étrange  Rivero  et  un 
abbé  Rosti,  non  moins  invraisemblable,  veulent-ils  lui  persuader 
que  l'œuvre  de  sa  vie  doit  être  de  se  dévouer  à  la  conservation  du 
patrimoine  de  saint  Pierre;  elle  pense  que  l'affaire  importante  pour 
elle  est  sa  vengeance,  et  elle  emploie  les  moyens  les  plus  infâmes 
pour  empêcher  le  mariage  de  M.  de  Stielow.  Voyant  qu'ils  échouent 
devant  la  confiance  et  la  générosité  de  la  comtesse  Clara,  devant  la 
ferme  résolution  de  son  ancien  amant,  cette  Messaline  se  joint  aux 
femmes  charitables  qui  s'empressent  dans  les  ambulances  impro- 
visées pour  l'arrivée  à  Vienne  d'un  train  de  blessés.  Là  elle  trouve 
moyen  de  s'approcher  de  sa  rivale,  et  comme  par  accident  lui  pique 
la  main  avec  ses  ciseaux  trempés  dans  le  poison  d'une  blessure  en 
suppuration.  Le  ridicule  de  cette  tentative  de  meurtre,  qui  n'échap- 
perait pas  au  lecteur  français  le  moins  exigeant,  n'a  pas  été  senti 
en  Allemagne.  Aucune  critique  ne  paraît  s'être  élevée  contre  l'a- 
venture des  ciseaux  empoisonnés  ni  contre  l'intervention  du  mys- 
térieux Rivero,  qui  se  trouve  être  médecin  fort  à  propos  pour 
secourir  la  victime.  Cet  Italien  chimérique,  au  milieu  de  ses  cor- 
respondances et  de  ses  menées  occultes,  s'érige  en  vengeur  de 
l'innocence.  11  reproche  à  celle  qui  a  été  un  instrument  dans  ses 
mains  tous  les  crimes  de  son  passé;  il  lui  déclare  qu'il  pourrait 
la  livrer  à  la  justice,  mais  que,  faisant  partie  de  la  ligue  des  dé- 
fenseurs de  l'église,  il  veut  lui  laisser  encore  l'occasion  d'expier 
des  forfaits  épouvantables.  Pour  cela,  elle  doit  exécuter  aveuglé- 
ment désormais  les  ordres  qui  lui  seront  donnés  touchant  le  ser- 
vice de  la  sainte  cause.  L'odieuse  créature  promet  tout  ce  que  veut 
ce  représentant  du  fanatisme  cathohque,  type  de  fantaisie  d'une 
incroyable  absurdité.  Leur  entretien  terminé,  Rivero  va  froidement 
annoncer  à  M.  Balzer  les  desseins  qu'il  a  sur  sa  femme.  Le  mari 
fait  bien  quelques  objections;  toutefois  une  somme  d'argent  dont  il 
a  besoin  le  décide  à  partir  sans  bruit  pour  l'Amérique,  et  M'"*'  Balzer 
se  croit  veuve,  la  nouvelle  lui  étant  annoncée  quelques  jours  après 
que  le  chapeau,  la  redingote  et  les  gants  de  son  digne  époux  ont 
été  trouvés  au  bord  d'un  lac  voisin. 

Cela  se  passe  de  commentaires.  Tout  ce  qu'a  pu  enfanter  le  dé- 
vergondage d'imagination  de  nos  romanciers  de  dernier  ordre  est 


ROMAN    POLITIQUE    EN    ALLEMAGNE.  971 

dépassé.  Des  caractères  aussi  faux,  des  situations  aussi  forcées, 
sont  au-dessous  de  la  critique;  à  quoi  bon  les  intercaler  dans  un 
ouvrage  qui,  débarrassé  de  ces  fioritures  plus  qu'inutiles,  per- 
drait du  moins  le  caractère  bybride  également  désagréable  aux 
lecteurs  frivoles  et  aux  lecteurs  sérieux  ?  On  ne  pense  pas  en  Alle- 
magne comme  chez  nous.  M.  Samarow  a  besoin  de  ce  prétexte  du 
roman  pour  déguiser  la  propagande  d'idées  prussiennes  qu'il  pour- 
suit; il  voit  qu'un  romancier  n'inspire  pas  de  méfiance,  que  le 
roman  pénètre  à  tous  les  rangs  de  la  société,  chez  les  gens  même 
qui  n'ouvriraient  ni  journaux  ni  brochures  politiques,  insoucians 
qu'ils  sont  de  se  former  une  opinion  personnelle.  Ces  gens-là  sont 
nombreux  en  Allemagne  ;  chacun  ne  s'y  croit  pas  obligé  comme 
ailleurs  de  pousser  ou  d'enrayer  à  sa  manière  le  char  de  l'état,  de 
discuter  pour  sa  propre  part  les  questions  de  liberté,  de  droit,  de 
constitution.  Dans  ce  pays,  le  plus  avancé  peut-être  sous  le  rap- 
port de  la  science  et  de  la  philosophie,  on  a  encore  une  tendance 
féodale  à  tout  remettre  aux  mains  du  maître,  qui  est  naturellement 
le  plus  fort.  Quant  à  considérer  les  questions  politiques  sous  leurs 
dilïérentes  faces,  ne  demandez  pas  cela  au  peuple,  ni  même  à  une 
partie  considérable  de  la  bourgeoisie,  qui  s'en  rapporte  à  la  sagesse 
d'une  seule  gazette  locale  dûment  muselée;  l'écrivain  politique  qui 
leur  rappellerait  en  passant  que  l'empire  qu'ils  acclament  n'est  autre 
que  l'empire  détruit  jadis  au  nom  de  la  liberté  de  conscience  risque- 
rait de  déplaire,  et  les  mots  sonores  de  développement  historique, 
d'unité,  de  pangermanisme,  seront  toujours  accueillis  avec  ravisse- 
ment, quelque  sens  qu'on  leur  prête.  M.  Samarow  l'a  bien  compris, 
et  il  a  su  accommoder  au  goût  de  ses  convives  un  mélange  d'illu- 
sions et  de  préjugés  plus  agréables  à  ceux  qui  en  sont  pénétrés  que 
de  bonnes  vériiés  toutes  crues.  Tâchons  de  le  suivre  jusqu'au  bout, 
mais  en  écartant  une  fois  pour  toutes  les  Balzer,  les  Stielow,  les 
Rivero,  les  Wendenstein,  les  bergeries  hanovriennes  et  les  stylets 
viennois.  Mieux  vaut  retourner  aux  personnages  historiques,  bien 
qu'ils  ne  soient  pas  toujours  beaucoup  plus  sérieux  au  fond  que  les 
personnages  de  fantaisie,  — évoquer  par  exemple  la  scène  curieuse 
où  Napoléon  III,  en  têtc-à-tète  avec  son  confident  Piétri,  se  réjouit 
d'avoir  su  attendre.  L'empereur  d'Autriche,  après  les  premiers  re- 
vers qui  l'ont  humilié,  invoque  son  alliance  au  prix  même  de  la 
A^énélie,  le  roi  de  Prusse  accepte  son  entremise  pour  l'armistice  ; 
il  est  devenu  l'arbitre  de  l'Allemagne.  Aurait-il  obtenu  davantage, 
si  l'armée  française  se  fût  mise  en  campagne?  Les  résultais  atteints 
valent  presque  ceux  d'une  bataille  gagnée,  sans  que  l'on  ait  tiré 
un  coup  de  caion  ni  dépensé  un  liard.  Il  faut  que  la  presse  pré- 
sente les  choses  sous  cet  aspect  à  l'opinion  publique,  —  et  l'empe- 


972  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

reur  descend  à  des  détails  de  journalisme  qu'il  serait  scandaleux  de 
reproduire  ici.  Dans  son  allégresse,  il  est  tenté  de  profiter  de  ces 
chances  heureuses  pour  s'assurer  l'acquisition  de  la  Belgique,  M.  Be- 
nedetti  présumant  qu'aucune  difficulté  ne  s'élèverait  là-dessus  à 
Berlin;  d'ailleurs  la  Belgique  est  française...  —  Au  même  titre  que 
l'Alsace  est  allemande,  —  répond  M.  Drouyn  de  Lhuys,  dont  l'avis 
finit  par  prévaloir.  En  compensation  du  péril  que  suscite  à  la  sécu- 
rité de  la  France  l'union  de  l'Allemagne  sous  le  commandement 
militaire  de  la  Prusse,  on  réclamera  sans  tarder  à  M.  de  Bismarck 
la  reconstitution  des  limites  tracées  par  le  congrès  de  1814  ainsi 
que  le  Luxembourg  et  Mayence.  Nous  ne  pouvons  manquer,  bien 
entendu,  d'assister  à  l'entrevue  qui  eut  lieu  à  cet  effet  dans  le 
vieux  château  de  Nikolsburg,  entre  MM.  de  Bismarck  et  Benedetti. 
Écoutez  la  réponse  du  ministre  allemand,  faite  d'une  voix  trem- 
blante d'émotion.  —  J'aimerais  mieux  me  retirer  de  la  carrière  po- 
litique que  de  céder  jamais  Mayence!  —  Puis,  ayant  remis  la  dis- 
cussion des  autres  points  après  conclusion  de  la  paix  avec  l'Au- 
triche :  —  L'Allemagne,  dit-il  à  part  lui,  l'Allemagne  ne  paiera 
pas  son  unité,  comme  l'Italie,  de  sa  propre  chair  et  de  son  propre 
sang,  du  moins  elle  ne  le  fera  pas  tant  que  j'aurai  quelque  in- 
lluence  sur  sa  destinée.  Qu'ils  viennent  sur  le  Bhin!  Moi,  je  ne  re- 
cule pas...  Ils  croient  tenir  le  jeu;  c'est  moi  qui  mêlerai  les  cartes  ! 
La  guerre  est  terminée,  l'annexion  du  Hanovre  va  se  consommer 
malgré  les  prodiges  de  courage  et  de  fidélité  de  ce  malheureux 
pays;  le  roi  George,  après  avoir  offert  en  vain  d'abdiquer  pour 
conserver  la  couronne  à  son  fils,  s'est  résigné  douloureusement  à 
l'exil,  et  le  roi  Jean  de  Saxe  envie  son  rôle  lorsqu'il  le  compare 
au  rôle  humiliant  qui  lui  est  imposé.  Selon  la  version  de  M.  Sa- 
marow,  voici  comment  notre  ambassadeur  explique  à  Napoléon  le 
revirement  de  l'opinion  pubUque  en  Allemagne  :  —  La  guerre  con- 
tre l'Autriche  n'était  pas  populaire  à  Berlin,  et  si  elle  s'était  ter- 
minée malheureusement,  des  agitations  sérieuses  à  l'intérieur  se- 
raient sans  doute  survenues;  mais  je  ne  puis  dissimuler  à  votre 
majesté  que  le  succès  a  produit  son  effet.  Le  peuple  prussien  croit 
s'éveiller  d'un  long  sommeil,  la  politique  de  M.  de  Bismarck  se 
dessine  désormais  si  clairement  que  non-seulement  on  approuve, 
mais  on  exalte  la  fermeté,  l'énergie  dont  il  fait  preuve  dans  les 
choses  militaires  de  même  que  dans  les  choses  politiques.  Le 
comte  de  Bismarck  est  l'homme  le  plus  populaire  en  Prusse,  et  si 
ce  prestige  pouvait  être  augmenté,  ce  serait  par  une  nouvelle 
guerre,  entreprise  afin  d'éviter  toute  cession  du  territoire  allemand. 
Quant  à  l'Allemagne  vaincue,  elle  n'oserait,  quoi  qu'il  arrivcàt,  s'allier 
en  ce  moment  avec  la  France  contre  la  Prusse.  D'ailleurs  je  dois 


ROMAN    POLITIQUE    EN    ALLEMAGNE.  973 

confier  à  votre  majesté  que  j'ai  entendu  parler  d'un  traité  secret 
d'après  lequel  les  armées  des  états  allemands  du  sud  devraient  être 
mises  sous  le  commandement  prussien  en  cas  de  guerre... 

Napoléon,  ému,  mais  résolu  néanmoins  à  ne  pas  reculer,  s'il 
s'agit  de  l'honneur  de  la  France,  convoque  tous  ses  maréchaux. 
—  Messieurs,  vous  connaissez  les  événemens  qui  viennent  d'avoir 
lieu  en  Allemagne.  La  Prusse,  abusant  de  la  victoire  de  Sadowa, 
veut  créer  un  grand  état  militaire  qui  sera  une  menace  continuelle 
à  nos  frontières,  dont  j'ai  le  devoir,  comme  souverain,  de  garantir 
la  sécurité.  Pour  cela,  j'ai  entamé  des  négociations  avec  la  Prusse 
en  réclamant  la  restitution  des  frontières  de  ISlli.  On  a  repouss<i 
ma  demande.  Avant  d'aller  plus  loin,  avant  de  laisser  arriver  les 
choses  à  un  ultimatum,  je  veux  entendre  votre  avis  au  sujet  d'une 
guerre  avec  l'Allemagne,  la  guerre  la  plus  importante  et  la  plus 
sérieuse  que  la  France  puisse  entreprendre. 

—  Sire,  dit  le  maréchal  Vaillant,  il  y  a  vingt  ans,  mon  cœur  eût 
tressailli  à  la  pensée  d'une  telle  guerre,  d'une  revanche  de  Wa- 
terloo ;  aujourd'hui  la  prudence  domine  tout  autre  sentiment,  et  je 
n'oserais  me  prononcer  sur  une  question  qui  touche  d'une  façon  si 
essentielle  au  sort  de  la  France.  Si  je  suis  trop  circonspect,  que 
votre  majesté  pardonne  à  mon  âge.  —  Le  maréchal  Baraguay 
d'Hilliers  et  le  maréchal  Canrobert  l'approuvent. 

—  Vous  savez,  sire,  interrompt  le  duc  de  Magenta,  que  j'aime- 
rais tirer  l'épée  contre  l'ennemi;  mais  réfléchissons  pourtant,  et 
puis  agissons  vite! 

—  La  réHexion  ne  servirait  de  rien,  réplique  le  maréchal  Niel. 
Nous  ne  sommes  pas  prêts.  Une  guerre  contre  l'Allemagne  exige- 
rait la  force  entière  de  la  nation  et  une  arme  qui  surpassât  leur  fusil 
à  aiguille.  Sire,  de  nouvelles  armes  exigent  une  nouvelle  tactique  : 
il  faudra  modifier  l'importance  de  la  cavalerie,  donner  à  l'artil- 
lerie la  tâche  principale.  Nos  forteresses  de  la  frontière  ne  sont  pas 
non  plus  en  état  de  soutenir  la  guerre.  D'ailleurs  nous  nous  trou- 
vons vis-à-vis  d'une  puissance  militaire  dont  l'organisation  exige 
que  chaque  homme  soit  soldat.  Contre  une  nation  entière,  nous 
n'avons  que  notre  armée;  si  elle  est  battue,  rien  ne  nous  restera 
que  des  masses  sans  disciphne,  qui  seront  sacrifiées  inutilement. 

—  Sire,  s'écrie  M.  Drouyn  de  Lhuys,  je  ne  suis  pas  militaire, 
mais  je  trouve  que  M.  le  maréchal  a  raison;  seulement  il  me 
semble  que,  pour  commencer  la  guerre  dans  les  conditions  qu'il 
juge  nécessaires,  il  faudra  beaucoup  de  temps;  or  nous  n'avons  pas 
un  instant  à  perdre.  La  Prusse  organisera  et  concentrera  de  plus 
en  plus  les  forces  militaires  de  l'Allemagne,  et,  quand  nous  aurons 
terminé  tout  ce  que  le  maréchal  exige,  nos  forces  augmentées  se 


974  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouveront  en  face  d'un  ennemi  doublement  formidable.  Je  suis  sûr 
que  toute  la  nation  française  se  lèvera  en  cas  de  guerre;  le  grand 
Napoléon  a  vaincu  avec  des  soldats  formés  dans  l'action  et  non  dans 
les  casernes;  ne  tardons  pas  à  l'imiter. 

Le  visage  de  l'empereur  s'assombrit.  —  Qu'en  dites-vous,  mon 
cher  Nie! ?  Les  paroles  de  M.  le  ministre  retentiront  dans  tous  les 
cœurs  français,  et  il  faut  tout  le  sentiment  de  mon  devoir  pour 
m'empêcher  d'y  applaudir  moi-même.  Immédiatement  après  Sa- 
dowa,  lorsque  l'Allemagne  était  encore  sous  les  armes,  la  Prusse 
ébranlée  par  le  choc,  et  que  l'Autriche  n'avait  pas  conclu  la  paix, 
il  aurait  été  possible  de  faire  ce  que  M.  le  ministre  conseille;  au- 
jourd'hui ce  serait  un  jeu  dangereux.  Et  combien  de  temps  vous 
faut-il,  ajoute  l'empereur,  pour  exécuter  ce  que  vous  croyez  être 
indispensable? 

—  Deux  années,  sire. 

Napoléon  III  se  retire  et  va  écrire  ses  résolutions;  il  ne  veut  pas 
agir,  il  accepte  les  changemens  qui  ont  eu  lieu  en  Allemagne;  mais 
accepter  n'est  point  reconnaître,  ce  n'est  encore  que  gagner  du 
temps,  —  et  il  avoue  à  son  fidèle  confident  Piétri  qu'il  est  toujours 
reconnaissant  envers  ceux  qui  le  forcent  de  faire  ce  qu'il  désire  lui- 
même.  —  Nous  ne  voyons  plus  Napoléon  III  que  dans  une  scène 
mélodramatique  avec  la  malheureuse  impératrice  Charlotte,  qui 
épuise  les  supplications  sans  réussir  à  l'émouvoir.  L'empereur  a  be- 
soin pour  les  desseins  de  sa  politique  des  troupes  qu'il  a  fait  revenir 
du  Mexique.  La  malédiction  de  la  souveraine  déchue,  de  l'épouse  au 
désespoir,  pèsera  sur  sa  tète  comme  un  nuage  plein  de  tempêtes, 
et  nous  pouvons  pressentir  qu'une  série  de  désastres  va  commencer 
pour  la  France,  tandis  que  se  lève  d'un  autre  côté  le  soleil  resplen- 
dissant de  la  Prusse. 

Avec  la  paix  d'une  bonne  conscience  et  d'un  grand  devoir  ac- 
compli, le  roi  Guillaume  est  rentré  à  Berlin  au  milieu  de  l'en- 
thousiasme de  ses  sujets  qui  s'émerveillent  des  résultats  presque 
fantastiques  de  cette  campagne  de  sept  jours.  Il  conserve  dans  le 
succès  l'humilité  chrétienne  la  plus  édifiante.  A  ceux  qui  le  félici- 
tent d'avoir  triomphé  seul  :  —  La  Prusse,  répond-il  dévotement, 
avait  les  deux  alliés  qui  composent  notre  devise  :  Dieu  et  la  patrie. 
Je  suis  touché  des  sentimens  de  mon  peuple,  mais  je  voudrais  qu'il 
se  rappelât  celui  à  qui  nous  devons  une  grande  partie  de  nos  suc- 
cès. Avec  quel  zèle  et  quelle  constance  feu  mon  frère  Frédéric- 
Guillaume  IV,  n'a-t-il  pas  travaillé  au  bonheur  de  la  Prusse,  à  la 
grandeur  de  l'Allemagne!..  Si  Dieu  nous  a  permis  de  recueillir 
les  fruits  de  ses  efforts,  il  ne  faut  pas  oublier  la  main  qui  planta 
cet  arbre,  qui  en  arrosa  les  racines  au  temps  de  la  sécheresse.  Pour 


ROMAN    POLITIQUE    EN    ALLEMAGNE.  975 

réveiller  sur  ce  point  le  souvenir  de  mes  sujets,  un  article  a>  été 
préparé  sur  les  travaux  de  mon  frère,  qui  doit  leur  être  communi- 
qué par  les  journaux. 

Il  semble  que  le  haut  comique  de  cette  scène,  qui  laisse  loin 
derrière  elle  les  odes,  les  sonnets,  les  cantates  en  l'honneur  de 
l'impérial  soldat  de  la  chasteté,  de  la  religion  et  de  la  tempérance, 
ne  puisse  être  dépassé  ;  on  se  trompe,  ce  n'est  rien  encore.  Pour 
savoir  jusqu'où  peut  aller  l'amalgame  de  sentimens  contradictoires 
dans  un  pays  où  l'on  mêle  dans  la  salade  le  sucre  et  le  vinaigre,  il 
faut  avoir  vu  M.  de  Bismarck,  de  retour  à  Berlin,  prier  M.  de  Keu- 
dell  de  lui  jouer  une  fois  encore  la  marche  funèbre  de  Beethoven, 
qu'il  a  entendue ,  on  s'en  souvient,  avec  un  si  profond  recueille- 
ment la  veille  de  la  guerre.  Cette  marche  ouvre  et  clôt  le  récit. 

—  Beaucoup  de  braves  soldats  ont  péri  dans  la  lutte,  dit  M.  de 
Bismarck  lorsque  s'est  éteint  le  dernier  accord,  —  mais  leur  sang 
n'a  pas  coulé  en  vain  ;  l'ère  qui  s'ouvre  est  remplie  d'espérances. 
Que  les  dissonances  se  changent  en  harmonie,  et  puisse  l'union  de 
toute  l'Allemagne  être  notre  récompense  !  —  A  ces  mots,  qui  ré- 
sument l'œuvre  de  M,  Samarow,  glorification  ininterrompue  de 
Vunilarisme,  la  comtesse  regarde  tendrement  son  époux,  et  M.  de 
Keudell  commence  l'hymne  guerrier  qui  fortifia  jadis  l'âme  d'un 
grand  réformateur  allemand,  tandis  que  M.  de  Bismarck,  les  mains 
jointes,  les  yeux  levés  au  ciel,  murmure  ces  paroles  : 

Eine  feste  Burg  ist  unser  Gott, 
Eia  starke  VVehr  und  Waffen! 

La  plus  cruelle  parodie  du  sentimentalisme  allemand  n'imaginerait 
rien  de  mieux  :  musique,  philosophie,  amour,  mitiallleuses,  et, 
au-dessus  de  tout  cela,  ses  ailes  d'aigle  éployées,  ceDieude«  ar- 
mées qui  ressemble  à  Odin  plutôt  qu'à  Jésus. 

Est-ce  là  vraiment  ce  que  va  devenir  le  roman  allemand,  qui  si 
longtemps  s'est  obstiné  à  planer  dans  un  monde  supérieur  et  fan- 
tastique, au-dessus  des  passions  humaines,  sur  les  plus  hauts  som- 
mets de  la  pure  fantaisie,  qui  ensuite,  pa-r  un  revirement  heureux, 
a  inauguré  avec  Goethe  le  règne  de  la  vérité,  de  la  nature,  de  l'ob- 
servation, tout  ensemble  délicate  et  sincère,  cette  école  réaliste, 
détournée  depuis  de  sa  voie,  mais  si  prospère  jusqu'ici  dans  le  pays 
qui  la  vit  naître?  Que  de  noms  illustres  ou  sympathiques  nous  sa- 
luions naguère  encore  !  Frilz  Reuter,  dont  les  récils  pleins  d'hu- 
mour, de  simplicité,  de  grâce  jeune,  agreste  et  sereine,  nous  pro- 
menaient à  travers  ces  belles  campagnes  du  Mecklembourg,  si 
passionnément,  si  douloureusement  évoquées  par  l'auteur  d'Olle 
Kamellen  durant  sept  années  de  captivité  dans  les  prisons  d'état 
de  la  Prusse,  —  et  tant  d'autres,  qui  depuis  la  guerre  ont  gardé  le 


Ô76  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

silence!  Ils  ont  bien  fait,  puisque  le  livre  en  vogue  devait  être  celui 
dont  nous  venons  de  donner  l'analyse.  Ce  livre  sera  suivi,  n'en  dou- 
tons pas,  de  beaucoup  d'œuvres  du  même  genre,  car  le  succès  encou- 
rage. Déjà  on  annonce  une  suite,  qui  nous  conduira  jusq'aux  évé- 
nemens  de  1870  (1),  et  on  s'occupe  d'un  roman  nouveau  de  M.  G. 
Freytag  (2),  dédié  à  la  princesse  royale  de  Prusse,  qui,  sous  prétexte 
de  traiter  des  ancclrcs,  semble  avoir  encore  des  tendances  politi- 
ques. Or  la  politique  n'est  pas  un  champ  propice  aux  jeux  de  l'ima- 
gination ;  le  vrai  talent  ne  saurait  s'abaisser  à  servir  les  passions 
d'un  parti,  descendre  à  des  complaisances  ni  à  des  flatteries  inévi- 
tables lorsqu'il  s'agit  d'événemens  contemporains.  Lourde  comme 
un  traité  d'histoire,  l'œuvre  de  M.  Samarow  rappelle  par  certains 
côtés  les  travaux  oubliés  de  ceux  qu'on  appointait  autrefois  chez 
nous  pour  écrire,  sous  prétexte  d'histoire,  des  panégyriques  as- 
sez plats  et  qui  «  louaient  le  roi  sur  un  buisson,  sur  un  arbre, 
sur  un  rien.  »  —  «  Quand  on  leur  fait  quelque  remontrance  à  ce 
sujet,  ils  répondent  qu'ils  veulent  louer  le  roi.  »  Ce  que  Despréaux 
disait  spirituellement  de  Pélisson  pourrait  s'appliquer  à  M.  Sama- 
row et  à  plusieurs  de  ses  concitoyens.  Poètes  et  romanciers  ne  s'in- 
spirent plus  d'un  âge  d'or  légendaire  ni  de  l'âme  humaine,  éter- 
nellement féconde  :  les  bulletins  de  victoire  leur  suflisent  désormais. 
Malheureusement  ce  n'est  pas  là  un  sujet  d'inspiration  bien  relevé 
ni  surtout  inépuisable;  nous  avons  pu  nous  en  assurer  au  temps 
de  nos  gloires  funestes,  sous  le  premier  empire,  qui  produisit  une 
si  maigre  moisson  littéraire,  tandis  que  le  désespoir  de  la  défaite, 
la  haine  du  joug  étranger,  éclataient  au  contraire  chez  nos  voisins 
en  chants  sublimes.  Triomphante,  l'Allemagne  n'eût  pas  produit 
les  Kœrner,  les  Piuckert,  les  Uhland,  les  poètes  patriotes  de  1813. 
Le  laurier  qui  les  couronne  devant  la  postérité  ne  se  ramasse  pas 
dans  le  sang  de  la  victoire,  il  est  donné  plutôt  comme  une  divine 
compensation  à  ceux  qu'écrase  un  hasard  brutal.  Nos  vainqueurs 
auront  vite  épuisé  l'enthousiasme  que  leur  inspire  la  restauration 
d'un  pouvoir  tyrannique  et  militaire,  tandis  que  le  malheur,  la  con- 
stance, la  foi,  la  liberté,  oITrent  une  carrière  illimitée.  A  défaut 
d'autres  armes,  nous  en  possédons  deux  dont  l'Allemagne  n'a  jamais 
su  bien  se  servir,  l'esprit  et  le  goût.  Eiïorçons- nous  d'en  tirer  parti 
pour  établir  notre  supériorité  dans  cette  lice  ouverte  aux  produc- 
tions contemporaines  de  chaque  nation,  et  là  du  moins  soyons  les 
plus  forts.  Ce  sera  notre  première ,  notre  plus  glorieuse  revanche. 

Th.  Bentzon. 

(1)  Europaischc  Minen  und  Gegenmineu^  Zcitroman  von  Greger  Samarow, 

(2)  Ingo  und  Ingraban. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


U  avril  187X 

II  y  a  d'étranges  phénomènes  dans  la  politique,  et  la  logique  supé- 
rieure qui  gouverne  le  monde  se  perd  quelquefois  dans  de  singulières 
incohérences.  Certes,  s'il  est  un  événement  qui  dût  sembler  de  nature  à 
exercer  une  influence  favorable  et  calmante,  c'est  cette  libération  prochaine 
du  territoire  dont  l'assemblée  se  faisait  honneur  à  elle-même  l'autre  jour 
en  se  rendant  cette  justice,  qu'elle  avait  heureusement  accompli  la  moitié 
de  sa  lâche  «  avec  le  concours  de  l'illustre  président  de  la  république.  » 
Depuis  deux  ans,  c'est  le  but  où  tendent  tous  les  efforts,  c'est  la  pensée 
qui  domine  toutes  les  volontés.  Au  milieu  des  agitations,  des  contradic- 
tions, qui  ont  survécu  à  la  guerre  étrangère  et  à  la  guerre  civile,  cette 
idée  de  délivrer  le  sol  d'une  occupation  douloureuse  reste  le  frein  tout- 
puissant,  la  règle  souveraine  et  irrésistible,  parce  que  c'est  l'idée  natio- 
nale elle-même.  Avant  tout,  la  France  a  voulu  se  ressaisir,  remonter  la 
pente  de  cet  abîme  où  elle  a  été  un  instant  précipitée.  Elle  y  est  arrivée, 
non  sans  peine,  avec  beaucoup  de  sagesse  et  de  modération,  en  sachant 
faire  des  concessions  et  des  sacrifices,  surtout  en  décourageant  les  im- 
patiens et  les  violens  de  tous  les  partis.  C'est  le  triomphe  du  patrio- 
tisme, ayant  cette  fois  pour  premier  ministre  un  homme  éminent  par 
l'esprit  autant  que  par  l'expérience,  et  puisqu'on  en  est  arrivé  là  par  une 
sagesse  un  peu  forcée,  mais  après  tout  acceptée,  il  semblerait  assez  na- 
turel de  ne  pas  compromettre  aussitôt  dans  des  aventures  nouvelles 
cette  liberté  et  cette  paix  si  péniblement  reconquises,  de  ne  pas  se 
hâter  de  rompre  avec  cette  politique  de  transaction  et  de  mesure  qui  a 
rendu  la  France  à  elle-même. 

Eh  bien!  non,  ce  n'est  pas  ainsi.  Au  lieu  de  se  calmer  et  de  se  rele- 
ver sous  l'aiguillon  généreux  d'un  patriotisme  désintéressé,  on  se  livre 
à  toutes  les  vulgaires  irritations  de  l'esprit  de  parti.  Au  lieu  d'aller  sim- 
plement, franchement,  aux  grandes  et  sérieuses  affaires  d'où  dépendent 
la  sécurité  et  l'honneur  du  pays,  on  s'épuise  dans  toutes  les  tactiques 

TOMB  civ.  —  1873.  62 


978  BEVUE  DES  D£CX  MONDES. 

obscures,  dans  les  froissemens  et  les  conflits  à  propos  de  tout,  à  l'occa- 
sion d'une  question  de  discipline  parlementaire,  d'une  mesure  d'ordre 
public  ou  de  Torganisation  de  la  municipalité  lyonnaise.  On  se  fait  un 
jeu  des  crises,  des  confusions,  des  incidens,  des  luttes  d'influences  où 
tous  les  pouvoirs  finissent  par  laisser  quelque  chose  de  leur  autorité  et 
de  leur  crédit.  L'assemblée  elle-même,  l'assemblée  surtout,  se  laisse 
gagner  par  cet  esprit  d'énervante  agitation,  et  sans  la  moindre  irrévé- 
rence on  serait  tenté  vraiment  de  considérer  les  vacances  parlemen- 
taires qui  viennent  de  commencer  comme  un  soulagement  pour  le  pays, 
comme  un  temps  de  repos  favorable  et  bienvenu,  si  les  élections  par- 
tielles qui  vont  se  faire  dans  l'intervalle  n'étaient  à  leur  tour  une  arène 
rouverte  à  ces  mêmes  passions  qui  s'agitaient  hier  encore  à  Versailles. 
La  situation  où  nous  vivons  n'est  point  facile  assurément,  elle  est 
pleine  d'obscurités  que  les  dernières  discussions  de  l'assemblée  n'ont 
pas  malheureusement  éclaircies,  et  que  les  élections  prochaines  n'éclair- 
ciront  pas  beaucoup  mieux  sans  doute.  En  définitive,  pour  tous  ceux  qui 
ne  veulent  pas  s'asservir  aux  passions,  aux  préventions  ou  aux  mobili- 
tés de  tous  les  jours,  il  y  a  un  but  très  clair  et  une  manière  assez 
simple  de  juger  les  alTaires  publiques.  Le  but  nécessaire,  évident  et  su- 
périeur est  l'affermissement  de  ce  qui  existe,  parce  que  la  paix  inté- 
rieure est  à  ce  prix,  parce  que  ce  régime,  si  vague  et  si  indéfini  qu'il 
soit,  est  encore  le  seul  possible,  le  seul  qui  puisse  préserver  de  nou- 
veaux hasards  le  pays,  à  peine  remis  de  ses  dernières  commotions.  La 
manière  de  juger  les  questions  ou  les  incidens  qui  se  succèdent,  c'est 
de  voir  dans  quelle  mesure  ils  servent  à  cet  affermissement,  à  cette  ré- 
gularisation d'un  régime  dont  la  raison  d'être  n'est  point  épuisée,  même 
après  le  traité  qui  met  fin  à  l'occupation  étrangère.  11  ne  s'agit  point 
aujourd'hui  de  disputer  indéfiniment  et  à  propos  de  tout  sur  la  répu- 
blique et  sur  la  monarchie,  de  prolonger  cette  sorte  de  compétition 
bruyante  de  systèmes  de  gouvernement  qui  s'évertuent  à  se  prouver 
les  uns  aux  autres  qu'ils  sont  également  impossibles.  La  vraie  et  seule 
politique  consiste  à  rester  dans  la  réalité  des  choses ,  à  organiser  ce 
qu'on  a  du  mieux  qu'on  le  peut,  à  préparer  pour  le  pays,  avec  les 
élémens  dont  on  dispose,  les  moyens  de  garder  la   paix  intérieure 
après  que  le  départ  de  l'armée  allemande  aura  mis  le  dernier  sceau  à 
la  paix  extérieure.  Le  malheur  des  partis  qui  s'agitent  dans  l'assemblée 
ou  hors  de  l'assemblée,  de  la  droite  et  de  la  gauche,  des  légitimistes 
ou  des  radicaux,  et  même  parfois  de  quelques  autres,  c'est  de  ne  pas 
s'arrêter  à  ces  conditions  premières  toutes  pratiques,  de  ne  voir  dans 
toutes  les  questions  que  ce  qui  les  sert  ou  les  flatte,  d'appeler  dédai- 
gneusement un  expédient  ce  qui  ne  répond  pas  à  leurs  passions  ou  à 
leurs  vues  exclusives,  et,  sous  prétexte  d'en  finir  avec  une  équivoque 
qu'ils  créent  ou  qu'ils  aggravent  eux-mêmes  le  plus  souvent,  de  se  jeter 
à  la  recherche  de  l'impossible.  S'il  y  a  des  momens  où  ils  sont  obligés 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  979 

de  se  plier  à  la  force  des  choses,  ils  essaient  aussitôt  de  s'y  dérober 
par  des  diversions  compromettantes,  en  se  vengeant  de  leurs  mécou)ptes 
sur  tout  ce  qui  les  gêne.  Pour  les  uns,  l'ennemi  c'est  le  gouvernement 
et  tout  ce  qui  représente  la  situation  actuelle;  pour  les  autres,  le  grand 
ennemi  c'est  rassemblée.  Pour  tous,  le  premier  mot  c'est  l'esprit  de  parti 
dans  toute  son  irréflexion,  le  dernier  mot  c'est  une  impuissance  agitée. 
Voilà  le  malheur  et  voilà  aussi  l'explication  de  la  marche  des  choses 
depuis  q-uelque  temps.  On  ne  fait  pas  ce  que  nous  appellerons  de  la 
politique  d'intérêt  public,  d'intérêt  national,  on  fait  de  la  politique  d'ar- 
rière-pensée, de  réserve,  de  défi  et  de  mauvaise  humeur,  une  vraie 
guerre  de  broussailles  et  de  surprises.  On  proteste  qu'on  ne  veut  pas 
toucher  à  M.  Thiers,  et  en  effet  on  évite  de  l'atteindre  directement,  on 
déclare  même  par  un  vote  solennel  qu'il  a  bien  mérité  de  la  patrie; 
mais  le  lendemain  on  ne  laisse  pas  échapper  l'occasion  de  l'aiguillon- 
ner, de  lui  infliger  de  petits  échecs,  on  prend  à  partie  le  premier  mi- 
nistre qu'on  trouve  sous  la  main  pour  le  mettre  dans  l'embarras.  M.  Du- 
faure  était  fort  en  faveur  il  y  a  quelques  mois  parce  qu'on  se  figurait 
naïvement  qu'on  allait  pouvoir  le  séparer  de  M.  Thiers,  et  déjà  il  est 
menacé  de  perdre  les  applaudissemens  par  lesquels  certaines  frac- 
tions de  la  droite  fêtaient  ses  paroles.  M.  de  Goulard  restait  le  ministre 
préféré,  et  à  son  tour  il  commence  peut-être  à  devenir  suspect.  Quoi 
donc?  Ne  vient-il  pas  de  prendre  pour  sous-secrétaire  d'état  un  homme 
d'esprit,  préfet  depuis  1871,  conseiller  d'état  depuis  quelques  mois, 
M.  E.  Pascal,  qui,  malgré  des  opinions  monarchiques  qu'il  ne  désavoue 
pas,  se  rallie  sans  réticence  à  la  république  d'aujourd'hui?  Bref,  la 
droite,  mécontente  et  troublée,  cherche  un  peu  de  tous  les  côtés  sur  qui 
elle  déversera  sa  mauvaise  humeur,  et  croit  fort  uiile  de  faire  à  tout 
propos  acte  de  défiance  et  de  prépotence,  sans  se  demander  si,  en  aggra- 
vant les  difficultés  d'une  situation  pour  laquelle  elle  a  peu  de  goût,  elle 
ne  se  crée  pas  des  impossibilités  à  elle-même. 

Qu'est-ce  que  cette  échauiïourée  qui  a  signalé  une  des  dernières 
séances  de  l'assemblée  avant  les  vacances  et  où  M.  Grévy  s'est  vu  con- 
duit à  répondre  par  la  démission  des  fonctions  de  président  à  des  ma- 
nifestations qu'il  a  jugées  blessantes  pour  son  autorité  et  pour  sa  di- 
gnité? C'est  tout  simplement  un  acte  d'impatience  et  de  mauvaise  grâce 
dont  on  n'a  peut-être  pas  au  premier  moment  calculé  la  portée.  La  scène, 
à  dire  vrai,  n'a  point  laissé  d'avoir  un  certain  côté  comique.  Une  ques- 
tion de  dictionnaire  s'est  trouvée  tout  à  coup  jouer  un  rôle  politique 
assez  imprévu.  Un  orateur  de  la  gauche,  M.  Le  Royer,  parlant  de  la  ré- 
forme municipale  projetée  à  Lyon,  s'est  servi  du  mot  «  bagage  »  pour  ca- 
ractériser l'ensemble  de  faits  et  de  raisonnemens  produits  dans  le  rapport 
de  la  commission  et  dans  un  discours  du  rapporteur.  «  Bagage,  »  l'Acadé- 
mie avait-elle  prévu  le  cas?  Ce  vocable  était  peut-être  familier  ou  léger,  il 
n'était  pas  au  demeurant  des  plus  injurieux,  et  surtout  il  n'était  pas  de 


980  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nature  à  provoquer,  à  titre  de  riposte  légitime,  l'expression  «  d'imperti- 
nence »  partie  brusquement  des  bancs  de  la  droite.  «  Bagage,  »  —  «  im- 
pertinence, »  il  a  donc  fallu  peser  les  mots  en  expert  juré  de  la  langue 
parlementaire.  M.  Grévy  les  a  pesés  de  son  mieux  dans  sa  balance,  ces 
terribles  mots,  il  a  trouvé  consciencieusement  qu'impertinence  pesait 
plus  que  bagage,  et  il  a  frappé  d'un  sévère  rappel  à  l'ordre  l'impétueux 
interrupteur;  mais  voilà  justement  oîi  tout  s'est  gâté.  La  droite,  ou  du 
moins  une  partie  de  la  droite,  s'est  crue  obligée  de  soutenir  celui  qui 
s'élait  compromis  pour  sa  défense-,  elle  a  murmuré,  jurant  sur  son  âme 
et  sa  conscience  que  les  deux  mots  ."^e  valaient  bien.  Elle  a  eu  l'air  de 
mettre  en  doute  l'impartialité  du  président,  si  bien  que  M.  Grévy,  se  re- 
levant dans  sa  fierté  blessée,  a  répondu  non  sans  hauteur  que,  si  la  con- 
fiance d'une  partie  de  l'assemblée  lui  manquait,  il  savait  ce  qui  lui 
restait  à  faire,  et  ce  qu'il  laissait  entrevoir,  il  l'a  fait  résolument,  en 
envoyant  le  lendemain  sa  démission.  Si  on  avait  cru  que  la  scène  dût 
aller  si  loin,  peut-être  se  serait-on  arrêté.  Une  fois  qu'on  s'était  engagé, 
il  n'y  avait  plus  à  reculer.  M.  Grévy  avait  pris  une  décision  irrévocable, 
la  droite,  elle  aussi,  avait  pris  son  parti,  et  c'est  ainsi  que  pour  un 
mot  de  trop  il  y  a  eu  un  président  de  moins.  C'est  ainsi  que  ce  qui 
n'était  à  l'origine  qu'une  question  de  discipline  parlementaire,  dont  le 
premier  magistrat  de  l'assemblée  aurait  dû  rester  le  seul  juge,  est  de- 
venue rapidement  une  question  politique  assez  grave,  révélant  sous  une 
forme  particulière  le  travail  et  l'état  moral  des  partis. 

Il  ne  faut  pas  s'y  tromper  en  eflet,  c'est  plus  qu'une  démission  ordi- 
naire dans  les  circonstances  présentes.  M.  Jules  Grévy  était  depuis  le 
mois  de  février  1871  le  président  invariable  de  cette  chambre  qui  est 
née  un  jour  d'une  des  plus  effroyables  crises  nationales,  et  qui  est  allée 
de  Bordeaux  à  Versailles,  portant  avec  elle  la  fortune  de  la  France.  Il 
s'était  fait  une  position  éminente  aux  yeux  de  tous  les  partis,  et  il  la 
méritait  par  sa  tranquille  équité  au  milieu  des  agitations  parlementaires, 
par  la  droiture  et  le  tact  qu'il  avait  su  montrer  dans  les  conditions  les 
plus  délicates.  Après  tant  d'autres  hommes  qui  ont  eu  à  conduire  et  qui 
ont  dirigé  avec  éclat  les  travaux  des  assemblées  françaises,  c'était  une 
physionomie  nouvelle  et  originale  de  président  simple,  sobre,  se  mêlant 
peu  aux  discussions,  se  réservant  pour  mieux  rester  impartial,  et  sa- 
chant au  besoin  préciser  un  débat  d'un  mot  lucide  et  ferme.  En  outre, 
attaché  à  la  république  d'une  conviction  ancienne,  sincère,  mais  mo- 
dérée, il  représentait  dans  une  autre  mesure  que  M.  Thiers,  à  sa  propre 
manière,  cette  trêve  des  partis  dont  on  a  toujours  parlé  en  la  respec- 
tant moins  que  lui,  et  il  semblait  appelé  à  rester  jusqu'au  bout  une  des 
personnifications,  un  des  garans  de  ce  régime  pour  lequel  la  réorgani- 
sation de  la  France  a  été  le  premier  des  mots  d'ordre.  C'est  là  juste- 
ment ce  qui  donne  un  caractère  politique  à  l'incident  qui  éloigne  M.  Grévy 
de  la  présidence  de  l'assemblée.  Sans  rien  exagérer,  il  est  bien  clair 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  981 

qu'il  y  a  un  certain  changement,  un  certain  déplacement  dans  la  situa- 
tion, que  depuis  assez  longtemps  la  droite,  sans  vouloir  prendre  l'ini- 
tiative d'un  acte  direct  d'hostilité,  croyait  faire  nn  sacrifice  en  maintenant 
M.  Grévy  à  sa  tête,  et  qu'elle  n'a  point  été  fâchée  de  trouver  une  occa- 
sion de  se  donner  un  président  à  elle  en  envoyant  une  pincée  de  cendre 
au  front  de  la  république  dans  la  personne  de  celui  qui  la  représentait 
au  siège  présidentiel. 

Soit;  le  président  qui  a  été  élu  à  la  place  de  M.  Grévy  offre  assuré- 
ment les  plus  sérieuses  garanties  par  son  talent  et  par  la  modération 
de  ses  opinions.  M.  Buffet  ne  pourra  répondre  sans  doute  aux  impatiens 
qui  l'ont  porté  au  fauteuil,  il  ne  fera  pas  beaucoup  plus  que  son  prédé- 
cesseur, et  il  ne  compromet  certainement  rien,  il  ne  fait  que  reprendre 
le  programme  de  la  commission  des  trente,  lorsqu'il  dit  dans  son  dis- 
cours d'inauguration,  en  parlant  de  cette  seconde  partie  de  la  tâche  de 
l'assemblée  dont  il  a  été  si  souvent  question  :  «  11  nous  reste  à  donner 
à  noire  pays,  éprouvé  par  de  si  cruelles  catastrophes,  toutes  les  garan- 
ties de  sécurité  et  d'avenir  qu'il  nous  sera  possible  de  lui  procurer.  Nous 
ne  faillirons  pas  à  ce  devoir...  »  C'est  entendu,  on  ne  faillira  pas  au 
devoir,  on  fera  du  moins  ce  qu'on  pourra;  mais  comment  se  prépare- 
t-on  à  ce  devoir?  Justement  en  commençant  par  un  acte  de  parti,  en  se 
jetant  dans  une  sorte  de  conflit  entre  la  droite  portant  au  fauteuil 
M.  Buffet  et  le  gouvernement  soutenant  la  candidature  d'un  des  vice- 
présidens,  M.  Martel.  La  conséquence,  on  la  voit  aussitôt  :  l'assemblée 
se  coupe  en  deux.  Dans  un  premier  scrutin  où  le  nom  de  M.  Grévy  rallie 
encore  une  majorité,  la  scission  est  déjà  visible.  Dans  un  second  scru- 
tin, M.  Buffet  n'est  élu  qu'à  quelques  voix  de  majorité.  Le  gouverne- 
ment est  battu  faute  de  quelques  voix  que  la  gauche,  avec  son  esprit 
politique  et  son  à-propos  ordinaires,  refuse  à  M.  Martel.  Ainsi  vont  les 
choses,  de  sorte  qu'au  moment  où  il  va  falloir  nécessairement  aborder 
cette  «  seconde  partie  de  la  tâche  »  dont  l'assemblée  revendique  juste- 
ment le  devoir  et  l'honneur,  on  se  fractionne,  on  se  défie;  on  a  l'air 
d'opposer  un  camp  à  un  camp,  d'élever  présidence  contre  présidence, 
et  en  procédant  ainsi,  en  obéissant  à  des  passions  ou  à  des  calculs  de 
partis,  on  ne  s'aperçoit  pas  qu'on  risque  d'aller  à  l'impuissance  par  la 
division  de  toutes  les  forces,  qu'on  s'expose  à  se  réveiller  brusquement 
devant  la  nécessité  d'une  dissolution  avant  d'avoir  donné  au  pays  les 
<(  garanties  de  sécurité  »  dont  il  a  besoin. 

Heureusement  il  y  a  une  inspiration  supérieure  de  prudence  qui  ré- 
siste, qui  finit  assez  souvent  encore  par  avoir  le  dernier  mot,  et  c'est  là 
même  un  des  phénomènes  singuliers,  saisissans,  de  nos  laborieuses  af- 
faires. 11  y  a  une  sorte  de  combat  engagé,  sans  cesse  renouvelé,  entre  la 
raison,  le  bon  sens,  le  patriotisme  d'un  côté,  et  de  l'autre  l'esprit  de 
parti  bruyant,  agitateur,  envahissant,  qui  se  jette  sur  tout  pour  tout 
dénaturer,  qui  ne  cherche  dans  les  questions  d'intérêt  public  que  des 


982  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moyens  de  domination.  Ce  n'est  point  on  fait  nouveau,  dit-on,  c'est 
l'éternelle  histoire  de  la  politique  et  des  partis,  on  n'y  peut  rien  chan- 
ger. Ce  n'est  pas  un  fait  nouveau,  si  l'on  veut;  mais  ce  fait,  tout  en 
étant  vieux  comme  le  monde,  prend  un  caractère  plus  dramatique  au- 
jourd'hui et  devient  plus  choquant.  Qu'on  prenne  pour  exemple  cette  loi 
sur  l'organisation  municipale  de  la  ville  de  Lyon,  récemment  discutée 
et  votée  par  l'assemblée.  La  lutte  a  été  sérieuse,  instructive  et  des  plus 
animées,  même  à  part  l'incident  où  a  disparu  la  présidence  de  M.  Grévy. 
La  mairie  centrale  de  Lyon  est  devenue  l'occasion  d'une  véritable  ba- 
taille. Eh  bien!  qu'on  parle  franchement  :  ce  qui  a  tout  compliqué,  c'est 
que  l'esprit  de  parti  s'en  est  mêlé  pour  mettre  ses  passions,  ses  préoc- 
cupations, dans  ce  qui  devait  rester  avant  tout  une  affaire  de  bonne  or- 
ganisation administrative,  et  tout  le  monde  a  eu  sa  part  dans  cette  con- 
fusion. Évidemment  en  effet,  si  la  municipalité  lyonnaise  n'eût  pas  été 
une  forteresse  du  radicalisme,  si  elle  avait  été  au  pouvoir  des  conser- 
vateurs, la  majorité  de  l'assemblée  ne  se  serait  pas  montrée  si  impa- 
tiente de  la  réformer.  Elle  en  serait  restée  peut-être  à  ces  beaux  rêves 
d'indépendance  locale  et  de  décentralisation  qu'elle  nourrissait  il  y  a 
deux  ans  à  peine,  au  mois  d'avril  1871,  lorsque  M.  Thiers  était  obligé 
de  la  menacer,  pour  la  première  fois,  de  sa  démission,  si  on  ne  laissait 
pas  au  moins  au  gouvernement  le  droit  de  nommer  les  maires  dans  les 
villes  d'une  certaine  importance.  D'un  autre  côté,  la  gauche  ne  se  serait 
point  à  coup  sûr  portée  si  passionnément  au  combat,  si  Lyon  n'avait  pas 
été  une  ville  républicaine,  si  le  maire  avait  été  royaliste  ou  clérical,  de 
sorte  que,  sans  être  précisément  oublié,  l'intérêt  lyonnais  n'a  été  en  dé- 
finitive que  le  prétexte  d'une  lutte  nouvelle  entre  radicaux  ou  républi- 
cains et  conservateurs. 

Au  fond,  l'affaireétait  des  plus  simples.  Il  s'agissait  de  ramener  l'ordre 
et  la  régularité  dans  une  administration  locale  où  se  sont  accumulées 
les  incohérences  révolutionnaires  depuis  près  de  trois  ans,  où  se  sont 
perpétuées  les  habitudes  de  résistance  à  la  loi  transmises  par  tous  ces 
pouvoirs  de  hasard  qui  se  sont  succédé  sous  le  nom  de  comité  de  salut 
public  ou  de  commune.  Oui,  en  vérité,  il  s'agissait  de  rompre  avec  ce 
passé.  Le  gouvernement  pouvait  d'autant  moins  reculer  qu'il  était  ex- 
posé à  se  trouver  d'un  moment  à  l'autre  en  présence  d'un  renouvelle- 
ment forcé  du  conseil  municipal,  et  il  a  proposé  un  ensemble  de  me- 
sures fort  modestes  dont  la  principale  consistait  à  remplacer  dans  les 
élections  locales  le  scrutin  de  liste  par  un  sectionnement  électoral 
comme  à  Paris.  La  commission  de  l'assemblée  a  voulu  compléter  le  pro- 
jet du  gouvernement  en  proposant  la  suppression  de  la  mairie  centrale, 
à  laquelle  on  substitue  un  certain  nombre  d'arrondissemens,  —  toujours 
comme  à  Paris,  —  et  en  somme  c'est  tout:  voilà  l'œuvre  ténébreuse  de 
réaction  dénoncée  parles  radicaux!  Cette  réforme  ainsi  faite  répond-elle 
à  un  intérêt  véritable  en  respectant  les  droits  do  Lyon  ?  At.teindra-t-elle 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  98S 

le  but  qu'on  se  propose?  C'est  là  toute  la  question,  Tunique  question,  et 
elle  a  éié  exposée  par  M.  Béranger  avec  une  saisissante  évidence,  avec 
une  netteté  décisive.  Qu'on  discute  sur  l'efficacité  ou  l'opportunité  de  la 
mesure,  soit  encore;  mais  c'est  évidemment  la  plus  singulière  exagéra- 
tion de  prétendre,  comme  l'ont  dit  les  orateurs  de  la  gauche,  que  la 
loi  nouvelle  abolit  les  franchises  municipales,  qu'elle  met  Lyon  hors  du 
droit  commun.  Est-ce  qu'on  louche  à  la  représentation  locale?  Est-ce 
porter  atteinte  aux  franchises  municipales?  est-ce  placer  une  ville  hors 
du  droit  commun  que  de  supprimer  un  pouvoir  exorbitant  et  de  créer 
six  mairies  au  lieu  d'une?  Ce  qui  est  au  contraire  exceptionnel  et  anor- 
mal, c'est  l'existence  de  cette  mairie  centrale  se  constituant  l'organe 
d'une  population  de  trois  cent  mille  âmes,  s'érigeant  en  antagoniste  de 
l'autorité  supérieure  de  l'état,  et  il  y  a  là  plus  qu'un  intérêt  de  loca- 
lité, il  y  a  un  intérêt  souverain  d'unité  nationale.  Veut-on  en  effet  que 
sous  ce  voile  des  franchises  municipales  il  y  ait  en  France  des  cités  in- 
dépendantes, formant  autant  de  communes  ou  de  .petites  républiques 
italiennes  du  moyen  âge,  et  toujours  prêtes  à  renouveler  des  ligues  du 
midi,  comme  on  l'a  essayé  pendant  la  dernière  guerre? 

Voilà  le  danger;  mais  il  y  a  une  chose  bien  plus  curieuse  que  M.  Bé- 
ranger  a  mise  en  pleine  lumière,  c'est  que  celte  mairie  centrale,  qu'on 
représente  comme  une  institution  de  droit  commun,  n'a  par  le  fait  au- 
cune existence  légale.  Elle  est  le  produit  aussi  spontané  qu'irrégulier 
de  la  révolution  de  1870.  Jusque-là  il  n'y  avait  rien  de  semblable  à 
Lyon,  ou  du  moins  ce  qu'on  appelait  la  mairie  centrale  ne  s'étendait 
qu'à  une  partie  de  la  ville,  tandis  que  les  autres  quartiers,  rattachés  à 
l'agglomération  lyonnaise,  restaient  indépendans,  gardaient  leurs  muni- 
cipalités distinctes.  Ces  municipalités,  les  seules  légitimes,  ont  disparu, 
la  mairie  irrégulière  est  seule  restée,  et  il  en  résulte  ce  fait  étrange,  que 
depuis  trois  ans  aucun  acte  de  l'état  civil  n'a  réellement  une  valeur 
légale,  si  bien  que  la  loi  nouvelle  est  obligée  d'y  pourvoir.  Mettre  fin  à 
toutes  ces  anomalies,  à  toutes  ces  incohérences,  rendre  à  Lyon  ses  mai- 
ries distinctes  sans  lui  enlever  l'unité  de  son  conseil  municipal,  c'était 
donc  une  évidente  nécessité.  On  ne  soumet  pas  une  grande  ville  à  un 
régime  exceptionnel,  on  la  replace  dans  le  droit  commun;  on  supprime 
tout  au  plus  une  institution  de  privilège  révolutionnaire,  et  sous  ce 
rapport  la  loi  nouvelle,  dégagée  de  toutes  les  interprétations  passion- 
nées des  partis,  reste  une  œuvre  de  libéralisme  prévoyant  et  d'ordre 
pour  l'état  comme  pour  la  ville  de  Lyon  elle-même.  Voilà  cependant  une 
des  armes  dont  les  radicaux  s'apprêtent  à  se  servir  dans  les  élections 
prochaines  contre  l'assemblée  et  contre  le  gouvernement  lui-même.  On 
dirait  que  leur  république  à  eux  se  compose  d'une  éternelle  et  mono- 
tone protestation  contre  tout  ce  qui  ressemble  à  un  ordre  régulier  et 
légal. 

L'assemblée  n'est  peut-être  pas  très  populaire  dans  les  grandes  villes, 


984  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  à  leur  tour  ne  sont  peut-être  pas  frès  populaires  à  Versailles.  La 
meilleure  politique  à  l'égard  de  ces  grandes  populations,  qui  n'ont  pas 
sans  doute  plus  de  droits  que  les  autres,  mais  qui  ont  des  habitudes,  des 
intérêts  d'un  ordre  différent,  et  qui  sont  en  déûniiive  une  puissance,  c'est 
de  les  traiter  avec  une  sérieuse  et  forte  équité,  de  ne  leur  laisser  ni  le 
privilège  de  devenir  des  foyers  d'agitation,  ni  le  privilège  de  se  plaindre. 
L'assemblée  ne  s'est  point  occupée  seulement  de  Lyon  avant  d'entrer  en 
vacances,  elle  a  passé  les  dernières  heures  de  sa  pénible  session  à  s'oc- 
cuper de  Paris,  à  régler  les  comptes  de  la  ville  de  Paris  avec  l'état,  en 
votant  la  loi  qui  fixe  la  part  de  la  grande  cité  dans  les  réparations  ou 
les  restitutions  accordées  à  la  suite  de  la  guerre.  C'était,  à  vrai  dire,  un 
compte  assez  compliqué,  il  y  avait  des  questions  délicates  qui  ont  été 
l'objet  d'une  longue  et  laborieuse  négociation.  Le  gouvernement  et  les 
pouvoirs  municipaux  traitaient  ensemble,  ayant  pour  témoin  la  com- 
mission du  budget,  qui  tenait  les  cordons  de  la  bourse.  On  a  fini  par 
s'entendre,  on  en  est  venu  à  un  arrangement  d'après  lequel  l'état  doit 
payer  IZiO  millions  à  la  ville  de  Paris,  et  la  ville  doit  à  son  tour  affecter 
une  portion  de  cette  somme  à  la  réparation  de  certains  dommages  ré- 
sultant de  la  guerre  civile.  Le  point  difficile  et  délicat  était  le  rembour- 
sement d'une  partie  des  200  millions  imposés  à  Paris  par  l'armistice 
du  28  janvier  1871. 

C'était  évidemment  une  justice  de  ne  pas  laisser  peser  exclusivement 
sur  Paris  cette  lourde  contribution,  prix  d'une  capitulation  aussi  dou- 
loureuse que  nécessaire.  Quel  est  en  effet  le  caractère  de  cet  acte  du 
28  janvier  1871  ?  Est-ce  la  reddition  pure  et  simple  d'une  place  amenée 
à  merci?  Les  pouvoirs  municipaux  sont- ils  intervenus  au  nom  de  la  ville 
qu'ils  représentaient?  Est-ce  de  l'existence  particulière  et  des  intérêts 
municipaux  de  Paris  qu'il  s'agissait?  Non.  C'est  le  gouvernement  qui 
a  défendu  la  cité  assiégée,  c'est  le  gouvernement  qui  au  jour  du  mal- 
heur est  allé  négocier  à  Versailles.  Ce  n'est  pas  l'autorité  municipale,  ce 
n'est  pas  même  l'autorité  militaire,  c'est  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères qui  a  signé  l'armistice  stipulant  non-seulement  pour  Paris,  mais 
pour  la  France  entière.  Ce  n'est  donc  pas  un  fait  tout  parisien,  c'est  un 
fait  essentiellement  politique,  un  fait  national.  11  en  résulte  que,  sans 
se  dérober  absolument  aux  charges  que  la  loi  de  la  guerre  inflige  à  une 
ville  prise,  Paris  a  tout  au  moins  le  droit  d'être  exonéré  d'une  partie  de 
cette  contribution  qu'il  a  payée  pour  la  France  comme  pour  lui.  La 
cause  de  Paris  a  été  plaidée  avec  autant  d'habileté  que  de  chaleur  par 
M.  Denormandie,  par  M.  André,  par  M.  Vautrain,  par  des  hommes  qui 
savent  s'occuper  sérieusement  des  intérêts  de  la  ville  qu'ils  représen- 
tent sans  flatter  ses  passions,  et  elle  a  été  gagnée  en  définitive.  Elle  eût 
été  gagnée  avec  bien  plus  d'avantage  encore  pour  l'intérêt  public,  si  on 
n'avait  pas  cru  devoir  jeter  dans  le  débat  les  récriminations  de  l'esprit 
provincial,  déguisant  à  peine  l'esprit  de  parti. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  t)S5 

Qu'on  s'efforce  de  réparer  autant  qu'on  le  pourra  les  ruines  laissées 
dans  les  départemens  envahis,  qu'on  rende  justice  aux  autres  villes  qui 
ont  subi  les  rigueurs  de  la  guerre,  rien  de  mieux  assurément.  Où  donc 
est  la  nécessité  de  saisir  toutes  les  occasions  de  récriminer  contre  Pa- 
ris, de  lui  disputer  jusqu'au  mérite  des  douleurs  qu'il  a  essuyées?  Si 
Paris  a  souffert  de  la  faim,  du  bombardement,  de  toutes  les  misères,  il 
a  supporté  ces  épreuves  pour  la  France  aussi  bien  que  pour  lui-même. 
Le  siège  est  un  honneur  pour  le  pays  tout  entier.  Est-ce  la  peine  de 
parler  si  souvent  de  conciliation,  d'unité  nationale,  d'accuser  Lyon  de 
séparatisme,  pour  venir  à  son  tour  réveiller  tous  ces  antagonismes,  ré- 
chaufTer  tous  ces  fermons  de  discorde?  Et  puis,  pour  tout  dire,  que 
signifie  cet  éternel  procès  fait  à  une  malheureuse  ville?  Paris  est  le 
foyer  de  toutes  les  révolutions,  voilà  le  grand  crime!  C'est  bien  un  peu 
vrai  malheureusement;  mais  d'où  viennent  ceux  qui  font  des  révolu- 
tions? C'est  à  peine  s'il  y  a  des  Parisiens  parmi  eux.  Paris,  le  vrai  Paris, 
est  le  premier  à  souffrir  de  ce  cosmopolitisme  révolutionnaire.  11  dispa- 
raît submergé  sous  ce  flot  d'agitateurs  venant  de  toutes  parts,  et  en  ce 
moment  même  ne  se  prépare-t-on  pas  à  jouer  cette  comédie  de  ré- 
pondre aux  récriminations  de  Versailles  en  poussant  à  la  députation  pa- 
risienne la  fine  fleur  du  radicalisme  provincial?  Est-ce  Paris  qui  a  inventé 
la  candidature  de  M.  Barodet  pour  les  élections  du  27  avril? 

Oui,  vraiment,  on  veut  persuader  à  Paris  qu'il  doit  venger  les  fran- 
chises municipales  violées  à  Lyon,  la  république  menacée  à  Versailles, 
qu'il  doit  pour  cela  nommer  au  plus  vite  le  héros  de  la  mairie  centrale 
lyonnaise,  M.  Barodet  en  personne!  Et  contre  qui  organise-t-on  cette 
grotesque  campagne?  Contre  l'assemblée  de  Versailles,  on  le  dit,  contre 
les  menaces  monarchistes,  on  le  répète  sans  cesse;  on  organise  aussi  en 
définitive  cette  campagne  contre  le  ministre  d'un  gouvernement  qui 
représente  la  république,  la  seule  république  possible,  et  qui  vient,  il  y 
a  un  mois  à  peine,  de  signer  la  libération  du  territoire!  Puisqu'on  s'en- 
gage dans  cette  étrange  aventure,  il  faudrait  avoir  au  moins  la  franchise 
de  ce  qu'on  fait  et  dire  nettement  les  choses.  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  des 
habiles  du  radicalisme  qui  commencent  à  jouer  ce  jeu  puéril  de  repré- 
senter la  candidature  de  M.  Barodet  comme  une  manifestation  toute 
simple,  entièrement  iuoffensive,  nullement  hostile  dans  tous  les  cas? 
M.  Barodet!  mais  c'est  l'ami  de  M.  Thiers,  il  a  été  nommé  maire  de  Lyon 
de  la  propre  main  de  M.  Thiers,  il  est  reçu  à  la  présidence.  Quoi  donc 
encore?  C'est  pour  venir  en  aide  à  M.  Thiers,  c'est  pour  soutenir  le  gou- 
vernement qu'on  le  propose  aux  électeurs.  C'est  une  candidature  vrai- 
ment conservatrice!  Et  c'est  avec  ces  subterfuges,  avec  ces  ruses  vul- 
gaires qu'on  espère  sans  doute  gagner  des  esprits  simples,  leur  persuader 
qu'ils  vont  d'un  seul  coup  par  leur  vote  venger  les  injures  de  Lyon,  sau- 
ver la  république  et  soutenir  M.  Thiers  contre  ses  ennemis  embusqués 
dans  le  palais  de  Versailles! 


986  RETDE   DES    DEUX   MONDES. 

D'abord  il  serait  assez  intéressant  de  savoir  comment  Paris  pcarrait 
âToirà  venger  Lyon,  parce  qu'on  donne  tout  bonnement  à  Lyon  le  ré- 
gime municipal  dont  Paris  lui-même  se  contente  parfaite  ment,  parce 
qu'on  enlève  à  la  cité  du  Rhône  une  mairie  centrale  que  la  cité  de  la 
Seine  ne  possède  pas  et  qu'elle  ne  réclame  pas;  mais  en  réalité  la 
question  n'est  pas  là,  elle  n'est  ni  là  ni  dans  toutes  ces  subtilités  la- 
borieuses par  lesquelles  on  s'efforce  d'abuser  le  public  en  travestis- 
sant les  élémens  les  plus  simples  d'une  situation.  La  vérité  dans  la 
lutte  qu'on  ne  craint  pas  d'engager,  la  voici.  M.  de  Rémusat  est  M.  de 
Rémusat,  le  ministre  des  affaires  étrangères  qui  vient  d'être  l'heureux 
négociateur  de  la  libération  du  territoire,  le  membre  du  gouvernement 
représentant,  sous  la  république  comme  sous  la  monarchie,  au  pouvoir 
comme  dans  l'opposition,  toutes  les  traditions  libérales,  l'homme  cmi- 
nent  par  l'esprit  et  par  le  caractère.  Sa  profession  de  foi  et  son  programm  e 
sont  tout  tracés  dans  les  services  qu'il  vient  de  rendre,  dans  sa  carrière, 
dans  ses  travaux.  Il  ne  peut  rien  dire  de  plus,  et  si  on  lui  proposait, 
comme  on  le  lui  a  fort  singulièrement  demandé,  de  désavouer  quelques- 
uns  de  ses  collègues  du  ministère,  M.  Dufaure,  M.  de  Goulard,  dans  l'in- 
térêt de  sa  candidature,  il  est  probable  qu'il  tiendrait  la  proposition  pour 
peu  sérieuse.  Au  point  où  en  sont  les  choses,  M.  de  Rémusat  est  devenu 
plus  qu'un  candidat  ordinaire;  il  représente  désormais  dans  celte  lutte 
le  gouvernement  tout  entier,  la  république  libérale,  régulière,  subor- 
donnée à  la  souveraineté  nationale,  telle  que  l'entend  le  gouvernement. 
Quant  à  M.  Barodet,  il  a  le  mérite,  fort  apprécié  à  ce  qu'il  paraît  dans 
certaines  régions,  d'être  un  inconnu,  de  sortir  on  ne  sait  d'où,  de  la 
boîte  aux  surprises  électorales,  du  club  de  la  rue  Grolée  de  Lyon.  Ce 
qu'il  est  par  lui-même,  on  ne  le  sait  guère,  et  on  ne  s'en  informe  pas 
depuis  qu'il  est  convenu,  comme  on  le  disait  ces  jours  derniers  dans 
une  réunion  publique,  qu'il  ne  faut  plus  ni  titres  personnels,  ni  mérite, 
ni  connaissance  des  affaires  pour  aspirer  à  représenter  ses  concitoyens! 
Ce  que  représente  M.  Barodet,  on  le  voit  trop  :  il  est  le  prête-nom  de  la 
république  radicale,  turbulente,  agitatrice,  toujours  périlleuse  pour  l'in- 
tégrité nationale,  —  de  la  république  avec  des  communes  à  Paris  et  à 
Lyon,  avec  toutes  les  fantaisies  de  violence  et  d'incapacité  qui  se  dé- 
ploient dans  les  rapports  instructifs  qu'on  publie  sur  la  période  de  la 
défense  nationale.  On  peut  choisir  maintenant.  La  situation  est  en  effet 
fort  simple,  comme  on  le  dit,  elle  est  de  plus  assez  grave. 

Cette  lutte,  le  gouvernement  semble  résolu  à  l'accepter;  il  ne  pouvait 
plus  faire  autrement,  il  a  pour  lui  la  complicité  de  tous  les  sentiraens 
de  patriotisme,  de  libéralisme  et  de  conservation.  Que  les  radicaux  s'a- 
gitent, fassent  du  bruit,  c'est  leur  affaire.  Est-il  bien  sûr  que  ceux  qai 
semblent  conduire  le  parti  et  qui  se  laissent  traîner  à  la  remorque  des 
plus  vulgaires  meneurs  désirent  beaucoup  le  succès?  Se  sont-ils  demandé 
ce  qui  arriverait  le  lendemain  du  jour  où  ils  auraient  réussi?  Ce  qui  ar- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  987 

riverait  est  bien  facile  à  pressentir.  Ils  auraient  probablement  compro- 
mis de  la  façon  la  plus  sérieuse  tout  ce  qu'ils  prétendent  servir,  la 
république,  le  suffrage  universel  et  Paris  lui-même  :  ils  auraient  justifié 
d'un  seul  coup  ceux  qui  ne  cessent  de  proclamer  que  ce  qu'on  appelle 
la  république  conservatrice  est  une  chimère,  qu'il  n'y  a  d'autre  alterna- 
tive que  le  radicalisme  ou  la  monarchie.  Ils  auraient  fourni  tout  au 
moins  un  nouveau  prétexte  à  ceux  qui  ne  demandent  pas  mieux  que  de 
voir  Paris  commettre  des  fautes  et  justifier  leurs  méfiances,  à  ceux  qui 
déclarent  que  le  suffrage  universel,  tel  qu'il  existe,  sans  règle,  sans  ga- 
rantie et  sans  organisation,  ne  peut  conduire  qu'à  de  périlleuses  aven- 
tures. Si  les  radicaux  pouvaient  triompher,  ils  effraieraient  la  province, 
ils  mettraient  tous  les  intérêts  en  alarme,  cela  n'est  point  douteux,  et, 
au  lieu  de  hâter  la  dissolution  de  l'assemblée  comme  ils  le  croient,  ils 
pourraient  bien  plutôt  peut-être  prolonger  son  existence  en  lui  donnant 
une  force  nouvelle,  en  réveillant  tous  les  instincts  conservateurs  ralliés 
autour  d'elle. 

On  aurait  donné  une  leçon  au  gouvernement,  c'est  possible.  Et  après? 
Le  gouvernement  ne  resterait-il  pas  le  représentant  de  la  France  d'ac- 
cord avec  l'assemblée?  On  aurait  réussi  tout  au  plus  à  pousser  Paris 
dans  un  piège  par  fanatisme  de  parti,  à  l'entraîner  dans  une  manifes- 
tation qui  serait  certainement  une  faute  politique  des  plus  graves,  qui 
le  compromettrait  lui-même,  qui  rendrait  la  république  suspecte.  Puis 
enfin,  qu'on  nous  permette  de  l'ajouter,  il  y  a  une  dernière  raison  qui 
n'a  rien  de  politique,  qui'est  toute  morale  ou  intellectuelle,  et  qui  n'est 
pas  sans  valeur  :  on  propose  véritablement  à  Paris  de  se  donner  un  ef- 
froyable ridicule  devant  le  monde  en  paraissant  même  hésiter  entre 
M.  de  Rémusat  et  M.  Barodet.  Paris,  après  avoir  été  une  brillante  et 
lumineuse  Athènes,  veut-il  passer  pour  une  capitale  de  Béotiens?  Con- 
sent-il à  mettre  bas  sa  couronne  de  cité  de  l'esprit?  Franchement,  mettre 
en  doute  tant  d'intérêts,  la  sécurité  d'un  pays  si  éprouvé,  la  considéra- 
tion d'un  gouvernement  qui  vient  de  préparer  la  délivrance  du  terri- 
toire français,  la  réputation  d'une  ville,  et  tout  cela  pour  jouer  un  bon 
tour  à  l'assemblée  de  Versailles  ou  pour  venger  M.  Barodet  déchu  de  sa 
mairie  centrale,  c'est  beaucoup,  —  beaucoup  plus  que  le  bon  sens  pu- 
blic ne  devrait  en  permettre  à  des  hommes  qui  se  mêlent  de  politique. 

Cependant  au  milieu  de  toutes  les  agitations  de  la  politique  Paris,  le 
vrai  et  vieux  Paris  de  l'esprit  et  des  arts,  de  l'intelligence,  de  l'étude 
et  de  la  sociabilité  supérieure,  ce  Paris  se  sent  par  intervalles  encore 
vivant;  il  s'émeut  d'une  fête  académique  ou  de  la  disparition  soudaine 
d'un  des  plus  brillans  talens  contemporains.  Certes  tout  se  réunissait 
pour  donner  un  lustre  particulier  à  cette  séance  académique  de  l'autre 
jour.  Le  nouvel  élu,  qui  entrait  à  l'Institut  ayant  pour  témoins  M.  le 
président  de  la  république  et  M.  Guizot,  était  un  prince,  et  ce  prince, 
vrai  fiis  de  son  siècle,  ne  s'est  pas  borné  à  être  un  vaillant  soldat  au 


988  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

commencement  de  sa  carrière,  avant  l'exil;  il  s'est  voué  depuis  aux 
travaux  de  l'esprit,  il  est  devenu  un  écrivain;  il  a  débuté  ici,  au  mi- 
lieu de  nous,  par  ces  pages  vivantes  et  rapides  sur  les  Zouaves,  sur  les 
Chasseurs  à  pied,  dans  un  temps  où  il  n'avait  pas  même  le  droit  de 
signer  de  son  nom  l'œuvre  la  plus  simple,  la  plus  palriolique,  et  où 
la  publication  de  ce  qu'il  écrivait  n'était  pas  toujours  sans  péril.  C'est 
un  détail  de  l'histoire  littéraire  qui  n'a  point. eu  de  place  dans  la  séance 
de  l'autre  jour.  M.  le  duc  d'Aumale  a  donc  été  reçu  à  l'Académie  comme 
il  le  méritait;  il  a  trouvé,  pour  lui  donner  la  bienvenue,  M.  Cuvillier- 
Fleury,  qui  avait  été  autrefois  le  maître  de  sa  jeunesse,  et  il  n'a  eu  qu'à 
promener  son  regard  pour  distinguer  partout  autour  de  lui  des  visages 
connus.  Celui-là  même  que  M.  le  duc  d'Aumale  remplaçait  et  dont  il 
avait  à  parler,  M.  de  Montalembert,  était  de  ce  temps  de  la  monarchie 
constitutionnelle  où  toutes  les  libertés  parlementaires  se  déployaient 
au  milieu  des  tranquilles  fiertés  de  l'honneur  national.  Cette  vie  de 
l'orateur  catholique  ardent,  passionné,  impétueux,  M.  le  duc  d'Aumale 
l'a  racontée  en  homme  qui  subit  le  charme  du  talent  et  de  l'indépen- 
dance du  caractère.  11  a  suivi  M.  de  Montalembert  dans  tous  les  détails 
de  sa  vie  de  tribune,  de  ses  luttes  et  de  ses  travaux  d'écrivain.  Le  nouvel 
académicien  a  le  jugement  pénétrant  et  ferme,  l'image  vive,  le  langage 
nerveux,  et  en  revenant  sur  le  temps  passé,  sur  un  homme  qui  a  ho- 
noré notre  pays,  il  ne  pouvait  se  dérober  au  spectacle  du  temps  présent 
et  des  épreuves  cruelles  infligées  à  la  France;  mais  de  ces  malheurs  ré- 
cens il  n'a  voulu  parler  que  pour  indiquer  le  hioyen  de  les  réparer,  le 
travail,  et  pour  faire  enlentlre  ce  qu'il  a  justement  appelé  «  le  cri  chré- 
tien et  français  :  espérance!  »  Et  cette  fête  de  l'esprit  s'est  terminée  ainsi 
sous  une  impression  à  la  fois  sérieuse  et  fortifiante. 

Il  y  a  des  jours  heureux  et  il  y  a  des  jours  malheureux.  Récemment 
c'était  M.  le  duc  d'Aumale  qui  entrait  avec  éclat  à  l'Académie,  hier  c'é- 
tait M.  Saint-Marc  Girardin  qui  disparaissait  subitement,  emporté  par 
un  mal  foudroyant.  Professeur,  écrivain,  député,  homme  d'un  esprit 
brillant  et  sage,  M.  SainL-Marc  Girardin  appartenait,  lui  aussi,  à  cette  forte 
génération  qui  depuis  quarante  ans  a  fait  la  renommée  intellectuelle  de 
la  France.  Son  originalité,  c'était  le  bon  sens,  et  ce  bon  sens,  il  le  portait 
dans  la  politique  comme  dans  la  littérature,  en  l'aiguisant  de  finesse  et 
de  piquante  ironie,  en  le  parant  de  toutes  les  grâces  d'un  art  savant  et 
habile.  11  savait  donner  une  séduction  toujours  nouvelle  à  ses  cours  de 
la  Sorbonne,  à  ses  livres,  à  ses  essais  littéraires  et  même  à  ses  polé- 
miques politiques.  C'était  en  un  mot  un  homme  éminent  et  charmant. 
Partout  où  il  a  été,  M.  Saint-Marc  Girardin  laisse  un  grand  vide,  il  le 
laisse  surtout  parmi  nous,  dans  cette  Revue  où  il  a  déployé  son  talent, 
où  il  a  si  souvent  raconté  avec  une  raison  pratique  et  une  verve  toujours 
en  éveil  nos  affaires  de  tous  les  jours.  Par  la  mesure  de  son  esprit,  par 
la  modération  naturelle  de  ses  opinions,  comme  aussi  par  cette  éduca- 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  989 

tion  première  qui  fait  tout  l'iiomme,  M.  Saint-Marc  Girardin  appartient 
essentiellement  à  la  monarchie  constitutionnelle,  et  les  derniers  événo- 
mens  l'avaient  frappé  non-seulement  en  attristant  son  patriotisme,  mais 
encore  en  ouvrant  devant  lui  une  carrière  où  il  voyait  la  France  en  pé- 
ril, où  il  se  sentait  lui-même  dépaysé;  jusque  dans  ces  épreuves  qui 
devaient  précéder  de  si  peu  sa  mort,  il  gardait  cependant  la  fermeté 
d'un  esprit  clairvoyant  fait  pour  être  un  conseiller  avisé  et  utile. 

eu.   DE  MÂZADE. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 


Situation  des  Alsaciens-Lorrains  en  Algérie, 
Rapport  de  M.  Guynemer,  adressé  à  la  Société  de  protection. 

Au  1"  mars  1873,  le  nombre  des  Alsaciens-Lorrains  débarqués  en 
Algérie  s'élevait  à  3,261.  L'installation  des  immigrans,  qui  au  début 
avait  rencontré  des  difficultés  sérieuses,  se  fait  aujourd'hui  dans  d'assez 
bonnes  conditions.  Le  gouvernement  dispose  à  cette  heure,  dans  les 
trois  provinces  d'Oran,  d'Alger  et  de  Constantine,  de  200,000  hectares 
prêts  à  être  distribués  aux  colons  qui  voudront  s'y  établir;  ce  sont  en 
partie  des  terres  domaniales  (azels,  autrefois  loués  et  dont  l'état  a  re- 
pris possession),  en  partie  des  terres  séquestrées  à  la  suite  de  l'in- 
surrection de  1871,  ou  bien  acquises  par  voie  d'échange  ou  d'achat. 
Aujourd'hui  toutes  les  familles  arrivées  depuis  1871  ont  été  mises  en 
possession  de  leurs  terres.  Celles  qui  disposaient  d'un  petit  capital  ont 
reçu  des  concessions  en  toute  propriété-,  les  autres,  celles  qui  étaient  sans 
ressources,  et  elles  forment  la  grande  majorité,  ont  reçu  les  terres  au 
titre  2,  c'est-à-dire  avec  condition  de  résidence  :  ce  n'est  qu'au  bout  de 
neuf  ans  que  la  toute-propriété  leur  appartiendra,  mais  aucune  autre 
condition  que  celle  de  la  résidence  ne  leur  est  imposée.  La  contenance 
des  lots  est  en  moyenne  de  25  ou  30,  au  maximum  de  50  hectares.  L'é- 
tat ne  donne  déterres  qu'aux  familles,  les  célibataires  n'en  reçoivent 
que  par  exception. 

Les  villages  où  les  Alsaciens -Lorrains  ont  été  placés  sont  dissémi- 
nés sur  toute  l'étendue  do  la  colonie.  Il  eût  peut-être  mieux  valu  les 
rapprocher  les  uns  des  autres  dans  une  région  convenablement  choisie, 
soit  sur  les  hauts  plateaux  de  la  province  de  Constantine,  soit  dans  le 
voisinage  de  la  Kabylie  ou  du  chemin  de  fer  d'Oran  ;  mais  on  n'a  pas 
eu  le  choix  dans  les  premiers  momens,  il  a  fallu  prendre  les  terres 
qui  devenaient  disponibles  un  peu  partout.  A  l'avenir,  on  pourra  procé- 
der à  la  création  des  centres  nouveaux  d'après  un  plan  plus  rationnel, 
et  surtout  éviter  les  régions  encore  dépourvues  de  routes.  En  somme, 


990  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

malgré  les  difficultés  qu'il  a  fallu  vaincre  d'abord,  malgré  les  conditions 
déplorables  dans  lesquelles  la  plupart  des  émigrés  se  sont  dirigés  sur 
l'Afrique,  leur  installation  est  aujourd'hui  achevée,  grâce  à  la  bonne 
volonté  de  l'administration  et  au  zèle  admirable  déployé  par  les  sociétés 
d'assistanoe  et  de  protection.  Le  sol  est  fertile,  et  le  climat  n'a  rien  qui 
puisse  effrayer  les  colons  ;  l'avenir  paraît  donc  assuré  pour  tous  ceux  qui 
viendront  en  Algérie  avec  la  résolution  de  travailler.  C'est  ce  qui  ressort 
du  rapport  très-circonstancié  de  M.  Guynemer,  qui  vient  de  visiter  pres- 
que tous  les  établissemens  d'Alsaciens-Lorrains  en  Algérie,  comme  dé- 
légué de  la  société  présidée  par  M.  le  comte  d'Haussonville. 

Le  seul  desideratum  signalé  par  le  rapport  concerne  les  habitations. 
Les  familles,  à  leur  arrivée  dans  les  villages,  étaient  d'abord  logées  sous 
des  tentes,  abri  insuffisant  pour  les  femmes  et  les  enfans;  plus  tard  le 
gouvernement  fit  construire  des  gourbis  en  pierre,  mais  dans  la  plupart 
des  villages  ces  gourbis  sont  trop  petits  et  mal  couverts.  Aussi  est-ce  à 
la  construction  de  maisons  définitives  que  M.  Guynemer  crut  devoir  af- 
fecter la  plus  grande  partie  des  subventions  allouées  par  la  société,  et 
c'est  sur  cette  question  qu'il  appela  la  sollicitude  de  M.  le  gouverneur- 
général,  qui  s'empressa  d'ouvrir  à  cet  effet  un  crédit  de  100,000  francs 
au  préfet  d'Alger.  Il  a  été  décidé  ensuite  que  les  constructions  projetées 
seraient  exécutées  sous  la  direction  du  génie  militaire,  et  dans  ces  con- 
ditions une  maison  qui  reviendrait  à  2,000  ou  2,300  francs,  si  elle  était 
bâtie  par  un  entrepreneur  civil,  n'en  coûtera  que  1,500.  Il  faut  ajouter 
qu'ainsi  on  n'aura  plus  à  craindre  l'abandon  des  travaux  ou  les  retards 
qui  se  produisent  si  souvent  par  suite  du  manque  d'ouvriers  ou  de  la 
négligence  des  entrepreneurs.  Toutes  ces  maisons  pourront  être  ter- 
minées dans  un  bref  délai.  Des  dispositions  semblables  ont  été  prises 
pour  les  provinces  d'Oran  et  de  Constantine.  Les  émigrans  trouveront 
donc  à  l'avenir  leur  installation  toute  préparée,  surtout  s'ils  se  confor- 
ment à  l'avis  du  sous-comité  d'Alger,  qui  leur  conseille  de  retarder  leur 
départ  jusqu'à  la  fin  de  septembre,  afin  de  leur  éviter  l'épreuve  des 
grandes  chaleurs.  Au  reste,  le  mouvement  d'immigration  tend  à  s'ac- 
croître, et  l'avenir  de  la  colonie  inspire  une  confiance  entière  à  tous 
ceux  qui  l'ont  vue  de  près.  On  ne  se  fait  pas  en  général  une  idée  assez 
juste  des  ressources  que  peut  offrir  l'Algérie  à  des  colons  résolus  et  in- 
telligens.  «  En  voyant,  dit  M.  Guynemer,  tant  de  villes  et  de  villages  de 
construction  européenne,  tant  de  fermes  dont  les  propriétaires,  arrivés 
sans  fortune,  ont  trouvé  l'aisance  et  quelquefois  la  richesse,  j'ai  com- 
pris combien  l'Algérie  était  peu  connue  en  France.  » 


Le  directeur-gérantj  G.  Buloz. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


CENT  QUATRIÈME  VOLUME 


SECONDE  PÉRIODE.  —  XLIII«  ANNÉE. 


MARS    —   AVRIL     1873 


Livraison  dn  1"  Uars. 

La  Guerre  de  France.  —  1870-1871.  —  IV.  —  L'Invasion    en  NoRMANnie,  la 

CAMPAGNE   DU    NORD    ET   I.E   GÉNÉRAL  FaIDHERBE,   par  M.  CHARLES  DE  MAZADE.  5 

Les  Finances  de   l'Allemag^ie   depuis   l'indemnité   de  guerre,   par  M.  Ecgëne 

TROLLARD 39 

Philippe,  par  M.   Henri  RIVIÈRE 70 

Impressions  de  Voyage  et  d'Art,  Souvenirs  de  Bourgogne.  —  VIII.  —  Autun, 

AuxoNNE,  TouRNUs  ET  Macon,  par  M.  Emile  MOMTÈGUT 90 

Un  Naturaliste  philosophe.  —  Lamarck,  sa  vie  et  ses  œuvres,  par  M.  Ch. 

MARTINS 142 

Les  Finances  de  la  ville  de  Paris  depuis  la  guerre,  par  M.  Louis  REYBAUD, 

de  riiistit'.it  de  France 178 

Un  Poète  théologien.  —  La  religion  romaine  dans  Virgile,  par  M.  Gaston 

BOISSIER 199 

Céramique.  —  Anthropologie  des  vases  grecs,  pai-  M.  FROHNER 223 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littérair  e, 232 

Essais  et  Notices.  —  Abraham  Duquesne  et  la  marine  du  xvii"  siècle,  par 

M.  Ch.  LOUANDRE 244 

Livraison  da  15  Mars. 

La  Nouvelle  profession  de  foi  du  docteur  Strauss,  par  M.  Albert  RÉ  VILLE.      2S7 
Les  Missions  extérieures  de  la  marine.  —  III.  —  La  station  du  Levant.  — 
Les  Souliotes,  Ali-Pacha,  Canaris,  par  M.  le  vice-amiral  JURIEN  DE  LA 
GRAVIÈRE 289 


992  TABLE    DES    MATIÈRES. 

L'ÉoUCATrON    DES   FILLES   BN   RuSSIE   ET   LES    GYMNASES   DE    FEUMES,   par  M.    ALFRED 

RAMBAUD 3-21 

Études   sun    les   travaux   publics.  —  Les  canaux  et  les  voies  de  communica- 
tion AUX  États-Unis,  par  M.  H.  BLERZY 351 

L'Ondine,  Scènes  de  la  vie  provinciale,  par  M.  A.  THEURIET 374 

Études   nouvelles   sur  Grégoire   VII    et  son  temps.  —  I.  —  L'empire  et   la 

papauté  avant  Grégoire  VII,  par  M.  Cii.  GIRAUD,  de  l'Institut  de  Fiance.  437 

L'Archéologie  et  l'Art,  par  M.   Henri  DELABORDE 458 

Le  Japon  depuis  l'abolition  du  taïcounat,  les  réformes   et  les  progrès  des 

Européens.   . 472 

Les  Russes  dans  l'Asie  centrale.  —  L'Expédition  de  Kuiva,  par  M.  Arminius 

VAMBÉRY 504 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 492 

Livraison  da  1"  Avril. 

Jean  de  Thommeray,  par  M.  Jules  SANDEAU,  de  l'Académie  Française.  .  .  .  513 
L'enseignement  exceptionnel  a  Paris.  —  I.  —  L'institution  des  Sourds-Muets, 

par  M.  Maxime  DU  CAMP 555 

Lord  Palmerston   d'après    sa   correspondance  et  le  livre  de  lord  Dalling, 

par  M.  l8  comte  de  JARNAC 578 

Etudes  nouvelles  pur  Grégoire  VII  et  son  temps.  —  II.  —  Le  moine  Hildb- 

brand,  par  M.  Charles  GIRAUD,  de  l'Institut  de  France 613 

Un  Drame  japonais.  —  L'histoire  des  quarante-sept  lonines,  par  M.  Alfred 

ROUSSiN C40 

La  Physiologie    de    la   mort,    la   mort    apparente  et   la   mort   réelle,  par 

M.  Fernand  papillon C6ît 

Les  déportés  politiques  en  Afrique  et  a  la  Nouvelle-Calédonie.  —  Un  essai 

DE  colonisation  SANS  TRAVAIL,   par  M.  Paul  MERRUAU C89 

La   PRESSE   ALLEMANDE   EN    1873   A   PROPOS    DE    LA   FRANCE,    par   M.    AlBERT  SOREL.         711 

Poème  et  Sonnets,  par  M.  SULLY-PRUDHOMJIE 733 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 736 

Essais  et  Notices.  —  Les  Théâtres.  —  Comédie-Française,  reprise   dp.  DalUa 

d'Octave  Feuillet.  —  Gymnase,  Andréa,  par  M.  Victorien  Sardou.   .   .   .  748 

Livraison  da  15  Avril. 

La  Suisse  et  la  révision  de  sa  constitution,  par  M.  Ernest  DUVERGIER  DE 

HAURANNE,  député  à  l'Assemblée  nationale Î53 

L'Enseignement    exceptionnel  a   Paris.    —    II.  —  L'institution    des  Jeunes 

Aveugles,  par  M.  Maxime  DU  CAMP 801 

Voyages  géologiques  aux  A;ores.  —  III.  —  Les  oranges  de  San-Micuel,  les 

cultures  et  le  monde  organique  aux  Açores,  par  M.  F.  FOUQUÉ 829 

Le  géant  Yéous,  conte  fantastique,  par  M.  George  SAND 86i 

Impressions  de  voyage  et  d'art.  —  I.  —  Souvenirs   du   Nivernais,   la  vallée 

de  la  Loire  et  Nevers,  par  M.  Emile  MONTÉGUT 896 

L*  montagne   kurde,  scènes  de   la  vie  turque  en  An.atolie,  par  M.  Albert 

EYNAUD 923 

Un   roman   politique   en    Allemagne.  —  Vour   le   sceptre  et  la  couronne,   db 

M.  Gregor  Samarow,  par  M.  Th.   BENTZON 950 

Chronique  de  la  Quinzaine.  —  Histoire  politique  et  littéraire 977 

Essais  et  Notices.  —  Les  Alsaciens-Lorrains  en  Algérie 989 


Paris.  —  J,  CLAYE,  Imprimeur,  7,  rue  Saint-Benoît. 


007  5 


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