REVUE
DES
DEUX MONDES
XLIIP ANNÉE. - SECONDE PÉRIODE
TOME CIV. — 1" MARS 1873.
REVUE
DES
DEUX MONDES
— «w^5
XLIIP ANNEE. — SECONDE PÉRIODE
TOME CENT QUATRIÈME
PARIS
BDREAU DE LA REYUE DES DEUX MONDES
RUE BONAPARTE, 17
1873
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LA
GUERRE DE FRANCE
1870 1871
IV.
l'invasion en NORMANDIE. — LA CAMPAGNE DU NORD
ET LE GÉNÉRAL FAIDHERBE (1).
, Campagne du nord en 1870-181i, par le général Faidherbe, 1 vol. in-S». — II. La vérité
sur les événemens de Rouen, rapport au conseil-général de la Seine- Inférieure, par M. Es-
tanceUn. — III. Souvenirs de l'invasion prussienne en Normandie, par M. le baron Ernouf.
— IV. La Guerre en province, par M. Ch. de Freycinet. — V. Opérations des années
allemandes depuis la bataille de Sedan jusqu'à la fin de la guerre, par "W". Blume, major
au grand état-major prussien, traduction du capitaine Costa de Cerda. — VI. Guerre des
jrontib-cs du Rhin, 1870-1871, par le colonel Rûstow, traduction du colonel Savin de Lar-
clause, 2 vol. — VII. La Campagne de 1870, par le correspondant du Times. — VIII. Opé-
rations de l'armée du sud pendant les tnois de janvier et février 1871, par le comte de War-
tensleben, colonel d'état-major. — IX. Les Chemins de fer pendant la guerre de 1870-1871,
par M. Jacqmin, etc., etc.
Lorsqu'à la fin de 1813 et au commencement de 181 ù la fatalité
de la guerre livrait la France à une invasion qui était alors la pre-
mière et qui malheureusement ne devait pas être la dernière dans
ce siècle, cette invasion était comme un reflux de l'Europe entière
sur notre pays. L'armée de Napoléon battant en retraite depuis
Moscou, épuisée de combats et de marches à travers l'Allemagne,
se retrouvait après plus d'une année de lutte aux frontières de la
vieille France, suivie pas à pas, serrée de près par ces armées des
(1) Voyez la Revue du 15 septembre, du 15 octobre et du 15 décembre 1872.
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nations coalisées qu'elle venait de rencontrer à Leipzig dans un
formidable choc, et qui maintenant s'avançaient de tous les côtés à
la fois pour se rejoindre sur notre territoire. Par la Hollande et la
Belgique au nord, par le Rhin central, par la Suisse et le Jura, sur
tous les points entre la Mer du Nord et les Alpes débordait cette
coalition européenne poussant ses légions à travers nos frontières
démantelées. Tout était menacé en même temps, tout cédait d'un
seul coup sous l'effort ennemi. L'invasion de 1870 ne pouvait s'ac-
complir et ne s'est point accomplie de la même manière. La neutra-
lité suisse mieux garantie, sérieusement sauvegardée cette fois,
protégeait au moins d'un côté jusqu'à Bàle la France de l'est. La
neutralité belge, œuvre plus récente d'une politique de paix et de
préservation, couvrait le nord jusqu'au Luxembourg. L'invasion al-
lemande n'avait qu'une issue : elle s'est précipitée comme un tor-
rent par les provinces du Rhin, par le palatinat, se frayant un pas-
sage entre Strasbourg et Metz, immobilisant ces deux places, mieux
encore cernant une armée tout entière sous les murs de la citadelle
lorraine, se repliant un instant pour aller achever la destruction
d'une seconde armée à Sedan, puis courant droit sur Paris, même
jusqu'à la Loire, sans s'inquiéter de ce qui se passait sur ses flancs.
Ce n'est qu'avec le temps, lorsqu'elle était déj i campée au centre
de la France, qu'elle a été conduite à se retourner vers l'est, vers
le nord et le nord-ouest, qu'elle avait d'abord négligés.
Évidemment, si avant d'engager celte guerre néfaste on avait eu
la prévoyance de laisser dans l'est et dans le nord, je ne dis pas
des armées toutes faites, — on ne pouvait en avoir partout, celles
qu'on avait devant l'ennemi étaient déjà trop faibles, — mais les
premiers élémens nécessaires pour reconstituer promptement des
armées nouvelles, pour créer deux centres énergiques, efficaces de
défense et d'action, l'invasion n'aurait pas marché si hardiment, si
présomptueusement sur Paris. Elle se serait sentie menacée, elle
aurait été peut-être obligée de disséminer ses forces; en prenant du
temps avant d'aller plus loin, elle en aurait donné, et si elle ne
s'était pas arrêtée, elle aurait été exposée à se voir assaillie sur ses
communications, à être prise entre deux feux. Ce que l'est aurait pu
devenir pour la défense nationale dans ces conditions, je l'ai dit.
Le nord pouvait avoir un rôle au moins aussi décisif par sa position
et par ses ressources, — appuyé d'une part à la Belgique neutre,
touchant à la mer, donnant la main à la Normandie et à l'ouest,
hérissé de forteresses sous la protection desquelles on pouvait tout
organiser, tout préparer et tout tenter.
Sans doute on se trouvait jeté subitement dans une situation
étrange, inattendue, les événemens avaient marché de façon à con-
LA GUERRE DE FRANCE. 7
fondre toutes les prévisions, toutes les combinaisons de ceux qui,
depuis des siècles, ont travaillé à constituer la puissance défensive
de notre pays. Lorsque le génie de Vauban, après une étude pro-
fonde des conditions et des points vulnérables de la France, élevait
ce qu'on a si souvent appelé la « frontière de fer, » de Dunkerque à
Bâie; lorsque notamment dans ces régions du nord il créait toutes
ces places fortes qui ont sauvé deux fois l'intégrité française, en
1794 comme en 1712, — Condé, Valenciennes, Bouchain, Cambrai
sur l'Escaut, — Maubeuge, Landrecies sur la Sambre, — Avesnes,
Rocroi, entre la Sambre et la Meuse, — Givet, Mézières, Sedan sur
la Meuse; lorsque Yauban accomplissait toutes ces œuvres d'un art
savant et prévoyant, il ne songeait qu'à opposer un front inexpu-
gnable à une invasion venant par le nord. Tout était calculé dans
ce sens : faire face à l'ennemi assaillant la frontière du nord, fermer
les trouées au bout desquelles est Paris, en se ménageant en arrière
comme une suprême ressource de défense toutes ces lignes straté-
giques de la Marne, de l'Aisne, de l'Oise, de la Somme, fortifiées
elles-mêmes de façon à pouvoir disputer le terrain ^ retarder la
marche de l'envahisseur. C'est Landrecies qui sauvait la France au
commencement du xviii*' siècle en laissant à Villars le temps de res-
saisir la victoire à Denain. C'est Maubeuge qui arrêtait l'invasion au
mois d'octobre 179li en laissant à Jourdan le temps d'aller vaincre
Cobourg à Wattignies. C'est sur la Marne, sur l'Aisne, sur l'Oise que
Napoléon, réduit à la dernière extrémité, prodiguait des miracles de
génie qui faillirent faire reculer la coalition. C'est là en raccourci
le rôle de ce vieux système défensif de la France.
Qu'est-il arrivé cependant en 1870? Par une combinaison de fa-
talités meurtrières qui ne s'est jamais rencontrée à ce degré, même
aux heures les plus critiques, même en 1814, tout s'est trouvé sou-
dainement interverti. L'invasion, libre de se porter en avant après
ses premières et décisives victoires, s'est vue en un mois de guerre
dans cette position où c'était elle désormais qui pouvait se servir
contre nous de ces lignes de la Marne, de l'Aisne, de l'Oise, — où
elle pouvait prendre à revers les places du nord au^si bien que les
Vosges. La destination de ces places du nord se trouvait par le fait
annulée ou du moins transformée, et, chose nouvelle, la tête de
défense contre l'ennemi de ce côté était maintenant non plus sur
l'Escaut ou sur la Sambre, à Valenciennes ou à Maubeuge, mais sur
un seul point de l'Oise, à La Fère, sur la Somme, à Péronne et à
Amiens, ou à la petite citadelle de Ham. Voilà la situation.
Même dans ces conditions si étranges, si prodigieusement ag-
gravées ou interverties, le nord pouvait être un puissant et efficace
retranchement pour la défense, s'il y avait eu un noyau de force
8 REVUE DES DEUX MONDES.
militaire, un commencement d'organisation, une direction. Tout
manquait au premier instant dans le nord aussi bien et plus en-
core que dans l'est. Il y avait même des places dont l'armement
n'était pas complet. Quant à des élémens militaires réguliers, il n'y
en avait d'aucune espèce. Les forteresses étaient occupées par des
mobiles, par des gardes nationaux, tout au plus par quelques déta-
chemens de conscrits ramassés au hasard dans des dépôts. Les Al-
lemands ne s'y méprenaient pas, ils voyaient que dans tous les cas
ils avaient du temps devant eux, et voilà comment ils s'étaient
avancés avec une imperturbable assurance jusqu'à Paris, se bornant
à laisser des postes d'observation de l'Oise à la Normandie, atten-
dant le moment de pousser plus loin l'invasion.
Malgré leur vigilance, ils se risquaient souvent beaucoup, ces
implacables envahisseurs de la France, ils comptaient sur l'ascen-
dant de la victoire et sur la désorganisation qu'ils rencontraient par-
tout. On demandait à cette époque à des officiers prussiens s'ils ne
craignaient pas d'être surpris en s'aventurant ainsi au milieu de
toutes les lignes intérieures de la France, et ces officiers répondaient
qu'ils n'avaient point d'inquiétudes sérieuses, que le temps de l'au-
dace était passé pour les Français. Ils auraient pu dire tout au
moins que le temps du bonheur était passé pour nous; mais si l'in-
vasion avait pour elle l'audace et le bonheur, sans parler de la dan-
gereuse et impitoyable habileté de ceux qui la conduisaient, elle
avait encore plus d'un combat sanglant à livrer, et même dans ces
contrées du nord, du nord-ouest, où tout semblait pour le moment
immobile, sur cette longue ligne qui va de la basse Seine à la Meuse
en passant par Amiens, par Saint-Quentin, elle allait rencontrer une
certaine résistance facile à vaincre sans doute en Normandie, plus
tenace dans le nord proprement dit. Ici l'invasion allait trouver un
adversaire assez habile pour lui opposer, à l'abri de ses fortes posi-
tions, une méthodique stratégie. En un mot, ce que Chanzy essayait
sur la Loire et sur la Sarthe, ce que Bourbaki poursuivait dans l'est,
le général Faidherbe le tentait à sa manière dans le nord. C'est en-
core un des épisodes de cette guerre tourbillonnant autour de Pa-
ris muet, retranché du monde et attendant la délivrance dans ses
lignes hérissées de feux.
I.
La campagne du nord ne commençait par le fait qu'aux derniers
jours de novembre 1870, à la chute d'Amiens, le premier des postes
de la Somme tombé au pouvoir de l'ennemi. Que s'était-il passé
jusque-là dans les deux camps?
LA GUERRE DE FRANCE. 0
Au moment où l'invasion arrivait devant Paris au 19 septembre,
elle ne pouvait songer à s'étendre sur-le-champ, à dépasser l'aire
stratégique déjà fort étendue qu'elle occupait. Elle avait besoin de
régulariser, de garantir ses communications, peu menacées, il est
vrai, mais gênées par quelques places dont elle n'avait pu avoir
raison du premier coup. Elle ne disposait pas d'ailleurs de toutes
ses forces. Elle était provisoirement obligée de laisser autour de
Metz plus de 200,000 hommes pour garder Bazaine et son armée.
Strasbourg et les places de l'Alsace retenaient plusieurs divisions.
Que la zone d'occupation dût s'étendre à mesure que la guerre se
prolongerait, c'était surtout l'affaire des circonstances ; les chefs de
l'état-major prussien y étaient préparés, et ils ne doutaient point
assurément de pouvoir faire face] à toutes les entreprises qui s'im-
poseraient à eux lorsqu'ils auraient retrouvé la libre disposition de
leurs forces. Ils se proposaient ce jour-là d'aller enlever Amiens et
de faire de cette place le pivot des opérations nouvelles qu'ils en-
treprendraient, qu'ils pourraient diriger alternativement, d'un côté
vers le nord s'il y avait quelque apparence d'armée française, d'un
autre côt-é vers Rouen, la basse Seine et la mer. Pour le moment, on
ne pouvait aller jusque-là.
La première préoccupation des chefs prussiens était de mettre à
l'abri de toute menace l'investissement de Paris, d'assurer leurs
communications, qui devenaient définitivement libres à partir du
15 octobre par la chute de Soissons, de s'organiser enfin de façon à
vivre sur le pays conquis, en tirant des contrées environnantes tout
ce qu'on pourrait, fût-ce par les plus impitoyables rigueurs de la
guerre. Du côté du sud, sur la rive gauche de la Seine, l'état-
major allemand à peine établi à Versailles s'était immédiatement
occupé, on le sait, d'envoyer des forces dans la direction d'Orléans
en^même temps que vers Chartres et vers l'Eure. Du côté du nord,
sur la rive droite, le général comte de Lippe était avec une division
de cavalerie sur la ligne de Senlis, Clermont et Beauvais, couvrant
les'magasins créés à Chantilly. Le prince Albrecht de Prusse, le fils
du vieux prince Albrecht qui vient de mourir, était avec un régi-
ment de uhlans, quelques bataillons d'infanterie et de l'artillerie,
à'^Pontoise et à Beaumont, observant la route de la Normandie. Ces
éclaireurs de l'invasion avaient certes fort peu à faire pour conquérir
ou pour garder leurs positions ; ils avaient tout au plus à craindre
quelques échaufïourées tentées avec plus de bonne volonté que de
succès par des détachemens informes de mobiles ou par des bandes
de francs- tireurs dispersées autour de Paris. C'était en définitive
une période d'établissement pour l'armée allemande, de réorgani-
sation confuse pour la France atterrée et foulée par la conquête.
10 RETUE DES DEUX MONDES.
D'où pouvait venir la résistance? de quels élémens disposait-elle?
Qui pouvait la coordonner et la diriger? Le gouvernement de Paris,
enfermé dans sa grande prison, n'avait plus aucun moyen d'action
extérieure; il ne savait plus rien et ne voyait plus rien à travers les
sombres lignes prussiennes qui lui dérobaient le théâtre mobile de
l'invasion et de la guerre. Le gouvernement de Tours n'avait de
souci que pour la Loire, et ne songeait tout au plus qu'à fondre les
derniers débris de la vieille armée avec des mobiles rassemblés en
toute hâte dans ce 15'' corps, qui allait devenir le premier noyau
de l'armée nouvelle. Les autres parties de la France étaient délais-
sées, livrées à elles-mêmes. Je ne parle point encore du nord pro-
prement dit. La Normandie quant à elle, la Normandie tout ou-
verte, riche, sans protection, se sentait la première en péril. Elle
était dans une anxiété singulière que la proximité de l'ennemi ne
justifiait que trop sans doute et que la confusion du lendemain d'une
révolution aggravait encore. A chaque instant, on croyait voir arri-
ver les Prussiens, et un jour même, avant la fin de septembre, le
télégraphe annonçait jusqu'à Caen et à Évreux qu'ils s'avançaient
décidément. Ce n'était qu'une panique; l'émotion ne fut pas moins
extraordinaire partout. Le fait est qu'entre l'invasion et P»ouen il
n'y avait que deux faibles lignes de défense, la petite rivière de
l'Epte d'abord, puis plus bas une autre petite rivière, l'An'lelle,
toutes les deux coulant à peu près parallèlement entre le chemin de
fer qui relie Amiens à la Normandie et la Seine. Dans l'intervalle
se déroulent les plateaux du Vexiu, dont la richesse devait être un
appât pour l'ennemi. La défense de ces deux lignes médiocres,
qu'on ne voulait pas cependant livrer sans combat, reposait tout
entière sur le commandant militaire de Rouen, le général Gudin,
qui ne comptait pas un soldat régulier sous ses ordres, qui n'avait
que des mobiles fort novices, et sur un homme de dévoûment, de
courage, qui allait disposer de forces plus apparentes que réelles»
Ce chef improvisé était un député au corps législatif, Njrmand lui-
même, M. Estancelin, qui au lendemain du A septembre avait reçu
du gouvernement de la défense nationale le titre et les pouvoirs de
commandant-général des gardes nationales des trois départemens
de la Normandie, la Seine-Inférieure, le Calvados et la Manche.
M. Estancelin était arrivé à Rouen plein d'ardeur, non pour se
mettre en lutte avec l'autorité militaire auprès de laquelle il se
trouvait placé, mais pour être avec elle à l'action et à la peine, si
on ne pouvait être ensemble au succès. Il portait dans sa mission
une double pensée, une double résolution : faire pour la défense
tout ce qui serait possible, organiser, habiller, équiper les gardes
nationales, qui n'existaient même pas, ou qui du moins n'existaient
LA GUERRE DE FRANCE. li
qu'à Rouen et à Elbeuf, pour les conduire à l'ennemi, et en même
temps maintenir énergiquement l'ordre, contenir tous les déchaî-
nemens révolutionnaires. Ce n'était vraiment pas une œuvre facile
dans des conditions oii il y avait tout à faire et où il fallait tout
faire au plus vite. Les difficultés étaient de toute nature, militaires,
financières, politiques. M. Estancelin avait emporté en quittant Pa-
ris les plus libérales promesses du gouvernement; mais au moment
de s'occuper de l'habillement, de l'équipement, on ne recevait plus
rien, ni argent ni mandats. L'armement était dans le plus déplo-
rable état, il n'y avait ni fusils ni canons; la ville de Rouen avait
pour toute défense quelques vieilles pièces hors de service. On pou-
vait tout trouver en Angleterre; mais bientôt survenait un décret
interdisant aux déparlemens et aux villes l'achat des armes à l'é-
tranger, pour réserver à une commission supérieure d'armement,
qui venait d'être créée à Tours, le monopole des opérations de ce
genre, et le décret avait ce résultat singulier, que d'un côté on ne
pouvait plus rien acheter à l'étranger, et que de l'autre on ne pou-
vait rien obtenir de la commission supérieure de Tours. Le gouver-
nement envoya quelques batteries d'artillerie qui étaient loin de
suffire.
Ce n'est pas tout; les conditions politiques étaient des plus
graves. Rouen avait échappé aux désastreuses dominations déma-
gogiques qui régnaient à Lyon, à Marseille, à Toulouse. Les mêmes
éiémens de dt^sordre existaient cependant. Les agitateurs du ra-
dicalisme et de l'Internationale se réunissaient dans un « comité de
vigilance, j) et naturellement on criait à la trahison, on réclamait
la dissolution du conseil municipal, la destitution de tous les fonc-
tionnaires, l'enrôlement des congréganistes, la levée en masse, le
droit de former des corps francs « en dehors de l'action des autori-
tés, » etc. On était obligé de se débattre avec ces turbulences, qui
ne faisaient qu'ajouter à la confusion. Malgré ces difficultés de toute
sorte, on agissait cependant autant qu'on le pouvait; on travaillait
de son mieux à s'organiser et à s'armer. Le général Gudin établis-
sait les forces dont il disposait sur l'Andelle, faute de pouvoir cou-
vrir la première ligne de l'Epte, et de son côté M. Estancelin, avec
un détachement de la garde nationale de Rouen, tentait aux der-
niers jours de septembre une reconnaissance assez hardie jusqu'à
Mantes, où la présence des Prussiens avait été signalée; on poussa
même jusqu'à Meulan. C'est la seule force française qui se soit ap-
prochée si près de Paris pendant cinq mois. Malheureusement c'é-
tait une reconnaissance inutile, il n'y avait eu que quelques cou-
reurs ennemis qui avaient disparu. Les, Prussiens n'arrivaient pas
par Meulan et par Mantes, ils arrivaient d'un autre côté, et ce qui
12 REVUE DES DEDX MONDES.
n'était qu'une panique quelques jours auparavant devenait bientôt
la plus triste réalité.
L'invasion qui menaçait la Normandie se dessinait en effet dès le
9 octobre, sur l'Epte, par Gisors. Elle était conduite par le prince
Albrecht, qui avait Zi,000 hommes et deux batteries d'artillerie
pour occuper une ville sans défense. Sans doute c'était un malheur
que cette première ligne fût ainsi abandonnée, puisqu'on livrait
le Vexin aux déprédations ennemies. Ceux qui étaient chargés de
couvrir Rouen cédaient évidemment à la plus douloureuse néces-
sité pour échapper à l'inévitable désastre qui les attendait, s'ils
avaient voulu courir la chance de soutenir le choc de l'ennemi sur
une ligne si avancée avec les médiocres forces qu'ils avaient à leurs
ordres. On s'était borné à envoyer, assez inutilement, il faut l'a-
vouer, quelques compagnies de mobiles, qui étaient arrivées le ma-
tin de l'attaque, et qui se dispersaient aux premiers sifllemens des
obus prussiens. Le prince Albrecht ne se montrait pas moins irrité
à son arrivée à Gisors, non pas précisément pour cette défense des
mobiles, mais parce que non loin de là, au passage de l'Epte, ses
soldats avaient été un instant arrêtés dans leur marche par les ha-
bitans de la commune de Bazincourt. Ces braves gens, sans se lais-
ser émouvoir par l'inégalité de la lutte, s'étaient courageusement
battus. Ils avaient des morts et des blessés, ils avaient aussi fait du
mal à l'ennemi, qu'ils avaient tenu en échec pendant quelques
heures. Le prince Albrecht ne parlait de rien moins que de brûler le
village; il crut sans doute être fort humain en se bornant à exercer
d'impitoyables représailles contre de malheureux Français qui n'a-
vaient fait que défendre leurs foyers, et ici, par cet épisode san-
glant de Bazincourt , qui marquait les premiers pas des Prussiens
en Normandie, je voudrais montrer le caractère nouveau, ineffa-
çable, que prenait de plus en plus cette invasion allemande.
Jusque-là, on n'était point sorti des règles militaires. Maintenant,
àmesure que les Prussiens s'avançaient en France, la lutte commen-
çait à changer de nature et devenait farouche. Ah 1 sans doute la
guerre est toujours la guerre, une invasion est toujours une inva-
sion. Toutes les fois qu'on déchaîne les passions meurtrières, qu'on
jette un peuple sur un autre peuple, on peut s'attendre à voir se
dérouler le lugubre spectacle des massacres organisés, des villes
incendiées , des extorsions de la soldatesque, des représailles in-
stantanées et sanglantes , des réquisitions à main armée et des
ruines; mais ce n'étaient là, jusqu'ici, on pouvait le croire, que des
violences accidentelles de la guerre. Ce qu'il y a de particulier
dans ce grand conflit de 1870, c'est l'esprit même qui préside à
l'invasion, qui organise la destruction au lieu de la limiter, qui
LA GUERRE DE FRANCE. 13
transforme en usage calculé et méthodique ce qni n'était que l'ex-
cès ou la fatalité du combat. Les Allemands ont eu le mérite d'in-
venter ou de perfectionner ce qu'un écrivain étranger, qui ne leur
est pas défavorable , le colonel Riistow, appelle « la guerre de ter-
reur. » Ils ont notamment employé deux procédés au moins étranges.
L'un de ces procédés est le système des otages, qui a été pratiqué
dans la plus large mesure, et dont le dernier mot a été l'envoi d'un
membre de l'Institut de France, de M. le baron Thénard, en Alle-
magne, — sans doute par suite du respect bien connu des Alle-
mands pour la science! Cet abus de la force généralisé, appliqué à
propos de tout, par prévention ou comme garantie, est-ce un droit
légitime de la guerre? C'est une question d'équité et d'honneur
entre les peuples civilisés. Un autre procédé consistait à rendre
les villes entières, les villages responsables de la moindre mésa-
venture d'un soldat allemand , à considérer comme des bandits de
simples gardes nationaux, à traiter la moindre résistance par le fer
et le feu, par la fusillade et le pétrole, à promener partout enfin
une loi du talion implacable et aveugle. C'était l'esprit de la guerre
de trente ans se réveillant en plein xix" siècle, et mieux encore c'é-
tait, selon le mot du colonel Riistow, « la destruction ordonnée de
sang- froid, dans le plus grand calme. »
Au même instant, dès le mois d'octobre, ce système éclatait dans
toute sa violence partout où passait l'invasion. Je ne parle pas des
villes ouvertes, bombardées et brûlées après le combat, comme
Châteaudun. Dans le pays chartrain, le petit village d'Ablis était
livré aux flammes avec des rafliuemens cruels en expiation du dé-
sastre d'un escadron de hussards surpris par une bande française.
Dans les Ardennes s'accomplissait un drame qui vient de se dévoiler
devant les tribunaux. Un sous-officier allemand avait été tué dans
un engagement avec des francs-tireurs, non loin du village de Vaux.
Le lendemain, une colonne ennemie arrivait, on s'empara de tous
les hommes qu'on put saisir, ils étaient quarante, et on les enferma
dans l'église en les prévenant qu'ils allaient être décimés. Le chef
du détachement allemand, c'était un colonel de landwehr prus-
sienne, tint une façon de conseil de guerre au presbytère; il pres-
sait le curé, pour en finir, de désigner les trois plus mauvais sujets
de l'endroit, qui seraient punis pour les autres. Le curé se refusait
énergiquement à cette complicité, il répondait que dans son village
comme partout il y avait du bon, du médiocre et du mauvais, mais
qu'il n'y avait aucun coupable, que personne n'avait fait le coup
de feu, et le brave prêtre s'offrait lui-même en sacrifice pour ses
paroissiens. Touché de l'émotion et du dévoûment de l'honnête ec-
clésiastique, le colonel s'écriait : « Pensez- vous, monsieur le curé,
ih REVUE DES DEUX MONDES.
que c'est avec plaisir que j'exécute cet ordre venu de haut? » De
guerre lasse, on prit un casque où l'on mit des billets, et on le fit
passer aux prisonniers en leur disant de tirer au sort. Que se passa-^
t-il entre ces malheureux enfermés dans l'église pendant soixante-
seize heures? Toujours est-il que trois victimes furent désignées,
non par le sort, mais à la majorité des voix, et un peu sans doute par
un abus d'influence de quelques-uns des prisonniers. Les trois sa-
crifiés, malgré leurs supplications et leurs protestations, furent con-
duits auprès du cimetière, où ils furent fusillés, en présence du
curé, qui les accompagnait au supplice, et du colonel prussien, qui
était auprès du curé, le soutenant au moment de la détonation.
Ce qui se passait à Vaux était à peu près justement ce qui arrivait
à Bazincourt après le combat de l'Epte. On avait réussi à pré>erver
le village de l'incendie, mais huit habitans furent saisis comme ban-
dits. On parvint encore, à force de dém.arches, à sauver trois des
prisonniers, qui reçurent la bastonnade. Les cinq autres furent im-
pitoyablement fusillés. Il y avait parmi eux un vieillard septuagé-
naire qui n'avait fait que se défendre dans sa maison. Peu après,
les Prussiens, définitivement établis à Gisors, rayonnaient tout au-
tour, allant à Vernon, aux Andelys, à Hebécourt, à Écouis, et dé-
ployant partout sur leur passage les mêmes procédés de violence.
Ainsi se manifestait cette invasion de la INormandie, conduite par
un prince de taille effilée, de santé assez frêle, qui suivait en ce
moment-là une cure de lait en ordonnant des exécutions, des bora-
bardemens et des réquisitions !
Les Prussiens, dans ce premier mouvement sur la Normandie,
ne dépassaient point en réalité une certaine ligne entre Gournay,
par où ils se rapprochaient du chemin de fer d'Amiens à Rouen, et
la Seine, par où ils rejoignaient les autres détachemens allemands,
qui sur la rive gauche atteignaient déjà les contrées de l'Eure. Ils
complétaient ainsi de ce côté le cercle d'avant-postes destiné à
protéger l'armée de siège campée autour de Paris, en étendant le
rayon de ravitaillement. C'était là ce que se proposaient provisoire-
ment les chefs de l'état-raajor de Versailles. Ce n'est pas cepen-
dant que cette occupation dont Gisors restait le centre lût toujours
paisible. Pendant près de deux mois au contraire, sur toute cette
ligne de Gournay à la Seine, on se battait incessamment et quel-
quefois vivement; on se battait à Formerie, à Écouis, au Thil, à
Vernon, où les mobiles de l'Ârdèche, vaillans et alertes monta-
gnards, tenaient vigoureusement tête aux Prussiens, puis plus loin,
au-delà de la Seine, dans l'Eure. Ce n'était point assurément une
guerre de savante stratégie, c'était plutôt une série d'escarmouches
que le gouvernement et les préfets exagéraient souvent de la ma-
LA GUERRE DE FRANCE. 15
nière la plus fantastique, mais qui en définitive avaient pour objet
et parfois pour résultat de harceler l'ennemi, de le dégoûter des
incursions trop hardies, de le troubler dans ses réquisitions. Par
le fait, on ne perdait pas de terrain, on regagnait des villages qu'on
avait d'abord abandonnés, on prenait de la hardiesse dans ces mê-
lées incessantes où l'on se rencontrait avec les Prussiens, et toutes
ces forces éparses, agitées, occupées à batailler en avant de la val-
lée de l'Andeile, finissaient par former ce qui s'est appelé l'armée
de Normandie.
C'était, à dire vrai, une armée un peu étrangement composée.
Elle comptait, sans parler des gardes nationales, deux régimens de
cavalerie, le S*" de hussards et le i2« de chasseurs, envoyés par le
gouvernement, de l'infanterie de marche formée en toute hâte, des
mobiles de plusieurs départemens, même de départemens assez éloi-
gnés, des mobilisés du pays, et une nuée de francs-tireurs, d'éclai-
reurs, de guides tourbillonnant de tous les côtés. Les gardes natio-
nales, prises en masse, auraient pu réunir plus de 200,000 hommes :
c'était le nombre, c'est-à-dire une force d'ostentation, plus embar-
rassante que capable de servir à une action sérieuse. L'armée pro-
prement dite, avec un peu de temps et sous une discipline éner-
gique, aurait pu fournir un noyau de 20,000 ou 25,000 hommes,
peut-être un peu plus. Le commandement, d'abord partagé entre
le général Gudin, comme chef militaire, et M. Estancelin, comme
chef des gardes nationales, passait bientôt tout entier au général
Briand, chargé de la direction supérieure des opérations devant
l'ennemi. Le général Briand avait certainement assez à faire pour
organiser et conduire ces forces, peu propres encore à une cam-
pagne régulière, suffisantes du moins pour contenir l'ennemi, pour
couvrir Bouen d'une apparence d'agitation militaire. C'est dans un
de ces corps improvisés pour la défense de la Normandie que se
trouvait alors et qu'est resté jusqu'au bout un jeune officier perdu
dans la foule pour servir son pays, inconnu de son général aussi
bien que de ses soldats, réduit à cacher le duc de Chartres sous le
nom du capitaine Robert le Fort.
On avait refusé une place dans l'armée française aux princes
d'Orléans accourus à Paris au lendemain du II septembre. Ils étaient
repartis tristement pour l'Angleterre; seulement deux d'entre eux
étaient sortis par Boulogne pour rentrer par Le Havre, et tandis que
le prince de Joinville se rendait à Tours frappant à toutes les portes,
sollicitant sans se lasser le droit de combattre pour la France, le
duc de Chartres s'arrêtait à Rouen. 11 avait voulu d'abord s'engager
dans un bataillon de mobiles, il n'avait pas de papiers à produire.
Il ne savait trop que faire lorsqu'il rencontrait dans les rues d,e
16 REVUE DES DEUX MONDES.
Rouen un officier qu'il connaissait, M. de Beaumini, attaché à l'état-
major de M. Estancelin. On allait aussitôt ensemble chez le com-
mandant des gardes nationales de la Normandie. Quelle que fût sa
bonne volonté, M. Estancelin faisait remarquer au duc de Chartres
que le gouvernement ne tolérerait pas sa présence dans l'armée
française, que son nom était un obstacle à la réalisation de son dé-
sii». — « Que m'importe mon nom? dit le prince; je veux me battre
pour mon pays; si vous ne voulez pas de moi, je trouverai des offi-
ciers de francs-tireurs moins difficiles, et j'irai me faire casser la tète
avec eux. » Alors on concertait cette pieuse fraude de patriotisme
qui est devenue, comme on l'a dit, une des légendes de la guerre.
Le duc de Chartres disparaissait, il ne restait plus que le capitaine
Robert le Fort né en Lorraine, établi lui -même en Amérique et venu
tout exprès pour prendre du service. Dès le lendemain, le capitaine
Robert le Fort allait prendre le commandement des guides de la
Seine -Inférieure dans la forêt de Lyons, aux avant- postes, où il
passait près de deux mois, se battant en soldat qui avait fait la
guerre en Italie et aux États-Unis, montrant autant de zèle que de
coup d'œil, prenant rapidement, par sa bonne grâce, par son intré-
pidité, un véritable ascendant sur tous ceux qui l'entouraient, qui
reconnaissaient très volontiers sa supériorité, et qui l'aimaient sans
le connaître. Le secret devait rester entre M. Estancelin, le colonel
Hermel, son chef d'état-major, et M. de Beaumini; il a été gardé
jusqu'au bout.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que pendant cinq mois de guerre
rien n'ait trahi ce mystère du dévoûment patriotique d'un jeune
prince abdiquant son nom et son rang pour servir obscurément
son pays. On répétait un peu partout, il est vrai, que le duc de
Chartres était en France, même qu'il était en Normandie. Les jour-
naux étrangers racontaient toute sorte d'histoires. Personne ne sa-
vait la vérité, sauf ceux qui ne la disaient pas. A cette époque, un
personnage allemand se rendait chez le duc d'Aumale à Londres, et
il lui demandait s'il était vrai que le duc de Chartres fût en France,
où il se trouvait, sous quel nom il servait; c'était un envoyé de la
reine de Prusse qui désirait savoir ces détails pour que le prince
pût être traité avec égard, s'il avait le malheur d'être pris ou de
tomber blessé aux mains des Allemands. Le duc d'Aumale répondait
qu'en effet son neveu était vraisemblablement en France, on ne sa-
vait où, que certainement il faisait son devoir là où il était, et qu'il
n'avait rien de plus à désirer que de suivre la fortune de tous les
soldats français exposés comme lui. Plus d'une fois cependant le
duc de Chartres avait à passer par de dangereuses épreuves. Un
jour, étant en service à Rouen pour quelques heures, il dînait chez
LA GUERRE DE FRANCE. 17
M. Estancelin. Un des convives, le colonel La Perrine, commandant
d'un régiment de mobilisés de la Seine-Inférieure, ancien onicler
de chasseurs d'Afrique, se mettait tout à coup à évoquer le souve-
nir de ses campagnes de l'Algérie et du duc d'Orléans, sous le-
quel il avait servi. Il parlait avec attendrissement du prince, de ses
qualités brillantes, de sa mort, de ses deux fils, qu'il avait vus tout
enfans. Le duc de Chartres, la tète baissée, rouge d'émotion, avait
de la peine à se maîtriser; il se contint pourtant, et on ne s'aperçut
pas de son trouble. D'autres fois il avait h écouter dms les camps
les plus étranges conversations sur sa famille, sur lui-même. Il
mettait tous ses soins à ne point éveiller un soupçon ; il était si bien
inconnu que pendant ces quelques mois il a pu pas-er des guides
de la Seine-Inférieure à l'état-major de l'armàe de Normandie, puis
à l'état-major du 19'' corps, formé à Cherbourg, être régulijiemdht
commissionné comme officier, être proposé pour le grade dé chef
d'escadron, pour la croix de la Légion d'honneur, sans que le gé-
néral Briand, le général Dargent, le général Chanzy, M. Gambetta,
le général Le Fiô lui-même, aieut su quel était l'officier qu'ils avaient
auprès d'eux, qu'ils proposaient ou qu'ils nommaient. Quoi encore?
Lorsque vint l'armistice, ayant été chargé pour la France de négo-
cier la délimitation de l'occupation étrangère, et s'en étant tiré à
son honneur, Robert le Fort avait la bizarre fortune de recevoir
l'accolade républicaine d'un préfet de M. Gambetta, qui le remer-
ciait avec effusion du service qu'il venait de rendre, et qui ne se
doutait certainement pas qu'il embrassait une « aliesse » dans le
jeune officier revenant de sa mission vêtu d'une peau de bique, cou-
vert de neige.
Aux premiers momens, aux mois d'octobre et de novembre, pen-
dant que de tous côtés on brodait des histoires sur lui, le capitaine
Robert le Fort était tout simplement dans la forêt de Lyons, aux
avant-postes de cette armée de Normandie occupée à tenir tête aux
Prussiens, à leur disputer un pont de la Seine, un village, une ré-
quisition d'avoine ou de blé.
II.
Elle pouvait sans doute se maintenir, cette armée, elle pouvait
jouer en avant de Rouen ce rôle de défense tourbillonnante, tant que
l'invasion ne prenait pas un caractère plus décidé, des proportions
plus sérieuses. Ceci dépendait de ce qui se passait dans le nord et
de ce que feraient les Allemands, surtout après la chute de Metz,
qui leur rendait 200,000 hommes, — de ce qui pouvait aussi sur-
venir à Paris ou môme sur la Loire. Au nord, les ressources de la
TOME civ. — 1873. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
défense n'étaient pas aux premiers jours beaucoup plus grandes
qu'en Normandie. Le nord était, il est vrai, couvert par ses places;
mais ces places avaient été épuisées de matériel au profit de Paris,
de même que les dépôts d'infanterie établis dans la contrée étaient
épuisés d'hommes au profit du centre de la France et des corps
formés sur la Loire. Pour tonte cavalerie, il y avait un dépôt de
dragons qui pouvait fournir quelques cavaliers d'escorte, et il res-
tait à Lille une seule batterie d'artillerie hors d'état de marcher. On
avait nommé, bientôt après le h septembre, un commissaire extra-
ordinaire de la défense pour les quatre départemens du Nord, du
Pas-de-Calais, de la Somme et de l'Aisne : c'était un médecin,
M. Testelin, qui naturellement avait toute l'aptitude d'un homme
complètement étranger aux choses militaires. M. Testelin, fort em-
baA'assé de sa situation, s'était adjoint le directeur des fortifications
de Lilkî, le colonel Farre, immédiatement élevé au grade de géné-
ral, et on s'était mis à l'œuvre. Sur ces entrefaites, vers le 22 oc-
tobre arrivait le général Bourbaki, envoyé par le gouvernement de
Tours, après sa romanesque sortie de Metz, pour prendre le com-
mandement supérieur de la région du nord. Bourbaki avait certes
bien peu d'illusions. Sous son énergique impulsion cependant, avec
le concours du général Farre, resté auprès de lui comme chef d'état-
major, l'organisation à peine ébauchée se coordonnait, et prenait
rapidement une certaine consistance. On développait l'artillerie, on
multipliait les approvisionnemens de guerre, on créait un petit
noyau de cavalerie avec quelques escadrons de dragons et de gen-
darmes. Quant à l'infanterie, elle se composait de régimens de
marche organisés dans les dépôts et de bataillons de mobiles pris
dans le pays ou appelés des départemens voisins.
Une circonstance d'ailleurs favorisait de jour en jour la forma-
tion de cette armée nouvelle. C'est par le nord que passaient tous
les officiers, les sous-officiers qui s'étaient dérobés à la capitulation
de Sedan, ceux qui s'échappaient des prisons d'Allemagne, et bien-
tôt les évadés de Metz. De ce nombre étaient le colonel Lecointe, qui
venait de commander un régiment de la garde et qu'on faisait gé-
néral , le chef d'escadron Charon, à qui on donnait le commande-
ment de l'artillerie. Le général Faidherbe assure qu'on retrouvait
ainsi près de 300 officiers; c'était un élément précieux pour l'armée
du nord, qui s'en est toujours ressentie.
Au demeurant, vers la mi-novembre, on était arrivé à créer six
batteries nouvelles d'artillerie de campagne. On avait une première
division d'infanterie à peu près en état de combattre et on organi-
sait une seconde division. Avec ces forces destinées à former le
22'' corps de l'armée française, le général Bourbaki allait se porter,
sans perdre de temps, sur la ligne d'Amiens à Rouen, de hron à.
LA GUERRE DE FRANCE. 19
menacer l'ennemi par Beauvais et par Creil. On en était là quand
tout à coup le gouvernement de Tours, cédant aux délations ridi-
cules de quelques agitateurs des villes du nord, rappelait le géné-
ral Bourbaki. C'était, on en conviendra, une étrange manière de
servir la défense que d'enlever à cette armée naissante du nord un
chef brillant et expérimenté au moment même où elle allait avoir à
combattre, à supporter l'orage qui se préparait devant elle.
Que se passait-il en effet au camp prussien? Jusque-là les Alle-
mands s'étaient bornés en quelque sorte à contourner le nord sans
y pénétrer. A deux reprises, il est vrai , ils avaient voulu remonter
jusqu'à Saint-Quentin. Une première fois ils avaient échoué devant
la résistance de la population bravement conduite au feu par le
préfet de l'Aisne, M. Anatole de La Forge, blessé lui-même dans le
combat. Une seconde fois ils s'étaient présentés de façon à s'ouvrir
toutes les portes; ils étaient entrés dans la ville, ils l'avaient ru-
doyée, rançonnée, puis ils s'étaient retirés en laissant derrière eux
les plus violentes menaces. Maîtres de Laon depuis les premiers
jours de septembre, de Soissons depuis le 15 octobre, ils se tenaient
sur leurs lignes de Verdun à Gompiègne et à Beauvais, s' éclairant de
tous les côtés, bataillant avec les francs- tireurs de l'Argonne ou des
Ardennes, observant à l'autre extrémité Amiens et la Somme. La
chute de Metz, aux derniers jours d'octobre, changeait la face de
la situation. Dès lors l'invasion, délivrée de ce grand souci, était en
mesure d'agir plus énergiqueraent, d'étendre son action partout où
elle sentait une résistance gênante. Tandis qu'une partie des forces
de Metz, la deuxième armée, conduite par le prince Frédéric-Charles,
hâtait sa marche sur la Loire, l'autre partie, la première armée,
— I", vii% VIII* corps et 3^ division de cavalerie, — devait, sous le
général de Manteuffel, se porter vers l'ouest en menaçant la régioa
du nord. De cette première armée un corps, le vii% restait pour le
moment à Metz pour surveiller le transport des prisonniers fran-
çais, puis pour faire le siège de Thionville et de Montmédy. Une
division était détachée devant Mézières, où elle allait être bientôt
remplacée par de la landwehr, et une brigade était désignée pour
aller investir La Fère. Avec le gros de ses forces, s'élevant, sans le
vu* corps, à 45,000 hommes, le général de Manteuffel s'acheminait
dans la direction qui lui avait été assignée, et dès le 21 novembre
il était sur l'Oise, ayant un de ses corps à Gompiègne, l'autre k
Noyon, jetant sa cavalerie en avant sur les routes du nord.
Le mouvement de Manteuffel, dans la pensée de l'état-major de
Versailles, tendait vers Rouen et la mer, soit par Le Havre, soit par
Dieppe; mais avant de tenter la marche décisive en Normandie, ii
fallait s'assurer de l'importance des rassemblemens français an
nord, et dans tous les cas Amiens était une position de premier
20 REVUE DES DEUX MONDES.
ordre à enlever, parce qu'on avait ainsi tout à la fois un passage
de la Somme et une tète de chemin de fer sur Rouen. La question,
pour le général de Manteuilel, était de savoir ce qu'il avait réelle-
ment devant lui. Ce qu'il y avait, c'était cette jeune armée en for-
mation à laquelle le gouvernement de Tours venait d'enlever son
chef trois jours auparavant, de sorte qu'au moment du péril c'était
un commandant provisoire, le général Farre, qui restait avec la res-
ponsabilité d'une décision des plus graves et d'une action pro-
chaine. La petite armée française comptait non pas 35,000 hommes
selon l'évaluation du colonel Riistow, ni même 30,000 hommes
comme le dit le major Blume, mais trois brlga^Ies, à peu près
17,000 hommes, et avec la garnison d'Amiens commandée par le
général Paulze d'Ivoy, moins de 25,000 hommes. Avec cela, on
avait à tenir tête à deux corps allemands et à une division de cava-
lerie. Malgré le désavantage de la situation, le général Farre n'hé-
sitait pas à se préparer aii combat. Tout considéré, ayant à la fois
à sauvegarder Amiens, qu'on ne pouvait défendre directement, et
à protéger Corbie qui couvrait sa ligne de retraite par le chemin
de fer du Nord, le chef français allait s'établir entre la Somme et la
petite rivière de l'Avre sur une série de positions, qui se reliaient à
Amiens même et dont la petite ville de Villers-Bretonneux était le
point culminant. On faisait bravement face à l'ennemi qui s'avan-
çait par Breteuil, Montdidier et Roye.
Dès le 24 novembre, sur toute la ligne les engagemens partiels
se succédaient, et le général de ManteulTel s'apercevait qu'il allait
rencontrer une résistance sérieuse. Le 27, la lutte éclatait et elle
était des plus vives à Dury, en avant d'Amiens, à Boves, à Longueau,
àGentelles, surtout à Villers-Bretonneux, où quelques dCtachemens
de marins récemment arrivés se trouvaient aux prises avec les Prus-
siens. La défense seule de Villers-Bretonneux nous coûtait 114 morts
et 500 blessés. C'était la première action sérieuse de cette jeune
armée du nord, qui peu auparavant n'existait pas et qui mainte-
nant, sans être victorieuse, sans garder son terrain, se battait as-
sez énergiquement pour infliger à l'ennemi une perte de plus de
1,500 hommes en restant elle-même maîtresse de ses lignes de re-
traite par Amiens et par Corbie. Malheureusement cette retraite,
honorable après une rude journée, mais inévitable, laissait à décou-
vert la ville d'Amiens, qui était le point essentiel pour les Allemands.
L'armée une fois partie, Amiens n'avait d'autre protection que sa
citadelle tournée au nord et quelques ouvrages en terre improvisés.
L'armement était incomplet. La garnison du fort, après quelques
désertions, se composait de 400 hommes, presque tous du pays. On
ne pouvait prolonger la résistance qu'au prix de la destruction
d'une partie de la ville. Tout cela était certainement favorable à
LA GUERRE DE FRANCE. 21
l'ennemi qui, dès le 28, se rapprochait assez pour couvrir la cita-
delle de son feu, après l'avoir vainement sommée de se rendre.
Le commandant de la place, le capitaine Vogcl, était un officier
énergique qui avait témoigné de la résolution jusqu'au bout, lorsque,
visitant les bastions sous une grêle de projectiles, il tombait frappé
à mort. C'était par le fait la désorganisation de la défense, qui
restait confiée à un commandant de l'arLillerie de la mobile d'A-
miens et à une poignée d'hommes peu préparés à soutenir un siège,
émus d'avance de se voir réduits à tirer sur leur propre ville. C'é-
tait la chute de la citadelle, qui, après un jour de feu, capitulait le
lendemain devant une sommation nouvelle de l'ennemi. On était au
29 novembre. Les Allemands avaient ce qu'ils voulaient, ils tenaient
Amiens.
Au moment enfin où la marche des événemens se dessinait ainsi
vers le nord, la campagne, suspendue pour quelques jours après
Goulmiers, allait recommencer sur la Loire, un suprême et sanglant
effort allait être tenté sous Paris, Les faits se pressaient ou se pré-
paraient, les uns menaçans, les autres propres à stimuler les cou-
rages et à réveiller les espérances. Ce qui est certain, c'est que de
toutes parts à la fois éclataient les signes d'une crise qui pouvait
être décisive. Une sorte de frisson courait en avant des lignes de
l'invasion en Normandie, où le bruit de la prochaine sortie pari-
sienne se répandait déjà. On sentait que l'heure de l'action était ve-
nue pour tous, et le général Briand, qui jusque-là s'était borné à te-
nir l'ennemi en respect en couvrant Rouen, Briand se décidait, lui
aussi, à soitir de ses lignes de défense pour se porter en avant. Il
se flattait de pousser jusqu'à Gisors, par une marche hardie, et de
surprendre peut-être les Prussiens, le prince Albrecht lui-même. Il
ne savait pas que le prince Albrecht, rappelé sous Paris, venait de
quitter Gisors, où il avait été remplacé par le comte de Lippe, en-
voyé de Beauvais avec des Saxons. Ce qu'il savait encore moins,
c'est qu'au même instant le comte de Lippe méditait un mouvement
à peu près semblable en sens contraire. Les Allemands se propo-
saient de pousser jusqu'à Écouis, sur la route de Piouen, tout près
de l'AndelIe, en passant par Étrépagny et Tilîières-en-Vexin. Le
général Briand, de son côté, se disposait à marcher sur Gisors par
les mêmes chemins. Si le chef français ne savait pas ce qui se pas-
sait devant lui, l'ennemi n'était pas mieux fixé sur nos mouvemens.
On s'engageait de part et d'autre dans l'inconnu et dans l'imprévu.
Le résultat inévitable était une des plus curieuses surprises de cette
guerre, ce qui s'est appelé l'échauffourée d'Étrépagny, incident noc-
turne désastreux pour les Allemands, heureux pour les Français,
mais en définitive inutile comme toutes les échauffourées qui ne
changent pas la marche des événemens.
52 REVUE DES DEUX MONDES.
La scène se passait à Étrépagny, gros bourg sur la route de
Bouen, où les Allemands, forts d'un millier d'hommes d'infanterie
avec 300 chevaux et deux pièces de canon, arrivaient le 29 no-
vembre, et où ils s'arrêtaient le soir, buvant, se livrant à toutes les
licences de la conquête, réquisitionnant même tous les pianos de
l'endroit. Ces Saxons du comte de Lippe s'amusaient, puis s'endor-
snaient de l'épais sommeil de l'ivresse, sans se douter absolument
de rien. C'était justement cette soirée que le chef français avait
choisie pour tenter son coup de main sur Gisors. Il avait, lui aussi,
plusieurs colonnes, dont l'une, celle du centre, assez forte et dirigée
par le général lui-même, touchait à Étrépagny vers minuit. Au si-
gnal imprévu de quelques vedettes ennemies donnant l'alarme, le
général Briand, prenant ce qu'il avait de cavalerie, s'élançait impé-
tueusement dans la grande rue du village, qui descend vers la petite
rivière de la Bonde pour se relever au-delà par une pente douce. A
la suite du général venait comme avant-garde un bataillon d'infan-
terie de marche heureusement assez solide et conduit avec fermeté
par un officier de mérite, le commandant Rousset, aujourd'hui pro-
fesseur à l'école de Saiut-Cyr; puis c'était le gros de la colonne avec
de l'artillerie et des mobiles de la Loire -Inférieure, des Hautes-
Pyrénées, des Landes, de la Seine-Inférieure.
11 faisait une nuit sombre et froide. Le bataillon Rousset, déjà
engagé dans le village et ayant défilé en partie, ne tardait pas à
essuyer une vive fusillade de la part des Saxons réveillés en toute
hâte et en désordre. Le commandant qui était en avant, à la tête
de ses premières compagnies, s'arrêtait à l'instant et se mettait en
défense lorsqu'il entendait tout à coup un galop de chevaux der-
rière lui. Sans hésiter, comprenant que c'était nécessairement de
la 'cavalerie ennemie qui essayait de se frayer un passage, il ran-
geait ses soldats sur les côtés de la route, et au moment où les
cavaliers saxons arrivaient il ordonnait le feu. Plus de quatre-vingts
chevaux tombaient pêle-mêle avec les hommes dans l'obscurité.
C'était aussitôt une confusion indescriptible sur ce point et sur tous
les autres points du village. Les mobiles entraient à leur tour, on
pénétrait dans les maisons, on faisait main basse sur les Alle-
mands, tuant ceux qui se défendaient, retenant les autres prison-
niers. Tout était fini qu'on savait à peine ce qui venait de se pas-
ser. Seulement les morts encombraient les maisons et la rue. Or
avait pris un canon. Les Saxons avaient perdu plus de 200 hommes,
et ceux qui pouvaient échapper à la sanglante bagarre se sauvaient
de toutes parts. Les Français restaient à coup sûr maîtres de ce
singulier champ de bataille. Malheureusement cette victoire de
surprise nocturne avait un terrible lendemain. Le général Briand,
voyant qu'il ne pouvait plus songer à un coup de main imprévu
LA GUERRE DE FRANCE. 23
sur Gisors, apprenant en même temps que ses autres colonnes
avaient complètement échoué, ayant à craindre un retour oiïenslf
de l'ennemi aussitôt que celui-ci se serait reconnu, Briand s'était
hâté de battre en retraite sans plus attendre, et les Prussiens, re-
venant furieux de Gisors sur Étrépagny, livraient le village aux
flammes et au pillage. Yingt-quatre heures étaient à peine écou-
lées que les flammes de l'incendie rougissant l'horizon annonçaient
aux populations la vengeance allemande !
Qu'on remarque bien ceci : l'échauiïourée d'Ëtrépagny est du
30 novembre, la veille Manteuffel était entré à Amiens, et après
avoir réduit la petite armée du nord à l'impuissance au moins pour
quelques jours, il restait libre. C'était un événement des plus me-
naçans pour la Normandie et Rouen, qu'on pouvait jusqu'à un cer-
tain point essayer de protéger sur la ligne de l'Andelle contre
l'invasion venant par la vallée de la Seine, mais qui étaient abso-
lument découverts contre l'invasion venant d'Amiens. De ce côté,
la défense eût été au pays de Bray, où l'on était peu préparé. Ce
même jour du 30 novembre, il est vrai, Paris tentait son grand
effort, et l'armée de la Loire se disposait à l'action; mais que sa-
vait-on encore? Le général Briand, chargé avant tout de couvrir
Piouen, ne laissait pas de sentir le péril, ayant à tenir tête à un
ennemi qui pouvait marcher sur lui de deux côtés, et même de
trois côtés en comptant les forces allemandes lancées sur la rive
gauche de la Seine. Il n'était pas sans souci en revenant de son
aventure d'Ëtrépagny, quand tout à coup, le 1"' décembre au soir,
il recevait de Tours, avec la nouvelle de la sortie du général Du-
crot sur la Marne, un ordre fait pour ajouter à son trouble. « Ra-
massez tout ce que vous pourrez, lui disait- on, et marchez vi-
goureusement sur Paris. » Ce qu'il y a de mieux, c'est que, pour
faciliter les choses, une indiscrétion coupable ou frivole livrait cet
ordre au public; c'était dire tout haut aux Prussiens de Manteulïel
qu'ils pouvaient s'avancer, qu'ils trouveraient la route libre puisque
les forces françaises allaient remonter la Seine. Le général Briand,
de plus en plus ému, se hâtait de faire connaître au gouvernement
la gravité de la situation, le danger d'une marche de l'ennemi. Le
préfet de la Seine-Inférieure, préoccupé de la sûreté de Rouen,
mise en péril, intervenait de son côté. On répondait de Tours qu'il
n'y avait point à s'inquiéter, que Manteuffel était rappelé en toute
hâte sous Paris , que les Prussiens étaient assez occupés pour n'a-
voir pas le temps d'aller « se promener en Normandie. »
On vivait à Tours dans une telle atmosphère d'illusions ou de
surexcitations, on était si bien renseigné, on traitait si étrangement
les affaires les plus sérieuses, que M. Gambetta, déjà triomphant,
disait dans ses dépêches à tous les préfets de France : « Grande
24 REVUE DES DEUX MONDES.
victoire à Pra-is... Ëtrépagny enlevé aux Prussiens et Amiens éva-
cué... Ce sera l'éternel honneur de la république d'avoir rendu à
la France le sentiment d'elle-même, et l'ayant trouvée abaissée,
désarmée, trahie, occupée par l'étranger, de lui avoir ramené l'hon-
neur, la discipline, les armes, la victoire. L'envahissei/r est main-
tenant sur la route où l'attend le l'eu de nos populations soule-
vées... » Cruel abus de la déclamation lorsqu'il s'agissait du salut
du pays, et lorsque ce salut n'était possible que si on commençait
par s'avouer la vérité, si on savait mettre dans cette défense de
l'ordre, de la précision, une activité prévoyante, le sentiment de la
gravité des choses. On se grisait de dépêches retentissantes et on
trompait le paj s. La « grande victoire de Paris » était malheureu-
sement stérile. Étrépagny était « délivré » d'une singulière façon,
— par le fer et le feu des Prussiens ! Manteufïel, au lieu de quitter
Amiens pour se replier sous Paris, était déjà en marche sur Rouen
le l*"" décembre, poussant son viii« corps par Poix et Forges, son
1" corps par Breteuil et Gournay. Si on ne le voyait pas à Tours,
on ne pouvait s'y méprendre en Normandie, et tout en préparant
son mouvement « sur Paris, » le général Briand ne cessait de signa-
ler le danger. M. Estancelin à son tour faisait une dernière tenta-
tive le 3 décembre en prévenant le gouvernement que l'ennemi se
rapprochait d'heure en heure, qu'il n'était plus qu'à 8 lieues de
Rouen, que, si le général Briand partait, la ville était menacée d'une
occupation immédiate, et l'armée de Normandie pouvait être com-
promise.
Cette fois on envoyait un contre-ordre de Tours, ou du moins
on laissait aux chefs militaires la liberté d'agir selon les circon-
stances; mais on avait perdu deux jours en marches et en contre-
marches, en efforts agités et confus pour le transport des troupes,
du matériel, des approvisionnemens dans la direction de Paris.
Tout était à refaire dans un autre sens, et on ne disposait plus
que de quelques heures de nuit, si bien que lorsque l'ennemi, ve-
nant par Neufchâtel ou Forges, se présentait le h au matin à la
hauteur de Buchy, en avant cle Rouen, on était certainement peu
en mesure de l'arrêter. On avait eu à peine le temps d'envoyer sur
ce point une dizaine de miille hommes sous les ordres du capitaine
de vaisseau Mouchez, tandis que siir la gauche M. Estancelin était
chargé de protéger, avec ses gardes nationales, la ligne de Dieppe.
Ces malheureuses troupes n'avaient pas même de vivres; il y avait
des corps qui n'avaient pas mangé depuis la veille. Que pouvait être
une lutte ainsi engagée? L'affaire de Buchy était moins une bataille
qu'une mêlée assez rapide, où les mobilisés du colonel La Ferrine,
les éclaireurs Mocquart se conduisaient avec quelque fermeté, et qui
était bientôt suivie d'une retraite précipitée, bravement couverte
LA GUERRE DE FRANCE. 25
par le 3* de hussards. Tout pliait sons le seul poids des Prussiens,
qui arrivaient de divers côtés. Dès le soir, ils avaient coupé la ligne
de Dieppe, ils étaient presque aux portes de Rouen. A chaque in-
stant, le péril grandissait.
La défense de Rouen restait-elle encore possible? Ce n'était plus
seulement une question militaire, il faut le dire, c'était presque
une question d'existence pour une ville ouverte que l'artillerie al-
lemande, facilement maîtresse de positions dominantes, pouvait
détruire en quelques heures. Était-on décidé à résister et le pou-
vait-on? Dès l'après-midi du h, le plus émouvant débat s'agitait
entre l'autorité militaire et le conseil municipal réuni sous le coup
de la débâcle de Buchy. Le conseil municipal, sans recaler devant
l'extrémité d'une défense désespérée, offrant au contraire le plus
énergique concours, tenait visiblement à ne pas sortir de son rôle,
à laisser au chef militaire la responsabilité de la décision suprême.
Le général Briand, de son côté, ne cachait pas que les circonstances
étaient difficiles, qu'il s'agissait « de mettre en ligne 15,000 hommes
contre /iO,000 ou 50,000; » il ne déclarait pas moins que malgré
tout il fallait résister, qu'une ville comme Rouen « ne pouvait se
rendre sans tirer un coup de fusil, » que pour lui, « dCit-il être
seul, il présenterait sa poitrine à l'ennemi plutôt que de reculer, »
qu'il esjycrait que ses troupes le suivraient. La vérité est que de
part et d'autre les esprits flottaient entre la révolte du patriotisme
poussant au combat et le sentiment de la difllculté, sinon de l'im-
possibilité d'une défynse sérieuse. Les motions se succédaient, oa
parlait d'appeler la population tout entière sous les armes, de « son-
ner le tocsin. » Bref, on se séparait le soir après avoir résolu qu'il
fallait résister à outrance, qu'on serait au combat le lendemain au
point du jour.
Ce n'était pas tout cependant de décider la « résistance à ou-
trance. » A mesure que la nuit s'avançait, la situation prenait ua
caractère de plus en plus redoutable. Le général Briand finissait
par se demander si, avec les forces dont il disposait, il pouvait en-
gager cette terrible partie sur d'informes lignes de défense à peine
tracées aux abords de Rouen, s'il ne s'exposait pas lui-même à voir
sa retraite coupée par les ponts de la Seine, aussitôt que les Prus-
siens auraient pris position avec leur canon sur les hauteurs qui
dominent la ville. Soldat intrépide, mais obsédé du souvenir des
catastrophes militaires qui se succédaient depuis quatre mois de
guerre, il ne voulait pas « se laisser prendre dans une souricière, »
comme il le disait, et le 5, avant que le jour parût, il se décidait
précipitamment à se retirer sur Honlleur avec toutes ses troupes,
emmenant les mobilisés comme les autres. Pendant ce temps, le
conseil municipal, réuni à six heures du matin, restait seul, con-
26 REVUE DES DEUX MONDES.
sterne de la situation qui lui était faite, du sort qui attendait la
ville, et ne sachant plus à quel parti s'arrêter. Autour de lui les
passions populaires commençaient à faire explosion. On vociférait
au dehors contre le général Briand, contre le conseil municipal,
qu'on accusait de trahison, d'intelligence secrète avec l'ennemi. Les
agitateurs de toute sorte, jusque-là contenus à Rouen, ne laissaient
pas échapper cette occasion d'exploiter une grande émotion pu-
blique. Ils pillaient des armes, non pas bien entendu pour aller à
la rencontre de l'ennemi, mais pour assaillir l'hôtel de ville à coups
de fusil. Les balles criblaient les croisées du palais municipal, de
la salle même où siégeait le conseil. Les conseillers ne pouvaient
sortir sans être outragés et violentés; ils étaient prisonniers, tou-
jours menacés d'un assaut. Ces scènes étranges duraient depuis
assez longtemps déjcà, lorsqu'à deux heures de l'après-midi on ap-
prenait que l'ennemi était aux portes de la ville, attendant les au-
torités municipales. Le maire refusait de se rendre à cette sorte
d'injonction, et peu après un officier prussien, le major Sachs, es-
corté d'un piquet d'infanterie, entrait en pleine salle du conseil,
déclarant qu'il prenait possession de la ville au nom de son général.
— (( Vous êtes ici par la force, répondit le maire; les troupes fran-
çaises nous ont quittés ce matin, nous sommes contraints de subir
vos ordies. » Le major Sachs demandait que la ville garantît la sé-
curité des troupes allemandes, on lui montra les marques de la fu-
sillade un peu partout, ce qui pouvait lui faire entendre que les
Allemands n'avaient qu'à se garantir eux-mêmes. Alors l'officier
prussien, voyant les traces des balles, ne put s'empêcher de s'écrier :
« Ah ! vous avez à la fois la révolution et l'occupation étrangère,
c'est trop ! » C'était trop en effet. A dater de cette heure, la capitale
de la INormandie était aux Prussiens pour plus de quatre mois.
Ainsi Amiens avait capitulé le 29 novembre, Paris avait échoué
dans sa dernière sortie du 2 décembre, Piouen tombait le 5, Orléans
voyait le même jour recommencer l'occupation étrangère. C'est le
triste et dramatique commentaire de cette dépêche partie de Tours
le soir du 1" décembre et disant à tous les préfets : « La victoire
nous revient;... elle nous favorise sur tous les points! »
IIL
Tout n'était pas fini cependant, j'en conviens, même après ces
coups multipliés de la mauvaise fortune, et au moment où contrai-
rement aux calculs du gouvernement de Tours l'invasion trouvait le
temps d'aller « se promener en INormandie, » la lutte continuait
aux bords de la Loire sous Chanzy; elle allait se rallumer d'un autre
côté dans cette région du nord dont Manteuffel venait de se détour-
LA GUERRE DE FRANCE. 27
ner pour courir sur Rouen, et ici môme ce n'est plus comme en
Normandie une certaine confusion agitée, c'est une vraie campagne
prudemment, habilement conduite par un clief qui réussit tout au
moins à éviter les grands revers, s'il ne peut aspirer aux succès
éclatans et décisifs. Je reprends cet écheveau d'opérations compli-
quées et obscures qui auraient pu devenir funestes aux Allemands,
s'il y avait eu à Tours un gouvernement d'organisateurs au lieu
d'un gouvernement d'agitateurs.
Manteufifel est le 5 décembre à Rouen. Une fois maître de ce
centre de la Normandie, et après avoir laissé respirer un instant ses
troupes, il forme des colonnes mobiles qu'il lance un peu dans
toutes les directions, sur la rive gauche de la Seine, vers Hondeur,
sur la rive droite, vers Dieppe, qu'on occupe bientôt, puis enfin
vers Le Havre, la grande place de commerce, objet suprême de la
convoitise allemande, qu'on essaie de menacer, qu'on voudrait en-
lever, qu'on enlèverait peut-être en brusquant une attaque, mais
devant laquelle on s'arrête de peur de s'attarder dans un nouveau
siège. En étendant l'occupation autour de Rouen, Mantcuffel ne
laisse pas d'avoir les yeux tournés vers Amiens et le nord, où il peut
être à chaque instant rappelé. Ici en effet que se passe -t-il? Avant
de se jeter en Normandie, l'invasion a sans doute pris ses sûretés.
Avec Amiens et La Fère, dont la prise est du 27 novembre, elle
a, selon le mot du major Blume, « deux excellens points d'appui
contre le nord. » Elle possède aussi la petite place de Ham. Si elle
avait Péronne, elle serait maîtresse de la forte ligne de la Somme,
elle va bientôt l'assiéger. Par la bataille de Villers-Bretonneux en-
fin, elle s'est assuré de ce côté quelques jours de répit en obligeant
la petite armée française du nord à se replier vers Arras. Cette ar-
mée cependant, elle est loin d'avoir disparu dans la première
épreuve du feu qu'elle vient de subir. C'est au contraire le moment
où elle va se constituer définitivement pour reparaître sous un nou-
veau chef. Ce chef, c'est le général Faidherbe, récemment appelé
d'Afrique pour succéder au général Bourbaki et prendre le com-
mandement de toutes les forces françaises du nord.
Ancien élève de l'École polytechnique, officier de génie distingué,
esprit studieux et réfléchi, le général Faidherbe était surtout connu
pour ses services aux colonies et en Afrique. Désigné dès 185/i,
quoique simple capitaine , pour prendre le gouvernement du Séné-
gal, il s'en était tiré avec succès, menant tout à la fois les plus sé-
rieux travaux d'organisation et d'incessantes expéditions de guerre,
méritant d'être fait général après neuf ans de cette vie meurtrière
pour sa santé. Il avait servi depuis en Algérie, où il employait ses loi-
sirs à étudier les inscriptions numidiques. Au moment de la guerre,
il avait désiré être appelé à l'armée du Rhin, on l'avait laissé en
28 REVUE DES DEUX MONDES.
Afrique. II arrivait maintenant de Constanline pour prendre la direc-
tion supérieure des opérations dans le nord. Le premier soin de Faid-
herbe, dès son arrivée vers les premiers jours de décembre, était
de compléter l'organisation de son armée, c'est-à-dire du 22* corps,
qu'on portait immédiatement à trois divisions, l'une sous le général
Lecointe, l'autre sous le général Paulze d'Ivoy. Une troisième divi-
sion, sous les ordres de l'amiral Moulac, comptait un régiment de fu-
siliers-marins qui était des plus solides. Bientôt on créait un 23'' corps
où les mobilisés entraient nécessairement pour une grande part.
L'armée se trouvait ainsi composée de deux corps placés, l'un sous
les ordres du général Lecointe, l'autre sous le général Paulze d'I-
voy. Elle n'a jamais dépassé de beaucoup 40,000 hommes; aux
meilleurs momens, elle ne comptait guère plus de 30,000 ou
35,000 hommes au feu. La seconde préoccupation de Faidhjrbe
était naturellement de savoir ce qu'il ferait avec cette armée. Il
sentait que, réduit à ses propres ressources, ayant peu de commu-
nications avec le reste de la France, dont il était séparé de tous côtés
par l'invasion, il ne pouvait que bien difficilement frapper de grands
coups; mais il comprenait aussi que, protégé par les places du nord,
ayant toujours ce puissant abri assuré dans ses retraites, il pouvait
manœuvrer de façon à menacer incessamment l'ennemi, à l'inquié-
ter dans ses positions, en attendant, en cherchant l'occasion de
pousser en avant par quelque entreprise plus décisive. C'était en
un mot une guerre de tactique qui s'imposait d'elle-même, que la
nature du champ d'opérations inspirait et favorisait.
Les jours étaient précieux. A peine arrivé, Faidherbe, sans perdre
un instant, mettait en mouvement les trois divisions dont il pou-
vait déjà disposer. Une simple apparition des forces françaises vers
Saint-Quentin suffisait pour faire reculer les détachemens ennemis.
Dès le 9 décembre, le général Lecointe, par un vigoureux coup de
main, enlevait la petite place de Ilam, où il faisait 210 prisonniers.
Trois jours après, on se présentait devant La Fère, qu'on ne pou-
vait sans doute se flatter d'enlever aussi aisément que Ham, mais
que la présence des soldats français étonnait singulièrement. Ainsi
cette armée du nord que les Allemands croyaient avoir détruite ou
désorganisée le 27 novembre rentrait en campagne, et revenait sur
les lignes ennemies avant le 15 décembre. La pensée du général
Faidherbe était de se rejeter sur Amiens, de tenter l'attaque des
positions prussiennes, et dans tous les cas de dégager par ses dé-
monstrations la Normandie, la place du Havre, qu'on croyait déjà
sérieusement menacée. Averti de ce changement de situation par
les mouvemens de l'armée française aussi bien que par la rupture
des lignes télégraphiques entre La Fère, Amiens et Rouen, le gé-
néral de Manteuffel ne tardait pas en effet à s'inquiéter, et se met-
LA GUERRE DE FRANCE. 29
tait aussitôt en mesure de ramener vers le nord une grande partie
de son arm(''e. Le vin" coips prussien, qui était à Dolbec, devait no-
tamment regagner la Somme. Le chemin de fer de Rouen-Amiens,
qu'on rétablissait au plus vite, était un moyen utile et rapide pour
le transport des troupes. De Paris même, de l'armée du piiuce de
Saxe, on envoyait desdétachemens sur le nord, si bien que le 21 dé-
cembre les Allemands commençaient à se retrouver en force autour
d'Amiens.
Ce qu'il y a d'assez étrange, c'est que le commandant du viu'' corps
prussien, le général de Gœben, a entrepris de prouver dans une re-
lation récente que la marche du général Faidherbe n'avait eu nul-
lement pour effet de dégager Le Havre, qu'on avait tout simplement
renoncé à prendre ce port de commerce après avoir reconnu que
l'opération ferait perdre trop de temps et nécessiterait trop de forces.
Assurément si on avait eu le temps, on n'aurait pas manqué de
s'assurer la possession du Havre; si le mouvement du général Faid-
herbe ne s'était pas dessiné au nord, on aurait eu ce temps néces-
saire aussi bien que les moyens d'attaque, et le général de Gœben
n'aurait pas été obligé, comme il l'avoue lui-même, de quitter Bol-
bec dès le 11 pour revenir sur l'armée française à marches forcées.
Le général Faidherbe avait évidemment réussi dans ses calculs puis-
qu'il avait attiré une bonne partie de l'armée de Manleuffel; seule-
ment c'était lui maintenant qui allait avoir affaire à des forces supé-
rieures, et il ne reculait pas devant le choc qui devait en résulier
inévitablement, il s'y préparait au contraire en tâchant de suppléer
à tout ce qui lui manquait par le choix de bonnes positions de
combat.
Par le fait, à la date du 21, les deux armées se trouvaient en pré-
sence. Les Allemands avaient leurs divisions du vin" corps répar-
ties à l'est et à l'ouest d'Amiens, avec une brigade de réserve dans
la ville*^même. D'heure en heure, de nouveaux bataillons expédiés
de Rouen venaient grossir l'armée de Manteuffel, tandis qu'une bri-
gade de cavalerie de la garde, aux ordres du prince Albrecht, arri-
vait de Paris et qu'une autre brigade, détachée de Compiègne,
s'avançait vers la Somme. L'armée française, quant à elle, était
venue s'établir en avant d'Amiens, dans la vallée où coule la petite
rivière de l'Hall ue, descendant du nord vers la Somme, et où s'é-
chelonnent de nombreux villages, Contay, Bavelincourt, Frechen-
court, Pont- Noyel les, Querrieux, Bussy, Daours. Sur la rive gauche
de l'Hallue s'élèvent des coteaux qui sont la force de la position.
Faidherbe occupait la vallée par ses postes avancés et les hauteurs,
où il s'était habilement retranché. A la gauche de l'armée, à
Daours, la division Moulac couvrait la route de Corbie; à la droite,
à Contay, la division Derroja faisait face aux mouvemens qui pou-
30 REVUE DES DEUX MONDES.
valent se produire par l'ouest d'Amiens. Au centre, à Querrieux, à
Pont-Noyelles, se tenait une autre division. Ainsi établi, Faidherbe
attendait avec confiance une attaque que l'ennemi semblait, lui
aussi, attendre de son côté. Cependant drjà le 2*2 décembre une
forte reconnaissance allemande lancée sur Querrieux était vigou-
reusement repoussée par le 18* bataillon de chasseurs à pied et un
bataillon du 33* de ligne. Alors le général de Manteufïcl se décidait
à l'attaque, et le 23 s'engageait la bataille qui a gardé pour les
Français le nom de Pont-Noyelles, que les Allemands ont appelée
la bataille de l'Hallue.
Le matin, le feu s'ouvrait de tous les côtés par une canonnade
échangée entre les hauteurs de la rive droite, appartenant aux Alle-
mands, et les hauteurs de la rive gauche, occupées par les batteries
françaises. Le général de Gœben devait attaquer de front les posi-
tions qui couvrent la route de Gorbie pendant qu'une autre de ses
divisions devait essayer de tourner le flanc droit de notre armée.
Tant qu'il ne s'agissait que de s'avancer dans la vallée de l'Hallue,
les Prussiens gagnaient facilement du terrain, repoussant nos p*ostes
et nos tirailleurs, qui avaient du reste l'ordre de se replier en com-
battant; mais c'est ici que la lutte prenait un caractère des plus
sérieux, sur cette courbe de 12 kilomètres où se livrait la bataille.
Sur la droite, le général Derroja tenait tête avec avantage au mou-
vement tournant par lequel l'ennemi voulait déborder l'armée fran-
çaise. Sur la gauche, du côté de Daours, les marins de l'amiral
Moulac soutenaient un combat acharné. Au centre, les Allemands
avaient passé l'Hallue, ils commençaient à gravir les pentes, ils
étaient à Pont-Noyelles. Au-delà, ils étaient arrêtés par la résistance
la plus opiniâtre, et même rejetés en partie jusqu'à la iivière. La
bataille restait toujours incertaine. A quatre heures de l'après-midi,
le général Faidherbe décidait un retour offensif, une attaque géné-
rale pour reprendre les villages. Tout semblait réussir d'abord, nos
soldats rentraient à Pont-Noyelles, à Daours, lorsque la nuit venait
interrompre le combat, et à la faveur de la nuit une surprise ame-
nait une évacuation nouvelle des villages. A qui restait définitive-
ment la victoire? Les Français avaient à peu près 1,200 hommes
hors de combat, les pertes de l'ennemi étaient certainement plus
graves. Les Prussiens gardaient la vallée de l'Hallue, nos soldats
restaient sur les hauteurs, maîtres de leurs positions. Ils bivoua-
quaient sur place par une nuit sombre, sous une température de
7 ou 8 degrés de froid, n'ayant pas de bois pour se réchauffer et
nourris d'un morceau de pain gelé.
L'affaire restait si bien indécise que le lendemain les deux armées
se retrouvaient face à face en ordre de bataille. Le général de Man-
teuffcl, selon les récits allemands, hésitait à reprendre immédiate-
LA GUERRE DE FRANCE. 31
ment l'attaque; il bornait son ambition, pour la journée du 24, « à
se maintenir sur le terrain conquis, » en attendant l'arrivée de
nouveaux renforts. Faidherbo, qui était resté sur ses positions prêt
à recevoir le choc dès le matin, ne pouvait se méprendre sur la vraie
raison de cette sorte de trêve qu'on lui laissait, et comme il n'at-
tendait pas de renforts, quant à lui, — comme c'eût été une grande
témérité de laisser à son adversaire le temps de se rejeter avec des
forces nouvelles sur son armée éprouvée par une bataille et par les
nuits rigoureuses du bivouac, il se décidait à la retraite. Il partait
du reste en bon ordre, à deux heures de l'après-midi, en homme
maître de ses résolutions; il se proposait d'aller se refaire un in-
stant dans des cantonnemens sûrs, derrière la Scarpe, entre Arras
et Douai. Ce n'est que le lendemain que le général de Gœben et la
cavalerie du prince Albrecht se jetaient dans le vide laissé par l'ar-
mée française; ils « suivaient » cette armée, on peut le dire, ils ne
la « poursuivaient » pas. Ici encore une fois Manteufiel se retrou-
vait dans cette condition singulière d'avoir à faire face à deux or-
dres d'opérations, — en Normandie, où l'occupation avait de nouveau
affaire à nos détachemens rentrés en campagne, et au nord, où il
avait à surveiller Faidherbe. Le chemin de fer d'Amiens à Rouen
restait pour lui le grand moyen d'action, le lien des deux ailes de
son armée. 11 prenait quelques bataillons pour les ramener momen-
tanément en Normandie. En définitive cependant la masse de l'ar-
mée de Manteuffel ne quittait pas le nord. Les Allemands se déci-
daient désormais à investir Péronne, qui les gênait singulièrement
dans leurs évolutions sur la Somme, et le gros des forces prus-
siennes, sous les ordres du général de Gœben, se portait en avant
autour de Bapaume, avec le double objet de couvrir le siège de
Péronne en tenant tète à Faidherbe, dont un retour offensif était
toujours à craindre.
Faidherbe en effet ne restait pas longtemps inactif dans ses can-
tonnemens de la Scarpe. Il se hâtait d'autant plus qu'il sentait la
nécessité de dégager Péronne, poste précieux à conserver pour nous,
utile à conquérir pour les Allemands, qui procédaient déjà par le
bombardement. Le 31 décembre, Faidherbe était de nouveau en
avant d' Arras, sur la route de Bapaume, allant à la rencontre de
l'ennemi. La lutte recommençait; le 1*^' et le 2 janvier 1871, elle
était marquée par deux combats sanglans à Achiet-le-Grand et à
Behagnies, l'un favorable pour nos armes, l'autre, celui de Beha-
gnies, plus heureux pour l'ennemi, mais en réalité sans résultat
pour lui, puisqu'il se voyait obligé de se replier en présence de la
marche décidée de Faidherbe. Le 3 janvier, l'action devenait géné-
rale. Les Allemands n'avaient pas des forces trop considérables; ils
avaient eu cependant le soin de les grossir de quelques bataillons
32 BEVUE DES DEUX MONDES.
détachés du siège de Péronne avec h batteries d'artillerie, et ils
avaient surtout une cavalerie infiniment supérieure à nos quel-
ques modestes escadrons. Le général de Kuminer, avec 'Jl batail-
lons, U escadrons et 36 bouches à feu, était chargé de défendre le
centre des positions en avant de Bapaume, sur une ligne de villages,
SapigniKS, Biefvillers, Grevillers, Favreuil, tandis que le prince Al-
brecht et le général de cavalerie de Groëben devaient opérer sur
les deux flancs de notre armée en marche.
Cette fois l'attaque venait de nous; elle fut vivement engagée
par la division Du Bessol, qui était chargée d'assaillir Biefvillers,
pendant que la division Derroja marchait sur Grevillers, et que
l'ancienne division Moulac, maintenant sous les oi'dres du capitaine
de vaisseau Payen, se jetait sur Sapignies pour se rabattre aussitôt
sur Favreuil. Tous ces villages étaient défendus avec la plus vio-
lente ténacité. Le combat était particulièrement acharné à Bief-
villers, qui fut plusieurs fois pris et repris avant de rester en nos
mains. A midi, le général de Kummer était obligé de céder le ter-
rain et de se replier à Bapaume même, où une de nos têtes de co-
lonne, emportée par son ardeur, s'engageait sous le feu terrible de
l'artillerie prussienne. Le combat, poursuivi encore sur plusieurs
points, notamment au viliage de Tilloy, ne cessait que le soir à
sept heures. On n'avait pas pris Bapaume, mais toutes les positions
environnantes, si vio'emment disputées, restaient en notre pouvoir.
Les Prussiens, qui ont depuis contesté ce succès à l'armée fran-
çaise, n'en doutaient pas eux-mêmes le soir de la bataille. Ils
avaient essuyé des pertes sensibles. Les chefs allemands jugeaient
leur position si peu favorable, si difficile à défendre à Bapaume,
qu'ils avaient déjà doimé pour le lendemain l'ordre de la retraite
sur Péronne. Le général Faidherbe, sans douter de la victoire, puis-
qu'il couchait sur le terrain conquis, ne croyait peut-être pas lui-
même son avantage aussi réel qu'il l'était. Peut-être aussi, con-
naissant mieux que tout autre le tempérament de sa jeune armée,
craignait-il de s'engnger trop avant dans des opérations où il ne
tarderait pas à rencontrer des masses de renforts prussiens. Par
prudence, il évitait de pousser à bout son succès, agissant en tac-
ticien plutôt qu'en chef audacieux décidé à jouer tout sur un coup
de dé. Il ne se retirait pas, il se repliait k quelques kilomètres,
sur le chemin de fer d'Arras à Amiens, à Boileux, sans perdre de
vue Péronne, se tenant toujours prêt à rentrer en action, — lors-
qu'il ap!)renait tout à coup que Péronne venait de capituler.
Que s'était-il donc passé? Les Prussiens avaient procédé Là comme
ils ont procédé contre tant d'autres places, négligeant les défenses
régalières pour déployer toutes les fureurs des bombardemens meur-
triers contre les villes elles-mêmes ; système étrange qui ne tend
LA GUERRE DE FRANCE. 33
à rien moins qu'à changer toutes les conditions de la guerre, en an-
nulant la force militaire, en la plaçant sous la pression des terreurs
et des ravages dont une population tout entière est la victime. Les
Prussiens avaient fait ainsi à Péronne. Ils avaient bombardé la ville
à outrance, puis ils l'avaient sommée de se rendre. Le commandant
avait résisté d'abord; le chef du génie de son côté disait avec
énergie devant le conseil réuni pour examiner la situation : « Nos
défenses sont intactes, nous n'avons pas une pièce démontée. Le
bombardement ne peut plus faire de grands dégâts, le mal est fait.
11 ne s'agit pas de gloriole militaire; Péronne est la clé de la
Somme, la possession 'de cette place peut être pour l'une et l'autre
des deux armées en présence d'un immense intérêt... » Le conseil
de défense n'avait pas partagé cet avis, le commandant de la place
s'était résigné, et Péronne avait capitulé le 9 janvier ! C'était, comme
le disait le chef de bataillon du génie Peyre, un avantage immense
pour les Allemands, qui avaient désormais toute la ligne de la
Somme, — protection puissante pour eux, barrière difficile à fran-
chir pour nous sous les yeux d'un ennemi vigilant. D'un autre côté,
Mézières était déjà tombée, le 31 décembre, après un bombarde-
ment tout aussi impitoyable que celui de Péronne. Ainsi de l'est à
l'ouest le cercle se resserrait autour de cette région du nord, où se
débattait une armée qui, en se faisant respecter, ne pouvait guère
se promettre de rompre le réseau de fer et de feu tendu devant
elle.
Malgré tout, sans avoir peut-être plus d'illusions que bien d'au-
tres, mais sans se laisser ébranler, Faidherbe, qui n'avait plus à
sauver Péronne, ne pouvait songer à rester dans l'inaction. Placé sur
le chemin de fer du Nord après l'affaire de Bapaume, il s'avançait
ou il feignait de s'avancer sur Amiens; au 15 janvier, il était assez
rapproché pour pouvoir pousser de sérieuses reconnaissances jus-
qu'aux abords de l'Hallue, et les Prussiens s'y trompaient même
assez pour supposer que le chef français méditait quelque tentative
sur la Somme entre Amiens et Corbie. C'eût été une entreprise sin-
gulièrem.ent aventureuse de vouloir forcer le passage de la Somme
devant ua ennemi difficile à surprendre, maître d'Amiens et de Pé-
ronne. Faidherbe n'avait pas cette pensée; il comptait seulement
occuper l'ennemi par des démonstrations sur Amiens, attirer peut-
être sur ce point les masses prussiennes, et, cela fait, se dérober à
marches forcées vers l'est, se porter au sud de Saint-Quentin pour
menacer la ligne de La Fère, Chauny, Noyon, Compiègne. Dùt-il
échouer dans ce projet, il croyait pouvoir toujours se rabattre vers
le nord, où il défierait encore l'ennemi sous la protection de Cam-
brai, de Bouchain ou de Yalenciennes. C'était du reste un moment
TOME CIV. — 1873. -î
3/i REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ il n'y avait plus à hésiter, où la fortune de la France se décidait
de tous les côtés. Elle était déjà décidée sur la Sarthe par la ba-
taille du Mans. La grande partie de l'est n'était encore ni gagnée ni
perdue, quoiqu'il y eût bien peu de chances. D'un instant à l'autre,
Paris ne pouvait manquer de faire une tentative suprême et déses-
pérée. L'armée du nord, à son tour, devait jouer son rôle dans cette
grande convulsion de la défense nationale, et ce rôle, elle ne pou-
vait le jouer qu'en retenant ou en attirant le plus de forces pos-
sible. Faiclherbe le sentait bien, il savait aussi qu'il allait avoir les
plus sérieuses difficultés à vaincre. « Le moment de se dévouer
était venu, » dit-il; c'est le secret de ce mouvement qui allait abou-
tir quatre jours après à la bataille de Saint-Quentin.
Au premier moment, les Prussiens ne laissaient pas d'éprouver
quelque incertitude; ils hésitaient, voyant tout à la fois la démon-
stration sur Amiens et d'un autre côté la rentrée à Saint-Quentin
d'une force française venant directement de Cambrai. Ils étaient
cependant en éveil, ils s'agitaient sur toute la ligne, et l'armée de
Faidherbe, partie le 16 janvier d'Albert pour se diriger par le nord
de Péronne sur Saint-Quentin, était à peine en marche que déjà
elle se trouvait aux prises avec l'ennemi. Le 17, la division Derroja
avait un petit engagement à Templeux avec la division pru?:sienne
Barnekow. Le 18, entre Péronne et Saint-Quentin, à Yermand,
éclatait un combat des plus vifs qui nous coûtait 500 hommes, sans
interrompre toutefois la marche de nos soldats, qui faisaient la
meilleure contenance. Ce n'était là au surplus que le prélude de
l'affaire décisive qui se préparait. La vérité est que, le lendemain
19 janvier, les deux armées, qui se suivaient presque parallèlement,
se trouvaient assez rapprochées autour de Saint-Quentin pour que
le choc fût inévitable, et par une coïncidence qui n'avait, je crois,
rien de calculé, qui résultait d'un simple hasard, c'était ce jour-là
même que Paris tentait cette sortie de Montretout où allait expirer
le dernier souffle de la défense.
L'armée française, forte à peu près de âO,000 hommes, était
allée camper le soir du 18 aux abords de Saint-Quentin, qu'elle con-
tournait par l'ouest et le sud, faisant face tout à la fois aux quatre
routes de Péronne, de Ilam, de Chauny, de La Fère, par où l'en-
nemi devait venir. Elle avait de solides positions sur des hauteurs
à 3 ou /i kilomètres de la ville. A l'ouest, le 23^ corps se dévelop-
pait entre le moulin de Recourt et le village de Fayet, fortement
occupé, de façon à garder la ligne de retraite par les chemins de
GamlDrai et du Cateau. Au sud, le 22« corps s'étendait de Gauchy à
Grugis. C'était une sorte d'arc de cercle décrit autour de Saint-
Quentin et coupé par le canal, dont nous occupions les deux côtés.
LA. GUERRE DE FRANCE. 35
Ainsi on avait de bonnes positions, l'appui d'une ville abondante en
ressources et une retraite assurée vers Cambrai. L'armée allemande
que Faidherbe avait devant lui et qui était restée sous le comman-
dement supérieur du général de Gœben depuis que Manteuffel était
parti pour l'est, cette armée était certainement considérable, et de
toute façon elle avait l'avantage. Elle avait pour elle la puissance
de l'organisation avec l'orgueil du succès, toutes les facilités de
concentration et de recrutement, l'appui des places de l'Oise et de
la Somme, de La Fère et de Péronne. Dès le 17 janvier, elle comp-
tait hS bataillons, 52 escadrons et 162 bouches à feu ; elle atten-
dait en outre une brigade qu'on lui promettait de Paris, qu'on
expédiait par le chemin de fer, et la garnison d'Amiens, qu'on
faisait partir pour Ham en la remplaçant par des troupes de Rouen.
Elle s'était concentrée rapidement et avait pu arriver aussitôt que
nous devant Saint- Quentin, par une raison assez simple, c'est qu'elle
avait à suivre une ligne droite, tandis que nos soldats, partant d'Al-
bert, sur le chemin de fer du Nord, avaient à décrire une courbe
pour éviter Péronne. Aussi se trouvait-elle en position le soir du
18 en même temps que notre armée, elle était à 15 kilomètres de
Saint-Quentin en face de Faidherbe. Le général de Gœben avait, à
ce qu'il paraît, un plan des plus sommaires, il voulait tout simple-
ment nous « envelopper. » Ses seules dispositions pour la bataille,
dit le major Blum, se bornaient à donner l'ordre à toutes les troupes
« de se mettre en mouvement à huit heures du matin et d'aborder
l'adversaire dans la direction de Saint- Quentin, » par la route de
Péronne, par la route de Ham, par le chemin de fer de Tergnier,
par la route de La Fère. Pour simplifier les choses, le général de
Gœben avait confié l'exécution de son plan au général de Kummer,
chargé de tous les mouvemens de son aile gauche, et au général
Barnekow, chargé de toutes les opérations de son aile droite. Ainsi
s'engageait cette bataille meurtrière par un temps qui n'était plus
aussi froid que quelques jours auparavant, mais qui n'était pas plus
favorable à une action militaire : un effroyable dégel avait détrempé
les champs et défoncé les routes.
Ce n'était pourtant pas aussi facile que le croyait le général de
Gœben de déloger nos soldats. — Le 19 au matin, le combat com-
mence du côté du 22« corps, sur lequel se portent les divisions
prussiennes conduites par Barnekow, el; ici pendant sept heures la
lutte se prolonge au milieu des péripéties les plus sanglantes. Le
général Du Bessol est gravement blessé en manant sa division au
combat. Le colonel Aynès, commandant d'une brigade, tombe mor-
tellement frappé à la tête de ses troupes. Aux efforts des Allemands
pour déborder nos positions de gauche, on oppose la résistance la
36 REVUE DES DEUX MONDES.
plus énergique. Le commandant Tramond, avec des bataillons du
68* de marche, charge les Prussiens à la baïonnette et arrête leur
mouvement. Six fois les hauteurs avancées de Gauchy sont assaillies
par l'ennemi avec des troupes toujours nouvelles, et six fois nos
soldats repoussent ces assauts. Ils s'avancent jusqu'à vingt pas des
Prussiens, ils brisent de leur feu une charge d'un régiment de hus-
sards lancé contre eux. Au bout de tant d'efforts, après sept heures
de combat, notre ligne finit par se rompre et nos soldats sont obli-
gés de se replier jusqu'à Saint-Quentin, jusqu'au faubourg d'Isle,
où ils profitent de quelques barricades pour arrêter l'ennemi. Du
côté du 23*^ corps, à l'ouest, la lutte, engagée un peu plus tard par
le général Kummer, n'est pas moins vive. C'est d'abord un combat
de tirailleurs et d'artillerie pour la possession des bois et des vil-
lages qui séparent les deux armées. Vers deux heures, Kummer,
déployant des forces considérables, fait attaquer vigoureusement le
village de Fayet, où les Prussiens entrent un instant, menaçant
ainsi la route de Cambrai ; mais une brigade de la division Payen
ne tarde pas à revenir à la charge, et, appuyée par la brigade Pauly
des mobilisés du Pas-de-Calais, elle réussit à reprendre le village,
qui reste heureusement en nos mains jusqu'à la nuit. Sur la route
de Ham, le général Paulze d'ivoy s'efforce de disputer le terrain et
d'ar^'êter les progrès des Allemands.
On lutte tant qu'on peut. A travers tout cependant le mouvement
de l'ennemi s'accentue sur les divers points de ce vaste champ de
bataille, et à la tombée de la nuit nos troupes, exténuées par une
journée de combat succédant à trois jours de marches forcées, se
rejettent sur Saint-Quentin. Les têtes de colonnes prussiennes pé-
nètrent à notre suite dans la ville. Le désordre se met un peu par-
tout. C'est une cohue de soldats qui cherchent leurs corps, de dé-
bandés, de fuyards, sur lesquels le vainqueur fait main basse. Le
général Faidherbe néanmoins a pu sauver ses lignes de retraite,
et à la faveur de la nuit il se replie, poussant le 22* corps sur Le
Gâteau, le 23* corps sur Cambrai, laissant derrière lui plus de
3,000 hommes sur le terrain, quelques milliers de prisonniers, la
plupart mobilisés, quatre ou cinq petits canons abandonnés dans la
ville, mais ramenant ses quinze batteries de campagne intactes à
Cambrai.
C'était une bataille perdue, complètement perdue pour nous, ce
n'est pas douteux. Elle avait pourtant coûté cher à l'ennemi, qui
avait près de /i,000 hommes hors de combat. Les Prussiens avaient
eu besoin pour vaincre de toutes les forces dont ils disposaient, et
même de cette brigade qu'on leur envoyait de Paris. Ici encore, il est
vrai, le général de Gœben nie que l'issue de l'affaire ait pu dépendre
LA GUERRE DE FRANCE. 37
de ces renforts, qui ne seraient d'ailleurs arrivés qu'en petite partie
pendant l'action. Ils ne sont peut-être pas arrivés, mais ils allaient
arriver, et la certitude de leur apparition prochaine était une ga-
rantie pour les chefs prussiens, qui sans cela se seraient engagés
moins résolument, de môme que le général français eût disputé en-
core le champ de bataille, s'il eût été certain devoir 10,000 hommes
arriver d'un instant à l'autre à son secours. Malgré tout ce qu'ils
avaient déployé de forces, les Prussiens étaient tellement épuisés
eux-mêmes le soir de la bataille de Saint- Quentin, qu'ils étaient
obligés de laisser à Faidherbe cette heureuse trêve d'une nuit qui
lui permettait de se dérober avec son armée. Le lendemain seule-
ment ils commençaient « une poursuite générale et sans relâche, »
Kummer vers Cambrai, Barnekovv vers Clary et Caudry, un troi-
sième vers Guise et Cateau-Cambrésis; mais il était déjà un peu
tard. Tout ce que pouvaient faire les Prussiens, c'était de promener
leurs colonnes mobiles dans ces contrées du nord, d'aller adresser
une vaine sommation à Cambrai, qui refusait naturellement de se
rendre, ou d'aller essayer contre Landrecies un bombardement qui
n'avait pas plus de succès. Puis ils revenaient sur la Somme. Pen-
dant ce temps, Faidherbe, réfugié entre Cambrai, Pouai, Yalen-
ciennes, Arras et Lille, s'occupait de réparer ses pertes et de re-
constituer ses forces.
C'est alors que l'armistice du 28 janvier venait dire le dernier
mot de cette latte sanglante pour le nord comme pour toutes les
autres parties de la France. La reddition de Paris ne pouvait être
que le préliminaire de la reddition définitive du pays, trahi de tous
côtés par la fortune. Les armes tombaient des mains des combat-
tans, la guerre était finie. Dans quelle mesure cette armée du nord,
qui restait encore U moins compromise de nos armées, avait-elle
coopéré à l'ensemble de la défense nationale? Elle avait eu certaine-
ment son rôle et même une physionomie à part. Armée improvisée
en toute hâte, composée d'élémens incohérens, de soldats de la veille
et d'officiers assez novices, elle n'avait pu sans doute frapper de
grands coups; elle n'avait pas fait des sorties décisives en dehors de
ses lignes, et dans ses mouvemens les plus hardis elle n'avait jamais
dépassé la Somme. Telle qu'elle était cependant, elle venait de faire
une campagne de soixante jours où elle avait prodigué sa bonne
volonté. Existant à peine au 20 novembre, elle avait en deux mois
livré quatre grandes batailles et de petits combats incessans, dé-
fendant son terrain, infligeant à l'ennemi les pertes les plus sé-
rieuses, s'aguerrissant rapidement sous un chef prudent et attentif
qui savait ménager ses forces, et qui avait fini par l'animer de son
esprit en lui inspirant une entière confiance. Facilement accessible
38 REVUE DES DEUX MONDES.
aux émotions et aux paniques comme toutes les armées improvisées,
mais aussi très prompte à se rallier et à se reconstituer à l'abri
des forteresses qui lui servaient de refuge, elle se serait rapide-
ment réorganisée. Même après Saint-Quentin, qui était sa dernière
et sa plus cruelle épreuve, elle n'avait eu besoin que de quelques
jours pour se rétablir, et peu après l'armistice le général en chef
passant une revue sur les glacis d'Arras était frappé de l'air martial
de ses jeunes soldats.
L'armée du nord existait toujours sans doute, elle avait eu la
bonne fortune de ne pas disparaître dans une catastrophe, elle se
serait battue encore, s'il l'avait fallu. En réalité, quel élément de
décision portait-elle dans ce cruel débat de la paix ou de la guerre
qui s'agitait en ce moment pour la France? Elle ne pouvait plus
rien. Le général Faidherbe lui-même ne se faisait point illusion. On
lui adressait de Bordeaux cette terrible question : « Peut-on conti-
nuer la guerre? » Faidherbe répondait avec chagrin, mais sans hé-
siter, par le rigoureux exposé de la situation. — Aussitôt que les
hostilités se rouvriraient, l'armé-e du nord ne pourrait plus tenir
la campagne. Les Prussiens, maîtres dé Paris, disposant de toutes
leurs forces, enverraient nécessairement deux armées suffisantes,
l'une contre les places maritimes, Boulogne, Calais, Gravelines,
Dunkerque, l'autre contrôles places orientales des départemens du
nord, Arras, Douai, Cambrai, Lille, Yalenciennes. Tout allait leur
être facile dans un pays riche, dans des plaines couvertes de voies
ferrées et de routes qui leur permettraient de se transporter en un
jour, avec leur matériel, d'une forteresse à l'autre. Les places ma-
ritimes protégées par les inondations et par le voisinage de la mer
pourraient tenir six semaines; les autres tiendraient sans doute un
mois, à moins que la violence des bombardemens ne vînt hâter la
reddition. Avec une grande constance et la meilleure volonté dans
la défense, les Prussiens pourraient être obligés de mettre deux
mois et demi à faire la conquête de toute la contrée, et ce qu'il y
avait d'étrange, ce qui restait un trait caractéristique, c'est que cette
fois l'ennemi venait sur Lille et Yalenciennes, non plus par la Bel-
gique, mais par l'intérieur de la France. — Ainsi de toutes parts, au
nord comme au sud, à l'est comme à l'ouest, éclatait la nécessité du
fatal et inexorable dénoùment, d'une paix poignante et ruineuse,
expiation d'une guerre commencée par l'imprévoyance, continuée
par l'agitation stéiile dans la confusion.
Charles de Mazade.
LES FINANCES
DE L'EMPIRE D'ALLEMAGNE
I. J'ahrbuch (ûr Geselzijehung , Yerwalhnig urid Reclttspflege des deutschcn Reiclis, von Franz
■von Holtzendorf, Leipzig 18"2. — II. De)' déutsche Zollvei'dn, voa Weber, Leipzig 1871.
— m. Die Bestencrimg des Tabaks im Zollverein, Stuttgart 1868. — IV. Hirlh's Annalcn
des deutschcn Reieltes, IS'.S. — V. Amlliclie Statistik des Reiclis, Berlin 18"3.
On a beaucoup écrit en France sur la fortune publique de l'An-
gleterre, des États-Unis et de l'Italie, mais la critique semble avoir
délaissé, comme par système, tout ce qui appartient aux finances de
l'Allemagne. Cette indifférence se justifiait en quelque sorte, il y a
plusieurs années, par l'aridité du sujet et par le peu d'intérêt que
l'on porte d'habitude aux pays qui n'exercent pas une influence
décisive dans le domaine de la politique. Nous n'avions d'ailleurs
rien à emprunter aux conceptions de nos voisins, car les lois fiscales
de la révolution, si généralement attaquées aujourd'hui par les
hommes mêmes qui visent à être les continuateurs de cette grande
époque, ces lois, auxquelles M. Thiers restituait naguère à la tribune
leur véritable caractère, demeureront longtemps encore, au moins
dans l'ensemble, la plus sûre expression de nos rapports économi-
ques et sociaux. Les Allemands ont bien compris cette supériorité,
et ils respectent depuis soixante ans les institutions que nous avons
apportées dans celles de leurs provinces qui furent incorporées au
territoire français. C'est ainsi que, dans les anciens départemens
du Rhin et en Westphalie, le cadastre continue d'être régi par nos
lois, tandis que l'organisation en est à peine ébauchée pour les
ho REVUE DES DEUX MONDES.
autres régions de la Prusse. En Bavière, dans le Palatinat, on re-
trouve les droits d'enregistrement tels que l'administration française
les avait établis. Enfin, dans la province d'Alsace-Lorraine, l'em-
pire a maintenu les impôts en vigueur, sauf certaines modifications
que le Zollvcrcîn rendait indispensables. Si nous avons beaucoup
trop négligé en général d'observer ce qui se passait au-delà de nos
frontières, on ne saurait adresser le même reproche au gouverne-
ment prussien , qui de tout temps fit étudier très attentivement
en France les événemens de nature à l'intéresser. Dès la fin du
xviii^ siècle, il s'approprie notre législation sur le monopole du
tabac et sur les contributions indirectes; en 1816, il substitue notre
organisation de l'amortissement à celle qu'il avait créée quatre an-
nées auparavant. En dernier lieu, le Reidislag allemand vient d'a-
dopter notre système décimal des poids et mesures, et c'est en
termes français germanisés que les employés du fisc impérial de-
vront désormais régler la perception des impôts.
Nous le répétons à dessein : la cause du progrès n'a guère à ga-
gner dans l'étude des financiers d'outre-Rhin. Si la république doit
avoir un jour son Colbert, c'est à l'Amérique et à l'Angleterre qu'il
demandera ses modèles, en se faisant aussi économe que l'une et
aussi libéral que l'autre. Malheureusement la situation financière
de l'Allemagne est devenue, par notre faute et par notre argent,
l'une des données principales du problème européen, et sous ce
rapport elle touche à nos préoccupations les plus intimes. Les « mil-
liards français » serviront-ils à léconder cette terre et à porter le
bien-être dans ce pays classique de la pauvreté et de l'émigration?
Voilà ce qu'il est opportun de rechercher. Nous nous proposons
d'examiner les dépenses les plus importantes du budget impérial,
les voies et moyens dont il dispose, et l'emploi qu'ont reçu jusqu'ici
les fonds provenant de l'indemnité française.
I.
Les dépenses de l'empire seul ont été arrêtées pour 1873 à la
somme de hhQ millions de francs, sur laquelle les budgets spéciaux
de la guerre et de la marine prélèvent Zi22 millions. Le surplus est
destiné au service des emprunts contractés avant les événemens de
1870, ainsi qu'aux dépenses du parlement, de la chancellerie fédé-
rale, des ambassades et consulats, de la cour des comptes et du
tribunal supérieur de commerce. En dehors de ces branches essen-
tielles de l'administration pubhque, que l'empire s'est chargé de
diriger et de défrayer, la souveraineté des états reste à peu près
intacte, notamment pour les écoles, le culte, la justice et les tra-
LES FINANCES DE l'eMPIRE D' ALLEMAGNE. Al
vaux d'intérêt local. L'empereur n'a pas voulu tout prendre à ses
alliés; il s'est contenté de la meilleure part de leurs prérogatives et
du plus clair de leurs revenus.
Le budget de la guerre appelle naturellement tout d'abord notre
attention. Il est de ohO millions de francs, non compris le chapitre
des pensions, qui s'élève à Zi6 millions, et dont l'indemnité fran-
çaise doit faire exclusivement les frais. On sait que la constitution
des états du nord, acceptée en novembre 1870 par les plénipoten-
tiaires du sud réunis à Versailles, fixe la composition de l'efTectif
de paix au centième de la population totale, et qu'elle règle la part
contributive de chacun des gouvernemens alliés sur le pied de
"225 thalers ou 8/Î3 francs par soldat. Cette disposition devait
prendre fin à partir du 1" janvier 1872; mais elle a été prorogée
pour trois années dans des circonstances que nous aurons bientôt
à rappeler. Disons d'abord que l'effectif normal de l'armée alle-
mande pour 1873 est de 401,659 hommes, de 93,7/i2 chevaux,
et qu'il peut être porté en cas de guerre à 1,301,397 hommes et
283,137 chevaux, chiffres qui ont été dépassés pendant la dernière
campagne. En comparant cette situation avec celle de l'ancienne
armée fédérale, on relève un accroissement considérable, car il ne
comprend rien de moins que 5 corps d'armée, 33 régimens d'infan-
terie, 10 bataillons de chasseurs, 18 régimens de cavalerie, 8 régi-
mens d'artillerie, 1 régiment du génie et 75 bataillons de landivehr.
En outre on vient d'augmenter l'effectif des bataillons d'infanterie
et de chasseurs, des batteries à pied et des compagnies d'ouvriers,
ainsi que le nombre des chevaux de rartillerie. Divers actes ont
agrandi d'une manière sensible l'organisation du ministère de la
guerre, de la trésorerie de l'armée, de Fétat-major général, de l'ad-
judanture, et celle des établissemens militaires les plus importans,
tels que l'académie de guerre, l'école de l'artillerie et du génie,
l'école des cadets, l'école de pyrotechnie, les écoles des sous-ofii-
ciers, les écoles de tir, l'école de cavalerie, le gymnase central, les
fabriques d'armes, les fonderies de canons, l'institut de médecine
et de chirurgie. On a établi à Metz une école de guerre et une pou-
drerie, à Strasbourg un arsenal d'artillerie. Les forteresses cédées
par la France et celles qui appartenaient aux états du sud de l'Al-
lemagne ont reçu un nombreux état-major de commandans et de
fonctionnaires. Enfin le ministère de la guerre a été autorisé à pré-
lever sur les versemens de l'indemnité une somme de ih^ millions
pour mettre rapidement la province d' Alsace-Lorraine sur un pied
de défense formidable, et à ce propos une pièce officielle que nous
avons sous les yeux déclare expressément que, le jour où cessera
roccupation du territoire français, l'empire devra échelonner sur
Zi2 REVUE DES DEUX MONDES.
nos frontières des forces suffisantes pour parer à toute éventualité
de conflit.
En communiquant ces réformes au Reichslag^) le gouvernement,
d'accord avec le conseil fédéral, jugea l'occasion favorable pour de-
mander l'augmentation du contingent de 225 thalers. Provisoire-
ment, — on était alors à la fin de 1871, — il acceptait ce chilfre,
parce qu'il espérait couvrir le déficit en n'appelant point aux exer-
cices les soldats de la réserve, en retardant la levée des recrues
dans l'Alsace-Lorraine, et en profitant des crédits rendus dispo-
nibles par les troupes d'occupation à la solde du trésor français ;
mais à partir du 1" janvier 1873 il lui paraissait impossible de
répondre aux nouvelles exigences de la situation avec les res-
sources du passé, u En effet, dirent ses délégués, quatre ans se
sont écoulés depuis que l'on a fixé la capitation à 225 thalers,
et le prix de toutes choses s'est accru au-delçi des prévisions offi-
cielles. Le renchéj issement de la viande et des denrées a nécessité
une allocation supplémentaire de 10 centimes par homme pour l'or-
dinaire, et cette allocation même, devenue aujourd'hui insuffisante,
doit être portée à lA centimes, ce qui augmentera de 20 millions de
francs les dépenses du budget annuel. En outre il est indispensable
d'améliorer le pain de munition, fait exclusivement de son, parce
que les troupes nouvellement admises dans l'armée allemande re-
cevaient un pain confortable et qu'on ne peut soumettre à des ré-
gimes différons les soldats d'une môme patrie. Le moment est venu
aussi d'accroître la solde des grades inférieurs, pour donner aux
officiers et aux employés 'militaires le moyen de vivre honorable-
ment. Le prix de la main-d'œuvre et la valeur des matériaux ont
tellement augmenté que les crédits antérieurs se trouvent hors de
proportion avec les frais d'entretien des bâtimens et des forts. Enfin
les dernières lois sur les pensions et sur les invalides de la guerre
exigeront un supplément considérable de ressources (1). »> En ré-
sumé, le gouvernement réglait le budget de 1872 d'après la capi-
tation ordinaire, toutefois sous le bénéfice des réserves exprimées
pour le budget de 1873. Lorsque ce projet fut porté à la connais-
sance du Reichstag, on vit se produire deux contre-propositions,
l'une de MM. Lasker et Stauffenberg, tendant à une réduction de
1,500,000 francs, l'autre de MM. Hoverbeck et Richter, organes du
parti progressiste, pour retrancher un peu plus de 5 millions.
MM. Lasker et Stauffenberg déposèrent en outre un article addi-
tionnel à la loi de finances, disant que l'effectif de /i01,659 hommes
serait considéré comme un maximum, et invitant le chancelier à
(1) AnnaUi^ des deutschen Reiehs, 1873, N" 1.
LES FINANCES DE l' EMPIRE D' ALLEMAGNE. AS
faire en sorte que les dépenses militaires ne pussent à l'avenir
excéder la somme actuellement inscrite au budget. L'amendement
des progressistes était encore plus radical. On mettait le chancelier
en demeure de couvrir, par une augmentation du nombre des con-
gés, le surcroît de charges annoncé par le gouvernement. Toute
réforme nouvelle devait être ajournée, si elle avait pour résultat
d'élever le budget de la guerre au-delà du chiffre normal. Dans le
cas où les circonstances exigeraient impérieusement une dépense
extraordinaire, il était recommandé d'y pourvoir, soit en diminuant
l'effectif de présence en temps de paix, soit en réduisant de trois à
deux ans la durée du service dans les régimens d'infanterie.
Les commissaires du gouvernement, — on le devine, — firent à
ces idées une vive opposition. Néanmoins ils annoncèrent l'inten-
tion de déposer un projet de loi qui rendrait applicable aux années
1873 et iS7h le budget présenté pour 1872; toute augmentation
serait ainsi écartée pendant trois ans, et, quelque pénible que fût
cette condition pour l'empereur, il n'hésitait point à faire un sacri-
fice pour éviter jusqu'à l'apparence d'un conflit avec la représenta-
tion nationale. Cette concession ne désarma personne, et les ora-
teurs de l'opposition insistèrent sur ce point, que l'adoption d'un
budget triennal assurerait un minimum à l'administration , sans
empêcher les demandes de crédits supplémentaires pour des faits
accomplis à l'insu du parlement, que le ministère serait d'autant
plus à l'aise pour enfler ses dépenses qu'il pourrait toujours invo-
quer les nécessités d'une réorganisation militaire dont le Reichstag
ne savait rien ou presque rien, que le moment était venu pour les
représentans de la nation d'entrer dans la voie constitutionnelle en
réglant le budget année par année, et qu'ils n'avaient point le droit
de lier leurs successeurs en statuant pour une période de trois ans,
alors que leur mandat expirait avant ce terme. Si les assemblées
politiques étaient faites pour écouter les conseils de la raison et du
bon sens, l'opposition eût obtenu en cette circonstance un facile
triomphe. Son argumentation était irréfutable, et ses craintes à
l'endroit d'un accroissement de dépenses ont été justifiées depuis
par les événemens. Le ministère résolut de faire face au danger en
appelant à son secours la stratégie des grandes journées parlemen-
taires, la passion et la peur. M. de Roon, ministre de la guerre,
s'efforça d'abord de prouver que le gouvernement renonçait à une
prérogative essentielle an acceptant ce même système de budget à
longue échéance qu'il avait jadis imposé avec tant d'éclat aux
chambres prussiennes. Malgré l'habileté de son discours, la victoire
du gouvernement demeurait incertaine. C'est alors que le ministre
d'état président de la chancellerie crut devoir évoquer le spectre
hl\ REVUE DES DEUX MO.NDES.
de Vennemi hcrédilaîrc. « Pour les puissances alliées, dit M. Del-
bruck, toute la valeur du projet qui vous est soumis réside en ce
fait, que le budget triennal prouvera au monde entier notre ferme
volonté d'être prêts à faire la guerre en 187ZI, comme nous le
sommes aujourd'hui. Les gouvernemens de l'Allemagne ne perdent
point de vue qu'un conflit peut éclater immédiatement, et que,
malgré l'heureuse issue de la dernière campagne, la paix n'est rien
moins que garantie pour longtemps. Le traité conclu avec la France
ne sera entièrement exécuté qu'en lS7Zi. Or chacun de vous, j'en
suis sûr, lit les journaux et prête l'oreille aux échos de ce pays...
Chacun de vous sait qu'on y parle tout haut de la revanche en lui
assignant pour terme le jour où le dernier milliard aura été payé. Le
gouvernement français est hostile à ces courans, et nous avons l'en-
tière confiance qu'il remplira avec une loyauté parfaite ses engage-
mens; mais vous connaissez la situation de nos voisins. Vous savez
que ce peuple, de nature impétueuse et gonflé d'orgueil national,
cherche en ce moment son centre de gravité. Quelles alternatives
devons-nous craindre jusque-là? Personne ne saurait le dire. Notre
mission est de faire tous les efforts possibles pour qu'il atteigne ce
but rapidement, et sans trop de secousses pour le monde. Je par-
tage l'opinion de ceux qui pensent que l'essai d'une revanche ne
serait pas plus heureux que les précédentes tentatives contre l'in-
dépendance de l'Allemagne; ukùs enfin cela ne dépend pas de
moi. Avant toutes choses, nous devons empêcher une agression
qui verserait sur nous des malheurs incalculables, même en nous
laissant la victoire. En un mot, notre devoir est de maintenir la
paix jusqu'au moment critique, et, pour obtenir ce résultat, il
n'est rien de plus eflicace que d'assurer le sort de l'armée jusqu'en
187/i. ))
Celte vigoureuse sommation ne pouvait manquer de convertir un
certain nombre de députés au projet du gouvernement. MM. Bam-
berger et Miquel déposèrent alors un nouvel amendement pour ré-
duire à deux années la durée de la concession; mais le ministère en
demanda le rejet, « parce que ce serait le pire des expédiens. »
L'amendement fut écarté par 190 voix contre 8/i, et le budget trien-
nal adopté par 152 voix contre 128, c'est-à-dire avec une majorité
de 2h voix seulement. Les membres du Ueiclistag qui avaient ac-
cepté le compromis dans l'espoir de contenir, au moins pendant
quelques années, les prodigalités du budget de la guerre, doivent
reconnaître aujourd'hui leur méprise. Quoique l'administration ait
perdu par ce vote la faculté d'élever avant 1875 le chiffre de la
capitation, ses journaux annoncent pour 1873 un accroissement de
dépenses de près de UO millions, motivé par la réforme du maté-
LES FINANCES DE l' EMPIRE d'aLLEMAGNE. Zi5
riel de rartillerie, par l'amélioration des petits traitemens et de
l'ordinaire des soldats, et par une augmentation sensible de l'effectif
de présence en temps de paix. Ainsi une armée permanente de
/iOO,000 hommes ne suffirait plus à l'empire, et les timides efforts
que nous avons tentés pour reconstituer nos régimens lui porte-
raient déjà ombrnge ! Libre à ses hommes d'état de nous prêter une
pensée de revanche immédiate : c'est à nous de savoir s'il ne con-
vient pas de prendre d'abord cette revanche sur nous-mêmes; mais
les « échos de France » disent que le gouvernement est tout entier
à la libération du territoire, que la loi militaire est à peine ébau-
chée, que la première pierre de nos forteresses n'est point posée,
et que la nation, dans ses masses profondes, se préoccupe de sa
réorganisation et non du prince de Bismarck.
De tous les états que la constitution impériale a courbés sous le
miHtarisme prussien, la Bavière ssule a conservé le droit de régler
l'importance de son effectif en temps de paix. Elle doit, à la vérité,
donner à ses troupes une organisation identique à celle de l'armée
allemande pour la formation, l'instruction, l'armement, l'équipe-
ment et les insignes de chaque grade, mais elle reste maîtresse de
la question des contingens. Son budget est marqué au coin de cette
situation équivoque, car, en même temps que la loi oblige le gouver-
nement de dépenser autant de fois 225 thalers qu'il compte d'hommes
sous les drapeaux, elle lui laisse la faculté de répartir les crédits h
sa guise et d'en contrôler l'emploi. Sans doute il ne lui serait point
permis d'affecter les ressources de cette origine à des dépenses
d'ordre civil, mais cette prohibition est purement morale, et reste
dépourvue de sanction. Les autres états qui ont conservé une admi-
nistration militaire distincte, — le royaume de Saxe, les deux du-
chés de Mecklembourg et le Wurtemberg, — relèvent entièrement
du Reichstag , qui vote leur budget de la guerre et en vérifie les
résultats après l'expiration de l'exercice. Toutefois le Wurtemberg
a été l'objet d'une faveur spéciale : les économies qu'il peut réaliser
sur ses dépenses annuelles lui sont acquises, au lieu de profiter aux
finances de l'empire, comme le voudrait la constitution fédérale. Sa
situation serait donc au fond tout aussi privilégiée que celle de
la Bavière, n'était le contrôle exercé par le Reichstag sur les faits et
gestes de l'administration wurtembergeoise, et qui diminue singu-
lièrement la portée de cette concession. Rien n'empêche le gouver-
nement bavarois d'opérer des viremens entre les crédits de la guerre
et ceux de tout autre budget, puisqu'il n'a pas à redouter le blâme
du parlement, puisqu'il ne rend point compte de l'emploi des fonds
mis à sa disposition pour l'entretien de l'armée. Ce dernier vestige
de son indépendance ne pouvait manquer de devenir un prétexte à
A6 REVUE DES DEUX MONDES.
des discussions passionnées, et tout récemment encore une feuille
militaire (1), à laquelle on prête des attaches officielles, publiait un
article étendu où, précisément à l'occasion du budget de la guerre,
le particularisme bavarois est fort malmené. Nul doute qu'il n'y ait
là pour un avenir prochain le germe de très grandes difficultés entre
le suzerain et le vassal.
Les 36 millions consacrés à la marine ont pour objet la défense
des côtes et la construction de navires cuirassés. D'autres sommes
relativement considérables ont été prélevées avec la même destina-
tion sur le montant de l'indemnité française. On sait qu'une loi de
18(37, fondée sur le principe du service obligatoire, organise le re-
crutement des équipages, et les divise en deux parties : la flotte,
c'est-à-dire l'armée active, et la défense maritime, c'est-à-dire la
landwehr. Tout marin est tenu de servir dans la flotte durant sept
années, dont trois d'une manière non interrompue et quatre comme
réserviste; il appartient ensuite pendant cinq ans à la défense ma-
ritime. Toutefois, en raison des aptitudes spéciales que possèdent
déjà la plupart des appelés, on peut les congédier après un an de
présence à bord. Les engagemens volontaires sont autorisés après
examens pour former les officiers et sous-officiers de la réserve. Les
engagés servent pendant une année, mais ils ne sont point tenus
de s'habiller à leurs frais, ce qui permet aux examinateurs d'ad-
mettre au volontariat beaucoup de sujets distingués qui ne pour-
raient entrer au même titre dans l'armée de terre.
Les intérêts de la dette ne prennent que la somme de 2,6Ù8,000 fr.
applicable exclusivement aux obligations contractées avant la guerre.
Dès 1867, le RcicJistag, usant de son droit constitutionnel de faire
appel au crédit, avait autorisé le gouvernement à émettre pour les
dépenses extraordinaires de la marine un emprunt de 37 millions,
qui fut porté en 1869 à (Sk millions. Cette double négociation se fit
en bons du trésor, parce que les valeurs de cette nature offraient
l'avantage d'utiliser les capitaux provisoirement disponibles et de
ne comporter qu'un faible intérêt. Plusieurs émissions eurent lieu
successivement au taux de 3 1/2 et à l'échéance maxima d'un an;
on estime aujourd'hui qu'elles ont coulé 1 ou 1 1/2 pour 100 moins
cher que la création de rentes consolidées : aussi a-t-il été entendu
que l'amortissement des bons serait ajourné jusqu'après l'extinc-
tion totale des engagemens beaucoup plus onéreux qu'il fallut sou-
scrire pendant la guerre.
Le premier emprunt véritablement important date de la loi du
(1) Neue milittir. Dlalter. — Der bayerische Separatismus im deutschen Beerwesen,
Leipzig 1872.
LES FINANCES DE l'eJIPIRE d' ALLEMAGNE. kl
21 juillet 1870. 11 était fixé à 450 millions de francs, soit, en tenant
compte des 112 millions du trésor militaire prussien, une ressource
totale de 562 millions pour les débuts de la campagne. Le gouver-
nement fédéral avait été d'abord autorisé à créer des rentes 5 pour
100 suffisantes pour réaliser une somme de 300 millions au cours
de 88, mais le patriotisme allemand fit la sourde oreille, et lors des
journées de Wissembourg et de lleichshofen la souscription attei-
gnait à peine 225 millions de capital intrinsèque, ou 255 millions
de capital nominal. Un décret du 2 octobre limita ensuite à ces
chiffres l'emprunt en rentes 5 pour 100; mais quelques jours plus
tard le trésor se faisait remettre en banque 75 millions, et un autre
décret de janvier 1871, modifiant de nouveau la répartition primi-
tive, éleva de 300, à hll millions le capital à négocier en rentes
consolidées par application de la loi du 21 juillet 1870. Dès l'ori-
gine, et pour compléter la somme de 450 millions allouée par cette
loi , on avait créé plusieurs séries de bons formant ensemble
150 millions, et c'est vraisemblablement pour faire face au rem-
boursement de ces valeurs, dont l'échéance moyenne était de six
mois, que les émissions de rentes ont été augmentées plus tard
dans une si grande proportion.
Le deuxième emprunt de guerre, autorisé par la loi du 29 no-
vembre 1870, fut arrêté à 375 millions, que le gouvernement de-
vait réaliser par une nouvelle émission de bons à longue échéance.
La haute banque de Londres intervint pour cette vaste opération,
qui eût infailliblement échoué en Allemagne malgré les succès ob-
tenus par les armées de la confédération. Les bons émis à cette
époque rep>'ésentaient une valeur nominale de 383 millions, au taux
de 5 pour 100, et ils devaient être remboursés le 1" novembre
1875, sauf le droit pour les gouvernemens alliés de se libérer par
anticipation. Bref, en ajoutant au produit net des emprunts la ré-
serve du trésor militaire, les avances faites par la caisse des prêts,
les contributions levées en France, et une partie de la rançon de la
ville de Paris, on atteint le chiffre énorme de l,ZiOO millions, qui
exprime assez exactement les ressources mises à la disposition deja
Prusse dans l'intervalle du 16 juillet 1870 au 15 février 1871. Sa
pénurie était néanmoins complète au moment de l'armistice, et,;si
les hostilités avaient dû continuer, elle n'aurait pu se dispenser de
faire un appel immédiat aux capitaux anglais. Le Reidistag auto-
risa bientôt un nouvel emprunt de Zi50 millions, qui fut réduit à
112 millions 1/2, grâce à un premier à-compte payé par le gou-
vernement de la république sur le montant de l'indemnité de
guerre. On sait que ce versement, fixé à 120 miUions, eut lieu en
billets de la Banque de France, par dérogation aux clauses du
llS REVUE DES DEUX MONDES.
traité, — précisément pour subvenir aux impérieuses nécessités du
trésor prussien.
Une loi en date du 28 octobre 1871 invitait le prince-chancelier
à procéder, au fur et à mesure de la liquidation de l'indemnité, à
l'amortissement des trois emprunts contractés pour les frais de la
campagne. Cette opération est aujourd'hui terminée (1), et il ne
reste au passif de l'empire qu'une somme de /lO millions environ
appartenant aux emprunts de la marine, et dont le rembourse-
ment est ajourné jusqu'au 'parfait paiement de la contribution de
guerre.
II.
Les recettes ordinaires pour 1873 sont évaluées à 300 millions
de francs, qui se répartissent de la manière suivante : bénéfice net
des postes et des télégraphes, 13 millions, — douanes et impôts,
251 millions, — revenu net de l'exploitation des chemins de fer
dans la province d' Alsace-Lorraine, Ih millions, — produits divers
et éventuels, 22 millions. Les dépenses s'élevant à Zi/l6 millions, on
a rétabli l'équilibre en demandant aux états 92 millions à titre de
quotes-parts matriculaires et en prélevant bh millions sur l'indem-
nité française.
La poste et la télégraphie, ces deux puissans moteurs de la pro-
spérité publique, sont après l'armée les points les plus intéressans
de l'organisation générale de l'empire, et nous ne surprendrons per-
sonne en ajoutant que c'est la loi prussienne qui a fourni les mo-
dèles. D'ailleurs le gouvernement de Berlin avait réussi de longue
date, au moyeu de conventions passées avec les petits états qui
l'environnaient, à se rendre maître de leurs relations postales, et,
quand surgirent les événemens de 1866, le royaume de Saxe et les
duchés de Mecklembourg, de Brunswick et d'Oldenbourg se trou-
vaient seuls en possession d'un service indépendant. La télégraphie
était tombée également aux mains de la Prusse, sauf pour quelques
principautés de peu d'étendue. En un mot, tous les moyens qui pou-
vaient accentuer la cohésion des intérêts allemands et faire regret-
ter l'absence d'un pouvoir commun aux diverses fractions de « la
grande patrie » furent habilement exploités, et la constitution fé-
dérale, en décrétant l'organisation actuelle, n'eut guère d'autre
mérite que d'enregistrer un fait. D'après l'article hS, la poste et la
télégraphie sont placées sous la haute autorité de l'empereur, et
elles doivent être administrées d'une manière uniforme dans tous
(1) nirtWs xlnnalea des deutschen Reiches, 18"3, p. 130,
LES FINANCLS DE l'e.MI'IRE d'aLLEMAGNE. Zi9
les états. L'empereur nomme les directeurs, inspecteurs et contrô-
leurs, mais les at^ens locaux sont nommés par le gouvernement sur
le territoire duquel ils exercent, satisfaction bien innocente accor-
dée à l'esprit particulariste, qui sullit néanmoins pour exaspérer les
partisans de l'unité à outrance : aussi plusieurs principautés, no-
tamment celles d'Oldenbourg, de Saxe, de lleuss et de Brunswick,
ont-elles déjcà renoncé à cette prérogative. Le grand-duc de Hesse
avait depuis longtemps adopté la législation fédérale, même pour
ses provinces du sud, et les traités de novembre 1870 ne modi-
fièrent point sensiblement à cet égard la situation de ses finances.
Le gouvernement bavarois manifesta d'abord une antipathie ab-
solue pour ce régime, et plus tard, par une contradiction qui ne se
justifie guère, il céda sur toutes les difficultés. Quant au Wurtem-
berg, il avait bien formulé çà et là un certain nombre de réserves,
mais le traité définitif fut rédigé de telle façon que ce petit état
semblait avoir perdu précisément les droits qu'il tenait à conser-
ver. Les diplomates prussiens se sont défendus, — probablement
avec raison, — de toute pensée de supercherie, et la constitution
d'avril 1871 est venue trancher le conflit en faisant au Wurtemberg
une condition identique à celle de la Bavière. Le gouvernement,
dans chacun de ces deux états, administre comme par le passé le
service des postes et des télégraphes, nomme à tous les emplois et
dispose librement des produits; mais en cas de guerre la direction
supérieure des lignes télégraphiques passe à l'empereur, en tant
qu'il s'agit des intérêts miliLaires. De plus, le Wurtemberg est tenu
dès à présent de mettre son organisation télégraphique au niveau
de celle de l'empire, et de créer une télégraphie de campagne en
rapport avec l'effectif de son corps d'armée.
Dans l'organisation prussienne, les postes et les télégraphes ne
formaient qu'une seule direction générale, placée sous l'autorité
du ministre du commerce, et les deux administrations devaient se
prêter un mutuel appui. La constitution de 1866 en prononce au
contraire la séparation malgré l'exemple des Éiats-Unis et de
l'Angleterre, où ce dualisme a été jugé superflu et surtout fort
onéreux. Le gouvernement fédéral se proposait évidemment de
donner au service télégraphique une allure plus dégagée, pour en
faire l'utile auxiliaire de la stratégie, et l'on sait jusqu'à quel point
il a réussi. A cette heure, la direction générale des postes consti-
tue la première division administrative de la chancelleiie; elle a
dans sa dépendance immédiate, outre les bureaux de centralisation
siégeant à Berlin, trente-huit directions provinciales et l'office des
postes allemandes, créé à Constantinople au commencement de
1870. Le travail de refonte et d'assimilation nécessité par les évé-
TOME cîv. — 1873. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
nemens politiques est à peine achevé; il imposera, comme consé-
quence, des changemens essentiels dans les attributions du di-
recteur-général et des organes qui lui sont subordonnés, et le
gouvernement a promis, à cette occasion, d'entrer dans les voies
de^la décentralisation la plus large. Relativement aux bureaux,
l'organisation prussienne manquait de simplicité, de plus elle coû-
tait fort cher à cause de son personnel exubérant, quoique mal
payé. Gomme il était impossible de l'étendre aux territoires an-
nexés sans grever outre mesure le budget fédéral, on simplifia
d'abord la marche du service, et plus tard on remplaça les bureaux
proprement dits par des distributions modelées sur l'original fran-
çais, et qui doivent être gérées par des personnes du lieu moyen-
nant une modique rémunération. La remise des lettres à domicile,
généralement défectueuse dans les nouvelles provinces, ne pouvait
manquer d'appeler l'attention de la chancellerie, qui s'efforça de
donner satisfaction à tous les intérêts et en môme temps d'impri-
mer à ses créations un caractère d'uniformité qui attestât la pré-
sence d'un gouvernement fort et respecté.
D'après la constitution, le législateur de l'empire a seul qualité
pour fixer l'étendue du monopole, déterminer les rapports juridi-
ques de la poste avec les citoyens, et régler les franchises ainsi que
le tarif du port des lettres. Son autorité s'applique même à la Ba-
vière et au Wurtemberg, en ce qui touche leur tarif intérieur et
leurs relations avec les autres états de l'Allemagne ou avec les
pays étrangers. Les gouvernemens de Munich et de Stuttgart con-
servent le droit de faire des conventions avec ceux des territoires
limitrophes qui n'appartiennent point à la confédération, et encore
un délégué de l'empereur doit-il assister aux préliminaires des né-
gociations, pour défendre les intérêts allemands et probablement
aussi pour surveiller et rendre compte. Le parlement fédéral avait
déjà voté plusieurs lois sur le monopole, les franchises et la taxe
des lettres. Elles inaugurent un régime plus libéral, notamment
par la restriction qu'elles apportent sur certains points au droit ré-
galien de l'état, et par la modération des tarifs. Le monopole, en
Prusse, consistait dans le privilège de l'administration pour le
transport àes personnes , des correspondmices et âes paquets, pri-
vilège absolu que fortifiaient des pénalités rigoureuses depuis l'a-
mende jusqu'à la confiscation. Ce code a été adouci, et le monopole
a été aboli pour les paquets, sauf le droit de l'administration de
faire concurrence à l'industrie privée. Les partisans des idées éco-
nomiques dans le parlement blâmèrent avec vivacité cette dernière
réserve, comme étant de nature à compromettre les intérêts géné-
raux du pays. 11 est vrai que la législation de l'Angleterre, de l'I-
LES FINANCES DE l'eMPIRE d' ALLEMAGNE. 51
talie, des États-Unis, etc., ne comporte rien de semblable; mais le
gouvernement envisageait la question à un autre point de vue. Pen-
dant la campagne de 1806, la poste avait transporté en quelques
jours 38,000 paquets à l'adresse des soldats, et dans l'hypothèse
d'une guerre contre la France elle pouvait être appelée à rendre
les plus grands services. La chancellerie insista pour le maintien
de ce système, et les événemens lui ont donné raison.
Le port des paquets est réglé sur la distance à parcourir et le
poids de chaque envoi, mais il ne doit jamais excéder 25 centimes
par 10 livres du poids total. Le tarif du port des lettres a été com-
plètement transformé. Depuis quelques années déjà, le parlement
prussien proposait de le simplifier en établissant deux taxes au
lieu de trois; le Reichstag dépassa ce vœu en adoptant la taxe
unique de 1 silbergros pour toute lettre ordinaire de 15 grammes
et au-dessous, expédiée à une distance quelconque en Allemagne,
en Autriche ou dans le grand-duché de Luxembourg. Malgré cette
réforme radicale, les recettes brutes s'élevèrent, dès l'année 1868,
à plus de 86 millions de francs. Mentionnons enfin, comme une des
tendances de l'esprit nouveau, l'abolition des franchises postales
qui avaient été concédées à un certain nombre de particuliers à
titre onéreux ou gratuit, et la réserve faite par le Reichstag de sta-
tuer désormais, à l'exclusion du gouvernement, sur les franchises
qu'il conviendrait d'accorder aux agens des services publics.
Toutes ces innovations, quel qu'en fût le mérite, n'étaient pas de
plein droit applicables à la Bavière et au Wurtemberg, la première
ayant stipulé d'une manière formelle que les lois fédérales ne pour-
raient lui être imposées qu'en vertu d'une loi spéciale du parle-
ment allemand, et le second ayant refusé de se soumettre au régime
postal des états du nord, s'il devait aggraver le monopole et le
rendre plus onéreux pour ses populations. La constitution d'avril
1871, interprétant à sa manière les réserves faites dans les traités,
attribua au Reichstag le droit, — sans restriction, — de légiférer
sur les postes et les télégraphes, et bientôt après, par une consé-
quence prévue, on rendit obligatoires pour les gouvernemens de
Bavière et de Wurtemberg ces mêmes lois fédérales dont ils avaient
décliné l'autorité. Aussi un docteur prussien (1) , enregistrant ce
fait, s'écrie-t-il avec joie ; « La liste des droits particuliers du sud
a encore été diminuée d'une unité ! »
Les télégraphes ont une place à part dans le mécanisme consti-
tutionnel de l'empire. Sous l'ancienne confédération germanique,
ils pouvaient être exploités librement comme toute autre industrie,
(1) Fischer, Die Verkehrsanstalten d»s deutschen Mchs, Leipzig 1872.
52 KEVUE DES DEUX MONDES.
sauf en Saxe, où l'on avait introduit dès 1855 le principe du mono-
pole. La confédération de l'Allemagne du nord l'a généralisé à son
profit, mais en l'adoucissant par des exceptions de fait, et c'est ainsi
que 1,350 stations de chemins de fer continuent à expédier des dé-
pêches privées concurremment avec l'administration. Par une re-
marquable dérogation au droit commun, toutes les questions rela-
tives à ce service, même celle des tarifs à l'intérieur et à l'extérieur
de l'Allemagne, sont réglées par voie de simple décret, le législa-
teur ayani voulu laisser au gouvernement toute liberté pour obser-
ver et pour appliquer les progrès de la science. La direction-géné-
rale des télégraphes, actuellement aux mains d'un personnage
considérable de l'armée, forme la deuxième division administrative
de la chancellerie; elle a dans son ressort immédiat les directions
provinciales, au nombre de douze. Au commencement de 1871, sur
1,078 stations appartenant à la confédération du nord, 277 étaient
gérées exclusivement par les employés des lignes télégraphiques, et
()3/i par ceux-ci concurremment avec le service des postes malgré
le dualisme de l'autorité centrale. Les autres stations situées dans
des localités peu importantes étaient confiées à des particuliers
ayant une occupation sédentaire.
En résumé, si l'unité de législation est à peu près complète, il
s'en faut de beaucoup que l'unité administrative soit aussi avancée.
Pourtant il serait puéril de s'arrêter longtemps aux réserves faites
sur ce point par les goavernemens de Bavière et de Wurtemberg.
En renonçant de gré ou de force au droit de régler les tarifs, même
dans les limites de leurs propres territoires, ils se sont livrés à' dis-
crétion, et le législateur de l'empire saura bien profiter du moment
favorable pour rompre le fil qui retient encore un fragment de leur
autonomie.
Quant au problème de la séparation des postes et du télégraphe,
l'exemple de l'Allemagne ne peut infirmer les résultats obtenus en
Angleterre et aux États-Unis. D'ailleurs le gouvernement de Berlin,
en confiant à un major-général la haute direction des lignes télé-
graphiques, révèle nettement les motifs qui font conduit à donner
à ce service une individualité distincte. Rien ne prouve que la fu-
sion des deux directions générales soit un obstacle au but qu'il se
propose, et que nous devrions nous-mêmes chercher à atteindre.
Dans tous les cas, s'il est permis de douter encore de la perfec-
tion de son système appliqué à l'administration civile, on doit re-
connaître que ses procédés pour l'organisation de la poste et de la
télégraphie militaires laissent peu à désirer, comme tout ce qui a
trait aux intérêts de cet ordre. Les hommes qui ont entrepris la
tâche de refaire une armée à la France étudieront avec fruit ce mo-
LES FINANCES DE l'lMPIRE d'aLLEMAGNE. 53
dèle, car nous n'avons eu jusqu'à ce jour ni postes ni télégraphes
de campagne, et le gouvernement a toujours attendu le lendemain
de la déclaration de guerre pour inviter l'administration des finances
à réunir hâtivement un personnel et un matériel d'emprunt. L'orga-
nisation allemande, quoique permanente, n'impose aucune charge
en temps de paix, les agens qui en font partie ayant leur place
marquée dans les bureaux ordinaires. Dès le 25 juillet 1870, elle
étnit mise sur le pied de guerre avec l,6/i6 agens, 1,933 chevaux et
/i65 voitures. A la même date, les employés non mobilisés reçurent
un avis où se reflètent les préoccupations qui dominaient alors les
esprits au-delà du Rhin malgré certaines fanfaronnades bien con-
nues. Dans la prévision d'un envahissement du territoire allemand,
l'administration des postes défendit à son personnel, sous peine de
révocation immédiate, de se mettre en rapports avec les chefs de
l'armée française , et pour enlever tout prétexte à la défection elle
fit payer à chacun, par anticipation, les émolumens de six mois (1).
Dès que les troupes fédérales eurent franchi notre frontière, la
poste militaire organisa, entre la mère-patrie et chaque corps d'ar-
mée, quatre courriers par jour. Le nombre des lettres et des cartes
postales atteignit bientôt de telles proportions, qu'il fallut impro-
viser six grands bureaux à Berlin, Leipzig, Mayence, Cologne,
Francfort et Sarrebruck, comme intermédiaires entre le service de
l'armée et celui de l'intérieur. Chacun de ces bureaux recevait jour-
nellement de 60,000 à 80,000 objets, celui de Berlin 200,000. Par
une iniquité au moins singulière, surtout dans un pays où l'on
pratique l'égalité devant la loi militaire, les lettres des officiers de-
vaient être expédiées plus rapidement que celles des soldats. Afin
d'assurer la direction des correspondances, l'administration remet-
tait tous les matins aux employés une feuille imprimée indiquant
la position des divers corps de troupes, et les commandans géné-
raux avaient reçu l'ordre de fournir successivement à cet égard des
renseignemens très précis. Les paquets à l'adresse de l'armée, cen-
tralisés d'abord à Berlin et à Sarrebruck, étaient dirigés ensuite sur
des dépôts spéciaux établis à Metz, Lagny, Dammartin, Corbeil,
Lpinal, Orléans et Amiens, et, lorsque les destinataires se trouvaient
trop éloignés pour en opérer eux-mêmes le retrait, la poste se char-
geait de les leur expédier par un service spécial de voitures. C'est
ainsi que le dépôt de Lagny a desservi pendant quelque temps la
17*^ division d'infanterie cantonnée près de Chartres, c'est-à-dire à
135 kilomètres. L'administration des chemins de fer tenait chaque
(1) Deutschland's Feldpost. Ein Gedenkblatt an den deutsch-fransôsischen Krien,
p. 21.
54 REVUE DES DEUX MONDES.
jour à la disposition du directeur-général, dans les principales gares
de l'Allemagne, dix wagons pour le transport des paquets, dont le
nombre s'est élevé à 2 millions pendant la durée de la campagne.
En présence de ces résultats gigantesques, nous dirons encore une
fois : Il est indispensable de donner à l'armée française un ressort
qui lui a toujours manqué, bien qu'il soit de nature à exercer la
meilleure influence sur la situation matérielle et morale du soldat.
III.
La ressource fondamentale du budget de l'empire consiste -dans
le produit des douanes et des impôts de consommation , qui est
évalué pour 1873 à 2Zi6 millions. Avant d'étudier chacune de ces
branches de revenu individuellement, nous devons entrer dans
quelques explications générales, indispensables pour la clarté
même du sujet. En 1815, l'Allemagne se trouvait, au point de vue
du commerce et de l'industrie, dans une situation critique. La Ba-
vière depuis 1807, le Wurtemberg depuis 1808, le duché de Bade
depuis 1812, avaient aboli leurs douanes intérieures et substitué à
ce régime vieilli, sur l'instigation du gouvernement français, celui
des droits d'entrée à la frontière; mais il existait encore, dans les
anciennes provinces de la Prusse, soixante tarifs dilTérens, et cha-
cun des autres états de l'Allemagne du nord avait aussi sa législa-
tion propre. Les plénipotentiaires alors réunis à Vienne ayant
décidé que toute question relative aux intérêts matériels de la con-
fédération serait bannie des discussions de la diète, les états furent
obligés d'adopter une autre voie pour se rapprocher, et ils organi-
sèrent des conférences générales qui devaient avoir lieu successi-
vement dans les villes les plus importantes. xMalheureusement il
était difficile d'arriver à une entente, et les délégués perdirent de
longues années en délibérations, en notes de tout genre, sans pou-
voir fixer un programme. Enfin, au commencement de 1828, la
Bavière et le Wurtemberg signaient un premier traité de douanes,
et la Prusse ralliait à son système d'impôts indirects plusieurs prin-
cipautés de l'Allemagne du nord. Bientôt, grâce à l'entraînement
des idées vers une association unique, d'autres conventions grou-
pèrent les tronçons épars du peuple germanique, et finalement le
Zollverein vint ranger sous sa loi une population totale de 27 mil-
lions d'habitans. Dans le premier traité, conclu au cours de l'année
1834, les états promettaient d'adopter un régime douanier uni-
forme et, autant que possible, un seul et même tarif des droits
d'entrée, de sortie et de transit. Ils proclamaient, dans l'intérieur
LES FINANCES DE l'eMPIRE d'aLLEMAGNE. 55
du territoire allemand, la liberté du commerce et des transactions,
ainsi que la suppression de toutes les barrières fiscales, sauf pour
les objets donnant lieu à un monopole et pour ceux qui, en raison
de la trop grande variété des taxes , comportaient nécessairement
le maintien d'un droit de douane. 11 était stipulé que les anciens
péages sur les routes, les ponts, les écluses et les canaux seraient
abolis ou au moins diminués dans une large proportion. On devait
aussi établir un système commun de monnaies, poids et mesures,
comme corollaire de l'unité commerciale et douanière. Quant aux
droits perçus à l'entrée et à la sortie des marchandises, ils étaient,
sans distinction d'origine, répartis chaque année entre les mem-
bres du Zollverein, au prorata de la population. Peu à peu de
nouveaux traités, élargissant le but primitif de cette union , établi-
rent des impositions plus ou moins uniformes sur certains objets
de consommation généi-ale, tels que le sucre, le sel, l'eau-de-vie,
la bière et le tabac; mais à l'heure actuelle ce problème n'est pas
encore résolu. Le législateur de 1867, ayant à organiser le régime
financier de la confédération du nord, s'appropria naturellement
les taxes dont le produit était depuis longtemps déjà mis en com-
mun entre les principautés appelées à faire partie de cette confé-
dération, et à ce point de vue il est incontestable que le Zollverein
a puissamment aidé à la fondation de l'unité politique.
Les réserves et les réticences que nous avons déjà signalées à pro-
pos du budget de la guerre et de l'administration des postes et des
télégraphes existent aussi dans la question des impôts, qu'elles
rendent sur quelques points inextricalDle et confuse. Tandis que les
taxes sur le sel, le sucre et le tabac sont soumises à une seule et
même législation, à un seul et même tarif dans toute l'étendue de
l'empire, l'imposition de la bière et de l'eau-de-vie continue à être
réglée dans l'Allemagne du nord par le Reichsiag, et dans celle du
sud par chaque état isolément. Les gouvernemens alliés conservent
d'ailleurs, au nord comme au sud, le droit de taxer librement et pour
leur compte personnel le pain, la farine, la viande, la graisse, le
vin, le vinaigre, le cidre et les jeux de cartes. Quant aux municipa-
lités, elles peuvent imposer, outre les combustibles et les fourrages
apportés sur leurs marchés, tous les objets de consommation qui
sont déjà frappés d'un droit au profit du trésor public, à l'exception
du sel, du sucre, du tabac, de l'eau-de-vie et du vin. Les traités
fixent des maxima a,ux tarifs concernant l'alcool, la bière et le vin,
mais l'imposition des autres objets de consommation n'a pas été ré-
glementée. En principe, les produits qui ont payé la taxe de fabri-
cation dans l'un des états confédérés ne sont point exempts de la
taxe de consommation dans les autres parties du territoire aile-
56 REVUE DES DEUX MONDES.
mand où ils peuvent être transportés. Les perceptions de cette
nature, — dernier vestige des douanes intérieures, — ont pour
but d'établir une péréquation aussi exacte que possible entre les
divers tarifs, et il n'est pas permis aux états, bien qu'ils en reçoi-
vent directement le produit, de les modifier sans l'autorisation du
conseil fédéral. Les objets qui paient une taxe uniforme dans toute
l'étendue de l'empire demeurent nécessairement affranchis de ces
■ droits.
Par une exception beaucoup plus remarquable encore, le législa-
teur de 18G7, s'appuyant sur la raison politique et sur diverses
considérations d'intérêt local, a permis aux villes libres de Lubeck,
Brème et Hambourg de vivre, comme par le passé, en dehors du
Zollverein et du régime fiscal de l'Allemagne du nord. Cette fran-
chise n'est rien moins que gratuite, car les territoires exonérés doi-
vent payer chaque année au trésor impérial une somme qui a été
Jusqu'ici de beaucoup supérieure au rendement probable des
douanes et des impôts de consommation, parce qu'il a fallu tenir
compte des facilités que tout port libre offre habituellement à la
contrebande. Dès 1868, la ville de Lubeck s'est ralliée au Zollve-
rein, mais il y a dans le haut commerce de Brème et de Hambourg
une répugnance marquée à suivre cet exemple. Sans parler de
leurs antiques libertés, ces deux villes, situées l'une à l'embou-
chure de l'Elbe et l'autre sur le Weser, ont encore aujourd'hui
une importance exceptionnelle au point de vue des relations inter-
nationales, et le régime du Zollverein, tout en leur imposant un
moindre sacrifice d'argent que le modua vivcndi actuel, jetterait
une perturbation générale dans les afi\iires, au grand préjudice
des intérêts locaux et sans profit réel pour les finances de l'empire.
Le parti unitaire de son côté critique vivement cette situation, qu'il
traite de privilégiée, et ses écrivains s'efforcent de prouver, par
l'exemple de l'Angleterre et de la Hollande, que le système des
ports libres a fait son temps, que celui des entrepôts est tout aussi
favorable au commerce, et que d'ailleurs les changemens apportés
dans les tarifs de douane et de poste, la nécessité d'améliorer le
mode de perception des revenus indirects, d'autres motifs encore
réclament impérieusement la fin de ce régime d'exception ; mais il
est douteux que les populations de Brème et de Hambourg se lais-
sent toucher même par tant de raisons, et qu'elles renoncent vo-
lontairement à ce reste de liberté , qui est encore la base de leur
fortune.
En définitive, l'unité fiscale est loin d'être un fait accompli,
même sur les questions où elle apparaît comme une nécessité de
principe. Maintenant est-il juste de prétendre que le Zollverein ait
Li;S FINANCES DE L EMPIRE D ALLEMAGNE. 57
été le précurseur de l'empire, le grand facteur du pangermanisme
et de l'avènement de la force brutale contre le droit? Nous ne le
croyons point, car l'histoire du Zollverein, c'est l'histoire même des
dissensions intestines de l'Allemagne depuis soixante ans, c'est le
« fragment de miroir » où se reflètent toutes les jalousies, toutes
les rivalités d'état à état que le régime féodal avait engendrées, et
qui se réveilleront peut-être un jour plus profondes que jamais.
Les confé-rences générales, au lieu de fournir aux gouvernemens
une occasion favorable pour resserrer leurs liens naturels, devin-
rent une sorte de champ-clos où chacun donnait libre cours à ses
récriminations. Les états du sud s'y montraient rarement en com-
munion d'idées avec ceux du nord, et l'attitude de la Prusse en
particulier avait le don de les irriter. Loin de préparer l'unité ac-
tuelle, — la seule peut-être qui ne fût point chimérique, — ces
conférences devaient fatalement la rendre impossible. En un mot,
l'empire allemand est issu en droite ligne du second empire fran-
çais, qui employa son peu d'intelligence des choses politiques à fa-
voriser l'agrandissement de la Prusse, quand il étail, incapable de
défendre contre elle notre propre territoire.
Après ces données sommaires sur l'ensemble des revenus indi-
rects, nous pouvons aborder les points essentiels de la législation
qui les concerne. La douane, par l'influence qu'elle peut exercer
sur le commerce international, et par l'importance relative du pro-
duit qu'elle fournit, — 103 millions en 1873, — a sa place natu-
rellement marquée au centre du système, et les membres du Zollve-
rein l'ont toujours considérée comme la pierre angulaire de leurs
budgets. L'ancien tarif comprenait, dans des proportions très diffé-
rentes, des droits fiscaux et des droits protecteurs; mais, bien que
ces derniers eussent l'apparence de l'exception , ils apportaient à
la recette un appoint considérable. La Prusse, à plusieurs reprises,
proposa, au sein des conférences, de réformer ce tarif dans un sens
libéral, mais le droit de veto accordé par les traités à chacune des
puissances contractantes rendait l'entente impossible sur les ques-
tions de cet ordre. Cependant, k dater de 186/i et par suite du traité
de commerce avec la France, on entre dans une voie nouvelle, et les
membres de l'union, loin de poursuivre /(^r fas et nefas un accrois-
sement de revenu, font servir à de certaines modérations la plus-
value des produits dans leur ensemble. Par la suppression d'un
grand nombre d'articles peu importans, et par la réduction des
taxes exorbitantes imposées aux produits fabriqués, le tarif acquit
bientôt une remarquable simplicité en même temps qu'il perdait
tout caractère prohibitif ou purement protecteur. Le chapitre le
plus intéressant est celui des Material-und Spezerei- Waaren, qui
58 REVUE DES DEUX MONDES.
comprend le café, le tabac en feuilles, le vin, le riz, les fruits secs,
les harengs, l'eau-de-vie, le rhum, le cacao, le thé, les fromages,
les cigares, les confitures, le beurre, la bière et le poisson, soit
une recette brute de 85 millions par an. Citons aussi le chapitre
des laines et cotons (fils et tissus), qui donne de lli à 15 millions,
et celui des fers bruts et ouvrés, dont le produit est de 6 millions.
Antérieurement à la guerre franco-allemande, le Reichstag avait
pris pour règle de n'admettre aucune réforme de tarif susceptible
d'amoindrir le rendement de l'impôt, et même de remplacer par des
taxes fiscales les rares droits protecteurs qui existaient encore et que
lanécessité commanderait d'abolir. Cependant, à défaut d'une réduc-
tion de revenu, que l'on persiste à déclarer impraticable même avec
l'appoint de l'indemnité française, les hommes politiques deman-
dent aujourd'hui la révision de certaines parties de ce tarif, comme
témoignage des bonnes dispositions de l'empire pour ses nouveaux
sujets, et au premier rang ils placent : 1° la suppression des taxes
qui frappent le beurre, le porc, le hareng, le riz et divers autres
objets entrant dans la consommation générale, 2° la diminution des
droits excessifs que paient le poivre et les articles d'épicerie or-
dinaire, 3° la surimposition des denrées à l'usage exclusif des fa-
milles aisées, de façon que les nouvelles taxes atteignent au moins
50 pour 100 de la valeur vénale des marchandises, h° l'abolition de
l'impôt du sel, et tout au moins une réduction considérable du
droit d'entrée, sauf à compenser la moins-value par une aggrava-
tion du tarif en ce qui concerne d'autres objets, notamment le café,
5° enfin une péréquation de l'impôt du sucre, par la diminution si-
multanée du droit de douane et de la taxe de fabrication. En quel-
ques années, la consommation du sucre dans le Zollverein s'est
élevée de 5 à 11 livres par tête, et l'opinion s'autorise de ce fait
pour demander un dégrèvement qui assure à la production de nou-
veaux débouchés, et au trésor un surcroît de ressources. Toutes ces
réformes eussent été impossibles dans l'ancienne organisation de
l'Allemagne, mais sous la constitution de 1867, et surtout depuis
la restauration de l'empire, elles doivent rencontrer peu d'obstacles.
Les adversaires de l'impôt du sel ont déjà trouvé dans le Ueichstag
une majorité suffisante pour menacer sérieusement cette branche
essentielle du revenu public. Dès 1867, on avait aboli le monopole,
et substitué aux taxes multiples perçues par les états un droit
unique de 15 francs par quintal, mais l'uniformité n'avait point
supprimé les inconvéniens attachés à ce genre particulier de capi-
tation. En même temps que le tarif subissait une légère réduction
pour la Prusse, il était sensiblement aggravé pour le duché de
Bade, et si la consommation s'est maintenue dans quelques états
LES FINANCES DE L'eMPIRE d'aLLEMAGNE. 59
du nord, en revanche elle a faibli en Saxe et dans les trois états da
sud. D'ailleurs le taux anormal de cet impôt inquiète les amis de
l'empire, parce qu'ils y voient un auxiliaire pour l'agitation socia-
liste. En réalité, il excède à peine 1 franc par tête et par an, mais
il faut considérer que l'alcool et le tabac, — produits de luxe, —
demeurent à peu près indemnes, et que les sectaires trouvent dans
cette inégalité un argument favorable à leur cause. Le gouverne-
ment, soit qu'il se juge assez fort pour ne tenir aucun compte de
ces critiques, soit que les nécessités financières l'obligent de main-
tenir dans son intégrité un revenu de â2 millions, s'est montré
jusqu'à présent hostile à l'abolition du Salzsteiier, et dernièrement
encore il saisissait le conseil fédéral d'un projet de règlement sur
la dénaturation du sel; mais plusieurs députés, s'emparant de cette
circonstance, déposèrent une proposition de loi qui invite les gou-
vernemens alliés à statuer sur le principe même de l'impôt, et le
conseil fédéral dut charger immédiatement l'un de ses comités de
l'étude des moyens propres à combler le déficit que ferait naître
une réforme radicale. Cette étude se poursuit encore à l'heure pré-
sente; toutefois le problème est de ceux qui, une fois posés, n'ad-
mettent point d'ajournement, et il est probable qu'il sera résolu
conformément à l'intérêt des classes laborieuses.
L'impôt sur le tabac paraît destiné à rétablir, au moins dans une
certaine proportion, l'équilibre budgétaire menacé par le pro-
gramme de la majorité du Reichsiag. Même sous le régime du Zoll-
verein, le tabac fut toujours traité d'une manière différente dans
chacun des territoires de l'Allemagne, et c'est en 1855 seulement
que la Prusse proposa pour la première fois de soumettre la cul-
ture de cette plante à une taxe uniforme de 150 francs par hectare.
Les états du sud, où la culture demeurait libre de toute entrave, re-
poussèrent l'avis du délégué prussien, préférant pour leur compte
le monopole à une complication stérile pour le trésor. Dix ans plus
tard, on parvint à s'entendre sur le principe même d'un impôt
commun, mais au moment d'en fixer l'assiette et la perception,
les divergences reparurent aussi accentuées, aussi inconciliables
que jamais. Enfin, dans le cours de 1868, alors que les conférences
générales venaient de faire place au parlement douanier, le gou-
vernement fédéral présenta de nouveau le projet de 1855, mais en
abaissant la taxe à 90 francs par hectare, et en modifiant le droit
d'entrée sur les tabacs exotiques. Les états du sud, qui avaient
conservé leurs préférences pour le monopole, accueillirent mal cette
réforme, qui ne fut d'ailleurs votée qu'à une faible majorité. On
donne pour assiette au Tahakstcuer la surface cultivée, sans dis-
tinction de parcelles ou de produits. En Bavière par exemple, où le
60 REVUE DES DEUX MONDES.
sol est très favorable à la plantation, le tabac paie environ 7 pour
100 de sa valeur, tandis que pour les terres les plus fertiles de la
Poméranie l'impôt s'élève jusqu'à 19 pour 100. Et nous raison-
nons ici sur des chiffres moyens, car les déclarations que les plan-
teurs doivent faire chaque année devant les employés du fisc per-
mettent de relever des différences beaucoup plus saisissantes, et il
n'est point rare d'y rencontrer des parcelles qui sont entre elles,
pour la qualité des produits, comme 1 est à 18, de telle façon que
le quintal de feuilles paie ici 2 fr. 50 et l<à tib francs. La législation
prussienne admettait une gradation basée sur le classement des
terrains cultivés, mais le gouvernement fit valoir devant le parle-
ment douanier lés dél'ectuosités de ce système. « Tous les ans, di-
sait-il, les experts emploient uniformément le même moyen de
fraude, qui consiste à faire passer les meilleurs fonds dans les
classes inférieures, de façon à rejeter le poids de l'impôt sur la
partie du sol qui produit le moins. Sans doute, la nouvelle mé-
thode équivaut, pour un grand nombre de planteurs, à la prohi-
bition directe; il ne sera plus permis d'affecter à la culture du
tabac toute sorte de terrains, et ceux qui ne sont pas doués des
qualités propres à ce genre d'exploitation devront recevoir un autre
emploi; mais c'est affaire de temps. Au bout de quelques années,
les spécialités se seront classées, et les parcelles de premier choix
étant seules réservées pour la plantation, nous arriverons tout na-
turellement et sans efforts à une réelle péréquation de l'impôt. »
Ces considérations n'ont point touché l'opinion, qui demande le
retour à la loi prussienne, l'arpentage et la classification des ter-
rains, en un mot l'application du cadastre à l'assiette du Tabak-
steuer. D'un autre côté, on distingue un courant très vif, surtout
chez les hommes politiques, pour une augmentation du tarif ac-
tuel. En 1871-1872, la taxe sur la culture a produit 1,900,000 fr.,
à part le droit de douane, c'est-à-dire en réalité moins de 5 cen-
times par habitant! Il s'agirait aujourd'hui, pour remplacer l'im-
pôt sur le sel, de demander au tabac ^0 millions de plus, soit au
moyen du monopole, soit en empruntant le régime qui existe en
Russie et aux États-Unis et dont la France a fait un court essai pour
l'impôt sur les allumettes, soit enfin par une aggravation suffi-
sante de la taxe de culture. La Prusse, ennemie du monopole au
temps où elle se flattait de personnifier le progrès au sein des con-
férences générales, a dû sacrifier au succès, et elle décréterait au-
jourd'hui ce même monopole, n'était la crainte des émotions popu-
laires. C'est que le nombre des planteurs est considérable et que,
dans certaines contrées, la moyenne des plantations représente à
peine 50 ares par famille. Le revenu brut de cette industrie dé-
LES FINANCES DE l'EMPIRE D ALLEMAGNE. Gl
passe 30 millions (1); il y a en outre 3,500 fabriques qui occupent
près de 60,000 ouvriers, et dont l'expropriation exigerait plusieurs
centaines de millions. Sans doute la question d'argent est bien se-
condaire, et il ne manque point d'hommes spéciaux pour conseiller
au gouvernement d'affecter à cette expropriation une partie de l'in-
demnité française; mais le monopole troublerait profondément le
pays, et la Prusse, qui dès 1868 réduisait de moitié la taxe qu'elle
avait proposée en 1855, ne se montrera pas moins réservée aujour-
d'hui. 11 est même douteux que la taxe de culture puisse être aug-
mentée sans un coup d'autorité, car la seule annonce de ce projet
a soulevé dans toute l'Allemagne un déluge de pétitions et de pro-
testations qui viennent d'être mises sous les yeux du conseil fé-
déral.
Le sucre est un des élémens les plus précieux du revenu de l'em-
pire, auquel il apporte un contingent de liQ millions pour 1873.
Dès l'origine du Zollverein, il avait été l'objet d'un droit de douane;
mais ce n'est qu'en 1836 que l'idée d'imposer en même temps la
production indigène se fit jour dans les conférences générales. Le
rapide développement de la sucrerie française était de nature à
éveiller l'attention, et, bien que les fabriques fussent encore peu
nombreuses sur le territoire allemand, on pouvait craindre à bref
délai une transformation pleine de périls pour les finances des états.
Néanmoins les membres présens à ces conférences refusèrent de
prendre une résolution, n'étant point, disaient-ils, suffisamment
éclairés sur la question; mais, le rendement des douanes ayant ac-
cusé toup à coup en ISliO une moins-value considérable dans l'im-
portation des sucres coloniaux, on se hâta de soumettre la fabrica-
tion à une taxe uniforme, dont le produit devait être réparti entre
les puissances du Zollverein, au prorata de la population. Pour la
première année, le taux en était fixé à 20 centimes par quintal de
racines entrant dans les fabriques, sous la réserve des modifications
inhérentes à la marche de l'industrie. Il est maintenant de 2 francs,
ce qui représente une taxe de 23 francs par 100 kilogrammes de
sucre brut (2), ou le tiers de ce que l'on paie en France depuis la
guerre. Le tarif de douane a subi également de nombreuses vicis-
situdes. A l'époque où les états se rallièrent par force à l'idée d'im-
poser le sucre indigène, il fut stipulé que la fabrication serait pro-
(1) Pendant la campagne de 1871-1872, on a récolté en Allemagne 356,972 quintaux
de tabac, et il en a été importé 49'J,780. Les exportations s'élevant à 75,(J00, il reste
pour la consommation intérieure 781,000 quintaux.
(2) Le rendement de la betterave, qui était à peine de 5 pour 100 en 1841, est au-
jourd'hui de 8 1/2 pour 100; en d'autres termes 12 quintaux de betteraves donnent
1 quiutal de sucre en poudre et 82 kilos de sucre raffiné.
62 REVUE DES DEUX MONDES.
tégée contre la concurrence étrangère par un droit d'entrée cinq
fois plus élevé que la taxe intérieure, et à la faveur de ce régime,
voisin de la prohibition même, l'industrie nationale prit un vigou-
reux essor, notamment en Prusse, dans les provinces de Saxe,
de Silésie et de Brandebourg. En 1858, le gouvernement de Berlin
réussit enfin, — non sans peine, — à entraîner les autres membres
du Zollverein dans une voie plus libérale, en faisant valoir que la
production sucrière avait atteint son apogée, que d'ailleurs le sucre
étranger entrait pour moins d'un quart dans la consommation to-
tale. Le dr.oit de douane venait d'être réduit, et, pour affirmer da-
vantage encore l'abandon des idées protectionistes, on augmenta
l'impôt sur la fabrication. En même temps, la Prusse remit sur le
tapis la question des restitutions à la sortie qu'elle soulevait inutile-
ment depuis 185/i, et elle obtint pour les fabricans exportateurs une
prime de 20 francs par quintal de sucre brut, c'est-à-dire l'équiva-
lent de la taxe intérieure. La loi du 16 janvier 1869, votée par ce
parlement douanier auquel incombait la mission de vider les an-
ciennes querelles des membres du Zollverein, augmenta encore la
prime de sortie, afin de permettre à l'industrie de soutenir la con-
currence au dehors, et elle atteint si bien ce but que l'exportation
s'approprie tous les jours de nouveaux débouchés. Une pareille si-
tuation est de nature à préoccuper vivement nos législateurs, car
l'Allemagne, dont la fabrication arrivait à peine jusqu'ici à 200 mil-
lions de kilogrammes de sucre brut, en produira cette année
260 millions, et il devient urgent de donner aux industriels fran-
çais, par un meilleur règlement de l'impôt, les moyens de repous-
ser cette nouvelle invasion.
Le produit des droits sur l'alcool [Branntiveinsteuer) et sur la
bière {Brausteuer) ne se rattache que partiellement au budget im-
périal, la Bavière, le Wurtemberg et le duché de Bade conservant
la faculté de régler ces droits à leur guise, sauf à ne prendre au-
cune part dans les recettes opérées au même titre par les états de
l'ancienne confédération de l'Allemagne du nord. Le sud avait d'im-
périeux motifs pour stipuler cette réserve, car le Braustcuer, en
Prusse et dans les territoires voisins, représente à peine hO cen-
times par tête en 1870, tandis qu'il s'élève par exemple à 5./i0 en
Bavière, où la consommation est beaucoup plus importante. Ce-
pendant la constitution de l'empire émet « le vœu » que les confé-
dérés s'entendent le plus tôt possible au sujet d'une loi uniforme,
et les écrivains officieux insistent pour que l'on supprime résolu-
ment tout ce qui fait obstacle à l'unité administrative du nouveau
gouvernement. Les états du sud pourraient, il est vrai, adopter les
taxes du nord en stipulant à leur profit un préciput sur la masse
LES FINANCES DE l'eMPIRE d'aLLEMAGNE. 63
partageable, de manière à ne porter aucune atteinte à leurs reve-
nus actuels; mais la Bavière ne doit pas oublier qu'elle a combattu
énergiquement, au sein des conférences générales, les prétentions
de la Prusse à s'adjuger un pareil préciput, tantôt sur les recettes
de l'impôt du vin, tantôt sur d'autres produits communs aux mem-
bres du Zoliverein. Aujourd'hui encore la Prusse ne manquerait
point d'objecter qu'elle consomme beaucoup plus de denrées colo-
niales que les états du sud, qu'elle paie de ce chef aux finances de
l'empire un tribut énorme, et qu'elle n'a pas moins de droits à un
traitement privilégié que la Bavière ou le Wurtemberg. La question
paraît donc insoluble, mais elle est et restera un thème à récrimi-
nations.
Comme le sucre, l'alcool et la bière sont imposés, par la législa-
tion des états du nord, d'après les quantités de matières premières
qui entrent dans la fabrication. Le Branntiveimteuer peut être éva-
lué à 3A centimes par litre d'alcool pur, qui paie en France 1 franc
50 centimes, et le produit ne dépasse point 39 millions de francs
pour une population de 30 millions d'habitans. Aussi les hommes
spéciaux demandent -ils au Reichstag d'accroître les tarifs, lors
même que la consommation devrait en souffrir; mais dans leur
pensée !a plus-value doit être employée à dégrever le sel et le
sucre. Le Brausteucr figure pour Ik millions seulement au budget
de 1873. La modicité de cet impôt ne le soustrait point aux repro-
ches de l'industrie, qui propose de le régler, comme en France,
d'après la qualité de la bière, et de ne le rendre exigible, — suivant
le système américain, — qu'au moment où la boisson est livrée au
commerce (1).
Aux taxes qui ont reçu une assiette uniforme pour toute l'éten-
due de l'empire, et dont le produit appartient aux voies et moyens
budgétaires, il faut ajouter le timbre sur les effets négociables, ac-
tuellement fixé à 1 silbergros par 100 thalers. L'unité en cette ma-
tière est la conséquence naturelle de la suppression des douanes
intérieures. Sous l'ancienne confédération germanique, chaque ter-
ritoire avait encore sa législation du timbre, et les effets appelés à
circuler dans deux ou plusieurs états devaient payer autant de fois
une taxe distincte, bien que les marchandises dont ils exprimaient
la valeur fussent affranchies des droits d'entrée. En outre les sup-
plémens exigés donnaient lieu à des répétitions contre les tireurs et
les endosseurs, c'est-à-dire à un surcroît de charges sans profit
pour personne, et depuis longtemps les chambres de commerce de-
(1) Habich, Ein Wort sur Verstàndlgung uber die unausbleibliche gleichmâssige
Besteuerung des Braugewerbes im Zoliverein, Leipzig 1868.
64 REVUE DES DEUX MONDES.
mandaient une réforme que le mauvais vouloir seul de quelques
puissances secondaires avait rendue impraticable. Le produit réel
du M ecJiselstcmjJclstcuer s'élève à 7 millions, mais il est réduit à
5 millions par une clause des traités qui fait remise jusqu'au 31 dé-
cembre 1875, à chacun des états, d'une portion de la recelte pour
les timbres et les papiers timbrés débités sur son territoire.
IV.
La guerre de 1870 a doté l'empire allemand d'une source parti-
culière de revenu en le faisant propriétaire des chemins de fer de
l'Alsace-Lorraine. L'acquisition du matériel nécessaire à l'exploita-
tion absorba tout d'abord une somme de 1x7 millions; cependant le
bénéfice net, qui n'atteignait pas 12 millions en 1872, est évalué
pour 1873 à \h millions malgré de notables réductions dans le ta-
rif du prix des places. D'ailleurs l'indemnité de guerre va permettre
à l'empire d'augmenter rapidement son réseau, et déjà il fait con-
struire une ligne directe de Berlin à Metz, dans un intérêt que nous
n'avons pas besoin de définir. Les députés des provinces orien-
tales de la Prusse se montrant jaloux de la faveur accordée à celles
de l'ouest, on leur promet comme dédommagement plusieurs voies
ferrées, qui auront sans doute pour but en même temps de créer
des rapports plus étroits entre l'Allemagne et la Russie. Les travaux
projetés exigeront un sacrifice considérable, mais les allocations ne
dépassent point, quant à présent, 500 millions de francs. On sait
que la constitution donne le droit au gouvernement fédéral de con-
céder ou de faire construire tous les chemins de fer stratégiques et
autres qu'il jugera utiles, sans que les états alliés, dont ces lignes
emprunteraient le territoire, puissent opposer la moindre résis-
tance.
Les dépenses ordinaires du budget de l'empire excédant les di-
vers produits que nous venons de passer en revue, les gouverne-
mens confédérés sont appelés à couvrir le déficit au moyen de
quotes-parts matriculaires calculées au prorata de la population, et
qui doivent être prélevées sur leurs ressources particulières. Depuis
1867 ces quotes-parts atteignent un chilïre énorme, et elles figurent
encore pour 92 millions au budget de 1873. On pouvait croire que
le trésor, grâce à son « embarras de richesse, » renoncerait pen-
dant quelque temps à cette subvention ; il n'en est rien, et les
fitiaiiciers s'ingénient tout au contraire à la remplacer par des taxes
nouvelles. Les uns se montrent partisans d'un impôt sur le revenu,
additionnel aux impôts de même nature, quoique de formes très
LES FINANCES DE l'eMPIRE d' ALLEMAGNE. 65
différentes, que perçoivent déjà la plupart des états, et qui aurait
mission de pourvoir, à l'instar de Yincomc-tax brilannique, aux
exigences subites des événcmens. L'agriculture, de son côté, insiste
pour que les droits de timbre et de succession soient mis en commun
avec les taxes de consommation (1), ce qui obligerait les confédérés
à chercher pour leur compte personnel un substitut à ce produit.
D'ailleurs la législation du timbre, comme celle de l'impôt sur le
revenu, varie essentiellement d'un territoire à l'autre, et il ftuidrait
d'abord procéder à une assimilation qui n'est point sans dillicultés.
Enfin le ministre des finances de Prusse vient d'annoncer officieu-
sement la mise à l'étude d'un projet qui retranche du budget de
chaque état, pour l'attribuer à celui de l'empire, la recette de
l'impôt sur l'industrie. Le gouvernement motiverait cette mesure
par les considérations qui ont déjà servi à justifier la loi sur le
timbre des elïets de commerce, notamment par la nécessité de tra-
duire en faits les principes du Zollverein, l'unité commerciale et
la solidarité de toutes les fractions du texritoire allemand. Il est
incontestable que les taxes sur l'industrie se prêtent de leur nature
à cette combinaison, mais là encore l'excessive variété des formes
constitue un obstacle sérieux, sinon insurmontable.
La situation budgétaire de l'Allemagne ne saurait par elle-même
nous apporter de sérieuses inquiétudes, la richesse imposable de ce
pays n'ayant point une élasticité qui permette de lui demander
iDeaucoup plus qu'on ne lui demande aujourd'hui (2). L'indemnité
de guerre est l'unique ressort sur lequel l'empire puisse asseoir ses
projets pour l'avenir, et à cet égard les chiffres présentent un poi-
gnant intérêt.
Dès la fin de 1871, le Ueiclistag avait décidé que le gouverne-
ment ne pourrait disposer des sommes versées par la France sans
y être autorisé par une loi, et dans le cours de la troisième session
de 1872 il a réglé les bases d'une répartition définitive entre, les
divers états, mais sans fixer la masse partageable et sous la ré-
serve des prélèvemens qu'il y aurait encore lieu de faire dans l'in-
térêt commun de l'empire. Les capitaux déjà payés ou restant dus
à l'Allemagne comprennent, outre l'indemnité de 5 milliards, la
rançon de 200 millions imposée à la ville de Paris, les contribu-
tions perçues durant la guerre dans les départemens envahis, ainsi
que les réquisitions en argent et en nature, soit une somme ap-
(1) Landwirthschaftliche Jahrbucher, Jalirgang 1871, Breslau 1872.
(2) Les budgets réunis des vingt-cinq états qui constituent l'empire ne dépassent
point 1,700 millions, et sur cette somme 500 millions au moins représentent le pro-
duit des domaines, des forêts, de la loterie, etc. Les taxes proprement dites s'élèvent
donc à 1,200 millions. Les dettes sont de 4 milliards 1/2.
TOME ciy. — 1873. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
proximative de hOO millions (1), les intérêts du principal de l'in-
demnité, que l'on peut évaluer, jusqu'au jour du règlement final, à
320 millions (2), enfin :130 millions pour les dépenses d'entretien de
l'armée d'occupation jusqu'à la même époque, au total 6 milliards
50 millions, sans parler du revenu des territoires annexés. Les con-
tributions et les réquisitions locales ayant été affectées aux frais de
la campagne jusqu'à concurrence de 3/iO millions (3), il reste un ex-
cédant disponible de 5 milliards 710 millions; mais d'autre part
les prélèvemens autorisés par le Rcidisiag ont absorbé 1 milliard
260 millions {h), auxquels il faut ajouter 950 millions pour l'amor-
tissement des trois emprunts de guerre, ce qui fixe les prélèvemens
à 2 milliards 210 m.illions et l'excédant provisoire à 3 milliards
500 millions. En admettant que la construction des nouvelles lignes
de chemins de fer, la réforme de l'artillerie, la réorganisation de
Tarmée, le rétablissement du matériel, les pensions accordées à la
suite de la campagne (5), exigent 1 milliard 100 millions, l'empire
conservera encore entre ses mains 2 milliards ZiOO millions pour
donner des dividendes aux vingt-quatre états ou plutôt à la Prusse,
en qui se personnifient vingt- deux d'entre eux. L'équité aurait
(1) Voyez The Economisl du l'"' juillet 1872, dont les chiffres n'ont pas été contestés
en Allemagne.
(2) Les intérêts à 5 pour 100 des 3 derniers milliards s'élevaient, au 1" mars 187?,
à 150 millions, qui ont été payés. En tenant compte des verscmens anticipés, le gou-
vernement devra payer pour le môme motif, le 1" mars prochain, \'iO millions. Les
intérêts à courir ultérieurement ne paraissent pas devoir excéder 40 millions.
(3) Un document officiel porte à CO millions la somme restée disponible sur les
•iOO millions perçus à titre de contributions et de réquisitions.
(4j Entwurf eines Gesetzes betreffend die franzôsische Entschâdigung nebst Moti-
ven, Berlin 1872. — L'exposé des motifs qui précède ce projet de loi contient une énu-
mération détaillée des prélèvemens, que nous allons résumer ainsi : dépenses causées
directement par la guerre, telles que pensions des invalides, remboursement aux états
de certaines avances, indemnités aux personnes ayant subi des dommages sur terre ou
sur mer, secours aux familles des soldats de la landwehr, reconstitution du trésor mi-
litaire prussien, etc., 050 millions, — dépenses d'intérêt général non justifiées par la
guerre, telles que le rachat des chemins de fer, la création d'un fonds courant de la
caisse militaire, la construction de nouvelles fortifications, etc., 595 millions, — dé-
penses sui generis pour dotations aux princes et généraux, 15 millions. — En un mot,
sur les 1,200 millions qui appartiennent à cette première séiio de prélèvemens, 610 mil-
lions, — près de la moitié, — représentent un bénéfice net pour l'Allemagne.
(5) Le gouvernement soumettra au Reichstag, dans sa prochaine session, un projet
de loi qui institue, sous la direction du chancelier de l'empire et à l'aide des fonds de
l'indcniuiié française, un trésor de 700 millions (187 millions de thalers), dont les
intérêts serviront à payer les pensions militaires. Ce capital doit être employé en
rentes d'état, en obligations des cercles, des villes et des communes, en obligations
de priorité des chemins de fer, ou en toutes autres valeurs garanties. Les pensions
étant viagères, la somme de 700 millions redeviendra disponible pour le gouvernement
dans un assez bref délai.
LES FINANCES DE l'eMPIRE d' ALLEMAGNE. «07
voulu que cette répartition se fît sur un pied d'égalité entre tous
les confédérés, puisque la guerre a été soutenue, s'il faut ajou-
ter foi au langage officiel, dans l'intérêt commun de l'Allemagne;
mais les motifs de la loi que nous avons sous les yeux disent for-
mellement que cette communauté ne s'est jamais étendue à la ques-
tion linancière, et qu'il a toujours été convenu que chaque état
suffirait aux dépenses militaires avec ses moyens propres, sauf rè-
glement ultérieur. Or ce règlement ne laisse aux états du sud que
les miettes du festin. Les trois premiers quarts de l'indemnité se-
ront répartis en prenant pour hase les préparatifs de campagne des
confédérés, et le quatrième quart pioportionnellement aux quotes-
parts matriculaires payées par chacun d'eux. Les dépenses qui, de
leur nature, ne comportaient point une répartition proportionnelle
aux préparatifs de campagne ou aux contingens matriculaires, ont
dû être réglées séparément. Telles sont les dépenses pour l'arme-
ment et le désarmement des forteresses, pour le matériel de siège,
pour la marine et la défense des côtes, pour les travaux de con-
struction ou de reconstruction de certaines voies ferrées, etc., en-
semble 220 millions, sur lesquels les états du nord réclamaient plus
de 200 millions. Les bases de la répartition, en ce qui concerne les
trois premiers quarts de l'excédant net de l'indemnité, ont été cal-
culées d'après la moyenne des effectifs, du 16 juillet 1870 au
1" juillet 1871, aussi bien pour les troupes placées sur le théâtre
de la guerre que pour les réserves, employées à l'intérieur de l'Al-
lemagne. Dans cette moyenne, l'homme — ou le cheval — mobi-
lisé est représenté par 1, l'homme — ou le cheval — non mobilisé
par 1/2, soit, en fin de compte, 108 parts pour les états du nord,
15 pour la Bavière , à pour le Wurtemberg, 3 pour le duché de
Bade, et 2 pour la Hesse. Relativement au dernier quart, dont la
répartition doit être faite au prorata des contingens matriculaires,
les conditions obtenues par les états du sud sont un peu plus avan-
tageuses. Si l'excédant net s'élève à 2 milliards /jOO millions suivant
nos prévisions, les états du nord représentant l'ancienne confé-
dération recevront 1,880 millions, la Bavière 303, le Wurtem-
berg 101, le duché de Bade 67, et la Hesse h9, soit au résumé
65 francs par habitant du nord et /i3 francs par habitant du sud.
Il importe d'ailleurs de ne point oublier que parmi les prélèvemens
dont il a été question figurent des capitaux disponibles ou pro-
ductifs de revenus, et notamment 325 millions formant le prix de
rachat des chemins de fer de l'Alsace- Lorraine, 150 millions du
trésor militaire prussien , et 31 millions qui constituent des ré-
serves de trésorerie. Enfin les impôts levés dans les provinces an-
nexées procureront à l'empire un bénéfice net de 20 millions par
68 REVUE DES DEUX MONDES.
an, y compris 2 millions provenant de l'exploitation de nos an-
ciennes manufactures de tabac.
Si le moment n'est pas venu de porter un jugement définitif
sur les dures exigences du vainqueur, nous avons le droit de dire
que, malgré cet énorme déplacement de capitaux, l'Allemagne ne
sera ni plus riche, ni plus prospère. Sans doute, l'empereur va dis-
poser de moyens d'action irrésistibles : avec son armée d'une part
et ses trésors de l'autre, il atteint l'apogée de la force, et il peut
non-seulement couvrir l'Europe de ses soldats, comm« Napoléon,
mais s'approprier le rôle des hommes d'état anglais et fournir des
subsides à ses alliés. Sachons reconnaître cette situation, quelque
douloureuse qu'elle soit pour notre patriotisme ; seulement gar-
dons-nous de l'exagérer, comme il arrive toujours à ceux qui se
sont vu arracher subitement leurs plus chères affections. Ce gou-
vernement, auquel nous faisons un don gratuit de près de quatre
milliards, ne se trouve même point en mesure d'accorder la plus
petite réduction d'impôts, et ce n'est qu'à son corps défendant,
après avoir stipulé des compensations (1), qu'il renonce à la taxe
si impopulaire du sel ! Si l'on compare son budget avec le nôtre,
les chiflïes accusent une disproportion effrayante, puisque la France
doit 20 milliards, — cinq fois plus que tous les états réunis de
l'empire; mais les chiffres n'ont ici qu'une signification relative, et
personne n'oserait soutenir que l'Angleterre par exejnple, qui est
depuis soixante-dix ans tout aussi endettée que la France d'au-
jourd'hui, eût à prendre ombrage des trésors accumulés à Berlin.
Le baromètre de la puissance financière d'un pays, c'est le crédit.
Or, au lendemain de la déclaration de guerre, la confédération de
l'Allemagne du nord émettait un emprunt de Zi50 millions à 88,
qui aboutit à un échec malgré les garanties offertes aux souscrip-
teurs par un gouvernement qui n'avait point de dettes et qui dis-
posait d'une armée sans rivale. Après les victoires de Wissembcurg,
de Reichshofen et de Sedan, la Prusse est obligée de demander à un
marché étranger les ressources qu'elle ne trouve point chez elle,
dans ce pays par excellence de la spéculation et du jeu; encore
doit-elle payer alors un intérêt supérieur à 5 pour 100. Après les
défaites des armées de l'est et de l'ouest, après la capitulation de
Paris, après la commune, après un traité de paix qui enlevait à la
France près de deux millions d'habitans, des industries de premier
ordre et ses meilleures forteresses, le gouvernement de la répu-
(1) Ces compensations doivent être fournies par une augmentation de l'impôt sur
le tabac, et par un nouvel impôt que l'on se propose d'établir sur les négociations de
bourse.
LES FINANCES DE l'eMPIRE d' ALLEMAGNE. 69
blique reçoit une offre de 50 milliards à des conditions qui ne
diffèrent point beaucoup de celles que la confédération du nord
faisait au moment même de lancer ses troupes sur notre territoire.
Eh bien! ces résultats mesurent assez exactement la distance qui
sépare les deux pays, et qu'il dépend de nous de rendre encore
plus sensible. Que faut-il en définitive k la France pour reconsti-
tuer son épargne et reprendre le rang qui lui appartient? Rien que
la patience et le travail. Son soi, merveilleusement doué, défie toute
comparaison avec cette grande sablière qu'on appelle le royaume
de Prusse, où des populations clair-semées trouvent à peine leur
subsistance. La petite propriété, aux mains de nos paysans, a décu-
plé tout à la fois le capital foncier et le nombre des défenseurs de
l'ordre social, tandis que la féodalité allemande, avec ses latifun-
dia, compromet la fortune publique et allume au sein des masses
des convoitises qui auront leur jour. Le mouvement comparé des
caisses d'épargne met en relief cette influence de la constitution
de la terre, et encore faut-il ne point perdre de vue que, depuis
vingt ans, les capitaux économisés dans nos villages ont en grande
partie suivi d'autres courans. Les officiers prussiens ne cachaient
point leur surprise à la vue du bien-être qui règne aujourd'hui
parmi les populations rurales, et, comparant cette situation avec
celle de leur pays, ils s'écriaient que jamais l'Allemagne n'aurait
pu supporter le quart des maux infligés à nos départemens par l'in-
vasion. Un peuple où le nombre a l'aisance ne doit point douter de
ses destinées. « Les ressources de la France sont inépuisables, » a
dit Napoléon III en présence des chambres assemblées, et cette pa-
role imprudente fut blâmée à la tribune par M. Thiers dans un
discours fameux. Etrange ironie du sort ! l'homme qui prenait la
France pour un Pactole l'a mise brusquement à deux doigts de sa
perte, et c'est M. Thiers, l'inutile prophète de tant de ruines, que
les événemens ont choisi pour prouver au monde entier, par un
ensemble d'opérations financières où le merveilleux le dispute à la
science, que les richesses de notre pays sont réellement « inépui-
sables. »
Eugène Trolard.
PHILIPPE
I.
Par une belle soirée du mois de mai, .orsqu'il faisait jour encore
et que les oiseaux chantaient dans les arbres du jardin, M'"*d'IIesy,
un livre à la main, était assise près d'un guéridon, dans un él 'gant
salon du rez-de-chaussée de son hôtel. C'était une femme d'une
soixantaine d'années, d'une physionomie réfléchie, intelligente et
douce. De jolis cheveux blancs en bandeaux encadraient son vi-
sage; des chairs pleines, d'un ton mat, avec de légères rides, at-
testaient une existence matériellement tranquille, que les soucis et
les chagrins avaient cependant visitée. Les yeux, d'un bleu pâle,
presque effacé, étaient d'une mélancolie souriante; les lèvres, larges,
avaient une exquise bonté. M""" d'Hesy rêvait alors plutôt qu'elle ne
lisait. Elle regardait par instans avec une sorte de joie intérieure et
calme le paysage en miniature qui s'étendait à ses pieds, tout res-
plendissant de fleurs, tout embaumé de parfums. Si ses chagrins
avaient été vifs au point de laisser des traces ineffaçables, ils étaient
assurément loin derrière elle, et de sereines jouissances les avaient
remplacés. En ce moment-là, peut-être sans en avoir conscience,
elle songeait à ce passé disparu dont il n'était plus à craindre que
les douleurs endormies se réveillassent jamais.
L'obscurité venant avec la fraîcheur du soir, M'"^ d'Hesy posa son
livre sur la table, et regarda la pendule : — Déjà neuf heures!
dit-elle.
Elle sonna; un domestique parut.
— Est-ce que ma fdle n'est pas rentrée? demanda-t-elle.
— Mademoiselle rentre à l'instant, et va se rendre près de ma-
dame.
M"* d'Hesy arriva en effet presque aussitôt. A trente ans passés,
elle était dans tout l'éclat d'une beauté splendide et pure. Ses
PHILIPPE. 71
traits, d'une régularité parfaite, un peu sévère, avaient une expres-
sion d'énergie vaillante et résignée. Elle devait avoir souffert des
mêmes chagrins que sa mère et les avoir, comme elle, à demi ou-
bliés. Elle était en grande toilette, ce qui donnait à sa démarche
une majesté gracieuse. Ses cheveux et ses yeux noirs, son nez droit,
sa bouche, discrètement fermée sous le sceau d'un secret, offraient
tous les indices de la femme généreuse qui de parti-pris a renoncé
au bonheur, mais qui s'est faite au sacrifice et n'accuse pas la des-
tinée. Elle embrassa M'"^ d'Hesy avec une vraie tendresse d'amie
et de fille.
— A la bonne heure ! lui dit sa mère; te voilà belle et souriante.
Laisse-moi te regarder un peu. Gomme la toilette te va bien !
— Ne dirait-on pas que tu ne m'as jamais vue ainsi?
— Je t'y vois si rarement!
Clotilde s'assit. Elle revenait d'une matinée musicale. On l'avait
gardée à diner après le concert; et voilà pourquoi elle rentrait si
tard. Elle se mit à raconter à sa mère ce qu'elle avait vu, ce qu'elle
avait entendu, tous les menus détails de conversation ou de toi-
lettes. Les deux femmes causaient avec un enjouement égal, avec
une entente complète d'appréciations et de jugemens. Elles se res-
semblaient par le visage, par le son de la voix, par les gestes.
Toute leur vie passée ensemble les avait en quelque sorte fondues
l'une dans l'autre, par les mêmes épreuves et par les mêmes joies.
C'étaient moins la mère et la fille que deux compagnes qui ne se
sont jamais quittées, auxquelles une affection puissante et par-
tagée tient lieu sans réserve de sentimens plus vifs, irréalisables ou
brisj^s.
— Y avait-il beaucoup de jolies femmes? demanda M™^ d'Hesy.
— Comme à l'ordinaire... Elle se reprit : — Ah! si fait, une ra-
vissante jeune fille que je n'avais point encore vue. Les plus beaux
cheveux et les plus jolis yeux du monde, tout un ensemble de phy-
sionomie étrange et caressant, la grâce d'une enfant avec une fierté
juvénile. J'allais demander qui elle était lorsqu'elle a disparu daps
le salon voisin pour ne plus revenir.
— Ah! fît M'"" d'Hesy, et Philippe?
Elle avait à peine prononcé ces mots, que Philippe entra. C'était
un vrai jeune homme aux allures gaies et pétulantes, d'une char-
mante expression de visage avec des yeux hardis et limpides, un
prompt et spirituel sourire.
— Bonsoir, chère maman! dit-il tout d'abord en embrassant
M'"« d'Hesy; puis il embrassa Clotilde, et se posant devant elle :
— Et toi, grande sœur, comme te voilà jolie ! Mais sais- tu que c'est
très mal de te cacher, ainsi que tu l'as fait, parmi les douairières,
72 REVUE DES DEUX MONDES.
à moins que ce ne soit par coquetterie? Je n'ai pu m'approclier de
toi un seul instant. Et puis j'écoutais ce qu'on disait. « — Voilà la
belle M'^'' d'IIesy. — On ne la voit presque jamais. — Quel dom-
mage! — Elle a l'air de conduire un peu maternellement son jeune
frère dans le monde. — Celui-là serait bien heureux qui parvien-
drait à lui plaire. — Les hommes du plus grand mérite ont de-
mandé sa main, elle n'a jamais voulu se marier. » — Il changea
de ton avec une raillerie affectueuse : — Voyons, mademoiselle, est-
ce que cela durera toujours ainsi?
— Mais, vilain enfant, dit Clotilde, j'ai trente-six ans.
— Tu en as vingt-cinq. Vois donc, chère mère, continua-t-il en
se tournant vers M'""' d'IIesy, si on peut être aussi entêtée quand on
est aussi jolie. Mais non, elle est farouche comme Diane ou comme
sainte Catherine, et encore Diane était-elle coquette avec tndymion.
Ce n'est pas un métier que d'être une déesse ou une sainte. On est
faite pour être femme, une bonne et heureuse femme. Cela vaut
mieux, que diable!
— Bon ! le voilà qui jure, dit Clotilde. — Elle s'efforçait de plai-
santer, mais elle avait les yeux humides. — Cher Philippe !
— Je n'ai pas voulu te faire de la peine, répondit Philippe; j'aime
mieux croire que tu es, comme la grande Mademoiselle, éprise de
quelque beau Lauzun qu'on aura enfermé dans une bastille. Il en
sortira très tard, et vous vous marierez très vieux.
— C'est cela, fit Clotilde, tu as deviné.
— Ne tourmente donc pas Clotilde, et sois sérieux, dit M"* d'Hesy;
songe que tu n'es plus un enfant et que tu as vingt ans.
— C'est vrai, vingt ans déjà! Gomme le temps passe! murmura
Clotilde.
Il y eut un moment de silence. M'"* et M"* d'Hesy contemplaient
Philippe avec une admiration muette, avec une affection sans li-
mites. Leur cœur de mère était tout à lui. Elles plongeaient vague-
ment dans le passé, y revoyaient sans doute cet enfant qu'elles
avaient élevé, qui avait grandi sous leurs caresses, qui maintenant
était un homme. En le regardant, elles prévoyaient l'avenir, elles
l'avaient déjà prévu. Que feraient-elles de Philippe? Un soldat? II
pouvait être tué, et elles en frissonnaient. Elles avaient songé à la
diplomatie; il était si élégant, si rempli d'intelligence et de distinc-
tion qu'il y ferait vite son chemin ; mais il eût été toujours loin
d'elles. Elles se disaient alors qu'il ferait ce qu'il voudrait, qu'elles
devaient s'en remettre à lui et à Dieu, qui l'avait fait ce qu'il était,
qui le conduirait dans la bonne route, et le leur conserverait comme
il le leur avait gardé jusque-là. Elles se disaient aussi qu'elles eus-
sent été des ingrates de ne point se confier à la Providence. IS'a-
PHILIPPE. 73
vaient-elles pas éprouvé que cette Providence retient son bras en
frappant et fait sortir de profonds bonheurs des douleurs mêmes
qu'elle nous envoie? Ne pouvaient-elles d'ailleurs attendre encore?
Philippe leur répétait si souvent qu'il vivait doucement auprès
d'elles et qu'il était heureux d'être au monde. Il n'avait d'autre
ambition que de laisser s'écouler son existence entre leur affection,
qui ne le quittait pas, et ses ch^3rs loisirs, qui ne connaissaient pas
l'ennui. Puis il ne se refusait à rien. IN'ajoutait-il pas en riant, sans
orgueil, mais sans modestie feinte, qu'il avait eu des prix au grand
concours, qu'il était bachelier ès-lettres et bachelier ès-sciences,
qu'il n'avait que vingt ans, montait à cheval et faisait très bien des
armes? Il était riche en outre, et, n'ayant besoin d'arriver à quoi
que ce fût, il était capable d'arriver à tout.
— Bah! dit-il alors, non sans quelque rougeur et un peu d'em-
barras, vous songez toujours à me donner une carrière. Moi, j'ai
trouvé tout seul , ou plutôt j'ai rencontré tout seul ce qu'il me
fallait.
— Et c'est? demanda M'"^ d'Hesy.
— De me marier.
— Te marier, toi? s'écria Clotilde.
— Yoilà bien le cri du cœur! dit Philippe; mais, puisque tu ne
te marieras que très tard, il faut bien, pour qu'il y ait compensa-
tion, que je me marie de très bonne heure. Qu'est-ce que la famille
deviendrait sans cela?
— Soyons sérieux, mon enfant, fit M'"* d'Hesy. Te marier! Tu
n'y songes pas.
— Je parle très sérieusement, ma mère.
— Et pourquoi?
— Parce que je suis amoureux.
— Ce n'est pas une raison.
— Je croyais que c'était la meilleure.
— A ton âge !
— J'ai vingt ans, je le sais bien, dit Phihppe avec fermeté. C'est
l'âge où mon père t'a épousée. Est-ce qu'il n'a pas été heureux avec
toi, est-ce qu'il ne t'a pas rendue heureuse? Je ne l'ai pas connu.
11 est mort presque au moment où je naissais; cependant je vous ai
vues toutes les deux le pleurer trop souvent pour qu'il ne fût pas
digne de tous nos regrets.
Clotilde et sa mère étaient très émues et se taisaient. Cette réso-
lution de Philippe était si prompte, les prenait si fort au dépourvu,
et cependant ne leur paraissait point tout à fait déraisonnable. Les
précoces unions n'effarouchent pas les femmes simples et bonnes;
elles y voient la consécration de l'amour et de la jeunesse. Encore,
74 REVUE DES DEUX MONDES.
avant de prononcer un mot d'approbation ou de consentement,
fallait-il savoir de quelle femme il s'agissait.
— Et comment cela t'est-il donc venu? dit d'une voix tremblante
M'"« d'Hesy.
— Où l'as-tu donc connue, elle? fit Clotilde avec une jalousie
involontaire.
— Cela m'est venu tout simplement; je l'ai vue jeune et jolie,
loyale et charmante, je l'ai aimée. Je crois que je lui ai plu aussi.
JNous n'avons pas trop tardé à nous le dire, afin d'en être plus sûrs
l'un et l'autre, et nous avons décidé d'en parler à nos parens,
comme doivent le faire des enfans bien élevés et qui sont certains
qu'on ne les contrariera pas. YoiLà pourquoi je t'en parle, ma mère,
et à toi aussi, Glotiîde.
— Est-ce possible, tout cela? s'écria Clotilde. Si je la connaissais
au moins !
— Mais tu l'as vue ce matin ; elle était au concert.
— Mon Dieu, mère, dit Clotilde à M'"" d'IIesy, c'est peut-être
cette jeune fille dont je t'ai parlé. Quand je pense, ajouta-t-elle
naïvement, qu'elle m'a semblé ravissante !
Philippe frappa joyeusement des mains. — Ravissante, c'est
elle ! Ce n'est pas moi qui te le fais dire. Elle était en bleu.
— Oui, et accompagnée d'une dame ou demoiselle qui n'est
certes point sa mère.
— En efl'et, elle n'a plus sa mère. C'est sa gouvernante, miss
Paget, qui l'accompagne.
— Qui est-ce enfin? demanda M'"*" d'Hesy.
Alors Philippe raconta ce qu'il savait de sa fiancée. Elsie était la
fille d'un riche Américain. Il n'était point cependant tout à fait
exact de dire que ce fût un Américain, car c'était un propriétaire
de la Martinique; mais il avait vécu très longtemps aux États-Unis,
et c'était Là surtout qu'Elsie avait été élevée. Deux ans auparavant,
quand elle avait perdu sa mère, son père n'avait plus pensé qu'à
réaliser sa fortune et à revenir en France. Cela prenait beaucoup
de temps; Elsie s'était décidée à partir la première. Elle avait tra-
versé l'Océan avec sa gouvernante, avait été reçue à bras ouverts
par la colonie américaine de Paris, et, comme elle aimait le monde
et les plaisirs, elle s'était mise à courir les bals et les fêtes. C'était
alors que Philippe et elle s'étaient rencontrés.
Au fur et à mesure qu'il parlait, l'inquiétude se peignait sur les
traits de Clotilde et de M""' d'Hesy. — Ce ne sont point là, dit
cette dernière, des mœurs de jeune fille.
Philippe ne se tint pas pour battu. Il accordait que les jeunes
filles françaises n'avaient point cette manière de vi\Te; mais en
PHILIPPE. 75
Amérique elle était toute simple. Là-bas, pendant tout le jeune
âge, on cherchait gaîment un mari dans le tourbillon de la ville ou
dans le calme des champs. C'était avec le préféré de quelques
heures qu'on s'abandonnait à des valses sans fm ou qu'on interro-
geait les marguerites sous les ombreuses allées du bois, jusqu'au
moment où l'on se disait gravement : « Voulez - vous que nous
soyons fiancés? » Alors, bien que cela se dît tout bas dans la foule
ou à la face de la grande nature, qui ne paraissait pas s'en émou-
voir, il semblait qu'il y eût à recueillir le oui fatal d'invisibles et
tout-puissans témoins. — Ce n'étaient pas seulement, ajoutait Phi-
lippe en essayant de plaider légèrement sa cause, les purs sentlmens
de la vingtième année et leur loyauté secrète qui liaient le jeune
hbmme à la jeune fille, c'étaient aussi les lois et les mœurs qui
prot(^geaient cette dernière contre tout abandon. Celui qui l'eût
trahie n« se dérobait que par la fuite ou par la honte, pire que la
fuite, à la magistrature qui le frappait, à la poursuite des parens,
à la flétrissure de l'opinion publique. Ce n'était point là pour les
jeunes filles une plus mauvaise égide que cette prudence, mère de
la sûreté, dont on ne les laisse point se départir en France.
M'"* d'Hesy hochait la tête et Clotilde écoutait tristement.
— Mais puisque je vous le dis ! insistait Philippe. Et, quand
vous verrez Elsie, vous serez de mon avis. Vous comprendrez tout
ce qu'il y a de volonté réfléchie sous cette apparente liberté de
mœurs et de sagesse pratique dans cette éducation un peu virile.
Elsie a une confiance hardie et naïve qui vous ira au cœur. Vous
devinerez qu'elle saurait très bien se garder, et qu'elle ne brave
que les dangers qui n'en sont point. La preuve, c'est que, si elle
m'a choisi, moi, en revanche je suis incapable de la tromper.
Enfin ce qui m.ontre encore qu'on peut se marier à mon âge, c'est
que le père d'Elsie s'est marié jeune, lui aussi, car il n'avait. guère
que vingt-trois ou vingt-quatre ans.
— Et comment s'appelle-t-il? demanda M™^ d'Hesy.
— C'est vrai, je ne vous l'ai point dit.
En ce moment, Clotilde, avec un peu d'agitation, prit machina-
lement une tasse qui était devant elle. Philippe se méprit à son
geste. — Tu veux du thé? lui dit-il.
— Oui, répondit-elle.
Philippe lui en versa.
— Eh bien? dit M'"= d'Hesy.
— Il s'appelle M. de Reynie.
A ce nom, Clotilde, qui tenait sa tasse d'une main tremblante,
voulut la poser sur la table, et l'y heurta assez violemment.
— Qu'as- tu donc? s'écria Philippe.
76 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est une maladresse.
Elle ne répondit rien autre, non plus que M'"® d'Hesy. Toutes
/ deux, profondément troublées, cherchaient à se dominer, et n'y
parvenaient qu'avec peine.
— Je vous ai fait ma communication ce soir, poursuivit Philippe,
parce qu'Elsie l'a voulu et que M. de Reynie doit arriver au premier
jour. Il faut bien que, Clolilde et toi, vous vous prépariez à lui dire
que je suis digne d'épouser sa fille.
— C'est prochainement, dis-tu, murmura faiblement Clotilde,
que M. de Reynie arrive?
— Oui.
— Eh bien ! mon enfant, dit M™* d'Hesy, nous irons le voir.
— Allons, reprit Philippe, vous voilà toutes bouleversées d'une
nouvelle aussi simple. Que je vous embrasse, vous êtes bonnes
toutes les deux comme le bon Dieu. Et puis, je vais vous laisser
réfléchir à ce que vous direz en ma faveur.
Ce n'était point seulement pour cela que Philippe les quittait.
Avec la fougue et la confiance de son âge, il n'avait pas deviné les
secrètes agitations de M'"'= d'Hesy et de Clotilde, et n'avait rien vu
au-delà du consentement qu'elles -paraissaient accorder à ses pro-
jets. Il courait en porter la bonne nouvelle à Elsie. La jeune fille
l'attendait avec impatience, car elle savait la démarche qu'il allait
tenter, et l'y avait sollicité.
Tant qu'elle n'avait aimé Philippe qu'avec une heureuse gaîté,
dans les plaisirs et dans le monde, et qu'elle n'avait accepté de
lui que des soins de prévenance et de galanterie, Elsie s'était es-
timée sa meilleure gardienne et n'avait eu personne à mettre
dans la confidence de l'affection qui s'éveillait en elle; mais de-
puis qu'elle et lui s'étaient fait l'aveu de leur amour, qu'elle n'a-
vait plus à s'occuper d'elle seule en des joies sans conséquence
et sans lendemain, elle s'était sentie un peu aventurée, un peu iso-
lée dans ce pays qui n'était pas le sien, et elle avait eu besoin de
sympathie et de protection. C'était auprès de M"-" d'Hesy et de sa
fille, qui lui étaient déjà chères sans qu'elle les connût, qu'elle
avait résolu de venir chercher l'appui qui, pour la première fois,
lui semblait nécessaire à sa jeunesse. — Dès demain j'irai chez elles,
dit-elle à Philippe.
— Et pourquoi pas ce soir? répondit-il. Elles sont tout émues
de ce que je leur ai dit de vous. Faites-leur cette visite tout de
suite. Je leur dirai que je l'ai voulu, afin qu'elles en eussent la
surprise et la joie.
— Soit, dit-elle, j'ai un si grand désir de les voir.
Cependant, lorsque Philippe avait été parti, M'°^ d'Hesy et GIo-
PHILIPPE. 77
tilde étaient demeurées en une sorte de stupeur. Elles se regar-
daient, n'osaient se parler. Bientôt Clotilde ne se contraignit plus.
Elle devint très pâle et mit la main sur son cœur. — Quoi coup j'ai
reçu làl dit-elle. Apprendre ainsi qu'il existe, et dans quelles cir-
constances, mon Dieu ! Je ne savais pas ce qu'il était devenu, j'espé-
rais presque ne jamais le savoir.
M™* d'Hesy, moins troublée en apparence, était intérieurement
tout aussi émue. Elle prit les deux mains de sa fille, et les serra for-
tement.— Nous allons songer à ce qu'il faut faire. C'est du bonheur
de Philippe qu'il s'agit. Nous combattrons ensemble, Clotilde. Je
suis, tu ne l'ignores pas, ta meilleure amie, et nous avons encore
du temps devant nous.
— Qui sait? fit Clotilde abattue.
Au même instant, comme pour lui donner raison, le domestique
apporta une carte à M'"^ d'Hesy. — C'est, dit-il, une jeune fille,
accompagnée, je crois, de sa gouvernante, qui désire être reçue par
madame.
C'était la carte d'Elsie. Cette visite imprévue, à une heure déjà
avancée, augmenta l'anxiété de M'"* et de M"^ d'Hesy. Si leurs in-
quiétudes n'eussent été très grandes, cette démarche les eût éton-
nées d'une façon pénible comme un manque de tact chez une jeune
fille dont elles n'étaient que trop portées à s'exagérer l'étrangeté
de conduite. Elles dirent cependant au domestique d'introduire
les personnes qui se présentaient.
M"^ de Reynie entra seule.
— Pardon, mademoiselle, lui dit froidement M""* d'Hesy, je
croyais que vous étiez accompagnée.
— C'est vrai, j'avais avec moi miss Paget, qui est ma gouver-
nante et mon amie; mais la démarche que je fais auprès de vous,
madame, et de M"*" d'Hesy, m'est tellement personnelle que j'ai
prié miss Paget de venir me retrouver. Vous m'accorderez bien,|.je
l'espère, une entrevue de quelques instans. — Elle s'était aperçue
de la froideur de M'"* d'Hesy, et prononça ces derniers mots d'une
voix faible et timide.
D'ailleurs Elsie était bien telle que Philippe l'avait dépeinte. Sa
taille, assez petite, était élégante avec d'exquises proportions. Les
mains et les pieds étaient ceux d'un enfant. Tous les traits avaient
une extrême et transparente finesse. Le front pur s'entourait de
boucles blondes et dorées. Ses grands yeux, bleus et limpides, re-
gardaient bien en face. Le nez légèrement busqué se terminait par
des narines roses et mobiles qui s'ouvraient facilement à l'émotion.
La bouche, correcte, était pleine de décision. Cette toute jeune fille
se montrait déjà femme par la volonté, par les vertus vaillantes,
78 REVUE DES DEUX MONDES.
par une gracieuse et suprême dignité. Aussi avait-elle foi dans les
autres autant qu'en elle-même, et ne supposait-elle point qu'on pût
mal interpréter aucun de ses actes, que lui dictaient seules une con-
fiance spontanée et une naïve noblesse de sentimens.
Ce fut d'un ton pénétrant et doux qu'elle expliqua les motifs
qui l'amenaient. — Je n'ai plus, dit-elle en terminant à M'"* d'Hesy,
je n'ai plus ma mère, à qui j'eusse avoué ces sentimens de mon
cœur, et qui vous les eût confiés; j'ai pensé que je ne devais plus
rester une étrangère pour celles à qui mon fiancé doit d'être ce
qu'il est, et qui, avant de me le donner, ont le droit de me con-
naître et de me juger. Voilà pourquoi je suis venue à vous, ma-
dame.
— Et Philippe savait-il que vous viendriez ?
— Oui, c'est lui qui a voulu que je vinsse ce soir même. 11 pen-
sait, ajouta-t-elle tristement, que vous seriez loin de m'en vouloir.
Clotilde, que l'émotion de la jeune fille commençait à gagner, se
leva brusquement et fit quelques pas dans le salon, puis, s'aperce-
vant que M'""" d'Hesy et Elsie la suivaient des yeux, elle s'arrêta de-
vant une glace et feignit d'arranger ses cheveux : — Je ne puis
pourtant pas la recevoir autrement, dit -elle tout bas. — Elle revint
s'asseoir.
M'"^ d'Hesy demeurait sévère et polie. — Et votre père, made-
moiselle, M. de Reynie, quand doit-il arriver en France?
— Dans quinze jours probablement.
— Il s'embarquerait alors en ce moment.
— Oui.
— Nous le verrons à son arrivée. Nous causerons de vous, ma-
demoiselle, de mon fils. C'est une chose grave qu'un mariage. Les
enfans, lorsqu'ils sont francs et loyaux, comme vous, mademoiselle,
comme Philippe, vont l'un vers l'autre. Il y aurait de la rigueur à
les en blâmer; mais il est du devoir des parens, avant de consacrer
de leur aveu ces entraînemens du cœur, de les juger au point de
vue tout positif de la vie et de l'avenir, avec la réflexion et l'expé-
rience.
— Vous avez raison, madame, répondit timidement Elsie.
Elle comprenait aussi que c'était son congé qu'on lui donnait;
mais sa déception était si grande qu'elle ne savait comment s'en
aller.
Le domestique annonça que la gouvernante de M'" de Reynie l'at-
tendait dans sa voiture.
— Madame, ne put s'empêcher de dire Elsie à la mère de Phi-
lippe, vous me permettrez de venir vous voir quelquefois?
— Oui, mademoiselle, et nous-mêmes nous irons vous voir. Nous
PHILIPPE. 79
avons besoin, fit-elle d'un Ion grave, de nous connaître et de
compter les unes sur les autres.
— Adieu donc, madame.
— Au revoir, mademoiselle, dit Clotilde.
Elsie sortit lentement, comme à regret. Ce n'était pas un cha-
grin qu'elle avait cru trouver en franchissant le seuil de cette
maison.
A peine Elsie fut-elle partie, que Clotilde alla précipitamment à
M'"*" d'Hesy. — Eh bien ! ma mère, lui dit-elle.
— C'est le malheur qui vient à nous, mon enfant.
— Et de quelle façon? Cette jeune fille est charmante.
— Ce ne serait qu'un danger sans cela. — Elle ne put retenir un
geste de douleur. — Dieu est juste, mais il est cruel.
— Oh! mère, s'écria Clotilde, toi, si résignée, si forte!.. Est-ce
donc moi qui dois te venir en aide? — Et, faisant comme un retour
sur elle-même : — Moi!
— Non, Clotilde, je serai vaillante, il le faut; mais, ne nous le dis-
simulons pas, c'est à partir de ce moment que commencent pour
nous la lutte et l'expiation.
II.
Les jours qui suivirent se passèrent tranquillement en appa-
rence. M"^ d'Hesy et Clotilde avaient tenu leur promesse et rece-
vaient Elsie ou la voyaient chez elle. Mieux elles la connaissaient et
plus elles rendaient justice à la jeune fille. Sa grâce, sa beauté, le
charme qui émanait d'elle, son caractère ferme et confiant, les tou-
chaient profondément. Elsie de son côté se sentait attirée vers elles,
mais non sans crainte. Elles lui paraissaient, sinon hostiles, au
moins redoutables. D'un commun et tacite accord, il n'était point
question du mariage. On attendait M. de Reynie. Quant à Philippe,
il ne soupçonnait aucun obstacle à cette union qu'il désirait de
toutes les forces de son âme, et il était parfaitement heureux.
jjme d'Hesy et Clotilde ne lui avaient-elles pas dit que sa destinée
dépendait de M. de Reynie? et Elsie ne doutait pas de son père. Il
passait une partie de la journée à courir les magasins, tantôt seul,
tantôt avec Elsie, à choisir la corbeille de sa fiancée. Il était insou-
ciant et gai, avait des tendresses subites, il plaisantait Clotilde et
sa mère sur leurs façons graves en leur disant qu'il ne valait pas la
peine qu'on le regrettât si fort, et que ce mariage ne les séparait
pas de lui, mais leur donnait seulement une fille de plus à aimer,
il lutinait miss Paget, lui reprochait de n'être pas assez coquette,
80 REVUE DES DEUX MONDES.
et la comblait d'élégans cadeaux qui partageaient l'excellente femme
entre la reconnaissance et la joie. C'est ainsi qu'il obtenait d'elle
qu'elle lui apprît tout ce qui touchait à l'enfance d'Elsie. Ces récits
étaient fort simples. Elsie avait déjà quelques années lorsque M. de
Reynie lui avait donné miss Paget pour gouvernante. M'"* de Rey-
nie adorait sa fille et respectait son mari autant qu'elle le chéris-
sait. Elle avait toujours été d'une faible santé et était morte jeune.
Miss Paget, après avoir été l'amie de la mère, s'était consacrée
tout entière à l'éducation de la fille; mais elle avait été surtout sa
compagne et sa confidente. C'était Elsie qui avait voulu venir en
France, c'était à elle que M. de Reynie avait confié la vieille fille
en lui disant : — Prends bien garde à miss Paget! — Et miss Pa-
get, emmenée par Elsie, avait franchi les mers. Elle n'avait d'autre
volonté, d'autres plaisirs que ceux de son élève. Elle aimait Phi-
lippe parce qu'Elsie l'aimait; s'il eût déplu à Elsie, il lui eût déplu
également. Depuis quelques jours, elle voyait son enfant flotter de
la crainte à l'espoir, et elle ne s'en alarmait pas trop. — Quand on
va se marier, disait-elle à Philippe, on ne peut être heureuse sans
un peu de chagrin, et c'est le cas de ma chère Elsie, qui a peur
sans doute de ne pas être aimée de vous autant qu'elle vous aime.
Philippe se récriait, accourait auprès d'Elsie, et, par sa gaîlé
tendre, par son affection, qui évoquait tour à tour leur passé si
court, mais si heureux, leur avenir rempli de promesses, il lui
rendait pour quelques instans la sécurité et la joie. Il lui disait
que M'"" et M"" d'Hesy se montraient pour lui pleines de préve-
nances et de soins, et qu'elles ne parlaient de sa fiancée que pour
en faire l'éloge avec une sympathie vive et attendrie. N'était-ce
donc point assez? Il ne fallait pas qu'Elsie leur en voulût, il fallait
qu'elle fût bonne pour elles, car ce mariage les avait troublées.
Elles y songeaient si peu pour lui, qu'elles avaient cru garder en-
core longtemps tout à elles comme un enfant qui n'a pas grandi.
Elles étaient un peu jalouses, pas autre chose, et n'attendaient,
pour se prononcer tout à fait, que l'arrivée en France de M. de
Reynie.
Elsie l'écoutait et restait pensive. Elle croyait que son père arri-
verait au premier jour; cependant elle n'en était point sûre encore,
La dernière fois qu'elle avait reçu de ses nouvelles, il lui écrivait
qu'il serait peut-être auprès d'elle en même temps que sa lettre,
mais que peut-être aussi il ne partirait d'Amérique que par le pro-
chain courrier; c'eût été, dans ce cas, un retard de quinze jours.
D'ailleurs il était bien disposé pour Philippe; il l'avait été dès
qu'Elsie lui en avait parlé. Elle lui avait dit qu'elle avait rencontré
un jeune homme qu'elle aimait, et M. de Reynie avait répondu que,
PHILIPPE. 81
si ce jeune homme était aussi charmant qu'elle le dépeignait, il ne
pouvait qu'approuver le choix de sa fille. Ce n'était pas tout. Dans
la lettre qu'elle avait reçue la veille môme en réponse à celle où
elle lui apprenait le nom de Philippe et où elle lui racontait la dé-
marche qu'elle avait faite auprès de la famille de son fiancé, M. de
Reynie écrivait, avec un ton d'émotion qui avait frappé Elsie, que
nul mariage ne pouvait le rendre plus heureux, car il avait connu
autrefois, lorsqu'il était en France, M'"^ et M"^ d'IIesy et leur avait
gardé la plus respectueuse et la plus reconnaissante affection. —
Voilà qui est d'un hon augure, s'écria joyeusement Philippe quand
Elsie le lui apprit, et c'est assez surprenant. Elles ne m'ont jamais
dit qu'elles eussent connu M. de Reynie.
— Ah! fit Elsie.
— Et cependant, je crois vous l'avoir déjà dit, lorsque j'ai pro-
noncé pour la première fois le nom de votre père devant ma sœur,
elle m'a paru soudainement émue.
Elsie tressaillit. — Oui vraiment, vous me l'avez dit.
Philippe ne voyait en cela rien d'étrange ou de dangereux, car il
se pencha vers Elsie avec malice, tout en mettant un doigt sur ses
lèvres. — Chut! dit-il, il a peut-être été amoureux d'elle autrefois,
et elle amoureuse de lui.
— Peut-être, fit Elsie, qui réfléchissait toujours.
— Ce serait tant mieux alors, reprit Philippe. Ils ne contrarie-
raient pas notre mariage. — Il sourit en baissant la voix : — Dites
donc, Elsie, en se retrouvant, s'ils allaient s'aimer encore ! cela
ferait deux mariages au lieu d'un.
— Oui, dit elle distraitement.
— Ah! s'écria Philippe, comme s'il fût passé tout à coup à une
autre idée, je voudrais bien que votre père arrivât. Je ne serai
tranquille que lorsqu'il m'aura vu.
— De quoi avez-vous peur?
— J'ai peur de ne pas lui plaire. Il ne sait pas comment je suis.
Elle le regarda. — Je lui ai fait votre portrait.
— Et lui, comment est-il?
— Il est très bien, d'une jolie taille, élégant. — Elle l'examina
plus attentivement. — Oui, il a quelque chose de vous, de vos
yeux, de votre sourire.
— C'est pour cela que je vous ai plu, sans doute?
Elle ne répondit pas.
— Oh! Elsie, reprit Philippe, je me sens tout tremblant lorsque
je pense que notre bonheur est si proche. Nous avons été bien heu-
reux en nous aimant; nous allons l'être davantage. Nous ne nous
voyions que dans le monde et dans les fêtes, j'avais l'enivrement
TOME civ. — 1873, 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
de votre beauté, de vos premiers regards; mais j'étais presque ja-
loux de tous les hommages qu'on vous adressait, qui me prenaient
une partie de vous-même. Désormais nous aurons encore ces plai-
sirs que nous avons partagés, mais nous aurons aussi la vie à deux,
les longues soirées passées ensemble, nos causeries qu'on ne viendra
plus interrompre, la solitude et la sécurité de notre bonheur et de
notre avenir.
— Dieu vous entende, Philippe! murmura- 1- elle.
— Mais il m'entendra, il m'entend certainement, fit-il. Voyons,
Elsie, pourquoi ce temps-là n'arriverait-il pas?
— Est-ce que je le sais? — Elle leva ses yeux sur lui, et le vit
déjà inquiet; alors, pour le rassurer, elle se mit à rire d'une façon
un peu nerveuse : — C'est que, moi aussi, je voudrais être à ce
temps-là. Tant que nous n'y serons point, j'aurai ce malaise et ces
fâcheux pressentimens. J'irai malgré moi à des chimères et à des
craintes,... et c'est bien fou.
— Oui, c'est fou, car ma mère ne songe qu'à vous, je vous l'as-
sure. Justement elle va venir vous voir. Elle serait partie avec moi,
si elle n'avait voulu me permettre d'être seul avec vous. Elle est
si bonne !
— Ah ! votre mère va venir.
— Oui, et moi je vais vous quitter. J'ai vu une si jolie parure qui
fera merveille sur vos cheveux blonds, je ne veux pas la laisser
échapper.
Quand le jeune homme ne fut plus là, Elsie se sentit dans un
état singulier. Qu'éprouvait- elle donc? D'oii venaient cette agita-
tion qui la gagnait et ce doute dont elle était envahie? Elle se de-
mandait inutilement quelle en était la cause, et ne voyait pins clair
dans sa pensée. Quel était donc l'obstacle qui la séparait de Phi-
lippe? car à coup sûr il y avait un obstacle qu'elle ne définissait
pas. Tout se faisait ténèbres autour d'elle. Elle essayait de se rat-
tacher à la radieuse espérance dont elle s'était bercée, d'aimer,
d'épouser Philippe. Cette espérance, la compagne de ses beaux
jours, si près d'elle encore, avait disparu, avait fait place à l'isole-
ment et au trouble. Par degrés, elle reprit quelque force et quelque
lucidité d'esprit. Il lui importait trop de deviner ce secret qui la
hantait pour qu'elle ne s'y efforçât pas de toute sa volonté, de toute
£on intelligence. Elle examinait, l'un après l'autre, les divers inci-
dens de son amour pour Philippe. D'abord tout s'était passé très
simplement. Le jeune homme l'avait aimée, et elle l'avait aimé à
son tour; c'était le droit de leur jeunesse et de leur loyauté. Elle
s'arrêtait à ce temps-là, qui lui paraissait un rêve ; son cœur alors
ne batiait que de plaisir, jamais de crainte. Puis le moment était
PHILIPPE. 83
venu où, sûre de son fiancé comme il était sûr d'elle-même,
elle avait jugé qu'il lui fallait s'ouvrir de son amour à M'"^ et à
M"^ d'IIesy. Elle avait été mal inspirée ce soir-là, et pourtant elle
avait cru bien faire. Son tort avait été de vouloir qu'on l'agréât
tout de suite, parce qu'elle était toute disposée à se livrer. Dès ce
premier instant, l'accueil de la mère et de la sœur de Philippe avait
été tel qu'Elsie crut avoir commis une inconséquence de jeune fille;
et cependant non, ce n'était pas cela. Ce froid accueil ne lui était
pas personnellement hostile, ne lui reprochait pas une démarche
aventurée : elle y avait bien réfléchi et s'en était comme assurée
d'instinct; il accusait chez les deux femmes le trouble de l'âme et
la terreur d'une situation grave. Elsie, à n'en point douter, arrivait
à elles comme un danger; mais lequel? En vain elle avait cherché.
Plusieurs fois elle avait interrogé Philippe sur les circonstances qui
avaient précédé cette première visite. Aussi longtemps qu'il n'avait
parlé que d'une jeune fille qu'il aimait, cette bru inconnue n'avait
éveillé contre elle que des susceptibilités de tendresse et de jalou-
sie; ce n'était que lorsqu'il avait prononcé le nom de famille de sa
fiancée que tout avait changé. Alors, — ne venait-il pas de le lui
répéter? — sa sœur s'était émue, et M'"® d'Hesy était demeurée si-
lencieuse. Or ce nom évidemment ne signifiait rien en ce qui tou-
chait Elsie; c'est donc son père qu'il mettait en cause. De quelle
façon? Là encore elle avait cherché avec une douloureuse obstina-
tion. M'"^ d'Hesy et sa fille venaient la voir, usaient de détours,
l'entouraient de caresses et de défiance, ne se décidaient point
toutefois à parler. Que savaient-elles donc contre son père, qu'a-
vaient-elles entendu dire qu'elles n'osassent l'avouer ? Mais voilà
que, depuis la veille où elle avait reçu la lettre de M. de Reynie,
Elsie avait pressenti autre chose. Son père avait connu les deux
femmes, il se faisait une joie de ce mariage qu'on lui annonçait,
il était inconscient de ce qui se passait, il hâtait son retour. On
voyait qu'il avait aimé, qu'il aimait encore Clotilde d'Hesy; il le
cachait à peine à sa fille. H eût été bien simple que M'"« d'Hesy
et Clotilde eussent dit en ce cas à Elsie qu'elles connaissaient
M. de Reynie. Elles ne l'avaient pas fait; bien plus, elles n'a-
vaient jamais prononcé le nom de cet homme devant Philippe.
Pourquoi cela?
C'est à C3 point de ses déductions et de ses recherches que s'ar-
rêtait Elsie. Elle ne savait plus quelle accusation on pouvait for-
muler contre son père. Tant d'années écoulées, un tel silence gardé
par la mère et la fille, la tendresse de M. de Reynie pour elle, le
respect qu'elle avait pour lui, ce combat de la vie, plein de mystère
et de périls où elle était jetée, de folles et coupables suppositions
qui l'assaillaient, qu'elle écartait, son innocence instruite qui la
84 REVUE DES DEUX MONDES.
précipitait aux extrêmes, sa pudeur de jeune fille qui se révoltait,
tout confondait sa raison, épaississait l'obscurité autour d'elle,
et la livrait à un trouble dévorant, impatient de lutte et de lu-
mière. Philippe lui avait dit que M'"* d'Hesy allait venir, elle l'at-
tendait de pied ferme, résolue à l'interroger, à la foicer dans son
secret. Elle avait assez différé, il fallait que le voile se déchirât,
qu'elle vît clair dans cette nuit, faite peut-être de honte et de dou-
leur, où se débattaient p(3ut-être aussi sa propre dignité, son propre
bonheur et sa vie. Elle ne savait ce qu'elle ferait devant M'"^ d'Hesy,
ce qu'elle lui dirait; mais elle comptait sur la fataliié, car elle ne
pouvait appeler autrement ce mouvement inquiet de son âme qui
la poussait en avant, incertaine et tremblante, et qui, au moment
décisif, trouverait des accens et des mots pour traduire en pleine
terreur le vertige de son esprit et de sa pensée.
^jme d'Hesy arriva. Les inquiétudes et les tourmens l'avaient
changée et pâlie, mais elle avait une dignité triste et calculée qui
la laissait maîtresse de ses émotions et de ses paroles. Elle avait le
parti-pris de la dissimulation et de l'attente. Elle tendit la main à
Elsie, et lui dit presque aussitôt : — Est-ce que vous êtes souffrante,
ce matin?
— Non, répondit Elsie. Pourquoi me demandez-vous cela?
— C'est que votre main est brûlante.
— Oh! ce n'est rien. Je suis ainsi depuis quelques jours. — Elle
montra le canapé à M"'^ d'Hesy, et s'assit près d'elle sur une chaise
basse. — Vous allez bien, vous, madame?
— Assez bien.
— Et mademoiselle votre fille?
— Glotilde? je vous remercie. Elle est sortie, et viendra sans
doute me rejoindre ici.
M""' d'Hesy et Elsie parurent s'observer l'une l'autre. — Je suis
bien touchée des visites que vous me faites, dit enfin Elsie.
— Il n'y a rien que de naturel à ce que nous venions vous voir.
Philippe vous aime, et vous l'aimez. Nous avons pour vous, made-
moiselle, nous avons pour vous, ma chère Elsie, une affection vé-
ritable, de tous les momens. Il faut nous pardonner si elle se montre
inquiète et vigilante; c'est notre enfant que vous nous avez pris, et
nous hésitons encore à vous le donner.
— Ah ! fit Elsie.
— Il y a dans la vie, poursuivit M'"^ d'Hesy d'une voix légère-
ment altérée, de soudains accidens qu'on n'aurait jamais prévus,
et, quand ils éclatent, ils nous rendent incertains et tiniides. Il faut
s'y faire; cela prend du temps. Il n'y a pas là de quoi nous en
vouloir.
— Je ne vous en veux pas, madame, ni à vous, ni à M"' d'Hesy.
PHILIPPE. 85
— Vous avez vu Philippe aujourd'hui?
— Il me quitte, — elle prit un carton qui était près d'elle, — et
voici ce qu'il m'apportait,.., — elle fit une seconde pause, — pour
notre mariage.
— M'"' d'Hesy se pencha. — Oui, je vois, murmura-t-elle.
— Cette couronne, reprit Elsie, — elle se la mit au front, — et
ce bouquet; — elle se l'attacha au corsage. — Me voilà en mariée,
dit-elle avec mélancolie. Il voulait me voir ainsi, car il croit à l'a-
venir. Moi, je ne l'ai pas voulu. — Elle ôta lentement la couronne
et le bouquet; sa poitrine se soulevait, ses mains erraient un peu
au hasard, ses yeux se remplissaient de larmes. Quant à M'"^ d'Hesy,
elle baissait le regard et ne disait mot.
— Ah! fit sourdement Elsie, c'était ma dernière épreuve, je vois
bien qu'il faut en finir.
Ce fut cependant M'"^ d'Hesy qui rompit le silence. — Yous avez
des nouvelles de votre père? demanda-t-elle.
— Oui.
— Et il arrive?
— Je ne sais plus quand. S'il était arrivé, comme il nie l'écrivait,
en même temps que sa lettre que j'ai reçue hier, il serait ici; mais
il n'y est pas, et il est probable alors qu'il n'arrivera que dans un
mois.
— Seulement! dit M™^ d'Hesy en secouant la tête.
— Oui, fit Elsie provocante, et cela vous paraît très éloigné en-
core, madame?
jjme d'jjesy se sentit offensée. — Mademoiselle !
Mais Elsie se leva, et, la regardant bien en face : — Pourquoi
n'avez-vous pas la franchise de me le dire?
— Eh bien! je l'ai, répondit M'"* d'Hesy en se levant à son tour.
Oui, j'aurais voulu que votre père arrivât enfin, tout de suite,
parce que nous ne saurions vivre plus longtemps dans l'incertitude
où nous sommes, et que cette question de mariage, d'où dépendent
votre bonheur et celui de Philippe, d'où notre sort dépend, à moi
et à ma fille, j'aurais voulu sur-le-champ la terminer avec lui.
— Alors, dit résolument Elsie, puisque mon père n'est point là,
pourquoi ne la traiteriez-vous pas avec moi, madame?
M'"' d'Hesy ne put retenir un geste. — Avec vous!
— Avec moi. C'est de ma destinée qu'il s'agit. Aussi bien que le
ferait mon père, je vous répondrai. Interrogez-moi.
— Vous interroger, moi ! Et si en un pareil sujet j'avais à dire
quelque chose que vous ne puissiez entendre? Oh! mademoiselle,
acheva-t-elle d'un ton glacial, restons chacune dans notre rôle, et,
puisqu'il nous faut attendre, attendons.
80 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais Elsie ne se possédait plus, était toute frémissante. — At-
tendre! s'écria-t-elle, et si je ne le puis pas? Vous avez, vous, ma-
dame, l'expérience acquise, les chagrins éprouvés déjà, la force
qu'ils donnent, tandis que j'en suis, moi, à ma première douleur,
qui sera peut-être celle de toute ma vie. Je veux savoir, iit-elle
d'une voix brève, pourquoi l'on ne veut point de moi, pourquoi l'on
me repousse.
— Je n'ai pas dit cela.
— Tout le dit pour vous. Ëcoutez-moi, je vous le prouve.
Elle dit alors ses inquiétudes et ses craintes, ses doutes et ses
soupçons depuis sa première visite à M'"^ d'Hesy et à sa fille jus-
qu'à cette dernière révélation que Philippe lui avait faite, qu'il n'a-
vait jamais entendu prononcer le nom de M. de Reynie. Elsie par-
lait par saccades, avec un emportement triste, et au fur et à mesure
qu'elle parlait, sa pensée secrète, qu'elle n'avait pas su démêler
jusque-là, dont elle n'avait osé sonder la profondeur terrible, se
dégageait de son obscurité et de ses liens. La jeune fille y marchait
malgré elle, plus effrayée, plus clairvoyante à chaque instant qui
s'écoulait. Les mots eux-mêmes en se répétant apportaient de si-
nistres preuves. — Pourquoi, depuis vingt ans qu'il a quitté la
France, disait- elle en son transport, ni votre fille ni vous n'avez-
vous prononcé le nom de mon père? Philippe, qui a vingt ans, ne
l'a jamais entendu s'échapper de vos lèvres, il me l'a dit en inno-
cent complice de mon épouvante. Pour qu'une femme comme
M"^ d'IIosy ne prononce jamais le nom de l'homme qui l'a aimée,
il faut,... il faut que cet homme se soit mal conduit envers elle.
— Vous accusez ma fille! s'écria M'"'' d'Hesy, vous accusez Clo-
tilde!
— Je l'accuse, fit résolument Elsie.
— Eh ! malheureuse fille, reprit M'"" d'Hesy dans un grand trouble,
songez- vous à ce que vous dites? Qu'auraient à faire en fin de
compte nos ressentimens conti'e M. de Reynie à votre mariage avec
Philippe?
— Rien certes, répondit Elsie d'une voix agitée. Aussi c'est là
que je m'arrête et que je tremble, c'est là que je me refuse à la lu-
mière qui se fait en moi, c'est là que je ne veux plus songer à ce
que Philippe m'a dit de sa sœur, de sa tendresse pour lui, des
soins qu'elle lui a prodigués. Je veux oublier que, lorsque je l'ai
vu, lui, pour la première fois, il m'a semblé l'avoir vu déjà, que je
retrouvais en lui des regards, des sourires, des gestes, qui ne m'é-
taient point étrangers. Ah! poursuivit-elle en éclatant, je suis folle,
tenez, madame! — Elle se jeta tout en pleurs aux pieds de
M'"* d'Hesy. — H serait pourtant bon et généreux à vous de vous
PHILIPPE. 87
courroucer, de me traiter comme une fille impudente, ou de me
dire un mot et de me ï-endre ma raison.
M'"" d'Ilesy se déhaUait. — Laissez-moi, laissez-moi! je n'ai rien
à vous dire.
Ce fut à ce moment que Glotilde entra. En l'apercevant, Elsie
se releva. — Oh! cria-t-el!e, celle-là me le dira! — Et marchant à,
Glotilde :. — Mademoiselle , pourquoi Philippe ressemble-t-il tant
à mon père ?
M"" d'Hvisy devint d'une extrême pâleur, et, s'adressant à
T^Ime d.'Hesy, lui dit faiblement ; — Ah ! ma mère, vous m'avez
trahie !
— Yous voyez bien! fit Elsie.
M""^ d'Hesy, aussi pâle que sa fille, mais puisant dans sa douleur
une énergie suprême, s'avança gravement. — J.e ne t'ai pas trahie,
Glotilde, dit-elle. — Puis, lui montrant Elsie : — Autant vaut main-
tenant qu'elle sache tout. Eh bien! oui, mademoiselle, votre père,
avant de quitter la France, avait séduit et perdu ma fille. Et moi,
pour la sauver, mon mari étant mort en ce temps-là, j'ai pris pour
moi, lui donnant un noai et une famille, un enfant qui ne naissa,it,
par le crime de M. de Reynie, que pour la honte et l'abandon.
Elsie ne répondit pas. Elle s'affaissa, sur le point de défaillir.
Les trois femmes entendirent la voix de Philippe. Il demandait
gaîment à miss Paget si elles se trouvaient au salon. M'"^ d'Iîesy cou-
rut à Elsie. — Debout, debout ! lui dit -elle, c'est Philippe; — puis,
regardant Glotilde, elle mit seulement un doigt sur ses lèvres pour
lui recommander la force et le silence. Elles étaient toutes trois pro-
fondément remuées encore, mais s'efforçant de sourire, lorsque Phi-
lippe parut.
— A la bonne heure ! dit-il. Vous voilà ensemble. J'espère que
vous parliez de moi.
— Oui, mon enfant, répondit M""^ d'Hesy.
— J'aurai la parure, dit-il à Elsie; il était temps, on allait l'ache-
ter. Imagine-toi, Glotilde, que c'est un diadème de perles. Tu vois
cela d'ici, dans un bal, sur ses cheveux blonds. — Il regardait El-
sie, mais il reporta ses yeux sur Glotilde. — Qu'as-tu? Tu es souf-
frante ?
— Glotilde, déjà tout à l'heure, n'était point à son aise, répondit
]\jme d'Hesy, — et, s'adressant à Elsie : — Vous nous pardonnerez,
mademoiselle; je crois que ma fille fera bien de rentrer.
— Oui, ajouta Piiilippe avec inquiétude, et je vais vous accom-
pagner. Il faut que je soigne ma grande sœur. — Il sourit à Elsie
en lui désignant Glotilde : — Toute jeune qu'elle est, c'est un peu
ma mère.
88 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ah ! viens-t'en , s'écria Clotilde à ce mot, — et elle entraîna
Philippe. Quant à M'"* d'Hesy, elle les suivit; puis, au moment de
franchir le seuil de la porte, elle tendit avec supplication ses mains
vers Elsie, qui disposait désormais de son sort et de celui de ses
enfans.
Elsie, demeurée seule, resta d'abord anéantie. Trop faible pour
résister debout au coup qui la frappait, elle s'était jetée sur un di-
van, et s'enfonçait en sanglotant la tête dans les coussins. Mille
pensées confuses l'assaillaient, au milieu desquelles il en était une
qui revenait sans cesse, implacable et terrible. Philippe était perdu
pour elle, Philippe était son... Elle ne prononçait pas ce mot-là;
mais en gémissant elle accusait sa jeunesse, son amour et sa vie.
S'il faut que les crimes aient leur châtiment, pourquoi Dieu se ven-
geait-il sur elle et sur Philippe, qui étaient innocens? Qu'allait-
elle devenir, qu'allait-elle faire? Elle n'avait à compter que sur
elle-même. Miss Paget ne lui était qu'une inutile consolation, son
père était au loin, M'"^ d'IIesy et sa fille lui étaient hostiles et de-
vaient la fuir déjà comme les coupables fuient leur victime; Phi-
lippe seul,... mais celui-là, il fallait à tout prix ne plus le revoir.
Elle l'avait aimé, grand Dieu ! Pourquoi l'avait-elle connu? 11 fallait
qu'il perdît à jamais sa trace. C'était là le vrai, l'unique parti à
prendre. Elle n'avait point à songer à elle, pas plus qu'au chagrin
de Philippe, pourvu que le jeune homme ne sût jamais rien de ce
qui s'était passé. — Oui, s'écria-t-elle toute frissonnante, en se le-
vant avec des yeux subitement séché?, d'une voix brève, — pas
de lâche douleur ! hâtons-nous.
Elle appela miss Paget. — Je pars, lui dit-elle, je veux partir.
Il faut tout préparer en une heure, le plus tôt possible.
— Vous voulez partir? fit miss Paget. Je ne comprends pas.
— Tu n'as pas besoin de comprendre, répondit brusquement El-
sie. Il faut que nous partions; voilà tout.
— Mais nous ne pouvons pas partir. Votre père est arrivé.
— Arrivé, lui? mon père? Tu te trompes, cela n'est pas.
— Ses bagages sont dans la cour. Il sera ici dans un instant.
— Ah ! murmura Elsie en laissant tomber ses bras, la fatalité est
sur moi.
— Je l'entends, dit miss Paget.
— Va au-devant de lui. Retiens-le une minute. Qu'il ne me voie
pas dans cet état !
Quand miss Paget fut sortie, tout émue du désordre de sa maî-
tresse, Elsie s'essuya les yeux, composa ses traits. — Ah ! dit-elle
avec une décision fiévreuse, il faut que lui non plus ne sache rien.
Elle était presque calme pour recevoir son père. M. de Reynie, à
PHILIPPE. 89
plusieurs reprises, l'étreignit dans ses bras. Il était animé, rempli
de joie. Depuis la veille, il avait débarqué; ses affaires l'avaient re-
tenu au port tout un jour. Il arrivait enfin, il revoyait son enfant
chérie. Il la trouvait plus belle, grandie. Il se remit. — Tu ne me
dis rien, fit-il, et cependant...
Elsie pâlit malgré elle. — Pardon, répondit-elle, je...
— Qa'as-tu? lui demanda-t-il vivement.
Elle se maîtrisa. — C'est la surprise, l'émotion...
M. de Reynie fut rassuré. Il semblait si loin de croire à quelque
malheur. — Tu m'effrayais, dit-il; — puis, avec caresse et à demi-
voix, — tu sais, je viens pour ton grand projet, pour ton ma-
riage.
Elsie se recula. — C'est inutile.
— Quoi? fit M. de Reynie. Est-ce qu'il est arrivé quelque chose
à ton fiancé ?
— Je ne l'aime plus.
— Ce n'est pas possible... après ce que tu m'as écrit!
— Gela est pourtant, et même je vous prierai de m'emmener d'ici.
Je veux m'en aller, tout de suite.
Elle parlait vite, avec égarement. M. de Reynie paraissait si peu
comprendre le chagrin d'Elsie qu'il eut bientôt un sourire. — Je
vois ce que c'est. Il y aura eu quelque brouille d'amoureux entre
vous deux. J'arrangerai cela. Je vais chez M'"° d'Hesy.
— N'y allez pas!
Il y eut un effroi si spontané, si réel, dans la manière dont Elsie
prononça ces paroles, que M. de Reynie devint subitement grave et
pensif. — Et pourquoi? Serait-ce donc alors M'"^ d'Hesy, serait-ce
sa fille, qui s'opposeraient à votre amour? J'ai charge de ton bon-
heur, mon enfant, dit-il résolument; je vais les voir.
Il embrassa Elsie et sortit. Alors M"* de Reynie se laissa tomber
à genoux en s'écriant avec désespoir : — Mon Dieu, ayez pitié de
nousl
III.
jjme d'Hesy et Glotilde étaient rentrées chez elles en proie à une
détresse et à une terreur qui devaient s'accroître d'heure en heure.
Ainsi ce redoutable secret, qu'elles avaient porté à elles deux, ne se
dressait plus seulement menaçant devant elles, il appartenait à une
autre. Quel usage en ferait-elle, ou plutôt ne la terrasserait -il pas?
Elsie, frappée dans son bonheur, épouvantée dans son amour, gar-
derait-elle sa générosité ou sa raison? Et Philippe, que n'allait -il
90 REVUE DES DEUX MONDES.
pas tenter pour savoir la vérité? Déjà il n'était plus le même. Cette
entrevue où il avait surpris M'"* d'Hesy et Clotilde avec Elsie l'avait
alarmé. Il voyait évidemment qu'un obstacle le si'paiait de son dé-
sir et de ses espérances, et il cherchait à le deviner. Depuis qu'il
avait quitté la maison de M"*" de Reynie, il restait obstinément au-
près de sa mère et de sa sœur. Elles étaient muettes et sombres, et
il les observait avec défiance. 11 n'osait les interroger encore, mais
tout son chagrin grondait et s'irritait en lui. 11 n'échangeait que de
rares paroles et les épiait. Quand M. de Reynie, après avoir quitté
sa fille, se présenta chez M'"^ d'Hesy, Philippe était là. M""* d'Hesy,
toute tremblante, avait pu cependant détourner un instant l'atten-
tion de Philippe et répondre au domestique qu'elle ne recevrait per-
sonne. Elle et Clotilde se sentaient perdues d'avance, si M. de Rey-
nie fût entré. Que lui auraient-elles dit en présence de Philippe?
Le péril n'était que différé, M. de Reynie reviendrait le lendemain.
Dans les rares momens où le jeune homme les laissait seules, la mère
et la fille se concertaient. 11 fallait avant tout que M. de Reynie
et Philippe ne se vissent pas ainsi, à l'improviste. Le père d'Elsie
accueillerait en effet Philippe avec des promesses et de la joie, et
alors, quand elles auraient toutes deux à s'opposer à ce mariage,
que ne dirait point Philippe, que ne suppo.^erait-il pas?
Elles convinrent d'écrire à M. de Reynie. M'"^ d'Hesy lui deman-
derait un lieu, une heure où elle pût le rencontrer; là, elle lui di-
rait la vérité. Il n'était point douteux qu'il n'emmenât sa fille au
plus vite. La catastrophe serait conjurée. Elle ne le serait que mo-
mentanément, hélas! ni M'"« d'Hesy ni Clotilde ne pouvaient se
faire d'illusions à cet égard. Elles connaissaient trop Philippe pour
ne pas prévoir le lendemain. Quand il saurait Elsie partie et perdue
pour lui, c'est sur elles deux que sa colère tomberait. Elles se de-
mandaient en frémissant quelles questions il leur adresserait alors
et ce qu'elles pourraient y répondre. Et si ses soupçons s'éveillaient,
si la comparaison qu'il ne manquerait pas de faire entre sa sécurité
de la veille et son malheur désormais accompli, si leurs réticences,
le désordre et les pleurs do Clotilde, ce nom de M. de Reynie qu'elle
n'entendait plus sans frissonner, si mille indices qui s'accuseraient
en réalités sinistres le mettaient sur le chemin de la vérité, au-
raient-elles donc, les infortunées, à l'y combattre ou à l'y suivre?
La nuit se passa pour elles en ces perspectives funestes des mal-
heurs plus ou moins grands qu'elles avaient à redouter. Dès le
matin, M'"« d'Hesy fut prête à sortir. Elle s'était décidée à aller
trouver M. de Reynie ou à lui laisser, s'il n'était pas chez lui, un
rendez-vous où elle l'attendrait. Au moment de partir, elle ren-
contra Philippe. Il venait d'apprendre la visite que M. de Reynie
PHILIPPE. 91
avait voulu faire, la veille au soir, à sa mère, et se souvenait que
celle-ci n'avait point voulu le recevoir. Il était irrité, maintenu seu-
lement par le respect. — Je vais aller moi-même chez M. de Reynie,
dit-il à M™^ d'Hesy.
— Va, mon enfant, va, eut-elle la force de lui répondre, et ra-
mène-nous-Ie, nous aurons plaisir à le voir, — et elle se hâta en
même temps de se mettre en route pour le devancer à cette visite.
Cependant Elsie n'était ni moins malheureuse ni moins agitée
que M""^ d'IIesy et que Gîotilde. Elle savait que son père était allé
chez les deux femmes et que celles-ci ne l'avaient point reçu. Pour-
quoi? Youlaient-elles donc lui laisser porter à elle seule le poids de
ce secret qui les liait toutes trois? Elle ne le pouvait pas, puisque
son père se refusait à l'emmener sur sa simple prière. Aussi bien
elle s'indignait. C'était à M'"' et à M"« d'Hesy autant qu'à elle de se
défendre en ces extrémités. Ce matin-là, elle n'avait point encore vu
M. de Reynie. Elle avait appris de miss Paget qu'il était parti de
fort bonne heure sans aucune apparence de préoccupation ou de
tristesse. Ainsi il était heureux, lui; il ne le serait pas longtemps.
Elsie, de plus en plus accablée, se débattait dans la solitude et dans
Pattente.
Miss Paget vint l'avertir que M""'= d'Hesy demandait à la voir. La
jeune fille eut un geste de refus, presque de répulsion. — Elle!
Qu'elle voie mon père, et non pas moi!
— Il n'est pas de retour. Mademoiselle, ajouta miss Paget, elle
pleure.
— Prie-la d'entrer, dit alors Elsie.
A peine entrée. M'"' d'Hesy courut à Elsie. — Ah! mademoiselle,
au nom du ciel , sauvez-nous !
— Et de quoi, madame? Êtes-vous donc plus menacées que je
ne le suis, car je présume que c'est de votre fille et de vous qu'il
s'agit?
— Oui, c'est de nous, mais c'est aussi de Philippe. Ah! made-
moiselle, par pitié, écoutez-moi. — D'un mouvement rapide elle
s'inclina. — Faut-il me mettre à vos genoux? J'y suis.
Elsie l'arrêta. — Je ne veux pas vous voir ainsi, madame; rele-
vez-vous.
— Mademoiselle, reprit vivement M""" d'Hesy, je verrai votre
père le plus tôt possible, il saura où nous en sommes, et il avisera;
mais en ce moment ce n'est pas de lui qu'il est question, c'est de
Philippe, qui me suit, qui va chercher à vous voir.
Elsie mit la main sur son cœur. — De Philippe! dit-elle.
— De Philippe éperdu, soupçonneux, plein de chagrin et de co-
lère.
92 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je ne le recevrai pas, madame; je ne le verrai plus jamais.
Je pars.
— Vous partez !
— Quand vous aurez parlé à mon père, il ne refusera plus de
m'emmener.
M'"* d'Hesy se tut quelques instans. Ce départ,, qu'elle avait
prévu, qui d'ailleurs était inévitable, ce n'était plus assez; trop de
dangers et d'angoisses le suivraient pour elle et pour Glotilde. Fré-
missant d'amour maternel et de crainte, elle rêvait déjà, de la part
de cette noble jeune fille, qu'elle admirait profondément, et si
cruellement frappée qu'elle fût, un dévoûment plus grand, une ré-
solution plus haute; ne les définissant pas bien encore dans le dé-
sarroi de son âme et de sa pensée, mais s'enhardissant par degrés,
elle lui dépeignit en traits hésitans d'abord, plus saisissans bientôt,
l'existence qui leur était réservée à elle et à sa fille.
Elsie l'écoutait, ne sachant où elle en voulait venir. Le courroux
et le dédain, moins que la pitié, plissaient ses lèvres. — Et quand
cela serait, M"' d'Hesy ne l'aurait-elle pas mérité?
— Hélas! mademoiselle, est-elle donc la seule coupable, et n'est-
ce point votre père que vous accusez autant qu'elle?
Mais Elsie répondit gravement ; — Je n'ai plus à juger mon père,
madame. Est-ce que l'expiation ne va point venir pour lui? Est-ce
qu'il ne va pas avoir à pleurer sur mon sort et à rougir devant sa
fille?
— Grand Dieu, mademoiselle ! s'écria M'"* d'Hesy; voudriez-vous
donc qu'il en fût ainsi pour Glotilde? Ah! mademoiselle! ah! mon
enfant, — je suis assez vieille pour vous nommer ainsi, — songez-
vous au sort qui nous menace? Songez- vous que depuis vingt ans
Philippe adore sa sœur comme une sainte, qu'elle est l'objet de sa
tendresse, comme il est, lui, sa joie et son orgueil ? Le voyez-vous
apprenant tout à coup que la chaste créature qu'il a connue n'est
qu'une fille coupable, qu'une mère de hasard, et que je ne suis,
moi, avec mes cheveux blancs, que la complaisante éhontée de cette
femme? Philippe n'est encore qu'un enfant, il sera implacable.
Gomprendra-t-il jamais, cet enfant blessé au cœur, ce que j'ai dû
faire pour sauver ma fille, admettra-t-il ce mensonge d'une mère
au désespoir? INe me dira-t-il pas que toute fraude est impie, et
que, puisque le mal était fait, j'aurais du vivre avec ma fille dans
une solitude lointaine? Ne nous rendra-t-il pas responsables de ces
hasards vengeurs qui, exhumant la faute que l'on croit enfouie dans
les repentirs et le chagrin, la produisent au grand jour et la châ-
tient? Ah! certes oui, nous eussions dû vivre à l'écart, et je suis
assez punie de ne l'avoir point fait; mais, quand il saura tout, que
PUILIPPE. 93
lui sera notre foyer où la honte s'assoira, notre amour qu'il mau-
dira, notre douleur qui avivera la sienne ? Que serons-nous, déchues
de nos droits et de son respect, pour ce jeune homme qui ne croira
plus, ayant cessé de les trouver en nous, ni à la loyauté, ni à la
vertu, ni à l'honneur? Ah! tenez, ce n'est plus même pour nous
que je vous supplie, c'est pour lui, pour qu'il reste honnête et
vaillant. Il faut qu'il ne sache rien de ce passé funeste.
Elsie commençait à comprendre. — Et moi, que puis-je donc à
cela? murmura-t-elle. Qu'allez-vous me demander, madame?
— Ce que vous seule pouvez faire, mon enfant, non sans cruauté,
je l'avoue, mais sans honte. Oui, votre cœur saignera, vous aurez
tous les déchiremens du sacrifice; mais en lui disant que c'est vous
qui renoncez à lui, vous le sauvez de l'abîme où il tomberait, et il
y aura deux pauvres femmes à vous remercier humblement et à
vous bénir.
— Je ne le pourrais pas, je ne le veux pas, madame ! s'écria Elsie.
Je partirai sans le voir, c'est tout ce que je puis pour vous, et, quand
je serai loin, vous lui direz de moi tout ce que vous voudrez. Vous
vous justifierez en m'accusant.
— Il ne nous croira pas, nous, répondit M'"* d'Hesy. Adieu, ma-
demoiselle! — Et baissant tristement son voile, après ces derniers
mots de la mère humiliée et vaincue, elle se dirigea vers la porte en
chancelant.
Alors, avec un violent effort sur elle-même, mais dans un élan
de jeunesse et de générosité, Elsie lui cria : — Partez tranquille,
madame! c'est moi seule qu'il maudira.
Elle attendit Philippe. Qu'allait-elle lui dire? Elle ne le savait
pas, cherchait, ne trouvait rien. Ses tempes battaient violemment,
sa pensée était confuse. Ce qui lui paraissait certain, c'est qu'elle
ne le convaincrait pas. Il fallait pourtant qu'elle essayât, elle l'avait
promis. Alors elle imagina de banales défaites, les seules qui lui
vinssent à l'esprit. Son père aurait vu M'"^ d'Hesy, il lui aurait dit
que, par suite d'un voyage indispensable et qui devait s'entre-
prendre sur-le-champ, son intention n'était point de marier encore
sa fille, qu'elle était bien jeune d'ailleurs, que Philippe l'était aussi,
n'avait point de carrière, qu'il lui en fallait une, que tous deux de-
vaient attendre, enfin qu'il ne fallait pas songer à cette union avant
plusieurs années. Oui, c'était bien cela qu'elle avait à dire; mais ce
devait être inutile. Philippe arriva. Lorsque, dans son inquiétude
et sa douleur, il la pressa de questions, la malheureuse enfant ne
sut que balbutier. Il avait si facilement raison de ces prétextes!
Comment M. de Reynie, qui s'était montré plein de joie k la pensée
de ce mariage, aurait-il donc changé d'avis? Qu'importait au reste?
9a REVUE DES DEUX MONDES.
Philippe tenait pour vrai tout ce qu'Elsie lui disait, il admettait
même que ce fût juste; mais il voulait qu'elle lui répétât en toute
sincérité que ce n'était là qu'une épreuve à laquelle on le soumet-
tait, et alors, sur l'honneur, ce délai qu'on lui imposait, il le subi-
rait, cette carrière qu'il fallait qu'il eût pour obtenir sa femme, il
l'aurait !
Hélas! Elsie se taisait, et si parfois, se souvenant dupasse, il ten-
tait de lai prendre la main, elle la retirait avec terreur. Il y avait
donc pour Philippe à ce déni de parole, à ce renversement de ses
espérances, plus que des raisons qu'on pût avouer, il y avait une
cause qu'on ne révélait pas, un secret qu'on s'efforçait de cacher.
Toutefois il le saurait, dût-il contraindre sa mère et sa sœur, ou
M. de Reynie à parler. Alors E!sie, tremblante, lui avouait, entre
ses réticences et ses larmes, qu'il y avait en effet un secret, mais
que ce secret ne regardait ni M'"^ ni M"* d'Hesy, qu'il concernait
seul M. de Reynie, qui saurait le défendre et le garder. C'était en
vain; Philippe en arrivait à croire qu'elle se jouait de lui, et l'acca-
blait de ses doutes et de son ironie. Est-ce qu'un pareil secret, que
sa mère et sa sœur ignoraient, que M. de Reynie ne dirait pas, ne
serait point, par hasard, le secret même de la jeune fille? Ne serait-
ce donc point qu'elle avait cessé d'aimer Philippe, et que le pre-
mier subterfuge venu lui servait à couvrir sa trahison?
A cette accusation, à cet outrage, Elsie n'y tint plus. — Laissez-
moi! lui dit-elle; vous me torturez, c'est plus que je n'en puis sup-
porter. J'allais fuir. Oubliez-moi. Ne nous revoyons jamais ! —
Puis avec l'accent d'une prière qui lui échappa : — Aie pitié de
moi, Philippe !
— Ah! Elsie, dit le jeune homme, tu m'aimes encore. Je le sens
à ta voix, à tes sanglots, à tout ton être qui tressaille. Eh bien! je
ne veux plus te faire de mal. Je renoncerai à toi, si vraiment la
fatalité le veut; mais cette fatalité, c'est bien le moins que je la
connaisse. J'en serai juge comme toi. Entre deux cœurs qui s'ai-
ment, il n'y a pas de secret. Puisque tu sais celui-là, dis-le-moi.
— Je ne le peux pas.
— Dis-le-moi, je t'en supplie! Il n'y a peut-être là qu'un mal-
heur que nous conjurerons ensemble.
— Il y a plus qu'un malheur.
— Quand cela serait, ce m'est égal. Quoi que ton père ait fait,
que m'importe? c'est toi que j'aime.
— Quand je vous dis que je ne puis pas!
— Et moi, je l'exige.
— C'est impossible. — Elle le regarda bien en face avec une
supplication désespérée. — Mais, voyons, est-ce qu'il n'y a pas
PHILIPPE. 95
pour les hommes des secrets qu'ils ne sauraient livrer sans man-
quer à l'honneur, pour lesquels il est inutile d'insister? Est-ce
qu'une fille ferait moins pour son père qu'un homme pour un autre
homme? Ce secret est un de ceux-là. — Avec une résolution subite
et sans appel, elle ajouta : — C'en est assez, monsieur, je me
tairai.
— C'est bien, Elsie, dit froidement Philippe, je vous laisse; mais
si je vous perds, je me tuerai.
— Ah ! c'est lâche cela, s'écria-t-elle, tandis qu'il sortait. Il ne
vous manquait plus que de me menacer de votre mort!
Elle était à bout de forces, s'assit accablée, et murmura seule-
ment : — Pardonnez-moi, mon Dieu, je n'ai pas pu lui laisser croire
que je ne l'aimais plus.
Comme elle prononçait ces derniers mots, M. de Reynie, qui était
entré doucement, lui prit la rnain. — Tu vois bien que tu l'aimes
encore, lui dit-il.
Elsie se leva, et tout d'un coup se jeta en pleurant dans ses bras.
— Ah! mon père, ah! père, je souffre trop, mon cœur se gonfle,
ma tête s'égare; j'en deviendrais folle, il se tuerait. Il faut que je
vous dise tout. Au point où nous en sommes, il n'y a que vous peut-
être, vous qui nous avez perdues, qui nous puissiez sauver.
— Je vous ai perdues! fit M. de Pieynie. De qui parles-tu, mal-
heureuse enfant, de M™** d'Hesy sans doute? — il baissa la voix :
— de Glotilde?
— Oui, oui, dit-elle à la hâte. Savez-vous pourquoi je ne puis
pas épouser Philippe?
— Dis.
— Parce qu'il n'est pas le frère de M"'' d'Hesy.
— A.lors, dit-il haletant, il est son...
Elsie laissa tomber ce mot : — Oui.
— Ah ! fit M. de Reynie avec une singulière expression de joie,
ah! je l'aimais déjà.
Cette joie, ces paroles étonnèrent si profondément Elsie qu'elle
essaya de se dégager de l'étreinte de son père. Elle se demandait si
elle avait bien entendu, si ce n'était pas lui à son tour qui perdait
la raison. Mais il la retint dans ses bras, et poursuivit : — Et toi,
mon Elsie, mon enfant chérie, c'est ton chagrin seul qui t'a trahie,
car tu voulais ne me rien dire, être généreuse jusqu'à la fin. Tu
voulais fuir. Ah! tu es un noble cœur. — Il fit une légère pause;
puis remué d'un sentiment secret et puissant : — Et tu seras ma fille
plus que jamais!
— Je serai votre fille? répéta-t-elle.
Il la baisa au front et lui tendit la main avec une émotion con-
96 REVUE DES DEUX MONDES.
tenue. — Oui, maintenant envoie miss Paget chercher Philippe. Il
ne doit pas être loin, les amoureux ne s'en vont pas si vite,... et
garde-le près de toi, j'aurai bientôt besoin de vous deux. Va sans
crainte, mon enfant, tu peux l'aimer.
Dès qu'il fut seul, M. de Reynie écrivit deux lettres à Clotilde et
à M'"* d'Hesy, et les fit porter promptement à leur adresse, puis il
attendit. Son cœur battait avec force. 11 lui semblait qu'il eût un
éblouissement de bonheur et de surprise. Après tant d'années, il
allait donc revoir Clotilde, lui dire qu'il l'aimait, qu'il n'avait ja-
mais cessé de l'aimer! Hélas! en ce moment sans doute elle ne son-
geait guère à cet amour; elle avait dû tant souffrir pendant ces
derniers jours! Mais elle lui appartiendrait du moins par la joie
qu'il allait lui apporter, par le chagrin dont il allait la sauver. Il
redescendait alors dans le passé; il se voyait arrivant en France,
accueilli comme un fils dans la famille de M. d'Hesy, aimant bientôt
Clotilde de toute son came. Elle était si charmante, elle l'aimait
tant aussi! Cependant lorsqu'il avait demandé sa main, M. d'Hesy
avait refusé de l'accepter pour gendre. C'est alors que Clotilde et
lui, dans un désespoir d'amour et de révolte, avaient pensé qu'ils
feraient fléchir cette volonté paternelle qui leur était contraire.
C'était ensuite un autre obstacle qui les avait soudain et violem-
ment séparés : il avait été rappelé en Amérique par son père mou-
rant, et qui était mort en effet entre ses bras, et il était parti sans
connaître le malheur qu'il laissait derrière lui. Ce malheur, il ne
l'avait ja^mais connu, jamais sans doute aussi on ne le lui avait
pardonné, car toutes ses lettres à M. et à M'"* d'Hesy, dans les-
quelles il leur redemandait Clotilde, étaient restées sans réponse.
?i'avait-il pas dû se croire, et pour toujours, repoussé par les pa-
rens de Clotilde et oublié par elle? Il se rappelait son chagrin,
ses angoisses, combien en ce temps-là il eût désiré revenir en
France; mais le devoir le retenait au loin. L'honneur commercial
de son père avait été compromis, il lui fallait le réhabiliter. Il était
allé sans relâche des États-Unis à la Martinique, acharné à sa tâche
et répudiant, dans son labeur assidu, toutes les illusions de sa jeu-
nesse. Les années s'étaient écoulées; il s'était marié. A ce souve-
nir, où sa pensée s'arrêtait, le front de M. de Reynie ne s'assom-
brissait pas, ses yeux calmes évoquaient l'image elïacée de ce passé
déjà lointain, et un doux et mélancolique sourire errait sur ses
lèvres.
A un bruit léger qu'il entendit, il sortit comme en sursaut de sa
rêverie. Clotilde était devant lui. Il la regarda quelques instans,
en proie à une émotion si vive, qu'il ne pouvait parler. La jeune
femme qu'il venait d'évoquer dans son cœur, aimante et belle
PHILIPPE. 97
comme autrefois, lui apparaissait pâle et triste et d'une sévérité
qui le glaçait. Elle ne se souvenait, elle, que de ses chagrins, ne
songeait qu'aux malheurs du présent. — Me voici, monsieur, lui
dit-elle; pourquoi m'avez-vous fait venir?
— Parce qu'il s'agit d'Elsie et de Philippe, et que Dieu, Clotilde,
ne punit pas les innocens.
Elle secoua la tête : — Je ne vous comprends pas.
— Si dès hier vous m'aviez reçu, je vous eusse épargné, à votre
mère et à vous, une nuit d'angoisse et d'épouvante.
— De grâce, expliquez-vous, murmura-t-elle.
— Elsie n'est pas ma fille.
— Ah ! Dieu de bonté, s'écria Clotilde, dans ma douleur et dans
ma folie je me révoltais contre vous! — D'un mouvement spon-
tané elle s'agenouilla et se mit à prier avec ferveur.
DeReynie attendit qu'elle eût fini, puis il alla vers elle. — Plus tard,
je vous dirai quelle a été ma vie; je dois vous dire maintenant com-
ment Elsie n'est point ma fille. Un jour, durant l'exil que je subissais,
une de mes parentes éloignées, qui n'avait plus que moi pour fa-
mille, vint se réfugier dans ma maison. Elle arrivait sans ressources,
malade, désolée, abandonnée par l'homme qui avait dû l'épouser, et
qui depuis avait misérablement péri. Elle avait une enfant, Clotilde,
et je ne sais dans quel ressentiment inquiet je m'émus de tendresse
et de pitié pour elle. Je lui donnai mon nom, et j'élevai son enfant
comme s'il eût été le mien. Pendant seize ans, cette femme a été
sinon la compagne de mon cœur, car je ne devais plus jamais re-
trouver celle que j'avais rêvée au début de ma vie, mais la com-
pagne dévouée de mon existence et de mes efforts. Je vous dis
cela sur elle et sur moi, afin que vous n'accusiez ni sa détresse ni
le souvenir que je vous gardais. J'ai été, de toutes façons, envers
vous bien plus m.alheureux que coupable.
— Je ne vous accuse pas, dit M"'' d'Hesy. — Et, d'une voix plus
basse, où se traduisait le trouble de son cœur, elle ajouta : — Je
ne vous ai jamais accusé.
— Ahl Clotilde, fit alors M. de Reynie, permettez-moi de vous
dire plus encore. Depuis que je suis devenu libre et que j'ai su que
vous l'étiez aussi, tout mon passé a ressuscité en moi. Je n'ai plus
songé qu'à vous revoir, et vous me pardonnez. Pourquoi le bon-
heur que nous nous étions promis autrefois ne nous appartien-
drait-il pas aujourd'hui? Pourquoi, puisque vous ne m'avez point
oublié, ne laisserlez-vous point tomber votre main dans la mienne,
et ne diriez-vous pas comme moi : ces vingt ans de séparation et
de chagrin ont cessé d'être, et nous nous retrouvons au seuil de
nos espérances, pleins de confiance, d'affection et d'avenir?
TOME CIV. — 1873. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
11 lui prit sa main, qu'elle ne retira pas; mais elle était brisée
d'émotion. — Charles, dit-elle faiblement, épargnez-moi. Occupons-
nous d'abord des autres. Ah ! pourquoi ma mère, qui a tant souf-
fert aussi, n'est-elle pas prévenue comme moi?
— Elle l'est; je lui ai écrit en même temps qu'à vous, et je lui ai
dit en deux mots la vérité; mais je voulais vous voir la première
et décider avec vous, cœur à cœur, du sort de Philippe et d'Elsie, et
du nôtre.
Miss Paget annonça M""^ d'Hesy. Clotilde aussitôt s'élança vers sa
mère, et lui montrant de Reynie : — Mère, nous sommes sauvées,
et par lui.
— C'est Dieu d'abord qui nous sauve, mon enfant, reprit-elle.
De Reynie s'inclina respectueusement devant M'"^ d'Hesy : —
Madame, lui dit-il, vous avez raison. Maintenant, puis-je faire ve-
nir nos enfans? Consentez-vous à recevoir dans votre famille la fille
d'adoption que la Providence m'a confiée ?
— J'y consens.
De Reynie appela Elsie et Philippe. Ils entrèrent, se tenant par
la main , partagés entre l'inquiétude et le bonheur. Philippe s'a-
vançait timidement. 11 voyait là Clotilde et sa mère, qui l'accueil-
laient avec un sourire et des larmes, qui ne lui parlaient pas.
Était-ce donc pour le désespérer encore qu'elles venaient cette fois?
De Reynie le contemplait avec une émotion croissante : — \'ous êtes
M. Philippe d'Hesy? lui dit-il.
— Oui, monsieur.
De Reynie eût voulu le serrer dans ses bras. Il se contraignit,
lui tendit seulement la main, et, le poussant tout à coup vers El-
sie : — Embrassez-la, Philippe; elle est à vous.
— Oui, elle est à toi, dit M'"^ d'Hesy, et puisses-tu l'aimer pour
Clotilde et pour moi! Tu ne l'aimeras jamais assez.
Philippe embrassa Elsie; puis, avec un grand soupir d'allége-
ment : — Allons, Elsie, voilà qui est fait. — Il parut ensuite s'a-
dresser à tout le monde avec gaîté. — Mais je voudrais bien savoir
à présent quel était ce mystérieux obstacle.
— C'était mon secret, Philippe, fit de Reynie. C'est devenu celui
de votre femme, elle vous le dira. — En même temps il attira Elsie
vers lui, et, lui parlant bas tout en continuant de sourire à Phi-
lippe : — Tu lui diras que ta mère bien-aimée avait à elle, lorsque
je l'épousai, une enfant que j'ai adoptée et chérie de toute mon
âme. Il t'aime assez pour que tu puisses le lui dire.
— Oh oui! fit la jeune fille.
— Eh bien! Elsie? demanda Philippe.
— Je te dirai ce secret-là, répondit-elle simplement.
PHILIPPE. dd
— Comme cela, tout d'un coup? ••
— Quand tu voudras.
— Alors, puisqu'on me le dirait, s'écria-t-il avec une insouciance
étourdie, je n'ai plus besoin de le savoir. Seulement...
— Quoi? interrogea Elsie.
— C'est à Clotilde que je veux dire cela.
11 la prit à part. M""= d'IIesy, de Rcynie, Elsie, se mirent à trem-
bler. Philippe avait-il donc deviné quelque chose de ce fatal secret
qu'ils croyaient être parvenus à lui dérober au prix de tant de
chagrin et de tant de soins? Son enjouement même ne les rassurait
point. Il pouvait accepter légèrement en ce jour de bonheur ce dont
il ne se souviendrait que trop plus tard. Clotilde pâlissait et chan-
celait.
— Dis-moi, grande sœur, lui demanda Philippe avec malice,
est-ce que ce beau Lauzun dont je t'avais parlé ne serait pas par
hasard M. de Reynie?
— Mais...
— C'est qu'il est sorti de sa bastille, ou plutôt qu'il est revenu
d'Amérique. Si tu l'épousais? Tu me l'as promis, et j'y tiens. Je
veux être sûr, pour vous deux d'abord, puis pour Elsie et pour
moi, que vous ne vous fâcherez plus jamais à l'avenir.
Le sang revint aux joues de Clotilde, ses yeux humides brillèrent
de joie. Philippe n'avait surpris de. son secret que ce qu'il en fal-
lait pour la rassurer et dissiper les soupçons que les redoutables
incidens de- ces derniers jours auraient pu lui faire concevoir.
M"'^ d'IIesy regardait Clotilde; elle vit qu'il n'y avait rien à craindre.
— Qu'est-ce donc que te dit Philippe? demanda-t-elle en s' appro-
chant.
— Je vous le dirai, ma mère, et, ajouta-t-elle en s' adressant
à de Reynie, vous aussi, mon ami.
Henri Rivière.
IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D'ART
VIII.
SOUVENIRS DE BOURGOGNE (1).
I. — ACTIN. — SAINT-LAZARE. — LE SAINT SYMPUOniEN D'INCRES.
LE PRÉSIDENT JEANNIX.
De la magnificence des jours anciens, il ne reste plus à Autun
que ce que les hommes n'ont pu lui ravir, c'est-à-dire son assiette
naturelle; mais cette assiette est admirable, et suffit à elle seule à
révéler "quelle importance cette ville eut autrefois. Autun fut la
ville gauloise favorite des Romains, et c'est sans doute à son em-
placement qu'elle dut cette faveur de ses maîtres, grands connais-
seurs, comme on le sait, en matière de sites. Ce n'est pas que cette
situation soit très forte ; en la regardant, on s'explique assez aisé-
ment la destinée malheureuse de cette ville, qui a été prise au-
tant de fois qu'elle a été assiégée, si bien qu'elle ait été défendue.
Masquée plutôt que protégée par les montagnes qui l'entourent, la
vaste plaine qui s'étend à ses pieds dut toujours être d'un accès
assez facile à tout ennemi vigilant; mais, si la pensée des fonda-
teurs d' Autun fut de créer une ville dont l'aspect s'imposât comme
un spectacle, et qui éblouît de son éclat l'œil de tout barbare dès le
premier regard jeté sur elle, nulle situation ne fut jamais mieux
choisie. Autun offre cette particularité, que, de quelque point qu'on
la contemple, elle se présente à découvert avec une netteté et un
relief saisissans, sans rien de cette confusion monotone, si vite las-
(1) Voyez la Revue du 1'' janvier.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 101
santé pour l'œil, qui dépare d'ordinaire le panorama des plus belles
villes. Soit qu'on y entre par la plaine en descendant du chemin de
fer, soit qu'on la regarde de la pittoresque cascade de Brise-Cou en
revenant du château de Montjeu, on la découvre gravissant sa col-
line, non avec vivacité et furie comme Joigny et Tonnerre, non avec
une difficile énergie comme Montbard et \ézelay, mais avec une
sorte de sage et tranquille lenteur, et comme en prenant des temps
de repos marqués par des étages assez nettement tracés. Le coup
d'œil est vraiment superbe, mais ce devait être une féerie lors-
qu'en place de ces modernes bicoques brunes et grises, si mornes
au regard, elle présentait l'éclatante blancheur des marbres de ses
temples, les colonnades lumineuses de ses thermes, de ses palais et
de ses portes, et les gaies couleurs de ses villas antiques. De tous
ces points de vue cependant, le plus remarquable, et celui qu'il
faut avant tout autre recommander aux curieux, est celui qu'on a
de la plaine en se plaçant hors de la large voie qui mène à l'hôtel
de ville. De là le double passé de la ville se résume avec une élo-
quente concision par deux monumens qui se font face, l'un mu-
tilé, solitaire et comme à jamais vaincu, l'autre entier, robuste,
triomphant encore au sein de la vie. Devant vous, au faîte de la
colline, se dresse la masse vigoureuse de la cathédrale de Saint-
Lazare, presque aussi distincte que si l'on était à ses pieds; par der-
rière vous se présente le carré étroit et haut du temple de Janus.
Ainsi le spectateur embrasse d'un seul regard l'histoire entière d'Au-
tun : le temple de Janus, voilà l'ancienne vie païenne, si luxueuse et
si prospère; Saint-Lazare, voici la seconde existence d'Autun, la vie
non de réparation, mais de consolation, qui remplaça une prospé-
rité détruite avec un acharnement cruel par tous les barbares du
monde, depuis les paysans bagaudes jusqu'aux pirates normands.
Un tel contraste non-seulement plaît au regard, mais fait penser.
Que ce temple de Janus est petit et paraît mesquin en regard de
l'immense cathédrale, et qu'il semble bien nous dire par le peu
d'espace qu'il recouvre combien peu de place tint le paganisme
romain dans la vie populaire des Gaules! Aujourd'hui l'Arroux le
parque dans sa solitude rustique comme pour le séparer à jamais
de la vie moderne avec laquelle il n'a plus aucun rapport ni pro-
chain, ni éloigné. A ce superbe paysage architectural, ouvrage
des hommes, la nature a prêté un cadre digne du tableau. Un cercle
de hautes montagnes largement dessiné ferme l'horizon à une
distance qu'on dirait mesurée avec exactitude pour faire naître
le double sentiment de la proximité et de l'éloignement; plaine et
montagnes forment ainsi un des plus majestueux amphithéâtres
qu'on puisse voir. Cet horizon dut plaire beaucoup aux Romains,
car il était fait pour leur rappeler quelques-uns des paysages de
102 REVUE DES DEUX MOiNDES.
leur patrie, par exemple les montagnes de la Sabine vues de la
villa Albani, ou plus exactement de la campagne où s'élève l'illustre
petit mont sacré ; malheureusement la lumière est ici dure, sèche
et froide, et ces montagnes farouches ne s'en laissent pas amou-
reusement pénétrer comme les collines romaines qui, visitées par
les dieux, ont reçu de leur passage le privilège de la transparence,
et dont la masse se présente comme une ouate vaporeuse imbibée
de soleil.
Autun est une grandeur déchue; mais il y a bien des manières de
déchoir, et, s'il s'agit d'expliquer en quoi consiste la nuance de cette
déchéance, la tâche devient assez difficile. A ces mots de ville dé-
chue, l'imagination évoque aussitôt un spectacle de ruine, de soli-
tude ou de silence, la mélancolie grandiose des antiques quartiers
de Rome, la léthargie des vieilles villes italiennes, le profond mu-
tisme des rues de Malines et de Bruges. L'aspect d'Autun ne pré-
sente rien d'analogue, et le visiteur, pour peu qu'il se soit promis
les plaisirs d'une rêverie élégiaque, aura le droit de se déclarer
désappointé et mystifié. Volontiers on désirerait cette ville un peu
plus déguenillée et meurtrie; mais non, tout dans son extérieur
est décent, convenable, propret, et en très suffisant accord avec
le caractère des villes tout à fait modernes. Hélas! c'est précisé-
ment dans cette modestie décente que se révèle la déchéance
d'Autun. Il est arrivé à cette ville quelque chose de pire que de
porter des guenilles de pierre, c'est qu'elle s'est arrangée de sa
déchéance, et que de reine elle est descendue au rang de simple
bourgeoise sans paraître trop en souffrir. Il y a si longtemps, si
longtemps qu'elle est déchue, qu'une végétation de vie a eu le
temps de pousser sur ses ruines, seulement cette végétation a été
celle d'une nature qui a épuisé ses plus grandes forces. Le vrai
malheur d'Autun, c'est peut-être de n'avoir jamais pu mourir com-
plètement des coups qui lui étaient portés, car elle s'est trouvée
soustraite ainsi à ce miracle de résurrection dont tant de villes il-
lustres ont été favorisées. Lorsqu'elle fut définitivement frappée,
ce fut par les mains des Sarrasins, quelque temps avant la défaite
que leur infligea Charles Martel; vous voyez qu'il y a beaux jours
de cela. Cependant la vie persista dans cette ville tenue pour
morte, et, quand vinrent les Normands, elle eut encore assez de
force pour supporter leur assaut. Elle se releva et continua d'exer-
cer les prérogatives politiques dont l'investissaient son illustration
et son ancienneté; mais elle ne retrouva plus la santé des jours
d'autrefois. Trois siècles plus tard, le premier duc héréditaire de
race capétienne, fils de notre roi Robert, la trouva debout encore
et marchant malgré ses blessures; il n'osa pas se fier à cette valé-
tudinaire qui avait perdu tant de sang, et, retirant la prééminence
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. 103
politique à cette ville à l'étoile malheureuse, il fit de Dijon, alors
jeune et destiné à un constant bonheur, la capitale de ses états. A
partir de cette dernière époque, si lointaine encore ((iremière moi-
tié du xi'" siècle), Autun ne marque plus quelques pulsations de vie
politique que par son évèché, un des plus illustres des Gaules; ces
faibles témoignages de vitalité vont s'allaiblissant eux-mêmes bien-
tôt, et Autun s'efface alors complètement de notre histoire, où
pendant deux périodes successives elle avait tenu une place si pré-
pondérante. Il faut voir dans le poème en l'honneur de Philippe-
Auguste, qu'écrivit le chroniqueur Guillaume le Breton au commen-
cement du xiii" siècle, quel tableau lamentable il trace de cette ville,
qui, en place de trésors et d'habitans, n'a plus que des bruyères.
Depuis lors elle a vécu comme elle a pu avec le blé qu'elle a semé,
avec le commerce qu'elle a pu faire, humblement, modestement,
comme si elle n'avait pas été la capitale des Éduens, et, le temps et
le travail aidant, elle s'est transformée en une agréable ville. C'est
là, comme disait jadis Henri Heine à propos d'un malheur moins
grand que celui d'Autun, c'est dans cette métamorphose de condi-
tion, c'est dans cette vie perpétuée à travers les siècles, vaille que
vaille, que se trouve la pointe tragique de cette destinée, la véri-
table catastrophe. Le spectacle le plus lamentable de l'histoire, ce
n'est pas le sort de Charles I" ou de Louis XVI, c'est celui du fils
de Persée, dernier roi de Macédoine, s'arrangeant de vivre en co-
piant des écritures dans l'étude d'un procureur romain.
Cette déchéance d'Autun, loin d'être frappante, comme l'ont pré-
tendu fort à tort certains touristes, est au contraire si bien masquée
par la modestie décente et bourgeoise de son extérieur actuel,
qu'elle n'est visible qu'aux yeux de l'esprit et par le moyen de cette
lanterne magique que l'imagination et la mémoire allument de con-
cert dans l'âme de tout visiteur lettré. Matériellement il serait même
impossible de s'en apercevoir sans la circonstance très particulière
de son emplacement. L'emplacement d'Autun appelle nécessaire-
ment une ville superbe, puisque tout s'en découvre à distance :
aussi l'œil, en parcourant ces lieux, improvise-t-il spontanément et
comme par l'efl^t d'une exigence de la nature un décor de temples,
de théâtres, de portiques, de colonnades. Il appelle une cité popu-
leuse non moins que magnifique, car l'idée de choisir un tel lieu
pour y établir une ville de moyenne étendue et de moyenne popu-
lation ne pourrait jamais venir à personne. Autun n'occupe pas le
tiers de l'espace qu'elle devrait logiquement recouvrir; la vaste
plaine qui s'étend à ses pieds frappe comme une absurdité dès le
premier regard qu'on jette sur elle. On dirait une ville qui ne com-
mence pas et qui attend encore la moitié de ses quartiers, ou mieux
encore une ville amputée jusqu'au buste, qui ne possède plus que
lOA REVUE DES DEUX MONDES.
la tête et le tronc; il en est ainsi en réalité, car à l'époque de sa
splendeur Autun traversait l'Arroux, et s'allongeait évidemment
dans la plaine bien au-delà du temple de Janus, qui en est séparé
aujourd'hui par un espace considérable. Ou bien une grande capi-
tale, ou bien la campagne déserte, — la vue d'un tel emplacement
ne laisse pas à la raison un troisième choix, et c'est par là que l'on
sent tout ce qu' Autun a perdu, tout ce qu'il fut et tout ce qu'il n'est
plus.
Il est également fort difficile de juger de la splendeur passée
d'Autun par les monumens qui sont restés de l'époque romaine,
d'abord parce qu'ils sont rares, ensuite parce qu'ils n'ont pas tout
l'intérêt et toute l'importance historique qu'on pourrait croire. Ces
monumens sont au nombre de cinq, les deux portes d'Arroux et de
Saint-André, le temple de Janus, la pyramide de Couhard et le
théâtre. Or de ces cinq monumens, deux, le temple de Janus et la
pyramide de Couhard, sont d'origine incertaine et pour ainsi dire
d'authenticité douteuse. On ne sait pas très bien si le temple de
Janus était réellement un temple, ou s'il n'était pas une sorte d'ou-
vrage avancé construit pour des nécessités militaires pendant la
longue période des invasions. Dans le cas où cette dernière hypo-
thèse serait vraie, il serait difficile de s'expliquer à quoi pouvaient
servir les niches pratiquées dans les encoignures des murailles, si
elles n'étaient pas destinées à recevoir des statues. Il est très pos-
sible cependant que ces deux opinions soient vraies à la fois, et que
ce temple de Janus ait servi en effet d'ouvrage de défense à une
époque où sa destination première avait cessé déjà d'avoir sa raison
d'être. Quant à la pyramide de Couhard, gigantesque maçonnerie
compacte assise dans la campagne à quelque distance d'Autun, c'est
un véritable logogriphe de pierre qui a résisté jusqu'à présent à
toute la science des antiquaires, et devant lequel les archéologues
les plus ingénieux, un Mérimée et un Stendhal par exemple, sont
restés à court d'hypothèses tout comme le premier ignorant venu.
Est-ce une gigantesque fantaisie barbare? est-ce le tombeau d'un
chef gaulois? est-ce une maçonnerie destinée à servir de fanal? Quoi
qu'il en soit de ces deux monumens, une chose est certaine, c'est
que, s'ils nous révèlent peu de chose sur le passé d'Autun, ils font
admirablement bien dans le paysage. Les deux portes d'Arroux et
de Saint-André, la première à pilastres corinthiens, la seconde a
pilastres ioniques, nous en disent davantage. Ce sont en effet deux
beaux ouvrages, mais qui ont l'air comme dépaysés au milieu des
bicoques qui les entourent. De tous ces monumens, un seul nous
parle avec une réelle éloquence de ce lointain passé, le théâtre,
et cependant c'est à peine s'il en reste une pierre. Cela peut sem-
bler un paradoxe excessif que d'avancer que le principal édifice
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'ART. 105
d'une ville est un édifice dont il ne reste pas le moindre débris, et
pourtant rien n'est plus exact. Ce théâtre, sans constructions, est
la perle d'Autun, le véritable fleuron de sa couronne antique, et
l'une des choses les plus originales que nous ayons vues. Vous rap-
pelez-vous certain charmant vestige humain trouvé à Pompéi, ce
sein d'une danseuse surprise par la lave qui a laissé son empreinte
dans la cendre durcie, à peu près comme les feuillages des végé-
taux primitifs et les coquilles des mollusques de la première créa-
tion ont laissé leurs figures dans les blocs de houille ou dans les
dessins des marbres et des pierres? Le théâtre romain d'Autun est,
comme le sein de la danseuse de Pompéi, une empreinte, et rien
de plus. Là où il s'élevait verdoie maintenant une prairie, mais
cette prairie garde la forme circulaire et descend pour ainsi dire de
gradin en gradin jusqu'au tapis vert de la petite plaine en demi-
lune qui fut autrefois son arène. Rien de plus immatériellement
gracieux ; la nature s'est chargée de faire passer à l'état de forme
pure et insubstantielle, à l'état d'âme sans corps, ce qui fut une
très concrète et très massive réalité. Elle a complété ainsi ou, pour
mieux dire, métamorphosé de la manière la plus poétique l'œuvre
de destruction des hommes. L'histoire de cette destruction rappelle
quelque peu le méfait que la population romaine a reproché aux
Barberini dans un vers resté célèbre. Il était encore debout dans la
seconde moitié du xvii^ siècle, et ses pierres servirent alors à bâtir
le petit séminaire, vaste construction qui n'en est séparée que par
une promenade dont les sièges ont été formés avec les marbres et
les blocs de pierre tirés des décombres. Quant aux pierres sculp-
tées et aux ornemens, la municipalité autunoise les a utilisés en en
faisant construire une petite maison dont les murailles ressemblent
ainsi à un échiquier aux figures variées et bizarres.
Voilà, en y ajoutant quelques débris précieux recueillis au musée
d'Autun, — une belle mosaïque découverte il y a une quarantaine
d'années, une petite statue de gladiateur trouvée plus récemment et
transportée au musée du Louvre, — tout ce qui reste pour raconter
la splendeur romaine de cette ville. Moins nombreux encore sont
les témoins de ce christianisme primitif qui fleurit simultanément
avec la période romaine, et se prolongea sous la période mérovin-
gienne jusqu'à l'agonie d'Autun, c'est-à-dire jusqu'au viii* siècle.
La vie chrétienne que nous raconte la cathédrale de Saint- Lazare
est très curieuse, très mystique, un peu occulte et cabalistique;
mais, bien des siècles avant qu'elle fût édifiée, Autun avait été le
foyer d'un christianisme autrement puissant, autrement fécond,
autrement héroïque. Rien plus ici ne nous parle de saint Germain,
de saint Syagre, surtout de ce grand saint Léger, l'adversaire
d'Ebroïn, qui donna sa vie pour soutenir le triomphe des idées ro-
106 REVUE DES DEUX MONDES.
maines en matière de gouvernement, et qui, comme s'il eût prévu
le prochain établissement de la féodalité et les résultats de l'usur-
pation héréditaire, fit tout ce qu'il put pour établir que les grandes
charges politiques devaient être viagères. Tout ce qui reste de ce
christianisme primitif se compose d'une inscription grecque du
II* siècle dans laquelle les théologiens veulent reconnaître déjà
nettement formulées les doctrines du symbole de îsicée, et dont
les curieux trouveront le texte dans Y Histoire d'Autun du chanoine
Edrae Thomas, — de quelques tombes gallo-romaines et des débris
du tombeau de la reine Brunehaut. Au-dessus de ces derniers frag-
mens, on a placé une inscription latine écrite au dernier siècle par
un évêque de Beauvais, inscription qui est tout un jugement histo-
rique des pli;s pénétrans, oix la rivale de Frédégonde est présen-
tée comme une grande reine, pleine de nobles idées de civilisation,
victime des passions aveugles de la barbarie franque, incomprise
de son époque, dont elle dépassa trop le niveau moral, et mal com-
prise des siècles plus modernes, qui l'ont calomniée à la légère ou
défigurée avec ignorance. En lisant cette inscription, je me suis de-
mandé quel était le jugement vrai en histoire qui n'avait pas été
porté avant nous. J'avais toujours cru que c'était à la sagacité de
notre siècle, à notre intelligence plus poétique et plus vraie de la
barbarie, que revenait l'ingénieux honneur d'avoir pour la première
fois établi l'opposition nettement tranchée des deux rôles de Frédé-
gonde et de Brunehaut, l'une représentant la barbarie germanique
dans toute sa férocité, l'autre représentant la défense héroïque de
la civilisation romaine par une Germaine d'une âme forte et intelli-
gente. Or voilà que ce rôle romain de Brunehaut est très parfaite-
ment mis en relief par cette inscription; il n'y a donc pas de juge-
ment vrai qui n'ait été depuis longtemps porté, pas d'idée vraie
qui n'ait été entrevue, au moins pour ce qui regarde nos modernes
civilisations et les sources d'où elles découlent (1).
La cathédrale de Saint-Lazare est un imposant édifice appartenant
(1) Tous les olijcts que nous venons de signaler dans ce dernier paragraphe se trou-
vent au musée archéologique d'Autun, dont l'crigine remonte à un M. Jovet, qui mou-
rut, il y a quarante ans, en léguant à sa ville natale une précieuse collection d'an-
tiquités assemblées par lui et après avoir lutté assez infructueusement pour propager
pai'mi ses compatriotes Tétude de Tarchéologie locale. Je n'ai pu profiter aussi bien
que je l'aurais voulu de ce curieux musée pour plusieurs raisons. La première, c'est
qu'une mauvaise étoile a voulu qu'aucun des membres principaux de la Société
éduenne ne se trouvât à Autuu à mon passage dans cette ville; la seconde, c'est que
CCS objets attendent encore un catalogue qui permette de se reconnaître au m-ilieu
d'un tel pêle-mêle. Non-seulement ils ne sont pas catalogués, mais ils ne sont pas
classés, et un grand nombre de fragmens gisent épars dans l'herbe de la petite cour
qui fait suite au musée, et qui par le fait de cette négligence présente l'aspect pitto-
resque d'un cimetière dont les monumens auraient été mis en pièces.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 107
à cette architecture de transition dont Notre-Dame de Beaune nous
a oflert déjà un si beau spécimen. Gomme nous avons décrit, en
parlant de cette dernière église, le genre particulier de sensations
que nous faisait éprouver cette architecture intermédiaire, nous
n'avons point à y revenir, et nous préférons insister sur les parties
qui sont plus spécialement propres à Saint-Lazare, et que nous ne
pourrions retrouver ailleurs. Or la partie tout à fait originale de
cette église est celle des sculptures et des ornemens dont on ne
trouve pas l'analogue, même à Vézelay, pour la richesse, la variété,
le soigneux travail, la fantaisie d'imagination et la profondeur de
pensée. Les premières et les plus considérables de ces sculptures
sont celles du porche, un des plus beaux d'ordre roman que nous
ayons encore vus. Ce porche, auquel on arrive par un escalier vaste
et haut, présente trois portes, séparées entre elles par des colonnes
dont les ornemens infiniment variés, palmes, feuillages exotiques,
bandes et lanières ciselées, amusent longtemps le regard. Autour
du pilier du milieu se présentent groupées trois figures étranges
qui frappent comme des rêves sculptés. Ces trois figures sont celles
de Lazare le ressuscité et de ses sœurs Marthe et Marie. Ce sont
trois longs corps maigres et fluets, surmontés de trois visages
pâles et tristes dont le regard plonge dans le monde des songes
et dont les traits creusés sont comme frappés d'extase. La figure
de Lazare surtout, qui occupe le centre du groupe en vêtemens
pontificaux, — on sait que, selon une tradition légendaire, saint
Lazare fut le premier évêque de Marseille, — est tout à fait celle
d'un homme qui vient de se réveiller du sommeil de la mort
et qui a traversé les effrois du monde invisible. Je n'ai rien vu
d'aussi mystique et qui m'ait rendu aussi vif le sentiment reli-
gieux du moyen âge que ces trois fantômes, œuvre d'un art vision-
naire. Gela ressemble à ces ombres de pensées, fuyantes comme
des nuages, mais invariablement tristes, qui passent à la sur-
face de l'âme lorsque, sous le coup d'une préoccupation doulou-
reuse, elle se plonge, pour parler comme Shakspeare, dans la
mer de la mélancolie; c'est la seule analogie que je puisse trouver
parmi les phénomènes de notre vie morale moderne pour faire
comprendre quelque chose du sentiment de ces sculptures. Le nom
de l'auteur de ce groupe est inconnu : peut-être est-ce ce même
Gislebert ou Gilbert, auquel on doit les sculptures du tympan, peut-
être est-ce un certain moine Martin qui s'était fait admirer, pa-
raît-il, pour les -sculptures du tombeau consacré aux reliques de
saint Lazare (l).
Le tympan du grand portique représente la scène du jugement
(i) Malheureusement ce groupe, sous sa forme actuelle, n'est qu'une reproduction
faite avec intelligence sur les indications restantes de l'œuvre primitive.
108 REVUE DES DEUX MONDES.
dernier. Malgré la gaucherie relative de l'exécution , c'est une
œuvre du plus grand mérite par l'abondance des détails qui in-
dique chez son auteur une remarquable fécondité et une imagi-
nation de vrai poète. Il n'y a qu'un artiste de génie qui pouvait
rencontrer l'idée de l'épisode gracieusement émouvant que voici.
Les moi'ts sont sortis précipitamment de leurs tombeaux à l'ap-
pel de la trompette, et déjà le jugement a commencé; mais deux
pauvres âmes elïarées courent se réfugier dans les plis de la robe
de l'archange saint Michel, soit qu'elles cherchent un abri contre
les flammes de la chaudière d'enfer qui bout non loin de là, soit
qu'elles espèrent ainsi passer inaperçues et échapper à leur ju-
gement, soit enfin qu'elles croient qu'emportées dans le vol de
l'archange ignorant des atomes de poussière morale attachés à sa
robe, elles pourront pénétrer avec lui dans le ciel. La pensée et le
sentiment de cet épisode sont entièrement dignes de Dante; cela
rappelle ces.mouvemens d'effroi ou de timidité pieuse des âmes
coupables qu'il a décrits dans l'Enfer et le Purgatoire avec une si
inépuisable variété de tours, et va droit au cœur avec la même
force de pénétrante sympathie. Au reste, puisque l'occasion se pré-
sente de nommer Dante à propos d'une scène qui touche de si
près à sa grande conception, disons qu'il n'est pas une de ses bi-
zarreries les plus hardies dont on ne retrouve facilement l'origine
dans les sculptures du moyen âge. Par exemple dans ce tympan,
l'enfer est représenté par un être excentriquement hybride, à moi-
tié chose, à moitié créature, un diable qui est une chaudière et
une chaudière qui est un diable. Gela tient à la fois, comme on le
voit, de Dante et de Callot; mais n'est-il pas facile de distinguer
comment une telle fantaisie baroque, transformée par le génie,
peut devenir le Satan gigantesque qui sert de clé de voûte et de
porte à son enfer? Cette sculpture n'indique pas seulement chez son
auteur un génie de poète, elle témoigne encore d'une culture d'es-
prit curieuse et subtile. Ce vieux Gislebert semble avoir appartenu
à une sorte de christianisme ésotérique, quelque peu occulte et
hermétique, qui paraît avoir compté dans Autun de nombreux ini-
tiés. J'indique un des épisodes qui peuvent faire comprendre la
nature de ce christianisme plus secret. Cet épisode représente le
jugement de deux âmes. La balance sort des nuées tenue par une
main invisible; le démon et l'archange saint Michel procèdent au
pesage des deux âmes ; or , pour empêcher que la bonne âme
l'emporte sur la mauvaise, Satan ajoute au plateau qui lui appar-
tient un lézard, bête vive et froide, emblème de péché. Cela rap-
pelle les scènes symboliques de la sculpture égyptienne qui repré-
sentent les jugemens après la mort, et semble en être en effet
comme un lointain et obscur souvenir. L'épisode est bizarre, mais
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 109
il n'est en rien contraire, comme on le voit, à la doctrine de l'église
sur le jugement. Aussi faut-il entendre ce mot de christianisme
occulte et hermétique non dans le sens d'une hérésie secrète, mais
seulement comme synonyme de symbolisme raffiné et d'interpréta-
tion subtile des mystères des dogmes chrétiens.
Là oii ce christianisme ésotérique se déploie dans toute la va-
riété de ses allégories et de ses symboles, c'est autour des chapi-
teaux des piliers de la cathédrale. La présence d'une doctrine plus
ou moins mystérieuse, pareille à une plante invisible dont l'église
est la racine et la tige, et dont les ornemens de ces chapiteaux sont
les fleurs et les rameaux, est ici un fait tellement évident, qu'il
frappe dès la première promenade le long de la nef. On ne peut
s'empêcher de remarquer en effet que tous ces ornemens se com-
posent de petits drames que l'on doit prendre nécessairement pour
des scènes d'histoire religieuse ou des allégories mystiques. Certes
ces sortes de scènes ne sont point rares dans les églises romanes,
dont la décoration aime, comme on le sait, à mêler aux ornemens de
ses arabesques et de ses feuillages de petits bas-reliefs qui se dérou-
lent autour des chapiteaux des colonnes. D'ordinaire cependant le
nombre de ces bas-reliefs est limité à quelques chapiteaux; ici il y en
a autant que de piliers. Si le curieux est averti par le grand nombre
de ces sculptures, il l'est encore bien davantage par leur variété et
leur singularité. Il y en a toute une partie qu'il comprend sans effort,
et une autre qui échappe à son intelligence, à ses souvenirs. Je re-
connais sans peine la chute de l'homme, Daniel dans la fosse aux
lions, le lavement des pieds, la trahison de Judas, le martyre de
saint Etienne, Jésus apparaissant aux saintes femmes, Simon le ma-
gicien et les apôtres, les jeunes Hébreux dans la fournaise; mais
que veulent dire ce personnage bizarre qui porte des clochettes aux
pieds et aux mains comme un fantasque fou de cour, ce cavalier
qui foule aux pieds de son cheval un pauvre petit diable dont l'ex-
pression d'épouvante a été admirablement rendue, ces deux coqs
perchés sur des pommes de pin, qui se battent à la grande joie de
deux espèces de singes placés derrière eux, cet homme qui lutte
contre un griffon? Passe encore pour la sculpture qui représente
un moine terrassant un lion : celle-là offre un sens intelligible, et
il est facile d'y voir l'emblème de l'âme rendue invincible par la
foi et triomphant de la brutalité païenne de la chair; mais toutes
les autres sont évidemment des arcanes qu'on ne peut ouvrir sans
clé. En effet, un écrit ingénieux, publié il y a déjà longtemps par
un chanoine d'Autun sur la signification de ces sculptures, nous
apprend que le personnage aux clochettes est une représentation
de la fausse charité, telle qu'elle a été définie par saint Paul, —
que le cavalier foulant un homme aux pieds de son cheval représente
110 REVUE DES DEUX MONDES.
le roi de la superbe, qui est opposé au roi de l'humilité, Jésus-Christ,
— qu3 les deux coqs qui se battent sont les passions humaines en
lutte attisées par les démons, et que l'homme qui lutte contre un
griffon représente un personnage allégorique nommé le Macrobe,
c'est-à-dire l'homme à la longue vie, qui met à mort le monstre, gar-
dien jaloux de la \érlté. La plupart de ces allégories sont fort ingé-
nieuses, comme on le voit, mais la dernière est admirable, et porte
plus loin encore que ne me le dit l'enthousiaste chanoine qui m'ouvre
le sens de ces sculptures. Je ne puis m'empêcher de songer longue-
ment devant ce Macrobe qu'en effet la plus grande source de nos
erreurs vient de la brièveté de notre existence. La recherche indi-
viduelle à peine commencée est interrompue par la mort, la vérité
dévoilée se dénature après la mort du révélateur, ou même quelque-
fois disparaît sous l'oubli, chaque génération successive a sa part de
ténèbres à traverser, et aucune n'a jamais joui d'une lumière sans
ombre; en nous disputant les jours, le temps avare met la vérité à
l'abri de nos atteintes. Celui qui pourrait enchaîner le temps et le
faire esclave, de tyran qu'il est, celui-là posséderait la vérité; mais
qui peut disposer du temps? L'âme, puisqu'elle est éternelle de sa
nature, répond le philosophe, — l'humanité, puisque sa vie s'aug-
mente d'une nouvelle période avec chaque génération, répond le
moderne rêveur; la réponse de cette vieille sculpture est, je le
crois, fort différente : le véritable Macrobe, c'est l'église du Christ,
puisqu'il lui a été promis une vie aussi longue que celle de la
terre, et que, disposant des jours, la longue suite de ses efforts
doit enfin triompher de la bête qui interdit aux hommes la posses-
sion de la vérité.
Ces sculptures des chapiteaux de Saint -Lazare se composent
donc en partie de scènes historiques, en partie de scènes allégo-
riques, qui se rapportent aux mystères abstraits du monde méta-
physique, ou aux prophétiques espérances des âmes chrétiennes.
Scènes historiques et scènes allégoriques s'opposent, se combinent,
se complètent, et enfin se réunissent dans la synthèse d'une doc-
trine générale dont il est plus facile de sentir l'existence que de
déterminer la nature. Selon l'auteur que nous avons cité, le lien
général de ces sculptures se rapporterait aux persécutions que l'é-
glise a subies déjà et à celles qu'elle doit subir encore dans le cours
des siècles. Généralisons encore davantage cette idée, et disons
que ce qui nous apparaît dans cette suite de bas-reliefs, c'est l'his-
toire de la lutte du bien et du mal continuée à travers toute la
chaîne des temps depuis la création de l'homme jusqu'à la consom-
mation des jours, ou, pour mieux dire et pour serrer de plus près
la doctrine que nous croyons apercevoir, la lutte du vrai bien et du
faux bien, le vrai bien concentré dans l'unique christianisme, le
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 111
faux bien répandu dans tout ce qui n'est pas lui, paganisme, hé-
résie, gloire du monde. Nous savons que le mal existe, nous disent
ces chapiteaux, et cependant il n'est encore rien paru sur la terre
qui ait eu l'audace d'en prendre le nom. Invariablement toutes les
erreurs, tous les mensonges, toutes les passions ont eu et auront
recours à l'hypocrisie, se sont présentées et se présenteront sous
les noms du bien et de la vérité; mais de même qu'on juge l'arbre à
ses fruits, on reconnaît le véritable bien du faux bien à la qualité
de ses vertus. C'est donc cette qualité qu'il faut chercher, si l'on ne
veut pas confondre le Christ avec Satan^ et cette qualité, les vieux ar-
tistes qui décorèrent Saint-Lazare se sont ingéniés à la montrer avec
une subtilité souvent admirable en opposant, tantôt par les exemples
de l'histoii'e, tantôt par les enseignemens de l'allégorie, la vraie
gloire à la fausse gbire, la vraie charité à la fausse charité, l'hu-
mihté sincère à l'humilité hypocrite. Je ne pousserai pas plus loin
mon interprétation, non certes parce qu'elle épuise le sens de ces
sculptures, mais parce que, arrêtée à ce point, elle reste claire, ne
peut s'éloigner de la vérité, évite la conjecture et rend un com-pte
fidèle sinon du tout, au moins d'une partie de l'œuvre. J'ai vu clair
jusqu'où je l'ai dit et pas plus loin, et je m'arrête là où les ténèbres
commencent pour moi.
Saint-Lazare possède quelques beaux vitraux; comme ils ne m'ont
rien dit, distrait que j'étais par les sculptures des chapiteaux, je
n'en parlerai pas. Une des chapelles contient aussi des restes de
peintures à fresque de la fm du xv^ siècle qui laissent encore aper-
cevoir sous leur effacement quelques vestiges de beauté, une main
qui fait désirer inutilement de voir le visage ou la moitié d'un pro-
fil qui fait supposer une noble figure ; cependant elles me donnent
à regarder plus de peine que de plaisir, et je m'en détourne avec
empressement pour aller revoir encore une fois le Saint Sympho-
rien que Ingres composa pour cette église même, sur la demande
de l'évêque d'Autun sous la restauration, M^'" de Yichy. L'œuvre est
fort belle; toutefois il faut avouer que l'artiste y a mis le temps.
Commandé en 1824, ce tableau ne fut livré qu'en 1832; total, huit
années. Je ne sais vraiment ce qu'il faut admirer le plus, de la
patience de l'artiste prolongée pendant huit années, ou de la pa-
tience des autorités qui ont été assez intelligemment indulgentes
pour attendre si longtemps sans récriminations ni reproches l'exé-
cution d'une promesse. Elles en ont été récompensées, car cette
toile est un chef-d'œuvre, en dépit des critiques qu'on peut lui
adresser. Eh 1 sans doute elle a ses défauts : la couleur, tantôt
morne, tantôt violente, n'est pas précisément agréable à l'œil; la
composition embrasse tant de personnages qu'il en résulte quelque
confusion ; il n'y a peut-être pas assez d'air et d'espace dans cette
112 REVUE DES DEUX MONDES.
foule trop pressée, trop entassée, qui s'attroupe derrière le cortège
du martyr; l'artiste a peut-être trop multiplié les expressions et les
attitudes, et quelque fatigue naît certainement de cette abondance
de richesses. En revanche, que de beautés ! Jamais, à mon avis,
Ingres ne s'est élevé aussi haut. Oserai-je dire toute ma pensée? Eh
bien ! le Saint Symphoricn me paraît la plus grande page d'histoire
qu'ait produite l'école française depuis Poussin et Lesueur. Je vais
plus loin encore, et, sortant du domaine trop circonscrit de la
peinture, je n'hésite pas à dire que, le Polyeurlc de Corneille mis à
part, nulle œuvre du génie français n'a su rendre à ce point l'ar-
deur de martyre et le zèle de combat du christianisme héroïque des
âges de prosélytisme. Quelle intelligente ordonnance dans la com-
position de cette vaste page ! Quelle pantomime pathétique que
celle de cette mère qui se penche hors du rempart comme pour se
rapprocher de son fils, étend les bras comme pour l'embrasser, et
lui envoie, au lieu de suprême adieu, une dernière exhortation à
mourir! Quant au personnage du saint, jamais le pinceau français
n'a atteint à une pareille pureté, pas même lorsque, tenu par Le-
sueur, il a retracé les angéliques images de saint Gervais et de
saint Protais. Deux candeurs fondues en une seule et fortifiées l'une
par l'autre reluisent sur ce jeune et pcâle visage, candeur de l'ado-
lescence virginale dont la limpidité native n'a pas encore été trou-
blée, et candeur de la foi confiante. Blanc est le vêtement qui couvre
le corps, blanc le visage, blanche l'âme qui s'y répand comme une
lueur douce et tiède; ce personnage du saint Symphorien, c'est
l'effigie même de l'innocence. Et quel sentiment profond l'artiste
a su faire exprimer par cette foule qui se presse autour du saint!
Si, comma nous l'avons dit, l'air et l'espace lui manquent un peu
trop, il faut avouer que de ce défaut même naît un intérêt de
plus. Cette foule compacte, moins curieuse que morne, révèle ad-
mirablement l'importance du personnage qui marche au supplice.
Celui qui va périr est un enfant de la ville même, le fils d'un des
hommes les plus considérables de la cité, connu de tous, honoré de
tous, aimé d'un grand nombre. Aussi tous ses concitoyens sont-ils
sortis pour suivre sa marche au supplice, comme ils auraient suivi
ses funérailles ou fait escorte à sa fête nuptiale. En outre cette
foule n'est ni bruyante ni agitée; l'étonnement de ce spectacle la
laisse pensive et silencieuse, elle sent confusément qu'un grand in-
térêt moral est dans l'air et comprend d'instinct que cet événement
est un signe précurseur d'une révolution immense, comme les bêtes
sentent venir les tremblomens de terre alors que les hommes ne se
doutent pas encore du péril qui approche. Et quelle variété finement
cherchée et heureusement trouvée dans les expressions de ceux des
personnages de cette foule qui sont placés au premier plan! L'at-
IMPRESSIONS Dli VOYAGE ET D'aRT. 113
tendrissement des femmes surtout a été nuancé de la manière la
plus exquise. Si la pitié et l'émotion pieuse dominent, d'autres sen-
timens plus profanes n'ont pas abdiqué pour cela; la religion ne
fait pas taire la nature, et l'amour perce dans le regret qu'emporte
le jeune saint. Le regard de celle-ci dit visiblement : — si jeune et
quand il avait tant de bonheur à recevoir ! — et le regard de celle-là
répond, comme le refrain d'un chœur antique : — si jeune et quand
il avait tant de bonheur à donner! Merveilleux encore est le person-
nage decettj petite fille qui se tient sur le premier plan, aux côtés
de sa mère; tous les sentimens de son sexe sont déjà chez elle à
l'état d'embryon. Elle lève sur le jeune saint des yeux pleins d'une
curiosité étonnée et où domine une sorte de joie, joie du plaisir que
lui cause la vue d'un si beau visage, étonnement naïf d'une résolu-
tion dont son âme ne peut encore comprendre la grandeur. Quant
aux personnages purement épisodiques, quelques-uns sont admi-
rables; je me contente d'indiquer le jeune soldat à cheval, qui se
retourne pour apercevoir la mère qu'il entend crier du rempart : on
le croirait détaché d'une belle fresque italienne de la renaissance;
il n'y a de pareils mouvemens et de pareilles attitudes que dans
les fresques de Raphaël et quelquefois dans le Dominiquin.
Non loin de la place où l'on voit le Saint Symphorien se trou-
vait le monument funèbre du président Jeannin, fils d'un tanneur
d'Autun, et de sa femme Anne Guéniaud, fille d'un petit médecin de
Semur. Ces noms et qualités disent assez nettement que, de même
que la nature n'a pas eu besoin d'attendre l'ère de la démocratie
pour faire sortir un Rubens des reins d'un épicier et un Haydn de
l'union d'un charretier et d'une cuisinière, les anciennes sociétés
n'avaient pas eu besoin d'attendre nos modernes principes pour re-
connaître les droits du mérite; mais passons. Ce monument a été
brisé pendant la révolution; heureusement il en reste la partie la
plus précieuse, et comme art et comme document historique, les
statues du président et de sa femme. Les deux effigies sont age-
nouillées, le président revêtu de son costume à paremens de four-
rures, la présidente en habits de dame de la régence de Marie de
Médicis. Ce sont deux très belles, mais très solides et très substan-
tielles figures bourguignonnes, qui se sentent du tempérament de
leur province et de la vigueur de leur extraction. On devinerait as-
sez aisément sans autre indication que leur aspect qu'ils sont les
premiers de leur race, tant la santé apparaît intacte et la nature
libre de tout germe délétère. Sous ces chairs épaisses, mais d'une
singulière fermeté et dont l'abondance est arrêtée avec précision au
point voulu pour que la beauté des formes et du visage soit res-
pectée, on sent une ossature puissante, legs d'une hérédité obscure
TOME civ. — 1873. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
et laborieuse. Rarement deux époux furent mieux assortis selon la
nature, tant le tempérament, la santé et le genre de beauté se cor-
respondent visiblement : c'est plus que le mari et la femme, c'est
vraiment le mâle et la fcnielle, et leurs physionomies à tous les
deux indiquent que les convenances morales furent aussi bien ob-
servées que les convenances physiques, que les âmes ne furent pas
moins bien mariées que les corps. Quelle mâle et honnête figure
que celle de ce président Jeannin ! On y lit une énergie sans fra-
cas faite de patience et de lenteur, une bonhomie sans trivialité
faite de dignité et de rectitude : ce n'est point le visage d'un bel
esprit ni d'un poursuivant de chimères, c'est l'enveloppe d'un sens
droit, d'un jugement certain, d'une prudence assurée; il y a chez
ce personnage du poids et de l'aplomb. La physionomie d'Anne
Guéniaud indique une âme aussi bien lestée que celle de son mari.
Cette superbe matrone possède évidemment les qualités d'une mé-
nagère qui connaît Fart de tenir une maison et saurait au besoin
■vérifier ses comptes. Sa sérieuse beauté ne brille ni par la finesse,
ni par la noblesse, ni par la hauteur, mais se présente à nous toute
reluisante de bonne humeur bourgeoise avec une nuance de malice
narquoise assez fortement marquée. L'épitaphe latine, sauvée de la
destruction, vante avec ampleur ses vertus domestiques, son esprit
d'ordre, ses habitudes d'économie, son bon sens pratique; or pour
qui sait lire entre les lignes et voir sous les euphémismes de l'é-
loge funèbre, les termes de cette apologie disent assez clairement
que la présidente, pour parler le langage du peuple, ne fit jamais
la dispendieuse folie d'attacher ses chiens par des cordes de sau-
cisses. Ce président Jeannin, c'est véritablement Gorgibus noble, et
cette présidente, c'est Dorine grande dame. Au-dessus de la niche
qui contient les deux statues, on voit un médaillon en marbre re-
présentant l'effigie d'un autre membre de cette famille, ISicolas
Jeannin, abbé de Saint-Bénigne : je ne sais trop si c'est celle de son
frère ou celle de son petit- lils, qui tous deux appartinrent à l'é-
glise; le visage est plu^ fin, mais il est loin d'avoir la solidité et le
mâle caractère de celui du président.
Président à mortier au parlement de Dijon, confident de Mayenne,
ambassadeur de la ligue auprès de Philippe II, conseiller d'Henri IV,
négociateur auprès dçs provinces unies de Hollande, ministre de
Marie de Médicis, Pierre Jeaimin fut à son époque un personnage
tout à fait considérable. Le temps a fort réduit cette importance;
cependant même à la distance où nous sommes de lui, on peut en-
core le reconnaître pour un des bons et utiles ouvriers de la gran-
deur française, et le saluer avec respect; mais, si sa mémoire n'est
plus pour les Français en général que celle d'un habile serviteur,
elle mérite de rester éternellement vivante dans sa province na-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 115
taie comme celle d'un père et d'un bienfaiteur. C'est grâce à son
adresse et à sa présence d'esprit que les horreurs de la Saint-
Barthélémy furent épargnées à la Bourgogne. Fort jeune encore
alors, mais déjà fort estimé, il avait été appelé à faire partie du
conseil de Bourgogne auprès du comte de Charny, lieutenant du
roi pour cette province. Pendant que la Bourgogne, comme la France
entière, écoutait frémissante de passions contraires les bruits sinis-
tres qui partaient de Paris, voici qu'arrivent auprès du conseil deux
gentilshommes porteurs de simples lettres de créancs du roi, sans
autres instructions, ce qui voulait dire : vous accorderez comme à
nous-même confiance aux paroles des porteurs de ces lettres, et
vous exécuterez comme vous étant donnés par nous-même les
ordres qu'ils vous donneront verbalement. Ces gentilshommes, de-
manda Jeannin, consentiraient-ils à signer ces créances? Refus des
envoyés, qui répondent que, le roi ne leur ayant rien remis par écrit,
leur parole doit suffire. Alors Jeannin, rappelant la loi de Théodose,
qui défendait aux gouverneurs de province d'exécuter tout com-
mandement extraordinaire avant un délai de vingt jours, afin qu'on
eût le temps d'en appeler à l'empereur, demanda qu'on envoyât
auprès du roi, et qu'on obtînt de lui des lettres patentes pour l'exé-
cution de ses ordres. Jeannin réussit donc à obtenir un salutaire
sursis : or deux jours plus tai'd arrivèrent des lettres de la cour,
qui, représentant le mouvement de Paris comme le fait non de l'état,
mais des Guises, qui avaient voulu se venger de l'amiral, dis-
pensaient d'exécuter les ordres verbalement apportés. Attaché à
partir de cette époque au duc de Mayenne, il le servit avec une par-
faite loyauté sans jamais manquer dans une situation aussi déhcate
et glissante à la fidélité qu'il devait au roi légitime. Il sut rester sujet
tout en vivant au milieu des factions. Nos pères savaient réahser de
ces merveilles d'équilibre qui nous seraient impossibles aujourd'hui,
et cet art, qui leur était comme naturel, c'est à l'habitude séculaire
de la monarchie qu'ils le devaient. Aussi loin qu'aille Jeannin, il
est toujours un point précis auquel il s'arrête, le respect de l'an-
tique constitution politique de la France. Lorsque sous Henri III
les Guises s'apprêtèrent à prendre les armes contre le roi, Jeannin
eut par Mayenne confidence de leurs mouvemens, et il fît tout ce
qu'il put pour les détourner de leur projet, leur démontrant avec
sagacité que ce serait la ruine de leur maison, car dès lors on ver-
rait en eux non des défenseurs, mais des destructeurs de l'ordre
traditionnellement établi en France. Plus tard, lorsque la mort de
Henri III et l'incertitude où l'on restait de la conversion du roi de
Navarre eurent mis tout Français en demeure de choisir entre la
fidélité à l'antique constitution de l'état et la fidélité à la constitu-
tion plus antique encore des habitudes et des mœurs de la France,
116 REVUE DES DEUX MONDES.
Jeannin n'hésita pas à se prononcer pour la ligue. Il fut donc li-
gueur, mais sans rien d'espagnol, ni fanatisme d'aucune sorte, et
tout en se réservant de retourner au roi légitime le jour où il se ren-
drait au vœu national, et où sa réconciliation rétablirait l'intégrité
de notre constitution traditionnelle, car, s'il ne voulait pas sacrifier
l'église au roi, il ne tenait pas davantage à sacrifier le roi à l'église.
La réconciliation s'accomplit enfin, et Jeannin, retrouvant avec la
conversion de Henri IV l'équilibre de ses opinions, n'eut qu'à suivre
sa pente naturelle pour revenir à la monarchie. Il la servit pendant
deux règnes avec talent, dignité modeste et exacte probité.
De toutes les négociations dans lesquelles Jeannin fut engagé, il
n'y en a pas de plus délicate et où il se soit mieux montré à son
avantage que celle qu'il dut poursuivre durant deux années et
demie pour amener la paix entre la Hollande et l'Espagne sur une
base favorable aux intérêts de la France. En l'année 1607, Henri IV
apprend tout à coup que les provinces-unies, lasses de la longue
guerre qu'elles soutiennent contre l'Espagne, sont prêtes à signer
la paix à la seule condition que leur indépendance sera reconnue.
Grand émoi d'Henri IV, qui, voyant déjà l'Espagne libre de sesmou-
vemens, redoute que cette liberté ne se retourne contre lui et ne
détruise l'œuvre de son règne. Il était donc dans l'intérêt du roi que
les provinces-unies continuassent la guerre, ou du moins qu'elles
ne fissent la paix qu'à des conditions dictées par lui. La question
se présentait fort complexe et fort embrouillée. Il était difficile en
eiTet de persuader aux provinces-unies qu'elles devaient continuer
la guerre pour servir les intérêts de Henri IV, et si, par impos-
sible, on les amenait à cette résolution, il était évident qu'une
telle docilité de leur part impliquerait pour le roi l'obligation de
les soutenir. Or c'était ce que le roi ne voulait pas; il était trop fin
politique pour aller se jeter dans un péril infaillible, afin de se pré-
server d'un péril problématique. Dans une telle situation, Jeannin
était le négociateur désigné d'avance à la sagesse et à l'expérience
du roi. Ce n'était pas un négociateur absolu, impérieux et tranchant
qu'il fallait ici, c'était un négociateur patient, prudent, incapable
d'incartades, passé maître en fait de subtilités juridiques, de distinc-
tions, d'arguties diplomatiques, et que l'ennui de voir chaque jour
casser sous ses doigts les fils de cet écheveau embrouillé ne rebutât ni
ne mit jamais hors de lui-même. Supposez par exemple Villeroy à la
place de Jeannin, et il n'est pas douteux qu'avec le caractère hau-
tain, la netteté de décision et l'arrogance de ton que nous révèlent
ses dépêches, les négociations n'eussent été bien vite compromises
et rompues. En outre ce n'était pas un grand seigneur qu'il fallait
envoyer auprès de ces opulens bourgeois des provinces-unies, dont
Barneveldt était alors, à la sourde colère du prince Maurice, l'âme
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 117
et l'organe, c'était un homme de leur trempe et de leur condition,
qui pût leur parler comme à des égaux et qui eût pour eux la défé-
rence amicale, familière, bien intentionnée, qu'on a toujours pour
ses pairs, qui en un mot connût d'instinct, comme par savoir de
naissance et expérience de consanguinité, les moyens de leur ré-
sister et de les séduire. Or nul parmi les conseillers du roi ne réa-
lisait mieux ce personnage que Jeannin. Un tel choix dans de telles
circonstances est un de ces mille détails auxquels nous reconnais-
sons la fine sagesse et l'admirable esprit politique de Henri IV.
La personne de l'ambassadeur était si bien appropriée aux cir-
constances que sa mission eut un succès complet. Non-seulement
Jeannin revint négociateur heureux, mais il revint l'homme le plus
populaire qu'il y eût en Hollande en l'an 1609, et presque consi-
déré comme un concitoyen par les habitans des provinces-unies.
Cette popularité n'a rien qui nous étonne. Il est évident que Jeannin
s'était senti comme en famille au milieu de ces bourgeois lettrés et
opulens avec lesquels il pouvait discourir de droit international en
citant Cicéron, auxquels il pouvait proposer ses expédiens diplo-
matiques en citant Horace. Nous venons de lire durant ces der-
niers mois la plus grande partie de ses dépêches; l'impression
qu'elles nous laissent est qu'il servit presque autant la cause des
provinces-unies que les intérêts de Henri IV, et qu'il conseilla Bar-
neveldt beaucoup mieux que celui-ci ne se conseillait lui-même.
Quand il arriva en Hollande , il trouva Barneveldt et derrière lui
toute l'oligarchie bourgeoise des provinces-unies prêts à conclure
avec l'Espagne une paix telle quelle. Le premier soin de Jeannin fut
de relever le courage de Barneveldt et de le dissuader de livrer les
destinées de son pays aux chances d'une paix inconsidérée. Les
provinces-unies, lui disait-il, ne peuvent faire une paix trop facile,
car une telle paix serait une conclusion sans dignité d'une lutte si
longue et si acharnée, et révélerait à l'adversaire une lassitude dont
il ne manquerait pas de tenir compte pour recommencer l'agression
à l'heure qu'il choisirait lui-même, lorsqu'il aurait suffisamment
réparé ses forces; elles ne peuvent pas non plus faire la paix à
elles seules, car elles sont engagées par reconnaissance envers le
roi de France, qui les a secourues de ses hommes et de son argent.
En ce cas, c'est la guerre, répondait invariablement Barneveldt;
soit, donnez-nous alors les moyens de la continuer; ce sera par
chaque année tant de milliers d'hommes et tant de millions d'écus.
A ces propositions, le roi bondissait : Je ne donnerai, écrivait-il en
substance à Jeannin, ni autant d'hommes ni autant d'écus; ce sera le
cinquième, le quart, le tiers tout au plus, mais sur de bonnes garan-
ties et des engagemens formels. — Cependant, répliquait Jeannin
respectueusement et avec toute sorte de circonlocutions prudentes.
118
REVUE DES DEUX MONDES.
il faudra bien arriver à une conclusion, et, si nous ne voulons pas
qu'ils fassent la paix, il semble juste qu'on leur donne les moyens
de continuer la guerre. Que faire donc? Avec une sagacité pro-
fonde, Jeannin découvrit dès le début de ces longues négociations
le moyen terme qui pouvait le mieux tirer d'embarras les provinces-
unies, une trêve à longue échéance. 11 était évident que, si on trai-
tait d'une paix définitive l'Espagne voudrait l'imposer à des condi-
tions trop dures, et que les provinces-unies, ou bien se rendraient
trop facilement, ce qui rallumerait la querelle à court délai, ou
bien rompraient les négociations, ce qui remettrait les choses dans
l'état d'où on voulait sortir. En négociant une trêve à long terme au
contraire, l'Espagne se montrerait plus coulante; les provinces-
unies obtiendraient le repos dont elles avaient besoin, et leur avenir
serait assuré beaucoup mieux que par une paix toujours prête à être
rompue, assuré par l'ennemi lui-même, qui consentirait facilement
à ajourner ses espérances, sans s'apercevoir que le temps aurait la
puissance de changer le provisoire en définitif.
Ce ne fut pas sans peine que ce moyen terme fut accepté, car
personne n'en voulait. L'oligarchie bourgeoise des provinces-unies
y répugnait, parce qu'elle aspirait avec ardeur à quelque chose
de définitif. Maurice de Nassau n'y tenait pas plus qu'à la paix,
car l'une et l'autre avaient le même inconvénient pour lui, celui de
laisser le pouvoir aux mains de l'oligarchie bourgeoise et de le
faire rentrer dans un clair-obscur dont son âme froide et terrible
goûtait peu les douceurs. Henri IV résistait singulièrement, et son
raisonnement, très ferme et très royal, était celui-ci : une longue
trêve aura pour eux tous les inconvéniens de la paix sans en avoir
la sécurité; ils vont s'amollir durant cet intervalle dans la richesse,
le travail pacifique, le loisir, et, quand ils auront fait œuvre de
marchands pendant douze ou quinze ans, ils seront incapables de
retrouver leur énergie et de redevenir des soldats. L'Espagne n'en
voulait pas, se doutant bien que le temps, dans l'intervalle, se char-
gerait de la désarmer, et elle ne consentait qu'à une trêve à court
délai. Enfin le second médiateur entre les deux belligérans, le roi
Jacques 1" d'Angleterre, repoussait absolument la trêve comme
inefficace, et se prononçait pour la paix, parce qu'il espérait que la
paix serait acceptée telle quelle, et livrerait pieds et poings liés la
Hollande, qu'il aimait peu, à l'Espagne, dont il convoitait l'alliance.
H fallut pourtant se rendre au bout de deux ans de chicanes, de
querelles, de propositions acceptées et abandonnées, de négocia-
tions rompues et reprises. Jeannin triomphait triplement, d'abord
parce que cette trêve était son œuvre plus que celle d'aucun autre
négociateur, en second lieu parce qu'il rendait le repos à la Hol-
lande par le moyen et au nom de son maître, enfin parce qu'il dé-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 119
barrassait ce môme maître d'une tutelle onéreuse, et le dispensait
pour l'avenir de subsides qui alFligeaient son esprit d'économie.
Jamais je n'ai mieux senti qu'en lisant les dépêches do Jeannin
la védté de ces paroles, qui me furent dites un jour par le célèbre
sir Henry Bulwer: « Nous autres, diplomates, nous sommes beau-
coup plus qu'on ne le croirait des personnages sacrifiés. C'est un
métier dans lequel il faut dépenser beaucoup de talent, et sans es-
poir de célébrité. On n'acquiert la célébrité en ce monde qu'en fai-
sant ou en défaisant quelque chose; mais notre tâche, ingrate entre
toutes, consiste précisément à empêcher que les choses ne se dé-
fassent. » Les négociations de Jeannin sont un exemple remarquable
de cette lutte difficile avec des circonstances qui échappent sans
cesse. Pendant même que l'on négocie, les choses se déplacent
non d'une manière grossièrement apparente, mais avec subtilité.
Quelle finesse d'œil il faut pour apercevoir cet invisible déplace-
ment, que d'adresse pour les ramener au point précis d'où elles
se sont écartées, que de souplesse d'esprit pour reprendre la ques-
tion sur ce nouveau terrain et maintenir la fixité du but qu'on pour-
suit au milieu d'une perpétuelle mobilité! Des qualités de premier
ordre sont ici nécessaires, et cela pour lutter avec des circonstances
qui huit jours après qu'on en a triomphé n'ont plus le moindre
intérêt. De là naît pour le diplomate un nouveau désavantage, et le
plus cruel peut-être de tous : c'est que ses écrits, quelque habiles
qu'ils soient, survivent à peine aux incidens qui leur donnent nais-
sance. On a dit avec justesse que la lecture rétrospective des vieux
pamphlets poliliques et des vieux discours de tribune ressemblait
d'ordinaire à celle des almanachs de l'an passé. S'il en est ainsi du
publiciste et de l'orateur, que sera-ce du diplomate, qui ne peut et
ne doit avoir, pour défendre sa renommée, les ressources de la
passion ! Aussi n'y a-t-il pas de labeur comparable à la lecture des
collections diplomatiques même les plus considérables et les plus
justement célèbres. Les Négociations de Jeannin, malgré tout leur
mérite, sont loin de faire exception à cet égard, et il y a même ici
une raison toute particulière qui ajoute encore à la fatigue que
font éprouver ces sortes de collections : chez Jeannin, l'esprit vaut
mieux que la parole et la substance mieux que la forme. Il ne 'se
soucie que d'être clair et exact, et ce souci l'entraîne à de telles
minuties de détail qu'il en atteint souvent le résultat contraire à
celui qu'il cherche. Ajoutez que Jeannin est resté comme écrivain
l'homme de sa jeunesse; en pleins règnes de Henri ÏV et de Louis XHl,
il écrit encore comme on écrivait au temps de Charles IX, et c'est
avec une peine infinie que l'on suit, dans ses circonlocutions, ses in-
cidentes et ses parenthèses, sa longue phrase traînante comme une
toge de magistrat d'une mode ancienne. Quelle différence sous ce
120 REVDE DES DEUX MONDES.
rapport entre Jeannin et ses illustres correspondans diplomatiques,
Henri IV, "Villeroy, Sully lui-même! Certes Villeroy est loin d'avoir
la prudence et la sagesse de Jeannin, mais quelle netteté et quelle
propriété d'expression, et que sa phrase simple, logique, allant
droit au but, est agréable et facile à suivre quand on la met en
regard de la phrase à méandres de Jeannin ! Les seules de ces dé-
pêches qui soient vraiment belles cependant, ce sont celles de
Henri IV. Voilà cette fois qui s'appelle parler. Quelle fermeté de
ton ! quel royal langage ! Comme avec lui on s'élève au-dessus de
ces misérables incidens que chaque jour amène, et comme on rap-
porte aisément chacun de ces incidens, aussi passager soit-il, aux
principes premiers d'où toute politique découle! Que ce style est
moderne et se sent peu des régimes précédens! Dans cette réunion
d'hommes éminens d'autrefois que nous présentent les négociations
de Jeannin , non-seulement Henri IV est le plus grand esprit, mais
il est, et de beaucoup, le meilleur écrivain.
II. — AUXONNE : LA STATUE DB BONAPARTE ADOLESCENT DE M. J 0 C F F E 0 ï .
— FIXIN : LE MONl'MENT FUNEBRE DE NAPOLÉON PAR RIDE.
A Auxonne, de même qu'à Yézelay et à Âvallon, on se sent déjà
hors de la Bourgogne. Ici nous rencontrons la Saône pour la pre-
mière fois, et pour la première fois aussi nous remarquons ce
paysage reposant et un peu monotone de vastes prairies dont la
Saône semble avoir le privilège exclusif, car il en accompagne les
rives partout où nous avons pu la suivre, à Châlon, à Tournus, à
Mâcon. D'autre part, le caractère des habitations change, les bal-
cons commencent à y abonder tant à l'intérieur qu'à l'extérieur,
et les façades bien dessinées, d'une régularité quelque peu fan-
tasque, annoncent le voisinage d'une autre province. On s'aperçoit
encore à d'autres signes qu'on se trouve, par suite des circon-
stances présentes, dans un pays particulièrement délicat pour le
quart d'heure; mais mieux vaut nous taire sur ce pénible sujet.
Le plus renommé des édifices d' Auxonne est l'église de Notre-
Dame, construite par la duchesse Marguerite de Flandres, la femme
de Philippe le Hardi, que les habitans d' Auxonne désignent tra-
ditionnellement, je ne sais trop pourquoi, sous le nom de la
reine Blanche, galant sobriquet qu'elle dut peut-être à son teint
de Flamande, mais qui ne laisse pas que de dérouter un instant
le voyageur. Malgré le renom de Notre-Dame, nous en dirons peu
de chose, car cette église est entièrement vide de témoignages his-
toriques et ne rappelle aucun souvenir intéressant. Aucun saint n'a
passé par là, aucun héros n'a dormi sous cette voûte, et, quand
l'homme n'a pas laissé en un édifice la trace de son âme, il est
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 121
rare que cet édifice ait le privilège d'intéresser fortement, si beau
qu'il soit. Or il y a dans le monde quantité de choses autrement
belles que Notre-Dame d'Auxonne, et, sans sortir de la Bour-
gogne, celte église n'a rien qui puisse la mettre sur le même rang
que les églises d'Auxerre, de Vézelay, d'Autun, de Beaune, de
Pontigny, de Dijon. Les amateurs de curiosités architecturales si-
gnalent une déviation assez prononcée du côté gauche de la nef,
déviation qui, disent-ils, a pour but de reproduire l'inflexion du
Christ sur la croix; mais ce n'est là qu'une singularité de nature
amusante et non pas une beauté. Tout ce qui me plaît de cette
'église, c'est son porche gothique bizarrement posé de biais et ri-
chement orné, à tous les étages de ses colonnes, d'un peuple de
prophètes et d'apôtres. Un détail curieux et bon à noter pour les
archéologues m'a frappé pendant que je me promenais sous ce
porche en examinant ses statuettes : c'est que celles qui représen-
tent les images de Moïse, d'Isaïe, de Zacharie et de Daniel sont les
copies exactes des admirables prophètes du puits de Moïse de Claux
Slutter, fait qui, ajouté aux figurines du célèbre retable déposé au
musée de Dijon, sert à démontrer de quelle popularité a joui en
Bourgogne, presque dès sa création, l'œuvre de V imagier de Phi-
lippe le Hardi. Sans doute, Notre-Dame d'Auxonne ne mérite pas
autant de froideur, et peut-être étions-nous en mauvaise disposi-
tion, ce qui serait excusable, car il nous a fallu pendant deux jours
contempler cette église abrité sous un parapluie. S'il en est ainsi,
il se trouvera certainement un autre voyageur pour l'admirer avec
plus d'enthousiasme qu'il ne nous est possible de le faire.
Un embryon du musée a été installé dans une petite salle atte-
nante à la bibliothèque publique, laquelle par parenthèse est un
joli petit édifice bien conçu qui n'a que le tort de faire croire à un
théâtre, et qui est l'œuvre d'un architecte de talent porteur du nom
bizarre de Phal-Blando. Ce musée embryonnaire contient plusieurs
objets intéressans, parmi lesquels il faut citer en première ligne
un portrait de Jean sans Peur, débris échappé de quelque ruine
du voisinage, mais dont on n'a pu m'indiquer la provenance exacte.
Il serait cependant intéressant d'en connaître l'origine et de pouvoir
en constater l'authenticité, car il diffère sensiblement de tous les
autres portraits existans du duc tant pour l'âge que pour les traits.
Jean nous y est représenté dans la toute première fleur de l'ado-
lescence, avant même qu'il fût d'âge à commander la chevaleresque
équipée de Nicopolis. C'est un tout à fait joli garçon qui reproduit
exactement, mais en très beau, les traits de son père Philippe.
Impossible d'y découvrir le plus petit germe de cette physionomie
de dogue hargneux que nous lui voyons dans les portraits de son
âge mûr, où, coiffé de son affreux bonnet de forme phrygienne, ce
i22 BE7UE DES DEUX MONDES.
chef de la démagogique faction des bouchers de Paris ressemble
au symbole anticipé du sans-culottisme futur. Ce portrait, si par
hasard il était vrai, posséderait encore un autre mérite, c'est qu'il
démentirait la laideur que les anciennes images attribuent inva-
riablement aux Valois d'avant la branche d'Angoulème, laquelle
a toujours passé pour avoir inauguré la beauté physique sur le
trône de France. Pour les ducs de Bourgogne en particulier, les
portraits abondent; le château de Bussy-Rabutin par exemple en
possède quatre dont l'authenticité n'a jamais été mise en doute
par personne. Je n'ai rien vu de plus laid; ce ne sont pas des vi-
sages, c'est un horrible amas de rides et de pattes d'oie. Tou-
tefois il est très possible que cette laideur soit une calomnie de
la maladresse, et provienne de l'infériorité relative de la peinture
sur la sculpture de cette époque, car nous remarquons qu'il y a
sous ce rapport une très notable différence entre les images peintes
et les images sculptées des ducs, et nous aimons mieux en croire
Claux Slutter et Jehan de la Verta que le peintre anonyme des por-
traits du château de Bussy. Quoi qu'il en soit, on ne peut que re-
commander ce portrait de Jean sans Peur adolescent aux recherches
des archéologues de la localité.
A voir ce portrait de Jean tout avenant de la candeur de l'adoles-
cence, l'imagination a peine à se figurer les actes effroyables dont
sa vie va se remplir et se souiller, le meurtre da Louis d'Orléans,
les massacres répétés des Armagnacs, les connivences avec l'Anglais.
Un sentiment de nature analogue se réveille à la vue de quelques
objets ayant appartenu à Bonaparte jeune que possède ce petit mu-
sée. C'est ici en effet que Bonaparte a passé les années les plus
pures et les plus heureuses de sa vie. Auxonne fut sa première et
on peut dire son unique garnison, car, arrivé dans cette ville en
1788, comme lieutenant en second du régiment de La Fère, il ne
la quitta qu'en 1791, au moment mêm.e où dans les profondeurs
des destinées l'étoile fatidique commençait à se mettre en marche
pour venir se poser sur sa tète. Les habitans d' Auxonne ont,
comme on peut croire, soigneusement recueilli tous les détails qui
se rapportaient au séjour d'un tel hôte dans leurs murs; quelques-
uns sont intéressans et font rêver. Ainsi Bonaparte a failli s'y noyer
deux fois, la première en se baignant dans la Saône, la seconde en
patinant sur les fossés de la forteresse, où périrent deux de ses ca-
marades, sur lesquels le destin n'avait évidemment de vues d'aucune
espèce. C'est à croire en effet que la fatalité agit souvent comme
une personne libre de ses choix, et le fait que nous avons cité en
dernier lieu en est un bien curieux exemple. Au moment où la glace
allait se rompre, il la quitte pour aller dîner; ses deux camarades
s'obstinent à prolonger encore de quelques minutes leur exercice en
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 123
l'invitant à faire comme eux; il hésite, refuse, et au même instant
les deux patineurs disparaissent sous l'eau gelée. Pourquoi cette
hésitation à cette minute précise? N'est-ce pas à en admettre la
connivence secrète d'une puissance mystérieuse? Rien n'empêchait
que Bonaparte partageât le sort de ses deux camarades, et alors
l'histoire suivait nécessairement un autre cours; mais lequel? Voilà
ce qu'il est assez difficile d'imaginer. Je crois bien volontiers que
le sort de la France n'en aurait pas été plus malheureux; mais j'ai
peine, je l'avoue, à comprendre ce qui serait advenu de la révolu-
tion française si, pour ne rien dire de plus, Bonaparte ne se fut pas
trouvé là juste à point pour détourner sur sa personne les colères
que la révolution avait soulevées et pour se substituer à elle comme
point de mire de l'Europe, car, lorsque les puissances coalisées
triomphèrent en JSlZi, elles ne détrônèrent que Napoléon, tandis
qu'en 1795 c'était la révolution même qu'elles visaient et qui eût
infailliblement péri sous leurs efforts. 11 transforma la nature et
l'objet des haines de l'Europe; n'y eût-il que cela dans son règne,
ce fait seul suffirait pour constituer un changement considérable
dans l'histoire générale.
Les souvenirs des habitans d'Auxonne nous le représentent au
début de la révolution préludant en quelque sorte à son rôle
du 13 vendémiaire, et réprimant quelques minuscules émeutes
à Seurre, à Cîteaux, à Auxonne même. La plus sérieuse de ces
échauffourées fut celle de Seurre, et la tradition lui prête à cette
occasion un mot curieux qui doit être vrai, car il peint bien son
adroite et quelquefois cauteleuse énergie. Bonaparte venait de don-
ner l'ordre à l'attroupement de se disperser; vains efforts, l'at-
troupement n'écoutait pas. Alors il commande de charger les
armes, fait mettre la foule enjoué, puis au moment d'ordonner
le feu : (( Citoyens, dit-il en s' avançant, que les honnêtes gens
se retirent bien vite, je n'ai ordre de tirer que sur la canaille. »
Sur ce mot, chacun s'empresse de s'éloigner pour ne pas donner
de sa personne une mauvaise opinion. Sauf ces menus incidens,
quel contraste entre cette vie des jeunes années à Auxonne et celle
qui allait presque aussitôt s'ouvrir pour lui! Nous avons ici un Bo-
naparte avant l'ambition et les rêves de grandeur, n'entrevoyant
pas même l'avenir qui lui est réservé, studieux, rangé, vivant de
laitage par économie, un Bonaparte presque bourgeois, portant le
sac à ouvrage de M'"^ Lombard, la femme de son professeur de mathé-
matiques, fréquentant les bonnes maisons bourgeoises de la ville et
s'estimant heureux d'y être admis, faisant la partie deboston de ses
hôtes et prenant sur ses maigres économies pour donner de temps
en temps en retour de leur hospitalité quelque petit cadeau à leurs
femmes et à leurs filles. De ce nombre sont un mince portefeuille en
124 REVUE DES DEUX MONDES.
soie et une pelote à épingles donnés à une certaine M™* Naudin et
à une certaine M"^ Pilon, deux noms de forme modeste, comme
vous voyez, et mal frappés pour la gloire. Le musée d'Auxonne pos-
sède encore un souvenir de nature plus tendre : deux fiches de jeu
en ivoire sur lesquelles Bonaparte a écrit familièrement le mot de
Manesca, prénom à tournure romanesque d'une demoiselle Pillet,
fille d'un marchand de bois, pour laquelle il semble avoir eu de
l'amitié, et qu'il eut un moment la pensée d'épouser. 11 serait cu-
rieux de savoir jusqu'à quel point elle lui rendait sa sympathie et
comment elle envisageait ce projet de mariage ; tout cela presque
à la veille du pont d'Arcole et de la campagne d'Italie : le chan-
gement de fortune est à n'y pas croire. Je ne connais pas dans
l'histoire un second exemple d'une entrée aussi subite dans la re-
nommée (1).
Une statue monumentale due au ciseau de M. JoulTroy consacre
à Auxonne le souvenir de ces années de paix et de bonheur modeste.
L'œuvre est doublement remarquable, et par l'originalité de l'idée,
et par l'élégance de l'exécution. C'est une idée originale en effet
que d'avoir représenté Bonaparte à vingt ans, avant toute gloire et
tout malheur, et lorsque ces traits mêmes de médaille antique par
lesquels nous le connaissons n'étaient pas encore formés. Le voilà
donc devant nous à l'état de page blanche; le destin n'a pas encore
écrit sur son visage la première ligne de sa vie. Il se dresse sur
son piédestal, élégant, svelte, élancé, revêtu de l'habit militaire du
temps. La tête est nue et sans coiffure; les cheveux, destinés à deve-
nir rares si vite, mais qui, avant de s'éclaircir, li^ rendront le signalé
service de lui constituer une si superbe crinière de lion républicain
et compléteront ainsi une des physionomies les mieux faites pour
frapper l'imagination des contemporains, arrivent sur son front en
touffes nombreuses, que l'artiste a légèrement bouclées, de manière
à y faire apercevoir le germe de la fameuse mèche napoléonienne.
Le type physique traditionnel du futur héros est comme prédit par
une main introduite dans l'ouverture du gilet, habitude restée cé-
lèbre et que d'innombrables portraits ont rendue populaire. C'est
à ces légers indices et à ces pronostics presque insaisissables que
l'artiste s'en est finement tenu, sans tomber dans le piège grossier
où plus d'un aurait à sa place aisément donné, de mettre le plus
possible du Bonaparte de 1796 ou de 1800 dans le Bonaparte de
1788, ou de faire transparaître l'empereur à travers le lieutenant
d'artillerie. La physionomie, très reconnaissable,'est sérieuse, pres-
(1) Tous les objets que nous venons de mentionner ont été donnés au musée
d'Auxonne par M. Claude Pichard, ancien maire de cette ville et auteur d'une bro-
chure où il a réuni les plus menus souvenus du séjour de Bonaparte parmi ses con-
citoyens.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 125
que austère, pensive, avec une pointe de mélancolie qui lui donne
quelque chose de wertherien, avenante et gracieuse cependant
comme l'est toujours l'heureuse adolescence, même lorsqu'elle est
morose et sombre. Cette élégante statue est accompagnée de quatre
bas-reliefs destinés à marquer les étapes si peu nombreuses que va
parcourir la prodigieuse fortune de cet enfant. Le premier nous
montre le point de départ, et le sujet en a été pris dans la vie de
Bonaparte à Auxonne même. Une petite chapelle s'élève en pleine
campagne à quelque distance d'Auxonne; Bonaparte en faisait un
but fréquent de ses promenades. C'est au milieu de ce paysage que
l'artiste l'a représenté appuyé mélancoliquement contre un chêne
sous lequel il s'asseyait de préférence et auquel il a laissé son nom,
le menton soutenu par la main, avec une nuance de vvertherisme
encore plus marquée que celle de la statue.
Que ne suis-je un berger, que ne suis-je Tityrel
Ce vers, que Théophile Gautier, dans son poème de la Comédie
de la mort, fait prononcer par Napoléon lui - même pour expri-
mer le regret de ne pas avoir donné à sa vie un emploi pacifique,
nous a été remis en mémoire par ce bas-relief, devant lequel il
perd la teinte de ridicule dont il nous avait toujours paru marqué.
Ce bas-relief est en effet une charmante bucolique, une idylle à un
seul personnage, et, si l'on ne savait que les rêveries mélancoliques
qu'atteste ce jeune visage sont celles de l'ambition anxieuse et non
celles de l'amour attristé, on pourrait prendre cet adolescent pour
le héros d'une mondaine pastorale à la manière du xviir siècle
agonisant. Le second bas-relief, plein de feu et de mouvement, est
consacré à cet épisode du pont d'Arcole dont le retentissement pro-
digieux logea pour toujours le nom du général de l'armée d'Italie
dans l'esprit des populations. C'est la guerre dans toute sa furie
meurtrière sans rien d'horrible, la guerre environnée d'une splen-
deur d'héroïsme et de jeunesse, la déesse Bellone elle-même dans
sa fleur de beauté. Quelle dilïérence entre ce tableau de la guerre
et celui que le pinceau de Gros nous représente sur le champ de
bataille d'Eylau, sous la neige et l'air glacé! Barement on a mieux
rendu ce beau soleil de gloire qui salua l'avènement de Bonaparte
à la renommée. Dans le troisième bas-relief, consacré à l'étape du
consulat et représentant une séance du conseil d'état présidée par
Bonaparte, l'artiste a su triompher d'un sujet plus ingrat par l'heu-
reuse disposition des groupes et la fidèle reproduction des portraits.
Le quatrième, qui a eu, paraît-il, auprès des Auxonnois moins de
succès que les autres, me semble le plus beau ds tous. Il est con-
sacré au couronnement. Au premier plan, Joséphine est agenouillée;
l'empereur s'est avancé vers elle, et d'un geste altier il détache la
126 REVUE DES DEUX MONDES.
couronne qu'il vient de ceindre pour la poser sur sa tête; sur les
côtés apparaissent quelques dignitaires de la cour naissante, et
par derrière, immobiles et impassibles, se tiennent le souverain
pontife et les prélats qui l'assistent. On dirait une scène du moyen
âge sous des costumes modernes; pour la composer, l'artiste s'est
très habilement souvenu de ce que nous appellerons ses lectures
de statuaire. Nous en dirons autant du premier bas- relief, dans le-
quel M. Jouffroy nous paraît s'être inspiré des charmantes sculp-
tures de la façade du palais ducal de Nevers représentant la chasse
de saint Hubert et l'histoire du chevalier du Cygne, sculptures
qu'il a lui-même restaurées et comme recréées avec un soin et un
goût qu'à mon avis on n'a pas assez loués.
Par une coïncidence assez singulière, les deux raonumens les
plus originaux qu'ait inspirés Napoléon, cette statue de Bonaparte
adolescent et le monument funèbre de Rude, se trouvent placés
presque côte à côte dans ces mêmes régions où les souvenirs de
181Ù et de 1815 ont laissé des traces plus profondes et où la ré-
sistance aux alliés fut plus vive peut-être que partout ailleurs.
L'histoire de ce dernier monument, qui n'a aucun caractère officiel
et qui est l'œuvre d'une simple fantaisie individuelle, est intéres-
sante et curieuse. A Fixin, non loin de Dijon, tout près de la côte
où croît le fameux chambertin, vivait naguère encore un vétéran
des campagnes de l'empire, M. Noisot, commandant des grenadiers
de la garde, un des assistans des adieux de Fontainebleau. Posses-
seur d'une fortune qui lui permettait une assez large aisance, il
conçut, entre les années 18/iO et 18/i5, la pensée d'élever un mo-
nument funèbre à la mémoire de son empereur au sein même de
sa propriété. Ce monument fut-il un acte spontané de sa piété mi-
litaire? C'est possible; cependant, comme il se rapproche singuliè-
rement par sa date de la translation des cendres de Napoléon en
1840, je serais assez porté à croire que c'est à cet événement, qui
aura redonné une vivacité nouvelle aux souvenirs assoupis du
vieux soldat, qu'il en faut rapporter l'origine première. Quand les
pensées sont nobles, hautes et bien venues dans leur principe, il
est très rare qu'elles ne trouvent pas un cadre, des instrumens,
une forme dignes d'elles; il en fut ainsi pour l'inspiration du com-
mandant Noisot. Il possédait tout ce qu'il fallait pour que sa pensée
fût réalisée avec grandeur, c'est-à-dire un ami qui s'appelait Rude
et une propriété qui par son caractère se prêtait merveilleusement
à servir de cadre à un monument funèbre. Nul paysage plus mo-
rose en effet. Pour atteindre à cette propriété, on gravit pendant
près d'un quart d'heure un sentier pierreux, escarpé, difficile, des-
siné d'une manière informe, qui déchire ou plutôt ravine le flanc
d'une colline d'aspect chagrin, quasi misanthropique, dont le tapis
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'akT. j 27
de moussas claires et d'herbes pâles, seule végétation que puisse
porter ce sol maigre, est comme troué çà et là par quelque pointe
ou quelque sommet de rocher qui perce hors de terre. Tout en haut
de ce coteau sauvage se présente un mur à demi ruiné qui entoure
une plantation d'ifs, de sapins, de cyprès, qu'on ne s'étonne pas
de voir en telle solitude, car ces vivans emblèmes de mort croissent
de préférence là où rien ne peut pousser, et leur allière stérilité
reclierche par sympathie naturelle les terres désertes et infertiles.
Le lieu est tellement bien disposé pour les monumens de la mort,
et fait naître si naturellement les pensées lugubres que, n'aperce-
vant pas d'abord la maison de campagne du commandant INoisot,
masquée qu'elle est par cette sombre plantation, j'ai pris cet enclos
pour le cimetière de la bourgade de Fixin. Si ce n'est pas tout à
fait un cimetière, cela n'en diffère pas de beaucoup. Le petit parc
est disposé en étages, reliés entre eux par des allées sinueuses; à
chacun de ces étages, une chambre de verdure abrite le souvenir
d'un mort. Au premier se présente le monument funèbre de Napo-
léon, au second une petite colonne commémorative, surmontée du
buste de Rude et élevée par un de ses élèves reconnaissans, et
enfin au troisième la tombe même et le buste du commandant
Woisot, qui a voulu être enterré dans ce parc, dont il a fait cadeau à
la bourgade de Fixin, en ne se: réservant que les six pieds de terre
qui lui étaient indispensables pour attendre le jour du jugement.
Tout à l'heure dans la statue de M. Jouffroy nous contemplions
une œuvre originale et élégante; mais ici nous sommes en présence
d'une œuvre de génie. L'idée foncière de ce monument, idée forte,
vibrante, sublime, aussi vraie philosophiquement qu'elle est émou-
vante poétiquement, — au moins pour les âmes qui sont capables
d'en sentir la beauté, — est la même que nous admirons dans la
Symphonie héroïque de Beethoven. Yous rappelez-vous le con-
traste étrange qui règne entre les deux parties de cette œuvre?
A une première audition, cela frappe comme un désaccord, et il
semble que ces deux morceaux appartiennent à deux œuvres de
caractère différent associés par un caprice d'une audace presque
choquante ; mais bientôt ce contraste apparent nous révèle sa di-
vine et vraiment héroïque harmonie. A peine est-il besoin de rap-
peler le sens de la première partie , car il est tellement saisissabla
qu'il s'imposerait même aux oreilles les plus rebelles. Qu'enten-
dons-nous dans ce tumultueux andcmie, sinon le vacarme ardent
du combat de la vie , tapage presque aaarchique dans la brusqus
succession de ses accens et dans la variété infinie de ses cla-
meurs, voix impérieuses, appels, désespérés , chants d'allégresse,
plaintes de vaincus, cris de colère, paroles d'exhortation? ilais un
son lugubre a retenti; c'est le héros qui vient de tomber frappé, et
128 EEVUE DES DEUX MONDES.
nous accompagnons lentement son convoi aux sombres accords de
la marche funèbre. Tout à coup cependant, avant même que les
roulemens des tambours voilés de crêpe aient cessé de se faire en-
tendre, voilà qu'éclatent presque indécemment des accens où fer-
mentent et pétillent toutes les ivresses de la vie, joyeux comme des
farandoles, bruyans comme les explosions de plaisir d'une fête po-
pulaire, heureux comme l'allégresse des âmes amoureuses au sein
delà sécurité. Qu'est-ce donc? vous dites-vous, comme réveillé
en sursaut de votre léthargie de tristesse par ces fanfares de bon-
heur; voilà des instrumens qui prennent vraiment bien leur temps !
L'éternel scherzo n'aurait-il donc pu, changeant de rôle pour une
fois, mettre sa vivacité au service de la douleur? Que veulent dire
ces accens intempestifs? Expriment-ils le triomphe de l'ennemi heu-
reux de voir tomber son vainqueur, ou bien, ironie plus désespé-
rante, proclament-ils le soulagement qu'éprouvent les survivans à
se sentir débarrassés de la contrainte héroïque qu'ils subissaient ou
l'emportement avec lequel ils se précipitent au-devant de la douce
paix? Le doute se dissipe promptement, et l'auditeur, d'abord sur-
pris, en vient vite à partager l'allégresse de l'orchestre, et à com-
prendre comment ces accens joyeux sont le véritable hymne funèbre
qui convient au héros. « Pourquoi serions-nous tristes, disent ces
voix, puisque nous savons que la mort ne peut atteindre que ce qui
est mortel? Nous n'avons légué à la terre que ce qui appartenait à la
terre, mais ce qui fut lui vit toujours, son âme nous reste dans celle
même qu'il nous donna. Nous sentons sa présence au rhythme que bat
notre cœur et à l'enthousiasme qui possède tout notre être comme
l'ivresse du vin nouveau. » Cette joie cependant est charnelle en-
core, comme toute joie qui tient à la terre : aussi une autre lui suc-
cède-t-eîle bientôt, éthérée, lumineuse, comme celle que nous res-
sentons à contempler le ciel étoile dans les nuits sans brume. Le
héros est entré dans l'immortalité, le voilà maintenant parmi ces
âmes que Dante vit courir devant lui sous forme de lumières vi-
vantes; ceux qui le connurent sur la terre ont tous disparu à leur
tour, en sorte que ce qui restait de terrestre dans son souvenir s'est
effacé, et cette joie sans mélange est celle de la lointaine postérité
pour qui le héros n'est plus qu'une belle idée, un noble objet de
contemplation, une source constante d'initiation à la grandeur et à
la vérité.
Avec cette analyse de la Symphonie héroïque, nous venons de
traduire presque exactement la série de sentimens que nous fait
parcourir l'œuvre de Rude. Qu'est-ce que nous contemplons? Est-ce
un monument funèbre, est-ce une apothéose? Ce n'est ni l'un ni
l'autre particulièrement, et cependant c'est l'un et l'autre. C'est
bien une tombe qui est ici représentée; d'où vient donc que nous ne
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT, 129
ressentons devant elle aucune des mélancolies de la tombe? Ce
suaire funèbre devient vivant, il se meut, se soulève, se gonfle
comme une voile de navire, s'arrondit au-dessus de la tète du mort
comme un dais royal; mais que dis-je, le mort! il n'y a devant nous
qu'un homme endormi. Comme une potion narcotique engourdit
par degrés le corps, en sorte qu'une partie des membres dort déjà
tandis que l'autre veille encore, ainsi agit l'immortaliié sur le per-
sonnage que nous contemplons, vivant dans toutes les parties qu'elle
a pénétrées, captif dans toutes celles qu elle n'a pas atteintes. Elle
le soulève dormant encore, elle redonne à ses membres la sou-
plesse de la vie, un sourire radieux fond sur les lèvres l'austérité
glacée du trépas, et sur ces joues tout à l'heure livides court, di-
rait-on, une huile incorruptible. Ce visage ne porte plus trace des
misères de la terre; le séjour dans le tombeau a débarrassé ce mort
vivant de son corps de limon, et il ne lui reste plus que celui qu'on
appelle en magie le corps de lumière astrale. Tout est anéanti et
oublié maintenant des souillures qui obscurcirent sa noblesse : la
tragédie des fossés de Vincennes, le guet-apens de Bayonne, les
boucheries horribles de Saragosse et de Tarragone, les six cent
mille hommes de la grande armée ensevelis sous les neiges, le
champ de bataille de Leipzig, les trois millions d'hommes morts pour
réaliser des rêves gigantesques. Tout cela n'est plus, et c'est ce que
dit avec énergie cette aigle si profondément morte au pied du mo-
nument. Le héros va vivre parce qu'il est une âme et qu'il a son
refuge parmi les dieux; lo roi reste mort parce que son pouvoir, s'é-
tant exercé sur ce qui est périssable, n'a plus de séjour parmi les
hommes. La date du monument est 18/i6; on sait aujourd'hui dans
quelle mesure les événemens se chargèrent de démentir la pensée
du grand artiste. N'importe, cette pensée demeure vraie, et le ra-
dieux destin qu'il a raconté dans cette page superbe sera éternelle-
ment celui de tous les héros, dont les âmes restent un permanent
sujet d'enthousiame, lorsque tout ce qui semblait les composer, actes,
paroles, idées, croyances même, a péri depuis longtemps ou n'a
plus cours parmi les hommes. Combien j'en pourrais citer de héros
qui font encore notre admiration, et dont cependant nous ne parta-
geons plus la plus petite des croyances! Qu'est-ce à dire, sinon que
l'âme est supérieure à ses actes, que sa virtualité intrinsèque est
tout, et que toutes les expressions, même les plus sublimes, qu'elle
peut donner d'elle-même ne sont rien?
Ce n'est pas du premier coup que le sculpteur est arrivé à cette
représentation du héros, la seule vraie et la seule philosophique. 11
s'était d'abord arrêté à une pensée plus vulgairement dramatique
dont nous avons le modèle au petit musée formé par le comman-
TOUE civ, — 1873. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
dant Noisot dans une des chambres de sa maison. Dans ce projet
de monument, l'empereur, raidi par la mort, est étendu sur la
crête d'un rocher battu de toutes parts par les vagues ennemies.
Il est mort, et bien mort, mais son aigle enchaînée est vivante au
contraire, et, se comprenant abandonnée pour toujours de son
maître, elle pousse des cris de désespoir à réveiller tous les échos
de la terre. Le monument eût été fort beau encore, cependant nous
croyons que Rude fit sagement d'abandonner cette idée. En s'arrê-
tant à ce premier et très matérialiste projet, il ne se fût pas élevé
beaucoup au-dessus d'un Gharlet et d'un Déranger; en adoptant la
conception idéale du second, il s'est élevé au niveau des plus il-
lustres esprits, et il est resté au niveau de lui-même, car Rude est
un grand artiste, un des plus grands dont ce siècle puisse se vanter,
et sa place ne me semble pas avoir encore été marquée à son rang.
Je n'ai pas besoin de rappeler des œuvres qui doivent être fami-
lières aux yeux de tout Parisien ; mais en parcourant ce petit musée
Noisot où se rencontrent plusieurs modèles de ses statues, je reste
frappé de la force et de la beauté intellectuelle de ses idées. Avec
quelle intelligence et quel sentiment de la nature de Jeanne d'Arc
il a représenté l'héroïne écoutant, l'oreille légèrement tendue en
haut, les ordres des voix célestes! Gomme il a bit.n senti que la
vraie grandeur de Jeanne est intérieure et doit être cherchée dans
sa nature intime et non dans le personnage extérieur de la guer-
rière! Et quelle adorable divinisation des formes de la jeunesse que
ce Mercure d'une sveltesse et d'une élégance si accomplies qui se
baisse rajustant son cothurne avant de reprendre son vol! J'ai vu
sous la loggia de' Lanzi le charmant Persée de Benvenuto Gellini,
tant admiré et à certains égards fort digne de l'être, et je n'hésite
pas à dire qu'il y a dans le Mercure de Rude une tout autre no-
blesse et une tout autre harmonie. Mais que ce peu de mots suffise;
parler des œuvres de Rude qui sont autres que celle dont nous
avons dû nous occuper nous retarderait trop longtemps.
En revenant de Fixin, je me suis arrêté un instant à Crochon
pour y voir le manoir de Grébillon, dont j'ai eu la curiosité, pendant
mon séjour en Bourgogne, de relire les tragédies, que j'espère bien
ne plus ouvrir de ma vie, quel que soit le nombre d'années que me
prête la nature. Il n'y a de remarquable à Brochon qu'un petit en-
clos de vigne, dit le clos de Crébillon, dont les produits étaient
déjà, du vivant de ce roi de l'hiatus et des vers sans césure (1), in-
(1) J'en ai compté plus de cinquante où l'hémistiche n'est pas marqué. Il faut que
le respect qu'inspirait à nos pères la forme de la tragédie fût bien grand pour qu'ils
accordassent leur admiration à de semblables rapsodies. Chaque époque a son féti-
chisme, et nous en avons peut-être quelqu'un qui paraîtra tout aussi ridicule à no»
B :veux.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D'aRT. 131
finiment supérieurs à ceux de sa muse, lesquels ne valent certaine-
ment pas le plus mauvais vin du plus médiocre plant de gamay.
Je profite de l'occasion que me présentent ce clos de Crébillon et
les innombrables vignes que je rencontre sur ma route pour com-
pléter mon instruction relativement au pinol et au gr^'iay, et j'in-
terroge sur ce sujet le paysan qui me conduit. Il m'apprend, à ma
grande surprise, que le gamay usurpateur réclame beaucoup plus
de soin, plus de travail et de dépenses que le plant fin. — Mais
alors, lui dis-je, pourquoi donc le cultiver avec cet acharnement?
— Ah! voilà, me répond- il, c'est que le plant de gamay donne
toujours une récolte sûre, tandis que la vigne fine, qui, à la vérité,
n'a pas besoin qu'on s'occupe d'elle, est plus sensible au froid et à
la pluie. Il est bien certain qu'avec cette dernière, dont les produits
n'ont pas de pnx, les bonnes années compensent largement les
mauvaises ; mais il faut attendre , et les petits propriétaires ne le
peuvent pas. Avec le gamay, ils sont sûrs d'un revenu chaque an-
née, tandis qu'avec le plant fin ils se passeraient souvent de rente.
Cette raison me touche comme elle le doit; mais ce que j'en conclus
directement, c'est que, s'il n'y avait pas quelques grandes proprié-
tés en Bourgogne, Ghambertin, clos Vougeot, Romané-Conti et
Saint-Georges courraient risque de disparaître de ce monde, "ce
qui serait vraiment dommage. Puis, faisant un retour sur les choses
morales, je me dis qu'il en est à peu près dans le monde des âmes
comme dans le monde des vignes, et que le gamay et le pinot se
comportent exactement comme le vulgaire et l'élite humaine. Les
belles âmes et les grandes intelligences croissent toutes seules à]la
grâce de la nature, tandis que Dieu seul sait les peines qu'il faut
se donner pour attendrir et rendre productif le coriace gamay hu-
main. Seulement, une fois que ce travail acharné a pris fin , ce ga-
may donne invariablement ses produits, tandis que le noble j^înot
des âmes d'élite donne les siens avec intermittence et voit souvent
ses fleurs brûlées par la gelée, et ses fruits entraînés par l'action des
pluies.
ni. — TODRNUS. — MAÇON. — P AR AT-LE-MONI AL.
Si l'on en excepte la légendaire sainte Reine à Alise, les deux
saints qui sont restés les plus chers aux habitudes de la piété po-
pulaire bourguignonne sont saint Edme et saint Philibert; or, par
une singularité assez remarquable, ni l'un ni l'autre n'appartien-
nent à la Bourgogne, et c'est à peine s'ils appartiennent à la France.
Nous avons raconté déjà dans notre visite à Pontigny par suite de
quelles circonstances saint Edme, archevêque de Cantorbéry sous
Henry III d'Angleterre, avait passé en Bourgogne ses deux dernières
132 BEVUE DES DEUX MONDES,
années. Saint Philibert nous appartient plus directement par les
bienfaits de sa vie, mais il ne nous touche guère de beaucoup plus
près par l'origine. C'était un noble Franc du vu* siècle, qui, comme
saint Faron de Meaux et tant d'autres grandes âmes issues de la
population conquérante, chercha dans le cloître et la religion le
remède et la consolation à la barbare anarchie dont il était témoin.
11 fut le fondateur et le premier abbé des deux célèbres abbayes de
Jumiéges et de Noirmoutiers. Ces deux illustres fondations nous té-
moignent de sa piété; quant au degré de ses lumières, il nous est
attesté par son hostilité à la politique du maire du palais Ébroïn et
par les persécutions qu'il eut à souffrir pour sa fidélité à la cause
contraire. Le fait cependant qui nous touche le plus dans sa vie,
parce qu'il nous montre quelles profondes et lointaines origines
ont toujours les très grands événemens, c'est que nous trouvons
en lui, et cela au moment de la première et irrésistible expansion
de l'islamisme, le germe originaire, le minuscule atome généra-
teur du sentiment qui lança les croisades quatre siècles plus tard.
Ému de pitié par les récits qu'on lui faisait des souffrances que les
chrétiens d'Orient avaient à supporter de leurs vainqueurs, il fut
le"'premier qui organisa des moyens de rachat pour les captifs faits
par h'S infidèles. Neustrien et Aquitain par ses fondations, il sem-
blerait logiquement que c'est en Normandie, en Vendée, en Poitou
qu'il faut aller chercher les débris de sa mémoire. Eh bien! point
du tout, c'est au village de Saint-Philibert, près de ces bourgades
de Fixin et de Brochon, que nous venons de quitter, où une fon-
taine miraculeuse coule en l'honneur de ses vertus, c'est à Tournus
où son souvenir a eu la puissance d'exhéréder un saint depuis
longtemps en possession, saint Yalérien. Par quel hasard ce saint
est-il donc si populaire en Bourgogne, où il ne mit jamais les
pieds?
Cette dévotion a son origine dans une des périodes les plus té-
nébreuses de nos annales, et à sa petite clarté nous pouvons aper-
cevoir au sein de l'ombre épaisse quelques-unes des horreurs mul-
tipliées de cette lointaine époque. Au ix* et au commencement du
X® siècle, alors que les Normands tenaient toutes les populations
françaises sous la terreur de leurs surprises homicides, il y eut
dans notre pays un grand remue-ménage de reliques. Comme ces
baibares s'attaquaient aux monastères avec une rage si particu-
lière que les âmes pieuses en avaient ajouté une prière aux lita-
nies : a ISonnannorum furore libéra nos, Domine, les moines des
abbayes situées sur les côtes ou riveraines des grands fleuves,
tremblant pour leurs dépôts sacrés, les transportèrent autant qu'ils
purent dans l'intérieur des terres. Alors commença pour la plu-
part de nos saints français une existence posthume souvent fort
IMPRESSIONS DE YOYAGE ET d'ART. 133
accidentée. Ils étonnèrent et réjouirent de leurs miracles des pays
qu'ils n'avaient pas connus de leur vivant, et devinrent vénérables
comme des bienfaiteurs inattendus à des populations qui avaient
souvent ignoré leur ancienne existence. On peut aisément ima-
giner avec quel empressement ces hôtes nouveaux étaient reçus
en tous lieux, mais un danger presque aussi grand que la fureur
normande naissait pour eux de ce zèle hospitalier qui souvent
dégénérait en convoitise. Nombre de ces reliques furent volées;
d'autres confiées provisoirement à tel ou tel château y furent ou-
bliées, et plus d'une fois lorsqu'on vint par la suite les réclamer
le dépôt fut nié ou brutalement refusé; on n'a qu'à lire dans Orde-
ric Vital ce qui advint aux reliques du fondateur de son abbaye
d'Ouche, saint Evroul. Enfin le voyage était, dans la plupart des
cas, long, difficile et semé de périls. On ne pouvait voyager qu'à
petites journées, et à chaque station il fallait s'arrêter longuement
pour complaire à la piété des fidèles envieux d'éprouver pour le sou-
lagement de leurs corps l'efficacité de vertus qui leur étaient nou-
velles. Le temps ainsi pieusement perdu ne se réparait pas toujours,
et souvent on apprenait qu'on avait devant soi ces Normands qu'on
fuyait; il fallait alors changer brusquement d'itinéraire, c'est-à-dire
aller au-devant de nouvelles aventures. Quelquefois on croyait avoir
trouvé le port de salut définitif, on séjournait dans tel lieu deux ans,
cinq ans, dix ans; tout à coup le danger apparaissait, et il fallait
chercher un nouvel asile. De toutes ces vies posthumes de voyages,
une des plus longues à coup sûr fut celle de saint Philibert, car elle
dura environ quarante ans. Le corps fut emporté de l'île de Noir-
moutiers vers 836, en 871 c'est à peine s'il touchait à son Ithaque
définitive. Après un premier et long séjour en Vendée, où il a laissé
son nom à la localité qui donna refuge à ses os, il passa successive-
ment à Gunault en Anjou, à Messay en Poitou, et à Saint-Pourçain
dans le Bourbonnais. De là ses reliques furent transportées à Tournus
où elles sont encore aujourd'hui, paraît-il, sauvées qu'elles furent
sous la révolution par la piété d'une femme du peuple. Deux siècles
et demi plus tard environ, les templiers établirent une de leurs
commanderies près de Fixin, et, comme ils étaient très particu-
lièrement dévots à saint Philibert, le nom de leur patron favori
devint tout naturellement celui de la localité. Et voilà comment le
vieil abbé neustrien se trouve populaire sur les bords de la Saône,
et comment l'église abbatiale de Tournus lui est dédiée.
Cette église de Saint-Philibert, dont la fondation remonte à l'époque
carlovingienne, fut détruite plusieurs fois, d'abord par les Hongrois,
puis par un incendie; mais comme les dates de ces destructions^se
trouvent fort rapprochées de celle de sa naissance, il est" plus que
probable que dans ces reconstructions l'architecture primitive fut
134 REVUE DES DEUX MONDES.
scrupuleusement respectée, et que c'est à cette circonstance qu'il
faut attribuer -son caractère de force et son air d'antiquité sévère
qui frappent comme le spectacle d'une vieillesse robuste. Certains
connaisseurs accusent assez justement de lourdeur la nef et le nar-
ihex; mais nous qui nous soucions beaucoup moins du style que du
sentiment, ce sont les parties de l'édifice qui nous plaisent le plus.
On éprouve quelque chose comme un mouvement de respect crain-
tif lorsqu'en entrant dans cette église on aperçoit ces colonnes
énormes qui montent lentement vers la voûte, pareilles à des tours.
Il règne dans cette nef une sorte de majesté baiijare rendue plus
saisissante encore par le contraste du narthex, ou église des caté-
chumènes, profond et obscur vestibule, dont la voûte basse est
soutenue par d'énormes piliers massifs et trapus à un tel degré
qu'on ne les peut comparer qu'à des mastodontes primitifs symé-
triquement attelés au même écrasant fardeau. Si l'architecte avait
voulu dire par hasard : la nef est la salle de prières de fidèles
exhaussés par la foi jusqu'à la taille de géans spirituels, tandis que
le lutrthcx est la geôle d'attente de pauvres fourmis humaines qui
tâtonnent dans les ténèbres et dont l'erreur laisse encore les âmes
dans leur taille de names impuissantes, il aurait vraiment réussi,
car cette antithèse mystique naît tout naturellement dans l'esprit
à l'aspect du contraste qui règne entre ces deux parties de l'édifice.
Comme j'ai déjà eu l'occasion de le remarquer en opposant ce nar-
thex à celui de Vézelay, rien ne rend mieux le sentiment qui, dans
l'église primitive, donna naissance à cette disposition architectu-
rale; c'est tout à fait un purgatoire visible pour des ânies qui, espé-
rant se réunir à la communion des fidèles, attendent au sein d'un
noir crépuscule l'aurore de la lumière de vérité. Pour nous qui
demandons avant tout aux choses une émotion morale , le grand
intérêt de cette église est surtout dans ce contraste entre la nef et
le narthex, et dans le caractère de l'une et de l'autre; mais elle
ofTre en outre au curieux un certain nombre de dispositions singu-
lières. Nous en citerons deux entre autres qui sont plus particuliè-
rement remarquables ; la première est une église restée inachevée,
bâtie au-dessus du narilicx dans l'espace qui sépare les deux tours,
comme un premier étage est bâti au-dessus d'un rez-de-chaussée.
Les dispositions de cet entresol suivent exactement celle du nar-
iliex, et comme les parties qui ont été construites n'ont jnmais reçu
leur revêtement, elles permettent de surprendre la structure in-
térieure de ces piliers massifs qui produisent en bas un si grand
effet : c'est une simple maçonnerie en briques revêtue d'une épaisse
cuirasse de mortier et de chaux. La seconde de ces curiosités est
une crypte qui s'ouvre sur l'un des côtés de l'église à l'entrée du
chœur. Elle a cela d'amusant qu'elle paraît interminable et qu'elle
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 135
est cependant aussi petite qu'une simple chapelle; les piliers en
sont disposés de telle sorte qu'ils ont l'air d'être une forêt, tandis
qu'ils ne sont qu'un fort petit nombre; on s'engage résolument entre
leurs intervalles, et au bout de trois pas on se trouve ramené au
point de départ comme ces héros des romans de chevalerie égarés
dans un méandre magique qui, quelque route qu'ils prennent, re-
tombent toujours à la même place.
L'homme célèbre de Tournus, c'est cet aimable Greuze, qui est
en peinture ce que son contemporain Sedaine est en littérature.
Tous les deux, menue monnaie de Diderot et issus des théories ré-
pandues par lui, ils inaugurent timidement un art démocratique
inconnu avant eux et destiné progressivement à tout envahir. Ce
n'est pas que la réprésentation de la vie populaire ait été absente
de l'art clu xviii^ siècle, mois ce qui les caractérise très particuliè-
rement l'un et l'autre, c'est que chez eux la démocratie se prend
au sérieux pour la première fois. Chez Lancret, Lantara, les Lenain,
la vie populaire lient certes une grande place , mais seulement
sous forme de scènes légères, joyeuses ou grotesques; comme si
elle estimait elle-même qu'elle ne compte pas, elle ne se propose
que de nous amuser, et rire est tout ce qu'elle désire. Dans Char-
din, la vie bourgeoise apparaît fort s-^rieuse, mais elle garde encore
sa modestie et reste exempte d'ambition. Avec Greuze et Sedaine
au contraire, les personnages de la commune humanité viennent
pour la première fois réclamer non plus la complaisance do nos
rires, mais le privilège de nos larmes. Ils pleurent pour tout de
bon vraiment, et même, comme s'ils craignaient de manquer leur
but et de ne pas fondre la glace de notre inattention, ils accom-
pagnent leurs larmes de petits sanglots aigus et d'une pointe d'em-
phase criarde afin de mieux avoir prise sur notre cœur. Ce sont
deux petits prophètes à voix timide de l'ère qui s'avance; Là est leur
intérêt durable à l'un et à l'autre. On voit encore à Tournus la petite
maison où Greuze naquit et fut élevé, elle est presque aussi laide
que celle de Prud'hon à Cluny. A Cluny, j'ai remarqué une res-
semblance frappante entre la grâce physique de la population et
le genre de beauté qui est propre à Prud'hon; je n'ai fait à Tour-
nus aucune observation analogue pour Greuze, et je doute qu'il faille
y chercher l'origine de sa gentillesse; en revanche sa petite maison,
située dans une longue et très étroite ruelle populaire , m'explique
assez bien l'origine de sa mise en scène. Dans ce milieu, il put con-
templer plus d'une fois ces drames de la vie de famille, qui abondent
dans le peuple plus que dans les autres classes de la société, et
prendre goût à ce pathétique lacrymatoire très particulier aussi au
peuple, qui, de même qu'il rit avec moins de réserve, pleure avec
moins de retenue qu'on ne rit et qu'on ne pleure ailleurs. Il se pour-
136 BEVUE DES DEUX MONDES.
rait donc bien que ce fût dans les spectacles familiers au voisinage de
sa petite maison qu'il fallût chercher le germe premier de la Cruche
cassée, de V Accordée de village, de V Enfant jnaudit, et de tant d'au-
tres œuvres si agréables aux heures où il ne déplaît pas à notre sen-
sibilité qu'on lui demande un soupçon de larmes. Tournus a élevé à
son aimable enfant une statue qui lui donne l'air d'un jeune mar-
quis en habit de velours et en jabot de dentelles, échappé d'un jardin
de Watteau; il est bien vrai qu'il tient à la main une palette et un
pinceau, mais ces insignes de sa profession semblent n'être là que
pour nous dire : vous voyez, notre maître peint pour s'amuser, et à
ses heures de loisir. Pendant que je regarde cette statue, où le talent
de Greuze a été fort infidèlement représenté, un jeune ouvrier tout
près de moi fait le geste de lancer contre elle un marteau dont il est
armé. Ce geste iconoclaste m'a donné un moment l'envie presque
irrésistible de m'adresser à son auteur, et de lui dire : « Ma foi,
casse si cela t'amuse, d'autant plus que tu ne casseras pas un chef-
d'œuvre. Et puis le malentendu de ta brutale plaisanterie ne laissera
pas que d'être divertissant, car, si tu crois que celui dont voici la
représentation fut élevé sur les genoux d'une duchesse, tu es dans
la plus grande des erreurs. Casse donc, c'est l'efTigie d'un des tiens,
l'image d'un de tes frères, plus pauvre à l'origine que tu ne me
parais l'avoir jamais été, mais qui par l'adresse intelligente de sa
main, par l'application studieuse de son œil, et la gentille sensi-
bilité de son cœur, a su s'élever jusqu'à une sphère dont ton geste
brutal montre que tu ne serais pas digne, et mérité de laisser un
souvenir aimable dans la mémoire des hommes. »
Mâcon ne m'a offert qu'une seule particularité vraiment intéres-
sante, c'est le contraste que présentent ses édifices civils avec ceux
de la plupart des villes de France. L'hôtel de ville, qui étend devant
la Saône sa longue façade jaunâtre d'un assez noble aspect, est l'an-
cien palais épiscopal des deux derniers siècles. Le palais de jus-
tice, situé tout au haut de la ville, est un petit hôtel du dernier
siècle, d'un air suranné tout à fait charmant, précédé d'un petit
jardin à physionomie vieillotte, où poussent quelques minces tiges
vertes et quelques pâles fleurs semblables aux souriantes paroles
d'un vieillard affable : hôtel et jardin chevrotent avec une giâce
extrême. Ce serait un local merveilleusement trouvé pour y ouvrir
un cours de menuets, de gavottes et d'autres danses du bon vieux
temps, accompagnés sur la harpe et le clavecin. A la bonne heure !
une fois au moins nos yeux n'auront pas été ennuyés de cet inva-
riable temple grec précédé de ses maussades colonnes qu'on dé-
core partout du nom de palais de justice. Malgré le faible intérêt
que Mâcon offre au touriste dans son état actuel, j'ai prolongé ce-
pendant mon séjour dans cette ville, parce que j'étais désireux de
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 137
visiter les différentes maisons de campagne de Lamartine, qui sont
à des distances assez considérables les unes des autres pour exiger
plusieurs voyages. Hélas ! de ces propriétés pour la conservation
desquelles le grand poète s'était condamné à un labeur si inces-
sant, une seule, Saint-Point, garde encore quelque trace de lui.
Montceaux est vendu et démeublé jusqu'aux ferremens; Milly est
vendu et fermé, et j'en ai trouvé le seuil insulté par la plus sèche
ingratitude. Il ne faudrait pas croire que ces résidences dont les
noms sont connus de toute la France aient rien de fastueux; ja-
mais je n'ai mieux senti qu'en les visitant que le véritable prix des
choses est celui qu'y attachent nos souvenirs. Montceaux a pu être
et peut redevenir aisément une très agréable résidence; on y arrive
par une avenue originale dont je n'ai vu que ce seul exemple, une
longue allée bien tracée bordée au lieu d'arbres d'une double haie
de vignes charmante encore en automne , et qui dans les mois de
la pleine floraison doit présenter un spectacle délicieux. Milly est
simplement la maison d'une bonne ferme. Saint-Point, près de
Cluny, est assez pittoresquement situé sur une hauteur, d'où il do-
mine même la petite église du village, malheureusement il n'est pas
très bien découvert, et on ne l'aperçoit guère que lorsqu'on y ar-
rive. C'est la seule des propriétés de Lamartine qui n'ait pas été
vendue, et qui conserve quelques souvenirs. Parmi les portraits de
famille, il en est un qui attire très particulièrement l'attention, ce-
lui du père même de Lamartine, figure belle, fine et un peu triste,
dans laquelle on reconnaît tous les traits de son fils, mais avec
une moins souveraine élégance. Le port de tête est bien le même, et
voilà bien l'origine de ce superbe profil qui faisait ressembler le
poète à un lévrier de grande race. Selon une mode qui prévalut pen-
dant un certain temps, le père du poète s'est fait peindre en costume
de ville, et le col sans cravate, et ce détail d'une chemise déshéritée
de tout ruban de soie suffit pour donner à ce portrait quelque
chose de rustique qu'il n'aurait pas sans cela et qui n'est pas dans
le caractère de la physionomie. On voit aussi avec intérêt une che-
minée peinte par M'"'' de Lamartine, et représentant les figures des
poètes favoris de son mari. En haut, les trois maîtres souverains'de
toute poésie, Homère, Shakspeare et Dante; sur les deux côtés, les
trois plus grands poètes de l'Italie et les trois plus grands poètes
de la France, Pétrarque, Arioste et Tasse d'une part, Corneille,
Racine et Molière de l'autre. Au-dessus de ces trois groupes, qui
forment à eux trois le nombre des muses, on lit cette inscription
tirée, je crois, de Dante : maestri e diici cli color cite sanno^ maî-
tres et chefs de ceux qui savent. Un autre souvenir de M'"^ de La-
martine se trouve encore à Saint-Point, deux tableaux peints pour
l'église du village, et représentant l'un sainte Elisabeth et l'autre
13S BEVUE DES DEUX MONDES.
sainte Geneviève , que je n'ai pas vus sans attendrissement, car je
n'ai pu m'empêcher de remarquer qu'elle avait donné une expres-
sion bien douloureuse à la sainte grande dame, tandis que la santé
et la lumière de la joie brillaient au contraire sur le visage de la
fileuse aux pieds nus. Celle qui peignit ces figures repose main-
tenant dans la chapelle funèbre que M. de Lamartine avait fait
élever à la mémoire de sa fille, et dont le fronton porte cette in-
scription tirée de l'Écriture, qui pourrait servir d'épigraphe à toute
vie humaine, car elle ressemble à une phrase qui attend sa con-
clusion : Speravit anima nica, mon âme espéra. Sa statue funèbre,
œuvre de M. Adam Salomon, reproduit avec bonheur cette douceur
invariable, et pour ainsi dire ce mélancolique équilibre de résigna-
tion que lui ont connu ceux qui l'ont approchée dans les dernières
années de sa vie. Sur le socle de la statue est écrite au crayon cette
inscription qui attend encore d'y être gravée, inscription dont nos
lecteurs comprendront sans doute l'attristante profondeur et la trop
certaine vérité : « Il est plus doux de partager les douleurs des
grands hommes que leurs triomphes, car leurs triomphes appar-
tiennent à tout le monde, tandis que leurs douleurs n'appartiennent
qu'à ceux qui les aiment. »
Et maintenant, poètes et hommes illustres qui croyez que votre
gloire couvre vos faiblesses, écoutez la leçon de morale qui sort de
la petite aventure que voici. Un piédestal qui attend son monument
se dresse à l'entrée d'une petite place du village de Milly, en face
même de la maison du poète. Qu'est-ce donc là? demandai-je. —
C est, me répondit-on, le socle de la statue de M. de Lamartine. —
Cette statue n'est donc pas faite encore? — Pardon, elle est ter-
minée depuis un an; il est dommage que la maison soit fermée
maintenant, car vous auriez pu l'y voir. — Eh bien! si elle est
terminée depuis si longtemps, pourquoi donc ne l'éiige-t-on
pas? — À ces mots, un vieux paysan, au visage pointu, tenant à la
fois de la belette suceuse d'œufs et du procureur rongeur d'héri-
tages, s'approcha et me dit avec une sécheresse de papier timbré
dont rien ne peut rendre la froide netteté : « Les affaires ne sont
pas réglées, Lamartine doit encore, il doit aux vignerons, aux fer-
miers, et l'on attend que tout soit fini, parce qu'on ne veut pas
élever une statue à un homme qui doit [sic). » Irrité par l'apparition
de ce moraliste intempestif, je n'ai pu cette fois m'empêcher de ré-
pondre : « En ce cas, il était bien plus simple de ne pas ériger de
piédestal, d'autant mieux que M. de Lamartine peut se passer de
statue. » Je suis parti sur ces mots, mais à ce moment je me sentais
capable de faire un discours misanthropique à l'égal de ceux du
Timon d'Athènes de Shakspeare. « Il fut prodigue avec excès, avec
folie, cela n'est que trop vrai, aurais-je voulu dire, mais est-ce à
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D ART. 139
VOUS à condamner sa prodigalité? Tant qu'il vécut, ne l'avez-vous
pas tous suivi comme à la piste pour ramasser les pièces d'or qui
tombaient de ses poches avec plus d'abondance que ne tombèrent
jamais les flocons de manne sur les Hébreux affamés. Cet argent
qu'il vous doit encore, combien de fois ne vous l'a-t-il pas rendu
sous les formes les plus variées de l'aumône et du don, sans comp-
ter celle de l'usure inventive en expédions qu'il exerçait contre lui-
même et à votre profit! Si l'on examinait les choses au point de vue
de la justice absolue, peut-être trouverait-on qu'il ne vous doit
rien, et si on les examine selon la logique de certains docteurs dé-
mocratiques, qui ne manqueront pas un jour ou l'autre de vous
faire mal user de ce suffrage universel dont il vous a fait cadeau,
peut-être trouverait-on qu'il vous a payé plus que votre dû. Sa
prodigalité l'a fait mourir endetté envers Pierre, mais d'un autre
côté il a enrichi Jean auquel il ne devait rien, et qu'importe que
ce soit Jean qui ait reçu ce qui est dû à Pierre? La solidarité a-t-elle
donc besoin d'un autre équilibre de compte, et est-ce ainsi que
vous comprenez les doctrines qui vous la recommandent au nom
de la démocratie? » Cependant une fois mon indignation refroidie,
je ne pus m'empêcher de trouver que, selon la loi sociale, c'était ce
paysan qui avait raison, et je pensai à ce sergent de justice qui, le
jour des funérailles de Shéridan, interrompit le convoi que suivait
tout ce que l'Angleterre avait d'illustre, et étendit sa baguette sur
le cercueil du grand orateur pour dire qu'il mourait insolvable.
C'était ce même rôle solennel de vengeur de la loi que ce paysan
venait de remplir, et de remplir avec une perfection de dureté qui
dépassait de beaucoup en sérieux la mascarade légale du convoi
de Shéridan. La conclusion à tirer de cette scène, c'est que nous
vivons dans un monde où il est de bonne prudence de se rappeler
chaque matin le mot de Dunois à l'avènement de Louis XI : « Que
chacun songe à se pourvoir. »
Paray-le-Monial a été la dernière étape de ces longues excur-
sions en Bourgogne. C'est une gentille petite ville d'origine ecclé-
siastique, comme le dit clairement son nom-, et les souvenirs inté-
ressans que j'y ai trouvés debout sont bien en harmonie avec cette
origine, car ils se rapportent tous exclusivement à notre vie reli-
gieuse, même celui de son hôtel de ville. L'histoire curieuse de cet
édiuce se rattache-en effet étroitement à nos querelles théologiques
du xvi^ siècle, qu'elle éclaire d'une lumière toute gauloise et qu'elle
raille plaisamment comme une sorte de facétieux fabliau. Dans la
première moitié du xvi^ siècle vivaient à Paray deux frères du nom
de Jayet, marchands drapiers de leur profession. L'un de ces frères
était catholique fervent, l'autre était huguenot enragé; c'est assez
dire qu'ils s'exécraient fraternellement et n'avaient pas de plus doux
1/iO REVUE DES DEDX MONDES,
passe-temps que de se jouer de mauvais tours. « Je veux avoir la
plus belle maison de la ville, se dit un jour le huguenot, tenté par
le diable de l'orgueil, et non-seulement de la ville, mais de tout le
Charolais, et on viendra voir de loin la maison de M. Jayet. Quel-
ques-uns en crèveront de dépit, mais ce sera tant mieux, car j'ai
entendu dire qu'il vaut mieux faire envie que pitié. » Et incontinent
il se mit à faire bâtir un bijou de la renaissance tout brillant d'ara-
besques et de fines sculptures, avec des figures de chevaliers et des
emblèmes féodaux au premier étage, avec des médaillons à l'ita-
lienne au second; puis, cela fait, il signa l'œuvre de son portrait
sculpté et de celui de sa femme, qui se présentent à l'intérieur, à
l'entrée même du vestibule, comme pour souhaiter la bienvenue aux
visiteurs. La femme est une bourgeoise qui aurait mérité de passer
pour jolie dans toute condition; le mari est un bourgeois à l'air go-
guenard, visiblement bon vivant et porteur d'un grand nez, bossue
par le milieu, qui le fait ressembler à une parodie respectueuse de
François I". — « Ah! c'est comme cela, dit à son tour le catholique,
en bien ! moi, je ferai mieux; je vais bâtir non pas une maison, mais
une église, et je la placerai devant la maison de mou frère, et cette
église lui enlèvera l'air et la lumière, l'écrasera et l'éteindra. » Il fit
comme le lui suggérait la haine, et un énorme édifice dédié à saint
Michel masqua pendant trois siècles la maison de son frère. La ville
de Paray, leur héritière à tous deux, a gagné à cette haine un
charmant hôtel de ville, plus de spacieux bâtimens pour sa justice
de paix, ses comices et autres fonctions de sa vie sociale, et a pu
s'épargner ainsi des frais d'édifices civils. Il eût été heureux que
nos querelles religieuses eussent partout d'aussi aimables résultats.
L'ancienne église abbatiale de Paray est un superbe édifice dont
l'architecture, calquéa sur celle de Cluny, permet de juger en di-
minutif de quelques-uns des caractères de ce monument colossal.
Nue sans froideur, robuste sans lourdeur, cette église nous dé-
montre une fois de plus à quel point il est faux que l'architecture
romane se prête moins bien que l'architecture gothique à l'expres-
sion du sentiment religieux. Cependant , en dépit de sa beauté,
nous ne nous y arrêterons que pour remarquer la disposition du
transept, qui la coupe en croix latine avec une netteté et une pré-
cision dont nous n'avons rencontré l'analogue nulle part ailleurs.
De ses ornemens intérieurs, un seul lui reste, le riche dais gothi-
que qui surmonte le monument funèbre, aujourd'hui vide, des
anciens barons de Digoine, et, à la voir ainsi veuve de souvenirs
on dirait une princesse qui a conservé sa beauté en perdant mé-
moire de sa grandeur. Un tableau relatif à Marie Alacoque, que je
rencontre dans une chapelle, me rappelle que. c'est ici même à Pa-
ray qu'est née cette toute moderne dévotion du sacré cœur, quia
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'arT. 1^1
exercé une si grande influence depuis deux siècles sur les habi-
tudes de la piété catholique, et semble avoir eu une si forte prise
sur la partie la plus sensible du peuple des fidèles.
Je suis sorti immédiatement pour me rendre au couvent de la Vi-
sitation où la religieuse bourguignonne eut l'aimant cauchemar de
Jésus entr'ouvrant sa poitrine pour lui montrer son cœur enflammé.
Jamais ma curiosité n'a été mieux satisfaite qu'elle ne le fut dans
la petite chapelle de la Visitation. Cette chapelle est un vrai chef-
d'œuvre, je le déclare tout net au risque de scandaliser les partisans
du goût austère, un chef-d'œuvre non par l'architecture, à laquelle
on': ne songe guère, mais par la couleur et l'harmonie. C'est bien
mieux qu'un souvenir de Marie Alacoque que j'ai trouvé là, c'est la
représentation même de l'état d'âme de la religieuse et de l'atmos-
phère ambiante dans laquelle elle plongeait lorsque la vision se
produisit. La chapelle est exclusivement consacrée à la dévotion
du sacré cœur, et tout a été calculé avec une finesse profonde pour
ramener l'imagination à cette unique pensée. Il semble que la vi-
sion va se produire naturellement, tant son théâtre est merveilleu-
sement préparé. Un crépuscule éternel y règne;, crépuscule arrêté
avec une précision toute féminine, assez profond pour que les yeux
de la chair renoncent à l'ambition de distinguer les objets, assez
doux pour qu'ils aient plaisir à goûter le repos de l'ombre. Des
lumières nombreuses descendent en grappes des voûtes, mais ne
portent pas la plus petite atteinte à ce crépuscule, car elles sont
pour ainsi dire sans clarté : lueurs rouges pareilles à de petites
langues de flamme, elles brûlent mornes et sans jet, comme le
ferait une lumière comprimée trop longtemps et à laquelle l'air
manquerait. Ces lampes sont à la fois un symbole très parlant
d'une âme concentrée dans sa muette rêverie comme celle de Marie
Alacoque, et une représentation très sensible de cette nature de
flamme qu'on peut supposer errante autour d'un cœur enfermé
dans son obscure prison. Le silence, s'ajoutant au crépuscule et aux
lumières sans clarté, complète le mystère. Des chants retentissent
cependant, mais ces chants de religieuses invisibles dans les salles
qui avoisinent le sanctuaire ne troublent pas plus le frais silence de
la chapelle que les chants des cigales ne troublent à midi le silence
ardent des campagnes, et je reste longtemps à admirer comment
tous ces élémens se sont fondus en une unité où se révèle ce génie
particulier des détails et des nuances qui fait les bouquets exquis,
les toilettes harmonieuses, les dentelles légères et les tapisseries
douces à l'œil, c'est-à-dire le raffmement de sensibilité de la na-
ture féminine.
Emile Montégut.
UN
NATURALISTE PHILOSOPHE
LAMARCK, SA VIE ET SES ŒUVRES.
Il y a deux classes de savans. Les uns, suivant les traces de
leurs prédécesseurs, agrandissent le domaine de la science et ajou-
tent des découvertes à celles qui ont été faites avant eux; leurs
travaux sont immédiatement appréciés, et ils jouissent pleinement
d'une réputation bien méritée. Les autres, quittant les sentiers
battus, s'alTianchissent de la tradition, font éclorc les germes de
l'avenir latens pour ainsi dire dans les enseignemens du passé :
quelquefois ils sont estimés pendant leur vie à leur juste valeur; plus
souvent encore ils passent méconnus du public scientifique de leur
époque, incapable de les comprendre et de les suivre. L'inertie, la
routine et l'ignorance leur opposent dans le présent une résis-
tance insurmontable, ils meurent délaissés; cependant la science
marche, les faits se multiplient, les méthodes se perfectionnent,
et le public, attardé de leur vivant, les rejoint sur la route du pro-
grès. Alors lous leurs mérites oubliés se révèlent avec éclat; on rend
justice à leurs efforts, on admire leur génie, on constate leur pré-
vision de l'avenir, et une gloire posthume console leurs disciples de
l'oubli qui a dû attrister les années pendant lesquelles ils ont lutté
vainement pour le triomphe de la vérité. Lamarck appartient à la
fois aux deux classes de savans dont nous venons de parler. Par
ses travaux descriptifs en botanique et en zoologie, par les perfec-
tionnemens, acceptés de ses contemporains, qu'il a introduits dans
la classification des animaux, il a occupé un des premiers rangs
parmi les naturalistes de son temps; mais ses vues philosophiques
sur les êtres organisés en général ont été repoussées, elles n'ont
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 1A3
pas môme eu l'honneur d'être discutées sérieusement. On ne leur
accordait que la politesse du silence ou les dédains de l'ironie. Nous
ferons voir cependant que les conceptions capitales de Lamarck
sont celles qui commencent à dominer en botanique et en zoologie.
Aux exemples trop peu nombreux cités par l'auteur, nous ajoute-
rons ceux que la science moderne a réunis.
Cherchant à persuader par le raisonnement plutôt que par des
faits positifs, Lamarck a partagé le travers des philosophes atle-
mands de la nature, Goethe, Oken, Carus, Steffens. Aujourd'hui on
raisonne moins, et l'on démontre davantage. Le lecteur, pour être
convaincu, exige des preuves palpables, des faits matériels bien
constatés; à chaque objection, il veut une réponse précise, et il ne
se rend que lorsqu'il est pour ainsi dire accablé sous le poids de
l'évidence. C'est ainsi que nous procéderons; nous accumulerons
ces preuves qui avaient entraîné la conviction personnelle de La-
marck, mais qu'il eut le tort de ne pas communiquer h l'appui de
ses raisonnemens. Quand on lit sa Philosophie zoologique, on en-
trevoit pourquoi des esprits rigoureux tels que Cuvier et Laurent de
Jussieu n'ont point admis ses conclusions; on comprend qu'ils les
aient combattues. On ne saurait en effet attendre d'un savant ab-
sorbé par ses propres recherches qu'il se mette en quête des faits
qui doivent étayer les théories conçues par un autre. Il ne faut donc
pas s'étonner si l'éloge académique de Lamarck par Cuvier, lu
après la mort de Cuvier lui-même par M. Sylvestre à la séance pu-
blique de l'Institut du 26 novembre 1832, renferme à côté d'éloges
sincères un blâme immérité des doctrines philosophiques de La-
marck, et ait inauguré ce genre d'éloges désigné plus tard sons le
nom peu académique à'éreintemens. L'impartiale postérité excuse
ces injustices involontaires sans les ratifier. Dans les sciences comme
dans la politique, le temps seul nous place à un point de vue assez
éloigné pour pouvoir porter des jugemens équitables sur les hommes,
leurs opinions et leurs actes. ?Jous essaierons de traduire ce juge-
ment rétrospectif; mais auparavant nous croyons devoir donner une
courte biographie de Lamarck. La vie d'un savant est le commen-
taire obligé de ses œuvres : elle explique ses succès dans la re-
cheixhe de la vérité, et permet d'apprécier les causes de ses dé-
faillances. De là l'intérêt plus vif que celui d'une simple curiosité
qui s'attache aux notices biographiques des hommes célèbres dans
le domaine de l'intelligence.
I. — BIOGRAPHIE DE LAMARCK.
Jean-Baptiste-Pierre-Ântoine de Monet, autrement appelé le che-
valier de Lamarck, naquit à Bazentin, village situé entre Albert et
14Û REVUE DES DEUX MONDES.
Bapaume dans l'ancienne Picardie, le l*"" août 17 hh. Il était le on-
zième enfant de Pierre de Monet, seigneur de ce lieu, issu d'une
ancienne maison du Béarn dont le patrimoine était fort modeste.
Son père le destinait à l'église, ressource ordinaire des cadets de
famille à cette époque, et le fit entrer aux jésuites d'Amiens. Ce
n'était point la vocation du jeune gentilhomme. Tout dans sa fa-
mille lui parlait de gloire militaire. Son frère aîné était mort sur la
brèche au siège de Berg-op-Zoom; les deux autres servaient encore,
et la France s'épuisait dans une lutte inégale. Son père résistait ce-
pendant à ses désirs; mais lorsqu'il mourut, en 1760, Lamarck, libre
de suivre son inclination, s'achemina sur un mauvais cheval vers
ra.mée d'Allemagne campée près de Lippstadt en Westphalie. Il
était porteur d'une lettre écrite par une de ses voisines de cam-
pagne, M'"" de Lameth, qui le recommandait au colonel du régi-
ment de Beaujolais, M. de Lastic. Celui-ci, voyant arriver ce jeune
homme de dix-sept ans qu'une mine chétive faisait encore paraître
au-dessous de son âge, l'envoya à son quartier. Le lendemain, une
bataille était imminente. M. de Lastic passe la revue de son régi-
ment, et voit son protégé au premier rang d'une compagnie de gre-
nadiers. L'armée française était sous les ordres du maréchal de Bro-
glie et du prince de Soubise; les troupes alliées avaient pour chef
le prince Ferdinand de Brunswick. Les deux généraux français, di-
visés entre eux, furent battus. La compagnie où se trouvait La-
marck est foudroyée par l'artillerie ennemie ; dans la confusion de
la retraite, on l'oublie. Les officiers et les sous-officiers sont tués, il
ne restait plus que quatorze hommes; le plus ancien propose de se
retirer. Lamarck, improvisé commandant, répond : «On nous a as-
signé ce poste, nous ne devons nous retirer que si on nous relève. »
Heureusement le colonel, voyant que cette compagnie ne se ral-
liait pas, lui envoya une ordonnance qui se glissa par des sentiers
couverts jusqu'à elle. Le lendemain, Lamaick était nommé officier,
et peu de temps après lieutenant. Heureusement pour la science, ce
brillant début ne devait point décider de son avenir. Envoyé après la
paix en garnison à Toulon et à Monaco, une inflammation des gan-
glions lymphatiques du cou nécessita une opération faite cà Paris
par Tenon, mais qui lui laissa toute sa vie de profondes cicatrices.
L'aspect de la végétation des environs de Toulon et de Monaco
avait éveillé l'attention du jeune officier : il avait puisé quelques no-
tions de botanique dans le Traité des plantes usuelles de Chomel. Re-
tiré du service, réduit à une modeste pension alimentaire de hOO fr.,
il travaillait à Paris chez un banquier; mais, poussé irrésistiblement
vers l'étude de la nature, il observait de sa mansarde les formes et
les mouvemens des nuages, et étudiait les plantes au Jardin du Roi
ou dans les herborisations publiques. Il se sentait dans sa voie, et
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. Hlb
comprit, comme Voltaire l'a dit de Condorcet, que des découvertes
durables pouvaient l'illustrer autrement qu'une compagnie d'infan-
terie. Mécontent des systèmes de botanique en usage, il écrivit en
six mois sa Flore française, précédée de la Clé dirhofonn'que, à
l'aide de laquelle il est facile, même à un commençant, d'arriver
sûrement au nom de la plante qu'il a sous les yeux (1). C'était en
1778, Rousseau avait mis la botanique à la mode, les gens du
monde, les dames s'en occupaient. BufTon fit imprimer les trois vo-
lumes de la Flore française à l'imprimerie royale, et l'année sui-
vante Lamarck entrait à l'Académie des Sciences. Voulmt faire
voyager son fils, BufTon lui donna Lamarck pour guide avec une
commission du gouvernement : il parcourut ainsi la Hollande, l'Al-
lemagne et la Hongrie, et noua des relations avec Gleditsch à Ber-
lin, Jacquin à Vienne et Murray à Gœttingne.
L'Enrycîopédie méthodique commencée par d'Alembert et Dide-
rot n'était pas terminée. Lamarck en écrivit quatre volumes, où il
décrit toutes les plantes connues alors dont les noms commen-
çaient par les lettres de A à P : travail immense, achevé par Poiret,
et qui comprend douze volumes, lesquels ont paru de 1783 à 1817.
L^ne œuvre plus importante encore, faisant également partie de
VEncylopcdie, citée perpétuellement par les botanistes, est inti-
tulée Illustration des genres : Lamarck y donne les caractères de
2,000 genres, illustrés, comme le dit le titre, par 900 planches. Un
botaniste seul peut se faire une idée des recherches dans les her-
biers, les jardins et les livres que suppose un pareil travail. La-
marck suffisait à tout par son activité. Un voyageur arrivait-il à
Paris, il était le premier qui vînt le voir. Sonnerat revient de l'Inde
en 1781 avec des collections immenses : personne ne daigne les
visiter, sauf Lamarck, et Sonnerat, indigné de cette indifférence,
lui donne l'herbier magnifique qu'il avait rapporté. Malgré ce la-
beur incessant, la position de Lamarck était des plus précaires : il
vivait de sa plume; il était aux gages des libraires. On lui disputa
même une chétive place de garde des herbiers du cabinet du roi.
Comme la plupart des naturalistes, il se débattit ainsi contre les
difficultés de la vie pendant quinze ans. Une circonstance heureuse
améliora sa situation en changeant la direction de ses travaux. La
convention gouvernait la France. Carnot organisait la victoire. La-
kanal entreprit d'organiser les sciences naturelles. Sur sa proposi-
tion, le Muséum d'histoire naturelle fut créé. On avait trouvé des pro-
fesseurs pour toutes les chaires, sauf pour la zoologie; mais dans ces
(1) Une seconde édition de cette Flore française, publiée en 1815 par de Candolle,
est encore l'ouvrage capital pour la connaissance des plantes de notre pays,
TOME civ. — 1873. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
temps d'enthousiasme, si différens de l'époque où nous vivons, la
France suscitait des hommes de guerre et des hommes de science
partout où elle en avait besoin, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire était
âgé de vingt et un ans, il s'occupait de minéralogie sous la direction
d'Haûy. Daubenton lui dit : « Je prends sur moi la responsabilité
de votre inexpérience; j'ai sur vous l'autorité d'un père; osez en-
treprendre d'enseigner la zoologie, et qu'un jour on puisse dire
que vous en avez fait une science française. » Geoffroy accepte, et se
charge des animaux supérieurs. Lakanal avait compris qu'un seul
professeur ne pouvait suffire à la tâche de ranger dans les collec-
tions le règne animal tout entier. Geoffroy devant classer les verté-
brés seulement, restaient les invertébrés, à savoir les insectes, les
mollusques, les vers, les zoophytes, c'est-à-dire le chaos, Y inconnu,
Lamarck, dit M. Michelet, accepta l'inconnu. Il s'était un peu oc-
cupé de coquilles avec Bruguières; mais il avait tout à apprendre,
je dirai mieux, tout à créer dans ce monde inexploré, où Linné avait
pour ainsi dire renoncé à introduire l'ordre méthodique qu'il avait
su si bien établir parmi les animaux supérieurs. Lamarck ouvrit
son cours au Muséum dans le printemps de 179Ù après un an de
préparation et créa dès l'abord la grande division des animaux en
vertébrés et invertébrés, qui est restée dans la science. Conservant
pour les animaux vertébrés la division de Linné en mammifères,
oiseaux, reptiles et poissons, il divisa les invertébrés en mollusques,
insectes, vers, échlnodernes et polypes. En 1799, il sépara l'ordre
des crustacés des insectes, avec lesquels ils étaient confondus; en
1800, il établit celui des arachnides, distincts des insectes, en 1802
celui des annélides, subdivision des vers, et celui des radiaires,
différens des polypes. Le temps a consacré la légitimité de ces
coupes, fondées toutes sur l'organisation des animaux; c'est la mé-
thode rationnelle introduite dans la science par Guvier, Lamarck et
Geoffroy Saint-Hilaire.
Cette étude étant uniquement consacrée à Lamarck envisagé
comme naturaliste, nous ne nous occuperons point de quelques
ouvrages où il aborde la physique et la chimie : erreurs d'un
puissant esprit, croyant pouvoir établir par le raisonnement seul
des vérités qui reposent uniquement sur l'expérience, ou bien
résurrections d'anciennes théories telles que celles du phlogis-
tique, ces tentatives n'eurent même pas les honneurs de la réfuta-
tion ; elles ne les méritaient pas, et doivent servir d'exemple à
tous ceux qui veulent écrire sur une science sans la connaître et
sans l'avoir pratiquée. C'est un travers assez commun, et nous
voyons tous les jours produire avec éclat des objections contre les
sciences physiques et naturelles ne prouvant qu'une chose, l'igno-
rance profonde de ceux qui les articulent. Leur point de départ
UN NATURALISTE PHTLOSOPHE, 147
est souvent uns hypothèse philosophique ou un dogme théologique,
bases fi-agiles qui ne résistent ni à l'observation quant aux faits, ni
à l'expérimentation quant aux phénomènes. Les généralisations de
Lamarck sur la géologie et la météorologie, sciences naissant à peine
à l'époque où il écrivait, ont un autre vice radical : elles sont pré-
maturéi3S. Toute science doit commencer par la connaissance des
faits et des phénomènes particuliers; quand ceux-ci sont assez nom-
breux, les générahsations partielles deviennent possibles; elles s'a-
grandissent à mesure que la base s'élargit, mais les systèmes ayant
la prétention d'être absolus et définitifs ne le seront jamais, car ils
supposent que tous les faits, tous les phénomènes, sont connus :
synthèse impossible, quelle que soit la durée de l'humanité. C'est
là le défiiut de Y Ilydrogéologie de Lamarck. Au commencement du
siècle, la géologie n'existait pas; on observait peu, on f^iisait des
systèmes embrassant le globe tout entier. Lamarck fit le sien en
1802, et vingt-trois ans plus tard l'esprit judicieux de Guvier cé-
dait encore à cet entraînement en publiant son discours Sur les ré-
volulions du globe. Le mérite de Lamarck est d'avoir compris qu'il
n'y avait point eu de révolutions en géologie, car des actions lentes
mille fois séculaires rendent compte beaucoup mieux que des per-
turbations violentes des prodigieux changemens dont notre planète
a été le théâtre. « Pour la nature, dit Lamarck, le temps n'est
rien, et n'est jamais une difficulté : elle l'a toujours à sa disposition,
et c'est pour elle un moyen sans bornes avec lequel elle fait les plus
grandes choses comme les moindres. » Le premier, il distingua (1)
les fossiles littoraux des fossiles pélagiens; mais personne aujour-
d'hui ne saurait accepter son idée que les mers se creusent par l'ac-
tion des marées, et se déplacent à la surface de la terre sans que le
niveau relatif des dilTérens points de cette surface ait changé. En
présence des faits connus, il est impossible d'attribuer l'origine de
toutes les vallées au creusement des eaux. Autant les déductions
de Lamarck ont été judicieuses et souvent prophétiques dans la
science des êtres organisés, qu'il connaissait si bien, autant elles
sont aventureuses, hasardées et démenties par l'avenir dans les
sciences qui lui étaient étrangères : comme les métaphysiciens, il
construisait des édifices en l'air, et, comme les leurs, les siens se
sont écroulés faute de base.
Achevons la biographie de Lamarck. Fixé dans ses irrésolutions
scientifiques par sa chaire du Muséum et le devoir de classer les
collections, il se livra tout entier à ce double travail. En 1802, il pu-
blia ses Considérations sur V organisation des corps vivans, en 1809
sa Philosophie zoologiguc, développement des Considérations, et de
(1) Hydrogéologie, p. 72.
148 REVUE DES DEUX MONDES.
1816 à 1822 Y Histoire natnrelle des animaux sans vertèbres en sept
volumes; c'est son ouvrage capital, et, comme il est uniquement
descriptif et taxonomique, il fut accueilli par l'approbation unanime
des savans. Son mémoire sur les coquilles fossiles des environs de
Paris, où sa profonde connaissance des coquilles vivantes lui permit
de classer sûrement celles qui n'étaient plus que la dépouille d'a-
nimaux disparus depuis des milliers de siècles, reçut également un
accueil favorable. Lamarck avait commencé l'étude de la zoologie
à cinquante ans; l'examen minutieux de petits animaux visibles
seulement à la loupe et au microscope fatigua, puis affaiblit sa vue.
Peu à peu les nuages qui l'obscurcissaient s'épaissirent, et il devint
complètement aveugle. Marié quatre fois, père de sept enfans, il
vit disparaître son mince patrimoine et même ses premières écono-
mies dans quelques-uns de ces placemens hasardeux offerts par la
spéculation à la crédulité publique. Son modeste traitement de
professeur le préservait seul de la misère. Les amis des sciences
que sa réputation comme zoologiste et comme botaniste attirait au-
près de lui voyaient ce délaissement avec surprise; il leur semblait
qu'un gouvernement éclairé aurait dû s'informer avec un peu plus
de soin de la position d'un vieillard qui avait illustré son pays; mais
les gouvernemens, on le sait, réservent leurs faveurs pour d'autres
services, et la misère d'un vieux savant aveugle a rarement droit
à leur sollicitude. Lamarck passa donc les dix dernières années
de sa laborieuse vie plongé dans les ténèbres, entouré des soins
affectueux de ses deux filles. L'aînée écrivit encore sous sa dictée
une partie du sixième et une partie du septième volume de l'His-
toire des animaux sans vertèbres. Depuis que le père ne quittait
plus la chambre, la fille ne quittait plus la maison; à sa première
sortie, elle fut incommodée par l'air libre dont elle avait perdu
depuis si longtemps l'habitude. Lamarck mourut le 18 décembre
i829 à l'âge de quatre-vingt-cinq ans; Latreille et de Blainville fu-
rent ses successeurs au Muséum. Le nombre des animaux sans ver-
tèbres s'était tellement accru qu'il fallut créer deux chaires là où
une seule avait suffi, grâce à l'incroyable activité du premier titu-
laire. Ses deux filles restèrent sans ressources. J'ai vu moi-même,
en 1832, M"^ Cornélie de Lamarck attacher pour un mince salaire
sur des feuilles de papier blanc les plantes de l'herbier du Muséum
où son père avait été professeur. Souvent des espèces nommées et
décrites par lui ont passé sous ses yeux, et ce souvenir ajoutait sans
doute à l'amertume de ses regrets. Filles d'un ministre ou d'un
général, les deux sœurs eussent été pensionnées par l'état; mais
leur père n'était qu'un grand naturaliste, honorant son pays dans
le présent et dans l'avenir, elles devaient être oubliées, et le furent
en effet.
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 1Û9
Dans ses études sur Darwin cl ses prédécesseurs français (1),
M. de Quatrefages a exposé brièvement les travaux de Lamarck et
rendu pleine justice à la grandeur et à l'originalité de la plupart
de ses idées; il lui assigne la première place parmi les ancêtres
scientifiques de Darwin, mais signale en même temps et combat
les points faibles de ses conclusions. Notre but dans les pages qui
vont suivre est au contraire de faire ressortir les points forts et de
montrer, en les corroborant par un grand nombre de faits, quelles
sont les vérités que Lamarck a le premier formulées au milieu de
l'inattention et malgré la critique peu compréhensive dont elles ont
été l'objet pendant tout le cours de sa longue existence.
II. — LA PHILOSOPHIE ZOOLOGIQUE DE LAMARCK. — INFLUENCE
DES MILIEUX.
C'est à l'analyse de la Philosophie zoologique, publiée par La-
marck en 1809, que sera surtout consacrée cette étude. Lamarck
connaissait un nombre immense de végétaux et d'animaux, condition
nécessaire pour pouvoir s'élever à des généralisations comprenant
l'ensemble du monde organisé. Dans ses travaux spéciaux, descrip-
tion, classement, détermination d'espèces végétales et animales, il
avait été frappé de leurs différences, mais encore plus de leurs ana-
logies; il avait constaté leurs variations, et il en était résulté pour
lui une triple impression : la certitude de la variabilité de l'espèce
sous l'influence des agens extérieurs, celle de l'unité fondamentale
du règne animal, enfin la probabilité de la génération successive
des différentes classes d'animaux, sortant, pour ainsi dire, les unes
des autres comme un arbre dont les branches, les feuilles, les fleurs
et les fruits sont le résultat des évolutions successives d'un seul
organe, la graine ou le bourgeon. Cependant, je le répète, au lieu
de multiplier les exemples, comme on le fait aujourd'hui, il s'efforce
de convaincre le lecteur par des raisonnemens; il les enchaîne les
uns aux autres sans s'apercevoir qu'il a souvent quitté le terrain
solide des faits, et que le moindre écart, la moindre lacune dans
ses déductions l'engage nécessairement dans un labyrinthe compa-
rable à celui où les métaphysiciens égarent ceux qui ont le courage
de les suivre. Je m'attacherai donc à montrer com.ment les faits acquis
à la science depuis la mort de Lamarck ont confirmé sa théorie fon-
damentale, désignée maintenant sous le nom de théorie de la des-
cendance. Cette théorie consiste à supposer que les milieux dans
lesquels les animaux ont vécu se sont souvent et profondément mo-
difiés. Beaucoup d'animaux, ne pouvant pas s'accommoder à ces
changemens, ont péri; les autres, modifiés comme le milieu, se
(1) Voyez la Bévue du 15 décembre 1868.
150 REVUE DES DEUX MONDES.
sont adaptés à lui et ont transmis ces modifications à leurs descen-
dans, chez lesquels elles se sont fixées. Ceux-ci constituent alors ce
qu'on nomme des espèces : elles nous paraissent invariables parcs
que nous ne les connaissons que depuis un laps de temps tellement
court, qu'il n'est qu'une fraction imperceptible de la longue période
nécessaire pour amener des cbangemens dans le milieu ambiant,
terre, eau, climat, température, et par suite dans les êtres exposés à
ces influences diverses. En effet, l'argument tiré de l'identité des
espèces étudiées depuis les temps historiques est sans valeur. Cu-
vier avait conclu à la fixité de l'espèce, parce que les momies des
chats, des ibis, des crocodiles de l'Egypte sont identiques aux es-
pèces actuelles vivant encore dans le pays. Or ce que Cuvier disait de
l'espèce est également vrai des variétés ou des races obtenues dans
les temps les plus reculés; ainsi le bélier représenté sur les raonu-
mens égyptiens est identique au bélier nubien actuel (1). Le petit
cheval des paysans lithuaniens ne diffère pas du daîno illustré dans
les chants primitifs de ces peuples, et dont les squelettes se retrou-
vent dans les anciens tombeaux. Pourquoi auraient -ils changé,
puisque le milieu ambiant est resté le même et que les peuples qui
ont succédé à ces nations primitives n'ont rien fait pour améliorer
ces races par des croisemens ou la sélection artificielle? A plus
forte raison ne voyons-nous pas les espèces ou les races sauvages
se modifier sous nos yeux à moins que l'homme n'intervienne par
la culture et l'hybridation pour les végétaux, par le régime alimen-
taire et le croisement pour les animaux. Examinons successivement
l'iafluence des divers changemens du milieu ambiant qui modifient
l'organisation des végétaux et des animaux, à savoir l'eau, l'air, la
lumière et la chaleur.
L'action de l'eau sur les végétaux est des plus évidentes. La-
marck cite la renoncule aquatique. Cette plante est en effet sin-
gulièrement modiûée par son séjour dans l'eau. Les feuilles sub-
mergées sont finement découpées et comme capillaires; celles qui
s'élèvent au-dessus de la surface liquide sont arrondies et sim-
plement lobées. Suivant que les feuilles ont séjourné plus ou moins
longtemps dans l'eau, suivant que celle-ci est courante ou stag-
nante, elles présentent toutes les transitions imaginables entre ces
deux extrêmes, et les botanistes en ont fait des espèces et des
variétés sans nombre {rainmcidus aquatilis, tripartitus, ' Baudot i,
trichophyllos , flidtans, etc.). Les feuilles submergées de la châ-
taigne d'eau [trapa natans) sont également capillaires, les feuilles
aériennes ne le sont pas. Dans ces renoncules et le trapa natans,
l'action de l'eau amène la disparition partielle du parenchyme de
(1) Settegast, die Thiersucht, p. 60 et pi. I.
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 151
la feuille. Le dernier terme de cette modification se voit sur une
naïadée de Madagascar, Vouvirandra fenestralis (1). Dans celte
plante aquatique, la feuille immergée se réduit à une fine dentelle
à mailles quadrilatères formée par les nervures longitudinales et
des cloisons transversales. Les feuilles des hippuris, des myrio-
phyllum, des callitriche et des ceratophyllum nous montrent l'état
accidentel des feuilles submergées de la renoncule aquatique et
de la châtaigne d'eau devenu constant par le fait de l'hérédité.
• La sagittaire doit son nom à ses feuilles aériennes, qui ont exac-
tement la forme d'un fer de flèche; mais, lorsqu'elles sont plongées
dans une eau courante , elles forment de longs rubans ondulans
suivant le fil de l'eau. Le plantain d'eau [almna plmUafjo) offre la
même modification; dans les eaux courantes, sss feuilles ovalaires
deviennent rubanaires et flottantes. Le jonc lacustre {scirpus la-
cuslris) n'a point de feuilles, il n'a que des gaines rougeâtres termi-
nées par un petit limbe. Quand la plante est dans une eau peu pro-
fonde, celui-ci avorte complètement; mais dans une rivière ce
limbe se développe, s'allonge et atteint quelquefois une longueur
de 1 à 2 mètres. Le botaniste Scheuchzer, qui vivait à Zurich au
commencement du xvin° siècle, avait déjà noté cette particula-
rité. — Les feuilles flottantes du nénufar jaune sont étalées à la sur-
face de l'eau ; ce sont des disques arrondis, mais les feuilles sub-
mergées sont presque transparentes et bosselées comme celles du
chou pommé. Ces deux modifications morphologiques, la forme ru-
banaire et la forme bosselée, deviennent constantes et permanentes
dans les plantes marines : la première dans les laminaires, les zos-
tères, les cymodocées, la seconde dans les ulvacées.
Un autre effet de l'eau, c'est de favoriser la formation de lacunes
qui renferment de l'air. Ainsi les rameaux de l'utriculairG portent
de petites vessies aériennes appelées ascidies. Dans V aldrovandia
vesiculosa, ce sont les feuilles elles-mêmes, dans certains fucus
ce sont les frondes qui deviennent vésiculeuses. Le péticle des
feuilles aériennes du t?^apa natans, du poniederia crassipes, se rem-
plit également d'air. De même les tiges de beaucoup de plantes
aquatiques, les nymphœo, le nelumhium, les jussiœa, Y oponogeton
dystachion, les pilulaires, les joncs, sont creusées de grandes la-
cunes aériennes cloisonnées (2). L'eau a même le pouvoir de trans-
former certains organes et de les adapter à des fonctions com-
plètement différentes de celles qu'ils remplissaient originairement.
Le jussicea repens est une plante aquatique produisant de longs
rameaux ou stolons, maintenus à la surface de l'eau par des corps
cylindriques, spongieux, d'un blanc rosé, qui jouent le rôle de
(1) Voyez Delessert, Icônes selectœ, t. III, fîg. 99.
(2) Du val -Jouve, De quelques joncs à feuilles cloisonnées, 1872.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
ces vessies gonflées d'air qu'on fixe sous les aisselles d'un na-
geur inexpérimenté; ces stolons se garnissent de fleurs s'épanouis-
sant au-dessus de la surface de l'eau. Les corps qui soutiennent
ces rameaux fleuris sont des racines transformées par l'action de
l'eau. En effet, les stolons qui rampent à la surface de la terre
sèche sont pourvus de racines adventives ordinaires; mais, si le
stolon se trouve de nouveau en contact avec l'eau, ces racines se
transforment en racines aérifères. J'ai pu obtenir ain^i sur un seul
jet des parties qui étaient alternativement pourvues ou dépourvues
de ces vessies natatoires. La tige même devient quelquefois spon-
gieuse et se remplit d'air. Dans l'eau, les feuilles de la même plante
sont lisses, ol)Ovales, et acquièrent une longueur de 10 centimètres
de long et 2 de large, tandis que, sur un terrain sec ou desséché,
elles sont étroites, aiguës, longues de 1 centimètre au plus et cou-
vertes de poils. Ces deux formes d'une même plante ont été con-
sidérées comme deux espèces distinctes (1). Ainsi l'eau imprime à
l'organisme végétal des modifications profondes qui se traduisent
non-seulement clans les formes extérieures, mais dans la structure
anatomique. M. Duval-Jouve a démontré qu'une plante aquatique,
quelle que soit la famille à laquelle elle appartienne, présente des
cellules cloisonnées aérifères. Dans un môme genre, le genre iris
par exemple, les iris germanica, iris florentina, plantes terrestres,
ne présentent pas de cellules cloisonnées, les iris fœtida^ iris
pseudûrorus, espèces aquatiques, en sont pourvues. Dans le genre
a^yngium, mêmes différences : les espèces européennes sont ter-
restres, les feuilles ont des nervures divergentes; les espèces aqua-
tiques de l'Amérique portent de longues feuilles rubanaires à ner-
vures parallèles, réunies entre elles par des cloisons transversales.
L'influence de l'eau sur la forme et l'organisation des animaux
n'est pas moins remarquable, et le développement des réservoirs
d'air chez les végétaux aquatiques est analogue aux cloisons tra-
versées par le siphon des coquilles univalves du nautile et des
ammonites , les vésicules aérifères des acalèphes hydrostatiques,
les boucliers avec canaux aérifères des vellèles, les bulles d'air
emprisonnées dans le mucus sécrété par le pied de la janthine et
même la vessie natatoire des poissons, organes inconnus dans les
animaux terrestres; mais c'est dans les batraciens que nous ver-
rons avec la dernière évidence que les branchies, appareils res-
piratoires des animaux aquatiques, se développent sous l'influence
d'un milieu liquide. Chez certains d'entre eux, les branchies sont
temporaires : ainsi les têtards de la grenouille et du crapaud res-
(1) Voyez Ch. Martins, Mémoire sur les racines aérifères ou vessies natatoires des
tspèces aquatiques du genre Jussiœa {Mém. de l'Acad. de Montpellier, t. VI, p. 353,
1866).
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 153
pirent par des branchies; mais à mesure que les pattes pousse3[it et
que la queue servant de nageoire se résorbe, les poumons se déve-
loppent et les branchies s'atrophient, l'animal, d'aquatique qu'il
était, devient amphibie. Les tritons vivant dans l'eau pendant la
première période de leur vie respirent par des branchies, plus tard
ils se tiennent habituellement sur le bord des mares; les branchies
disparaissent, des poumons les remplacent. Cependant, si l'on force
ces animaux à rester dans l'eau, la métamorphose ne s'accomplit
pas. Les protées des lacs souterrains de la Carniole, ayant à la fois
des poumons et des branchies, peuvent respirer dans l'air comme
dans l'eau. — On connaît sous le nom d'axolotl [siredon piscifor-
mis) un gros têtard à branchies extérieures vivant dans le lac qui
avoisine la ville de Mexico. Un grand nombre de ces animaux ayant
été donnés à la ménagerie du Muséum d'histoire naturelle de Paris,
la plupart ne se modifièrent pas; mais le 10 octobre 1865, M. Au-
guste Duméril remarqua que plusieurs présentaient des taches
jaunes, leur crête caudale s'atrophiait, ainsi que les branchies, et
le 6 novembre de jeunes axolotls s'étaient transformés en un triton
du genre amblystoina, dont les espèces habitent l'i^mérique du
Nord, c'est-à-dire en un animal amphibie respirant par des pou-
mons, dépourvu de branchies et à queue cylindrique. Le même sa-
vant eut l'idée de couper les branchies d'un certain nombre d'axo-
lotls ; quelques-uns se métamorphosèrent en tritons, d'autres res-
tèrent à l'état de têtards. Ajoutons que, ces axolotls se multipliant,
ce fait nous démontre que la reproduction des protées ne prouve
en aucune manière qu'ils ne soient pas les têtards d'un reptile
encore inconnu. 11 existe encore d'autres animaux qui ne sont
probablement que des têtards n'ayant pas subi toutes leurs mé-
tamorphoses; je citerai les ménobranches, qui ont, comme le pro-
tée, des branchies extérieures et quatre pattes, la grande sirène
lacertine des rizières de la Caroline, munie de trois houppes de
branchies saillantes, mais n'ayant que deux pattes antérieures ter-
minées par quatre doigs, et le menopôme, qui porte sur les côtes du
cou des fentes branchiales et se meut au moyen de quatre pattes
très courtes. Tout le monde connaît la rainette, cette petite gre-
nouille verte qui se tient habituellement sur les feuiles des plantes
aquatiques : elle pond des œufs d'où éclôt un têtard; mais un na-
turaliste, M. Bavay (1), a observé une espèce des Antilles où la
métamorphose s'accomplit dans l'œuf même. Celui-ci contient un
têtard muni d'une queue et de branchies, et pourtant au bout de dix
jours il en sort une rainette sans queue, sans branchies et respirant
(1) Sur ïHylodes martinicensis {Revue des sciences naturelles, t. P'', p. 281, 1872).
154 REVUE DES DEUX MONDES,
par des poumons. Blumenbach avait déjà vu le même fait sur le cra-
paud pipa de Surinam, Ces métamorphoses, accomplies tantôt hors
de l'œuf, tantôt dans l'œuf même, nous éclairent sur les métamor-
phoses des animaux supérieurs, qui parcourent dans le sein de leur
mère les différentes phases de leur développement sériai à partir
d'une classe d'animaux inférieure à celle dont ils font partie.
Tous les vertébrés aquatiques, à quelque classe qu'ils appar-
tiennent, ont le corps allongé, cylindrique ou aplati latéralement,
et des membres terminés par des extrémités en forme de nageoires.
Dans certains poissons, les gymnotes, les carapes, les donzelles
{ophidhmî), et dans les cétacés, les membres postérieurs manquent,
et dans les poissons du genre des anguilles et des pétromyzons ils
avortent tous; mais, si nous voulons apprécier l'influence de Teau,
nous ne devons pas considérer des animaux complètement aquati-
ques tels que les cétacés ou les poissons chez lesquels une hérédité
prolongée a fixé l'organisation adaptée à ce milieu ; nous devons
étudier comparativement des animaux appartenant à une classe où
les uns sont terrestres, les autres amphibies ou aquatiques, telles
que les auires mammifères, les oiseaux, les reptiles, les mollus-
ques et les insectes.
Il exis'e dans l'ordre des mammifères carnassiers un groupe d3
petits animaux, parfaitement naturel, connu sous le nom û'animaiix
vermi formes : il comprend la marte commune [miistela martes)^
la fouine, le putois, la belette, etc. La marte commune, effroi des
poulaillers européens depuis la Méditerranée jusqu'à l' Océan-Gla-
cial, est un animal essentiellement terrestre; dans ce même genre
se rencontre pourtant une forme aquatique tellement voisine, que
Linné, Cuvier et beaucoup d'autres zoologistes la considéraient
comme une espèce du genre marte; c'est la loutre d'Europe, dont
la distribution géographique est la même que celle de la marte. La
loutre en effet est une marte amphibie qui se nourrit de poissons,
de grenouilles, d'écrevisses, tandis que sa congénère mange les
poules, les perdreaux et les petits lapins. Les deux animaux se res-
semblent prodigieusement : la dentition est la même ainsi que le
pelage; tous deux, bas sur jambes, ont des membres terminés par
des doigts armés d'ongles crochus; mais, la loutre cherchant sa
proie dans les eaux, ce nouveau milieu a imprimé à son organisa-
tion des différences peu apparentes à l'extérieur et néanmoins très
réelles. Ainsi les doigts, libres dans la marte, sont unis par des
membranes dans la loutre. La queue, au lieu d'être cylindrique, est
aplatie de haut en bas comme celle d'un castor, et dans le ventre
un grand sinus veineux permet au sang de s'y accumuler lorsque
l'animal, plongeant sous l'eau, suspend sa respiration pendant quel-
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 155
que temps. La loutre est donc une marte amphibie, comme le des-
maa est une musareigne également amphibie dont les doigts sont
palmés et dont le terrier s'ouvre sous l'eau.
Dans les carnivores dits amphibies, tels que les phoques et les
morses, nous trouverons l'exemple de grands animaux dont l'exis-
tence est encore plus aquatique : aussi les modifications de l'orga-
nisme sont-elles plus profondes que dans la loutre. Ces carnassiers
amphibies forment la transition des mammifères terrestres aux cé-
tacés, mammifères marins complètement incapables de se mouvoir
sur un terrain solide. Lamarck (1) avait été très frappé par la vue
d'un phoque vivant. Les pieds de derrière jouent pour la natation
le même rôle que la nageoire caudale des cétacés et des poissons.
A terre, le phoque progresse par bonds de la totalité du corps,
s'appuyant seulement sur l'avant -bras, sans faire usage de ses
membres comme instrumens de progression. Les extrémités posté-
rieures sont appliquées sur les parties latérales du corps. Or l'or-
ganisation d'un phoque est celle d'un chien. La dentition est ana-
logue, la langue lisse chez l'un et chez l'autre, le canal intestinal
caractérisé par un cœcum court; ils se nourrissent tous deux de
chair, sans être exclusivement carnivores. Les doigts sont terminés
par des ongles; la douceur, l'intelligence, la sociabilité et les senti-
mens d'alTection pour l'homme sont aussi développés chez le phoque
que chez le chien (2). Voilà pour les analogies; mais, soit que l'on
considère le chien comme une forme terrestre dérivée du phoque,
ou le phoque comme une forme amphibie du chien, toujours est-il
que les modifications dues au milieu aqueux sont les suivantes. Le
corps du phoque est plus allongé que celui du chien, cylindroïde,
beaucoup plus large en avant qu'en arrière; le poil est court et
ras, les doigts, très longs, sont réunis par des membranes, les os
du bras et de la cuisse, de l'avant-bras et de la jambe sont courts
et forts, les membres postérieurs dirigés d'avant en arrière paral-
èlement à la queue. Les narines peuvent se fermer quand l'animal
plonge, et la parotide, devenue moins nécessaire, est atrophiée;
l'animal mangeant toujours dans l'eau, la sécrétion salivaire de-
venait superflue. Le chien de Terre-Neuve, essentiellement nageur
et employé dans certains pays au sauvetage des individus en dan-
ger de se noyer, a les doigts unis à la base, et transmet à S3S petits
par hérédité cette conformation, indice chez tous les animaux de
l'action prolongée de l'eau sur leurs extrémités digitales.
Dans les mammifères, le phoque n'est pas la dernière expres-
sion de la puissance d'un milieu liquide pour transformer un or-
(1) Additions, t. II, p. 413.
(2j Voyez à ce sujet Blasius, Saugefhiere Deutschlands, p. 250.
156 REVUE DES DEUX MONDES,
ganisme animal. Chez les cétacés herbivores appelés lamentins
ou vaches marines, qui habitent les grands fleuves de l'Afrique
et de l'Amérique, les membres se réduisent aux deux antérieurs,
les postérieurs manquent complètement ; mais la queue est trans-
formée en une puissante nageoire dont l'action mécanique est la
même que celle des extrémités postérieures des phoques et des
morses. La peau, épaisse, chagrinée, est garnie de poils rares, et
la bouche munie de molaires plates qui se remplacent d'arrière en
avant comme celles des éléphans. Le canal intestinal est fort long,
car ces animaux se nourrissent exclusivement de plantes marines.
Les lamentins sont en réalité des pachydermes qui se rattachent
d'un côté aux hippopotames, et de l'autre aux cétacés soullleurs
tels que les dauphins et les baleines, mammifères devenus exclu-
sivement marins.
Dans la classification des oiseaux, on comprend habituellement
sous le nom d'échassiers et de palmipèdes tous ceux dont les doigts
sont plus ou moins réunis par des membranes, c'est-à-dire palmés;
mais, si l'on étudie ces animaux avec plus d'attention, on reconnaît
qu'on peut les considérer comme des formes aquatiques d'autres
espèces terrestres (1). Ainsi les palmipèdes longipennes, les al-
batros, les frégates, les cormorans, correspondent aux grands ra-
paces, tels que les aigles et les vautours. Les mouettes, les pé-
trels, sont les analogues des faucons et des milans. Les sternes
ont été appelées hirondelles de mer, tant l'analogie est évidente
entre ces deux espèces. Les hérons, les cigognes, les flamans, rap-
pellent les autruches et les casoars. Les cygnes, les oies et les
canards sont d'excellens voiliers et de parfaits nageurs, la marche
seule leur est difficile. Ainsi les doigts palmés, indices d'une vie
essentiellement aquatique, ne sont pas liés au reste de l'organi-
sation, ils sont uniquement le résultat d'une natation prolongée.
Voici quelques exemples : parmi les oies, Vameranas a les doigts
presque libres; le bec -en -fourreau [chionis) est une véritable
mouette, mais dont les doigts ne sont pas palmés; la poule sultane
{fiilica porphyria) et la bécasse aux doigts libres ressembleni sin-
gulièrement à la macreuse et à l'avocette aux doigts palmés. La
cigogne et le flamant, la grèbe et le plongeon, sont des genres très
voisins : les doigts sont plus ou moins libres dans les premiers,
réunis dans les seconds. Enfin les manchots sont, par rapport aux
autres oiseaux, ce que les phoques et les morses sont aux autres
mammifères; étant presque entièrement aquatiques, ils présentent
des modifications analogues à celles des mammifères amphibies,
témoin les pingouins et les manchots; leur corps est allongé comme
(1) Lamarck, t. P', p. '2i8.
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 157
celui des phoques, les membres postérieurs sont dirigés comme
chez eux d'avant en arrière dans le prolongement de l'axe du corps.
Chez les macareux, les ailes très réduites soutiennent encore l'a-
nimal dans les airs pendant quelques instans ; mais dans le grand
pingouin et les manchots, elles deviennent complètement impropres
au vol. Chez ces derniers, les plumes avortent, et ressemblent à des
écailles; l'aile n'est plus qu'une rame avec laquelle l'oiseau se meut
dans les eaux. Chez le phoque, ce sont les mains, chez les man-
chots ce sont les ailes qui sont devenues des organes remplissant les
fonctions des nageoires des poissons, et inversement chez ceux-ci,
dans quelques espèces, les poissons volans par exemple, les na-
geoires pectorales très développées permettent à l'animal de s'é-
lancer hors de l'eau et de décrire dans l'air une trajectoire assez
longue pour échapper à ses ennemis.
Des exemples analogues abondent dans les mollusques. Ainsi
nous retrouvons les mêmes formes dans les gastéropodes terrestres
et les gastéropodes aquatiques; les premiers respirent par des pou-
mons, les seconds par des branchies. Tout le monde connaît la li-
mace de terre : elle respire par des poumons; les oncidies, qui lui
ressemblent prodigieusement, vivent sur les plages baignées par les
flots de la mer, elles sont amphibies, et ont à la fois un sac pulmo-
naire et sur le dos des filamens branchiaux. Enfin les doris et les
éolides, véritables limaces marines, ne respirent plus que par les
branchies dont leur corps est couvert. Les colimaçons ou hélix sont
également des gastéropodes pulmonaires. Les ampiillaires, dont la
coquille est la même, ont des poumons et des branchies et peuvent
vivre à la fois dans l'air et dans l'eau; enfin les lymnées et les pla-
norbes sont de véritables hélix à branchies habitant les eaux douces
du monde entier.
Parmi les insectes, les scarabées et les hannetons appartiennent
aux coléoptères ppntamères : leur vie est aérienne; mais il existe des
scarabées aquatiques, les dytisques et les hydrophiles, dont les pattes
postérieures sont élargies en forme de rames. Les hémiptères qui
portent le nom de punaises se divisent en géocorises ou punaises
terrestres dont l'une des espèces, celle des lits, est trop connue
de tout le monde, et en hydrocorises ou punaises d'eau, telles que
les nepes, les ranaties et les notonectes. Dans ces insectes, l'ap-
pendice caudal, tour à tour aiguillon chez l'abeille, tarière chez
l'ichneumon, crochets chez les scarabées, se convertit en un tube
conduisant l'air aux stigmates , ouvertures des tubes ramifiés des
trachées, qui forment le système respiratoire de l'animal.
De tous les faits qui viennent d'être énumérés, nous pouvons
conclure avec Lamarck que les modifications de l'organisation des
animaux aquatiques s'opèrent sous l'influence du milieu qu'ils habi-
158 REVUE DES DEUX MONDES.
tent et non pas en vertu d'une harmonie préétablie entre cette
organisation et le milieu dans lequel l'animal est destiné à se
mouvoir.
Lamarck ne craint pas d'attribuer à l'air toute l'organisation des
oiseaux, l'adhérence des poumons avec la colonne vertébrale, la per-
foration de ces poumons et la pénétration de l'air dans tout le corps
de l'animal, et le développement des plumes. Toutes ces particula-
rités sont pour lui le résultat des efforts faits par l'animal pour se
soutenir dans un milieu aérien. La science ne possède pas encore
assez de faits pour pouvoir démontrer directement chacune de ces
assertions; néanmoins elle nous fournit déjà quelques preuves qui
permettent de prévoir qu'un jour la démonstration sera complète.
L'illustre naturaliste avait remarqué que, chez les animaux qui
vivent sur les arbres et qui s'élancent de l'un à l'autre, la répétition
de cet exercice pendant une longue suite de générations amenait le
dévelop[:ement d'une membrane en forme de parachute étendue de
chaque côté du corps, depuis le membre antérieur jusqu'au membre
postérieur. Ainsi parmi les écureuils on en connaît maintenant sept
espèces désignées sous le nom d'écureuils volans [pteroimjs)^ munies
de ce paracliute qui leur permet de se laisser choir sans danger
du haut des arbres qu'ils habitent. Dans les marsupiaux frugivores,
on distingue également un groupe {petaurus) de ces animaux aus-
traliens qui sont munis d'un parachute. Enfin chez le gaiéopi-
thèque, animal intermédiaire entre les singes et les chauves-souris,
ce parachute s'étend depuis le cou jusqu'à la queue et forme un
véritable manteau; en le déployant, le singe volant peut s'élancer
d'un arbre à l'autre. Chez les chauves-souris, le même appareil
existe; il se complète par une véritable aile membraneuse : les os
du métacarpe et les doigts, le pouce excepté, sont très longs; une
seconde membrane, se continuant avec le parachute, réunit ces os
entre eux. L'animal ainsi organisé vole aussi longtemps et aussi
rapidement qu'un oiseau.
Mais, dira- 1- on, ces faits n'expliquent en aucune façon le déve-
loppement de l'aile munie de plumes telle que nous la voyons chez
les oiseaux. Cela est vrai; cependant nous ferons remarquer que les
anciens anatomistes, de Blainville et d'autres, avaient déjà constaté
l'étroite analogie qui unit les oiseaux aux reptiles, analogie justifiée
dans les idées de Lamarck et de Darwin par l'hypothèse très probable
que les oiseaux ne sont que des reptiles transformés. Il y a plus, l'his-
tologie ou anatomie microscopique prouve que la plume de l'oiseau
et l'écaillé du reptile sont originairement identiques, et que la plume
n'est qu'une écaille plus développée (1). Déjà nous avons remarqué
(1) Voyez Gegenbanr, Vergleichende Anatomie, p. 585.
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 159
l'extrême ressemblance des plumes avortées des manchots avec des
écailles de reptiles. Ajoutons que, parmi les reptiles, le dragon vo-
lant est soutenu par un parachute semblable à celui des écureuils
et des phalangers volans. Ainsi donc, s'il est impossible, dans l'état
actuel de nos connaissances, de démontrer comment l'air a pu mo-
difier si profondément l'organisme des oiseaux , on voit poindre
déjà les premiers indices qui permettront de le faire sans s'appuyer
sur une adaptation préconçue de l'organe à la fonction qu'il remplit.
La lumière est indispensable aux végétaux. Sous l'influence de
cet agent, la matière verte se forme, l'acide carbonique de l'air est
décomposé, et le carbone, base du tissu végétal, est fixé. A l'obscu-
rité, la plante languit, s'étiole, les entre-nœuds s'allongent, les
feuilles se développent à peine, les fleurs et les fruits avortent, les
mouvemens tels que ceux des feuilles de la sensitive sont abolis :
aussi, quelques plantes parasites exceptées, la lumière est-elle une
condition nécessaire de la vie végétale. Certaines fl;jurs ne s'épa-
nouissent que sous l'action d'une lumière très vive : telles sont
celles du nelimibium de l'Inde et des bougainvillcBa du Brésil. Vai-
nement on leur prodigue la chaleur dans les serres du nord de
l'Europe; elles ne fleurissent pas ou fleurissent mal, tandis que
déjà dans le midi de la France, en Provence et en Languedoc, ces
plantes se couvrent de fleurs tous les ans malgré une température
plus basse et moins égale que celle des serres d'Angleterre ou de
Hollande. Toutes les plantes sans exception cherchent la lumière;
placées dans une chambre éclairée, elles se dirigent vers les fe-
nêtres, dans une cave obscure vers le soupirail.
La lumière est moins indispensable aux animaux : leur respira-
tion en est indépendante, tous peuvent vivre dans une demi-obscu-
rité, et beaucoup dans une obscurité totale; leurs fonctions s'accom-
plissent, ils vivent et se reproduisent, seulement leur peau, leur
sang et leurs tissus ne se colorent pas, ils s'étiolent comme ceux
des plantes. Tous les animaux du nord ont des couleurs mates, sauf
le blanc, qui est quelquefois très pur, surtout en hiver. Ce sont tou-
jours les paities exposées à la lumière qui sont le mieux colorées,
le dos et les flancs dans les mammifères, les oiseaux, les reptiles
et les poissons. Dans les coquilles, le contraste est encore plus
frappant; celles qui vivent dans la vase ou dans la mer à de grandes
profondeurs ont les couleurs ternes et uniformes.
Liée intimement à l'organe de la vue, sans lequel les animaux n'en
auraient pas la perception, la lumière exerce sur cet organe une action
puissante. Dans l'obscurité, les yeux des animaux s'atrophient; à la
lumière, ils se perfectionnent et s'améliorent par l'exercice. Les ai-
gles, les vautours, les faucons, voient à des distances énormes; c'est
la vue et non l'odorat qui leur signale une proie éloignée. La direction
160 REVUE DES DEUX MONDES.
constante de la lumière détermine même le déplacement de l'œil lors-
qu'il est placé de façon à ne pas pouvoir remplir ses fonctions. En
voici la preuve. Les raies sont des poissons carnivores, jouant dans
les eaux le même rôle que les oiseaux de proie dans les airs; leur
corps aplati est horizontalement symétrique, et les deux yeux sont
placés sur la face dorsale de la tête. Dans les pleuronectes (1),
la plie, le turbot et la barbue, la symétrie est au contraire verti-
cale, comme celle des poissons ordinaires; mais, le corps étant
aplati latéralement, ces poissons nagent sur le côté, se cachent
dans le sable, couchés, la plie sur le côté gauche, le turbot sur le
côté droit, et happent ainsi placés le fretin qui passe au-dessus
d'eux. Dans les poissons adultes, les deux yeux sont situés l'un
près de l'autre du côté de la tête qui regarde en haut; cependant
originairement, dans l'enfance, ces yeux sont l'un à droite, l'autre
à gauche de la tête, comme chez les autres poissons; mais avec
l'âge l'œil situé du côté qui repose sur le sable, étant sans usage, se
déplace et traverse les os du crâne pour venir faire saillie près de
l'œil placé du côté éclairé de l'animal. C'est ce qui a été mis hors
de doute par un zoologiste danois très distingué, M. Steenstrup (2).
Cette migration d'un organe inutile dans sa position normale, pour
venir occuper une place où il puisse exercer ses fonctions, est un
des faits les plus probans de l'action de la lumière sur l'économie
vivante. Nous aurons la contre -partie de ce fait lorsque nous parle-
rons de l'influence d'une obscurité prolongée sur l'organe de la vue.
Il suiïira de mentionner l'influence de la chaleur pour que le
lecteur se remémore immédiatement les faits innombrables qui
prouvent la puissance de cette forme du mouvement. Le sauvage
qui adore instinctivement le soleil et le savant qui démontre que
cet astre est la source unique de la chaleur et de la vie sur la
terre en sont aussi convaincus l'un que l'autre. Tout organisme,
pour se développer, pour vivre, pour se reproduire, exige une
certaine température, supérieure à celle de la glace fondante; le
degré varie, mais au-dessus et au-dessous de certaines limites,
fixes pour chaque espèce, tout s'arrête, tout meurt. Comparez en
imagination les régions polaires, ensevelies sous un linceul de glace
qui ne laisse à découvert que de petits intervalles revêtus d'une
végétation uniforme de lichens, de mousses et d'herbes rabou-
gries, avec la végétation luxuriante des contrées intertropicales
où la chaleur, la lumière et l'eau conspirent pour activer les forces
vitales de la plante. Là les fougères deviennent des aibres, et les
arbres des géans. Comparez encore la faune terrestre d.'s contrées
(1) Lamarck, t. I", p. 251.
(2) Observations sur le développement des pleuronectes {Annales des sciences natu-
relles, 5' série, t. II, p. 253, 1854).
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 161
arctiques, réduite à quelques animaux de couleur terne, survivans
de l'époque glaciaire, et à des oiseaux voyageurs réfugiés tem-
porairement dans ces régions reculées, avec la faune nombreuse,
variée, multicolore, qui remplit en tout temps la forêt tropicale.
Vers le pôle, la vie s'éteint; elle déborde sous les tropiques. La
plante môme semble animée, les animaux pullulent et disputent à
l'homme la possession du sol; les uns formidables par leur taille
ou les armes dont ils sont pourvus, les autres redoutables par leur
nombre, semblent ligués pour l'exclure du domaine où ils se mul-
tiplient sans cesse. Aussi toutes les influences dont nous avons
parlé sont-elles sans action, si la chaleur est absente. La lumière,
l'atmosphère et l'eau seraient impuissantes pour faire germer et
développer la plante, si la chaleur n'intervenait pas dans une me-
sure appropriée aux besoins de chaque espèce. Sans chaleur, l'a-
nimal périt dans le sein de sa mère ou dans l'œuf, et cette chaleur
même a sa source éloignée dans le soleil. Par les rayons solaires,
un des élémens de l'air est décomposé, l'autre absorbé; la matière
verte et les autres principes immédiats se déposent dans le tissu
des végétaux; ceux-ci nourrissent l'animal, dont ils maintiennent la
température; cette chaleur active les fonctions, engendre les mou-
vemens, préside à la reproduction et enfin à toutes les modifica-
tions organiques par lesquelles les animaux se transforment depuis
la monade jusqu'à l'homme. Transformation des forces physiques,
transformation des espèces organisées, même phénomène sous deux
aspects, ou plutôt la première une prémisse, la seconde une con-
séquence. Aflirmer l'une et nier l'autre est radicalement illogique.
Le physicien et le naturaliste ne sauraient se contredire, et la
physiologie expérimentale confirme les jiigemens de l'histoire na-
turelle. « En modifiant les milieux nutritifs et évolutifs, a dit
M. Claude Bernard, et en prenant la matière organisée en quel-
que sorte à l'état naissant, on peut espérer d'en changer la direc-
tion évolutive et par conséquent l'expression finale. Je pense donc
que nous pourrons produire scientifiquement de nouvelles espèces
organisées, de même que nous créons de nouvelles espèces miné-
rales, c'est-à-dire que nous ferons apparaître des formes organisées
qui existent virtuellement dans les lois organogéniques, mais que
la nature n'a point encore réalisées. » Ainsi parle notre premier
physiologiste, et l'on voit qu'il est d'accord avec Lamarck, GeofTroy
Saint-IIilaire et Darwin, qui, en étudiant le monde organisé vivant
et fossile, sont arrivés à la même conclusion. Je n'insisterai pas da-
vantage; il était nécessaire de prouver l'influence de l'eau, de l'air,
de la lumière sur les êtres organisés; celle de la chaleur est évi-
dente.
TOME CIV. — 1873. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
III. — OnC,\NES ATROPUIÉS DEVENUS INCTILES.
S'il est vrai que l'influence de certains milieux, l'eau, l'air ou la
lumière, détermine le développement des organes correspondans,
qui augmentent de volume par un exercice habituel et se transmet-
tent ainsi perfectionnés des ascendans aux descendans par voie de
génération successive, il l'est également que ces mêmes organes
diminuent de volume, c'est-à-dire s'atrophient ou même disparais-
sent, si, le milieu venant à changer, l'organe reste sans emploi.
C'est ce que Lamarck (1) a parfaitement exprimé lorsqu'il a dit :
« Le défaut d'emploi d'un organe, devenu constant par les habi-
tudes qu'on a prises, appauvrit graduellement cet organe et finit
par le faire disparaître et même l'anéantir. » Cette branche de l'or-
ganographie végétale et animale est connue maintenant sous le
nom de dystcléologie. Aux exemples cités par Lamarck et emprun-
tés à la baleine, au fourmilier, à Yaspalax et au protée, nous en
ajouterons un grand nombre d'autres tirés des deux règnes orga-
niques.
Les botanistes avaient apprécié avant les zoologistes l'impor-
tance de ces organes rudimentaires. De Gandolle, dans la première
édition de sa Théorie élémentaire de la botanique publiée en 1813,
consacre un chapitre spécial à l'avortement des organes. Les épines
des arbres et des arbrisseaux sont des branches avortées. Sous l'in-
fluence d'un mauvais sol, de la sécheresse ou du voisinage affa-
mant d'un grand nombre d'autres végétaux, elles restent courtes,
dures et pointues. Transportez le prunier épineux d'une haie dans
un jardin, cultivez-le, fumez-le, les épines s'allongeront sous forme
de rameaux feuilles et il ne s'en produira plus de nouvelles. Il
existe aussi des avortemèns constans dont la cause nous échappe,
mais dont la réalité est incontestable. Ainsi dans les labiées et les
antirrhinées la corolle est irrégulière, ne renferme que deux ou
quatre étamines et souvent un filet sans anthère représentant d'une
étamine avortée; mais que la corolle redevienne accidentellement
régulière, comme cela arrive quelquefois, la cinquième étamine re-
paraît ; c'est l'état normal et habituel des familles voisines , les
solanées et les boraginées, dont la corolle, toujours régulière, porte
constamment cinq étamines. Dans les liliacées, il y a ordinaire-
ment six étamines; le genre albuca n'en offre que trois, mais trois
filets placés entre elles représentent les étamines absentes. L'ovaire
de la fleur du marronnier d'Inde est à trois loges contenant six
graines; cependant nous savons dès notre enfance que dans le fruit
(1) Philosophie zoologique, t. I<:r, p. 240.
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 163
mûr on ne trouve le plus souvent qu'une graine fort grosse, quel-
quefois deux, dont l'une très petite; fort rarement troi>, une grosse
et deux petites : il y a donc constamment cinq, quatre ou trois
graines qui avortent. Dans quelques familles de végétaux, les cac-
tées, les orobanches, le genre lathrœa et une espèce de gesse, le
lathynts aphaca, les feuilles manquent complètement. Sur les acacia
de la Nouvelle-Hollande, ce sont les folioles des feuilles composées
qui avortent; le pétiole reste seul, se dilate et prend le nom de
phyllode. Les causes de ces avortemens ne sont pas toujours évi-
dentes. Quelquefois on constate des effets de compression. Toute
jeune branche de lilas est terminée par trois bourgeons, mais tou-
jours les deux bourgeons latéraux se développent, celui du milieu
resserré entre les deux autres ne s'accroît pas, et la branche se bi-
furque au lieu de se trifurquer. A part les avortemens dus à la com-
pression, au développement exagéré des organes voisins ou à une
nutrition insuffisante du végétal, la cause prochaine des autres
nous échappe, et tient probablement à des circonstances héréditaires
de végétation : ainsi les acacia à phyllodes de l'Australie ont des
feuilles composées dans leur jeunesse, et V acacia hetei^opliylla en
conserve toute sa vie un certain nombre, tandis que dans les autres
espèces les folioles avortent toutes, et la feuille se réduit h un
pétiole élargi, simulant les feuilles simples de nos saules indigènes.
Chez les animaux, la cause des avortemens est bien plus évi-
dente : c'est, comme Lamarck l'avait parfaitement compris, le man-
que d'exercice d'un organe par suite d'un changement dans le milieu
ambiant ou dans les habitudes de l'animal. Rien de plus instructif
à cet égard que l'influence de la lumière sur l'organe de la vae.
Un animal plongé constamment dans l'obscurité se dirige non plus
au m.oyen de ses yeux, mais à l'aide du tact; alors les yeux dimi-
nuent de volume, s'enfoncent dans l'orbite, sont recouverts par la
peau, finissent par s'atrophier et même par disparaître. Ces dispo-
sitions se transmettent héréditairement des parens à leur progé-
niture, et l'on voit des espèces, munies de leurs yeux quand elles
vivent à la lumière, devenir aveugles quand elles se tiennent habi-
tuellement dans l'obscurité. Ainsi dans la taupe ordinaire, animal
souterrain, l'œil étant recouvert par la peau percée d'un tout petit
canal oblique, la vision doit être très imparfaite. Deux espèces de
spalax qui habitent la Russie méridionale, le chrysocldore du Cap
et le ctenomys de l'Amérique du Sud, dont la vie est souterraine
comme celle de la taupe, présentent la même organisation. On
connaît des reptiles aveugles : tels sont les lézards apodes, tels que
les orvets, et parmi les serpens Vacontias cœciis et les typhlops, qui
vivent sous terre comme nos lombrics. Parmi les batraciens, nous
164 REVUE DES DEUX MONDES.
citerons la grande sirène lacertine, qui habite les marais fangeux
de la Caroline du sud et passe une partie de sa vie enfoncée dans
la vase. Cet animal a sur la tête deux petits yeux ronds recouverts
d'une peau à demi transparente. Citons encore les cécilies, dont
l'organisation se rapproche tant de celle des poissons, et le protée
des lacs souterrains de la Carniole. Sur vingt individus, le profes-
seur Charles Vogt a trouvé sous la peau le globe oculaire avorté de
la grosseur d'une petite tête d'épingle, mais dépourvu de muscles
et de ses membranes d'enveloppe : il a pu suivre le nerf optique
jusqu'au cerveau (1); mais le docteur Joseph a disséqué un individu
chez lequel ces dernières traces de l'organe de la vision avaient
disparu.
Les poissons qui vivent constamment dans des eaux souterraines
deviennent également aveugles. Ce fait s'observe dans tous les or-
dres de cette grande classe : ainsi, chez les salmones, Vamblyop.si.s
des cavernes de l'Amérique du iSord a des yeux microscopiques re-
couverts d'une peau non transparente; parmi les silures, nous
nommerons le silunis cœculiens , quelques anguilles {aplerichys
cœcus) et les myxinoïdes parasites. Les crustacés podophthalmes
sont ceux qui, à l'instar des homards et des langoustes, ont un œil
pédicule, c'est-à-dire porté sur un support mobile. Quelques-uns
{troglocaris Schmidtii) sont aveugles : l'œil a disparu, le support
est resté. Des crustacés appartenant à la section des entomostracés
vivent en parasites sur d'autres animaux; jeunes, ils nagent libre-
ment dans l'eau et sont munis d'yeux bien conformés; mais, lors-
qu'ils se cachent sous les écailles ou s'enfoncent entre les branchies
des poissons, ils se trouvent dans la condition des animaux des
cavernes : les yeux, ne fonctionnant plus, s'atrophient, et l'animal
devient et reste aveugle toute sa vie.
Les insectes nous offrent les exemples les plus nombreux d'es-
pèces aveugles habitant les cavernes, tandis que leurs congénères
vivant à l'air libre ne le sont pas. Parmi les coléoptères de la famille
des carabiques se trouve le genre trcclms : ce sont de petits ani-
maux se tenant habituellement sous des pierres ou des amas de
feuilles mortes. Dans les grottes de la Carniole, on en compte quatre,
qu'on a réunies dans le genre anophtluilmus, mais qui ne diffèrent
des autres que par l'absence des yeux. 11 en est de même des catops,
dont les espèces aveugles ont été distinguées par le nom générique
d'adelops. Parmi les staphylins, il existe une espèce, le lathro-
biuni spadiccmn, dont les individus, vivant à l'obscurité dans les
grottes de la Carinthie, portent à la place de l'œil disparu une tache
(1) Vom adriatischem KûsUnlande {lllustrirte deutsche Monatshefie, 1870).
UN NATURALISTE PUILOSOPUE. 465
ovale derrière les antennes. On a trouvé de ces insectes aveugles
dans les cavernes de tous les pays. M. de Bonvouluir (1) en énumère
vingt et une espèces dans les grottes des Pyrénées; on en a signalé
un grand nombre dans les cavernes de l'Amérique du Nord; tous
appartiennent à des genres américains comme ceux d'Europe ap-
partiennent à des genres européens. On peut, avec M. Vogt, résu-
mer la question en disant que partout ces insectes sont caractérisés
par l'absence des yeux, une coloration moindre, la m.ollesse rela-
tive du corps et la diminution des ailes. Des faits que nous venons
de citer, il est impossible de ne pas conclure que c'est la lumière
qui entretient et développe l'organe de la vision; dans l'obscurité,
celui-ci disparaît, et l'on est invinciblement amené à penser, comme
Lamarck, que c'est le milieu qui maintient les organes : le milieu
changeant, ils disparaissent sans retour.
Ce que nous avons dit de l'œil s'applique à tous les appareils,
quelle que soit la nature des ibnctions qu'ils accomplissent; l'exer-
cice les développe, le manque d'usage les atrophie, et ces modifica-
tions se transmettent par hérédité. Nous nous servons généralement
beaucoup moins du bras gauche que du bras droit, aussi celui-ci
est-il plus gros, plus lourd, et toutes ses parties, os, muscles, nerfs,
artères, sont-elles plus fortes que celles du côté opposé. Le natura-
liste hollandais L. Ilarting s'est assuré que ces différences existent
déjà chez le nouveau-né qui n'a encore fait aucun usage de ses
membres; de là une tendance innée à se servir de préférence du
bras droit, indépendamment de l'exemple et de l'éducation. Dans
les autruches, anim.aux trop lourds pour pouvoir s'élever dans les
airs, les jambes se sont fortifiées et allongées, les ailes ont diminué
et ne font plus qu'office de voiles lorsque l'oiseau court dans le sens
du vent. Chez le casoar et Yaptei^ix, les ailes sont réduites à un ru-
diment inutile caché sous les plumes du corps, parce que le genre
de vie de ces animaux est complètement terrestre : se nourrissant
de vermisseaux et de petits reptiles, ils courent, mais ne volent pas.
On a vu que chez les oiseaux tout à fait aquatiques, tels que les
manchots et les pingouins, ces mêmes ailes se sont converties en
nageoires; par contre, dans les poissons volans les nageoires pecto-
rales ont assez d'envergure pour qu'ils puissent s'élancer hors de
l'eau et se soutenir quelque temps dans l'air, afin d'échapper à
leurs ennemis. Ces nageoires présagent pour ainsi dire les ailes des
oiseaux et des chauves-souris. Au contraire dans les anguilles, les
lamproies et les myxines , dont le corps cylindrique et allongé
glisse facilement dans l'eau, les nageoires pectorales et ventrales,
(1) Dulletin de la Société Ramond, t. I", p. 131.
166 REVUE DES DEUX MONDES.
devenues inutiles, disparaissent, la nageoire caudale suffit seule à
la natation. Dans une foule d'insectes, les ailes n'existent que chez
le mâle, sont incomplètes ou avortées chez la femelle. Les mâles
du papillon des vers à soie qui sont élevés dans les magnaneries
n'exerçant plus leurs ailes en volant à l'air libre, celles-ci ont di-
minué de génération en génération, et maintenant ces mâles ont
des ailes trop courtes et incapables de les soutenir; ils battent des
ailes, mais ils ne volent plus. La sélection naturelle produit les
mêmes eflets. Dans l'île de Madère et celles qui l'avoisinent, les in-
sectes coléoptères sont souvent emportés par les vents et jetés à la
mer où ils périssent; ils se tiennent cachés tant que l'air est en mou-
vement : aussi les ailes se sont-elles amoindries. Cette disposition
est devenue héréditaire, et sur 550 espèces répandues dans ces îles,
il y en a 20O qui sont incapables de soutenir un vol prolongé. Sur
29 genres indigènes, 23, proportion énorme! se composent d'es-
pèces aptères ou munies d'ailes imparfaites (1).
L'ensemble de ces faits fera comprendre aux personnes étran-
gères à l'étude des sciences naturelles pourquoi les zoologistes,
quand ils veulent s'exprimer rigoureusement, disent toujours : les
oiseaux volent parce qu'ils ont des ailes, et non pas : les oiseaux
oui des ailes pour voler. La première proposition exprime un fait
simple, évident, indiscutable. La seconde se complique d'une hy-
pothèse téléologique, pour parler le langage des philosophes; elle
suppose une prédestination de l'animal à un certain genre de vie.
L'observation nous montre au contraire que c'est le genre de vie qui
détermine le développement ou amène l'atrophie des organes, qui
sont actifs ou inactifs suivant les circonstances et les conditions au
milieu desquelles l'animal se trouve placé. Aussi la doctrine des
causes finales, si fort en vogue dans le siècle dernier, est-elle
généralement abandonnée par les naturalistes penseurs de notre
temps.
Continuons l'étude des organes avortés. Dans une classe d'ani-
maux, les uns terrestres, les autres aquatiques, celle des reptiles,
ce sont les pattes qui disparaissent. Les crocodiles et les lézards
en ont quatre : chez les seps, elles sont très courtes; dans les
bimanes et les bipèdes, il n'y en a plus que deux; dans le pseudo-
pus, elles se réduisent à de petits tubercules, dernière trace des
membres postérieurs. Chez l'orvet, il n'y a plus de membres, mais
on trouve sous la peau les os de l'épaule et le sternum ; enfin ces
os même disparaissent dans les serpens. Cependant chez le boa on
remarque encore deux os en forme de cornes, réminiscence du
(1) Darwin, Origine des espèces, p. 153.
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 167
bassin des sauriens. Lamarck ne craint pas (1) d'expliquer cette dis-
parition des membres par l'Jiabitude de ramper, de se glisser sous
les pierres ou dans l'herbe, qui existe déjà chez les lézards ; il fait
remarquer avec raison qu'un corps aussi allongé que celui d'un
serpent n'aurait pas été convenablement soutenu par quatre pattes,
nombre que la nature n'a jamais dépassé dans les animaux verté-
brés. Un serpent rampe à l'aide de ses côtes, devenues des organes
de progression. L'allongement exagéré du corps a produit l'amoin-
drissement de l'un des poumons, tandis que l'autre se prolonge
jusque dans le ventre. Même chez les mammifères, les plus parfaits
des animaux, les organes avortés et inutiles ne sont pas rares;
ainsi la plupart de ces animaux présentent les trois types dentaires,
savoir des incisives, des canines et des molaires. Geoffroy Saint-
Hilaire avait déjà remarqué que chez la baleine, où les dents sont
remplacées par des fanons, les germes des dents existent dans l'é-
paisseur de la mâchoire du fœtus ; depuis, le même savant les a
retrouvés dans le bec des oiseaux. Les ruminans ont un bourrelet
calleux à la place des incisives supérieures, mais le germe des dents
existe dans le fœtus. Il en est de même chez les lamentins, qui
n'ont point d'incisives ni en haut ni en bas : se nourissant uni-
quement de plantes marines, ils n'en faisaient point usage, et ces
dents ont lini par disparaître.
Je terminerai en citant les organes avortés qui existent chez
l'homme, et dont il peut tous les jours constater l'inutilité; atro-
phiés faute d'usage, ils semblaient être aux yeux des anciens na-
turalistes autant de preuves de l'unité de plan qui a présidé à la
création du règne animal. De même, disaient-ils, qu'un archi-
tecte soucieux de la symétrie met de fausses fenêtres qui forment
le pendant des fenêtres véritables, ou rappelle sur les ailes d'un
édifice les motifs de la façade principale, de même le créateur,
en laissant subsister ces organes, nous dévoile l'unité du plan
qu'il a suivi. Dans les idées de Lamarck et de ses successeurs,
ces organes rudimentaires n'ont point cette signification purement
intellectuelle; ils se sont atrophiés faute d'usage. La présence de
ces vestiges d'organes chez l'homme, auquel ils sont inutiles,
prouve seulement que son organisation se lie intimement à celle
du règne animal, dont il est la dernière et la plus parfaite émana-
tion. INous possédons sur les côtés du cou un muscle superficiel
appelé peaucier; c'est- celui avec lequel les chevaux font vibrer
leur peau pour chasser les mouches qui les importunent. Chez nous,
le vêtement, chez les sauvages, les corps gras, la terre ou l'argile
(1) Tome I", p. 244.
168 REVUE DES DEUX MONDES.
dont ils s'enduisent le corps, rendant ce muscle inutile, il s'est tel-
lement aminci qu'il ne peut plus imprimer à la peau le moindre
mouvement. Il en est de môme des muscles qui meuvent l'oreille du
cheval et d'autres animaux; nous les possédons tous, mais ils ne
nous servent à rien. Placée sur les côtes et non pas au sommet de
la tête, notre oreille ne saurait diriger l'ouverture de son pavillon
vers tous les points de l'horizon pour recueillir les sons qui en par-
tent. Voici d'autres exemples : les mamelles existent chez l'homme
comme chez la femme; on observe même du gonflement et de la
sécrétion lactée chez quelques jeunes gens à l'âge de la puberté ;
mais les fonctions de l'allaitement ont développé les seins de la
femme, tandis que ceux de l'homme se sont atrophiés. On remar-
que 'à l'angle interne de l'œil une petite production de couleur
rouge sans usage, c'est la trace de la troisième paupière des oi-
seaux de proie, qui leur permet de fixer le soleil sans fermer les
yeux. — Les animaux marsupiaux, tels que les sarigues et les kan-
gourous, sont munis d'une poche où les petits habitent pendant la
période de la lactation; cette poche est soutenue par deux os en
forme de V et fermée par deux muscles. Quoiqu'il soit placé à l'ex-
trémité supérieure de l'échelle des mammifères, dont les marsu-
piaux occupent les gradins inférieurs, l'homme a conservé les traces
de cette disposition; ses épines du pubis représentent les os, ses
muscles pyramidaux sont les analogues des muscles qui ferment
la poche marsupiale; chez nous, ils sont évidemment sans usage.
11 y a plus, ces organes rudimentaires peuvent être non-seulement
inutiles, mais encore nuisibles. Le mollet est formé par deux mus-
cles puissans qui s'insèrent au talon par l'intermédiaire du tendon
d'Achille ; à côté d'eux se trouve un autre muscle long, mince, in-
capable d'une action énergique, le plantaire grêle. Ce muscle,
ayant les mêmes attaches que les jumeaux, semble un mince fil de
coton accolé à un gros câble de navire. Chez l'homme, il est sans
utilité, et la rupture de ce muscle, causée par un effort pour sauter,
donne lieu à l'accident douloureux connu sous le nom de coup de
fouet, et dont la guérison nécessite un repos prolongé. Chez le chat
et les animaux du même genre, le tigre, la panthère, le léopard, ce
muscle est aussi fort que les deux jumeaux, et rend ces animaux
capables d'exécuter des bonds prodigieux quand ils s'élancent sur
leur proie. Autre exemple : dans les herbivores, le cheval, le bœuf
et certains rongeurs, le gros intestin présente un grand appendice
en forme de cul-de-sac, appelé cœcion, qui se rattache au régime
exclusivement herbivore de ces animaux; chez l'homme, dont la
nourriture n'est pas exclusivement végétale, le cœcum se réduit à
un petit corps cylindrique dont la cavité admet à peine une soie de
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 169
sanglier; c'estV appendice venni forme. Inutile à la digestion, puis-
que les alimens n'y pénètrent pas, il devient un danger, si par ha-
sard un corps dur tel qu'un pépin de fruit ou un fragment d'arête
de poisson vient à s'y introduire; le cas arrive, et il en résulte
d'abord une inflammation, puis la perforation du canal intestinal,
accidens suivis d'une péritonite souvent mortelle. D'autres fois cet
appendice, contournant une anse intestinale qu'elle enserre, pro-
duit un étranglement interne presque toujours fatal. La science a
déjà enregistré dix-huit cas de ce genre, vérifiés par l'autopsie.
Dans tous les quadrupèdes, la moelle épinière, organe central du
système nerveux, est enfermée jusqu'à son extrémité dans un canal
osseux formé par la colonne vertébrale. Chez l'homme, dont la sta-
tion est verticale, le poids des organes renfermés dans le ventre
portant sur les vertèbres qui composent l'extrémité inférieure de
l'os appelé sacrum, ces vertèbres se sont élargies, et ne sont plus
soudées dans leur partie postérieure. Il en résulte que l'extrémité
de la moelle épinière n'est pas renfermée dans un canal osseux
complet : elle est seulement protégée en arrière par une membrane
fibreuse et par la peau. Or dans les maladies prolongées, telles que
les fièvres typhoïdes, où le malade reste longtemps couché sur le
dos, cette peau s'enflamme, s'excorie, s'ulcère, et l'inflammation,
se propageant aux enveloppes de la moelle, détermine des ménin-
gites rachidiennes presque toujours mortelles (1). La fissure du sa-
crum est donc une disposition anatomique particulière à Fhomme
qui compromet la vie d'un grand nombre de malades.
Ces exemples pour ainsi dire personnels doivent suflire pour
montrer le rôle et la signification des organes atrophiés. Chez
l'homme et chez les mammifères supérieurs, ces rudimens sont une
réminiscence de l'organisation d'un animal placé plus bas dans l'é-
chelle des êtres; mais dans les animaux inférieurs ils sont quel-
quefois l'indication d'un perfectionnement futur. Ainsi les traces
des membres chez l'orvet et le pseudopus précèdent le développe-
ment de ces membres dans les lézards et les tortues. Le pouce des
galagos et des tarsiers annonce l'apparition de la main parfaite des
singes et de l'homme. En un mot, le règne animal tout entier,
vivant et fossile, nous présente les mêmes phénomènes que l'évo-
lution embryonnaire où l'animal, partant delà cellule, complète peu
à peu son organisme et s'élève graduellement jusqu'à l'échelon oc-
cupé par les deux êtres qui lui ont donné naissance. Cette évolu-
tion se manifeste également dans la série des animaux dont les
couches géologiques nous ont conservé les restes. Les plus an-
(11 p. Broca, Revue anthropologique, t. P', p. 590.
170 REVUE DES DEUX MONDES.
ciennes ne contiennent que des invertébrés et des poissons : les
reptiles, les oiseaux et les mammifères apparaissent successivement
dans leur ordre hiérarchique, et l'homme termine enfin cette série
ascendante. Toutes les mylhologies en ont prévu la continuation en
imaginant les anges, êtres plus parfaits que l'homme, intermé-
diaires entre lui et son créateur.
I.V. — AUTRES TRAVAUX DE LAMARCK.
Nous avons essayé, dans les pages qui précèdent, de réunir les
preuves les plus frappantes accumulées par la science moderne à
l'appui des deux grandes vérités que Lamarck a mises en lumière
le premier, savoir : 1° l'influence du milieu comme cause prin-
cipale des modifications de l'organisme, 2" la transmission de ces
modifications par voie d'hérédité. La géologie prouvant que les
milieux ont changé, il en résulte que les espèces sont des formes
temporaires et non des êtres définitifs et immuables. Il en résulte
également que l'espèce, dans le sens que Linné et Guvier atta-
chaient à ce mot, n'existe pas. Lamarck a pleinement accepté les
conséquences de ces prémices; il conçoit (1) que les êtres les plus
rudimentaires se soient formés par génération spontanée, c'est-à-
dire par la combinaison de corps simples tels que le carbone, l'azote,
l'oxygène et l'hydrogène, la volonté du sublime auteur de toutes
choses (2) les ayant doués de la propriété de se modifier, de se
perfectionner de façoî^ qu'on puisse considérer le règne organique
comme une prodigieuse évolution accomplie dans une série de
siècles incalculable, et il ajoute éloquemment (3) : « Peut-on dou-
ter que la chaleur, cette mère des générations, cette âme matérielle
des corps vivans, ait pu être le principal des moyens qu'emploie
directement la nature pour opérer sur des matières appropriées une
ébauche d'organisation, une disposition convenable des parties, en
un mot un acte de vitalisation analogue à celui de la fécondation? »
Lavoisier, de son côté, avait dit : « Dieu, en apportant la lumière, a
répandu sur la terre le principe de l'organisation, du sentiment et
de la pensée [h). » La lumière et la chaleur agissant presque tou-
jours simultanément, Lamarck et Lavoisier sont parfaitement d'ac-
cord entre eux.
Dans les dix dernières années, des sondages faits dans l'océan à des
profondeurs de i!i,000 et même de 8,000 mètres par des zoologistes
(1) Tome I", p. 214.
(2) Tome I", p. 74, et t. II, p. 57.
(3) Tome II, p. 76.
(4) Traité de chimie, t. I", p, 202.
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 171
anglais ont amené la découverte d'une substance gélatineuse re-
couvrant les piorres et le fond de la mer, à laquelle Huxley a donné
le nom de balhybius Uœckelu. Cette substance, lorsqu'elle est divi-
sée, forme de petites masses composées uniquement d'albumine,
sans aucune trace d'organisation, mais possédant la faculté de se
nourrir et de s'accroître en englobant les infusoires microscopiques
qui s'accolent à elle et de se mouvoir au moyen de prolongemens
digitiformes. Cet être, le plus simple que l'on connaisse aujour-
d'hui, semble avoir réalisé la conception de Lamarck. L'origine en
est inconnue; mais il serait possible que cette substance se produisît
par voie de génération spontanée sous les énormes pressions aux-
quelles elle est soumise. En effet, les expériences modernes ont
prouvé qu'il n'y a point eu de génération spontanée là où l'on avait
cru constater ce phénomène, mais elles n'ont nullement démontré
que la génération spontanée soit impossible avec le concours dun
ensemble de circonstances qui n'ont point encore été réalisées dans
nos laboratoires.
Si tous les êtres animés sont sortis d'une souche commune, les rap-
ports, les relations que nous observons entre eux, sont la conséquence
nécessaire d'une même origine et non pas la preuve d'un plan pré-
conçu d'avance; par conséquent les classifications, même celle dite
naturelle, constituent, suivant l'expression de Lamarck, les ijarliea
de V art (1) dans la science des êtres organisés. En effet, les genres,
les familles, les ordres, les classes, les embranchemens, ne sont
jamais limités naturellement, il y a toujours des passages insen-
sibles entre eux. C'est l'idée d'une chaîne animale déjà formulée
nettement par Aristote lorsqu'il disait (2) : « La nature passe d'un
genre et d'une espèce à l'autre par des gradations imperceptibles,
et depuis l'homme jusqu'aux êtres les plus insensibles, toutes ses
productions semblent se tenir par une liaison continue. » Un grand
zoologiste, de Blainville, sans partager toutes les opinions de La-
marck, a été jusqu'à la fin de sa vie le défenseur le plus convaincu et
le plus autorisé de la chaîne animale. Lamarck a même figuré d'une
manière synoptique la filiation du règne animal, d'abord dans sa
Philosophie zoologique, t. II, p. h'ili, et ensuite dans Y Inii'oduction
au système des animaux sans vertèbres, t. I", p. 320. Ces tableaux
ont été perfectionnés depuis par M. Hœckel dans son Histoire natu-
relle de la création (3). La paléontologie et l'embryologie, qui n'exis-
taient pour ainsi dire pas à l'époque où Lamarck écrivait, sont ve-
(1) Tome I", p. 38.
(2) Historia animalium, lib. VIII, cap. i, et Voyage du jeune Anacharsis, t. V,
p. 344.
(3) Voysz cet ouvrage et la Revue du 15 décembre 1871.
172 REVUE DES DEUX MONDES.
nues corroborer les enseignemens de la faune et de la flore actuelles.
L'évolution organique, l'évolution paléontologique et l'évolution
embryologique étant parallèles, cet accord est une preuve sans ré-
plique de la solidité du dogme de l'évolution substitué à celui de la
création successive de chaque être vivant en particulier, telle que
la concevait Linné.
Goethe, contemporain de Lamarck, était pénétré des mêmes
idées, Néanmoins on ne trouve dans ses écrits aucune preuve
qu'il ait connu ses ouvrages. Des observations personnelles, fé-
condées par un puissant esprit de synthèse, l'avaient amené à des
conclusions fort semblables à celles du célèbre naturaliste français.
Ainsi disait-il : « Une similitude originaire est la base de toute or-
ganisation. La variété des formes résulte des influences extérieures,
et, pour expliquer les variations constantes ou accidentelles du
type primitif, on est forcé d'admettre une diversité virtuelle origi-
naire et une transformation continue. »
Dans son Histoire iiaturelle de la eréation, M. Ilœckel proclame
avec raison Goethe, Lamarck et Darwin comme les fondateurs de
l'histoire naturelle moderne. Goethe a formulé les principes géné-
raux, conçu le type ostéologique des animaux supérieurs et appli-
qué l'idée de la métamorphose aux organes si variés des végétaux.
L'influence des milieux sur l'organisme et la transmission par l'hé-
rédité appartiennent à Lamarck; la théorie de la sélection naturelle
à Darwin et à Wallace. Lamarck l'avait pressentie. Il décrit très
nettement (1) la lutte pour l'existence, et démontre que ce sont les
animaux les plus forts qui survivent aux autres; mais il n'avait pas
aperçu les conséquences infinies de ce principe et le rôle immense
qu'il joue dans la nature : il s'applique aux sociétés humaines
comme aux tribus animales. L'homme, abusant de sa supériorité,
ne se contente pas de détruire les animaux qui lui sont nuisibles et
de sacrifier ceux qui lui sont utiles; il tourne ses armes contre lui-
même, tue son semblable, et des milliers d'êtres humains périssent
dans l'intérêt de quelques individus privilégiés dont la vie n'est ja-
mais compromise en ces luttes sanglantes.
Comme classificateur, Lamarck laissera dans la science un nom
comnarable à ceux de Linné, de Guvier et de Jussieu. C'est lui qui
en 1794 établit (2) la division fondamentale des animaux en deux
embranchemens, les vertébrés et les invertébrés. Plus tard, en
1799, il sépara (3) les crustacés des autres animaux articulés, avec
lesquels ils étaient confondus. En 1800, il distingua les arachnides
(1) Tome I", p. 113.
(2) Tome F', p. 130.
. (3) Tome I", p. 170.
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 173
des insectes; enfin en 1802, il délimita la classe des annélides,
dont Guvier venait de faire connaître l'organisation, et montra que
les cirrhipèdes différaient des mollusques (1) et se rapprochaient
des crustacés. Le premier aussi, il fit voir que les batraciens (2),
quoique munis de pattes, sont beaucoup plus voisins des poissons
que les serpens, qui en sont dépourvus. Toutes ces divisions, tous
ces rapprochemens ont été sanctionnés par les zoologistes mo-
dernes, dont les travaux ont tant ajouté à la science des classifica-
tions.
V. — PHYSIOLOGIE PSYCHOLOGIQUE DE LAMAHCK.
(c II n'y a nulle différence dans les lois physiques par lesquelles
tous les corps qui existent se trouvent régis, mais il s'en trouve une
considérable dans les circonstances où les lois agissent (3). » En
parlant ainsi, Lamarck définissait d'avance la physiologie mo-
derne, dont les progrès iucessans nous démontrent chaque jour
l'identité des forces physiques avec les forces que l'on en distin-
guait autrefois sous le nom de vitales. Celles-ci ne sont que des
forces physiques agissant au sein de l'organisme sous l'influence
des agens extérieurs. Abordant le phénomène de la sensation, La-
marck, d'accord avec Gondillac, reconnaît l'impression reçue comme
cause excitatrice du mouvement, de la sensation et des idées, sui-
vant la perfection du système nerveux de l'animal impressionné.
Dans les animaux les plus inférieurs, doués d'un système nerveux
rudimentaire, l'impression venant de l'extérieur se traduit par des
mouvemens; chez d'autres plus parfaits, elle produit en outre une
sensation; enfin chez les animaux supérieurs, doués d'une moelle
épiniôre et d'un cerveau, la sensation perçue aboutit à la forma-
tion des idées, œuvre de l'intelligence. Lamarck, en admettant
des mouvemens indépendans de la volonté, a entrevu les phéno-
mènes connus aujourd'hui sous le nom ô! actions réflexes et par-
faitement expliqués par les connexions des nerfs entre eux. Ce sont
des phénomènes où une impression extérieure se traduit par un
mouvement ou un autre effet, sans intervention de la volonté. Telle
est par exemple la marche, qui, une fois commencée, s'opère auto-
matiquement et se continue quelquefois môme dans le sommeil. La-
marck admettait également l'existence d'un fluide nerveux trans-
mettant au cerveau les impressions du dehors, et les ordres de la
volonté du cerveau aux différentes parties du corps soumises à son
empire; il avait prévu {h) la distinction des nerfs en nerfs du senti-
(1) Tome I", p. 179.
(2) Tome V% p. 163.
(3) Tome II, p. 89.
(4) Tome II, p. 239.
J7h REVUE DES DEUX MONDES,
ment et nerfs du mouvement, distinction confirmée depuis expéri-
mentalement par Walker, Cli. Bell, J. Mûller, Longet et Broun-
Sequard. Ces physiologistes ont prouvé que ces nerfs communiquent
avec la moelle épinière par des racines distinctes; les uns sont uni-
quement sensitil's, c'est-à-dire aptes à transmettre les impressions ex-
térieures; les autres exclusivement moteurs, c'est-à-dire capables de
produire le mouvement, soit par action réflexe, soit en transmettant
les ordres de la volonté. Ainsi la langue reçoit deux nerfs principaux,
le glosso-pliaryngien, par lequel le cerveau perçoit les impressions
tactiles et celles que les substances sapides produisent sur l'organe
du goût, et le nerf hypoglosse, qui provoque les mouvemens que la
langue exécute pendant l'acte de la mastication et l'exercice de la
parole. Des impressions répétées, ajoute Lamarck, suivies des mou-
vemens qui en sont la conséquence sans intervention de la volonté,
engendrent les habitudes ou le penchant aux mêmes actions qu'on
observe chez les animaux (1). L'homme lui-même, malgré son intel-
ligence et sa spontanéité, est soumis à ces influences. Le grand ma-
thématicien Laplace, analysant les causes des actions humaines, était
arrivé aux mômes conclusions que le naturaliste Lamarck, lorsqu'il
a dit (2) : « Les opérations du sensorium et les mouvemens qu'il fait
exécuter deviennent plus faciles et comme naturels par de fréquentes
répétitions. De ce principe psychologique découlent nos habitudes.
En se combinant avec la sympathie, il produit les coutumes, les
mœurs et leurs étranges variétés; il fait qu'une chose générale-
ment reçue chez un peuple est odieuse chez un autre. » Laplace,
comme Lamarck, admet l'hérédité de ces habitudes que l'on dé-
signe vulgairement sous le nom d'instinct lorsqu'il dit : « Plusieurs
observations faites sur l'homme et sur les animaux, et qu'il est bien
important de continuer, portent à croire que les modifications du
sensorium auxquelles l'habitude a donné une grande consistance se
transmettent des pères aux enfans par voie de génération comme
plusieurs dispositions organiques. Une disposition originelle à tous
les mouvemens extérieurs qui accompagnent les actes habituels ex-
plique de la manière la plus simple l'empire que les habitudes en-
racinées par les siècles exercent sur tout un peuple et la facilité de
leur communication aux enfans lors même qu'elles sont le plus con-
traires à la raison et aux droits imprescriptibles de la nature hu-
maine. » Cette transmission des habitudes et des idées des parens
aux enfans est désignée maintenant sous le nom d'alavisme. L'in-
fluence de ces habitudes et de ces penchans héréditaires se traduit,
comme le dit Laplace, dans les mœurs des peuples et entretient la
(1) Tome II, p. 291.
(2) Théorie des probabilités, p. 233 et suivantes.
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 175
lutte des partis qui les divisent. Comment s'étonner, lorsqu'on est
convaincu de la puissance de ces habitudes, que des hommes bien
nés, bien doués, intelligens, honnêtes et sincères, no puissent s'en
dégager pour accepter un ordre de choses nouveau imposé par la
nécessité et justifié par la raison? Ainsi en France, depuis une
longue série de générations, les habitudes et les idées monarchiques
se sont incrustées pour ainsi dire dans le cerveau d'un grand nombre
d'hommes au point d'être devenues une seconde nature, un instinct
profond et irrésistible, que je ne craindrai pas de désigner sous le
nom à'aUivîsme monarchique. L'étude critique, froide et impartiale
des faits politiques et sociaux peut seule contre-balancer et modi-
fier les obsessions de l'atavisme. Le chef actuel de l'état est un
exemple à jamais mémorable de cette victoire du bon sens, de l'ob-
servation et de l'expérience sur un instinct acquis et héréditaire.
Dans les animaux invertébrés, Lamarck, comme on l'a vu, n'ad-
met pas de mouvemens volontaires, il ne conçoit que des mouve-
mens provoqués par des impressions extérieures que les nerfs
transmettent au sensorium général. L'organe central où elles vien-
draient toutes aboutir n'existe pas chez eux. L'organisation de ces
animaux est comparable à celle d'un pays doté d'un réseau télé-
graphique, mais dépourvu d'une station centrale : les nouvelles
circulent; il en résulte pour la nation une connaissance générale
des événemens qui se passent à l'étranger, mais, les fils ne con-
vergeant pas tous vers un centre commun, ces impressions géné-
rales ne se manifestent que par des mouvemens réflexes non coor-
donnés entre eux, et nullement par des actes déterminés, résultat
d'une volonté unique, résumant et traduisant les volontés collec-
tives de la nation, en un mot par des actes émanés d'un gouverne-
ment. Cet organe central qui recueille toutes les sensations et d'où
partent les ordres de la volonté, c'est le cerveau, qui n'existe que
chez les animaux vertébrés. La volonté est le résultat d'une déter-
mination; cette détermination elle-même suppose un jugement, le
jugement une comparaison des sensations reçues, c'est-à-dire une
série d'idées, en d'autres termes l'intelligence. L'intelligence et la
volonté, suivant Lamarck, sont donc intimement liées entre elles,
et, comme Locke et Condillac, Lamarck professe (1) qu'il n'y a rien
dans l'entendement qui n'ait été auparavant dans la sensation.
Pour lui, les actes que l'on a voulu attribuer à des idées innées:
l'enfant qui va chercher le sein de sa mère, le canard qui, en sor-
tant de l'œuf, entre dans l'eau, tandis que le poulet s'en éloigne,
sont des habitudes héréditaires transmises par voie de génération,
et non par des actes de volonté résultant d'idées innées. Lamarck
(1) Tome II, p. 320.
{[76 REVUE DES DEUX MONDES.
désigne sous le nom à'hypoci'phale l'organe siège de l' intelligence
et de la volonté, c'est-à-dire les deux hémisphères du cerveau, qui
sont d'autant plus développés et d'autant plus lourds que l'animal
est plus élevé dans l'échelle animale. L'intelligence est en raison
directe du volume et du poids de cette partie du cerveau; mais cette
intelligence, pour se manifester, a besoin d'être éveillée, cultivée,
exercée, perfectionnée. « Chaque individu, dit Lamarck (1), depuis
l'époque de sa naissance se trouve dans un concours de circon-
stances qui lui sont tout à fait particulières, qui contribuent en très
grande partie à le rendre ce qu'il est aux différentes époques de sa
vie, et qui le mettent dans le cas d'exercer ou de ne pas exercer telle
de ses facultés et telle des dispositions qu'il avait apportées en
naissant; en sorte qu'on peut dire en général que nous n'avons
qu'une part bien médiocre à l'état où nous nous trouvons dans le
cours de notre existence et que nous devons nos goûts, nos pen-
chans, nos habitudes, nos passions, nos facultés, nos connaissances
même aux circonstances infiniment diversifiées, mais particulières,
dans lesquelles chacun de nous s'est rencontré. »
Un chapitre sur l'entendement termine la philosophie zoologique
de Lamarck. Sans se dissimuler qu'il quitte le terrain des faits
d'observation sur lequel repose la biologie proprement dite, il es-
saie d'analyser le mécanisme de la formation des idées. Le pre-
mier acte nécessaire est l'attention ou une préparation de l'organe
intellectuel à recevoir des sensations que Lamarck désigne sous le
nom de sensations remarquées. Ce qu'on appelle vulgairement dis-
traction exprime un état de l'organe cérébral qui n'est pas préparé
à recevoir une sensation. La pensée est une action qui s'exécute
dans l'organe de l'intelligence (2), et l'énergie en est subordonnée
à l'état des forces et de la santé générale de l'individu. L'imagina-
tion consiste dans la combinaison des pensées et la création d'idées
nouvelles. C'est cçtte faculté, dit Lamarck, qui dans les sciences
peut nous égarer, u Cependant, ajoute-t-il, sans imagination point
de génie et sans génie point de possibilité de faire des découvertes
autres que celles des faits, mais toujours sans conséquences satis-
faisantes. Or, toute science n'étant qu'un corps de principes et de
conséquences convenablement déduits et observés, le génie est ab-
solument nécessaire pour poser ces principes et en tirer ces consé-
quences; mais il faut qu'il soit dirigé par un jugement solide et
retenu dans les limites qu'un haut degré de lumière peut seul lui
imposer, » En parlant ainsi, Lamarck caractérisait parfaitement
l'étude de la nature telle qu'il l'avait conçue et telle qu'elle réap-
(1) Tome II, p. 3;U.
(2) Tome II, p. 3G8.
UN NATURALISTE PHILOSOPHE. 177
paraît après une éclipse de près d'un demi-siècle; non que ces cin-
quante années aient été perdues pour la science, il n'y en eut jamais
de plus fécondes : elles ont été employées à réunir, à coordonner,
à discuter les faits sur lesquels on peut enfin édifier une synthèse
plus générale que celle qui était possible à une époque où l'on avait
à peine entr'ouvert le livre de la nature.
Après la pensée, la mémoire est la plus importante et la plus né-
cessaire des facultés intellectuelles, puisqu'elle nous permet de
comparer des idées acquises antérieurement avec celles qui nais-
sent actuellement dans noire esprit. Grâce à ces trois facultés fon-
damentales, l'attention , la pensée et la mémoire, nous pouvons
formuler des jugemens qui sont des produits de l'intelligence, des
motifs déterminans de notre volonté, c'est-à-dire de nos actions.
La raison n'est autre chose qu'un degré acquis dans la rectitude
des jugemens, c'est le point culminant des actes de l'enlendement.
Telle est en peu de mots la psychologie de Lamarck. II a été ac-
cusé de matérialisme parce qu'il s'est tenu strictement sur le ter-
rain des faits et de l'observation sans chercher à remonter au-delà
pour expliquer des phénomènes dont il ne pouvait pas se rendre
compte. Il est toujours très circonspect, très réservé dans ses con-
clusions, et ne tranche pas des questions qui ne peuvent être dé-
cidées encore. Que répondre à cette accusation? Matérialisme, spi-
ritualisme sont des mots vides de sens qu'il serait temps de bannir
du langage rigoureux. Qu'est-ce que la matière? Il est impossible
de la définir. Qu'est-ce que l'esprit? Autre énigme insoluble. Ces
mots, pris pour point de départ de doctrines qu'on oppose l'une à
l'autre, engendrent des discussions oiseuses qui ne sauraient abou-
tir. Observons, étudions, comparons : peu à peu la lumière se fera
d'abord sur les phénomènes du monde inorganique, puis sur ceux
des êtres vivans; enfin, mais dans un avenir lointain, ceux de l'ordre
intellectuel seront expliqués à leur tour.
Notre tâche est finie. Nous avons cherché à réhabiliter un natu-
raliste français qui, célèbre par ses travaux descriptifs en bota-
nique et en zoologie, n'était pas apprécié à sa juste valeur comme
philosophe synthétique en histoire naturelle. Venu trop tôt, il n'a
été qu'un précurseur; mais depuis sa mort la science a grandi, elle
s'est prodigieusement enrichie, et les faits accumulés ont confirmé
des généralisations qui ne pouvaient être comprises par ses contem-
porains. L'heure de la justice a sonné, et la gloire posthume de La-
marck jette un éclat inattenda sur la France; grâce à lui, elle peut
revendiquer une part notable dans le mouvement déjà irrésistible
qui tranformera la science des êtres organisés.
Charles Martins.
TOME civ. — 1873. 12
LES FINANCES
DE LA VILLE DE PARIS
L'un des derniers préfets de la Seine, celui qu'emporta le coup
de foudre de 18û8, M. de Rambuleau, aimait à raconter qu'au mo-
ment où il quitta ses fonctions la comptabilité de la ville de Paris
pouvait se réduire à des termes très simples : pas un sou de dettes,
et dans les caisses 6 millions disponibles pour tout emploi dont
l'urgence serait démontrée. « Cela ne s'est plus revu, » ajoutait-il
avec une bonhomie qui ne manquait ni de finesse, ni d'amertume.
En effet, cela ne s'est point revu, pas plus que le premier milliard
du budget de l'état après 1830, auquel M. Thiers, quand ce mil-
liard fut dépassé , adressait un salut ironique et un congé bien
justifié. Le temps et les méthodes sont désormais tout autres. Vi-
ser à une balance en tout point régulière, maintenir les dépenses
au niveau des recettes, 'c'est devenu trop élémentaire pour des
raffinés comme nous, experts dans le maniement des chiffres, et
qui, une fois à l'œuvre, en savent tirer si bien la quintessence. De
là une habitude prise de dépenser plus qu'on n'a et de se mettre,
en matière de finances, forcément ou volontairement, au régime
des anticipations. C'est, depuis M. de Rambuteau ou depuis bientôt
vingt-cinq ans, le cas de la ville de Paris.
Les circonstances, il est vrai, y ont amplement contribué. INous
avons eu, dans ce laps de temps, une révolution d'abord, puis une
dictature, la république en 18-48, l'empire en 1851, dont le pas-
sage a laissé dans la comptabilité municipale une double em-
preinte. Avec la république de 18/i8, on vit d'expédiens, le crédit
souffre, l'impôt rend moins ; il y a chaque année insuffisance de
ressources, et force est d'y pourvoir; avec l'empire de 1851, les res-
LES FINANCES DE LA VILLE DE PARIS. 179
sources, si abondantes qu'elles soient, ne peuvent suffire aux goûts
de luxe et à l'esprit de dilapidation qui régnent. Gomme des fils de
famille arrivés inopinément à la fortune, on fait argent de tout.
Pans l'un et l'autre régime, on a donc recours à l'emprunt sous
deux formes et dans des proportions très inégales, pour des néces-
sités tant que dure la république, et, quand vint l'empire, pour des
prodigalités. Ces prodigalités, notre génération en a été témoin et
complice. Qui ne se souvient de ces heures de vertige, durement
expiées! Paris n'était plus alors qu'un chantier; partout, sous la
pioche des démolisseurs, s'ouvraient de larges trouées, converties
presque à vue d'œil en avenues monumentales. Les projets d'é-
coles ne foisonnaient pas comme aujourd'hui; en revanche que de
parcs et de squares ouverts aux ébats populaires, et tous achevés
avec leurs eaux et leur verdure! Que de boulevards improvisés!
Que d'arbres transplantés à grands frais! C'était de la féerie, mais
c'était en même temps le retour de la dette que M. de Rambuteau
avait vue s'éteindre, et qui reparaissait dans des termes plus oné-
reux que jamais malgré les déguisemens dont on s'effojçait de la
couvrir.
Voilà où nous en sommes, et où nous ont conduits ces défis in-
sensés jetés à la fortune. L'expiation a suivi de près l'enivrement;
aux prospérités artificielles ont succédé les ruines encore fumantes
de la guerre étrangère et de la guerre civile. Le temps est donc
venu de se recueillir et de compter strictement ce qu'ont coûté à la
ville de Paris deux années calàmiteuses. L'inventaire est assez
triste. L'épargne publique, là où elle subsistait, a disparu; les
épargnes privées ont été profondément entamées; il y a eu, dans
l'ensemble des services, accroissement des charges et diminution
de revenus, double cause de mécompte, et, pour comble, ces dom-
mages essuyés coup sur coup ont notablement empiré par une
contribution de guerre de 200 millions frappée sur la caisse muni-
cipale. Telle est la liquidation qui reste à faire et dont un projet de
loi a saisi l'assemblée nationale.
I.
Cette contribution de guerre avait été empruntée d'urgence à la
Banque de France, qui aujourd'hui en est intégralement remboursée;
à son tour, la ville de Paris en a poursuivi le recouvrement des
mains de l'état, comme droit d'abord, puis comme condition essen-
tielle du rétablissement de ses finances. Le droit était des plus clairs,
il résultait des termes mêmes auxquels avait été souscrite la contri-
bution de guerre et des circonstances qui l'avaient accompagnée.
180 REVUE DES DEUX MONDES.
Rien n'y indiquait un acte spontané et direct, un engagement mu-
nicipal; c'était une convention conclue le 28 janvier 1871 entre le
gouvernement de la défense nationale et le gouvernement alle-
mand, où la somme exigible servait de gage et de prélude à l'armis-
tice général qui devait s'étendre à la France entière. En vain au-
lait-on objecté que la ville de Paris avait exécuté la convention, et
qu'en l'exécutant elle avait ratifié l'engagement pris en son nom.
Ce n'est pas la ville de Paris, c'est le gouvernement de la défense
nationale qui, empruntant le nom de la ville de Paris, a exécuté l'ar-
ticle 11 de la convention, et il suffit, pour s'en convaincre, de rap-
peler quelle était à cette époque l'administration de la ville de
Paris.
La commission qui, sous l'empire, faisait fonction de conseil mu-
nicipal avait été dissoute par la force des choses quand tomba le
régime impérial; trois jours après le h septembre 1870, M. Ktienne
Arago était nommé maire de Paris, et administrait sans conseil
jusqu'au mois de novembre, oii le gouvernement de la défense na-
tionale, par un scrupule tardif, s'avisa qu'une mairie centrale ne
pouvait relever que d'un titulaire pris dans ses rangs, tant que du-
reraient les conditions exceptionnelles du siège. A raison de ce
motif et à ce titre, il nomma alors M. Jules Ferry, membre du gou-
vernement, administrateur délégué de la ville de Paris. N'était-ce
pas témoigner ouvertement qu'entre le gouvernement et la ville la
partie était étroitement liée, et que leurs intérêts se confondaient?
La ville n'avait ni une représentation particulière ni un agent dis-
tinct; le gouvernement stipulait seul pour elle, et au su de tout le
monde disposait de ses fonds et occupait ses locaux.
Le droit était donc fondé; le besoin ne l'était pas moins, et il y
avait lieu d'en fixer l'étendue comme base d'une transaction éven-
tuelle. C'est ce que fit le nouveau préfet de la Seine, M. Léon Say,
dès son entrée en fonctions. Avec une grande promptitude de coup
d'œil, il porta la lumière dans une comptabilité qui semblait anéan-
tie par une suite de dévastations, et parvint à en reconstituer les
élémens. Son premier acte fut d'assurer par un emprunt le rem-
boursement à la Banque de France et la marche régulière des ser-
vices municipaux, puis, récapitulation faite des diverses annuités de
la dette consolidée et des dettes flottantes, de s'en servir comme de
chiffres à l'appui des répétitions de la ville vis-à-vis de l'état. Ce
passif chargé des fautes du passé en résume éloquemment par les
sommes la gravité et par les dates les auteurs. Il consiste en cinq
emprunts qui sont à des échéances différentes : le plus ancien est
de 1855, le suivant de 1860, tous deux seront amortis en 1897,
celui de 1865 en 1029, celui de 1869 en 1909 et celui de 1871 en
LES FINANCES DE LA VILLE DE l'AKIS. 181
19Û6, c'est-à-dire au bout de 25, 37, 57, et 75 ans. Ce n'est pas
tout : en dehors de ces emprunts proprement dits, la ville a con-
senti au profit du Crédit foncier une annuité qui doit durer 37 ans,
qui n'a pas été divisée en coupures, qui est payée en deux fois,
en janvier et en juillet. Comme annuités à échéances variées, voici
donc ce que l'on trouve : pour les emprunts antérieurs à 1871
annuité de 30,27S,à70 fr., pour l'emprunt de 1871 annuité de
18,772,300 fr,, pour le Crédit foncier annuité de 19,001,570 fr., en
tout 77,112,320 fr., à quoi il faut ajouter d'autres annuités se-
condaires, les unes anciennes, d'autres récentes : pour rachat de
diverses concessions 3,/i{37,190 fr., pour bons de la caisse des tra-
vaux 2,866,905 fr., pour la dette immobilière 1,716,800 fr. pour la
dotation scolaire 1 million, pour les travaux de la Vanne 1,170,000,
enfin pour déficit en deux articles des budgets de 1871 et de 1872
3,256,000 fr. et /i38,000 fr.; soit comme chiiïre d'ensemble pour les
annuités consolidées ou flottantes 91,026,913 fr., en nombre rond
91 millions, ce qui équivaut à un capital de 1 milliard 630 millions
de francs.
C'est fort de ces argumens et de ces états de situation que le
préfet de la Seine, avec l'appui unanime de son conseil municipal,
a présenté sa réclamation et vaincu les premières résistances. 11 y
en a eu en effet d'assez sérieuses de la part de la commission du
budget, et qui répondaient aux dispositions d'une portion de l'assem-
blée, moindres de la part du gouvernement, frappé surtout de la jus-
tice de la requête. Il ne se rendit pas néanmoins sans combat, imposa
un rabais et fit des restrictions avant de présenter un projet de loi.
L'exposé des motifs a gardé les traces de cette négociation prélimi-
naire. « Si malgré les termes de la convention, y est-il dit, l'équité
commande de ne pas voir une contribution municipale dans l'impôt
énorme qu'a dû payer la ville de Paris, il est juste aussi de recon-
naître que cet impôt n'a pas frappé seulement la capitale de la
France, mais qu'en tant que ville Paris a dû en supporter une partie,
à l'exemple d'autres communes qui à ce point de vue n'avaient pas
davantage été épargnées. » Le projet de loi n'est que la traduction
de cet arrangement; il réduit la créance de la ville, et sur cette por-
tion réduite il frappe de nouvelles charges. Ce n'est plus 200 mil-
lions que l'état rembourse, et avec les intérêts et les frais on aurait
pu dire 202 millions; c'est 1/iO millions pour remboursement de la
contribution de guerre payée aux Allemands. Ainsi dispose le pre-
mier article du projet; le second autorise la ville de Paris à créer
une taxe spéciale destinée à indemniser les personnes qui ont souf-
fert dans les opérations de l'armée rentrant dans Paris et celles qui
ont subi des pertes résultant des incendies et désastres occasionnés
182 REVUE DES DEUX MONDES.
par la commune insurrectionnelle. Et pour que ce concours ne soit
ni arbitraire, ni ambigu, le projet de loi en précise l'objet et l'affec-
tation : c'est 1° le solde fixé à 20 raillions des indemnités restant
dues pour la réparation des dommages matériels causés à l'inté-
rieur et l'entour de Paris par le fait des opérations militaires du
second siège; 2° le paiement des indemnités affectées à la répara-
tion des dommages matériels soufferts par les propriétés mobilières
ou immobilières de Paris et résultant de l'insurrection du 18 mars.
En réalité, ce n'est plus là un remboursement, c'est un abonnement,
et comme le disait M. Thlers avec sa netteté ordinaire, « la ville
reçoit 120 millions sur la contribution de guerre et 20 millions pour
être transmis purement et simplement aux créanciers de l'état. »
De ces calculs et des développamens qui en découlent, la ville de
Paris tire la conclusion que les budgets municipaux ne pourront
d'ici à bien longtemps être présentés en équilibre qu'en y compre-
nant à la colonne des ressources celle qui doit provenir de l'annuité
à dégager du projet de loi soumis au vote de l'assemblée nationale.
Si en effet l'état rembourse à la ville, sur les 200 millions de la
contribution de guerre, la part qu'il a fixée lui-même, c'est-à-dire
IZiO millions avec les intérêts en vingt-six annuités, soiL 9,738,400 fr.
pour chacune, cette somme ne figurera aux recettes municipales
que comme l'équivalent du service de l'emprunt de 1871 destiné à
faire face à la contribution de guerre. Comme preuve surabondante,
le môme chiffre se retrouve dans le déficit du budget de 1872, et
comme prévision dans les propositions du budget de 1873. C'est
donc trois démonstrations pour une qui établissent, comme une né-
cessité financière, la rentrée que la ville poursuit aujourd'hui contre
l'état. Ajoutons que dans ce règlement de compte doivent se con-
fondre d'autres répétitions pour des dépenses de diverses natures
que la ville a faites pour l'état pendant la durée du siège quand les
caisses étaient pour ainsi dire communes, et que le gouvernement
puisait indistinctement dans celles qui se trouvaient le mieux à sa
portée. 11 y a là une note supplémentaire à payer dont le relevé a
été fait, et qui ne monte pas à moins de 10,29/i,730 francs.
Ce n'est pas la seule concession ni le seul sacrifice auxquels le
conseil municipal se soit résigné. La deuxième partie du projet de
loi contient l'abandon d'un droit formel; elle a pour objet, comme
on l'a vu plus haut, d'autoriser la ville de Paris à créer une taxe spé-
ciale desiinée à payer des indemnités affectées à la réparation des
dommages matériels soufferts par les propriétés mobilières et im-
mobilières de Paris résultant de l'insurrection du 18 mars 1871,
dommages dont le montant est évalué à 75 millions environ. Or la
loi du 10 vendémiaire an iv et une jurisprudence constante de la
LES FINANCES DE LA VILLE DE PAIUS. 183
cour de cassation, consacrée par trois arrêts des 6 avril 1836, 15 mai
1841 et 18 décembre 18/43, mettent Paris à l'abri de toute réclama-
tion de ce genre qui ne proviendrait de son pmpre consentement.
Les arrêts surtout sont des plus explicites; il y est dit « que Paris
est le siège du gouvernement, que c'est le gouvernement lui-même
et non un magistrat municipal qui veille à Paris à la conservation
de l'ordre public, et qui dispose S'3ul de tous les moyens de sur-
veillance, de protection et de répression. » L'immunité est donc
incontestable pour la ville; en serait-il de même pour l'état? Il est
vrai que la controverse existe sur ce point, et que nos gouverne-
mens successifs n'ont jamais voulu reconnaître en principe que l'état
dût être responsable des dégâts que l'insurrection pouvait com-
mettre dans Paris; mais en fait il a accordé à diverses reprises des
indemnités à propos des événemens de février et de juin 18/i8, plus
tard de 1851, en donnant à l'appui des motifs qui coïncident avec
les arrêts de la cour de cassation. Dans tous les cas, le désistement
du conseil municipal n'en est pas moins avantageux par les éven-
tualités qu'il supprime et les voies qu'il ouvre à un accord. La
charge est lourde, et, si l'accord aboutit, la ville liquidera toutes
ces indemnités à ses frais et risques. Pour un autre objet et avec
un concours relatif, la ville est encore venue en aide à l'état : elle
figure pour une part très large dans les aggravations d'impôt que
l'assemblée nationale a successivement autorisées au profit du tré-
sor public. Ainsi du chef seul de Paris l'impôt sur les patentes
supporte une augmentation de là,àlib,^SS francs, sur les alcools
de 9 millions, sur les vins en cercle de 2 millions, sur les vins en
bouteilles de 200,000 fr., enfin l'impôt nouveau sur les billards four-
nit un contingent de 335,580 fr. C'est en totalité 25,981,638 fr. ver-
sés en plus dans les caisses de la trésorerie; pour les patentes, c'est
près du tiers delà contribution générale de la France (/i5, 532, 609 fr.)
Telles sont les conditions dans lesquelles le projet de loi relatif à
la contribution de guerre s'est présenté à la commission chargée
de l'examiner.
II.
Ici est survenu un incident qu'il était facile de prévoir. Concur-
remment avec la réclamation de Paris, les départemens avaient en-
voyé d'autres réclamations plus formidables encore. Ce n'était plus
une somme facilement appréciable comme celle que Paris a versée
entre les mains des Allemands après l'avoir empruntée à la Banque
de France; c'étaient, en grande partie du moins et à côté de quelques
amendes et contributions en argent, des réquisitions en nature,
des dépenses de logement et nourriture de troupes, des dommages
184 REVUE DES DEUX MONDES,
résultant de vols, d'incendies, de faits de guerre et de charges d'oc-
cupation, tout cela évalué par des commissions départementales
tantôt sur les témoignages de tiers, tantôt sur les déclarations des
parties. Quoi de plus arbitraire, et le total le dit assez clairement :
il ne s'agit de rien moins que de 720 millions 1 Voilà à quel obstacle
se heurta d'abord le projet de loi concernant la ville de Paris. Dans
la commission du budget qui en a été saisie d'oflice, une opinion
circula dont elle eut peine à se défendre, c'est que l'état ne pouvait
régler ses comptes avec la ville de Paris au sujet des dommages de
guerre sans les régler en même temps avec les départemens. On
devine avec quelle rapidité ce règlement simultané a fait du chemin
sur les bancs de la chambre. En aucun temps ni sous aucun régime,
les départemens et Paris n'ont fait bon ménage, et les circonstances
n'étaient pas de nature à modifier cette dispo>ition habituelle des
esprits. En vain quelques membres plus réfléchis faisaient-ils re-
marquer que les calculs de la ville étaient rigoureux, tandis que
ceux des départemens auraient eu besoin d'un nouveau contrôle,
lis ajoutaient qu'à tout prendre les départemens n'avaient pas à se
plaindre, et qu'avant Paris ils avaient reçu une satisfaction déjà
fort raisonnable dans la loi du 6 septembre 1871. Cette loi accorde
en effet un dédommagement de 100 millions à répai tir plus tard
entre les départemens envahis, et le remboursement immédiat de
53 millions d'impositions payées aux Allemands dans les localités
autres que Paris, soit 153 millions reçus ou à recevoir. Les mem-
bres de la majorité ne se payaient pas de ces argumens; pour eux, ce
qui était réglé n'impliquait en rien ce qui restait à régler, et n'était
pas un motif pour disjoindre les causes : quant aux évaluations des
dommages, il n'y avait pas lieu de distinguer, force était pour les
unes comme pour les autres de s'en remettre aux documens pro-
duits et de procéder par approximations.
Dans le cours de ces préliminaires, des amendemens au projet
ont été présentés, un entre autres de M. Caillaux, qui a pour but
de concilier, autant que possible, des intérêts prêts à se combattre
ou tout au moins à se neutraliser. Pour cela, M. Caillaux fait un bloc
des réclamations qui se sont élevées de part et d'autre, en réduit
quelques-unes à une proportion déterminée, et les admet toutes,
après justification et déduction faite des sommes déjà payées, à un
remboursement en trente annuités égales et sans intérêt, à dater
du 1" janvier 187/i. Le seul intérêt à servir porterait, à raison de
5 pour 100, sur une somme de 22 millions payés par annuités à la
ville de Paris pour les indemnités du second siège et toutes autres
dépenses de guerre qu'elle réclame à l'état. L'annuité totale serait
de 9,030,000 francs pour Paris et de 5,075,000 francs pour les dé-
partemens, ensemble lZi,100,000 francs. Les dommages liquidés
LES riNANCES DE LA VILLE DE PARIS. 185
donneraient lieu à une indemnité de 30 fr. au moins et à des mul-
tiples de 30 fr. sans fraction, et, pour en acquitter le montant, le
ministre des finances serait autorisé à créer pour â/il,150,000 fr.
de titres négociables, nominatifs ou au porteur, de 30 fr. au moins
ou des multiples de 30 francs, ne portant pas intérêt et remboursa-
bles en trente années au moyen de soixante coupons semestriels
dont le premier serait payable le 1" janvier 187/i. Enfui comme res-
source nécessaire pour couvrir à la fois la dépense à faire et la dé-
pense déjà faite, il serait, à dater du 1" janvier 187/i, perçu un
décime de guerre sur le principal des trois contributions foncière,
personnelle et mobilière, et des portes et fenêtres. Tel est dans les
principaux détails l'amendement de M. Caillaux : discutable en
beaucoup de points, il a du moins ce mérite, qu'on néglige trop sou-
vent, c'est qu'en proposant une dépense il crée une ressource suffi-
sante pour en assurer le paiement. Ce qu'il y faut remarquer en-
core, c'est que, par la création de titres négdfciables, il fournit à
chacun le moyen de liquider sa créance. La ville de Paris n'aurait
à en souffrir que pour un déplacement d'échéances; elle ne rece-
vrait qu'en ISlli ce que le projet de loi du gouvernement lui alloue
dès 1872.
Il ne semble pas néanmoins que la commission du budget se soit
sérieusement arrêtée à l'amendement de M. Caillaux. Peut-être
a-t-elle reculé devant le raffinement des moyens et l'abaissement
des coupures. Elle est d'ailleurs très partagée; ce qui la trouble,
c'est la nécessité de tenir la balance égale entre ces diverses pré-
tentions. Elle ne voudrait pas être injuste pour Paris, mais en même
temps elle craint de mécontenter la province, qui a le nombre, et
qui se flatte de disposer du vote. C'est le sort de Paris d'être battu
quand il n'a pas surabondamment raison. Plusieurs combinaisons
ont été proposées sans qu'aucune ait été définitivement admise. 11
en est une pourtant qui a failli aboutir, et qui avait l'avantage de ne
confondre ni les titres ni les allocations. On y maintenait pour Paris
toutes les conditions inscrites dans le projet de loi présenté par le
gouvernement, les charges consenties, les annuités promises. La
commission acceptait tout, sans contester les échéances anticipées
pour les paiemens. Le vote même avait eu lieu par 16 voix contre 5.
Quant aux départemens, le débat avait pris un autre tour : réflexion
faite, on avait écarté pour eux le service des annuités comme trop
précaire et ne répondant point à des besoins urgens. Se rejetant dans
l'excès contraire, et faute d'avoir sous la main une échelle conve-
nable et une forme appropriée pour les délais, on avait brusque-
ment résolu de donner à la loi du 6 septembre 1871 une sanction
immédiate en distribuant dans le courant de l'année les 100 mil-
lions qu'elle tient en réserve pour cette destination. Le vote avait
186 REVUE DES DEUX MONDES.
eu lieu par 17 voix contre 6. Il est vrai que pour répondre à des
scrupules tardifs il a été dit que la commission générale du budget
aurait plus tard à délibérer sur le mode de répartition de ces fonds
et les moyens de se les procurer. Il a été d'ailleurs entendu qu'avis
serait donné des décisions prises aux deux gardiens naturels du tré-
sor public, le président de la république et le ministre des finances.
Il est probable en effet qu'il y aura lieu de revenir sur ce der-
nier vote, qui dessaisirait le trésor à l'improviste de 100 millions
dans les circonstances les plus inopportunes. Un membre de la
commission a prétendu qu'on les trouverait à la Banque de France,
à l'intérêt de 1 pour 100 par an. Qui garantit le fait? Et si cela est,
cet argent à bas prix ne manquerait pas d'affectations plu?» pres-
santes. N'est-il pas vrai que Tune des grandes préoccupations du
pays est aujourd'hui l'évacuation définitive qui doit lui rendre une
entière liberté de mouvemens et une indépendance politique, en-
chaînée à un certaiif degré par l'occupation étrangère? N'est-il pas
vrai encore que tout autre intérêt s'efface devant cet intérêt supé-
rieur, et qu'il ne doit point y avoir de cesse tant que les derniers
départemens envahis ne disposeront pas d'eux-mêmes? Or ces
lOO millions, que d'un bloc on distrairait de nos ressources, peu-
vent devenir l'appoint nécessaire pour avancer l'heure de la déli-
vrance d'un mois, de deux mois, de trois mois peut-être. Là-dessus
on se récrie, on parle de Paris, on insiste pour être traité sur le
même pied; mais Paris a montré plus de patriotisme et moins d'exi-
gence : il consent à être payé par à-comptes et non par une sorte
de rafle exercée sur le trésor, et, quant à la nature des créances,
c'est en espèces qu'est le gros de la sienne et non en évaluations
recueillies dans les localités intéressées. Qu'on passe là -dessus,
qu'on tienne les titres pour égaux quand ils le sont si peu, soit;
mais eu tout état de cause il restera toujours à trouver un mode
de remboursemens successifs qui ne laisse point à sec les caisses
publiques dans un mcment où elles ont tant besoin de se ménager
des réserves pour de prochaines et décisives éventualités.
C'est ce que M. Thiers a formellement déclaré dans la dernière
entrevue qu'il a eue avec la commission du budget. Rien de plus
ferme que ses paroles. « Je ne suis pas absolu, a-t-il dit; mais, si
vous me demandez 100 millions pour les départemens, je serai in-
traitable. » Il a en même temps, dans un rapide exposé, décrit au
juste l'état de nos finances. L'équilibre existe et ne sera pas trou-
blé, si la commission du budget y aide par sa sagesse. Point de con-
descendance et surtout beaucoup de vigilance. Il faut saisir l'esprit
du compte de liquidation; tout le secret de nos finances est là. Ce
compte de liquidation n'a rien de commun avec les budgets extraor-
dinaires du temps passé; c'est le compte spécial des malheurs de la
i
LES FINANCES DE LA VILLE DE PARIS. 187
guerre. Il permet, sans mentir, de placer en dehors du budget ordi-
naire des dépenses indispens.'ibles, mais qui ne peuvent se reproduire,
telles que la reconstitution de notre matériel de guerre, la construc-
tion d'une ligne de places fortes pour avoir des frontières, la res-
tauration de certains de nos grands monumens à Paris détruits par
la commune, l'entretien des troupes allemandes, l'indemnité pour
les dépenses des mobilisés. Tels sont les motifs du compte de li-
quidation, qui s'élève déjà à 7^8 millions. Quelles sont les res-
sources? Les annulations de crédit, les terrains à vendre dans Pa-
ris, les boni sur les frais de l'emprunt, une amélioration certaine
dans les produits des impôts nouveaux. Ces ressources s'élèvent à
iMih millions environ, et il n'y faut pas toucher sous peine de rou-
vrir le grand-livre.
Passant de là aux réclamations respectives de Paris et des dé-
partemens, M. Thiers n'hésite pas au sujet de Paris; il lui paraît
impossible de réduire l'allocation stipulée en sa faveur. La ville de
Paris a payé pour la France, sa résistance a honoré la France en-
tière; il y a là une dette sacrée qu'il faut savoir acquitter. Le besoin
est d'ailleurs pressant; son budget est à bout de ressources. Quant aux
départemens, leurs droits doivent être respectés, mais il faut qu'ils
modèrent leurs prétentions, et que la mêaie modération soit gardée
par ceux qui les défendent; il faut en outre qu'on imagine pour eux
une combinaison qui ne charge pas à nouveau le compte de liqui-
dation, sauvegarde de notre crédit, a Songez donc, messieurs, a
ajouté M. Thiers en finissant, qu'avec 100 millions nous pouvons
refaire nos frontières. » A son tour, le ministre des finances a justi-
fié le projet relatif à la ville de Paris et la transaction qui est inter-
venue entre le gouvernement et le conseil municipal. Ce dernier a
consenti d'emblée et spontanément à tous les sacrifices qu'il était
possible de faire : les charges de la ville et les engngemens qu'elle
a souscrits ne lui permettent pas d'aller au-delà. Sur ces deux com-
munications, la commission du budget a ouvert un débat auquel ont
pris part plusieurs de ses membres : quelques-uns ont appuyé Paris,
mais il était évident que la province était en force, si bien qu'à un
moment donné le président de la république se crut obligé de calmer
ce flot de prétentions. « Je ne demande qu'à ra'entendre, dit-il, mais il
convient d'être modéré. Examinez avec soin, et ne faites que ce qui
est juste. En défendant les finances de l'état, j'accomplis un devoir
souvent pénible, mais je dois l'accomplir. » Eniin on va aux voix, et
la commission décide : 1° que le principe des indemnités de la ville
de Paris et de l'état ne sera pas séparé, 2° que, dans le cas où l'in-
demnité de la ville de Paris serait diminuée, celle des départemens
serait aussi diminuée proportionnellement, 3° que le gouvernement
ISS REVUE DES DEUX MONDES.
sera invité à faire connaître quelle diminution il entendrait faire dans
le chiffre des indemnités proposées.
Est-ce là le dernier mot de la commission du budget? On ne sau-
rait en répondre; il est d'ailleurs soumis à des conditions inci-
dentes qui ne permettront pas avant quelque temps de le convenir
en chiffres positifs. Un autre point reste encore en suspens au su-
jet des départemens envahis, c'est de savoir si les indemnités qui
leur écherront, quelles qu'elles soient^ seront acquittées en bloc ou
par fractions; M. Thiers a forlement insisté là-dessus, et la commis-
sion du budgit ne lui a pas donné de réponse.
De ces divers incidens, il y a maintenant une conclusion à tirer.
Que n'a-t-on pas dit de l'impression que les derniers événemens
devaient laisser dans les âmes? On nous dépeignait transformés,
rougissant de nous-mêmes, touchés d'un repentir salutaire. C'était
bien le moins après les rudes leçons qui nous avaient été infligées.
Le démenti, hélas! ne s'est pas fait attendre : à deux ans de date,
nous voici redevenus à peu près ce que nous étions, ni plus sages,
ni plus modérés. En est-il de meilleure preuve que l'animosité in-
vétérée de la province contre Paris, ces susceptibilités qui, à un
moment donné, l'ont frappé de séquestre, et qui s'attachent inces-
samment à ce qu'il veut, à ce qu'il fait, à ce qu'il demande? Le
mal est vieux, et tout prouve qu'il a empiré. On ne pardonne à Pa-
ris, on ne lui a jamais pardonné ni ce qu'il est, ni la place qu'il
tient en France et en Europe, ni la grandeur qui survit à tous ses
écarts. On ne lui tient pas compte de ce que son héroïque popula-
tion a souffert pendant le siège, on se souvient seulement des dé-
vastations que lui a fait subir, après l'abandon de toute force orga-
nisée, une poignée de bandits. C'est là, il faut le dire bien haut, un
mauvais sentiment, une injustice criante, (jui couvrent des griefs
dont Paris, le vrai Paris n'est, à tout prendre, ni auteur ni com-
plice. Mieux inspirés, dépouillons-nous au moins de ces préjugés
qui ont si longtemps animé une portion de la France contre l'autre!
L'apologue de iMénénius Agrippa est toujours bon à rappeler quand
il s'agit d'une capitale et de ses provinces; puis les faits sont là et
parlent d'eux-mêmes, si on leur donne un sens vraiment équitable.
Il est vrai que c'est beaucoup demander à des corps delibérans qui
ont toujours derrière eux et présentes à l'esprit les populations dont
ils tiennent leur mandat, et qui, ayant dans les mains l'argument
du nombre, trouvent plus expédient de ne pas recourir à de meil-
leures raisons. C'est une infirmité commune, et, malgré le traite-
ment dont nous relevons à peine, il paraît que nous n'en sommes
pas bien guéris.
D'autres symptômes confirment celui-là. Le pays avait longtemps
LES FINAiNCES DE LA VILLE DE l'ARIS, 189
souflert (le ces ligues d'intérêts qui, prenant pour point d'appui un
groupe d'industrie, cherchaient à battre en brèche ou à réduire à
merci d'autres industries concurrentes ou d(''pendantes. Dans les
conditions d'une activité régulière, rien de plus fécond et de plus
loyal que cette lutte, qui exerce le génie des inventeurs et développe
le mouvement des capitaux. C'est à la fois le perfectionnement du
produit et l'abaissement des prix, favorable aux consommateurs,
qui sont les vrais cliens de la communauté; mais ce n'était pas tou-
jours le cas, et plus d'une fois le conflit avait eu lieu par un exhaus-
sement des tarifs poussé jusqu'à la prohibition, c'est-à-dire dans
les formes légales et en mettant la douane dans le jeu de l'une des
parties. On citerait vingt exemples de ces exécutions officielles; elles
avaient cessé néanmoins par suite de règles de conduite plus sensées,
et il n'était pas à croire qu'après nos désastres on les vît remettre
en vigueur. Tout conseillait aux industries de se supporter les unes
les autres, de concourir à un apaisement, à une sécurité dont cha-
cune d'elles avait besoin, de ne pas se chercher chicane sur leurs
moyens d'existence et les bénéfices qu'elles en peuvent tirer, à plus
forte raison de ne pas ajouter à coups de majorité des ruines éco-
nomiques à toutes celles dont nous avons à gémir. Tel est pourtant
le spectacle que nous a donné le débat sur la loi des sucres, met-
tant aux prises la sucrerie et la raffinerie, l'agriculture et la manu-
facture.
Ce n'est pas tout; il y a un autre combat en perspective et moins
facile à vider. Entre l'Angleterre et la France existait un traité de
commerce qui a été rompu un instant, puis signé de nouveau avec
quelques amendemens. La Normandie et la Flandre avaient ap-
plaudi à la rupture, elles protestent contre l'accord intervenu et
veulent en débattre les termes. On n'a pas tenu, à ce qu'elles pré-
tendent, la balance égale entre les industries de l'un et de l'autre
côté du détroit; les proportions ne sont pas justes, les calculs ne
sont pas exacts, c'est à revoir. L'Angleterre acquiesce, mais pour la
France tout est à recommencer. Quand M. Thiers rompait la con-
vention, il n'était pas suspect; il l'est devenu depuis qu'il l'a modi-
fiée et approuvée. Peu importe que l'acte soit politique autant que
commercial; ni la Normandie, ni la Flandre ne se paient d'un tel
motif, et on le fera bien voir ! Voilà pourtant le langage que l'on
tient dans le monde de l'industrie; on n'y reconnaît d'autres gou-
vernemens que ceux qui s'en déclarent tributaires, obéissent au
mot d'ordre et défendent avec un soin jaloux les privilèges du mar-
ché. Voilà encore un de ces maux dont nous nous croyions préser-
vés et qui sévissent avec plus de force que jamais. Ainsi rien ne
s'est amendé pour ce qui touche à la vie publique : dans les pas-
sions locales, dans les conflits d'intérêt, dans les compétitions per-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
sonnelles régnent le même égoïsme et la même ténacité; en multi-
pliant les exemples, on trouverait également que, pour les mœurs
et les habitudes, nous sommes restés ce que nous étions h peu près.
Somme toute et quoi qu'on en dise, nous n'avons pas jusqu'ici ga-
gné grand' chose à l'école de l'adversité.
III.
Nous avons insisté jusqu'à présent sur ce qui forme le pivot pour
ainsi dire des finances de la ville de Paris, le remboursement au
moins partiel des 200 millions qu'elle a dû emprunter à la Banque
de France. 11 nous reste à jeter un coup d'œil sur le budget de 1873,
qui donne en détail l'état des recettes et des dépenses, et, mis en
regard de celui de 1869, permet de comparer les deux situations
avant et après la guerre. Il y a des services dont les allocations ont
augmenté, et dont les augmentations se justifient d'elles-mêmes,
d'autres qui n'ont pas sensiblement varié, d'autres enfin qui ont été
réduits et presque supprimés; on peut prévoir lesquels.
L'une des premières lâches de M. Léon Say, quand il eut,
après un long dépouillement, bien fixé la dette, fut de rechercher
s'il ne serait pas possible de l'alléger par une de ces combinai-
sons où il pouvait s'inspirer d'études qui lui sont familières . Il
venait de faire le compte des deux dettes , la dette fondée et
la dette flottante, donnant un total de 1 milliard 630 millions
en capital pour cinq emprunts principaux, et d'autres emprunts
ou engagemens h diverses échéances, et de 88,200,000 francs
de charge annuelle. Beaucoup d'états n'ont pas de plus gros chif-
fres; 88 millions en nombre rond à prélever, pendant de longues
années, sur les revenus municipaux, 88 millions de dépenses
obligatoires , au premier chef irréductibles , de dépenses sur les-
quelles l'administration n'a noiiit d'action, tel était le legs du
passé, lourde charge dont l'aisance publique, le progrès des ri-
chesses, le développement du travail peuvent seuls diminuer le
poids. Dès lors pourtant M. Say entrevit dans l'avenir un allé-
gement possible au moyen de quelque opération de conversion;
de ces dettes, les unes sont à échéances longues, et les autres à
échéances plus courtes, et l'amortissement pourrait, en étant ré-
parti plus également sur les années lointaines, devenir moins oné-
reux dans le présent. Une annuité de 83,200,000 francs mise en
regard d'un capital de 1 milliard 630 millions représente 5 fr. lil c.
pour 100, ou 5 fr. 30 cent, d'intérêt, et 11 centimes d'amortisse-
ment, si l'amortissement s'opérait en soixante-quinze ans. Or il
n'est point impossible de prévoir, dans un avenir plus ou moins éloi-
gné, que le taux de l'intérêt pourrait être abaissé à 5 ou même
LES FINANCES DE LA VILLE DE PARIS. 191
h 1/2 pour 100. Dans l'un et l'autre cas, il serait possible d'imagi-
ner clés combinaisons qui procureraient une économie dont le
maximum résulterait d'un écart d'intérêt, soit /i, 500, 000 francs par
an dans le premier cas, et 12 millions dans l'autre cas. Les opéra-
tions de ce genre sont, il est vrai, bien plus difficiles quand il s'a-
git d'emprunts remboursables à primes comme les emprunts muni-
cipaux que s'il s'agit d'emprunts émis dans un type qui se rapproche
du pair, et il serait imprudent de compter sur la réalisation in-
tégrale de ces économies. Ce n'est point, suivant M. Say, qu'il ne
sera pas opportun un jour, quand toutes les liquidations seront ter-
minées, de chercher quelque combinaison, surtout, en ce qui con-
cerne l'unité quarantenaire du Crédit foncier; mais on ne doit pas
oublier que les conversions amènent toujours des déclassemens de
titres et sont de nature à ébranler le crédit plutôt qu'à le fortifier:
il ne faut donc les faire qu'à bon escient et sans précipitation.
Ces premiers calculs ont été modifiés en quelques points par
l'adjonction d'élémens nouveaux, et on a pu voir qu'en 1873 le to-
tal des deux dettes, fondée et flottante, représente une annuité de
91 millions au lieu de 88. En regard de la dette flottante, peut-
être serait-il utile de mettre la valeur des propriétés que la ville de
Paris pourrait vendre, et que la direction de l'administration géné-
rale fait figurer à la date du 20 novembre 1871 pour 71 millions,
d'après une révision faite en 1870; mais ce chiffre reste sujet à une
vérification plus rigoureuse. Plus de deux ans se sont écoulés de-
puis les expertises, et le temps apporte bien des modifications dans
la valeur des choses. Quoi qu'il en soit, sans vouloir faire entrer
cette ressource en ligne de compte, on peut y trouver le moyen de
doter certaines opérations de voirie, soit par la vente, soit par l'a-
bandon en nature de terrains ou d'immeubles. Ce n'est pas là de
l'argent en caisse; c'est comme un portefeuille spécial qui contient
des titres pouvant être donnés en subventions.
Ceci dit, nous voici en présence du budget municipal de 1873.
Comme tous les budgets, celui-ci se compose de deux parties, le
budget ordinaire et le budget extraordinaire, l'un avec des articles
constans et qui aux chiffres près se renouvellent à chaque exercice,
l'autre d'articles et d'opérations de passage qui, une fois menés à
fin, ne sont pas susceptibles de se renouveler. Le budget ordinaire
porte aux recettes 201,812,589 fr. 91 cent, et aux dépenses la même
somme; le budget extraordinaire porte aux recettes 63, 500,000 fr.
et la même somme également aux dépenses : total pour les 'deux
budgets, recettes et dépenses, 265,312,589 fr. 91 cent. En quelques
mots et en quelques chiffres, telle est la situation. Nous avons vu
quelles sont les dettes; avec quelques supplémens qui s'y rattachent,
on les trouve portées à 96 millions en nombre rond dans les deux
192 REVUE DES DEUX MONDES, "
budgets qui en rappellent les détails et en assurent le service. Si
maintenant on désire jeter un coup d'œil aux chapitres de ces bud-
gets, il suffît de s'arrêter à ceux qui ont quelque signification et d'en
faire le rapprochement avec 1869 : l'octroi d'abord, cette ressource
si précieuse de la ville et qui donne plus de la moitié de ses re-
cettes. L'exercice de 1869 l'avait laissé à 110 millions; il figure en
prévision pour 113 millions environ au budget de 1873. C'est encore
loin de répondre aux augmentations d'impôt qui ont frappé les al-
cools, les bières et le vin; les entrées en fraude figurent probable-
ment dans cette langueur relative dos acquittemens, et exigent un
redoublement de surveillance. D'autres articles d'ailleurs témoi-
gnent que les taxes susceptibles d'un contrôle entièrement efficace
remplissent leur plein objet, témoin les droits de voirie, qui de
6'>6,000 fr. en 1869 sont portés en 1873 à 2,600,000 fr., et l'ex-
ploitation des voiries, qui ne rendaient en 1869 que 622,000 francs
et en rendront 2,600,000, soit li millions en plus sur les deux cha-
pitres. Il en est de même des entrepôts, 700,000 francs en 1869,
et en 1873 2,200,000 francs, des halles et marchés, qui donnent
près de 3 millions de plus, des recettes diverses, qui sans autre
spécification montent de 8 millions à 23 millions, accusant ainsi un
énorme accroissement de 15 millions, — enfin les centimes commu-
naux, qui, à trois années d'intervalle, de 5 millions ont été portés
à 9 millions.
Tel est, dans un bref aperçu, l'état et la proportion des recettes
pour les services qui ont éprouvé des variations; les autres restent
à peu près stationnaires : on ne dirait pas qu'une révolution a passé
par là. Cet octroi, qui est la mesure la plus exacte des consomma-
tions, semble nourrir le même nombre de bouches et prélever la
dîms des tarifs sur la même somme d'affaires. Tout habitant de
Paris a pu voir de ses yeux ce qu'il était durant le blocus : c'est
merveille comme il s'est relevé; il a eu des défaillances alors, il n'en
a plus. La recette est donc en bonnes mains : voyons la dépense;
elle va nous prouver une fois de plus que les révolutions sont un
mauvais instrument d'économies. Certes le désir d'opérer des ré-
formes animait tout le monde, préfet et conseil municipal, quand,
après les deux sièges, on put voir clair dans les finances de Paris;
chacun se mit à l'œuvre avec la même ardeur, la même volonté de
bien faire, et pourtant le résultat n'a pas été au niveau de l'inten-
tion. Le budget ordinaire en 1869 ne montait qu'à 1/|8 millions; il
a été en 1872 de 19/i millions, il sera en 1873 de 201 millions. Il
est vrai qu'en 1872 et 1873 ce sont des budgets sincères, tandis
qu'en 1869 c'était un budget rempli de fictions. Pour s'en con-
vaincre, il suffit de parcourir les chapitres sur lesquels portent les
plus fortes augmentations. La dette 96 millions au lieu de 60, la
LES FINANCES D£ LA VILLE DE PARIS. 19S
préfecture de police (pour ordre) 20 millions au lieu de 16, la garde
républicaine, la police de sûreté et le recrutement h millions et
demi au lieu de 3 millions, les services de perception 10 millions
au lieu de 8, les établissemens de bienfaisance ih millions au lieu
de 12, voilà déjà AG millions et demi que l'empire peut revendiquer
comme un legs imposé à ses héritiers bénéficiaires. La république
n'a ajouté de son chef à ce surcroît de charges que 3 millions
de plus pour l'instruction primaire, 9 millions au lieu de 6, et
1 million et demi de réserve pour des dépenses imprévues, qui
ne figurait pas au budget de 1869. Il est vrai qu'elle a porté le
chapitre des travaux de Paris à 33 millions en 1873 au lieu de
30 en 1869; mais ici encore ce n'est pas son œuvre : aucun de
ces travaux, si ce n'est les nouvelles maisons d'école, ne lui appar-
tient ni par l'idée, ni par le plan, ni par l'exécution; elle ne fait
que solder les comptes et régler l'arriéré de cette décoration pous-
sée à outrance, qui consistait à démolir pour rebâtir, à exproprier
pour revendre, au prix de quelles maltôtes, on ne le sait que trop,
et qui eût consommé la ruine de la ville, si la guerre n'en avait
interrompu le cours.
11 est pourtant parmi ces dépenses un chapitre sur lequel une
réduction très ample a paru possible, et qui a permis au conseil
municipal et aux nouveaux préfets de la Seine de bien marquer par
un acte et un vote de finances ce qui sépare l'administration de
M. Haussmann de celles de MM. Léon Say et Galmon : c'est le cha-
pitre inscrit à la page lU du budget municipal de 1873, sous le
titre : Fêtes et cérémonies publiques. Le total pour 1869 était de
773,i/i0 francs, sur lesquels, comme on le pense, pas un centime ne
figure parmi les reliquats de l'exercice. Le détail en est curieux : il
y a pour l'entretien du mobilier des fêtes et banquets 90,000 fr.,
pour l'entretien et la conservation des voitures et des habits de
la livrée du corps municipal 60,000 francs, pour les réceptions à
l'Hôtel de Ville 80,000 francs, pour les fêtes et les cérémonies pu-
bliques 440,000 francs, pour les actes de bienfaisance à l'occasion
de ces fêtes 97,110 francs. D'un trait de plume, le conseil muni-
cipal et les préfets ont rayé cette série d'articles. Il y a bien eu,
chez quelques membres du conseil, un regret pour les voitures
de gala et peut-être pour la brillante livrée qui les montait; c'est de
la tradition, disaient-ils. Tradition ou non, un vote a coupé court à
cette dépense somptuaire et décidé que ces reliques seraient ven-
dues à l'encan. Il a paru que ce cérémonial jurait avec la simpli-
cité de mœurs qui convient à une répubhque. Une seule allocation
a été exceptée de cette mise à l'index, c'est une somme de 6,000 fr.
pour l'entretien et le renouvellement du mobilier des réunions et
TOME civ. — 1873. 13
Idh REVUE DES DEUX MONDES.
des cérémonies publiques. Elle reste là comme une épave de ce
naufrage et une tête de chapitre à l'usage de temps meilleurs.
Nous en avons fini avec le budget ordinaire; quelques mots main-
tenant sur le budget extraordinaire. Il se compose en recettes,
1° de 10 millions, solde d'un emprunt contracté le 6 mai 1872 avec
le Crédit industriel pour la dérivation des sources de la Vanne et
pour l'utilisation des eaux d'égout dans la plaine de Genntvilliers;
2" d'un emprunt à contracter de 53 millions pour la consolidation des
diverses dettes de la ville de Paris. Ce dernier emprunt doit faire face
aux dépenses suivantes : 1/1,004,000 francs pour remboursement du
principal des bons de la Caisse des travaux échéant en 1873, de
janvier à décembre; 6,495,079 francs pour une partie de la dette
immobilière échéant en 1873 ; 30 millions de francs pour une partie
du déficit de 1871; enfin 2,500,000 francs, frais d'émission de
l'emprunt de réalisation, de timbre et de premier coupon, — total
53 millions. Cet ensemble de travaux et de dépenses figure au budget
extraordinaire sous des rubriques distinctes, opérations de voirie,
opérations autres que celles de voirie, établissemens scolaires, en-
trepôt de Bercy, soit quatre groupes. Le premier groupe, opéra-
tions de voirie y est celui qui s'étend sur un moindre nombre d'an-
nées; les derniers paiemens viennent à échéance en 1877. Il s'ngît
d'opérations de voirie terminées ou en cours d'exécution, faites avec
des entrepreneurs dont les comptes sont à solder, ou d'acquisitions
d'immeubles dont les prix sont à payer. Le second groupe, opé-
rations autres que relies de voirie, ne s'étend en réalité que jusqu'en
1883, et ne figure au carnet d'échéances de 1884 à 1922 que pour
une somme annuelle de 1,713 francs, qui doit être, jusqu'en 1922,
payée par un terrain repris à la compagnie du canal de l'Ourcq, si
la ville n'aime mieux se libérer par le paiement d'un capital de
34,263 francs. D'autres sommes dans ce groupe représentent le
prix de terrains ou d'immeubles acquis à terme soit pour construire,
soit pour installer des mairies, des presbytères, des marchés.
Le troisième groupe, étahlissnnens scolaires, s'étend jusqu'en
1916, mais sur un total d'annuités s'élevant à 15,510,308 fr. il
y en a pour 14,036,290 fr. qui sont renfermées dans les vingt-
neuf premières années, et qui s'éteignent en 1901. Il comprend le
prix de terrain et de construction des bâtimens scolaires, prix
payable en général au moyen d'annuités plus ou moins éten-
dues. Les opérations qui ont été liquidées de cette manière sont
au nombre de quarante-trois, et les traités qu'elles comportent
sont de nature différente. Pour les uns, des terrains ont été acquis
payables en plusieurs années par fractions déterminées : tel est
l'immeuble portant les numéros 32 et 34 rue de Clichy. Pour
d'autres traités, le prix du terrain est payable en totalité à une
LES FINANCES DE LA. VILLE DE PARIS. 195
échéance fixe, comme pour l'école de la rue de la Victoire, dont le
terrain doit être payé /i30,511 francs le 9 décembre 187ZI, et dont
les constructions doivent être acquises au plus tard le 8 juillet 1888,
pour 2*20,730 francs avec intérêts ou loyers jusqu'au jour du paie-
ment. Dans d'autres traités enfin, le prix des constructions doit
être acquitté en un certain nombre d'annuités, système ingénieux,
mais qui ne doit être employé que dans les conditions que la loi
elle-même a fixées, de façon que le prix par annuité ne prenne
pas le caractère d'un emprunt. L's,vantage du système, c'est que
l'affectation des capitaux est absolue : on ne peut plus les détour-
ner de l'emploi assigné; si c'est une école, il faut que l'école se
fasse. On ne peut plus réaliser un emprunt pour un objet, et par
caprice ou par calcul l'appliquer plus tard à un autre.
Le quatrième et dernier groupe est intitulé Entrepôt de Bercy,
opération dont l'importance est considérable et dont le chiffre s'é-
lève, en dehors de l'échéance de 1872, à 16,850,360 francs. L'ori-
gine de cette dette est de notoriété publique. 11 s'agissait d'organi-
ser un entrepôt réel pour les vins, dans l'impossibilité où l'on était
d'étendre l'entrepôt fictif à la ville entière. On avait en même temps
pensé, et c'était une pensée juste, qu'on ne pouvait pas déplacer le
centre du commerce des vins; c'élalt donc à Bercy qu'on s'était pro-
posé d'établir un entrepôt réel. Pour y arriver, on avait acheté des
immeubles; ces immeubles devaient être remis à une compagnie
qui les aurait remplacés par des bâtimens nouveaux et qui aurait
prélevé, sous forme de location et de magasinage, les sommes né-
cessaires au service des intérêts du capital d'acquisition et de con-r
struction. Un marché même avait été passé avant l'autorisation des
chambres; mais ce n'est qu'en 1870 que le corps législatif a été
saisi de la question. Les événemens étant survenus, l'affaire en est
restée là : le marché n'a pas été réalisé; les terrains qui devaient
être rétrocédés à la compagnie sont demeurés à la charge de la
ville. Les échéances arrivent, il faut payer; il y a des termes pour
un grand nombre d'immeubles; il y a même des annuités dues au
Crédit foncier, et le bénéfice des délais a été passé à la ville. D'un
autre côté, les loyers sont perçus. C'est donc là, pour le conseil
municipal et le préfet de la Seine, non-seulement un embarras
financier, mais encore une difficulté législative. Le ministre de l'in-
térieur, par une interprétation de la loi, a déclaré que les traiiés
portant engagement d'annuités seraient soumis désormais au pou-
Vioir législatif compie s'il s'agissait d'un emprunt. La conséquence à
en tirer est donc que la dette concernant l'entrepôt de Bercy, et dont
le total s'élève à /i/i,057,566 fr. 92 cent., devra être l'objet d'une
délibération qui sera transmise au ministre pour devenir ensuite
l'objet d'une loi; c'est encore là un legs du régime qui nous a
196 REVUE DES DEUX MONDES.
laissé tant de réparations à faire et de questions litigieuses à vider.
On le voit, la besogne ne manque pas au conseil municipal pour
liquider tous ces engagemens et mettre un peu d'ordre dans cet
arriéré. Bercy, les écoles, la dérivation de la Vanne, voilà bien la
matière d'occupations immédiates, comme aussi la recherche des
modes de libération les plus prompts et les mieux appropriés. La
ville de Paris a eu dans ces derniers temps la bonne fortune d'avoir
successivement à sa tête deux administrateurs qui ont vécu dans l'é-
tude des maîtres, et pour qui la science des finances a peu de secrets.
Déjà M. Léon Say a proposé pour les grandes et petites dettes une
conversion et des amortissemens qui, à des combinaisons ingé-
nieuses, unissent la solidité des calculs et semblent résoudre le
difficile problème de soulager le présent en ne chargeant pas trop
l'avenir. M. Calmon ne manquera pas de son côté d'émettre ses vues
et d'exposer ses plans; le conseil municipal aura à choisir entre ces
propositions et probablement à les combiner ; mais de telles opéra-
tions sont des plus délicates, elles exigent une grande circonspec-
tion. Il n'y faut songer qu'à de certaines heures, suivant les circon-
stances, l'état du crédit, la marche générale des ailaires. Ce qui est
d'une application plus constante, c'est la modération dans la dé-
pense, une vigilance de tous les instans, un contrôle sérieux dans
les services; c'est également le soin de regarder de près aux nou-
veautés et de se défendre contre les surprises. Les plus grands em-
barras de la ville proviennent d'affaires mal engagées , dont quel-
ques mains intéressées ont presque toujours tenu les fils. Un autre
écueil, c'est l'engouement qui parfois naît de courans d'opinions
auxquels cèdent les meilleurs esprits, les cœurs les plus sincères.
On a pu le voir au sujet de la stagnation qui depuis la guerre
sévit dans les travaux du bâtiment : pour les ouvriers longue in-
terruption de travail qui a dévoré bien des épargnes, pour les en-
trepreneurs liquidations écrasantes, pertes sur pertes dans ce jeu
de la construction, qui autrefois leur valait de si belles aubaines,
dans quelques cas impuissance de satisfaire à des engagemens
pris; — voilà une cruelle revanche du sort et un revers de médaille
bien triste. Ce sont là, il est vrai, des châtimens individuels, mais
ce châtiment frappe tant de victimes que c'est presque l'équivalent
d'un dommage public. Le conseil municipal s'en est ému, et il est
naturel qu'il ait répété les mots qui reviennent à toutes les crises
du même genre, « quand le bâtiment va, tout va. » Que tout aille
lorsque la spéculation privée est seule en cause, aux risques et périls
de qui de droit, soit; mais si les caisses municipales sont mises à
contribution directement ou indirectement, c'est autre chose; il
faut alors ouvrir un compte au bâtiment, voir ce qu'il coûte et C3
qu'il rapporte. Nos charges présentes prouvent comment ce compte
LES FINANCES DE LA VILLE DE PARIS, 107
s'est soldé jusqu'ici : l'expérience n'est pas encourageante. Le con-
seil municipal a pourtant insisté; quelques-uns de ses membres sont
même à diverses fois revenus à la charge et ont soutenu un débat
qu'on pourrait nommer la campagne du bâtiment, avec la singu-
lière théorie qu'un état, ou à défaut de l'état une commune, est
dans l'obligation de procurer de la besogne aux bras qui en man-
quent. Ce n'était ni plus ni moins que le fameux droit au travail,
renouvelé de 18ZI8. Si touchée qu'elle fût de la situation des ou-
vriers, la majorité du conseil s'est défendue contre cette pression;
elle n'a cédé que sur un point et pour un principe moins suspect :
c'est au sujet des écoles primaires. Le vote alors est devenu à peu
près unanime. De nouvelles fondations ont été résolues : aux huit
groupes de 1871, 5 en exercice, 3 à la veille d'y entrer, il a été
ajouté 17 autres établissemens, dont 15 sont déjà ouverts; les deux
autres seront promptement aménagés. Ce sont des travaux qui se
justifient, et pourtant même pour ceux-là, si urgens qu'ils soient, le
poids est déjà lourd dans la balance des comptes. Les jours d'a-
bondance sont passés, et plus on va, plus on reconnaît qu'il est plus
aisé de vider les caisses que de les remplir (1).
Bien inspiré, le conseil municipal n'aura plus désormais qu'une
règle de conduite : compter plus strictement que jamais, s'abstenir
des dépenses, même légitimes, même profitables. Rien ne réussit
aux gens qui se mettent dans la gêne. Avoir de bonnes finances, c'est
l'essentiel; le reste viendra par surcroît. Après quelques agitations
qui n'ont pas duré, le conseil municipal de Paris est devenu ce qu'il
devrait toujours être, la représentation indépendante d'une popu-
lation qui, livrée à diverses carrières, a pourtant un besoin commun,
l'ordre et la sécurité, et ne demande qu'à être honnêtement et libé-
ralement administrée. Cette population, quoi qu'on ait pu dire, est
un très bon juge des intérêts qui la touchent : ce qui l'effraie, ce
sont les budgets en déficit, ce qui l'accommoderait, c'est que des
budgets en excédant vinssent apporter des amortissemens impré-
vus qui aboutiraient ou à un amoindrissement de la dette ou à des
dégrèvemens d'impôts. Ces succès vaudraient mieux que les fic-
tions d'écritures et les raffînemens de comptabilité dont naguère
on abusait tant. Pour obtenir ces budgets en excédant, trois moyens
s'offrent en perspective, l'accroissement des produits par une répres-
sion plus active de la fraude qu'ont surexcitée les exagérations du
tarif et dont le personnel s'est accru par l'appât inespéré et une im-
punité à peu près constante que lui ont ménagés les deux sièges.
(1) Rapport de M. Gréard, directeur de l'enseiguement primaire, au préfet de la
Seine (30 septembre 1872).
198 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est déjà une marge considérable pour des augmentations dans
les produits; il en est une autre qui doit survenir des supplémens
de taxe, des décimes accrus, des taxes nouvelles qui, stériles dans
la période d'essai et sujettes à des tâtonnemens dans l'application,
doivent fructifier avec le temps et un maniement plus habile.
Enfin le dernier moyen de relèvement, c'est le retour complet
du mouvement de l'aisance, ordinairement si vif à Paris, et qu'ont
ralenti des ébranlemens et des déclassemens de fortunes. Il n'y a
pas là-dessus d'illusions à se faire; pour des yeux attentifs, les
signes d'une moindre aisance sont manifestes, comme ceux égale-
ment d'une moindre activité. Le passant, l'étranger même, peuvent
recueillir cette impression dans un premier aspect. Comment s'en
étonner après tant de souffrances et d'ignominies? C'est déjà un
miracle que Paris soit redevenu ce qu'il est et qu'au moment où il
sombrait dans l'abîme les mains qui l'ont sauvé n'aient pas déses-
péré de lui. Un miracle non moins grand est d'avoir vu quelques
semaines après la rentrée de nos troupes la circulation se rétablir
dans des rues la veille désertes ou hérissées d'obstacles, les mai-
sons se repeupler, les panneaux des magasins se rouvrir, l'appro-
visionnement se reconstituer et la vie commerciale renaître. Depuis
lors, ces symptômes des premières heures n'ont fait que grandir,
assurer les progrès d'une convalescence rapide, on pourrait dire
d'une résurrection, et n'est-il pas vrai que cette résurrection eût
été plus prompte et plus complète, si l'assemblée nationale s'y fût
mieux associée, si, renonçant à des préventions qu'aucun acte n'a
justifiées, elle se fût rapprochée d'une ville qui ne demandait,
après de cruelles angoisses, qu'à vivre en paix avec tout le monde?
Frappé d'une certaine disgrâce, Paris s'est recueilli, et n'a pris
conseil que de lui-même, travaillant de son mieux, faisant le moins
de bruit possible. Son génie l'a servi en cela; il a eu également, à
des heures marquées, pour compagnons et auxihaires ces cœurs
dévoués, ces volontés humbles ou puissantes qui, depuis près d'un
siècle, lont assisté dans toutes ses crises : celle-ci, la plus rude
sans contredit, prendra fin comme les autres. Le plus fort est fait,
et de plus en plus les perspectives se dégagent. A quelques fluctua-
tions près, les affaires tendent à regagner le niveau d'autrefois; la
confiance a moins d'éclipsés, le crédit une meilleure assiette, et ce
n'est pas quelques budgets en déficit ni quelques opérations de
voirie mal engagées qui pourront troubler le bénéfice de cette re-
prise d'activité.
Louis Reybaud.
UN
POETE THÉOLOGIEN
LA RELIGION ROMAINE DANS VIRGILE
C'est une erreur de croire que tout soit dit sur les grands écri-
vains qui occupent depuis si longtemps l'attention du monde, et
qu'on ne puisse plus parler d'eux sans être condamné à répéter ce
qui se trouve partout. Il semble au contraire qu'ils aient ce privi-
lège de suffire à l'admiration de tous les siècles ; nous voyons que
chaque étude qu'on fait de leurs ouvrages au lieu de les épuiser les
renouvelle, et qu'en les regardant sous d'autres aspects on y dé-
couvre toujours d'autres qualités. C'est ce qui arrive pour Virgile.
La critique de notre temps a des préférences qui ne lui sont pas
favorables : elle s'est éprise de la poésie des époques primitives,
de celle qui naît d'un élan spontané de l'âme, en dehors de toute
convention et avant qu'on ait formulé aucune règle. Non-seulement
elle n'oserait plus, comme on le faisait encore au siècle dernier,
mettre VEnéide au-dessus de Y Iliade, mais elle irait volontiers
chercher dans quelque coin ignoré du monde quelque récit épique
à moitié barbare pour l'opposer au poème de Virgile; elle a même
fini par faire si peu de cas de ce qu'elle appelle avec dédain une
poésie artificielle et factice qu'on l'a vue récemment proclamer d'un
ton superbe que Rome n'a pas connu l'art véritable, et qu'il ne lui
a pas été donné de tremper ses lèvres a à la coupe d'or des muses. »
Ce qui nous rassure pourtant contre ces mépris, c'est qu'on n'a pas
cessé de s'occuper du grand poète de Rome : on pourrait même
dire que jamais peut-être il n'a été plus étudié ni mieux connu
200 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'aujourd'hui. Ribbeck en Allemagne, Conington en Angleterre,
ont publié d'excellentes éditions de ses ouvrages, M, Benoist nous
a fait connaître dans la sienne les meilleurs travaux des critiques
étrangers (1). On a surtout mis en relief certaines qualités de son
œuvre dont on s'était jusqu'ici moins occupé, en sorte que ce qu'il
a perdu d'un côté, il le regagne de l'autre, et que sa réputation
ae se trouve pas en somme avoir souffert. Je voudrais attirer l'at-
tention sur un de ces mérites de "Virgile, que la critique actuelle a
sinon découvert, au moins mieux saisi et mieux indiqué qu'on ne
l'avait fait encore. Elle a fait voir, et je vais montrer après elle, le
caractère religieux de son œuvre et l'influence que le poète a dû
exercer sur les croyances de ses contemporains. C'est un sujet d'é-
tude qui intéresse à la fois l'histoire littéraire et politique de Rome.
I.
On risquerait de mal comprendre la littérature du siècle d'Au-
guste, si l'on oubliait, en l'étudiant, les efforts qu'a faits ce prince
pour ramener les Romains aux anciennes mœurs et aux vieilles
croyances. Ce fut l'œuvre de toute sa vie. Il travailla pendant tout
son règne à restaurer l'ancienne religion et à lui rendre l'autorité
qu'elle avait perdue. 11 rebâtit les temples, il rétablit les anciennes
cérémonies, il accrut le nombre des prêtres et leurs privilèges, il
rendit au culte tout son éclat. En même temps il tenait à ranimer
dans tous les cœurs le goût du passé; il en imitait les usages, il en
vantait les vertus. Il promulgua des lois rigoureuses contre les excès
du luxe et la licence des mœurs; il punit durement les célibataires,
les débauchés, les adultères. Il espérait avoir ainsi corrigé son
siècle et rendu k la famille son importance et son antique pureté.
« J'ai fait des lois nouvelles, dit-il fièrement dans l'inscription d'An-
cyre. J'ai remis en honneur les exemples de nos aïeux, qui dispa-
raissaient de nos mœurs, et j'ai donné moi-même des exemples
dignes d'être imités par nos descendans. »
Ces tentatives de réformes religieuses et morales ont laissé des
traces profondes chez tous les écrivains de ce temps. Non-seule-
ment ils sont unanimes à en reconnaître la nécessité, à en vanter le
mérite, à en prédire les heureux effets, mais ils se font tous hon-
neur de les seconder. Tous, qu'on leur ait ou non demandé leur
concours, travaillent à les faire réussir; tous prêchent la vertu,
tous chantent les dieux, et l'on peut dire qu'Auguste compte autant
H) Cette édition, qui fait partie de la collection d'éditions savantes publiée par
MM. Hachette, est aujourd'hui terminée. Le troisième volume, qui contient les six
derniers livres de VEnéide et les petits poèmes attribués à Virgile, a paru il y a quel-
ques mois.
J
UN POÈTE THÉOLOGIEN. 201
de collaborateurs que nous connaissons de poète?, d'orateurs et
d'historiens sous son règne. Cependant, dès qu'on s'approche d'un
peu plus près, sous ce bel accord on découvre beaucoup de disso-
nances. Il se trouve que ces collaborateurs empressés de l'empereur,
ces défenseurs zélés de la religion et de la morale se sont souvent
démentis dans leurs livres et dans leur conduite. Auguste lui-même
n'avait pas assez bien vécu pour s'attribuer le droit de réformer les
mœurs publiques. Sans parler des débuts sanglans de son règne,
Dion nous apprend qu'au moment même où il publiait ses premières
lois contre l'adultère il était amoureux de la femme de Mécène, la
gracieuse Térentia, et « qu'il la faisait de temps en temps disputer
de beauté avec Livie. » Ce moraliste si rigoureux pour les autres
conserva longtemps pour lui le goût des débauches secrètes. On
sait que des litières fermées amenaient des femmes au Palatin, et que
ce mystère n'était pas tout à fait ignoré du public, puisqu'un phi-
losophe se glissa un jour dans une de ces litières pour venir faire
des remontrances au prince libertin. La plupart de ceux qui ser-
vaient les desseins d'Auguste n'étaient guère plus autorisés que lui
à enseigner le respect des dieux et l'amour de la vertu. Il n'y avait
pas de sybarite plus efféminé que ce Mécène, qui se chargeait d'in-
spirer aux poètes la résolution de chanter le bonheur champêtre et
les charmes de l'antique simplicité. Parmi les écrivains qui célé-
braient avec le plus d'effusion les lois morales et les institutions
religieuses de l'empereur, il s'en trouvait beaucoup dont la vie
avait été fort légère, et que rien ne préparait à la mission grave
dont ils se chargeaient avec un empressement si étrange. Ovide, en
composant ses Fastes, éprouve une sorte d'étonnement naïf du su-
jet nouveau de ses chants. 11 rappelle qu'avant de célébrer les dieux
et leur culte il avait chanté ses amours. « Qui pouvait croire, dit-il,
que par ce chemin j'en arriverais où je suis? » De là les incohérences
qu'on remarque dans les doctrines et la conduite des écrivains de ce
siècle, ce mélange surprenant de scepticisme et de foi, ces sévérités
de principes tempérées par d'étranges complaisances dans la pra-
tique, et ce sourire d'ironie qui se glisse souvent jusqu'au milieu
de l'enthousiasme le plus vif. Ces contradictions diminuaient beau-
coup l'autorité de leurs conseils ; ils ne pouvaient pas avoir ces ac-
cens du cœur qui partent de la conviction personnelle et qui la
communiquent, et les malins, qui s'apercevaient qu'ils étaient
plus croyans dans leurs livres que dans leur vie, devaient les ac-
cuser de n'être pas sincères, de se prêter par politique ou par am-
bition aux projets de l'empereur.
Virgile seul échappait à ces reproches. Aucun écrivain n'a servi
avec plus de zèle et surtout avec plus de sincérité les desseins
d'Auguste , aucun ne lui fut plus utile pour transmettre à ses con-
202 REVUE DES DEUX MONDES.
temporains les opinions et les sentimens qu'il voulait leur donner.
Les autres, nous venons de le dire, étaient mal préparés par leur
vie et leur caractère à ce rôle qu'ils s'étaient imposé; au contraire,
il semble que la natunj avait fait Virgile pour le remplir. En ac-
complissant pour sa part l'œuvre à laquelle Auguste conviait les
grands esprits de ce temps, il n'obéissait pas moins à ses instincts
propres qu'aux exhortations de l'empereur.
Sa vie ne commence pour nous qu'avec les Bucoliques : il avait •■
près de trente ans quand il les écrivit. Ce qu'il fit jusqu'à ce mo-
ment est à peu près ignoré. Il est probable qu'il s'était acquis
déjà un certain renom dans sa province, puisque Pollion, qui la
gouvernait, voulut le connaître; il n'est guère douteux non plus
qu'il n'ait toujours beaucoup aimé ces campagnes où il était né, et
dont il a laissé de si beaux tableaux. Il avait souvent dans ses pre-
mières années « pris l'ombre et le frais le long des fontaines sa-
crées, » il avait dormi « au murmure des abeilles bourdonnant au-
tour de la haie de saule, » il s'était éveillé « au gémissement des
ramiers et des tourterelles, au chant lointain du paysan qui coupait
sa vigne, » et il n'oublia jamais ces impressions de son enfance. On
le fit voyager dès qu'il eut grandi. Il visita Milan et ISaples, il ha-
bita la superbe Rome, « qui élève sa tête au-dessus des autres villes
autant que le cyprès domine les humbles arbrisseaux ; » il y fré-
quenta des écoles célèbres où il connut toute la brillante jeunesse
de ce temps, mais les grandes villes ne lui firent pas oublier son
pays. Ses souvenirs, ses affections, devaient le rappeler sans cesse
u vers ces champs que le Mincius arrose de ses sinuosités flexibles, »
et il s'empressa d'y revenir quand son éducation fut achevée. U
s'y trouvait pendant les guerres civiles, il y serait resté peut-être
sans les événeraens qui le forcèrent d'aller chercher des protecteurs
à Rome.
Ce goût qu'il avait pour les champs, ce plaisir qu'il trouvait à
y vivre a du nécessairement influer sur ses sentimens et ses habi-
tudes. N'est-ce pas là par exemple qu'il a pris en partie son araour
pour les choses d'autrefois? D'ordinaire on respecte le passé au vil-
lage, on y répète volontiers les vieilles maximes, on y conserve
les mœurs antiques. Virgile aussi aime l'ancien temps, et, quand
il en parle, on sent bien que son admiration vient de son cœur,
qu'elle n'a rien de commandé. Tout lui plaît dans les souvenirs du
passé, aucun détail ne lui semble indifférent ou grossier; à l'ex-
ception « de la triste fermeté du premier Riutus, » qui blesse un
peu cette âme tendre, il n'y veut rien effacer. Loin d'attaquer les
vieux poètes, comme son ami Horace, il recueille pieusement leurs
expressions et leurs tours de phrase, il les imite ou les copie pour
se donner un air d'antiquité. La façon dont il passa ses premières
UN POÈTE THÉOLOGIEN. 203
années peut expliquer aussi qu'il ait été si attaché à la religion de
son pays : alors, comme aujourd'hui, on lui restait plus fidèle aux
champs qu'à la ville. Comme elle y avait pris naissance, et qu'elle
n'était à l'origine qu'une façon d'interpréter les phénomènes natu-
rels, il semble qu'on devait en garder mieux l'intelligence quand
on restait en contact avec la nature, et c'est une des raisons pour
lesquelles les campagnes, qui avaient été son berceau, furent aussi
son dernier asile.
Ces premières impressions de Virgile furent profondes, et il
était dans sa nature de ne les oublier jamais. Ce n'était pas une
de ces âmes heureuses qui se trouvent à l'aise dans la vie, qui,
séduites chaque jour par des plaisirs nouveaux, risquent d'oublier
vite les anciens souvenirs. Son existence fut en somme facile et
douce. Il semble n'avoir éprouvé qu'une fois un malhein- sérieux :
il fut chassé de ce petit champ qu'il aimait tant, et faillit perdre
la vie en le défendant contre le soldat qui voulait le lui prendre;
mais ce malheur fut vite réparé, et il ne suffît pas pour expli-
quer cette tristesse, qui ne cessa de s'accroître avec les années, à
mesure que cet incident de sa jeunesse s'éloignait de lui. Il était
riche : la libéralité de ses protecteurs lui avait donné à peu près
10 millions de sesterces (2 millions de francs); il possédait une
maison à Rome, sur l'Esquilin, une villa à Noie, en Campanie, une
autre en Sicile. Il était entouré d'amis dévoués. Sa gloire n'était
contestée que par quelques poètes jaloux ou quelques grammairiens
médisans, tous les gens de goût admiraient ses vers; ils étaient en-
seignés de son vivant dans ,les écoles, et un jour qu'il entrait au
théâtre le peuple se leva pour le saluer, comme il faisait à l'arrivée
d'Auguste. Sa tristesse n'était donc pas de celles qui tiennent à des
événemens malheureux, et que d'autres événemens peuvent guérir?
c'était une de ces maladies que l'âme apporte en naissant, qui,
n'ayant pas de cause apparente, ne peuvent guère avoir de remède.
Gomme elle lui faisait trouver toujours quelque amertume dans
tous les agrémens que la vie lui offrait, elle lui rendait les souve-
nirs du passé plus précieux et le ramenait ainsi aux impressions
religieuses de sa jeunesse.
Telles étaient ses dispositions lorsqu'à trente ans le succès des
Bucoliques sembla devoir le fixer à Rome; mais il ne paraît pas que
les plaisirs de la grande ville l'aient beaucoup changé. Ses bio-
graphes nous disent qu'il ne put jamais s'habituer à y demeurer.
lî s'en éloignait volontiers, non pas seulement, comme Horace, pour
fuir les importuns ou les sots et s'appartenir à lui-même, mais pour
jouir de la paix des champs et des beautés de la nature. Quand il
était forcé de rester à Rome et de fréquenter ces illustres amis
que son talent lui avait faits, il semblait un étranger dans leurs
204 REVUE DES DEUX MONDES.
somptueuses demeures. 11 y apportait des manières embarrassées
et « une figure rustique. » 11 ne savait pas se mettre au goût du
jour; on nous dit qu'il arrangeait mal les plis de sa toge et que son
soulier était toujours un peu grand pour son pied. II était timide,
silencieux, maladroit; il rougissait au moindre mot. Le contact de
tous ces beaux esprits, de tous ces gens du monde, l'a laissé le
même, et jusqu'à la fin il est resté, selon l'expression de Macrobe,
« un provincial, un fils de paysan, élevé parmi les broussailles et
les forêts. »
Virgile n'eut donc, pour concourir à l'œuvre d'Auguste, ni à re-
nier ses opinions, ni à faire violence à sa nature. Il trouvait en lui
le germe de tous les sentimens que les réformes impériales vou-
laient donner ou rendre au pays. On ne peut pas allirmer pourtant
que de lui-même il eût pris tout à fait la direction qu'il a suivie ou
qu'il s'y fût engagé d'une manière aussi résolue, et que l'amitié d'Au-
guste , le désir de servir sa politique , n'aient exercé aucune in-
lluence sur lui. Ce qui le prouve, c'est que ses premières œuvres
n'ont pas entièrement le caractère des autres; à mesure qu'il avance,
le patriotisme et la religion tiennent plus de place dans ses vers.
N'est-il pas naturel d'attribuer ce changement à ses relations avec
le prince qui méditait de ranimer les anciennes croyances et de rem-
placer dans les cœurs le sentiment de la liberté par l'orgueil de la
grandeur romaine ? Le talent de Virgile s'est développé conformé-
ment à sa nature, et dans ce développement naturel les inspira-
tions de l'empereur n'ont pas été inutiles. La vie du poète nous
prouve qu'il recevait volontiers l'impulsion des autres et se diri-
geait par leurs conseils. Chacun de ses protecteurs (il en avait tou-
jours quelqu'un) a laissé son empreinte sur l'un de ses ouvrages.
C'est Pollion qui lui conseilla d'écrire les Bucoliques , et il était,
quand il les composa, l'ami et l'obligé de Cornélius Gallus : on ne
peut malheureusement pas nier qu'il ne s'y trouve quelque trace de
ces beaux esprits maniérés qui adoraient et copiaient les Alexan-
drins. L'œuvre ne comportait pas de souvenirs patriotiques : les
vieux Romains aimaient beaucoup la campagne, mais il n'était pas
possible d'en faire des bergers comme ceux de Théocrite. La reli-
gion n'y tient aussi que fort peu de place; à l'exception de la qua-
trième églogue dont il sera question plus tard et dans laquelle on
trouve un vrai sentiment religieux, Virgile n'y emploie ordinaire
ment les dieux qu'à la façon dont Ovide s'en sert, comme une aia-
chine poétique destinée à embellir le paysage. C'est ainsi que dans
la dixième églogue, où il transforme en berger son ami Gallus, qui
fut préfet de l'Egypte, il amène auprès de lui Apollon, Pan et Syl-
vain, qui viennent essayer de le distraire de sa douleur. Il agira
plus tard autrement avec les dieux, et il leur garde un rôle plus
UN POÈTE THÉOLOGIEN. 205
grand, plus honorable que de venir consoler un administrateur
romain abandonné par une comédienne qu'il aimait. On sent pour-
tant, dès les Jhicoliqucs, que Virgile ne s'en tiendra pas à cette poé-
sie de bergers. Tantôt il éprouve la tentation de chanter la nature,
comme Lucrèce; tantôt il cède, en pleine pastorale, au plaisir de
célébrer les guerriers et les combats, et il faut qu'Apollon lui tire
l'oreille pour le rappeler à ses moutons. Évidemment le cadre des
églogues est trop étroit pour son génie, et il en sort de tous les cô-
tés. Mécène le mit à l'aise en lui demandant d'écrire les Géorgiqiies.
(( Sans toi, lui disait le poète, l'âme n'entreprend rien de grand. »
Virgile tendait au grand de lui-même, mais ce n'était peut-être
qu'un instinct confus : l'insistance de son illustre protecteur l'aida
à reconnaître sa vocation véritable, et lui donna des forces pour la
suivre.
Mécène était l'un des ministres d'Auguste, son confident le plus
intime. C'est lui, si l'on en croit Dion, qui lui inspira ses réformes.
Il est sûr au moins qu'il connaissait ses projets et qu'il travailla au-
tant qu'il put à leur succès. Ce voluptueux, cet efféminé, ne pou-
vait s'empêcher, comme le paysan Varron, de regretter amèrement
la dépopulation des campagnes. Il avait vu, lui aussi, avec la plus
vive peine « les pères de famille se glisser dans les villes, laissant
la faux et la charrue, et ces mains qui cultivaient le froment et la
vigne ne plus s'agiter que pour applaudir au théâtre et au cirque. »
Il savait tous les dangers qui en résultaient : la campagne donnait
à l'empire de vigoureux soldats, la ville ne formait que des oisifs
et des débauchés qu'il fallait nourrir. En réveillant dans les cœurs
le goût de la vie champêtre, on voulait essayer de refaire ces
vaillantes générations par lesquelles Rome était devenue « la
merveille de l'univers. » Le patriotisme est donc au fond des Géor-
giques, la religion aussi : les campagnes ont toujours nourri et en-
tretenu le sentiment religieux; il est partout dans l'œuvre de Vir-
gile. Le poète n'a pas précisément pour dessein de dépeindre les
délices de la vie rustique; il la décrit comme elle est, il la montre
rude et laborieuse. L'humanité lui semble, aux champs autant
qu'ailleurs, misérable et souffrante (worto/e^ ((^gt^h disert), et il
nous fait des tableaux assez tristes de sa condition; mais cette tris-
tesse ne ressemble pas au désespoir amer de Lucrèce. Elle n'est
pas de celles qui ne peuvent se consoler que par les perspectives du
néant, qui trouvent un charme divin à songer que les cieux sont
déserts, que le monde doit périr, que l'homme disparaît tout en-
tier, que son existence n'est qu'un point dans le vide, et qu'il n'y a
dans toute la nature que la mort qui soit immortelle. C'est une tris-
tesse plus douce, et qui cherche à être soulagée. Il sait que la vie
est pénible, « et que les jours les plus heureux sont ceux qui dispa-
206 REVUE iJÉS 'DEUX MONDES.
raissent le plus vite. » 11 dit au laboureur que les dieux condamnent
l'humanité à la peine; il lui montre, par une image saisissante, que
sa vie n'est qu'une lutte de tous les jours contre la nature : dès
qu'il s'arrête de travailler, la nature triomphe de lui et l'entraîne
comme une barque qui est emportée à la dérive quand on cesse un
moment de ramer. Cependant il ne prêche pas la révolte contre
ce pouvoir ennemi qui a fait l'existence si dure; il veut au con-
traire qu'on se résigne. « Avant tout, dit-il à son laboureur, adore
les dieux, ùipiimis venerarc deosl » Travailler et prier, voilà la
conclusion des Géorgiques; mais il ne cède pas à cette inspiration
religieuse qu'il écoutera seule désormais sans se retourner encore
avec quelque regret vers les croyances philosophiques de sa jeu-
nesse dont il se sépare. Comme la plupart des grands esprits de ce
temps, \irgile avait commencé par être épicurien; comme eux
aussi, la réflexion et le progrès des années l'amenèrent peu à peu
vers des opinions différentes. La transition se marque dans les Gcor-
giqiics : il y semble parfois encore hésitant et incertain, et lors
même qu'il se décide on sent qu'il éprouve quelque embarras et
quelque douleur à le faire. 11 salue en vers admirables, avant de
les quitter, ces doctrines épicuriennes dont il s'était épris à l'école
de Siron, et le grand poète qui les représentait avec tant d'éclat à
Rome. « Celui-là, nous dit-il, est le plus heureux de tous, qui peut
mettre sous ses pieds les terreurs de l'avenir et les bruits de l'Aché-
ron; » mais tout le monde ne possède pas cette trempe de caractère
qui rend insensible « aux craintes de l'inexorable destin. » A côté de
ces penseurs énergiques, au-dessous d'eux, il y a place pour l'es-
prit plus timide qui marche dans les voies communes, a qui connaît
les divinités des champs, qui prie le vieux Sylvain, Pan et les sœurs
du Parnasse. » C'est le rôle qu'il prend désormais pour lui, et, quoi-
que cette destinée lui semble avoir encore quelque douceur, et qu'il
s'y résigne assez facilement, il reconnaît pourtant qu'elle est moins
grande que l'autre. Il veut donc nous apprendre dans ce passage
célèbre qu'après avoir sondé sa nature, ne la trouvant pas propre à
conserver ces doctrines violentes qui avaient d'abord séduit son ima-
gination, il se décide à suivre la foule, à partager ses croyances,
non sans jeter de loin un regard de regret et d'envie sur ces gi'-nies
audacieux qui peuvent habiter sans crainte « les hauteurs sereines
des sages. »
II.
Il n'y a plus de ces regrets dans VÉnêide. Virgile cesse dès lors
de se retourner vers les opinions d'Épicure; il est tout entier à
d'autres croyances. MÉnéide a bien évidemment été composée sous
UN POÈTE THÉOLOGIEN. 207
l'inspiration directe d'Auguste. L'empereur fut de bonne heure dans
la confidence du poète; il connut d'avance les plus beaux morceaux
de son œuvre, et, quand il était éloignij de Rome, qu'il ne pouvait
pas les entendre lire par l'auteur, il le priait de les lui envoyer. Il
ne prenait tant d'intérêt à ce poème que parce qu'il était entière-
ment conforme à sa pensée. Ovide l'appelait « votre Enéide, JEneis
tua, )) en écrivant à l'empereur. Ce dut être en effet le livre de pré-
dilection d'Auguste, celui qui répondait le plus à ses intentions,
qui servait le mieux ses réformes.
Tous les sentimens qu'il voulait inspirer aux Romains s'y retrou-
vent; c'est d'abord le patriotisme le plus vif: jamais Rome n'a été
célébrée avec autmt d'enthousiasme, jamais peut-être elle n'a été
plus sincèrement aimée que par ce poète, dont la famille n'était
romaine que depuis quelques années. On en serait surpris, si l'on
ne savait pas avec quelle facilité Rome faisait accepter sa domina-
tion par les fils de ceux qu'elle avait vaincus, et combien elle trans-
formait vite en citoyens dévoués les étrangers qu'elle adoptait.
L'Enéide devait aussi faire aimer les vertus antiques et surtout
cette simplicité de mœurs qu'Auguste tenait tant à répandre. Vir-
gile en donne le goût par les tableaux qu'il en trace. Est-il rien
qui soit plus fait pour séduire que cette charmante création du
vieux roi Évandre? Elle appartient tout entière au poète : les tradi-
tions représentaient ce roi comme un fort méchant homme, qui avait
tué son père; il est chez Virgile le type accompli des bons princes
de l'âge d'or et du siècle de Saturne. Il habite une cabane d'où
l'on voit les bœufs paître dans les herbages du forum; c'est le chant
des oiseaux qui l'éveille le matin, et il n'a d'autre garde que deux
gros chiens lorsqu'il va voir Énée. On sait les belles et simples pa-
roles qu'il lui adresse quand il le reçoit dans son palais rustique :
Fénelon nous dit qu'il ne pouvait pas les lire sans pleurer.
Mais Virgile aida surtout Auguste dans les efforts qu'il fit pour
restaurer l'ancienne religion romaine. VÉnéide est avant tout un
poème religieux : on s'expose à le mal comprendre, si l'on n'en est
pas convaincu. Ce caractère avait beaucoup frappé les savans de
l'antiquité. Virgile était pour eux ce qu'était surtout Dante pour les
Italiens du xv*" siècle, « un théologien qui n'ignore aucun dogme. »
On citait ses vers, on s'appuyait de son nom quand on discutait quel-
que question embarassante qui concernait les pratiques du culte ou
le droit pontifical. Il avait dit, dans ses Géorglques, qu'il était permis
de mener baigner les troupeaux dans les fleuves pendant les jours
de fête; Varron pensait au contraire qu'on n'en avait pas le droit
parce qu'il ne faut pas déranger les nymphes un jour de repos.
Entre les affirmations de Varron et celles de Virgile, les savans
restaient indécis, et l'autorité djL poète balançait celle du grand
208 REVUE DES DEUX MONDES.
théologien. Nous trouvons sans doute qu'il est souvent question de
la religion romaine dans V Enéide : il est aisé, même aux moins in-
struits de ces matières, de voir que le poète a tenu à y faire entrer
le nom de tous les dieux et le tableau de toutes les cérémonies
auxquelles on pouvait raisonnablement donner une origine un peu
lointaine; mais les Romains, qui connaissaient mieux l<;ur religion
que nous, l'y retrouvaient bien plus encore. Des expressions que
nous ne remarquons pas leur rappelaient à tout moment des
croyances ou des usages que le temps leur avait rendus cliers.
Quand Virgile disait qu'on offre aux dieux quatre bœufs de choix,
eximios tauros, ils savaient bien que c'étaient les termes mêmes
du rituel qu'employait le poète. Ce gâteau fait d'un blé consacré,
furrc 2)W, qu'Énée donne à ses lares, leur était aussi très connu;
c'était celui que les vestales étaient tenues de préparer de leurs
mains, qui leur demandait tant de soin, et dont le commentateur
Servius nous a laissé la recette. Lorsque la belle nymphe Cymo-
docée, un de ces vaisseaux d'Énée que Cybèle avait changés en
déesses de la mer, se présente à son ancien maître pour lui révéler
les dangers qu'il court, elle le trouve ignorant de ses périls et
tranquillement endormi sur le navire qui le porte. « Énée, réveille-
toi, lui dit-elle, /Enea, vigilal » Ce mot, qui nous semble si simple
et ne nous arrête pas, faisait souvenir les Romains d'une des plus
imposantes cérémonies de leur culte national. Quand on était sur le
point de commencer une guerre, le général auquel elle était con-
fiée s'en allait dans la Regia, agitait les boucliers sacrés et la
lance de Mars, en disant : « Mars, réveille-toi. Mars, vigila! » Les
remarques de ce genre sont importantes : elles nous montrent que
Virgile avait devant les yeux les rites et les formules de la religion
de son pays, et qu'il tenait à les reproduire; mais les commentateurs,
comme c'est leur habitude, vont beaucoup plus loin. Énée est pour
eux un pontife, et ils se donnent une peine infinie pour nous mon-
trer que toutes ses actions les plus indifférentes, les plus naturelles,
sont toujours conformes aux prescriptions du rituel. Au premier
ivre, après la tempête, les Romains jetés sur une côte inconnue
tirent de leurs vaisseaux un peu de blé avarié par la mer, ils l'é-
crasent entre deux pierres, et le font cuire comme ils peuvent. Il
n'est pas question de levain dans le récit de Virgile : les malheu-
reux, que la faim presse, ne songent pas à s'en procurer; mais Ser-
vius ne veut pas croire qu'ils s'en passent parce qu'ils n'en ont pas,
— ils le font volontairement, nous dit-il, parce qu'ils se souvien-
nent que c'est ainsi que le flamine doit manger son pain. Ce qui est
plus plaisant encore, c'est qu'après avoir fait d'Énée un pontife ils
se trouvent entraînés à faire aussi de Didon une prêtresse. Si l'un
est le modèle accompli du flamen, l'autre doit l'être de la flami-
UN POÈTE THÉOLOGIEN. 209
nica^ quoiqii'à vrai dire leur mariage ait été assez sommaire, et
qu'ils se soient passés des cérémonies sacrées de la confarreatio.
Ces exagérations ridicules n'empêchent pas qu'au fond l'opinion
des commentateurs ne soit juste. Virgile est peut-être un peu moins
préoccupé de la religion romaine qu'ils ne le supposent; il est pour-
tant certain qu'il y songe très souvent. En réalité, le but que pour-
suit son héros, qui lui fait braver tant de périls, est entièrement
religieux. Le poète a grand soin de nous dire, dès le début de l'ou-
vrage, qu'Énée, banni par le destin, vient porter ses dieux en Ita-
lie. La patrie elle-même, par la voix d'Hector, les lui a confiés
pendant la nuit fatale de Troie. Il doit les établir dans le séjour
que le destin leur réserve. Cette ville qu'il va fonder est moins une
demeure pour lui qu'un asile pour ses pénates errans. C'est ce
qu'il répète à tous ceux qui l'interrogent sur ses projets. « Je ne
demande, leur dit-il, qu'un petit abri pour mes dieux, dis sedem
exiguam rogamus, » et ce n'est pas là une manœuvre de proscrit,
de suppliant, qui se fait modeste, qui ne veut pas paraître exiger
beaucoup de peur de ne rien obtenir; c'est l'expression exacte de
la vérité. "Virgile y est revenu plusieurs fois, et il ne l'a redit avec
cette insistance que parce qu'il craignait que le succès de son œuvre
ne fût compromis, s'il n'en montrait pas très nettement le dessein.
Ce dessein n'a pas été toujours bien compris; il est pourtant fa-
cile à saisir. Il suffit de réfléchir un moment pour reconnaître que
le sujet de YEnéide ne pouvait pas être l'arrivée en Italie et le
triomphe d'une race étrangère; il ne s'agissait que de l'introduction
de quelques dieux nouveaux. Le poète tenait avant tout à compo-
ser une œuvre qui fût patriotique et nationale, et l'on ne pouvait à
ce moment passer pour an patriote zélé qu'à la condition de faire
l'éloge des aïeux. Ces aïeux, dont on était tenu de célébrer les ver-
tus, étaient surtout les Latins et les Sabins, qui par leur mélange
avaient formé la nation romaine. Leur nom était alors dans la
bouche de tous les moralistes; c'est chez eux qu'on allait chercher
des exemples pour faire rougir les contemporains, c'est leur gloire
qu'on était fier d'opposer à toutes les forfanteries des Grecs. La
moindre offense qu'on se fût permise à leur égard aurait été res-
sentie par tout le monde comme une insulte personnelle. Pour être
national et devenir populaire , un poème devait nécessairement
vanter le courage et célébrer les victoires de ces vieilles races ita-
liques qui avaient laissé d'elles un si grand souvenir. Or, par une
étrange contradiction, dans ce poème, qui se prétendait national,
Virgile, acceptant les légendes grecques, allait être forcé de mon-
trer les Italiens vaincus et soumis par des étrangers, et, pour
mettre le comble à l'outrage, il se trouvait que ces étrangers étaient
TOME civ, — 1873. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
précisément ces habitans des contrées amollies de l' Asie-Mineure
pour lesquels Rome ne déguisait pas son mépris. Il était d'usage
qu'on ne leur épargnât aucune raillerie, et, pour être sûr d'amuser
un moment la populace du Forum, on n'avait qu'à se moquer d'eux.
On disait de quelqu'un qu'on regardait comme le plus méchant des
hommes : « C'est le dernier des Mysiens; » on ne pouvait rien ima-
giner au-delà. C'étaient des proverbes qu'on répétait partout et
que Cicéron reproduit avec complaisance, « qu'on pouvait tout se
permettre sans danger sur un Carien, et qu'un Phrygien battu de-
venait meilleur. » Virgile a cédé lui-même une fois à ces préjugés
populaires; dans un des passages de son poème qui semblent écrits
avec le plus de verve, un Italien, après avoir fait un magnifique
éloge des mœurs rudes et honnêtes de son pays, oppose à ce ta-
bleau celui des vices des Phrygiens. « Vous autres, leur dit-il,
vous avez des vêtemens qui brillent des couleurs du safran et de la
pourpre, les loisirs paresseux vous plaisent; vous aimez à perdre le
temps à des danses, vous portez des tuniques aux longues man-
ches, des mitres aux bandelettes flottantes... Entendez-vous les
tambours et les flûtes de la déesse de l'Ida qui vous appellent à ses
fêtes? Gardez-vous de toucher aux épées, laissez le fer aux braves! »
Ces efféminés étaient pourtant, d'après les traditions que suivait
Virgile, les conquérans du Latium et les véritables ancêtres des
Piomains. C'était la grande difficulté du sujet qu'il avait choisi;
mais il a vu le péril, et voici comment il a su l'éviter. Il n'a pas re-
présenté l'entreprise des Troyens comme une de ces invasions dans
lesquelles un peuple entier vient s'établir sur une terre voisine,
exterminant ceux qui l'occupent et fondant une nation nouvelle
avec des élémens tout à fait étrangers. S'il avait fait ainsi, il aurait
blessé l'opinion publique et soulevé contre lui la colère des pa-
triotes ; il a montré au contraire ces envahisseurs absorbés par les
peuples qu'ils ont vaincus et finissant par perdre dans ce mélange
leur existence et leur nom. Au douzième livre, Junon, forcée de
consentir à la mort de Turnus, demande à Jupiter des compensa-
tions. Elle veut que le Latium reste ce qu'il est, qu'il ne perde ni
sa langue ni ses usages, et qu'il soit bien accepté d'avance que Rome
ne devra sa fortune qu'au courage des Italiens. Quant aux Troyens,
perdus dans la masse de leurs alliés nouveaux, ils disparaîtront.
Troie, toute victorieuse qu'elle paraît, est destinée à périr encore,
et cette fois pour ne plus renaître. Il est donc entendu que l'élé-
ment phrygien doit se fondre dans l'élément latin, que ce mélange
n'altérera pas la nationalité italienne, que Rome peut continuer à
faire honneur de sa grandeur et de sa gloire à ceux qu'elle aime à
regarder comme ses véritables aïeux; mais alors que sont venus
faire en Italie Énée et ses compagnons, et pourquoi les destins
UN POÈTE THÉOLOGIEN. 211
prennent-ils tant d'intérêt à leur entreprise? Ils sont venus y ap-
porter leurs dieux; c'est là l'unique mission qu'Énée ait reçue du
ciel. Il la connaît, et dans cette fusion, d'où Rome doit sortir, il dis-
tingue, aussi nettement que s'il avait entendu les paroles de Junon,
quelle est sa part et celle des Italiens. Il sait que la gloire des armes
appartient à Latinus et à son peuple, il se réserve seulement pour
lui et les siens ce qui concerne les dieux et leur culte. C'est ce qu'il
apprend à Latinus lui-même dans ce vers, qui me semble expli-
quer tout le dessein de Y Enéide :
Sacra deosque dabo, socer arma Latinus habcto. .
Ce partage n'avait plus rien qui choquât les descendans des vieux
Latins; le patriote le plus scrupuleux pouvait y souscrire sans ré-
pugnance. On reconnaissait généralement que l'Orient était le pays
le plus religieux du monde. Les Romains eux-mêmes ne faisaient
pas difficulté d'admettre qu'un de leurs plus anciens cultes, celui
des pénates, leur venait de là; ils le croyaient originaire de Samo-
thrace, et, quand ils passaient auprès de l'île sacrée, ils ne man-
quaient pas, par reconnaissance , de se faire initier à ses mystères.
Au temps où Virgile écrivait, c'est encore dans ces contrées de
l'Asie qu'on allait chercher d'autres croyances pour rajeunir le po-
lythéisme épuisé. Le poète évitait donc tous les reproches en n'at-
tribuant d'autre conséquence à la victoire des Troyens que l'intro-
duction de quelques cultes nouveaux; c'est aussi ce qu'il a fait. Dès
lors, il ne peut plus y avoir de doute sur le caractère véritable de
son ouvrage. S'il est vrai qu'Énée n'apporte avec lui que ses dieux
en Italie, et qu'il n'ait d'autre projet que de les y établir, le poème
qui chante sa pieuse entreprise ne peut être qu'un poème religieux.
Il me semble que tout s'explique dans ce poème, que les diffi-
cultés disparaissent ou s'atténuent quand on se pénètre du dessein
véritable de l'auteur. Par exemple, beaucoup d'admirateurs de Vir-
gile se sont parfois reproché de prendre trop d'intérêt à Turnus, et
de faire en secret des vœux pour lui. Il est sûr qu'au point de vue
humain sa cause paraît la plus juste; mais, quand on se souvient
que Y Enéide est un poème religieux, on est au contraire forcé
d'avouer que le droit est du côté d'Énée. Ce droit n'est pas tout
à fait celui que sanctionnent les lois humaines, qui résulte d'une
longue possession ou repose sur des titres écrits. C'est celui qui
vient de la volonté divine, appuyée sur l'autorité des prêtres, ex-
primée par la voix des devins et les réponses des oracles. « L'o-
lympe m'appelle, » dit quelque part Énée, et il dit vrai. II arrive
en Italie muni d'ordres réguliers des dieux. Cette terre que Turnus
et les Latins lui disputent sous prétexte qu'elle leur a toujours
appartenu, elle lui est donnée par le ciel; il en a la preuve en bonne
212 REVUE DES DEUX MONDES.
forme. Depuis son départ de Troie, les oracles se succèdent sans in-
terruption pour lui apporter les ordres delà destinée; tous les dieux
ne semblent occupés qu'à diriger sa course. Yirgile a bien raison
de dire, quand son héros commence son voyage, « qu'il livre sa
voile au destin. » Ce sont les destins qui le mènent sans qu'il sache
bien où il va. Ils le conduisent dans le pays où il doit s'établir, et
le remettent dans sa route toutes les fois qu'il s'en est écarté. Voilà
quels sont ses titres de propriété sur le royaume et sur la fille de
Latinus. Le droit humain les trouvera peut-être insuffîsans, la rai-
son pourra être blessée de voir qu'il s'en contente; mais les reli-
gions ont leur façon particulière d'entendre le droit et la justice, et
elles ne sont pas fâchées de contredire la raison et de l'humilier.
C'est ce qui explique aussi que l'entreprise, étant toute religieuse,
ne soit pas entièrement conduite par les moyens ordinaires. Les
dieux ont choisi tout exprès celui qui en doit être le héros, et leur
choix, il faut l'avouer, ne semble pas le meilleur de ceux qu'on
pouvait faire. Pour assurer le succès d'une guerre difficile et la
mener rapidement, il fallait un homme d'action; Énée est trop sou-
vent un mélancolique et un contemplateur. Dans les circonstances
les plus graves, la vue de quelques tableaux le jette en des rêve-
ries sans fin, et l'on a besoin de lui rappeler que le temps presse,
qu'il ne faut pas s'oublier à ces spectacles. 11 se trouve mêlé à
des événemens qui contrarient à chaque instant sa nature, et les
dieux semblent lui avoir imposé comme à plaisir une tâche qui lui
répugne. Cet homme, qu'on précipite dans des combats furieux, est
un ami décidé de la paix; ce coureur d'aventures adore le repos.
A chaque pas qu'il fait dans sa course errante, il espère être arrivé
au terme; il veut s'arrêter et s'établir. Il faut que les dieux le
chassent sans cesse par des oracles menaçans, par des apparitions,
par des maladies, et il a les larmes aux yeux quand il reprend
son voyage vers cette Italie « qui fuit toujours devant lui. » Il en-
vie le sort de tous ceux qui sont fixés et tranquilles. « Heureux le
peuple dont les murailles s'élèvent! » s'écrie-t-il en voyant qu'on
bâtit Carthage. a Vivez heureux, dit-il tristement à Andromaque,
vous dont la fortune est faite et le repos assuré! » Une fois même,
en Sicile, il est tenté de ne pas aller plus loin, de résister ouver-
tement aux destinées. On voit qu'il ne se résigne qu'avec la plus
grande peine à devenir un héros; une vie modeste et calme lui con-
viendrait mieux que toutes ces grandes aventures que le sort lui
prépare. Il a reçu du ciel une mission qui lui pèse; il la subit avec
tristesse, il travaille pour ses pénates, auxquels il faut bien donner
une demeure sûre, pour son fils, qu'il ne doit pas priver de ce
royaume que le destin lui promet, pour sa race, qu'attend un si
glorieux avenir. Sa personnalité s'efl'ace devant ces grands intérêts;
UN POÈTE THÉOLOGIEN. 213
il obéit malgré ses répugnances et s'immole aux ordres du ciel.
C'est à ces signes que se reconnaît le héros d'une épopée religieuse.
Son peu de goût pour le rôle qu'on lui impose ne fait que mieux
ressortir son obéissance, qui est la première vertu d'un dévot. Il
peut nous sembler qu'un autre que lui serait plus propre à le rem-
plir; mais qui sait si son insuffisance même n'a pas été pour les
dieux une raison de le choisir? Leur volonté est plus manifeste,
leur force paraît mieux , leur triomphe leur appartient davantage
quand l'instrument dont ils se servent est moins proportionné aux
résultats qu'ils en tirent. Leurs desseins d'ailleurs ont quelquefois
de ces caprices que l'homme ne peut pas pénétrer. — N'est-ce pas
à peu près ainsi que, pour un janséniste convaincu , la grâce pro-
cède par des chemins inconnus, et qu'elle appelle qui elle veut sans
paraître se préoccuper des goûts et des aptitudes de l'élu qu'elle a
choisi?
On adresse généralement beaucoup de critiques au caractère
d'Énée; il n'y en a qu'une qui me semble tout à fait méritée : il
manque d'unité, il est composé d'élémens divers qui ne sont pas
toujours bien fondus ensemble. Il y a d'abord chez lui le héros
épique qui fait de grands exploits, et qui s'en vante, qui dit fière-
ment à l'ennemi qu'il vient de frapper : « Tu meurs de la main du
grand Énée. » Tout ce côté héroïque et homérique du person-
nage nous surprend beaucoup, et nous plaît médiocrement. Il est
mieux dans sa nature quand il se contente d'être ce qu'il est
en réalité, le héros d'un poème religieux. Il n'a plus alors de
ces attitudes provocantes, de ces airs insolens, de ces violences
ou de ces cruautés qui lui viennent de l'imitation d'Achille et
d'Ajax. Il est modeste dans ses paroles , comme il sied à un
« échappé du glaive des Grecs. » Il sympathise aux douleurs hu-
maines, il ne compte pas sur la fortune. Il sent qu'il porte le poids
d'une triste destinée. Le passé lui rappelle des pertes cruelles, l'a-
venir lui garde d'amères douleurs. Cependant ses malheurs immé-
rités n'ébranlent pas sa résignation, et ne lui arrachent jamais un
cri de révolte. A chaque coup qui le frappe, il tend les bras au
ciel. Il est plein de respect pour tous les dieux, même pour ceux
qui le maltraitent. Jamais il ne lui arrive de se plaindre de Junon,
qui le poursuit d'une haine implacable, et, au moment même où
elle vient de soulever les enfers contre lui, il immole en son hon-
neur la laie blanche avec ses trente petits. Il a près de lui ses lares,
qu'il prie le matin en s'éveillant. Il sait toutes les prescriptions de
la loi religieuse, et même dans les circonstances les plus graves il
n'en omet aucune. Au milieu de Troie en flammes, quand il s'agit
de sauver ses dieux domestiques qui vont brûler, il est pris tout à
coup d'un scrupule : il songe qu'il vient de se battre, qu'il a du
21 /i REVUE DES DEUX MONDES.
■sang aux mains, qu'il ne lui est pas permis de toucher ses dieux
avant qu'il se soit purifié dans une eau courante, et il les confie à
son père. Ce qui le préoccupe surtout, ce sont les oracles, les pré-
sages, les signes de toute sorte par lesquels se révèle la volonté
divine. Le destin tient assurément une grande place dans Homère :
ses héros font beaucoup d'usage des devins; ceux d'entre eux qui
sont condamnés à être vaincus et à périr ne l'ignorent pas, et le rap-
pellent même quelquefois; mais en général ils Toiiblient, et se con-
duisent tout à fait comme s'ils n'en savaient rien. Ce fond de fata-
lité semble rester chez lui obscur et lointain : il s'en échappe par
momens des reflets sinistres qui assombrissent l'action ; heureuse-
ment ce ne sont que des éclairs, et sur le premier plan se développe
librement l'activité des personnages livrés sans arrière-pensée à la
fièvre de la vie, et oubliant dans les passions du présent les menaces
de l'avenir. Énée au contraire est tout à fait dans la main des
dieux, et il tient toujours les yeux fixés sur cette force supérieure
qui le mène. Jamais il ne fait rien de lui-même. Quand les occasions
sont pressantes et qu'il importe de prendre un parti sans retard, il
n'en attend pas moins un arrêt du destin bien constaté pour se dé-
cider. 11 semble que, lorsque Évandre lui offre l'alliance des cités
étrusques dont il a si grand besoin, il devrait remercier avec effu-
sion un hôte si obligeant et s'empresser d'accueillir ses proposi-
tions; il s'en garde bien, et reste les yeux baissas avec le fidèle
Achate jusqu'à ce que les dieux lui aient fait clairement savoir ce
qu'il doit faire. Il faut que la terre tremble, que le ciel s'enflamme,
que le bruit des armes retentisse dans l'air pour qu'il accepte un
secours dont il ne peut guère se passer; mais une fois que le ciel a
parlé, il n'hésite plus. Ses désirs, ses préférences, ses affections,
se taisent; il se sacrifie et s'immole sans se plaindre aux ordres des
dieux. C'est ce qui est surtout visible au quatrième livre. Quand on
le lit avec soin, on s'aperçoit que Virgile n'a pas semblé tenir à nous
dépeindre directement les sentimens véritables de son héros pen-
dant ce séjour à Carlhage, où Didon liû fait oublier quelque temps
l'Italie et les destinées. Sans doute il ne voulait pas nous trop dé-
couvrir ses faiblesses, il hésitait à le montrer dans une situation qui
ne répondît pas à sa sévérité ordinaire. Il laisse pourtant entrevoir
que cet amour était plus sérieux et plus profond qu'on ne devait
l'attendre d'un si grave personnage. Pour savoir ce que Didon en
avait fait en quelques semaines, il suffit de se rappeler dans quel
costume le trouva Mercure lorsqu'il vint par l'ordre de Jupiter le
rappeler à son devoir, a II portait un cimeterre étoile de diamans;
sur ses épaules resplendissait un manteau de pourpre, présent de
Didon, qui l'avait tissé de ses mains, mêlant des filets d'or au riche
tissu. » C'était déjà un prince tyrien. Cependant au premier mot du
UN POÈTE THÉOLOGIEN. 215
céleste envoyé tout l'effet qu'avaient produit sur son cœur les
charmes de la reine et la beauté de Carthage s'efface : il brûle de
s'en aller, ardct ûbire fiicja. Si cette impatience nous blesse, c'est
que nous ne sommes pas assez pénétrés du dessein du poète. Quand
on y réfléchit, oa trouve que b, conduite d'Énée, qui serait cho-
quante dans un poème ordinaire, convient au héros d'une épopée
religieuse. Il a pu oublier un moment la mission divine dont il est
chargé, — les plus graves et les plus dévots ne sont pas toujours
à l'abri de ces surprises, — mais l'apparition de Mercure le rend à
lui-même; en recevant les ordres de Jupiter qu'un dieu lui apporte,
il est saisi d'une sorte d'ardeur de sacrifice. Il abandonne Bidon,
comme Polyeucte dans le feu d'une conversion nouvelle oublie Pau-
line (1). S'il se livre encore dans son cœur quelques combats secrets,
ils n'ébranlent pas sa résolution et ne troublent qu'un moment la
sérénité de son âme, mens immola manet. Ce qui serait ailleurs une
coupable insensibilité peut passer ici pour un détachement et un
sacrifice méritoires. Ce n'est qu'en triomphant ds ses goûts et de ses
passions, en se résignant à s'oublier et à s'immoler, qu'il peut obte-
nir la faveur de porter ses dieux en Italie et d'y établir leur culte.
Plus la victoire qu'il remporte sur lui-même est rapide et complète,
plus il est digne du choix qu'a fait de lui le destin pour exécuter
ses arrêts, plus il se montre le véritable héros d'un poème religieux.
Ses adversaires représentent plutôt les passions et les sentimens
humains, et c'est peut-être pour ce motif qu'ils nous plaisent da-
vantage. Quelle séduisante figure que ce Turnus, si sensible à l'hon-
neur, si brave, si dévoué aux siens, qui aime tant les aventures au-
dacieuses et se jette toujours le premier dans la mêlée sans attendre
ses soldats! Il est le hardi Turnus, comme son rival est le pieux
Énée. Ce n'est pas qu'il ne respecte aussi beaucoup les dieux : il
leur fait volontiers des sacrifices et leur adresse de longues prières.
Cependant il ne se montre pas autant qu'Énée l'esclave des destins;
il ose en parler d'un ton plus léger, et, s'il ne leur résiste pas ouver-
tement, il veut qu'on les interprète et qu'on les tourne. Ce ne sont là
que des irrévérences; mais Mézence, son allié, est un impie avéré :
il déclare qu'il n'a aucun souci des dieux, qu'il les méprise et s'en
moque, qu'il n'en veut pas reconnaître d'autre que son bras et le
javelot qu'il va lancer. Cependant, quand on lui rapporte le corps
de son fils, le premier mouvement de cet impie est de lever les bras
au ciel. Chateaubriand a fait observer que, parmi les personnages
secondaires de Y Enéide, Mézence est presque le seul « qui soit fiè-
rement dessiné. » Il est remarquable que le parti de Turnus ren-
(1) Ce rapprochement n'a rien de forcé, comme on pourrait le croire. Le ton d'Énée,
quand il dit à Didon : Desine nieque tuis incendere teque querelis, est celui de Po-
lyeucte quand il répond à Pauline : Vives avec Sévère.
2J6 REVUE DES DEUX MONDES.
ferme le plus grand nombre de ces figures vivantes; les compagnons
d'Énée sont en général beaucoup plus ternes. Le poète ne l'a peut-
être pas fait sans dessein. Il n'était pas mauvais, pour qu'on vît
mieux la main des dieux dans les événemens, que celle de l'homme
n'y fût pas trop apparente, et la médiocrité générale des vainqueurs
rendait plus éclatant le triomphe de la volonté divine.
Après avoir établi que l'œuvre de Virgile, par le choix du sujet
et le caractère des personnages, était surtout religieuse, il est na-
turel de se demander de quelle manière il entendait la religion.
Pour savoir exactement quelles étaient ses croyances, il ne suffît pas
de dire qu'il était attaché au culte de son pays. Gomme ce culte im-
posait surtout des pratiques, qu'il ne contenait pas une doctrine
précise et des dogmes rigoureusement définis, il laissait à chacun
plus de liberté de penser des dieux ce qu'il voulait; il s'ensuit
qu'alors la religion, sous une apparence d'uniformité, était tout à
fait personnelle et pouvait changer d'un homme à l'autre.
Celle de "Virgile, comme de la plupart de ses contemporains, se
compose d'élémens divers qu'il emprunte à des époques et à des
nations différentes. Son olympe contient des dieux de tout âge et
de tout pays. On y trouve les vieilles divinités italiques, Janus aux
deux visages, Pilumnus, l'inventeur de l'engrais, Picus, revêtu de
la trabée et tenant à la main le petit bâton des augures à côté de
l'orientale Gybèle avec sa couronne de tours et du Grec Apollon, qui
porte son arc ou sa lyre. Dans ce mélange, le passé tient d'abord
une grande place. Ges vieux mythes, qui remontaient aux premiers
jours de l'humanité, plus ou moins dénaturés par l'âge, ont été
jusqu'à la fin le fond des religions antiques. Virgile, qui aimait tant
l'antiquité, devait plus qu'un autre leur faire une large part dans
ses croyances. Aussi prend-il plaisir à rappeller les anciennes lé-
gendes de son pays; son merveilleux est ordinairement celui de
Y Iliade et de XOdyssce. Il ne lui était pas possible de faire autre-
ment, quand il l'aurait voulu. Non-seulement comme poète il trou-
vait un grand avantage à modeler ses dieux sur ceux d'Homère, à
les faire agir et parler comme eux, mais ses lecteurs n'en auraient
pas facilement accepté d'autres. Geux-là s'étaient imposés depuis
longtemps à l'imagination de tout le monde. Les mythologies des
peuples les plus différens avaient subi à la longue l'influence de
celle des Grecs, et à peu près toutes, après plus ou moins de ré-
sistance, s'étaient accommodées de quelque façon à cet admirable
idéal. La poésie avait produit alors quelques-uns des effets qu'on
obtient aujourd'hui avec des confessions de foi et des symboles. Les
UN POÈTE THÉOLOGIEN. 217
dieux d'Homère étaient devenus les types sur lesquels l'imagination
façonnait tous les autres, et à Rome surtout on n'était presque plus
capable de concevoir autrement la divinité. Ainsi, quand l'admira-
tion n'aurait pas fait un plaisir à Virgile de suivre les traces de son
grand devancier, l'opinion générale lui en faisait une nécessité.
Si la religion de Y Enéide paraît être au fond celle des poèmes
homériques, ces croyances anciennes sont pourtant fort rajeunies.
Virgile emprunte beaucoup au passé, mais il doit aussi beaucoup au
présent. Comme il prétendait laisser une œuvre vivante, et non une
imitation artificielle des épopées d'Homère, il était bien forcé d'ac-
commoder toute cette antiquité aux idées de son époque. Quand on
trouve que la mythologie est chez lui moins animée, moins pleine
de charme et d'intérêt que dans V Iliade ou YOdy.s.sée, on n'accuse
ordinairement que l'infériorité de son génie; il faut tenir compte
aussi de la différence des temps. Les progrès mêmes qu'avait ac-
complis la raison humaine pendant tant de siècles de réflexions,
d'études, de recherches, tournaient souvent contre lui. Depuis qu'on
se faisait une idée plus haute de la divinité et qu'on la séparait da-
vantage de l'homme, il était devenu plus difficile de les mêler en-
semble dans les mêmes aventures. Ce fut un grand embarras pour
le poète. Les exigences de son temps étaient telles qu'il ne pouvait
ni s'écarter entièrement du merveilleux d'Homère, ni le garder tout
à fait. C'est ainsi qu'il fut amené à le changer souvent : il lui a fait
subir une foule de modifications de détail qui finissent par en alté-
rer l'ensemble. Il l'a changé surtout pour le rendre plus moral,
plus grave, plus conforme à l'idée que ses contemporains se fai-
saient de la dignité divine.
Virgile était de ceux qui pensaient, comme Pindare, « qu'il ne faut
rien dire des dieux qui ne soit beau. » Après nous avoir raconté que
Triton, jaloux de Misène, qui jouait trop bien de la conqae, se dé-
barrassa de son rival en le plongeant dans les flots, il s'empresse
d'ajouter qu'il lui est difficile de croire à ce récit. Quand il songe aux
causes frivoles qui poussaient Junon à poursuivre de sa colère un
homme aussi pieux qu'Énée, il ne peut retenir un cri de surprise :
Tnntœ ne animis cœlesiibus irœl Ce ne sont que des réserves ti-
mides; d'autres, autour de lui, allaient bien plus loin. Cicéron avait
déjà énergiquement attaqué ces fables absurdes « qui représentent
les dieux enflammés de colère, passionnés jusqu'à la fureur, qui dé-
peignent leurs démêlés, leurs combats, leurs blessures, qui racon-
tent leurs haines, leurs dissensions, leur naissance, leur mort, qui
nous les montrent gémissant et se lamentant, jetés dans les fers,
plongés sans réserve dans toute sorte de voluptés, entretenant avec
le genre humain des commerces impudiques, d'où sortent des mor-
tels engendrés par un immortel. » Au fond, c'est du merveilleux
218 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Homère que Cicéron se plaignait si durement, et nous venons de
voir que Virgile, qui écrivait non pas pour quelques sages, mais
pour le grand nombre, ne pouvait pas y renoncer. Il lui fallait bien
accepter des dieux et des déesses qui se mettent en colère, puisque
c'est la colère de Junon qui amène les principaux incidens de son
poème; il ne lui était pas possible non plus de dissimuler tout à
fait « ces commerces impudiques » des déesses avec les humains,
puisque son héros est précisément le fruit d'un de ces amours. Il a
pourtant fait de son mieux pour sauver les apparences. Il s'interdit
de raconter au sujet des dieux toutes ces histoires légères qu'Ovide
recueillera plus tard si volontiers. Il tient à leur donner autant qu'il
peut une attitude qui inspire le respect. "Vénus elle-même est dé-
peinte sous les traits les plus chastes et les plus délicats. Une seule
fois on nous la montre employant ses armes ordinaires de coquet-
terie et de séduction; mais, comme c'est son mari qu'elle veut sé-
duire, la morale la plus rigoureuse n'a pas le droit de se plaindre.
Dans tout le reste du poème, elle ne paraît plus être la déesse de
l'amour : c'est une mère qui tremble pour son fils, et ce sentiment
qui l'occupe tout entière la relève et la purifie. Ce fils est le grave,
le pieux Énée; il semble qu'elle ne voudrait pas avoir à rougir de-
vant lui, et par un raffinement de délicatesse, quand elle lui appa-
raît sur le rivage de l'Afrique, c'est sous les traits de la chaste
Diane. Jupiter aussi a reçu de Virgile un maintien plus digne, une
autorité plus respectée. Il n'est plus question dans VÉnéide de ces
soulèvemcns qui mettent sa puissance en péril. Il est devenu tout à
fait le dieu des dieux, celui en qui les autres doivent finir par s'ab-
sorber, et qui profite tous les jours des progrès que fait le mono-
théisme. Il est vrai qu'il justifie son pouvoir par le soin qu'il prend
des affaires du monde. Du haut du ciel il regarde la mer couverte
de voiles, la vaste étendue des terres, les rivages et les peuples ;
mais ce n'est plus seulement pour se donner une sorte de distrac-
tion parle spectacle de l'activité humaine : il veut remplir avec
conscience son rôle de surveillant, et le poète nous parle des graves
soucis qui l'agitent pendant qu'il contemple l'univers. Il est aussi
fort occupé à rappeler aux dieux qui les oublient les devoirs de la
divinité, et tient surtout à ne pas laisser l'homme, qu'il sait très
entreprenant, empiéter sur elle. Il a, comme le Jupiter grec, son
conseil qu'il réunit dans les circonstances importantes; mais ce con-
seil ne ressemble pas tout à fait à ces assemblées d'Homère,
bruyantes, populeuses, démocratiques, où se trouvent tous les
dieux grands et petits. « Aucun des fleuves n'y manquait, nous dit-
on; aucune des nymphes qui habitent les belles forêts ou les sources
des rivières ou les plaines verdoyantes. » Virgile n'y admet que les
grands dieux. Il ne les fait pas délibérer après boire, usage dange-
UN POÈTE THÉOLOGIEN. 219
reux et qui peut amener beaucoup d'abus; il les représente grave-
ment assis comme les sénateurs dans la curie. Jupiter leur parle
avec une dignité toute romaine; puis, quand il a fini et qu'il s'est
levé de son trône d'or, les dieux l'entourent et le reconduisent
comme on fait pour les magistrats et les grands citoyens de Rome.
Ces changemens de détail peuvent sembler quelquefois sans impor-
tance; il est bon cependant de les signaler : j;e sont autant de con-
cessions que le poète fait à l'esprit de son temps, ils nous montrent
qu'il n'a pas voulu, s'en isoler et de quelle manière il a introduit les
idées, les opinions, les scrupules de ses contemporains jusque dans
ces peintures et ces récits dont le fond lui vient du vieil Homère.
Si Virgile n'avait fait que mêler ensemble, dans ses conceptions
religieuses, l'antique et le moderne, le présent et le passé, il ne se
distinguerait guère des gens de son époque. C'était en effet de ce
mélange d'élémens anciens et nouveaux que se composait alors la
religion de tout le monde; mais ce qui le sépare des autres, c'est
qu'il semble pressentir par momens les croyances de l'avenir. Sa
poésie paraît avoir quelquefois des accens chrétiens. Il lui arrive
d'exprimer des sentimens qui sans être étrangers au paganisme lui
sont moins ordinaires, et l'on trouve dans son poème une couleur
générale qui n'est pas tout à fait celle des autres œuvres inspirées
par les religions antiques. Il a horreur de la guerre, quoiqu'il l'ait
beaucoup chantée, et condamne sévèrement « la criminelle folie des
combats. » Dans un poème destmé à célébrer les rois fils des dieux,
il trouve moyen de parler avec émotion des faibles et des humbles.
Il est plein de tendresse poui- les malheureux et les opprimés; il
compatit aux douleurs humaines. Son héros si triste, si résigné, si
méfiant de ses forces, si prêt à tous les sacrifices, si obéissant aux
volontés du ciel, a déjà quelques traits d'un héros chrétien. A côté
de toutes les petitesses des dieux du paganisme, qu'il n'a pu corri-
ger tout à fait, quoiqu'il les ait fort atténuées, on est surpris de
l'idée élevée qu'il se fait parfois de la divinité. Il la regarde comme
la dernière ressource du malheureux qu'on outrage. A ces esprits
violens qui méprisent l'humanité et qui n'ont pas peur de la force,
il rappelle qu'il y a des dieux et qu'ils n'oublient pas la vertu ni le
crime; il les montre accordant à ceux qui viennent de faire une
bonne action la meilleure et la plus pure des récompenses, la joie
de l'âme, la satisfaction du bien accompli. C'est à eux d'abord qu'on
s'adresse quand on est atteint de quelque peine intérieure, a On va
dans leurs temples demander son pardon au pied des autels. »
En leur présence on est humble et respectueux; « jetez seulement
les yeux sur nous, leur dit-on, et, si vous trouvez que notre piété
le mérite, accordez-nous votre secours. » S'ils refusent, on se ré-
signe; même quand leur colère tombe sur un honnête homme, lors-
220 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle frappe et perd une nation innocente, on ne murmure pas :
« les dieux l'ont voulu, visum superisl » et l'on se soumet sans
révolte à leur volonté.
On comprend que ces beaux passages aient frappé les chrétiens
qui les lisaient. En retrouvant dans X Enéide des sentimens qui leur
étaient si familiers, ils ont dû avoir de bonne heure la pensée et le
désir de s'approprier yirgile; la quatrième églogue parut leur en
accorder le droit. Il est inutile de rentrer dans tous les débats dont
elle a été le prétexte et qui sont vidés aujourd'hui. 11 suffit de rap-
peler qu'elle chante la naissance d'un enfant miraculeux qui doit
ramener l'âge d'or sur la terre. Gomme cet enfant n'est pas très
clairement désigné, et que la critique n'a pu se mettre d'accord
pour savoir qui c'était, les chrétiens se persuadèrent que Virgile
avait voulu annoncer la naissance du Christ. Un esprit prévenu pou-
vait aisément le croire, Ces belles peintures et ces grandes pro-
messes que prodigue le poète, cette émotion de la nature, ces tres-
saillemens de la terre et des cieux qui saluent le divin enfant, ce
bonheur prédit à l'humanité « dès qu'il sera descendu des hauteurs
du ciel, » ce renouvellement et, pour ainsi dire, cette renaissance
du vieux monde, qui reprend avec lui sa jeunesse et recommence
ses premières années, semblent convenir tout à fait au Sauvem', et
un croyant convaincu ne pouvait les appliquer qu'à lui. « A quel
autre, dit saint Augustin, un homme pourrait-il adressser ces mots :
sous ses auspices les dernières traces de notre crime s'elTaceront, et
la terre sera délivrée de ses perpétuelles alarmes? » Dans les dé-
tails mêmes et le style de l' églogue, les chrétiens croyaient parfois
retrouver les expressions symboliques de leur langue religieuse; ces
images de pasteur et de troupeau, qui leur étaient si familières, le
souvenir de cette ancienne faute dont il faut effacer la trace, la
mention de la mort du serpent, qui leur rappelait leurs livres saints,
achevaient de les convaincre que c'était bien du Christ que le poète
avait voulu parler. On raconte qu'au plus fort de la persécution de
Dèce trois païens du midi de l'Italie avaient été convertis en lisant
Virgile, et s'étaient offerts au martyre (1). Dans son discours aux
pères de Nicée, Constantin n'hésita pas à s'appuyer sur la qua-
trième églogue, et il en traduisit la plus grande partie pour établir
la divinité du Christ. L'opinion qui faisait de Virgile un voyant et
un apôtre reçut ainsi une sorte de consécration solennelle : elle n'a
guère été contestée au moyen âge. 11 était alors d'usage dans cer-
tains pays que le jour de Noël on réunît dans la nef de l'église tous
(1) C'est tout à fait ainsi que Dante raconte que Stace a été converti par la lecture
de la quatrième églogue. Le poète de la Théhaïde, rencontrant Virgile dans le Purga-
toire, le remercie de lui avoir fait connaître la vérité, et le salue en lui disant : Per
te poeta fut, per te cristiano.
UN POÈTE THÉOLOGIEN. 221
les prophètes qui avaient annoncé la venue du Christ. Après Moïse,
Isaïe, David et les autres personnages de l'ancienne loi, on appelait
Virgile. « Allons, lui disait-on, prophète des gentils, viens rendre
témoignage au Christ. » Aussitôt Virgile s'avançait « sous les traits
d'un jeune homme, orné de riches vêtemens, » et il prononçait ces
mots, qui ne sont qu'une variante légère d'un des vers de son églo-
gue : « une race nouvelle descend du ciel sur la terre. »
Assurément cette opinion, prise à la lettre, est fausse. Le Christ
n'est pas né en 714, sous le consulat de PoUion, il est né une qua-
rantaine d'années plus tard : l'erreur serait inexcusable chez un
prophète. Heyne fait remarquer aussi qu'à l'exception de quelques
passages les origines et l'inspiration de l'églogue de Virgile sont
tout à fait païennes. Ce qu'il chante n'est après tout que le vieil
âge d'or des légendes, les fleurs et les fruits qui naissent sans cul-
ture, les chênes qui distillent le miel, le raisin qui pend aux buis-
sons, les troupeaux qui rapportent d'eux-mêmes au berger leurs
mamelles pleines, etc. Ces images sont bien connues; elles vien-
nent des poètes grecs et non des livres saints. 11 y a pourtant un
côté par lequel la quatrième églogue peut être rattachée à l'histoire
du christianisme. Elle nous révèle un certain état des âmes qui n'a
pas été inutile à ses rapides progrès. C'était une opinion accré-
ditée alors que le monde épuisé touchait à une grande crise, et
qu'une révolution se préparait qui lui rendrait la jeunesse. On ne
sait où cette idée avait pris naissance; mais elle s'était bientôt ré-
pandue partout. Les sages de l'antiquité avaient coutume de par-
tager la vie de l'univers en un certain nombre d'époques, et pen-
saient qu'après ces époques écoulées le cycle entier recommençait;
or à ce moment, les prêtres, les devins, les philosophes, séparés
sur les autres questions, s'accordaient à croire qu'on était arrivé
au terme d'une de ces longues périodes, et que le renouvellement
était proche. Pendant que les disciples de Pythagore et de Platon
établissaient que, la grande année étant finie, les astres allaient
tous se retrouver dans la position qu'ils occupaient à l'origine des
choses, les aruspices étrusques lisaient dans le ciel que le dixième
et dernier siècle venait de commencer, et les orphiques prédisaient
l'avènement prochain du règne de Saturne, c'est-à-dire le retour
de l'âge d'or. Les oracles sibyllins s'étaient imprégnés de ces opi-
nions et les avaient répandues dans le peuple, lis jouissaient alors
d'une grande vogue. Ceux que Tarquin avait achetés de la sibylle de
Cumes et que Rome consulta si pieusement pendant tant de siècles
n'existaient plus : ils avaient péri sous Sylla, dans l'incendie du
Capitole. On en avait fait chercher d'autres dans les villes de l'Ita-
lie méridionale, de la Grèce et de l'Asie pour les placer dans le
222 REVUE DES DEUX MONDES.
Capitule nouveau. Cette recherche contribua sans cloute à les mettre
en crédit, il en arriva de tout l'Orient, où ils étaient fort nombreux,
et jusqu'au moment où Auguste les fit poursuivre et jeter au feu,
Rome en fut inondée. Ainsi, de quelque côté qu'on prêtât l'oreille,
on n'entendait alors que la voix des devins ou des sages qui an-
nonçait l'approche des temps nouveaux. Ces prédictions s'adres-
saieni à des malheureux qui venaient de traverser les guerres ci-
viles, qui avaient assisté aux proscriptions et qui éprouvaient le
besoin de se consoler des misères de la vie réelle par ces tableaux
chimériques des prospérités de l'avenir; elles ne pouvaient man-
quer d'être avidement recueillies. 11 régnait donc alors partout une
sorte de fermentation, d'attente inquiète et d'espérance sans limite.
« Toutes les créatures soupirent, dit saint Paul, et sont comme dans
le travail de l'enfantement. » Le principal intérêt des vers de Vir-
gile est de nous garder qualque souvenir de cette disposition des
âmes. Il est d'autant plus important de la connaître que le chris-
tianisme en a profité. Les philosophes, les chaldéens, les aruspices
travaillaient pour lui à leur insu. Toutes ces prophéties qui en-
flammaient les imaginations malades lui préparaient des disciples.
Grâce à elles, on le souhaitait sans le connaître, et c'est ainsi que,
dès qu'il parut, les pauvres, les méprisés, les malheureux, tous
ceux qui ne vivaient que de ces espérances confuses et qui atten-
daient avec anxiété la réalisation de leurs rêves, devinrent pour lui
une si facile conquête.
C'est seulement dans ce sens qu'on a raison de faire de Virgile
une sorte de précurseur du christianisme. Il était de ceux qui lui
frayèrent le chemin et l'aidèrent, sans le savoir, à s'emparer du
monde. Dante a exprimé cette pensée par une image saisissante
quand il le compare « à l'homme qui s'en va dans la nuit, portant
derrière lui un flambeau dont il ne profite pas, mais qui éclaire
ceux qui le suivent. » S'il n'était pas chrétien lui-même, ses écrits
disposaient à l'être. Aussi le christianisme ne l'a-t-il jamais traité
tout à fait en étranger. Une légenle, qui fut très répandue au
moyen âge, racontait que saint Paul, en passant à Naples, s'était
fait conduire au tombeau de Virgile. « L'apôtre, ajoutait-on, s'ar-
rêta devant le mausolée et versa sur la pierre une rosée de larmes
pieuses. — Quel homme j'aurais fait de toi, dit-il, si je t'avais
trouvé vivant, ô le plus grand des poètes! » Virgile fut en effet une
des âmes les plus chrétiennes du paganisme. Quoique attaché de
tout son cœur à l'ancienne religion, il a semblé quelquefois pres-
sentir la nouvelle, et un chrétien pieux pouvait croire qu'il ne lui
manqua, pour l'embrasser, que de la connaître.
Gaston Boissier.
CÉRAMIQUE
ANTHROPOLOGIE DES VASES GRECS.
Les principes de l'art décoratif des anciens ont donné lieu à des dis-
cussions stériles qui auraient pu devenir fructueuses, si, au lieu d'ou-
vrir les livres, on avait interrogé les monumens. En jetant un coup d'œil
sur la plus modeste collection d'objets antiques, de bijoux, de bronzes,
d'ivoires, on est frappé de l'emploi systématique que les artistes d'autre-
fois faisaient de certaines parties du corps humain ou du corps animal
pour donner de la vie aux objets usuels. Cette préoccupation d'animer,
de personnifier la nature morte domine toutes les autres. Voyez ce col-
lier d'or décoré d'un masque de Silèae, ces pendans d'oreilles représen-
tant un Amour au vol ou Ganyraède ravi par l'aigle de Jupiter, cette
épingle à cheveux couronnée d'un buste de Vénus ou d'une main ou-
verte ; l'artiste n'avait-il pas l'intention manifeste de substituer le beau
à l'utile, l'esprit à la matière? Ici ce sont des têtes de cheval ou de mu-
let ornant les bras d'un siège, là c'est une tête de bélier terminant les
cannelures d'un manche de patère, ou une poignée de miroir en forme
de pied de chevreuil. S'agit-il d'inventer le motif d'une anse de ciste,
on y dresse un groupe de figures aux bras entrelacés ou un acrobate qui
fait la culbute. Les poids de la balance, afin d'être plus inviolables, re-
présentent des bustes de divinités ou d'empereurs romains; des têtes de
cygne à l'encolure souple et gracieuse réunissent l'anse au corps du
vase, un doigt recourbé remplace le crochet, un mascaron de lion à la
gueule béante orne le timon du chariot ou l'orifice de la gouttière du
toit.
Dans l'introduction à son catalogue du musée de Berlin, M. Friede-
224 REVUE DES DEUX MONDES.
richs, que la mort vient d'enlever à la science, a consacré quelques pages
charmantes à cette tendance de l'art décoratif. On pourrait donner une
plus grande extension à son travail, l'amplifler par des faits analogues,
des comparaisons nouvelles, sans y ajouter rien d'essentiel ni en mo-
difier la portée; mais il nous tarde d'examiner une question du même
genre, qui n'est pas moins intéressante : elle jettera un jour inattendu
sur les habitudes d'atelier des artistes grecs, et nous permettra peut-
être d'entrevoir le secret de certains procédés techniques qu'on n'a pas
encore réussi à pénétrer.
I.
Les anciens possédaient ce sentiment inné de la poésie qui est l'heu-
reux partage des civilisations jeunes. Leur vie entière était poétique-
ment organisée. De là ce besoin, inexplicable pour bien des savans, d'é-
lever au rang d'une individualité les objets d'usage journalier, de prêter
un corps, un cœur même, à la maison qui les abritait, au vaisseau qui
les portait, à leurs armes de défense, l'arc, le glaive, la lance, le bou-
clier, aux outils de travail, que ce fût la hache du charpentier, la char-
rue du laboureur ou le fuseau de leurs femmes et de leurs déesses. La
langue elle-même avait cédé à cet entraînement poétique en attribuant
à chaque objet un sexe déterminé, comme si elle voulait établir, eu
dehors de la société des hommes, une vaste société de choses.
Quoi qu'il en soit, dans aucune aulre branche de l'art et de l'indus-
tiie la personnification n'a été poussée si loin que dans la céramique.
Là, la fantaisie a oublié sa capricieuse logique, qui est devenue une logique
inexorable; la comparaison entre le corps des vases et la structure du
corps humain a été poursuivie jusque dans ses moindres détails, non-
seulement par les poètes, qui en avaient le droit, mais par les artisans,
plus prosaïques d'ordinaire, et qui se créaient ainsi une terminologie
à la fois exacte et pittoresque. Je vais essayer d'en réunir ici les prin-
cipaux élémens; mais il faudrait le talent et l'étendue de savoir d'un
Jacob Grimm pour coordonner tous les matériaux épars et confronter
les usages grecs avec ceux des peuples de même origine ; nous nous
contenterons pour le moment de puiser aux sources classiques.
On sait quelle richesse de formes, quelle variété de motifs les anciens
ont imaginée pour leurs vases de métal, d'argile ou de verre. Dans chaque
localité, la vaisselle avait un type particulier qui ne se retrouvait pas
ailleurs, absolument comme pour les pierres et les formules sépulcrales,
qui varient à l'infini selon le pays et même selon la ville où on les ren-
contre. A la fin du second siècle , alors que l'art avait depuis longtemps
renoncé à rien créer de neuf. Clément d'Alexandrie pouvait encore dire
que les formes des seuls verres à boire étaient innombrables.
ANTHROPOLOGIE DES VASES GRECS. 225
Four décrire l'aspect général d'un vase, les Grecs se servaient des
mêmes expressions qu'ils employaient en parlant du corps de l'homme
ou de ranimai. Le vase avait son type, son schima, sa figure à l'instar
d'un être vivant; néanmoins je ne me rappelle pas qu'un auteur ait fait
usage du mot corps en parlant d'un récipient quelconque. C'est que la
littérature ancienne ne nous est point parvenue intégralement, et les
écrivains qui nous restent ne prétendaient pas épuiser le dictionnaire.
Seule la corne à boire possède un buste, ce qui n'est pas même une
métaphore, car elle est souvent décorée d'un buste de bête fauve ou
d'animal domestique. La partie supérieure du vase s'appelait la lêtc,
comme le bassin circulaire est la tête du trépied, le chapiteau la tête de
la colonne. L'intérieur d'une coupe était son visage. « De nos jours
encore, dit Asclépiade de Myrlée, les habitans de Marseille ont coutume
de poser les coupes sur le visage, » c'est-à-dire de les renverser pour
faire voir les peintures dont elles sont ornées au dehors, ou plus simple-
ment pour empêcher la poussière de s'y mettre. D'après certains gram-
mairiens, le gobelet avait deux visages, et en effet nous en connaissons
qui se composent de deux masques accolés, ressemblant à des têtes de
Janus.
Les diverses parties de la tête se retrouvent presque toutes parmi les
termes usités pour décrire la vaisselle. Le front, le nez, les oreilles, la
bouche, les lèvres, les dents, la barbe, sont communs aux vases et aux
hommes. Souvent le plateau porte un diadème; on parle d'assiettes à la
mitre d'or. Quelle image plus orientale que ce front de safran qu'un sa-
vant athénien prête à une amphore destinée au culte! On dirait une
jeune fille de l'Inde, au teint bronzé, sacrifiant à ses idoles. D'un vase
à rebords, on dit qu'il cache son front, comme si le rebord en surplomb
était sa chevelure. La lampe a son nez, et lorsqu'elle est munie de deux
becs, on les compare aux narines. Il faut être bien familiarisé avec l'es-
prit antique pour ne pas trouver choquantes les déductions naturelles
tirées de cette image. Chez les Grecs, la mèche constituait la muqueuse
de la lampe, et la mèche double leur rappelait les effets d'un rhume de
cerveau. Ces naïvetés sont inévitables dans un travail sur les usages an-
ciens, et j'aime mieux les avouer que de les taire. Ne disons-nous pas
aussi : moucher la chandelle? Le mot latin nasiterna, vase à trois nez,
s'applique à l'œnochoé, dont l'embouchure a la forme d'une feuille de
trèfle.
Quant aux oreilles, c'est-à-dire aux anses, aucune expression n'est plus
fréquente ni de date plus reculée. Homère déjà avait vu des trépieds au-
riculés. Bien souvent le récipient n'a qu'une seule oreille; généralement
il en possède deux, une de chaque côté, comme la Raison de Montaigne,
ou jusqu'à trois ou quatre; quelquefois il n'en a pas du tout. Ceci justi-
fierait la locution française : sourd comme un ■pot, que Beaumarchais a
TOME civ. — 1873. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
embellie et détournée de son vrai sens en disant : « Je suis sourd comme
une urne sépulcrale. » On admirait les oreilles petites, finement décou-
pées comme celles de la Vénus de Syracuse; mais on ne dédaignait pas
un cartilage aplati, un peu gonflé, et qui rappelait les coups que se por-
taient les jeunes lutteurs de la palestre. Il n'est pas rare de rencontrer
des anses ornées de pendeloques, de simples anneaux, mais qui ren-
dent l'illusion complète.
Chose curieuse, les Grecs avaient une singulière façon de s'embras-
ser. En déposant un baiser sur le front de la personne aimée, oa lui ti-
rait en même temps les oreilles, et ce baiser, qui nous paraîtrait irres-
pectueux, reçut le nom d'un vase à deux anses, la chytra. u Je n'aime
plus mon Alcippe, s'écrie en pleurant le chevrier de Théocrite, car der-
nièrement, lorsque je lui offris une colombe, elle ne m'a pas pris parles
oreilles pour ra'embrasser. »
L'orifice du vase est une de ses parties essentielles; par la place qu'il
occupe, le service qu'il rend, il provoque pour ainsi dire la comparaison
avec la bouche humaine. Aussi les anciens n'ont-ils pas manqué de faire
ce rapprochement, et l'image créée par eux a été adoptée dans toutes
les langues modernes. Il n'est pas indifférent d'avoir une grande bouche
ou une petite, une bouche bien taillée ou mal venue, des lèvres minces
ou épaisses. Chacune de ces qualités et de ces difformités donnait lieu
au choix d'une épithète que l'on appliquait à la vaisselle aussi bien
qu'aux hommes. Certains vases avaient deux orifices et même davan-
tage, ce qui a dû contenter les plus difficiles.
Les lèvres désignent plus spécialement le bord du récipient. Le bu-
veur et son verre s'embrassent l'un l'autre, à moins qu'un accident ne
vienne les en empêcher. S'agit-il d'un vieux pot, le grec n'hésite pas
à lui prêter des lèvres ridées; s'il est jeime et pourvu d'un orifice al-
longé, on dit qu'il a la bouche en cœur. Quant aux dents, on ne les
trouve que dans le mot latin tridenta, que les lexicographes expliquent
par « vase à trois plumes ou à trois nageoires, » c'est-à-dire à trois anses.
Il en est de même de la barbe. Le poète Titinius intitulait une de ses
comédies Barbatus, le barbu, et il entendait par là, non un personnage
vivant, mais une cruche à eau.
Enfin le col du vase a toujours conservé sa dénomination primitive,
tant elle semble juste et conforme à la chose. Des adjectifs spéciaux
distinguent un goulot svelte, élancé, d'un col trop court, une enco-
lure trop large ou étroite, lisse ou tournée en torsade. Souvent on parle
de la nuque du flacon. N'aurait-on pas songé à faire un pas de plus et
à y suspendre un collier? Les poteries peintes ou décorées de reliefs
nous le donnent à penser; mais je ne connais pas de texte qui men-
tionne ce détail. La gorge convient particulièrement au vase à vin, parce
qu'il absorbe le liquide à l'instar d'un buveur émérite. Lorsque sa
ANTHROPOLOGIE DES VASES GRECS. 227
capacité lui permet de faire une grande consommation, il a la gorge di-
latée.
En passant en revue les parties dont se compose le tronc du corps hu-
main, nous trouvons que la vaisselle a des épaules, une poitrine, des
côtes, des flancs, un dos, un ventre, un ombilic, des hanches. Dans la
supposition que je n'aie rien oublié, il manquerait le sein, et, chose
plus excusable, le cœur. Quels profonds penseurs que ces ouvriers grecs!
Ils fabriquent des coupes et des amphores de la même terre dont Pro-
méthée formait les premiers hommes, mais ils les rendent insensibles à
la douleur, et, plus heureux que nous, le vase n'a pas conscience de ses
peines. On aura beau le mutiler, l'user par mille froisseraons, lui infli-
ger de cruelles brûlures, il supportera tout sans émotion; bien au con-
traire, quand la bouilloire est exposée au feu, et que ses tortures et ses
anxiétés nous semblent intolérables, elle se met gaîraent à chanter, cai
le son strident que produit l'eau chaude s'appelle le chanl de la bouil-
loire. Il existe un petit nombre de vases très anciens en forme de bustes
de femmes qui laissent échapper le liquide par les mamelles. Ces bibe-
rons primitifs suppléent au silence des auteurs. Ils proviennent tous des
nécropoles de l'île de Chypre.
Après avoir examiné les deux épaules d'une amphore citée dans le
Banquet des sophistes, nous parvenons à la poitrine et au dos des vases,
parties que les habitans de Mégare comparaient aux deux plaques d'une
cuirasse. Les côtes et les flancs se trouvent fréquemment mentionnés
dans les textes classiques. Sophocle parle d'une urne aux flancs d'airain.
Dans nos musées, on voit une multitude de vases d'argile ou de verre
ornés de côtes en saillie.
Le ventre ou, comme on dit aujourd'hui, la panse, constitue l'élément
principal du récipient; pour remplir sa mission, il lui faut avant tout la
capacité voulue. Ce n'est donc pas une épithète blessante que celle de
ventrues ou de pansues que les auteurs anciens donnent à certaines po-
teries. Une bouteille grecque se souvient, non sans fierté, « d'avoir porté
des délices bachiques dans son ventre. » Par rapport à l'intérieur d'un
vase, on aimait mieux dire : l'abdomen ou les entrailles. C'est aussi dans
ce sens que l'on parle des entrailles d'un carquois. L'ombilic n'est ap-
parent que sur les patères, surtout les patères à sacrifice, et il y occupe
naturellement le centre; souvent il a la forme d'un gland de chêne.
Quant à la hanche {kotyle), elle a donné son nom à toute une classe de
vases à boire.
Ici vient se placer une série d'expressions dont je n'ai pas rencontré
les équivalens dans les textes de l'antiquité; ce sont les mots français
cul-de-lampe, cul-de-pot, cul-de-bouteille. On ne nous demandera pas
d'entrer dans une discussion philologique à propos de ces termes pro-
scrits par Voltaire; ils ont beaucoup perdu de leur trivialité originelle,
228 REVUE DES DEUX MONDES.
et on les prononce aujourd'hui impunément sans trop se soucier de leur
étymologle.
Les bras, les coudes, les mains et les doigts des vases ne sont pas
exclus, on le pense bien, du langage poétique des anciens. En face d'un
de ces canopes étrusques représentant un buste humain à l'aspect bar-
bare, aux bras tendus en avant, il ne saurait y avoir de doute à cet
égard; mais à part les imitations serviles de la nature, le potier grec ai-
mait trop ses œuvres pour leur refuser les organes les plus nécessaires.
Les anses des vaisseaux de petite dimension, celles du coihon entre
autres, s'appelaient les mains; le verre à boire était muni de doigts.
Chez les Romains, on se servait d'un vase à vin en forme de bracelet,
et en se livrant au noble jeu du kottabos, la jeunesse athénienne ma-
niait une coupe qui paraît avoir porté le même nom que le coude du
bras.
Il ne nous reste plus qu'à voir si la poterie a aussi des jambes et des
pieds. Tout le monde répondra affirmativement à cette question. Pour se
tenir debout, la corne à boire avait besoin d'un support, d'un anneau
fixé dans une base. Nous en voyons sur le canthare de sardonyx qui
est un des joyaux du cabinet de Versailles. Eh bien! ce support, on le
comparait à l'anneau, la périscèlide, que les femmes attachaient au-
dessus de la cheville, comme le bracelet se met autour du poignet.
Quant au pied du vase, il se trouve déjà dans les poésies d'Homère; rien
de plus commun que le trépied, dont le nom suffit pour donner une idée
approximative de sa forme. Seul le tonneau, ce produit colossal des céra-
mistes anciens, restait immobile; au lieu de dire dans une conversation:
« Cela n'existe pas, » les Grecs employaient la locution proverbiale :
« c'est comme les pieds du tonneau. » Ajoutons qu'un genre de poterie
très rare, mais dont on ti'ouvera plusieurs exemplaires dans nos musées,
était l'astragale, la cheville du pied.
IL
Voilà donc le vase constitué, pourvu de tous les organes vitaux, fort
de ses membres, doué d'une tête qui pense, d'un corps qui témoigne de
sa capacité, d'une ossature puissante qui défie les chocs et qui promet
une existence durable. Que lui manque-t-il pour se mettre en mouve-
ment? N'est-il pas tenté, comme nous, de boire, de manger, de gesticu-
ler, de faire son tour de promenade? Les poètes grecs avaient l'imagi-
nation trop vive pour reculer devant cette dernière conséquence de leur
ingénieux système. Dans Aristophane, un démocrate fait l'inventaire de
ses richesses et appelle successivement tous ses ustensiles de cuisine dont
il veut faire hommage à la république. « Viens au dehors! dit-il au van;
ANTHROPOLOGIE DES VASES GRECS. 229
viens gentiment, toi, le meilleur de mon bien, pour que, poudré de fa-
rine, de celle dont tu m'as vanné tant de sacs, tu ailles conduire la pro-
cession. » Et à la marmite, qui fait la sourde oreille, il montre la porte
en criant : u Parais ici ! tu es bien noire; tu ne le serais pas plus, si tu
avais servi à cuire les drogues dont les femmes teignent leurs cheveux.
Toi, support de vase, viens me donner cette cruche! et que le pot ù
miel s'avance sans retard! » Chez le même poète, les tonneaux delà
cave perdent un beau jour tout sentiment de confraternité et s'admi-
nistrent des coups de pied. Je n'ai pas besoin de rappeler à mes lecteurs
la vieille fable du pot de fer et du pot de terre qui s'en allèrent en
voyage, clopin-clopant, jusqu'à ce que le plus faible fût mis en éclats
par son robuste compagnon.
En général, la vaisselle garde un silence profond; elle est discrète et
ne trahit pas les secrets de famille. La lampe surtout mérite l'épithète
de silencieuse que lui confère un poète de l'Anthologie, — à moins qu'il
ne lui arrive d'éternuer, ce dont elle ne peut se défendre, et ce qui était
considéré comme de bon augure. Elle entend tout ce que l'on dit, et
des refrains que les convives fredonnent dans leurs veillées elle ne
perd pas une note. Lorsqu'elle brûle économiquement, et qu'elle ne ré-
pand plus qu'une clarté somnolente, on attribue cela à son état d'ivresse,
car elle boit l'huile qu'elle consomme. Les auteurs vont jusqu'à l'appe-
ler brutalement ivrogne ou gloutonne. « Je vais aller au marché, s'écrie
quelqu'un, et m'en acheter une qui ne se soûle pas. » Si la lampe se
grise d'huile, à plus forte raison la bouteille doit se griser de vin. On
citerait de nombreux exemples de son intempérance. Une coupe un peu
profonde et qui absorbait beaucoup de liquide était accusée de glouton-
nerie. La bouteille pleine titube comme Silène après une fête bachique.
Un buveur adresse le reproche suivant à sa compagne, la cruche : « Pour-
quoi te grises-tu, lorsque je suis à jeun, et pourquoi es-tu à jeun, lors-
que je me grise? Ce n'est pas de cette façon que l'on doit se conduire
entre bons camarades. »
Malgré son caractère mélancolique, le vase ne conserve pas toujours
son sérieux. Rempli de vin à pleins bords, il sourit, et les connaisseurs
qui ont pu l'observer dans ses heures d'expansion affirment qu'il a le
sourire doux, et qu'il ne pousse pas des hurlemens inconvenans. La bou-
teille a même le don de la parole. Au moment où elle verse le vin,
elle parle d'une voix suave et sonore, et tous les assistans restent sous
le charme de son babil mélodieux. Ce n'est pas la langue grecque
dont elle se sert, c'est un idiome barbare, étrange, inintelligible aux
plus savans, poétique comme le gazouillement de l'hirondelle; il ne fau-
dra donc pas persister à croire que les pots manquent d'esprit. Ici même
ne venons-nous pas d'entendre un vase qui se souvenait d'avoir porté
dans son sein « les délices du dieu de la vigne, » et il s'exprimait en
230 REVUE DES DEUX MONDES.
termes fort distingués. Le chaudron mis sur un bon feu commence à
chanter, non pas d'une voix de pot cassé, mais en cadences à grand
effet qui réjouissent l'auditoire.
En France malheureusement tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle
se casse. Les anciens avaient le sentiment plus délicat, trop délicat pour
admettre qu'un vase qui leur avait servi pendant des années pût s'en
aller prosaïquement en morceaux, jeté contre une borne ou échouant
contre la margelle du puits. Il y avait dans ce temps-là des rapports
bien plus intimes entre l'homme et la chose qu'il n'en existe de nos
jours. La poterie faisait partie de la famille. Quand l'amphore prenait
de Tâge, on l'appelait vieille fille, on la traitait comme une parente, —
un peu éloignée par exemple. Et quand, après une longue et pénible
carrière, ses anses ne tenaient plus et que ses parois se défonçaient
au moindre choc, on ne disait pas : l'amphore est cassée, on disait : elle
est morte. Ce jour était un jour de deuil, aussi profond que si on avait
perdu une aïeule vénérée. Parfois aussi on avait une mort prématurée
à déplorer; quelque accident imprévu abrégeait les jours d'une jeune
cruche qui avait donné beaucoup d'espérances. Dans les Grenouilles
d'Aristophane, Bacchus s'écrie tristement : « Hélas! le gobelet que
j'ai acheté l'an dernier vient de trépasser. »
En résumé, nous avons là toute une classe d'objets en apparence ina-
nimés qui ont la structure de l'homme, ses facultés, ses vertus, ses
vices, qui parlent, qui rient, qui boivent, qui meurent comme lui.
Qu'est-ce qui les empêcherait de sauter à bas du buffet où ils sont ran-
gés proprement, coquettement, selon leur taille, et de devenir chair et
os, alors que le moindre coup d'aile de la fantaisie grecque peut opérer
ce miracle? L'esprit populaire et les poètes comiques ont su résoudre le
problème en traitant certains ivrognes d'amphores, de bouteilles, d'outrés
à vin, absolument comme Shakspeare appelle son Falstafï une tojine
d'homme. De nos jours encore, les pots fêlés sont ceux qui durent le
plus, en prodiguant tous les soins possibles à leur santé compromise,
et nos pots sans anses, que fon ne sait par où prendre, sont toujours
aussi difficultueux et aussi pointilleux que du temps de la comédie
attique.
Un genre de vases grecs était désigné sous le nom d'adolescent, d'autres
s'appelaient Veunuque et Vho77ime adultère. Un petit vase à boire passait
pour être le fds de la gorge; un gobelet inventé par Thériklès de Corinthe
reçut du poète la belle épithète d'enfant de ThèriJdès. Bien des fois les
noms propres de personnes furent empruntés à la nomenclature de la
vaisselle; nous connaissons des hommes, voire des demi-dieux, appelés
Céramus, Slamnius, Arsus, Cyiix, Cyathus, Canlharus, des femmes du
nom d'Orca et de Cotyla. On sait que les grandes jarres dont se servent
nos paysans et nos matelots portent le nom de dames-j cannes. « Elle est
ANTHROPOLOGIE DES VASES GRECS. 231
grande, elle est svelte, » dit le poêle des Orientales dans sa ravissante
description de la femme du klephte,
. . . Et quand d'un pas joyeux,
Sa corbeille de fleurs sur la tôte, à nos yeux
Elle apparaît, vive et folâtre,
A voir sur son beau front s'arrondir ses bras blancs,
On croirait voir de loin, dans nos temples croulans,
Une amphore aux anses d'albâtre.
Nous n'insisterons pas sur les expressions empruntées aux animaux,
d'autant plus que le nombre en est relativement restreint. La corne à
boire ne rentre pas tout à fait dans notre sujet, parce que les premiers
hommes prenaient de véritables cornes de buffle pour les transformer
en gobelets. Bornons-nous à mentionner le bec de la lampe et de l'alam-
bic, les ailes d'osier qui, nouées autour des vases de terre, remplissaient
l'office de sangles, entin les plumes (ou les nageoires), trois petits ap-
pendices qui formaient les anses du tridental. Souvent aussi le fond
d'un récipient est assimilé à la racine de l'arbre.
11 nous est resté une quantité considérable de vases peints, quelque-
fois dorés, de tous les stj, les et de toutes les époques, modelés en forme
de pieds, de jambes, de masques, de bustes, de figures ou de groupes
entiers. Le Louvre en possède une collection des plus riches et des plus
variées. Dire quelle somme d'esprit les céramistes grecs ont dépensée
pour créer tous ces chefs-d'œuvre est chose impossible. II n'entre pas
dans notre programme de les suivre sur ce terrain, où l'imagination la
plus hardie resterait toujours subordonnée au bon sens pratique; mais
ces vases mériteraient d'être recueillis et de faire le sujet d'une grande
publication, qui serait pour l'archéologie ce que les comédies d'Aris-
tophane sont pour la littérature. Un travail de cette nature est facile :
il n'exige ni de longues recherches ni d'érudition bien solide; il relève
exclusivement du goût et du tact.
Frôhner.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
■ 28 février 1873.
A-insi donc voilà le grand travail d'enfantement accompli 1 II en sera
ce qu'il pourra, c'est maintenant l'assemblée qui est le souverain juge,
qui se charge en ce moment même de dire le dernier mot de celte
œuvre laborieusement étudiée, savamment préparée par la commission
des trente, et destinée à devenir la charte temporaire de notre vie pro-
visoire. C'est à l'assemblée de se prononcer définitivement, de sanction-
ner ce statut nouveau qu'on lui propose comme un moyen d'en finir
avec tous ces conflits obscurs qui depuis quelque temps étonnent et fa-
tiguent le pays.
Assurément si on avait mis une certaine simplicité, et on pourrait
presque dire une certaine naïveté d'esprit, dans cette étude des condi-
tions les plus essentielles d'une existence à peu près régulière, si on
s'était moins préoccupé de chercher des nuances et des faux-fiiyans, on
serait arrivé plus vite, et on n'aurait pas travaillé moins utilement. Le
patriotisme et la raison pratique, se prêtant appui, pouvaient triompher
rapidement de bien des difficultés en assurant à la France, non pas ce
régime définitif qui est la pierre philosophale de tous les partis, mais
une organisation suffisamment protectrice, adaptée aux premières né-
cessités d'une situation que personne ne peut changer. Il s'agissait de
rester dans la réalité, de s'en tenir à ce qui éiait possible, sans com-
promettre l'avenir, si l'on veut, et aussi sans se perdre dans toute
sorte de complications inutiles qui ne servent qu'à obscurcir les choses.
Ce n'est pas tout à fait ainsi que la question a été prise dès l'origine,
et^o' était peut-être inévitable, puisque le jour où la commission des
trente surgissait tout à coup du sein d'une assemblée singulièrement
émue, profondément divisée, on ne savait, à vrai dire, d'aucun côté ce
qu'on avait l'intention de faire. Le gouvernement lui-même savait-il au
juste ce qu'il voulait, ou le disait-il de façon à lever tous les doutes, à
REVUE. — CHRONIQUE. 233
rallier les esprits? La commission était-elle mieux fixée dans ses des-
seins? Avait-elle une idée précise de ce qu'on lui demandait? On avait
voulu éviter une crise aiguë et soudaine, on avait réussi jusqu'à un
certain point; pour le reste, on s'engageait ensemble dans une voie
assez indéfinie, oii chacun portait ses vues, ses calculs, ses préférences,
ses arrière-pensées.
On a perdu ainsi bien du temps à se reconnaître, à chercher ce qu'on
voulait ou ce qu'on pouvait faire, à tourner autour de toutes ces ques-
tions, le droit constituant, la responsabilité ministérielle, les rapports
de M. Thiers avec l'assemblée, la seconde chambre, la réforme électo-
rale, le régime définitif ou le régime provisoire. Ces trois mois qui
viennent de s'écouler, on les a passés dans ce labeur ingrat, opposant
des combinaisons à des combinaisons, poursuivant d'incessantes trans-
actions, se demandant chaque matin si on s'entendait ou si on ne s'en-
tendait pas, si on allait à la guerre ou à la paix des pouvoirs pubHcs,
et jusqu'au dernier moment la vie de cette commission des trente aura
été une succession de curieuses péripéties. La veille encore effective-
ment, tout semblait perdu, on ne s'entendait pas le moins du monde.
Un projet de M. Dufaure portant que l'assemblée devrait s'occuper « à
bref délai » d'un certain nombre de questions, parmi lesquelles se trou-
vait r()rganisation des pouvoirs publics dans l'interrègne entre l'assem-
blée actuelle et ce qui lui succéderait, ce projet avait été solennellement
repoussé par la commission. Le conflit allait éclater lorsque bien heu-
reusement tout changeait encore une fois du soir au matin. On avait
trouvé une rédaction bénigne et calmante qui ne parlait plus ni de
« bref délai » ni d'interrègne, qui se bornait à dire que l'assemblée ne
se séparerait pas sans avoir statué sur la seconde chambre, sur la loi
éleclorale, sur « l'organisation et le mode de transmission des pouvoirs
législatif et exécutif, » Il y a mieux, c'est au pouvoir exécutif lui-même
qu'on laisse maintenant l'initiative des lois qui devront être présentées
sur toutes ces questions. Un membre du centre gauche qui compte
parmi les trente, M. Ricard, a proposé cet amendement, dont il s'exa-
gère peut-être un peu l'importance; la majorité n'a point hésité à se
l'approprier, et c'est ainsi qu'à la dernière heure commission et gou-
vernement se sont retrouvés d'accord pour se présenter devant l'assem-
blée avec une œuvre laborieusement combinée, conquise au prix de
bien des négociations, définitivement acceptée de part et d'autre comme
un symbole de concorde et de paix.
Au fond, que dit-elle, cette œuvre de trois mois d'efforts, de discus-
sions et de pourparlers? Elle se résume en ces trois choses : un préam-
bule qui réserve et affirme une fois de plus le droit constituant de l'as-
semblée, c'est-à-diie un droit que personne ne conteste, qui n'a d'autre
limite que les circonstances et la puissance morale de l'assemblée elle-
23i REVUE DES DEUX MONDES.
même, — un code de l'étiquette parlementaire à l'usage de M. Thiers
dans ses rapports avec la chambre, et un programme de ce qu'on se
propose ou de ce qu'on ne refuse pas d'examiner. 11 restera toujours
vrai qu'on y a mis le temps, qu'on s'est aventuré dans bien des compli-
cations pour en venir à déclarer qu'on peut tout, mais qu'on veut tout
réserver, que M. Thiers est un bien dangereux orateur qu'il faut s'ap-
pliquer à dégoûter des discussions parlementaires, et qu'il y aura peut-
être lieu de s'occuper d'une révision de la loi électorale, d'une seconde
chambre, qui bien entendu ne devra entrer en fonction que lorsque
l'assemblée actuelle aura cessé d'exister. Évidemment on aurait pu
procéder d'une façon plus simple, et on a fini par donner quelque peu
raison à ce député, M. de Ventavon , qui a proposé ces jours derniers
de dire tout bonnement que rien n'est changé à la situation, que
M. Thiers paraît à l'assemblée quand il veut, et que les ministres sont
responsables; mais on n'en est plus là. Ce qu'il y a de vrai du moins,
c'est que, si le dénoûment de cette longue délibération de la com-
mission des trente s'est fait attendre, il vaut mieux que les prélimi-
naires. Les préliminaires ont été obscurs et agités, trois mois durant ils
ont laissé le pays en face dé cette perspective d'une crise devant la-
quelle tous les patriotismes, toutes les prévoyances devaient reculer. Le
dénoûment, c'est la paix, c'est une sorte de concordat dont le rappor-
teur de la commission, M. le duc de Broglie, s'est chargé de résumer le
caractère avec une habileté et un esprit de modération faits pour en pré-
parer le succès.
La meilleure fortune que la commission des trente ait eue jusqu'ici
en effet, c'est d'avoir trouvé un rapporteur assez expert pour couvrir
ses retraites ou ses évolutions compliquées, pour atténuer jusqu'à ces
incohérences d'une délibération confuse, ou du moins pour les expli-
quer, pour mettre en relief ce caractère de conciliation qui a prévalu à
la dernière heure. M. le duc de Broglie a le mérite de tout dire ou de
laisser tout comprendre sans trop insister sur les points faibles, et même
il réussit presque à justifier toutes ces combinaisons formalistes par les-
quelles on s'efforce de limiter le rôle parlementaire de M. Thiers sous
prétexte de régler les attributions des pouvoirs publics. Ces combinai-
sons sont assez subtiles, assez méticuleuses, et en réalité peut-être assez
puériles ou assez inefficaces, on est fort enclin à le trouver ainsi dans le
public; mais, s'il faut en croire l'habile rapporteur de la commission
des trente, c'est aussi un peu la faute du problème qu'on avait à ré-
soudre dans une situation qui n'est point par elle-même des plus sim-
ples. Tout est facile dans une monarchie constitutionnelle où l'on est en
face d'un souverain renfermé dans son rôle d'irresponsabilité royale;
tout devient plus compliqué dans une république où le droit parlemen-
taire se trouve en présence d'un chef de gouvernement responsable, et
REVUE. — CHRONIQUE. 235
entraîné par cela même à une action personnelle plus décidée. On ne
peut se tirer de là que par l'équité, par un sentiment juste des choses,
et au fond ces précautions qu'on semble multiplier, au lieu d'être une
humiliation infligée à M. Thiers, sont encore un hommage rendu à sa
position, à son caractère et à son talent. On ne veut pas lui enlever
ses meilleures armes, ce qui fait sa puissance et son ascendant; on
veut qu'il ne descende pas du rang où ses services l'ont placé, où il
représente la France malheureuse devant le monde, pour se jeter dans
ces mêlées où la vivacité des contradictions personnelles aigrit si vite
les dissentimens politiques. On veut qu'il ne soit point incessamment
exposé, lui chef de l'état, à ces conflits de parole où une explosion
imprévue peut substituer tout à coup une question de gouvernement
à une lutte de partis. On veut enfin, par certaines formalités, laisser
le temps et la réflexion agir dans les discussions mêmes où le chef
du pouvoir exécutif intervient, s'assurer les moyens d'atténuer l'ef-
fet des dissidences soudaines, et, s'il en résulte pour M. Thiers des
privations auxquelles on lui sait gré de se résigner de bonne grâce,
on songe si peu à le diminuer qu'on s'étudie à compenser ce sacrifice
par d'autres droits inhérens à un pouvoir exécutif régulier. L'œuvre de
la commission des trente est ainsi pavée de bonnes intentions. Aura-t-on
réussi? C'est peut-être assez douteux. Dans ces termes du moins, ce
n'est plus qu'une question politique dégagée de tout ce qu'elle a de per-
sonnel ou de blessant, et, en la ramenant sur ce terrain, le rapporteur
la rend plus facile à résoudre. Il ôte les épines de cette partie du pro-
blème pour ne laisser que les fleurs, dont il couvre le chef du gouver-
nement.
Que M. le duc de Broglie, chargé de parler pour la commission des
trente, laisse entrevoir ses idées sur le gouvernement définitif de la
France, qu'il ne néglige pas de montrer d'une façon piquante comment
la république conduit à un redoublement de pouvoir personnel , même
quelquefois à la dictature, au détriment des libertés parlementaires, on
ne peut guère s'en étonner; on ne peut pas sérieusement demander à
l'habile rapporteur d'abdiquer ses opinions. Dans tous les cas, il n'est
point de ceux qui, sous prétexte de ne point engager l'avenir, de tout
subordonner à une forme préférée de gouvernement, se refusent à
l'examen de toutes ces questions qui ont été présentées à la commission,
la création d'une seconde chambre, la révision de la loi électorale, l'or-
ganisation et le mode de transmission des pouvoirs. Le programme qui
avait été d'abord proposé par M. le garde des sceaux pour être introduit
dans le projet des trente, M. le duc de Broglie l'adopte et le soutient
au nom de la commission dans la forme nouvelle qui lui a été donnée,
sans trop se bercer d'illusions cependant, sans méconnaître ce qu'il y a
d'assez vain ou de superflu à se faire une façon de canevas politique
286 REVUE DES DEUX MONDES.
qui reste toujours à remplir, où Ton peut dessiner tout ce qu'on vou-
dra. Ainsi se trouve complétée cette œuvre de la commission des trente
soumise en ce moment à l'assemblée, destinée à remplacer la con-
stitution Rivet, en réunissant dans un même projet ce qui a trait à
la situation personnelle de M. Thiers et ce qui touche à un certain
nombre de questions politiques: œuvre passablement décousue, nous
en convenons, assez incohérente, assez subtile, qui commence par une
réserve théorique du droit constituant et qui finit par un programme
d'une constitution qu'on fera, si on le peut, si on a le temps et si on n'en
fait pas une autre. Telle qu'elle est, il faut toujours en revenir là, elle ne
fait guère avancer les choses; mais ce qu'il y a de plus caractéristique,
c'est moins l'œuvre elle-même que la situation d'où elle est sortie,
qu'elle reflète jusque dans sa confusion. Par une bizarre fortune, ce
travail des trente, raconté ou exposé par M. le duc de Broglie, se trouve
aujourd'hui l'objet des attaques les plus diverses. L'extrême gauche ac-
cuse le gouvernement d'avoir fait trop de concessions en ce qui touche
les prérogatives personnelles de M. Thiers. Elle n'admet pas cette pré-
tention qu'aurait l'assemblée de faire une seconde chambre, de réfor-
mer la loi électorale, de régler l'organisation et la transmission des
pouvoirs. Elle n'admet rien, et voilà maintenant que d'un autre côté
une partie de la droite, qui se croyait maîtresse dans la commission des
trente, accuse violemment M. le duc de Broglie et ses amis d'avoir fait
défection, d'avoir accordé au gouvernement tout ce qu'il voulait, tout ce
qu'il exigeait : preuve évidente que ce projet représente encore une pen-
sée de transaction qui lui assure sans doute aujourd'hui un certain cré-
dit auprès de toutes les opinions modérées de l'assemblée, de telle sorte
que cette ébauche de statut organique, assez informe par elle-même,
semble devenir l'expression ou le signal d'une assez singulière évolu-
tion des partis.
Qu'en est-il réellement? S'il est vrai qu'à la dernière heure il y ait eu
une certaine scission entre la droite pure, maintenant plus que jamais
ses prétentions, et le centre droit préférant une transaction, à quoi
cela tient-il? C'est peut-être le secret de quelque circonstance extérieure
survenue tout à coup. On s'était sans doute flatté jusque-là de tenir en
réserve cette combinaison merveilleuse qui s'appelle la fusion, à l'aide
de laquelle on croyait pouvoir faire face à tous les périls; on a été ré-
duit subitement à ne plus y croire, et le fait est que, s'il y avait encore
quelque illusion, elle ne pouvait survivre à la divulgation récente d'une
correspondance échangée entre M. Tévêque d'Orléans et M. le comte de
Chambord. Une tentative suprême avait été faite pour amener le prince
à donner quelque satisfaction aux idées, aux vœux de la France mo-
derne, à désintéresser au moins les esprits libéraux par ses déclarations.
Le prince a répondu de façon à décourager tous les négociateurs qui se
, REVUE. — ClIllONIQUE. 237
chargeraient de lui porter des conditions ou des conseils. Il n'écoute
pas les conseils et il ne reçoit pas de conditions. Avec lui du inoins, on
sait à quoi s'en tenir, c'est la légitimité dans ce qu'elle a de plus in-
flexible, et, chemin faisant, M. le comte de Chambord ne dédaigne pas
de faire un peu la leçon à tout le monde, même à l'éminent personnage
ecclésiastique qui s'est adressé à lui. Certes cette lettre ne manque ni
d'élévation, ni de fierté, ni d'esprit. M. le comte de Chambord, après
quarante-trois ans d'exil, n'est point pressé, il reste invariable et im-
mobile dann sa solitude. Il porte en lui non l'esprit de Louis XYIII, mais
l'inspiration de son aïeul Charles X à la veille de la catastrophe qui
allait emporter sa couronne et sa maison. Pour M. le comte de Cham-
bord, la royauté est un dogme qui ne peut se plier à rien, et son modèle
est celui qu'il appelle le captif du Vatican. On ne peut méconnaître ce
qu'il y a de dignité dans cette attitude; c'est la noblesse mélancolique
de ceux qui s'en vont et qui appartiennent déjà au passé. Le prince res-
semble assez à un capitaine qui plante son pavillon au grand mât du
navire avant de disparaître; il sombre avec honneur, mais il sombre.
M. le comte de Chambord ne se doute sûrement pas de l'impression
indéfinissable que laissent ses manifestations; elles ressemblent à une
abdication déguisée, à l'acte d'un homme qui n'a ni le goût ni l'am-
bition du règne.
Chose étrange cependant, voilà un curieux dialogue de plus dans notre
temps. C'est un évêque qui s'efforce d'incliner l'esprit d'un prince aux
idées de conciliation, aux accommodemens avec son siècle et avec son pays;
c'est le prince qui se montre immuable dans ses idées de royauté sacer-
dotale, qui offre à la France d'être un lieutenant de Pie IX sur le trône!
C'est le prêtre qui s'est fait politique pour la circonstance, c'est le prince
qui s'est fait évêque et qui parle en évêque 1 L'incident est passé, il n'est
peut-être pas sans avoir une certaine conséquence politique immédiate
aujourd'hui. Évidemment cette lettre de M. le comte de Chambord à
M. l'évêque d'Orléans est le dernier mot de toutes les tentatives de fu-
sion. Que les légitimistes après cela restent légitimistes, il n'y a rien à
dire, ils s'attachent à une cause qui proclame elle-même son impuis-
sance. Il est bien clair que ceux qui n'admettent qu'une monarchie con-
stitutionnelle, libérale, compatible avec tous les instincts de leur pays,
ne peuvent s'asservir à l'immutabilité d'un dogme, et leur pensée ne
peut se détacher de la France telle qu'elle existe, quelle que soit sa con-
dition politique présente. Le manifeste de M. le comte de Chambord a
déjà produit un premier effet; il a fait sentir aux esprits éclairés de la
commission des trente la nécessité d'écarter toute crise nouvelle par
une transaction avec le gouvernement. C'est là peut-être le commence-
ment de cette union des centres de l'assemblée, de cette alliance des
forces conservatrices et libérales qui est, à vrai dire, la plus sûre ga-
238 REVUE DES DEUX MONDES.
rantie pour la France contre les périls de demain aussi bien que contre
les crises parlementaires d'aujourd'liui.
La république existe donc en Espagne, elle a déjà une durée de
quinze jours, et, quoiqu'elle puisse compter parmi les phénomènes assez
extraordinaires d'un temps où l'imprévu éclate sous toutes les formes,
elle a eu du moins le mérite de naître simplement, sans convulsion,
d'une sorte de nécessité soudaine des clioses. Seule elle s'est trouvée là
pour recueillir l'héritage de la çoyauté éphémère de ce jeune prince de
Savoie, qui, après deux ans de patience et de bonne volonté inutile, en
a eu assez de cette couronne qu'on lui avait donnée, et à laquelle on
mettait vraiment trop d'épines. Entre le souverain démissionnaire et
les cortès représentant l'Espagne, le divorce s'est fait du reste avec une
gravité courtoise, sans froissemens vulgaires et sans récriminations. Le
roi Amédée s'est tiré d'affaire avec honneur, il est parti j.our Lisbonne
sans paraître regretter le sceptre de roseau qu'on lui avait mis dans la
main et qu'il a rendu aux trois cents députés ou sénateurs réunis pour
cette solennité singulière. C'est alors que les difficultés ont commencé et
devaient commencer à Madrid pour cette république improvisée, que
n'attendaient peut-être pas si tôt ceux qui semblaient la désirer le plus.
Les premiers jours se sont encore bien passés sans doute. Un certain
sentiment du danger mêlé d'une certaine surprise a contenu d'abord
tous les partis, toutes les impatiences, toutes les espérances, dans cette
éclipse d'une royauté. On s'est empressé de faire un gouvernement dé-
légué des cortès, composé des partisans les plus connus de la république
et de quelques-uns des ministres du roi Aiiiédée qui jouaient là un rôle
assez étrange. M. Figueras, un des chefs du parti démocratique, s'est
trouvé être le président élu de ce gouvernement, et, il faut leur rendre
cette justice, les républicains qui se sont vus si subitement jetés au
pouvoir ont montré de la tenue, de la modération. Ils ont compris aus-
sitôt que tout allait être perdu dès la première heure, s'ils ne s'effor-
çaient pas de rassurer tous les intérêts conservateurs en Espagne, de
dissiper les inquiétudes, les défiances qui pouvaient se produire au de-
hors. Le nouveau ministre de l'intérieur, M. Pi y iMargall , homme sé-
rieux et honnête, s'est hâté d'adresser aux gouverneurs des provinces
des circulaires où il recommande le maintien de l'ordre comme une né-
cessité suprême. Le ministre des affaires étrangères, M. Emilio Caste-
lar, homme d'éloquence et d'esprit aimable, a fait ce qu'il a pu pour
accréditer le régime dont il est un des parrains, en le montrant dans son
origine toute légale, dans son caractère tout pacifique. On a déclaré de-
vant les cortès qu'on respecterait toutes les obligations de crédit, tous
les engagemens de l'état. En un mot, la république était sans doute tout
ce qu'on pouvait faire dans la situation de l'Espagne, et ceux qui la re-
présentent n'ont rien négligé pour lui donner une bonne figure à son dé-
REVUE. — CHRONIQUE. 239
but; mais, on ne peut s'y méprendre, c'est une crise qui commence à
peine. Cette république espagnole à sa naissance se trouve en face de
toutes les impossibilités ou de toutes les difficultés : soulèvement d'in-
dépendance à Cuba, insurrection carliste dans les provinces du nord de
la péninsule, déchaînemens révolutionnaires à Barcelone ou dans les
provinces du midi, division des républicains eux-mêmes, décomposition
de l'armée, commencée par le dernier ministère de la monarchie, activée
par une révolution, — désorganisation des ûnances, dévorées de défi-
cits, épuisées par les expédions ruineux. Que peut-il sortir de tout cela?
Un des dangers les plus immédiats, les plus apparens, c'est sans
doute cette insurrection carliste qui levait le drapeau l'an dernier en
Navarre, qu'on a cru en certains momens avoir vaincue ou dispersée, et
qui depuis quelques mois s'est remise en campagne d'une manière
assez redoutable. Sans être entièrement maîtresse de ces contrées du
nord, elle est du moins assez sérieusement organisée pour tenir en échec
les forces qu'on envoie contre elle. Assez récemment, à la veille de
l'abdication du roi Amédée, un des généraux appelés aujourd'hui à
commander dans le nord, le général Nouvilas, déclarait devant le con-
grès de Madrid que la Catalogne était presque complètement au pouvoir
de tous les chefs carlistes, Saballs, Castells, Tristany, qui tiennent la
campagne presque jusqu'aux portes des plus grandes villes, levant des
contributions, ayant leurs douaniers, leurs agens de toute sorte, accor-
dant même quelquefois à des intérêts privés la protection que le gou-
vernement ne peut leur assurer. Au nord, dans la Navarre, dans les
provinces basques, ce sont d'autres chefs parmi lesquels compte ce curé
de Santa-Gruz, héritier du curé Merino, qui s'est déjà signalé en mainte
rencontre avec les troupes régulières, dont on a mis la tête à prix, mais
qui n'est pas précisément de facile capture. Ici les carlistes coupent les
télégraphes et les chemins de fer, brûlent les gares, menacent les em-
ployés, s'ils continuent leur service, et recommandent aux « sujets de
S. M. Charles VII » d'être surtout « bons catholiques. » Ces jours der-
niers encore entrait en Espagne, par la frontière de Navarre, un nouveau
chef, Dorregaray, ancien officier de l'armée régulière qui semble avoir
le commandement supérieur des opérations carlistes dans le nord. Don
Carlos est-il lui-même en Espagne? On le dit, quoiqu'il ne se montre
guère; il paraîtrait bientôt sans doute, si ses partisans réussissaient à
prendre quelque place d'une certaine importance, Bilbao ou Pampelune,
et le fait est qu'ils serrent de près les villes du nord, de même que dans
l'Aragon ils tourbillonnent autour de Saragosse et se répandent un peu
partout. La cause carliste peut être une menace, un péril de guerre ci-
vile, elle n'est point sans doute destinée à triompher; elle a contre elle
toute la classe éclairée, intelligente, commerçante de la population,
tous les intérêts nouveaux créés depuis trente ans, et même la plus
240 REVUE DES DEUX MONDES.
grande partie de la noblesse, qui n'a jamais reconnu la légitimité de don
Carlos, qui, après avoir été fidèle à la royauté d'Isabelle, se rallierait
plutôt au fils de la reine. Aujourd'hui cependant le carlisme pourrait bien
avoir une certaine phase de recrudescence, retrouver quelques chances
apparentes et momentanées, si dans une crise d'anarchie il restait en
quelque sorte la seule force organisée, si l'on n'avait à lui opposer qu'une
armée à moitié débandée, ou, comme on le dit, des volontaires, des
milices indisciplinées, et un gouvernement réduit lui-même à se dé-
battre dans l'immense mêlée des passions révolutionnaires.
Là est justement la question. Un gouvernement régulier, constitué,
ralliant sous sa main toutes les forces libérales et modérées de l'Es-
pagne, aurait bientôt raison des carlistes de la Navarre et de la Cata-
logne. La république n'en est pas là ; elle est menacée par ses propres
divisions, par les excès de ses partisans ou de ses sectaires autant que
par les carlistes. Elle ne sait pas encore ce qu'elle veut être, si elle
prendra la forme fédéraliste ou la forme unitaire. Le gouvernement
lui-même flotte entre le sentiment de toutes les nécessités de la situa-
tion où il se trouve et les opinions de quelques-uns de ses membres
qui se sont prononcés depuis longtemps pour la république fédérale. Or
la république fédérale en ce moment, c'est une menace de dissolution
pour la péninsule, c'est presque une question de vie ou de mort. On le
sent bien, et dès le premier instant l'ambassadeur d'Espagne à Paris,
M. Olozaga, n'a point hésité à déclarer qu'il ne resterait pas un quart
d'heure le représentant d'un gouvernement qui arborerait la bannière
du fédéralisme, qu'il ne prêterait jamais son nom à une œuvre qui se-
rait à ses yeux la destruction de l'unité nationale conquise par sept siè-
cles d'efforts. M. Emilio Castelar, à ce qu'il paraît, n'a répondu qu'à
moitié, tout juste ce qu'il fallait pour retenir à son poste M. Olozaga;
c'est un point réservé, dit-on.
Pendant ce temps, l'incertitude et l'agitation gagnent le pays tout en-
tier. Ce que les politiques ont la prétention de réserver, les passions
déchaînées le tranchent bruyamment. A Barcelone, on proclame la ré-
publique fédérale, et on s'arme pour elle. Dans quelques grandes villes,
on agit comme s'il n'y avait plus de pouvoir central. Dans cette répu-
blique, dont on se fait d'étranges idées, les soldats voient leur licencie-
ment, et ils se mutinent pour avoir leur congé définitif; les paysans de
l'Andalousie voient le partage des terres, et ils se jettent sur les proprié-
tés en égorgeant les propriétaires, chose qui, à la vérité, n'est point ab-
solument nouvelle, qui s'est reproduite plus d'une fois dans les révolu-
tions espagnoles. C'est un socialisme tout pratique à l'usage des paysans
andaloux dans toutes les grandes crises. A Madrid même, où il reste
toujours plus de moyens d'action régulière, la situation tend visiblement
à s'aggraver; il y a une fermentation croissante qui se traduit tantôt par
REVUE. — CHRONIQUE. 241
des manifestations des officiers de la milice nationale allant pérorer en
pleines cortès, tantôt par des oscillations du gouvernement aboutissant
à une modificalion ministérielle, comme si quelques inconnus de plus ou
de moins dans le cabinet de la république espagnole changeaient la con-
dition générale des choses. On voulait, à ce qu'il semble, un cabinet ré-
publicain plus homogène, on l'a obtenu à peu près. Ce qu'il faut remar-
quer toutefois, c'est que les nouveaux ministres n'ont été nommés qu'à
un assez pelit nombre de voix, car c'est l'assemblée qui nomme les mi-
nistres au scrutin. En réalité, ce gouvernement, représenté par ses chefs
principaux, M. Figueras, M. Pi y Margall, M. Castelar, vit dans d'étranges
perplexités, placé qu'il est entre ses partisans, qui tendent à le déborder
de tous les côtés, qu'il sera peut-être obligé de réprimer un de ces jours,
s'il dispose de quelque force, et les conservateurs, qui, après s'être
abstenus d'abord de toute hostilité, commencent à se demander où Ton
va. En un mot, c'est une confusion assez caractérisée qui se dessine et
s'aggrave de jour en jour. Le gouvernement, dit-on, veut faire des élec-
tions générales à la fin de mars, et réunir une assemblée constituante
au mois d'avril. Il faut qu'il vive jusque-là, il sera bien heureux si
avant ce moment la crise décisive n'a point éclaté, et cette crise peut
être déterminée à toute heure par des circonstances ou des incidens qui
n'ont rien d'improbable, un succès des carlistes, une insurrection de dé-
magogie, une sédition militaire, un tumulte de rue allant troubler ces
cortès, qui représentent à Madrid tout ce qui reste de légalité en Es-
pagne. Ce sont là de menaçantes éventualités contre lesquelles les bonnes
intentions de quelques hommes risquent d'être bien peu efficaces.
La république espagnole triomphera-t-elle de ces difficultés inté-
rieures qui la menacent dès sa naissance? C'est la première condition
d'existence pour elle. La seconde condition, c'est qu'elle ne mette pas
en péril la sûreté de ses voisins par des agitations dangereuses ou par
des propagandes irréfléchies. Malgré les protestations pacifiques de
M. Castelar, déjà d'imprudentes paroles ont été prononcées au sujet du
Portugal. Assurément le peuple portugais est peu enclin à se laisser ga-
gner par les exemples de l'Espagne; il y a plutôt une défiance invété-
rée, et les derniers événemens n'ont fait que provoquer dans les cham-
bres de Lisbonne des manifestations d'attachement à la monarchie
constitutionnelle, à la dynastie. On s'est empressé d'offrir tous les
moyens de défense au gouvernement, qui d'ailleurs semble assez tran-
quille. Il peut y avoir cependant des malaises, des froissemens. Que les
choses s'aggravent en Espagne, des tentatives de république ibérique
peuvent se produire sous la forme de désordres stériles, mais toujours
inquiétans pour l'indépendance du Portugal. C'est assez pour tenir en
éveil les défiances de l'Angleterre, et peut-être aussi de quelques au-
tres puissances de l'Europe, qui ne se hâtent pas de reconnaître la ré-
TOMB civ. — 1873. 16
2/i2 REVUE DES DEUX MONDES.
publique espagnole. Quant à la France telle qu'elle existe aujourd'hui,
la difficulté pour elle n'est pas d'ajourner ou de hâter une reconnais-
sance officielle à peu près acquise déjà de fait; le problème, assez sé-
rieux pour les intérêts français, est de savoir ce que va devenir cette
république, qui peut mettre à nos portes le double péril d'une explo-
sion d'anarchie ou d'une recrudescence du carlisme.
Il y a un pays oi^i la dernière révolution de l'Espagne a eu et devait
avoir un retentissement particulier, c'est l'Italie. La retraite du roi Amé-
dée a été accueillie à Rome et dans toutes les villes italiennes par les
manifestations de la plus vive sympathie pour le jeune prince décou-
ronné. Les Italiens, en vérité, ne semblent pas en vouloir beaucoup aux
Espagnols; ils ont plutôt l'air de voir dans cette loyale abdication une
sorte d'attestation nouvelle et parlante du caractère essentiellement
libéral, constitutionnel de leur maison royale. Si ces événemens au sur-
plus ont un intérêt politique pour l'Italie, ce n'est pas tant parce qu'ils
lui rendent un prince toujours assuré de retrouver sa place dans sa pa-
trie native, c'est parce que tout ce qui serait de nature à favoriser une
réaction absolutiste, un succès du carlisme au-delà des Pyrénées, doit être
nécessairement un sujet de préoccupation au-delà des Alpes, et en dé-
finitive c'est un lien de plus entre l'Italie et la France. Les partis lé-
gitimistes, français ou espagnol, ne consultent pas toujours le pape, ils
se servent du moins de son nom , et dans tous leurs programmes ils
font invariablement de la restauration temporelle du saint-siége le cou-
ronnement de leur propre restauration. Sur ce point aussi bien que sur
tant d'autres, la France et l'Italie n'ont après tout qu'un intérêt com-
mun, le maintien de ce qui existe dans des conditions d'équité, de res-
pect mutuel pour toutes les convenances de situation. Le gouvernement
de Versailles le sent lorsqu'il écarte les interpellations aussi bruyantes
qu'inutiles des cléricaux trop zélés de l'assemblée; le gouvernement de
Rome ne le sent pas moins vivement de son côté, et la meilleure poli-
tique pour lui est toujours celle qui s'inspire de cette solidarité d'inté-
rêts qui unit les deux pays dans les questions les plus essentielles.
Le ministère italien a sans doute, lui aussi, ses difficultés en prati-
quant cette politique. On a voulu récemment lui faire une querelle par-
lementaire à propos de quelques cérémonies de deuil célébrées à Milan,
à Florence, à Rome, pour la mort de l'empereur Napoléon III, et même
une interpellation, lancée à l'improviste dans un moment où la majo-
rité de la chambre était un peu dispersée, a failli mettre le cabinet en
péril. Peu s'en est fallu qu'on n'accusât le gouvernement d'avoir toléré
des manifestations malveillantes pour la république française. Puisque
l'interpellation avait été acceptée, malgré l'opposition des ministres, par
un vote de surprise, il a fallu la subir. Le président du conseil, M. Lanza,
n'a pas eu de peine à dissiper toiite cette fantasmagorie en réduisant à
REVUE. — CHRONIQUE. 243
leur expression la plus simple ces prétendues manifestations qui n'a-
vaient rien d'officiel ni de politique. Le syndic de Florence, M. Peruzzi,
mis en cause pour avoir assisté à une de ces cérémonies funèbres, à l'é-
glise de Santa-Croce, a répondu avec le plus spirituel bon sens, et les
interpellateurs découragés ont battu prudemment en retraite; mais voici
ce qu'il y a de plus curieux. D'où parlaient ces accusations? Elles ve-
naient des membres de la gauche, qui se font un système d'entretenir
chez leurs compatriotes les plus étroits préjugés, les plus aveugles sen-
timens d'hostilité contre la France. Les accusés au contraire, c'étaient
les ministres, M. Peruzzi, des hommes qui ne cachent pas leurs sym-
pathies pour l'alliance française. Évidemment la France n'a guère à s'in-
quiéter de quelques messes dites pour un empereur défunt, surtout
lorsque ceux qui assistent à ces messes sont des amis de notre pays,
qui, en respectant jusque dans la mort un souverain déchu, n'oublient
pas que c'est l'armée française qui a été l'instrument de leur délivrance.
Tout ce que notre gouvernement peut demander de mieux au cabinet
de Rome, c'est de ne pas lui créer trop d'embarras avec les terribles
interpellateurs qu'il a, lui aussi, à Versailles, et qui seraient fort dispo-
sés à lui reprocher ses ménagemens envers l'Italie. Le ministère italien
a aujourd'hui une occasion de montrer sa prudence avec cette loi sur les
corporations reUgieuses de Piome, qu'une commission du parlement est
occupée à étudier et à préparer. Le ministère, en proposant la suppres-
sion des ordres religieux, maintenait ce qu'on appelle les maisons géné-
ralices comme les « organes vitaux » du gouvernement spirituel du
saint-siége. La commission semble devoir proposer la suppression com-
plète des maisons généralices aussi bien que des ordres. Il s'agit de sa-
voir si en procédant ainsi on reste fidèle à la « loi des garanties, » qui
est une sorte de charte des rapports du gouvernement italien avec le
saint-siége. Les Italiens eux-mêmes sont évidemment intéressés à ne
pas paraître s'écarter d'une loi qu'ils ont représentée aux yeux des puis-
sances catholiques comme la compensation du pouvoir temporel. Ils
s'épargneraient bien des difficultés, et ils en épargneraient à tout le
monde, même au pape, qui, en continuant à se plaindre de sa captivité,
n'aurait point à invoquer ce nouveau grief.
Les questions religieuses, du reste, se mêlent partout à la politique
aujourd'hui. Elles régnent en Suisse, provoquant une certaine agitation
qui s'est manifestée plus vivement depuis quelques jours à Bâle, à So-
leure, et surtout à Genève, où elle vient d'aboutir à l'expulsion d'un
personnage ecclésiastique fort en faveur à la cour de Rome, M. Merrnil-
lod. Rien n'est plus assurément compliqué que ces luttes du pouvoir
civil et du pouvoir religieux où l'on finit par ne plus s'entendre, et d'oii
l'on croit sortir par quelque acte sommaire qui ne fait qu'augmenter la
confusion. En réalité, il y a deux questions dans ces affaires de Genève,
2hh REVUE DES DEUX MONDES.
l'une qui a pris un caractère fédéral, l'autre qui est restée jusqu'à un
certain point toute locale. M. Mermillod , qui s'est accoutumé un peu
trop à régner en maître dans un canton où il a été curé d'une des pa-
roisses importantes, puis adjoint comme vicaire-général à l'évêché de
Lausanne, dont Genève fait partie. M, Mermillod, connu depuis long-
temps sous le nom de l'évêque d'Hebron, a été récemment élevé par un
bref du pape à la dignité de vicaire apostolique du pays genevois. La
cour de Rome avait-elle le droit de procéder ainsi? Le conseil fédéral
le conteste en s'appuyant sur une série de f;iits, d'actes diplomatiques,
de brefs pontificaux remontant à 1815, à 1319, et réglant l'organisation
ecclésiastique de la Suisse. La cour de Rome n'a voulu rien entendre,
elle a passé outre, le conseil fédéral a protesté, il a sommé M. Mermillod
de déclarer s'il entendait se soumettre aux lois de son pays, et sur le refus
du nouveau vicaire apostolique un ordre d'exil a été lancé et exécuté. Ici
évidemment le conseil fédéral a dépassé la mesure, il a été obligé d'in-
voquer la raison d'état et il s'est donné une apparence de persécuteur;
mais ce n'est là encore qu'un des côtés de ces terribles questions. La
vérité est que le gouvernement de Genève s'est engagé depuis quelque
temps dans une lutte opiniâtre contre les catholiques, allant même
jusqu'à soumettre, par une loi récente, les curés à l'élection populaire,
et ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ce sont des radicaux, parti-
sans de la séparation de l'église et de l'état, qui s'érigent en réforma-
teurs de toute une hiérarchie ecclésiastique. Quand la confusion sera
bien complète, il n'y aura pour en finir que ce principe de la liberté, si
étrangement compris, mais le seul bienfaisant, le seul qui puisse réta-
blir la paix en dégageant tous les pouvoirs de ces conflits sans issue.
CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.
Abratuim Duqwsne et la marine de son temps, par M. A. Jal, Paris 1873;
2 vol. in-S», Pion.
L'an 56 avant Jésus-Christ, les Venètes, peuplade gauloise de l'Armo-
rique, livraient à la flotte de César une grande bataille et lui disputaient
vaillamment la victoire. C'est là dans les annales du passé la plus loin-
taine mention de notre marine de guerre. Sous les premiers rois, une
flotte mérovingienne détruit une flotte danoise. Charles Martel dirige
contre la Frise une expédition maritime, et Charlemagne organise de
nombreuses croisières dans l'Océan et la Méditerranée pour s'opposer
aux invasions normandes ou sarrasines; mais le démembrement de l'em-
pire et l'établissement de la féodalité font disparaître pendant près de
REVUE. — CHRONIQUE. 2Zl5
deux siècles les arméniens maritimes, car les derniers Carlovingiens ne
pouvaient songer à construire des flottes quand il ne leur restait pas
même, comme le disait Louis V à la diète d'Ingelheini, un coin de terre
pour abriter leur famille. Les seigneurs n'y songeaient pas davantage,
et ceux qui vivaient au bord de la mer se bornaient à prélever de lourds
tributs sur les bateaux de pèche, à s'approprier, en vertu du droit de
lagan, les navires étrangers que la tempête poussait sur les rivages de
leurs fiefs, et à rançonner les naufragés, qui étaient assimilés aux pri-
sonniers de guerre.
L'Italie, qui faisait le transit du commerce de l'Orient, et qui appor-
tait en Europe les denrées que les caravanes venaient entreposer sur les
côtes de la Syrie, avait seule aux x^ xi« et xu"^ siècles, des matelots et
des flottes. C'est de Gênes, de Venise et des ports de l'Adriatique que
partirent les premiers convois qui transportèrent les croisés en Orient;
mais, lorsque les Capétiens, en reculant par des annexions successives
les limites du duché de France, eurent étendu le royaume jusqu'aux
deux mers, ils reconnurent la nécessité de prendre possession de l'élé-
ment qui ouvrait à leur puissance une nouvelle carrière. En 1213, Phi-
lippe-Auguste réunit 1,700 voiles sur les côtes de Flandre pour menacer
l'Angleterre d'un débarquement. Saint Louis fit creuser le port d'Aigues-
Mortes, et c'est de là qu'il appareilla lors de sa première expédition en
terre-sainte, avec des navires génois et français. En ISOZi, les Flamands
furent battus à Ziriksée. Philippe de Valois et Charles V livrèrent aux
Anglais plusieurs batailles navales, mais à cette date, la marine mili-
taire n'était point encore organisée comme une institution permanente.
Lorsque les rois de France voulaient entreprendre une expédition, ils
réquisiiionnaient les navires marchands du royaume, ou prenaient à
leur solde des navires étrangers. L'expédition terminée, ils les congé-
diaient, comme ils congédiaient les routiers, les lansquenets et les suisses
de l'armée de terre, pour éviter de les payer, et il faut attendre jusqu'au
règne de François I^'' pour trouver les élémens d'une marine royale
dans l'acception moderne du mot. Cette marine commençait à se déve-
lopper et semblait appelée à rendre de grands services au moment même
où les guerres de religion vinrent en interrompre les progrès et lais-
ser la domination des mers à la Hollande, à l'Espagne et à l'Angleterre.
Henri IV, dont la prévoyance s'étendait sur toutes les branches du gou-
vernement, s'occupait de la reconstituer, lorsque le couteau de Fiavaillac
mit à néant les grands desseins qu'il avait formés pour assurer la pré-
pondérance française en Europe et dans le Nouveau-Monde, Sully, qui
était resté ministre et grand-maître de l'artillerie, voulut en poursuivre
l'accomplissement, du moins pour tout ce qui touchait à l'accroissement
des forces du royaume, au commerce et à l'agriculture, mais il dut se
retirer devant les intrigues des courtisans et l'hostilité de la reine-
mère, à laquelle il avait refusé d'ouvrir un crédit de 900,000 livres.
IhÔ REVUE DES DEUX MONDES.
Deux ans après la mort de Henri IV, il ne restait plus rien des
45 millions que ce grand prince avait mis à l'épargne. Concini, pour sa
part, en avaft volé cinq ; de Luynes et les courtisans à défaut des maî-
tresses avaient dévoré le reste. L'argent manquait pour la solde des
troupes; la reine-mère ruinée par de folles prodigalités en était réduite
à diminuer le nombre des plats servis sur sa table, et ce fut seulement
vers 162/i, au moment de l'entrée de Richelieu aux affaires, que notre
établissement maritime fut mis sur un pied respectable; mais chaque
changement de règne, souvent même chaque changement de ministère
amenait de brusques réactions. L'œuvre de Richelieu fut interrompue
par Mazarin, qui eût grand' peine au moment de la fronde à mettre en
mer cinq ou six petits navires pour fermer aux Espagnols l'entrée de la
Gironde, et de 1646 à 1660, la marine française n'exista guère que de
nom. L'arrivée de Colbert au contrôle des finances la tira de son abais-
sement, et ce grand ministre eut la gloire de l'élever à un degré de
puissance qu'elle n'a jamais atteint après lui. La première difficulté
était de trouver de l'argent pour créer le matériel; il sut la résoudre.
En 1662, il dépensa 2,201,481 livres pour la flotte à voiles et 552,917 li-
vres pour les galères. En 1669, il dépensa pour les deux services plus
de 9 millions; il établit des fonderies, des corderies, des arsenaux, or-
ganisa les équipages de ligne, promulgua la célèbre ordonnance dite de
la marine et fit en un mot pour l'armée navale ce que Louvois faisait
pour l'armée de terre. A la fin de son ministère, la France n'avait pas
moins de 650 navires, vaisseaux à deux et trois ponts, frégates, flûtes,
galiotes, bombardes, flibots, brûlots, espies, galères, pataches, garde-
côtes, chaloupes armées en guerre, et, comme c'était le privilège du
XVII'' siècle de produire des hommes éminens dans tous les genres, la
France eut à côté de grands généraux d'habiles et d'illustres marins,
Château-Regnault, Cassard, Forbin, d'Estrées, de Preuilly, de Valbelle,
d'Infreville, le chevalier de Certaines, Pointis, Jean Bart, Duguay-Trouin,
Tourville, Duquesne, sans compter dans les grades inférieurs un grand
nombre d'excellens officiers, qui unissaient à une bravoure à toute
épreuve une grande pratique de la mer, et des connaissances tactiques
beaucoup plus étendues qu'on ne le suppose aujourd'hui.
M. Jal, l'auteur de V Archéologie navale, du Yirgilius naut.icus, de la
Flotte de César, ne pouvait faire un meilleur choix que la biographie
de Duquesne pour présenter au public le type accompli de l'homme de
mer sous Louis XIV, et faire connaître en même temps l'organisation
de nos flottes. Né à Dieppe en 1610, mort à Paris en 1688, Duquesne
débuta dans la carrière qui devait lui faire une si juste renommée à
l'heure même où Richelieu allait régner sous le nom de Louis XIII. De
1627 à 1686, il prit part à toutes les grandes expéditions, et l'histoire
de sa vie résume la plus brillante période de nos annales maritimes. A
peine âgé de seize ans, il monte une patache armée par son père, qui
REVUE. — CHRONIQUE. 2Zi7
appartenait à cette forte et vaillante race d'armateurs normands, dont
les courses aventureuses rappelaient celles des Scandinaves, leurs aïeux,
et prend à l'abordage un navire hollandais. 11 navigue ensuite sur les
vaisseaux du roi, se distingue à l'attaque des îles de Lérins, tombées au
pouvoir des Espagnols, et reçoit le grade de capitaine en récompense
de ses actions d'éclat, de l'assistance qu'il avait prêtée dans ses croi-
sières au commerce français et des nombreuses prises qu'il avait faites,
car alors les capitaines, tout en se battant pour le roi, faisaient pour leur
propre compte la chasse aux navires marchands. A la mort de Richelieu,
la plus grande partie de la flotte est désarmée, et Duquesne, ne trouvant
plus en France d'élémens pour son activité, s'embarque pour la Suède
au moment où la reine Christine venait de déclarer la guerre au roi de
Danemark, Christian IV. Il assiste aux combats de Ripen et de Lalandt,
et Christine lui confère le grade d'amiral-major. La conclusion de la
paix le ramène en France; il se signale à la bataille de Telamone, li-
vrée aux Espagnols par le duc de Brézé, qui fut tué sur son banc d'ami-
ral, et le brevet de chef d'escadre lui est accordé par Louis XIV malgré
les nombreux ennemis qu'il avait à la cour et qui ne cherchaient qu'à
le desservir. Plus sage que Turenne et Condé, qui compromirent leur
gloire pendant les troubles de la fronde, Duquesne resta fidèle à la
cause nationale. Il commanda l'expédition envoyée dans la Gironde au
moment de \s révolte de Bordeaux, et soutint, en se rendant au poste
qui lui était assigné, une lutte sanglante contre les Anglais, qui ne
réussirent pas à lui barrer le chemin, malgré la supériorité de leurs
forces. Après la paix des Pyrénées, il suivit le prince de Beaufort dans
ses campagnes contre les corsaires barbaresques, fit de nombreuses
prises, et fut nommé lieutenant-général en 1667. Il avait alors cin-
quante-sept ans : ce fut pour lui l'âge de la gloire et des grandes ac-
tions. Son nouveau titre lui donnait enfin le droit de commander en
chef, et il ne tarda pas à montrer tout ce qu'il pouvait faire. En 1676,
il remporta la grande victoire de Stromboli, et celle du mont Gibel, oii
Ruyter fut blessé mortellement, et qui fut suivie de l'incendie de la
flotte ennemie dans le port de Palerme. Une expédition contre les cor-
saires de Tripoli, le bombardement d'Alger et de Gênes, la bataille de
Sainte-Héline marquèrent les dernières années de cette longue et glo-
rieuse existence.
Duquesne était protestant; Louis XIV ne voulut jamais lui confier le
grade d'amiral, dont il était certes beaucoup plus digne que le comte
de Vermandois ou le comte de Toulouse, car le serment du sacre pla-
çait au premier rang des devoirs de la couronne l'extirpation de l'héré-
sie; admettre un réformé parmi les grands dignitaires du royaume pou-
vait passer aux yeux des confesseurs du roi ou de M'"^ de Maintenon
pour un cas réservé, et Louis, pour se mettre tout à la fois en règle
avec Dieu et ses devoirs de chef d'état, qui l'obligeaient à récompenser
2i8 REVUE DES DEUX MONDES.
d'écUUans services, fit de Duquesne un marquis, et lui donna en 1681
200,000 livres, — juste le prix d'un des colliers de Fontanges, — pour
payer la terre du Bouchet, qu'il venait d'acheter, mais à la condition
expresse que ni lui ni ses cnfans « ne pourraient, sous quelque prétexte
que ce soit, faire dans cette terre aucun exercice de la religion préten-
due réformée. » Malgré l'ardeur de son protestantisme, l'illustre marin
accepta le don royal avec reconnaissance; il en respecta les clauses, et ce
fut au Bouchet qu'il passa ses derniers jours.
Le 1" février 1688, Duquesne se trouvait à Paris dans sa maison de
la rue de Bourbon qu'il avait conservée après l'acquisition de son do-
maine. Il donnait à ses domestiques des ordres pour le lendemain lors-
qu'il fut frappé d'une attaque d'apoplexie foudroyante, dont il mourut
dans la nuit. L'Angleterre aurait ouvert à sa dépouille mortelle les ca-
veaux royaux de Westminster; mais en France il ne fallait pas songer à
lui faire des funérailles solennelles; le roi n'aurait point voulu, après
la révocation de l'édit de Nantes, autoriser des obsèques qu'il eût regar-
dées comme un scandale public. Le cercueil, placé dans un carrosse de
deuil, fut transporté de nuit au Bouchet, et l'inhumation eut lieu en
présence des seuls membres de la famille, dans un coin du jardin atte-
nant au cliàteau. Une plaque de marbre, ornée d'une inscription latine,
indique encore aujourd'hui la place où repose le vainqueur de Strom-
boli, du mont Gibel et de Sainte-Héline.
Ici nous rencontrons un fait qui montre à quel point l'aveugle ardeur
du prosélytisme avait étouffé chez Louis XIV tout sentiment de justice et
de convenance. Après avoir rendu, « sans aucun exercice de la religion
prétendue réformée, » les derniers devoirs à son mari, M'"« Duquesne s'é-
tait empressée de revenir dans la maison de la rue de Bourbon pour procé-
der aux inventaires et régler les intérêts de ses enfans mineurs. Elle y était
à peine depuis trois jours que le lieutenant de police, de La Reynie, se
présentait chez elle et lui demandait, au nom du roi, « si elle voulait
se faire instruire en la religion catholique, sa majesté étant résolue, si
elle ne prenait point ce parti, de la faire sortir du royaume. » Sa majesté
en avait fait sortir tant d'autres qu'on pouvait s'attendre à un ordre
d'expulsion. Cependant M'"'' Duquesne, par respect pour la mémoire de
son mari, opposa aux menaces de La Reynie un refus formel. Aussitôt
le ministre de la marine, de Seignelay, écrivit à l'intendant de Paris,
M. de Menars : u Le roi ayant résolu d'en user à présent à l'égard de
la famille Duquesne ainsi qu'il a fait à l'égard de tous les autres reli-
gionnaires opiniâtres, sa majesté m'a ordonné de vous dire que son in-
tention est que vous fassiez incessamment saisir tous les biens qui sont
dans l'étendue de votre département qui se trouveront avuir appartenu
à M. Duquesne. » La saisie fut exécutée; des garnisaires occupèrent la
maison et s'y conduisirent avec la brutalité qui était l'un des attributs
officiels de leurs fonctions. Menacée de l'exil et de la ruine, la malheu-
REVUE. — CHUOMQUE. 2/i9
rcLiSG veuve dut céder; après un mois de résistance, elle abjura, parce
qu'elle savait que le roi voulait, comme le disait un de ses ministres,
« qu'on usât des dernières rigueurs contre ceux qui n'étaient point de
sa religion. » M. de Seignelay, tout fier de celte victoire, adressa une
nouvelle lettre à M. de Menars pour le prévenir « de donner sur-le-
champ mainlevée des saisies qu'il avait fait faire sur les biens de
M""' Duquesne, et de lui témoigner en celle circonsUince louie riionnêlelé
possible, » car la politesse, dans le siècle des dragonnades et des pré-
cieuses, se mêlait toujours à la violence. Quand les archers du guet ex-
pulsèrent les religieuses du Port-Royal, dont la plus jeune avait cin-
quante ans, et les firent monter de force dans de mauvais carrosses
attelés de mauvais chevaux, ils apportèrent encore toute l'honnêteté pos-
sible dans leur brutale mission. Il en était de même pour les duels; on
s'égorgeait avec urbanité.
La biographie de Duquesne, telle que l'a reconstituée M. Jal, est aussi
exacte, aussi complète qu'on pouvait l'attendre d'un chercheur infati-
gable qui, après avoir fouillé toutes nos archives, a fait un voyage en
Hollande pour vérifier quelques dates et recueillir l'opinion des compa-
triotes de Ruyter sur son illustre rival. Ce n'est cependant point la par-
tie biographique qui fait le plus grand intérêt du livre, ce sont les dé-
tails historiques dans lesquels on l'a encadrée. Il y a là beaucoup à
apprendre, car les renseignemens et les rectifications abondent, et l'on
y trouve, un peu confusément disséminés parfois à travers la trame du
récit, des indications nouvelles sur le matériel, le personnel, la disci-
pline et les faits de guerre. Au xvn'^ siècle, ce matériel comprenait trois
types : les galères, les vaisseaux ronds et les vaisseaux longs. Les ga-
lères étaient de cinq à sept fois plus longues que larges; elles avaient
des voiles, mais seulement comme moteurs auxiliaires, et marchaient
à la rame. Le nombre des rames était de 50 à 52, maniées par 5 et plus
souvent 6 rameurs, esclaves turcs, forçats ou volontaires (1), ce qui exi-
geait, en dehors des combattans, un personnel de 300 hommes. Elles
portaient à l'avant quelques canons placés sur le pont, mais leur im-
portance, comme machines de guerre, était très secondaire. On les em-
ployait dans les débarquemens, le blocus des ports et des côtes, qu'elles
pouvaient approcher de près à cause de leur faible tirant d'eau, et
surtout comme remorqueurs. Les vaisseaux ronds étaient de trois fois
seulement plus longs que larges, et servaient principalement aux trans-
(I) Comme il était souvent assez difficile d'avoir des rameurs, on autorisait les for-
çats de qualité à se faire remplacer par des Turcs. Les forçats, quand ils pouvaient
par leur famille ou leurs amis se procurer de l'argent, faisaient acheter des esclaves
sur les marchés de l'Orient, et, comme on en avait au prix moyen de 150 livres par
tête, ils en fournissaient quelquefois en paiement de leur liberté une ou plusieurs
douzaines. Cet étrange moyen de garnir les bancs des rameurs fut à diverses reprises
mis en pratique sous Louis XIV. On avait en môme temps le soin de recommander
aux juges criminels de faire de leur mieux pour appliquer la peine des galères.
250 REVUE DES DEUX MONDES.
ports. Les vaisseaux longs se rapprochaient des galères pour les propor-
tions et formaient la flotte de combat. Ils étaient massifs, hauts de bor-
dage et chargés à l'avant et à l'arrière de constructions en saillie qui
s'élevaient sur leurs gaillards et qu'on appelait des châteaux. Les ami-
raux, les chefs d'escadre, les capitaines eux-mêmes, pouvaient modifier
les types à leur fantaisie, et il résultait de là de grandes différences
dans les qualités nautiques des vaisseaux. Les constructeurs, qu'on dé-
signait sous le simple nom de charpentiers, étaient d'ailleurs fort ha-
biles et ils en donnèrent la preuve à Toulon en 1679, lorsqu'ils arrivè-
rent en se.ft heures à bâtir la coque d'un vaisseau de quarante canons et
à la mettre en état d'être lancée.
L'artillerie se composait de pièces de fonte, de pierriers et de mor-
tiers de calibres très divers, mais il ne paraît pas qu'elle ait reçu au
xvn« siècle des perfectionnemens notables. En 16fi6, un sieur Émeric,
de Lyon, inventa un nouveau modèle se chargeant par la culasse; il pro-
posa son système, mais ne put réussir à le faire adopter, quoiqu'il en
eût démontré les avantages; il en fut de son invention comme du traité
de Salomon de Caus, ^^5 Raisons des forces mouvantes, comme du mé-
moire de Papin, la Nouvelle manière d'élever l'eau par la force du feu.
C'est qu'en effet il n'y a chez nous que les inventeurs d'absuidités poli-
tiques ou sociales qui aient le privilège de se faire adopter d'emblée; le
phalanstère de Fourier, la Ville nouvelle et la femme libre des saint-
simoniens, l'Icarie des communistes cabetistes, ont rallié des disciples
enthousiastes; mais ceux qui ont travaillé à centupler les forces de
l'homme, à doubler la richesse industrielle, n'ont trouvé pour la plupart
que le silence, le dédain ou l'hostilité; on les a regardés comme des
rêveurs contre lesquels il fallait se mettre en défiance. Salomon de Caus
ne fut pas enfermé comme fou par ordre de Richelieu , ainsi qu'on l'a
souvent répété; mais, ne trouvant pas à vivre dans son propre pays, il
offrit ses talens d'ingénieur à l'Angleterre et à l'Allemagne, où il fut suc-
cessivement attaché au prince de Galles et à l'électeur palatin. Denis
Papin, chassé du royaume comme protestant, alla professer les mathé-
matiques à l'université de Marbourg; il fit dans cette ville les applica-
tions de ses découvertes, et ce fut sur une rivière allemande, sur la
Fulde, que navigua le premier bateau à vapeur construit par un Fran-
çais. Le sieur Émeric vit ses canons repoussés par Colbert lui-même, et
son invention toute française, comme les découvertes des forces motrices
de la vapeur, ne profita qu'aux ennemis de la France.
Si notre marine eut tant de peine à se développer sous l'ancienne mo-
narchie, la question d'argent y est entrée pour la plus grande part. En
1662, il fallait 318,000 livres pour réparer les vaisseaux qui se trouvaient
dans les ports, et pour achever ceux qui étaient sur les chantiers; mais,
suivant le mot d'un écrivain du temps, « il n'y avait pas un sou, » et le
gouvernement, pour faire les réparations les plus urgentes, ne trouva
REVUE. — CHRONIQUE. 251
d'autre moyen que de louer à des négocians les quelques navires qui
pouvaient encore tenir la nier, à la charge qu'ils en feraient radouber
un certain nombre à leurs frais. Les matelots restaient parfois toute
une campagne sans recevoir de solde; quelques capitaines ne se faisaient
point scrupule de garder l'argent pendant huit ou dix mois, comme le
constate une lettre par laquelle M. d'Infreville demande à Colbert de
faire payer manuellement et régulièrement les équipages, ce qui causera,
dit-il, mille bénédictions de leur part pour la prospérité de sa majesté.
Le patriotisme venait heureusement suppléer à rinsuflisance du budget.
Les villes du liUoral armaient à leur compte, et, comme la plupart des
officiers supérieurs étaient nobles et très souvent riches, beaucoup d'entre
eux équipaient des navires et les mettaient à la disposition du roi. Il
faut rendre cette justice à l'ancienne noblesse, que, chaque fois qu'il
s'agissait de l'honneur et de la défense du pays, elle ne marchandait
ni son argent ni son sang; par malheur elle portait trop souvent dans
l'armée navale le même esprit d'indiscipline que dans l'armée de terre.
Les gardes marines, recrutées en grande partie de jeunes gentils-
hommes, provoquaient leurs officiers; les capitaines dépensaient, sans
l'aveu de leurs chefs d'escadre, 10,000 livres pour faire une tente à leur
grand canot. On mettait les gardes marines aux fers dans la cale avec
de simples matelots, on révoquait les capitaines, mais les exemples les
plus sévères ne corrigeaient pas cette noblesse aussi brave qu'entêtée de
ses privilèges. Elle se croyait au-dessus des punitions que pouvaient
lui infliger des chefs dont quelques-uns étaient ses inférieurs par l'an-
cienneté de la race, seule distinction qu'elle ait admise parmi ses mem-
bres, et plus d'un vaillant marin, déchu de son grade pour cause de
désobéissance, se faisait gloire de dire comme le brave colonel de Coët-
quen, qui fut cassé à la tête de son régiment, en présence de Louis XIV,
pour avoir refusé de porter l'uniforme : u Sire, me voilà cassé, heureu-
sement que les morceaux m'en restent. »
Après les officiers, c'étaient les rameurs qu'il était le plus difficile de
plier à la discipline, ce qui s'explique par la composition du personnel,
composé en grande partie de la fleur des malfaiteurs et des vagabonds.
L'intendant Arnoul, dans une lettre à Colbert, se plaint que les forçats
« vendent leurs chemises et leurs habits pour ivrogner... J'en ai fait
châtier, dit-il, quatre ou cinq en ma présence; mais, comme les coups
de gourdin et de latte ne sont que des châtouillemens pour eux, je
leur ai promis de leur faire couper le nez aux chrétiens et les oreilles aux
Turcs. Il faut nécessairement cette sévérité et quelque chose au-delà, et
forcer son naturel. »
Dans un pays où les érudits d'occasion envahissent la science sérieuse,
où l'on fait des livres avec des livres, du neuf avec du vieux, sans se
donner la peine de remonter aux sources, les traditions fautives ont al-
téré notre histoire. Nous citerons comme exemple la bataille de La
252 REVUE DES DEUX MONDES.
Hogue. Ouvrez les manuels à l'usage des classes, ouvrez même de volu-
mineux ouvrages, vous y lirez que la marine de Louis XIV a été anéan-
tie dans cette malheureuse journée; M. Jal montre par des faits incon-
testables ce qu'il faut penser de cette affirmation si souvent répétée. Au
commencement de l'année 1602, la France possédait 120 vaisseaux de
combat du 1" au 5« rang parfaitement armés, et 190 brûlots, flûtes et
petits navires de différentes sortes, sans compter une bonne escadre de
galères. La bataille, livrée le 29 mai, nous coûta Ih navires, dont 2 pris,
et 12 échoués à la côte et brûlés par les Français eux-mêmes pour les
empêcher de tomber au pouvoir de l'ennemi, après que l'on eut retiré
l'artillerie, les munitions et les agrès. Or, demande M. Jal, peut-on
dire raisonnablement qu'une marine est anéantie quand elle perd
\h bâlimens sur 310? elle était même si loin de l'être qu'en 1693, à la
brillante affaire de Lagos, Tourville se trouvait à la tète de 71 vaisseaux
et de 29 brûlols, chiffre beaucoup plus élevé que celui de la flotte
de La Hogue, où il n'avait que lih vaisseaux et 11 brûlots contre les
88 vaisseaux et les 18 brûlots des Anglo-Hollandais. La môme année, le
comte d'Estrées croisait dans la Méditerranée avec 30 voiles. Il y avait
encore un assez grand nombre de bons navires dans les ports, et le per-
sonnel était excellent et nombreux. Voilà l'exacte vérité. Ce n'est donc
pas dans une glorieuse défaite provoquée par les ordres intempestifs de
Louis XIV (1), qui avait la vaniteuse prétention de diriger de Versailles
les opérations maritimes et militaires, comme nous avons vu dans nos
récens désastres des licenciés en droit les diriger de Tours ou de Bor-
deaux; ce n'est pas dans une perte de 1/j bâtimens qu'il faut chercher
les causes de la ruine de notre marine si forte jusque-là, c'est dans la
guerre continentale que la France eut à soutenir contre la grande al-
liance. H ne s'agissait plus à cette époque de faire de nouvelles con-
quêtes; il fallait sauver celles qui avaient été faites depuis 1670, défendre
Us vieilles enclaves de la monarchie, et protéger contre l'invasion la ca-
pitale elle-même. Toutes les ressources en hommes et en argent furent
(1) Louis XIV avait donné l'ordre à Tourville de livrer bataille quelle que fût la
supériorité do l'ennemi. Tourville connaissait trop bien son métier pour ne pas faire
quelques oisorvations. Louis XIV répondit par un nouvel ordre, qui fut exécuté cette
fois. La bataille, béroïqucmcnt soutenue contre des forces doubles, fut perdue; et les
vaisseaux échoués sur la plage brûlaient encore lorsque arriva un troisième ordre
celui d'éviter tout engagement avant d'avoir rallié des renforts. Ce n'est donc pas
Tourville qu'il faut accuser de la défaite, car il l'avait prévue; il avait fait pendant
l'action tout ce qu'on pouvait attendre de son courage et de son habileté, et la res-
ponsabilité du désastre ne doit peser que sur Louis XIV. Nous ajouterons à ces détails
un fait encore inédit et qui n'a été révélé que dans ces derniers temps par la décou-
verte d'un rapport confidentiel et secret sur la bataille de La Hogue. L'un des princi-
paux chefs de la flotte française avait un neveu qui commandait un vaisseau. Celui-ci
échoua par suite d'une fausse manœuvre, et aussitôt l'oncle, pour ne point laisser
peser sur son neveu le soupçon d'incapacité, donna ordre aux navires placés sous ses
ordres de se jeter à la côte.
t
REVUE. CIIKONIQUE. 253
reportées sur l'armée de terre, — comme nous l'avons encore vu en
1870, — et ce n'était pas quand on avait grand'peine à la nourrir, à
l'équiper, et plus de peine encore à la payer, ce n'était pas au moment
où le grand roi en était réduit à mettre en vente des offices de contrô-
leurs de perruques, d'inspecteurs de veaux, de gardes-baleaux metteurs
à port sur les quais de Paris, de visiteurs des empiiemens de bois, qu'on
pouvait trouver dans un trésor épuisé les ressources nécessaires aux
constructions navales et au dispendieux entretien du matériel. On ne
renouvelait rien, on ne réparait rien; l'escadre de DLic;uay-Trouin soute-
nait seule l'honneur de nos armes, et, comme des soldats mutilés, le
Royal Louis, la Friponne, le Cheval marin, le Picfeon blanc, le Saint-Es-
prit, V Hirondelle, le Fendant, le Soleil d'Afrique, YOrgueiUeux, tous les
vieux compagnons de gloire de Tourville, de Jean Bart et de Duquesne,
attendaient, ensablés dans les ports, désarmés, dégréés, taraudés par
les vers, la hache du charpentier, qui devait envoyer leurs débris aux
visiteurs des empiiemens de bois.
Tout en félicitant M. Jal de son travail, nous avons à lui adresser
quelques critiques au sujet de la composition de son livre. A force
de vouloir éclaircir et préciser tous les faits, il s'est laissé entraî-
ner plus d'une fois à des détails par trop minutieux; il n'a pas toujours
mis suffisamment en relief des documens très intéressans , qu'il a le
premier fait connaître, et qui concernent soit l'organisation générale,
soit les diverses branches du service, soit des aclions de guerre. Ces
réserves faites, nous ne pouvons que louer une étude qui se distingue
par de vastes recherches, une parfaite connaissance des questions spé-
ciales, et qui jette un jour nouveau sur l'un des côtés les plus glorieux
et les moins connus du règne de Louis XIV. Les amis de notre histoire
nationale ainsi que nos officiers y trouveront, les uns un vif intérêt de
curiosité, les autres plus d'un enseignement pour leur noble profession,
et dans l'hommage rendu par M. Jal au héros dieppois, dans le récit des
hauts faits de ces intrépides marins du xvii* siècle, qui ont tenu si haut
et porté si loin notre pavillon, nous trouverons tous, après les malheurs
sans précédons qui nous ont frappés, les consolations de notre ancienne
gloire, des exemples et des espérances. charles louandre.
Dictionnaire général des forêts, par M. Antoiiin Roussel, 2 vol. in-8', Nice.
Le Dictionnaire général des forets de M. Rousset, dont la première
partie vient de paraître, n'est pas un ouvrage de théorie et de discus-
sion; c'est l'exposé de toutes les lois, arrêts judiciaires et règlemens fo-
restiers, résumés suivant l'ordre alphabétique des matières auxquelles
ils s'appliquent. Depuis la publication faite par Baudrillart en 1827 du
Recueil chronologiqu,e des règlemens forestiers, qui n'a plus aujourd'hui
254 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une valeur archéologique, plusieurs tentatives ont été faites par
l'administration forestière pour rédiger une instruction générale qui
pût guider sûrement ses agens dans tous les détails de leur service.
Elle a toujours reculé devant la difficulté de la tâche. On ne se figure
pas en effet combien il faut d'instructions spéciales et de circulaires
pour faire marcher un service aussi important et aussi compliqué que
l'administration forestière. Les lois et les décrets ne statuent que sur
les questions générales; mais, quand il s'agit de l'exécution, il faut pé-
nétrer dans les détails et prescrire aux agens ce qu'ils ont à faire dans
chaque cas particulier, afin d'établir l'uniformité dans l'administration
et d'éviter des solutions différentes pour des cas identiques. Ces in-
structions, qui ne peuvent avoir la fixité des lois et qui doivent se mo-
difier suivant les circonstances, deviennent si nombreuses qu'on finit
par ne plus distinguer entre celles qui sont en vigueur et celles qui ne
le sont plus.
Si l'on veut connaître par exemple la législation en matière de contri-
bution foncière pour les forêts, on n'a qu'à ouvrir le diclionnaire, on y
trouvera résumés en quelques mots tous les règlemens et arrêts qui con-
cernent cette importante matière, c'est-à-dire la base qui sert à établir les
contributions, les centimes additionnels, les impositions spéciales pour
chemins vicinaux, les cas d'exemption, les formalités pour obtenir des
réductions ou décharges. A l'article exploitation, \ous trouvez tout ce qui
concerne les divers modes d'exploitation des bois et les conditions aux-
quelles ils sont soumis dans les forêts domaniales ou communales, etc.
Ces deux volumes, comprenant la législation et l'administration fores-
tière, ne forment que la première partie du Dictionnaire général des
forêts. Celui-ci sera complété par la publication de tout ce qui est rela-
tif à la botanique, à la sylviculture, à l'aménagement, à la statistique,
et l'on pourra dire alors que la bibliographie forestière de France s'est
enrichie d'un véritable monument. j. clavé.
Artikel Y, von Edgar Bauer. — Naclivort von A. Bille. Altona 1873.
Dans la guerre de trente ans, dit la légende, un officier impérial ayant
remarqué sur une table d'auberge un livre de piété, le Jardin du Pa-
radis de Jean Arndt, le lança dans le poêle, où flambait un bon feu, —
deux heures plus tard, l'hôtesse le retrouva intact au milieu des cen-
dres; mais l'officier périt peu après de mort violente. C'est ainsi que
l'article 5 du traité de Prague a traversé, comme par miracle, l'épreuve
du feu, car l'espoir de ceux qui se flattaient qu'il serait consumé dans
les flammes du grand incendie de 1870 a été trompé. Il n'a pas non
plus péri dans les flots des discours et des dissertations où ses adver-
saires ont tenté de le noyer; il subsiste, il surnage, il attend depuis
REVUE. — CHRONIQUE. 255
sept ans si on osera s'en débarrasser, s'il aura le sort des stipulations
du traité de Paris.
« L'article 5! Qui s'avise d'en parler? Personne dans l'empire alle-
mand, du moins sans y être forcé. Qui y songe encore? Tous ceux qui
suivent avec intérêt les destinées changeantes du droit des traités. »
C'est ainsi que débute un petit livre signé par un publiciste allemand
qui s'est fait connaître depuis longtemps comme un des plus ardens
champions de la cause danoise. L'article 5 du traité de Prague, cette
promesse jamais reniée, jamais tenue, n'est-ce pas en effet comme la
pierre de touche de la conscience moderne ? Cette porte, qui depuis
sept ans n'est ni ouverte ni fermée, — qui n'est pas ouverte, puisqu'on
n'y peut passer, et qui n'est pas fermée, puisque les habitans du Sles-
vig conservent toujours l'espoir d'être rendus au Danemark, — n'est-ce
pas une preuve que la force ne prime pas toujours et partout le droit?
On se rappelle la teneur de l'article 5 de la paix qui fut conclue à Prague
sous les auspices et giâce à l'intervention de la France. « L'empereur
d'Autriche cède au roi de Prusse tous ses droits sur les duchés de Hol-
stein et du Slesvig, avec cette réserve, que les populations du Slesvig
septentrional seront laissées au Danemark, si par un vote libre elles
expriment le vœu de lui rester unies. » Dans les premiers temps, on
avait l'air à Berlin de prendre cette stipulation au sérieux. « Nous
sommes, disait M. de Bismarck au mois de décembre 1866, nous sommes
engagés, il est vrai : ni le vote du comité ni les résolutions de la chambre
ne peuvent nous délier de nos promesses; mais du moins la condition
qui nous est imposée sera par nous exécutée de telle sorte qu'il n'y ait
aucun doute sur l'indépendance et la loyauté du vote ainsi que sur la
volonté populaire dont il devra être l'expression. » A force de retourner
ce désagréable article 5, M. de Bismarck ne devait pas tarder à y décou-
vrir quelque chose que le traité « ne prévoit pas expressément, mais
qu'il n'exclut pas non plus; » c'était le droit pour la Prusse d'exiger des
garanties en faveur des Allemands qui continueraient de résider sur les
territoires rétrocédés, car « les minorités ont droit également à notre
protection. » On avait trouvé l'échappatoire qui permettait d'ajourner
l'exécution complète du traité et, pendant les négociations engagées
sous ces heureux auspices, de préparer par tous les moyens « un vote
indépendant et loyal. » On avait gagné du temps pour germaniser les
duchés; on se mit à l'œuvre bravement, avec conviction. Les procédés
employés par la Prusse sont connus : les échos qui nous arrivent de ces
pays opprimés en font une étrange peinture.
Cependant les populations du Slesvig s'obstinent dans leur résistance;
loin d'être éblouies par la brillante fortune de la grande patrie, elles se
sentent plus que jamais solidaires avec l'honnête petit pays dont on les
a violemment détachées. L'infatigable protestation de leurs députés, l'at-
25G REVUE DES DEUX MONDES.
titude ferme et résignée de MM. Kryger et Âhlmann en face des rires
ironiques par lesquels la chambre prussienne a pris Thabitude d'ac-
cueillir leurs déclarations, prouve que le dernier mot n'est pas dit dans
cette affaire. Les protestations semblent même s'accentuer de jour en
jour, à en juger par les résultats des élections. Celles qui eurent lieu en
1867 pour le parlement de la confédération allemande du nord avaient
démontré qu'au nord d'une ligne Adelby-Hanvede-Ladelund-Burkal-
Hostrup-Daler-Emmerlev, la majorité danoise comprenait les quatre
cinquièmes de la population, ses députés ayant réuni 80 pour 100 des
votes; au mois de mars 1870, le nombre des votes dépassa 81 pour 100.
Ce résultat est d'autant plus significatif que beaucoup de SIesvigeois ont
émigré pour échapper au service militaire et qu'ils ont été remplacés par
des Allemands qui prennent part au vote. Pour les chambres prus-
siennes, les élections ont été renouvelées huit fois en six ans, et chaque
fois MM. Kryger et Ahlmann ont obtenu 87 1/2 pour 100 des voix, leurs
concurrens n'ayant pu réunir que 12 1/2 pour 100. Enfin les pétitions
pour la réunion du Slesvig septentrional au Danemark se succèdent sans
relâche ; encore au mois de décembre dernier, une pétition signée par
406 électeurs au second degré (dont 183 du cercle d'Haderslev) a été
adressée à la chambre des députés de Berlin, auxquels on a distribué
en même temps le pamphlet de M. Edgar Bauer, éloquente et incisive
plaidoirie en faveur de ces populations qui ne réclament que leur droit.
On se rappelle également l'adresse signée par 27,^00 habitans qui fut
envoyée à Berlin en 1869. Ces imposantes manifestations ne justifient
guère le reproche d'indolence que la Gazelle nalionale faisait récemment
aux SIesvigeois, qui, disait-elle, « ne fournissaient pas à la presse alle-
mande une base sérieuse pour appuyer leurs réclamations. »
M. Edgar Bauer, dans un vigoureux réquisitoire, dénonce les obscures
menées de la politique prussienne qui avaient préparé de longue main
les conquêtes de 1866. La Prusse a trouvé dans Y idée allemande un ta-
lisman et une arme de combat. Vidée allemande justifie tout, elle est
au-dessus du droit. Quel obstacle s'oppose encore à l'exécution de l'ar-
ticle 5? Un obstacle tout sentimental : le non possumus des Allemands.
Un traité qui gêne le cœur allemand cesse d'être valable. La parole al-
lemande est irresponsable et souveraine. Pareil à Samson, fils de Manué,
que l'esprit possède dans le camp de Dan, le Germain demande des
cordes neuves qui n'aient point encore servi; « qu'on l'attache avec ces
liens, et il sera faible comme un autre homme. » Mais à peine l'a-t-oa
lié, que les sept liens neufs tombent à ses pieds. Qu'il prenne garde
pourtant que personne ne devine le secret de sa force!
Le directeur-gérant, G. Buloz.
LA NOUVELLE
CONFESSION DE FOI
DU DOCTEUR STRAUSS
De) aile und der neue Glaube {L'ancienne foi et la nouvelle),
par David Friedrich Strauss, Leipzig IS'72.
Le 21 décembre 1872, M. Gladstone, s'adressant à un auditoire
en grande partie composé de jeunes gens, les prévenait en termes
très vifs contre un livre allemand publié depuis peu, et les enga-
geait à ne pas le lire, « car, disait- il, le livre est détestable, et,
si l'apôtre enseigne qu'il faut examiner toute chose, c'est seule-
ment pour qu'on retienne ce qui est bon. » De quelle manière
M. Gladstone s'y est-il pris pour interpréter ainsi l'une des pareles
les plus claires de saint Paul, ce n'est pas à nous de l'expliquer. Si
nous rappelons cet incident, qui défraya quelque temps la presse
quotidienne du royaume-uni, c'est pour nous justifier d'avance aux
yeux de ceux qui s'étonneraient de nous voir attacher tant d'impor-
tance à un livre dont l'existence est à peine connue en France, et
qui seraient tentés de s'écrier : Que de bruit pour un livre alle-
mand! Quand un personnage tel que M. Gladstone prend à tâche de
dénoncer iirbi et orbi un ouvrage écrit hors d'Angleterre, c'est sans
doute que ce livre et l'écrivain en valent la peine. C'est unique-
ment aux tristes préoccupations qui nous absorbent qu'il faut at-
tribuer notre inattention. Ce livre est un événement, et l'auteur,
M. Strauss, occupe un rang trop distingué dans l'histoire des idées
TOME CIV. — 15 MARS 1873. 17
25S REVUE DES DEUX MONDES.
leligieusps contemporaines pour que nous affections d'ignorer son
œuvre. S'il nous déteste d'une des plus cordiales haines qui aient
jamais fait bouillir un cœur de philosophe, c'est une raison de plus
pour que nous ne lui refusions aucun des égards auxquels il a droit
par son savoir et ses rares talens. Les mises à l'index, de quelque
part qu'elles viennent, n'ont jamais été valides en France, et, si
notre jugement sur le livre en question se rapproche beaucoup de
celui de M. Gladstone, ce ne sera pas faute de l'avoir lu ni d'avoir
engagé les autres à en faire autant.
I.
Pour comprendre la sensation produite en Allemagne et hors
d'Allemagne par la dernière confession de foi du docteur Strauss,
51 faut s'orienter eu résumant le passé et la position récente encore
an fameux critique. C'est son livre sur la Vie de Jésus qui dès 1832
lui assigna une place à part dans le monde théolngique. Les igno-
rans seuls aujourd'hui s'imaginent encore que M. Strauss niait dans
cet ouvrage l'existence réelle de Jésus: mais il est constant qu'il
réduisait tout ce qu'on en pouvait savoir avec certitude à un mini-
mum bien mince à côté des pétrifications mythiques dont, selon
lui, l'histoire évangélique était presque entièrement composite. On
sait les tpmpêies que souleva cette audacieuse entreprise, et com-
ment, pendaiit nombre d'années, l'auteur de la Vie de Jésus se vit
condamné à l'isolement le plus complet. Toutes ses espérances
d'avenir furent brisées. Né pour le professorat, il vit se fermer
toutes les chaires auxquelles il aurait pu prétendre. La Suisse ré-
publicaine lui fut aussi inclémente que l'Allemagne monarchique et
princière. Son autre grand ouvrage, Die chriMcke Glmibenslehre,
qui traitait de l'histoire des doctrines chrétiennes et tendait à mon-
trer que ch icune de ces doctrines, ayant terminé son évolution, ne
laissait pour résidu que les thèses hégéliennes correspondantes,
s'était pas fait pour lui ramener les sympathies du grand nombre.
Pour comble de realheur, les enfans perdus de Ihégéiianisme, au
îieu d'épauler le sapeur des traditions les plus révérées, firent cho-
rus à leur manière avec les coryphées de l'orthodoxie, et rangèrent
îe docteur Strauss, bien trop conservateur à leur gré, parmi les ré-
trogrades et les bigots qui retardaient le progrès humanitaire. Pen-
dant toute cette période et quelque opinion que l'on professe, on
dcit rendre hommage au calme, au courage tranquille avec lequel il
subit cett^« position de paria, et à la dignité de son attitude en face
des passions, souvent aussi injustes que violentes, que ses écrits
avaient déchaînées.
LE DOCTEUR STRAUSS. 259
Cependant cette situation d'isolement complet ne dura pas tou-
jours. Le malheur de la Viede Je sus, c'est q\ïe\\eéia.it tombée comme
une bombe au milieu d'un public religieux où l'influence de Scldeier-
macher était toute -puissante. Obéissant h l'impulsion que cet émi-
nent théologien lui avait imprimée, la théologie allemande de cette
époque se faisait fort de compenser toutes les ruines amoncelées par
les démolitions historiques et critiques en mettant la personne
de Jésus pour ainsi dire hors du débat. Une communion mystique
et continue avec le fondateur du christianisme, saisi, par- dessus
l'histoire, par la conscience religieuse', devait dans le culic et dans
la vie tenir lieu des dogmes scolastiques et des pratiques pieuses
qui avaient si longtemps servi d'aliment à la foi traditionnelle, mais
dont la science indépendante avait démontré le vide ou l'insulTi-
sance. Les conclusions du jeune docteur frappaient d'esioc cette
figure divine que l'on prétendait maintenir dans les régions de
l'idéal, tout en la composant de fragmens empruntés à la réalité
historique. Le temps, le progrès des sciences bibliques, vinrent,
sinon confirmer la thèse fondamentale de M. Strauss, du uioins di-
minuer la distance qui le séparait des représentans les plus attitrés
de la science religieuse. L'école de Tubingue, Fr.-Chr. Baur en tête,
renouvela l'histoire du i*"' siècle chrétien. En particulier, la grande
question du quatrième évangile fut résolue scientifiquement. On
comprit mieux qu'on ne l'avait fait jusqu'alors ce que Jésus avait
dû être et avait du dire pour que le développement de l'église aux
tenops apostoliques fût ce que nous savons qu'il a été. Si d'un côté
cette réduction de l'histoire évangélique à sa logique int me ne
permettait plus de soutenir les vieilles doctrines sur la personne et
l'œuvre de Jésus, d'autre part cette personne et cette œuvre sor-
taient positivement du nimbe dont la tradition les avait envelop-
pées, du clair-obscur d'une critique purement négative, et revê-
taient des contours décidés, des formes palpables.
M. Strauss ne piit point de part ostensible aux recherches de ses
anciens maîtres ou compagnons d'étude, — car, pour lui aussi, Tu-
bingue avait été Y aima mater, et Baur, récemment nommé profes-
seur quand il entra lui-même à l'université, avait été l'un de ses
premiers maîtres. Grand fut donc l'intérêt que suscita en 1864 la
publication de sa nouvelle Vie de Jésus, élaborée en vue du peuple
allemand, et qui parut quelque temps après que M. Renan eut pu-
blié son célèbre ouvrage sur le même sujet. Il est douteux que »c le
peuple allemand, » quelle que soit l'instruction dont il se vante, ait
beaucoup lu le gros livre que M. Strauss avait écrit exprès [)our lui.
L'ouvrage était, même pour le peuple allemand, un peu lourd et trop
technique; pour les hommes compétens de tous les pays, ce n'en fut
260 REVLE DES DEUX MONDES.
pas moins une œuvre fort remarquable. L'auteur avait voulu mettre
à profit tout le travail opéré dans l'intervalle qui séparait sa première
Vie de Jésus de la seconde. Sur plus d'un point, il avait rediessé
ses premiers jugemens avec la plus louable impartialité. Ses conclu-
.sions, il est vrai, n'avaient pas essentiellement changé; pourtant on
pouvait signaler un effort sincère pour faire au christianisme toutes
les concessions que la conscience historique de l'auteur pouvait ap-
prouver, et cet effort à son tour ne pouvait être inspiré que par
l'amour de la vérité, mieux connue et mieux appréciée. M. Strauss
ne faisait point amende honofable; il persistait à regarder comme
incomplet l'idéal chrétien, tel qu'on peut le définir d'après Jésus
lui-même, sur le domaine surtout de la vie sociale, de la politique,
de la science, des beaux-arts; mais il ne niait pas que l'on pût lé-
gitimement le compléter en lui adjoignant, pour répondre aux be-
soins des temps nouveaux, des élémens empruntés à d'autres gran-
deurs morales. Il voulait élargir le chrisiianismi plutôt, que rompre
avec lui. Il ne rétractait pas ce qu'il avait dit dans son premier ou-
vrage quand il représentait Jésus comme le plus extraordinaire et le
plus sublime des génies religierx, comme celui dont la religion,
prise en elle-même, devait se retrouver nécessairement dans toute
vraie piété. La plupart des âmes croyantes et beaucoup de théo-
logiens pouvaient trouver ces déclarations insuffisantes; mais, dans
les temps de crise que nous traversons, l'étroitesse est mauvaise
conseillère, toutes les opinions ont droit h. leur place au soleil, et
l'on doit seulement se féliciter quand celles qui nous déplaisent sont
présentées avec sérieux, compétence et dignité. Enfin cette haute
impartialité ne pouvait qu'augmenter l'estime pour le caractère du
savant, et elle fortifiait ses raisonnemens sur un domaine où le parti-
pris, dès qu'il s'affiche, énerve d'avance toutes les démonstrations.
Les œuvres que l'auteur publia dans les années qui suivirent ne
contenaient rien qui fît soupçonner qu'un changement de quelque
gravité se fût opéré dans sa manière de voir. 11 semblait s'occuper
moins de théologie, un peu plus de littérature et d'art, et il trai-
tait ce nouveau genre d'études avec infiniment d'esprit et de goût.
Ses appréciations d'Ulrich de HuLten, de Lessing, de Voltaire, sont
très intéressantes. Survint la guerre de 1870. M. Strauss se révéla
à nous, Français, sous un jour très peu favorable. iNon pas que nous
lui reprochions la vivacité de son patriotisme, nous savions depuis
longtemps qu'il ne nous aimait pas; toutefois il y a plusieurs ma-
nières de combattre, il en est de bonnes et de mauvaises, et ce ton
méprisant, ce manque absolu d'égards pour des ennemis vaincus
qu'on achevait d'égorger, cette incapacité totale de se mettre, ne
fût-ce qu'un instant et pour rendre la discussion profitable, au point
LE DOCTEUR STRAUSS. 261
(le vue de son loyal adversaire, cette haine passionnée qui suintait
en quelque sorte de chaque ligne, révoltèrent tous les Français qui
suivaient sa controverse avec M. Rinan. Ceux d'entre nous surtout
qui avaient auparavant beaucoup aimé rAllemagne et salué dans
M. Strauss un de ses fils les plus éminens se sentirent déçus et
blessés. Qu'avait donc fait le docteur Strauss de cette hauteur de
vues, de cette conscience historique, de cette méthode froidement
impartiale, qui lui permettaient naguère de peser si scrupuleuse-
ment le pour et le contre sur les questions les plus délicates'/
Ce n'est pas un paradoxe que nous allons énoncer : M. Strauss
est décidément une des victimes de la dernière guerre. ïl est devenu
un homme nouveau, mais non un homme meilleur. On dirait que
ces événemens gigantesques, la commotion qui bouleversa les es-
prits lors de la folle déclaration de guerre du gouvernement impé-
rial, les succès inespérés des armes allemandes, l'annexion violente
de l'Alsace et de la Lorraine, l'humiliation du pays naguère le plus
fier de l'Europe, la fondation de l'empire allemand, on dirait que
tout cela lui est monté à la tête et la lui a tournée. Il a perdu cette
possession de lui-même qui faisait sa force au temps où il devait
tenir bon contre les orages théologiques fondant sur lui de tous les
coins de l'horizon. 11 y avait en lui comme une poche de fiel qu'il
avait longtemps comprimée, et qui s'est épanchée à la suite d'un
grand trouble moral. Quelque chose de batailleur, de brutal, des
procédés à l'emporte-pièce et pas toujours loyaux, parfois même
des plaisanteries de corps de garde, ont remplacé les allures posées
d'autrefois. Ce n'est plus un philosophe ni un critique, c'est un
pamphlétaire, et, si l'on ne savait que M. Strauss a dépassé l'âge où
l'on porte les armes, on serait tenté de croire qu'il a fait la cam-
pagne et qu'il est revenu avec ces manières soldatesques, que l'on
supporte chez un mi'itaire de profession, mais qui chez tout autre
provoquent le blâme ou le rire.
On dirait aussi qu'au fond M. Strauss souffrait moins qu'il n'ai-
mait à le faire croire de cette position de paria que ses premiers
travaux lui avaient faite. Il est des attitudes de Siméon Stylite qui
sont pénibles d'abord, mais auxquelles on finit par prendre goût.
Depuis que le contraste entre ses opinions radicales et celles que
professe le protestantisme avancé avait diminué, il éprouvait, sem-
ble-t-il, l'impérieux besoin de se distinguer des philistins qui, dans
l'église, cherchaient à maintenir le vieil édifice tout en faisant à la
raison moderne les concessions légitimes qu'elle réclame. Il en
voulait surtout à ses voisins. Quel malheur si, à la suite des trans-
formations récentes de l'Allemagne, on allait voir se constituer une
église évangélique assez élargie pour qu'il y eût lieu de se deman-
262 REVUE DES DEUX MONDES.
der s'il n'y aurait pas encore place pour lui dans son enceinte! C'é-
tait à frémir de peur. Il était donc urgent de creuser un nouveau
fossé, qtie dis-je? un nouvel abîme, et de prouver aux plus conci-
lians qu'il ne fallait pas un instant compter sur lui. De la cette pro-
fession de foi nouvelle, qui, rendons-lui cette justice, le rapproche
singulièrement de M. C. Vogt, que pourtant il n'aime guère, et l'é-
loigné d'autant des prot'3Stans libéraux.
M. Strauss s'est posé quatre questions. En premier lieu, sommes-
nous encore chrétiens? Il faut savoir que ce nous repréî^ente les
hommes que les querelles entre protestans orthodoxes et protestans
libéraux, entre vieux et nouveaux catholiques, laissent très froids
parce qu'ils ne veulent plus entendre parler d'as<^ociation religieuse,
de culte public ni de Dieu. Non, répond-il carrément, nous ne
sommes plus chrétiens, parce que nous avons rompu sans retour
possible avec tout ce qui fait le contenu positif de la religion chré-
tienne. — Seconde question : avons-nous encore de la religion?
Cela dépend. Non, si l'on entend par là une foi quelconque en un
Dieu personnel ou conscient; oui, si l'on consent à leconnaîire que
la religion des temps modernes se confond avec le sentiment du
rapport que nous soutenons individuellement avec l'Univers. L'uni-
vers, qu'on veuille bien se le rappeler, est désormais le dieu de
M. Strauss. — En troisième instance, comment comprenons-nous
le monde? Non plus, comme autrefois, sous la forme d'un ensemble
de choses se succédant dans le temps, originaires d'une volonté
créatrice et menées à bonne fin par cette même volonté, mais
comme l'organisme éternel, dont le fond permanent est une sub-
stance toujours identique, se manifestant par des évolutions locales
et temporaires qui se répètent, se ressemblent, se compensent, se
suppléent, de telle sorte par exemple que, si la vie disparaît sur
un point, elle reparaît sur un autre, que, si la conscience est anéan-
tie dans un système planétaire, elle s'éveille dans d'autres régions :
il n'y a en réalité que de la matière et des lois qui la régissent.
Le monde, à proprement parler, n'a pas de but. A chaque mo-
ment de son existence, il est ce qu'il doit être, et chacune de ses
parties, après avoir produit ce qu'elle pouvait, rentre dans la mort
pour faire place à d'autres qui naissent. — Gomment donc réglons-
nous notre vie? Telle est la quatrième question que piovoquent na-
turellement de semblables prémisses. Eh bien ! de la manière la
plus simple. Abjurant toute participation à des formes surannées,
l'homme moderne se nourrit intellectuellement et moralement de
science, de politique, de beaux-arts, surtout de littérature et de
musique, et il ne tiendra qu'à lui de puiser dans cette manière de
concevoir les hommes et les choses autant de consolations et de
LE DOCTEUR STRAUSS. 2(5J
mobiles salutaires qu'il en pouvait trouver dans les rêves religieux
où naguère il avait encore la naïveté de chercher les alimens de sa
vie spiiituelle. Dans cette dernière partie, qui forme la conclusion
pratique du livre, nous remarquons un salmigondis politique aussi
réactionnaire d'esprit et de tendance que les premiers chapitres
étaient radicaux, puis une appréciation détaillée des mérites trans-
cendans de Lessing, Goethe et Schiller, de Haydn, Mozart et Beetho-
ven, les deux trinités littéraires et musicales qui doivent remplacer
désormais la vieille trinité, décidément passive de mtKle. Il n'est
pas dit un mot de M. Wagner. Quel est donc ce mystère? Dérange-
rait-il par hasard la symétrie? ou bien serions-nous peut-être dyi
passé en musique, hostile à la musique de l'avenir?
L'aj)parition du livre n'eut pas tout de suite le retentissement
qu'on aurait pu croire. L'Allemagne, elle aussi, a ses piéoccupa-
tions. 11 y eut d'ailleurs un moment d'indécision. Les amis politi-
ques de l'auteur ne sont pas, tant s'en faut, ses amis religieux, et
réciproquement. Toutefois l'explosion ne tarda guère, et elle ne fut
pas précisément à l'avantage du docteur. Yieux et nouveaux catho-
liques, protestans de toute nuance, rédacteurs de la presse quoti-
dienne et périodique, philosophes et même naturalistes, tous furent
d'accord pour repousser ses principes et ses conclusions. En Suisse
et en Hollande, des théologiens connus par le caractère très avancé
de leurs opinions religieuses, tels que le professeur Rauwenhoff, de
Leide, et M. Lang, de Zurich, exprimèrent avec énergie leur dé-
ception profonde. On peut même remarquer que les critiques les
plus véhémentes sortirent, non des orthodoxies de noms divers qui
se partagent les églises, mais des tendances libérales, dont les re-
présentans pressentirent, et avec raison, qu'un tel livre ne pouvait
servir que les intérêts de la réaction politique et religieuse. C'étaiè
un spectre tout trouvé pour elle, et qui pourra longtemps la fortifier,
La mauvaise étoile de M. Strauss voulut aussi qu'à peu près ea
même temps parût un discours de M. Dubois-Reymond, de Berlio,
l'un des représentans les plus notables de l'école naturaliste, qm
n'est certainement pas suspect de tendresse exagérée pour is»
France, pati'ie de ses ancêtres, ni pour les vieilles idées philoso-
phiques, et qui démontre avec une incontestable compétence que
les explications purement physiques et chimiques sont profondé-
ment incapables de rendre compte des faits de conscience. En réa-
lité, cela rouvre à deux battans la porte à cet odieux spiritualisme
dont on voudrait si bien, et dont on ne peut jamais se débarrasser
tout à f.iit. 11 est facile de comprendre le parti que les adversaires
de M. Strauss tirèrent de cette coïncidence. Seuls, quelques or-
ganes du socialisme radical se montrèrent de bonne compositioiL.
264 REVUE DES DEUX MONDES,
Sans doute la politique préconisée dans le livre est loin de leur
plaire; cependant le vieux docteur en théologie rend un tel hom-
mage à leur manière de voir favorite en religion, c'est-à-dire au
nihilisme, qu'ils n'ont pas jugé à propos de faire les dégoûtés.
Pourquoi se fâcherait-on à cause de quelques applications arbi-
traires, quand en principe on vojs accorde l'essentiel? Il est pour-
tant douteux que ces approbations suspectes aient paru une com-
pensation suffisante à rari;>tocratique écrivain. — Bien que bourgeois
en effet et fier, dit-il, de l'être, M. Strauss, par ses goûts, ses ten-
dances et, on peut l'ajouter, par ses petites faiblesses, est un aris-
tocrate de la plus belle eau; mais si, comme nous nous permettons
de le soupçonner, M. Strauss éprouvait le besoin de se sentir encore
une fois bien isolé avant de quitter la scène de ce monde, on ne
peut lui contester le mérite d'avoir parfaitement réussi.
Cependant on se tromperait en partant simplement du fait de cet
isolement actuel pour affirmer que la confession d'un théologien
qui a formellement rompu avec l'église, le christianisme et toute
foi religieuse , sera sans effet sur l'opinion. M. Strauss aurait le
droit de rappeler, comme il le fait du reste dans un opuscule pu-
blié en guise de préface de la quatrième édition de son livre, qu'il
n'était pas moins isolé il y a quarante ans après l'apparition de sa
Vie de Jéms, et que, depuis lors, le développement de la science
religieuse a rapproché de lui bien des esprits qui avaient commencé
par se tenir soigneusement à l'écart. S'il faut reconnaître un se-
cond mérite à son dernier ouvrage , c'est la réunion en un même
corps de doctrine de thèses pins ou moins avouées, plus ou moins
dispersées, ici proposées par un matérialisme dépourvu de tout dis-
cernement philosophique, et qui ne se doute pas même des énor-
mités psychologiques qu'il se permet, là repoussées trop souvent
au nom d'un spiritualisme étranger aux progrès récens des sciences
naturelles. M. Strauss est toujours fort habile dans l'art d'exprimer
ses idées avec une clarté incisive, rare chez ses compatriotes, d'une
manière originale, humoristique et portant coup. L'espèce de bru-
tale franchise avec laquelle il coupe le dernier câble qui le rattachait
encore à la réforme plutôt qu'à la révolution religieuse vaudra à son
manifeste une popularité que ses travaux scientifiques n'ont jamais
eue. Le livre sera traduit, connu en France, et si selon nous la va-
leur de ce livre est fort mince, nous tenons à dire pourquoi.
II.
S'il y a dans cette confession du docteur allemand un chapitre
qui nous montre qu'il est tombé au-dessous de lui-même, c'est sans
LE DOCTEUR STRAUSS. 265
contredit le premier, celui où il se demande : sommes-nous encore
chrétiens?
La question en effot ne se pose pas pour un docteur en th(^olo-
gie comme; pour un écrivain ordinaire. Il est censé savoir pertinem-
ment ce dont il parie. Qu'un philosophe, étranger à toute étude
approfondie du dogme et de l'église, tranche tout bonnement la
question en montrant qu'aucun des credos officiellement en vigueur
dans les différentes églises chrétiennes ne peut tenir contre les ob-
jectio:is de la raison moderne, cette manière commode d'esquiver
une discussion difficile se comprend et, jusqu'cà un certain point,
s'excuse; mais le docteur Strauss, l'auteur de la Vie de Jéms,
peut-il se contenter à si peu de frais? Il est aujourd'hui bien des
manières d'être chrétien, et il doit le savoir. On peut l'être par
exemple sans convictions bien arrêtées, uniquement par sympathie
pour la religion en général et pour la forme historique la plus pure
qu'elle ait revêtue dans l'humanité. On peut l'être d'une façon qui
ne -permet pas de se rattacher à l'une quelconque des églises ac-
tuelles, et d'ailleurs il n'est pas d'idée plus fausse que celle qui
identifie la notion de christianisme avec celle d'église. On peut être
chrétien tout en pensant qu'il ne devrait y avoir aucun culte orga-
nisé. On peut l'être même sans le savoir, en s'imaginant qu'on ne
Test pas et en rappelant à ceux qui s'y connaissent mieux cette
parole de Jésus, d'après laquelle on peut u parler contre le fils de
l'homme, » et cependant ne pas s'opposer sciemment à l'esprit di-
vin. On peut l'être enfin en adhérant soit par le fait de l'éducation,
soit par choix délibéré, à l'une des sociétés chrétiennes existantes
qu'on appelle des églises. Le christianisme de nos jours s'est mani-
festé sous une multitude de formes distinctes; il est probable que
leur nombre augmentera encore, et il faut y regarder à deux fois
avant d'affirmer qu'une personne ou une doctrine ne peuvent plus
passer pour chrétiennes. Que doit donc faire le penseur, le critique,
l'historien, qui ne consent pas d'autre part à se payer de mots et
qui veut savoir ce qui constitue essentiellement le chrétien, ce qui
fait qu'on l'est ou qu'on ne l'est pas?
La méthode à suivre peut être laborieuse, mais elle est claire-
ment indiquée. Il faut remonter jusqu'à l'enseignement personnel
de Jésus, en le dégageant de tout ce que la tradition a pu lui ajou-
ter ou lui intercaler : M. Strauss sait parfaitement comment on doit
s'y prendre. Puis, quand on est arrivé à résumer cet enseignement
dans ses traits généraux, on ne va pas se butter contre tel ou tel
point de détail qui pourrait être tout autre sans rien changer au
fond, on saisit le principe essentiel qui commande tout le reste et
qui constitue l'originalité individuelle, le germe fécondant de cet
266 REVUE DES DEUX MONDES.
enseignement. Puisqu'il s'agit de religion, il est clair que ce prin-
cipe sera l'expression d'un certain rapport entre l'homme et la Di-
vinité, et, puisque cette religion est fille non pas du raisonnement
abstrait, mais d'une inspiration, d'une intuition du cœur (nous par-
lons toujours au point de vue strictement historique), il faut s'at-
tenrlre à ce que ce rapport sera plutôt senti que défini; seulement
la réflexion saura bien formuler pour l'intelligence le principe latent
sous les manifestations du sentiment. Or, s'il est quelque chose de
personnel, d'inaliénable, de permanent dans l'enseignement de
Jésus, c'est le sentiment filial qu'il a de Dieu, et dont il s'attend à
rencontrer l'écho dans les consciences humaines. C'est de là que
découlent toutes les notions qu'il se fait de la vraie piété et de la
moralité pure, et, si nous voulons traduire ce sentiment dans notre
langue philosophique moderne, nous dirons que le principe essen-
tiellement et authentiquement chrétien, c'est la parenté ou l'af-
finité essentii lie de l'esprit humain et de l'esprit divin. 11 est vi-
sible que celte formule intellectuelle coïncide exactement avec le
sentiment du rapport filial de Thomme avec Dieu. Voilà ce que
livre en dernière analyse l'histoire évangéliquj scrutée jusque dans
ses profondeurs, et il n'est pas permis à l'historien sérieux de ré-
trécir aibîLrairenient la portée de ce piincipe aussi vaste que fé-
cond. Par conséquent la première quesîion que se pose M. Strauss
revient tout entière à celle-ci : reconnaissons-nous encore que la
nature humaine et la Divinité sont dans ce rap[)ort d'affinité que
suppose le sentiment chrétien du Dieu-père? La réponse pourra
dillerer selon la philosophie religieuse que l'on préfère, mais on
n'aura pas le moindre droit de contester le caractère chrétien des
associations ou des personnes qui se rattachent plus ou moins di-
rectement à ce principe chrétien.
Au lieu de procéder ainsi, comme la logique, la loyauté, sa con-
science de th"ologien consommé lui en faisaient un devoir, qu'a fait
M. S:rauss'? Il a emprunté leur méthode à ces orthodoxies étroites
qui veulent toujours ramener le christianisme à un credo dogma-
tique bien déterminé, c'est-à-dire au leur, et qui, au nom de cette
mesure arbitraire, excluent de la chrétienté tous ceux qui ne sont
pas de leur avis. Il a pris le symbole dit des apôtres, sachant très
bien qu'il ne remonte pas si haut, il y a inséré quelques dogmes
traditionnels dont ce symbole ne parle pas; puis il a sonné la fan-
fare triomphale en montrant que chacun de ces dogmes, que cha-
cun des articles du symbole a succombé sous les coups de la science
ou de la raison modernes. Eh bien ! il existe par milliers en Europe
et en Amérique des chrétiens qui lui donneront à chaque instant
raison en détail, et qui pourtant persisteront à se dire chrétiens,
LE DOCTEUU STRAUSS. 267
par la raison tonte simple que la plupart de ces critiques de détail
passent par-dessus le christianisme qu'ils professent. Que leur pré-
tention soit légitime ou non, cela pour le moment; ne nous regarde
pas, il suffit qu'ils remettent pour que toute la peine que s'est
donnée M. Strauss dans cette première partie ait été dépensée en
pure perte. Nous en dirons autant du paragraphe où il s'attnque à
la liturgie luthérienne de son pays, comn;e si toute la chrclienté
était tenue de s'y soumettre, pour démontrer qu'elle repose sur une
conception de la personne de Jésus que la théologie niod.rne a dé-
passée. Nous pouriions penser qu'il a parfaitement raison dans ce
genre de critiques, en conclure qu'il serait urgent (]e réformer ou
d'élargir cette liturgie, mais de grâce qu'est-ce que cela prouve
pour tant d'autres communautés chrétiennes dont la liturgie est
tout autre ou même qui n'ont pas de liturgie du tout? Tout cela,
c'est de la petite et mesquine guerre, c'est la plus étrange confusion
de l'accessoire et de l'essentiel dont un théologien passant pour
émancipé de la tradition se soit jamais rendu coupa!)le. Tout au
plus la comprendrait- on chez un traditionnaliste, ne sachant se
faire à l'idée que le christianisme persiste au travers de ses trans-
formations les plus disparates; pour lui, la forme que le christia-
nisme revêt de son temps et dans son église est la seu!e forme
possible, la seule acceptable, la seule qui ait jamais eu le droit
d'exister. M. le docteur Strauss, si expert dans l'histoire de l'église
et du dogme, lui qui savait longtemps avant nous qu(% sans parler
des autres évolutions de la pensée chrétienne, l'orthodoxie a bien
au moins trois fois changé de nature et de formes officielles avant
de se présenter telle que nous la connaissons aujourd'hui, le doc-
teur Strauss recourir à ces raisonnemens de sacristain piétiste ou
d'évangéliste ambulant! c'est à n'y rien comprendre. On s'explique
aisément les sentimens de déception, de stupéfaction et même de
dépit des théologiens libéraux de Suisse, d'Allemagne et de Hol-
lande quand ils se sont vus en face d'une pareille argumentation.
Des médecins sérieux de nos jours ne seraient pas plus étonnés en
voyant une question médicale traitée par un des maîtres de la
science d'après les méthodes en vogue au temps de Molière. Nous
le répétons, il y a là un indice fort triste d'affaiblissement intellec-
tuel, ou, ce qui au fond revient au même, d'une passion mal gou-
vernée, et qui aveugle sur les moyens de combattre loyalement un
adversaire détesté.
Peut-être M. Strauss répondrait-il qu'il a refusé d'entrer dans le
vif de sa propre question, qu'il n'a pas voulu analyser une fois de
plus les origines chrétiennes pour en extraire le principe vital du
christianisme, et que, pour aller plus sûrement à son adresse, il
268 REVUE DES DEUX MONDES.
s'est attaqué au résidu laissé par les formes successives du cliris-
tianisme, y compris la dernière, celle de Scli!eiermaclier, en ar-
guant de faux les articles du symbole des apôtres et les dogmes
tels que la trinité et la chute, que l'on peut greffer sur quelques-
uns d'entre eux. Si toutes les formes qui nous ont précédés sont
démontrées fausses, semble-t-il nous dire, que demandez-vous de
pUis? Mais c'est précisément là le sophisme qu'il n'a pas vu ou
voulu voir, et qui consiste à reconnaître que le christianisme a pu
se présenter sous diverses formes, et à s'imaginer en même temps
que la dernière pour nous est la dernière de l'histoire. Sur quoi
fonder une pareille présomption? Certainement Schleiermacher res-
tera dans les annales de la religion l'un de ces penseurs originaux et
réformateurs qui font époque et ouvrent à leur génération des hori-
zons nouveaux; mais enfin il ne fut pas infaillible, et nous connais-
sons de par le monde plus d'un chrétien de bonne maison qui,
tout en l'admirant beaucoup, se permet de trouver qu'il n'est pas
toujours clair, et que, lorsqu'il est clair, il est souvent bien para-
doxal. M. Strauss n'a-t-il donc pas vu qu'à chaque moment du
passé où le christianisme dépouilla sa forme antérieure pour en
prendre une nouvelle, on n'aurait eu qu'à raisonner comme lui pour
déclarer qu'il était fini, condamné, qu'il allait mourir, et qu'il n'y
avait plus rien à en attendre? 11 faut s'armer de circonspection
avant de proclamer la fin d'une religion, surtout quand le principe
de cette religion, comme c'est le cas ici, n'est autre chose au fond
que le principe religieux lui-même conçu avec une énergie et une
pureté sans rivales, car, si les religions passent, la religion reste,
comme l'humanité dont elle est le premier titre de noblesse.
A dire vrai, M. Strauss aurait pu laisser de côté sa première
question, puisque la réponse à lui faire dépendait tout entière du
sens qu'il faut donner à la seconde, celle qui concerne la religion
en général. Si nous avons insisté nous- même sur cette première
question, c'est qu'elle mettait en plein jour la disposition plus har-
gneuse que philosophique dont il était animé en rédigeant son ma-
nifeste. Cette première partie était évidemment une machine de
guerre. Elle s'adressait à une classe moyenne de lecteurs assez
éclairés pour la comprendre et trop peu exercés à ce genre de con-
troverse pour en discerner les défauts techniques. A la guerre, tous
les moyens contre l'ennemi sont bons, dit- on parfois, et les ver-
tueux compatriotes de M. Strauss nous ont suffisamment appris
qu'ils prenaient cette maxime au sérieux, comme toutes les maximes,
surtout quand elles leur profitent. Toutefois il en résulte aussi
que, lorsqu'on voit employer certains moyens, on a le droit de
conclure qu'on est sur le pied de guerre et non plus sur le ter-
LE DOCTEUR STRAUSS. 269
rain de la discussion désintéressée. Si M. Strauss s'indigna à l'idée
que de tous côtés on lui reproclie de n'avoir pas procédé selon les
règles du fair pUnj, il ne doit s'en prendre qu'à lui-même.
III.
Avons-nous encore de la religion? se demande M. Strauss après
avoir déclaré que nous ne sommes plus chrétiens. Avant de ré-
pondre, il remonte aux origines psychologiques de la religion dans
l'histoire. Il les trouve avec Hume dans la recherche du bien-être,
dont la nature fournissait ou refusait à l'homme les conditions.
L'homme personnifia les phénomènes naturels, les conjurant ou les
invoquant stilon les circonstances. De là le polythéisme, au milieu
duquel surgit le monothéisme, mais d'abord comme l'adoration ex-
clusive d'un dieu national et simplement inspiré par le sentiment
exalté qu'une tribu nomade, aux besoins très restreints, avait d'elle-
même et de sa supériorité. Quand le platonisme alexandrin a fait
son œuvre en se greffant sur le monothéisme juif, on se trouve en
face d'une notion de la divinité qui associe l'absolu, d'origine pla-
tonicienne, à la personnalité, d'origine juive. C'était, continue
M. Strauss, une contradiction latente, car le propre de l'absolu est
d'être sans limite, et celui de la personnalité d'être une limitation.
D'ailleurs la manière dont il faut concevoir le monde depuis Coper-
nic, Galilée, Newton, en reléguant dans le domaine des chimères
le ciel des anges, le trône de Dieu, le paradis des bienheureux, a
enlevé toute valeur positive à l'idée d'un Dieu personnel. La néces-
sité reconnue des lois naturelles et de la connexion fatale des phé-
nomènes a du même coup tué la prière; peut-on prier un Dieu
inexorable? Les anciennes preuves. alléguées pour démontrer l'exis-
tence d'un Dieu conscient sont contradictoires ou insuffisantes,
même celle que Kant déduisait de la nécessité d'un restaurateur de
l'ordre moral ; il n'arrivait en fin de compte qu'à un Dciis ex ma-
china que l'on peut désirer, mais que rien ne démontre. L'idée su-
prême à laquelle nous puissions nous élever sans dépasser les
données positives que le monde fournit à notre intelligence, c'est
celle de la substance dont les êtres particuliers sont les accidens,
ou, pour mieux dire, de l'Univers, immuable et toujours identique
dans son essence, se réalisant dans une éternelle série de phéno^
mènes, mais n'ayant nulle part conscience de lui-même. Les spé-
culations de Fichte, de Schelling, de Hegel, aboutissent en fait au
même résultat, ou, quand elles n'y aboutissent pas, se perdent
dans le vague ou le contradictoire. Il faut raisonner d'une manière
analogue sur la question de l'immortalité individuelle, cet autre
270 REVUE DES DEUX MONDES.
fruit de l'égoïsme humain, et dont « l'hypothèse constitue la plus
monstrueuse prétention qui se puisse concevoir. » C'est par une re-
grettable faiblesse qu'un Goethe lui-naême a pu croire k sa vie fu-
ture. La physiologie moderne nous a appris que l'ârae est inconce-
vable sans le corps et ne saurait en être séparée. Il résulte de tout
cela qie le domaine de la religion dans l'esprit humain ressemble à
celui (les Peaux-Rouges d'Amérique, obligés de reculer toujours de-
vant les envahisseurs venus d'Europe et destinés fatalement à dis-
paraître. Toutefois, en face de l'Univers, nous restons dépenians à
bien des égards. 11 a droit à notre vénéraiion par son infinité, sa
majesté, sa beauté. Il est la source éternelle, le laboratoire mysté-
rieux flu rationnel et du bien. Le pessimisme est une impiété, un
blasphème. « Nous réclamons pour notre Univers la même piété que
celle dont les hommes pieux du vieux slyle se sentaient animés
pour leur Dieu. » Et voilà comment il se fait que nous avons encore
de la r-ligion, ou que nous n'en avons plus: cela dépend du sens
qu'on attache aux mots. Telle est la dernière confession de foi du
docteur Sirauss.
C't st, je crois, M. Renan qui disait qu'il ne fallait jamais plus
se défier d'un Allemand que lorsqu'il faisait profession d'athéisme :
on pouvait, être sûr d'avance de retrouver un peu plus tard quel-
que oin di sa pensée pieusement réservé au mysticisme. Cette
obsejvation se vérifie dans cette seconde partie, que nous avons
résumée parce qu'elle est la plus importante du livre et la clé de
tout le reste. M. Strauss est donc un adorateur dévot de l'Univers,
et ne souGTre pas la moindre critique libertine sur la divinité de
son cho'x. L'école de Schopenhauer, l'ingénieux pessimisme, n'a
qu'à se bien tenir : quand elle énumère tous les griefs que le
pauvre individu humain fait valoir contre une nature qui le traite
si souvent en marâtre, M. Strauss s'indigne, se scandalise, un peu
plus il se signerait, et, s'il ne s'agissait pas de questions aussi sé-
rieuses et de solutions aussi tristes, ses susceptibilités onibrageuses
en matière de religion tiendraient un rang distingué parmi les ex-
centri ités les plus comiques de notre siècle.
Est-il {)ossible en effet de s'imaginer que l'homme, tel que la
nature l'a lait, va se sentir animé de sentimens bien respectueux
pour cette substance ou cette mécanique aveugle qui lui lait à tour
de rôK; du bien et du mal sans le vouloir ni le savoir? Pour le
théiste, la piété est un devoir, car son Dieu est vivant, conscient, et
se révèle à lui comme saint et juste. II ne pe it être question de
devoirs qu'entre des êtres semblables, nous ne disons pas égaux.
Nous avons des devoirs envers les animaux, parce qu'ils nous res-
semblent par la sensibilité physique et la capacité de souffrir; nous
LE DOCTTIUR STRAUSS. 271
n'en avons pas envers le sol que nous labourons, bien qu'il nous
fournisse nos alimens. Nous avons des devoirs envers Dieu malgré
la distance immense qui sépare notre infirmité de sa perfection,
parce que nous sommes avec Dieu dans un rnpport d'esprit à es-
prit, parce qu'il est l'idéal-réel vers lequel nous aspirons; mais
nous n'en avons pas envers l'océan, quelque mnjestueux qu'il nous
paraisse. Si la mer était une personne, si ses colères et ses apaise-
mens étaient autre chose que des figures poétiques, si c'était avec sa
permission consciente et dotés par elle des moyens d'y parvenir que
nous entreprissions de voguer à sa surface, de sonder ses abîmes,
d'étudier ses conrans, ses marées, ses tempêtes, nous ressent.iiions
des mouvemens de crainte et de reconnaissance pour une personna-
lité aussi imposante, à qui nous devrions tant, et dont le courroux
serait si redoutable; mais évidemment, partout ailleurs que dans les
chants des poètes, il ne saurait être question d'obligation morale
vis-à-vis de cette énorme masse d'eau. M. Strauss, en remontant
aux origines religieuses, a oublié de nous dire pourquoi l'homme
avait instinctivement personnifié les objets de son afloration. Du
moins il n'en donne d'autre raison que le désir qui l'aurait poussé
à transformer les phénomènes naturels en êtres semblables à lui-
même pour qu'il pût espérer de rester en bons termes avec eux.
C'est attribuer à l'homme à peine sorti de l'animalité une singulière
habileté dans l'art de se faire illusion à soi-même. Rousseau et son
Contrat social sont dépassés. Pourquoi donc ne pas s'incliner de-
vant ce fait patent, sans exception, qui s'élève à la hauteur d'une
loi de la nature humaine, savoir que l'homme personnifie néces-
sairement ce qu'il adore, que c'est une condition absolue de la
foi religieuse, que, si cette condition manque, la foi religieuse
tombe avec elle? Que l'on tire de ce fait, démontré par toute l'his-
toire religieuse, les conséquences que l'on voudra, là n'est pas en
ce moment la question ; mais il faudrait commencer par reconnaître
ce fait élémentaire, bien plus certain, bien plus facile à constater
que n'importe quel postulat de la métaphysique, et ne pas nous
présenter sous le nom de religion ce qui n'en saurait être que la
caricature.
Ce n'est pas au nom d'un système métaphysique que nous pro-
testons contre les assertions de M. Strauss. Les profondeurs de la
Divinité restent pour nous l'insondable. Ce ne sont pas les impuis-
sances de la métaphysique qui nous étonnent, c'est bien j)lutôt l'il-
lusion qui a permis à plus d'un penseur de croire qu'il éiait par-
venu à formuler Dieu; cela ne revenait-il pas à dire que son esprit
fini s'était trouvé capable de contenir l'infini? Mais, disciples plus
dociles de la nature que iM. Strauss, interrogeant avant tout la na-
27*2 REVUE DES DEUX MONDES.
tuie humaine, partant du principe que ce sont ses tendances, ses
aspirations instinctives, qui contiennent le secret de ses destinées,
nous posons d'avance comme constant que la réalité inconnue est
nécessairement d'accord avec ces tendances et ces aspirations, qui
sans elle ne seraient pas et ne seraient pas ce qu'elles sont. La re-
ligion, au sens général du mot, est un fait de la nature humaine;
l'homme ne peut se sentir religieux, à moins de se faire violence,
qu'en face d'êtres ou d'un être personnel, ou du moins conscient,
voilà un autre fait, d'une importance, selon nous, capitale comme
indice de la réalité transcendante. Par conséquent nous disons que
les systèmes métaphysiques qui ont maintenu la personnalité di-
vine sont plus vrais sur ce point que ceux qui l'ont niée. Celte af-
firmation suffit à la piété et n'inflige aucune torture à la raison.
Un d s reproches que M. Strauss nous adresse le plus souvent, à
nous Français, c'est que nous serions à chaque instant les dupes de
la « phrase. » Ilélas ! je crains que le reproche ne soit parfois mé-
rité; mais nous pourrions sans malice le retourner souvent à nos
vainqueurs. Seulement la « phrase » qui gouverne des esprits alle-
mands diffère en genre de celles qui fascinent nos pauvres esprits
gaulois. Le Français se laisse prendre à la phrase brillante, clin-
quante, spirituelle, vide en dedans, chatoyante au dehors. L'Alle-
mand, moins impressionnable et si sérieux, est la victime, bien
plus souvent qu'il ne pense, de la formule pédante. 11 s'ima-
gine aisément que des eaux sont profondes par cela seul qu'elles
sont troubles, et la tyrannie de certains prétendus axiomes de phi-
losophie, de droit ou de politique, à la condition qu'ils affectent
une apparence scolastique et pour ainsi dire professorale, est bien
plus prolongée en Allemagne que chez nous. L'argumentation pan-
théiste de M. Strauss nous en fournit plusieurs curieux exemples.
Il semblerait, quand on le lit sans y réfléchir, que la thèse de la
personnalité divine a été pour toujours anéantie par la découverte
que la personnalité ne se conçoit pas sans limitation, et que par
conséquent un Dieu personnel équivaut à un Dieu limité, c'est-à-dire
à une contradiction dans les termes. On pourrait dr jà se demander
si un Dieu impersonnel n'est pas encore bien plus limité qu'un Dieu
personnel. Il y a plus : en Allemagne comme en France, depuis
nombre d'années la philosophie théiste en a rappelé de cet arrêt,
plus décisif dans la forme que vrai au fond. On a fait remarquer
que c'était pour l'homme et l'homme seul que la limitation était
inhérente à la personnalité. En fait, nous n'arrivons à la conscience
de notre moi que par le contact du non-moi. C'est là ce qui a
donné une apparence d'axiome à la phrase : toute personnalité in-
clut la limitation de la personne. Et pourtant ce n'est qu'une phrase.
LE DOCTEUK STRAUSS. 273
En effet, quand on serre les choses de plus près, on ne tarde pas à
découvrir que cette expérience du non-moi, nécessaire à la forma-
tion en nous de la conscience personnelle, n'est pourtant pas la
cause première de la personnalité elle-même : elle en éveille la
conscience, elle la dégage, elle ne la crée pas. La lumière exté-
rieure est bien nécessaire à l'usage que nous avons à faire de nos
yeux, mais ce n'est pas elle qui nous fait des yeux et leur commu-
nique leur pouvoir visuel. Cela n'empêche que la phrase susdite a
défrayé et défraie encore une foule d'élucubrations plus ou moins
philosophiques. Elle n'est pourtant vraie que si l'on entend formu-
ler par là la manière dont la personne humaine arrive à la con-
science d'elle-même. Seulement, une fois ramenée à cette signi-
fication seule légitime, il est clair qu'elle n'est plus d'aucune
application à l'être divin, et que nous aurions le droit de demander
à M. Strauss lui-même : En supposant que le seul vrai Dieu soit
cette substance que vous dites seule digne de nos adorations, d'où
savez-vous qu'elle n'est pas consciente ? Gela rendrait l'adoration
de votre grand Pan un peu plus facile, un peu plus rationnelle, on
s'étonnerait moins de voir le roseau pensant s'incliner devant l'U-
nivers, qui penserait aussi, et on ne murmurerait pas involontaire-
ment, quand le docteur Strauss ferait ses dévotions, cette épi-
gramme de son poète favori :
Der Professer ist eine Perso
Gott ist keine.
(Le professeur est une personne,
Ce que Dieu u'est pas.)
Un autre exemple du pouvoir de la phrase sur l'intelligence du
célèbre docteur nous est fourni par la notion qu'il se fait des ori-
gines de la religion dans l'âme humaine. Schleiermacher, qui te-
nait surtout à établir, contrairement à la philosophie du xvrn^ siècle,
que la religion n'est pas une chose artificielle plaquée sur la nature
humaine par des prêtres ou des législateurs, avait eu l'heureuse
idée d'en analyser les élémens constitutifs, afin de faire voir qu'ils
étaient naturels à l'homme à tous les degrés de son développement
sur la terre. Cependant il y eut quelque chose de trop étroit dans
sa définition de l'essence du sentiment religieux; il le ramenait à la
dépendance pure, Abhdngigkeilugefuld. Gela ne dit pas tout; le
sentiment de dépendance n'explique bien que les formes primitives
de la religion, il ne suffit pas pour en expliquer les manifestations
supérieures. Feuerbach, qui aimait à ramener toute religion à un
sentiment égoïste, objecta avec raison qu'il y avait dans le senti-
ment religieux, à côté d'un sentiment de dépendance, la notion d'un
TOMB CIT. — 1873. 18
27ii REVUE DES DEUX MONDES.
rapport actif avec l'objet de la foi; mais il en résulta simplement
pour lui que l'homme n'avait jamais eu de religion que parce qu'il
croyait réagir sur !a Divinité pour l'exploiter à son bénéfice. Depuis
que ces théories, si diverses par la tendance et l'idée directrice,
sont entrées dans le domaine public de la philosophie religieuse, il
n'a pas manqué de travaux qui en ont fait ressortir l'insufTisance.
On a pu relever au nom de la logique et de l'expérience que ces
formules du sentiment religieux étaient trop étroites, que, si la re-
ligion revenait simplement à une crainte et à un calcul, sa persis-
tance serait inimaginable dans les cas où elle se montre à nous sous
les traits de l'amour le plus intense et le plus désintéressé, qu'il
fallait de toute nécessité faire rentrer dans la définition et mettre
même tout au centre le plaisir mystérieux que l'homme puise dans
l'adoration et, ce qui y correspond, le besoin spontané qu'il éprouve
de se sentir en communion avec la toute -puissance, la beauté su-
prême, l'idéal réel, que par conséquent le sentiment religieux ne
doit pas être réduit à un ou deux sentimens déterminés, qu'il res-
semble plutôt à une gamme intérieure, où la crainte et l'amour,
l'admiration et le respect, la terreur tragique et la volupté mys-
tique se font entendre tour à tour et même simultanément. Tout
cela a été dit, professé, imprimé; un écrivain dont les études reli-
gieuses sont la spécialité devrait le savoir mieux que personne. On
s'imagine peut-être que le docteur Strauss, sectateur de l'Univers,
a tenu compte de ces rectifications commandées par le bon sens et
l'amour du vrai. Nullement. La formule de Schleiermacher, très sin-
cère dans la pensée de l'illustre théologien, mais qui n'est plus au-
jourd'hui qu'une phrase, — celle de Feuerbach, au're phrase plus
creuse encore, sont restées pour lui l'alpha et l'oméga dd la philo-
sophie religieuse. La peur et l'intérêt, voilî, selon notre docteur,
les seules génératrices de la religion dans l'humanit'^ C'est super-
ficiel au possible, et, s'il lisait une pareille th;''orie dans un livre
français, il y trouverait une occasion nouvelle de nous reprocher
notre incurable légèreté; mais elle se présente en allemand, avec
tout le sérieux allemand, M. Strauss l'accepte les j-eux fermés, et il
conclut... en proposant une piété pleine d'humilité, de renonce-
ment, de dignité, de confiance et de désintéressement, dont l'objet
doit être désormais l'Univers aveugle et sourd, seidement avec un
grand U. Là-dessus nous l'enfermons dans ce dilemme, dont nous
le défions de sortir ; ou bien ces sentimens si distans de la peur et
du calcul constituent une religion, et alors il est faux que la leli-
gion soit par essence fille de la peur et du calcul; ou bien c'est par
un abus du langage qu'il leur donne le nom de religion, et alors à
sa seconde question : avons-nous encore de la religion? il devait
LE DOGTIÎL'R STRAUSS. 275
répondre carrément : non! Mais une telle déclaration eût probable-
ment trop coûté à ses pieux sciupules.
C'est encore une belle phrase que celle où il nous annonce gra-
vement que, selon l'idée moderne, « la constitution du monde n'est
pas l'œuvre d'une raison suprême {nirJit angclcgt con einor liaicha-
tcn Vermwft)^ mais qu'elle tend à la raison suprême [(ingdcgl auf
die liœclisie Vcrinuifl). » Notre langue ne sait pas rendre comme il
faut ces phrases profondes. Une intelligence ordinaire partirait de
là pour penser que, si tel est le but vers lequel marche le monde,
son principe premier doit contenir en lui-même la sagesse et la
raison suprême, car comment concevoir que de l'iiTationnel pur
puisse jamais surgir une raison quelconque? Ce qui est dans l'efTet
doit avoir éié dans la cause; mais non, ce raisonnement sent son
philistin. Pour bien concevoir les choses, il faut se dire que l'uni-
vers est à la fois, en même temps, cause et effet, qu'il n'a pas à
proprement parler de but, qu'il réalise à tous les momens de la
durée, en des points quelconques de l'espace, cette raison suprême
vers laquelle tout à l'heure on nous disait qu'il tendait, qu'il en est
la source, le laboratoire éternel. Tout cela paraît un i)eu difficile à
démontrer; ce[)end int ne chicanons pas. Qu'il nous soit seulement
permis de faire observer que nous n'avions donc pas tout à fait tort
quand nous disions, à notre modeste point de vue thrisîe, que no as
adorions la raison suprême qui pénètre et domine le monde. Com-
ment? il y a tant de sagesse que cela dans l'univers, et il sertit su-
ranné de croire en Dieu! Que M. Strauss y prenne garde, à force de
diviniser son univers, il finira par en faire une divinité à peu près
acceptable. Si le vieux nom de Dieu lui déplaît, nous lui jmsserons
son faible pour le nom nouveau qu'il préfère. Il est vrai qu'une rai-
son suprême qui ne sait pas plus qu'elle est raison que le nuage
qui passe ne sait qu'il est vapeur inflige à notre intelligence un
problème aussi dur à résoudre que les mystères LiS plis srdas de
l'ancienne orthodoxie. Toutefois il faut tenir coaipte des bonnes
intentions, se rappeler que le sujet est des plus difficiles à bien
traiter, et admirer pieusement la facilité avec laquelle il est pos-
sible en allemand, à la seule condition d'être ferré sur les belles
formules, d'être dévot sans croire à rien et athée avec onction (1).
(1) M. Strauss ayant touché dans son livre à tous les sujets philosophiques et reli-
gieux, sans compter la p')litique, le socialisme, la littérature et la musique, on ne
peut exiger de nous que nous le suivions partout; ma.s notre silence ne veut pas dire
que nous sommes de sm avis sur les points négligés dans ce travail. Ainsi nous lais-
sons de côté l'argumcniaiion puérile qu'il dirige contre la do:ti'ine de la vie future :
aussi bien ce n'est pas là uue question isolée; la solution à lui doui.er dépend tout
entière de la notion qu'on se fait de Dieu et de la destinée humaine. Le lactour voit
276 REVUE DES DEUX MONDES.
IV.
Dans sa réponse à la troisième question qu'il s'est posée, M. Strauss
est passé avec armes et bagages du côté, non pas du positivisme,
qu'il affecte d'ignorer, probablement parce qu'il est d'origine fran-
çaise et très circonspect dans ses conclusions, mais du matérialisme
dogmatique, qui nie l'âme, réduit la vie à un simple mécanisme phy-
sico-chimique et fait de la pensée un pur produit du cerveau. 11 est
vrai que, s'il faut l'en croire, le matérialisme et l'idéalisme se
livrent simplement une guerre de mots. Leur ambition commune,
c'est d'expliquer l'univers au moyen d'un seul principe, et ils ont
pour adversaire commun le dualisme philosophique et chrétien qui
oppose l'âme au corps, le créateur à la création, l'esprit à la ma-
tière. La science moderne nous permet enfin de concevoir le déve-
loppement successif des choses sans qu'on ait besoin de faire inter-
venir une seule fois la volonté créatrice. Kant, dans un de ses
ouvrages les moins connus, et Laplace, nous ont nppris comment
les mondes ont pu se former par une simple application des lois
mécaniques, et, ces lois étant applicables à la matière universelle,
nous pouvons facilement étendre à l'univers la démonstration four-
nie pour le système planétaire dont nous faisons partie. Quant à
notre terre, le seul globe céleste que nous puissions étudier de près,
aisément de quel côté penchent nos préférences. Il est toutefois encore un point que
nous tenons à relever ici, car il s'agit d'un préjugé qui tend à se répandre. Dans son
antipathie passionnée contre le christianisme, M. Strauss adopte à la légère la thèse
mise à la mode par quelques écrivains sur les immenses mérites du bouddhisme et
son équivalencii, sinon sa supériorité, quand on le compare au christianisme. Rien
pourtant de plus paradoxal. Le bouddhisme est sans doute un phénomène de première
grandeur dans l'histoire des religions; il a devancé de cinq siècles l'Évangile dans la
doctrine du pardon des injures, de l'amour des hommes et du renonrement. C'est uu
titre d'honneur qu'il serait injuste de lui contester, et la personnalité de Bouddha est
fort attachante; mais le bouddhisme, sous sa forme native, n'est pas une religion,
c'est une morale sans Dieu; il n'est devenu une religion, ou plutôt des religions, qu'en
s'amalganiant avec une masse de superstitions très grossières, dont il n'a jamais su se
dégager. C'est pourquoi sa morale est restée lettre morte, et laisse croupir dans l'in-
dolence et l'ignorance les peuples qui l'ont adoptée pour la forme. H est fondé sur
l'insignifiance de la vie personnelle, le christianisme sur Tincmparable valeur de
l'âme humaine. Si les deux principes, dans leur application his-torique, tombent aisé-
ment dans un ascétisme contre nature, il y a entre eux cette difTérunre essentielle,
que le bouddhisme y arrive en parfaite conformité logique avec son principe, et que
le christianisme s'en émancipe d'accord avec le sien. Le christianisme, qui part du
rapport filial do l'homme avec Dieu, end au déploiement de la vie humaine; le boud-
dhisme travaille du mieux qu'il peut à l'anéantir. Le christianisme a pu se réformer
souvent, le bouddhisme en est incapable. Sans faire tort aux mérites réels du boud-
dhisme, il est temps qu'on eu finisse avec cette manie d'égaler la religion de la mort
à celle de la vie.
LE DOCTEUR STRAUSS. 277
on a longtemps invoqué le phénomène de la vie pour prouver
qu'une intervention créditrice avait dû nécessairement avoir lieu
pour que l'être vivant surgît de la matière inorganique. Nous n'en
sommes plus là. La science moderne, remontant aux origines des
faits vitaux, est arrivée à la cellule organisée primitive, puis aux
êtres sans structure et déjà vivans, gelées amorphes qui pourtant se
nourrissent, se propagent et qui nous mènent par d'insensibles tran-
sitions aux organismes plus compliqués. Avec cette formule ma-
gique : petits progrès s' ajoutant indéfiniment les uns aux autres et
espaces de temps immenses, la science vient à bout de tous les pro-
blèmes. Inutile d'ajouter que M. Strauss est enthousiaste du système
de M. Darwin. Il reconnaît bien que ce système souffre encore de
nombreuses lacunes, mais enfin il est dans le vrai, il doit y être. Ce
n'est pas seulement M. Darwin, c'est aussi M. C. Vogt qui est dans
le vrai. Ce dernier pourtant a n'est pas son homme, » nous dit-il
par acquit de conscience (je crois bien ! M. Vogt a eu le malheur de
penser et d'écrire que l'Allemagne avait sa bonne part de torts dans
l'abominable guerre de 1870) ; pourtant sur la question de l'âme hu-
maine M. Vogt a parfaitement raison. L'âme distincte du corps, c'est
une hypothèse inutile, la pensée est purement et simplement une
production du cerveau. Qu'on ne se récrie pas ! La science contem-
poraine démontre que le mouvement dans de certaines conditions
se transforme en chaleur; pourquoi, dans d'autres conditions, ne
se changerait-il pas en sensation? Qu'on ne nous parle plus de té-
léologie, de causes finales, d'intentions voulues dans la nature pour
nous forcer à reconnaître l'action d'une intelligence consciente et
sage. Ne voyons-nous pas à chaque instant des forces inconscientes,
telles que l'instinct, agir avec les apparences de la conscience?
L'univers n'est autre chose qu'une matière qui se meut à l'infini,
moyennant une foule de mélanges et de décompositions, s'élevant
à des formes et à des fonctions toujours plus compliquées et dé-
crivant un cercle éternel de formations, de dissolutions et de for-
mations nouvelles. Voilà comment il faut désormais concevoir le
monde.
Ce chapitre est à la fois le plus faible et le plus fort du livre.
M. Strauss, dans son engouement pour certains résultats récens des
sciences naturelles, s'est aventuré avec une ardeur juvénile sur un
domaine où sa compétence est mince. Il a fait de la cosmologie et
de la physiologie en amateur, et dans son pays il n'a pas manqué
de contradicteurs de ses hérésies scientifiques. Par exemple, on lui
a fait observer qu'il n'avait pas même l'air de se douter de la vraie
nature du problème posé par l'apparition de la vie sur le globe. Il
nous parle des bathybius trouvés par Huxley, des monères décrits
278 REVUE DES DEUX MONDES,
par Hœckel, êtres informes, df^pourvus de tout organe, qui cepen-
dant se nourrissent et croissent, formant ainsi la transition entre le
règne inorganique et la nature vivante. Comment! il n'a pas va
que la dinicullé éiait d^jà là toutcniière? car le prodigieux mys-
tère de la vie ne consiste pas essentiellement dans la plus ou moins
grande comj)licalion des organes, il repose sur ce fait nouveau
d'un principe de mouvement intérieur en vertu duquel Tètre vivant
se forme, s'oiganise et s'accroît en s'assimilant des substances ex-
térieures à lui, qu'il élimine ensuite et en vertu de la même force
interne. Il y a donc dans le plus simple phénomène vital une téléo-
logie, une finalité, dont aucune théorie purement mécanique et
physico-cbimi'|ue ne parvient jamais à rendre compte. Sans doute,
une fois la vie commencée, les phénomènes successifs ou simulta-
nés dont se compose l'existence de l'animal ou de laplnnte rentrent
tous, selon toute apparence du moins, dans le domain^ de la phy-
sique et de la chimie; mais il y a évidemment un qnid ignolum qui
a détern)iné cette série de phénomènes, qui gouverne leur succes-
sion, préside à leur concours et les plie à sa fin inrlividuelle qui est
de se constituer et de se conserver, ^i gaz, ni liquide, ni solide,
pas même le cristal, ne présente un pareil état, et il n'est pas be-
soin d'une forte dose d'esprit philosophique pour constater le mys-
tère et pour comprendre qu'il est tout aussi profond s'il ne s'agit
que d'une cellule vivante que si on l'étudié chez les vertébrés les
plus compliqués.
Cette même facilité à passer d'un pied leste à côté des problèmes,
comme un novice qui les ignorerait, si étonnante chez un critique
émérite, se retrouve dans la bravoure avec laquelle M. Strauss
tranche la grande question posée par le fait de conscience. M. Du-
bois-Reymond s'avoue hors d'élat de la résoudre; le docteur
Strauss n'y voit pas, lui, l'ombre d'une diiïiculsé. Puisque le mouve-
ment de la matière peut se transformer en chaleur, pourquoi, dit-
il, dans d'autres conditions, ne deviendrait-il pas sensation? Si la
solution n'est pns très claire, elle est du moins naïve. Que signifie
en effet cette transformation du mouvement en chaleur démontrée
par la physique moderne? Elle signifie qu'un mouvement imprimé
à un corps et ne produisant à la vue qu'un phénomène de déplace-
ment siniple se change dans certaines circonstances en cet autre
mouvement de la matière qui échappe à notre vue, mais qui pro-
duit sur nos organes cette impression spéciale que nous appelons
chaleur. En d'autres termes, le mouvement initial se transforme en
un autre genre de mouvement, et s'il n'y avait pas d'être sensible,
ayant conscience de ses sensations, il n'y aurait pas non plus la
moindre raison de parler de chaleur, il y aurait simplement une
LE DOCTEUR STKAUSS. 279
modification du mouvement, — absolument comme l'onde sonore
suscitée dans l'air par le mouvement d'un corps vibrant n'est so-
nore qu'à la condition qu'il y ait des oreilles pour la percevoir.
Donc le fait de conscience est déjà renfermé dans le l'ait physique
auquel M. Strauss en appelle pour indiquer un mode possible d'ex-
plication de la conscience. Ce qui est presque aussi dilFicile à expli-
quer, c'est qu'un raisonneur tel que lui ait pu commettre une
pareille pétition de principe.
Cependant, qu'on veuille bien y faire attention, M. Strauss a pu
se méprendre dans cette occasion et dans quelques autres que nous
omettons, cela n'annihile pas le point de vue général auquel il se
place pour décrire le monde à la lumière de la science moderne.
Des erreurs de détail en pareille matière peuvent être corrigées
sans altération grave de l'ensemble, et en réunissant souvent avec
une admirable clarté, toujours avec un grand bonheur d'expres-
sion, les rayons épars des sciences de la nature, M. Strauss a mis
en plein jour un principe avec lequel la philosophie et la théologie
sérieuse doivent df^sormais compter. Je veux parler du. principe de
la continuité des choses, principe qu'on ne peut encore vérifier par-
tout, mais qui s'impose toujours plus partout à mesure qu'on avance
dans l'étude de l'histoire et du monde. Les amis du surnaturel doi-
vent enfin se le dire, et cela dans fintérôt des meilleures causes
qu'ils puissent défendre : de ce que l'esprit humain se voit inca-
pable jusqu'à présent de préciser sur tous les points la connexion
des phénomènes, de ce que certains grands faits qui ont une fols
commencé sur la terre, tels que la vie ou la conscience, se dérobent
complètement à nos essais d'explication d'origine, il n'y a pas la
moindre raison d'en appeler au miracle, qui d'ailleurs est tout le
contraire d'une explication. Il y avait autrefois tant de choses que
l'ignorance antique attribuait directement au doigt divin, et qui
sont 'effet très régulier des lois naturelles, tant d'événemens qui à
distance ressemblaient à des ruptures miraculeuses de la logique
de l'histoire, et qui se sont ou bien évaporés au souffle de la cri-
tique, ou bien rattachés tout naturellement à leurs antécédens
mieux connus, que l'esprit humain a fini par conclure que là où il
ne parvenait pas à saisir la connexion des faits, c'est qu'il s'y pre-
nait mal ou qu'il en était peut-être incapable, mais que cette con-
nexion existait de fait. L'axiome que tout tient à tout, la conviction
que les choses se succèdent en vertu de causes, tantôt cachées,
tantôt visibles, mais toujours naturelles, est devenu le fond même
de la philosophie et de toutes les sciences sans exception. M. Strauss
n'a donc pas eu tort d'opposer cette grande et lumineuse résultante
des sciences de la nature aux vieilles théories philosophiques et
280 REVUE DES DEUX MONDES.
religieuses qui recouraient soit au miracle continuel, comme la
théologie traditionnelle, soit à des oppositions, inadmissibles à
cause de leur caractère radical, de corps et d'esprit, de matière et
de force, de monde et de Dieu, comme le cartésianisme. Si donc
M. Strauss s'était borné à mettre en relief ce principe, qui de bonne
heure a dû sourire à son défunt hégélianisme, nous laisserions à
d'autres la tâche de corriger ces solécismcs scientifiques; c'est
contre les conséquences philosophiques et religieuses qu'il en tire
que nous nous insurgeons. Est-il donc vrai qu'en vertu du principe
de continuité des choses on doive admettre un monde sans Dieu et
des hommes sans âme? Voilà ce que nous nions.
L'esprit conçoit la continuité; il se la représente mal. Quand on
parle de progrès continu, on conçoit très bien que ce progrès est
autre chose qu'une simple superposition de choses nouvelles à des
choses anciennes, qu'il est autre chose qu'une pile formée succes-
sivement de nouveaux ajoutés; mais, quand on veut se le représen-
ter, on l'imagine toujours comme une addition prolongée. Cette
infirmité de notre imagination ne saurait toutefois prévaloir contre
l'expérience qui nous montre des développemens procédant par le
progrès continu et non par addition successive. Si donc le déve-
loppement général des choses nous amène à constater des réalités
sorties de leurs antécédens, mais qui en diffèrent, il ne faudra ni
contester qu'elles en diffèrent parce qu'elles en sortent, ni nier
qu'il y ait une connexion parce qu'elles s'en distinguent. Il en ré-
sultera que dans les antécédens se trouvaient à l'état latent, encore
inerte, des propriétés ou des forces qui n'ont pu se révéler ou pa-
raître au grand jour que dans les conséquens. Ceci est d'autant
plus vrai que nous n'avons pas le moindre droit de prétendre que
nous connaissons la totalité de l'être. Ce n'est pas en réalité l'idée
de substance qui se présente à nous comme la plus haute à laquelle
nous puissions atteindre, c'est l'idée de force. La matière n'est que
l'apparition sensible de la force, et la force fondamentale de l'uni-
vers se brise, se subdivise, irradie en un mot en une multitude de
forces grandes et petites. Nous les voyons se grouper à nos yeux
sous trois formes générales en série ascendante, la matière, la vie
organique, la vie consciente et rationnelle. D'un cô:é on voit très
clairement que chacun de ces degrés a pour supposition nécessaire
celui qui le précède : sans matière préexistante, point de vie orga-
nique; sans vie organique, point de vie rationnelle. D'autre part
on se heurte contre l'impossibilité d'expliquer la vie organique par
le jeu pur et simple des forces physico-chimiques, et de ramener
les faits de la vie rationnelle à des phénomènes purement organi-
ques. Lorsqu'un matérialiste nous dit naïvement que la pensée est
LE DOCTEUR STRAUSS. 281
une sécrétion ou une vibration du cerveau, il faut simplement lui
demander s'il se moque de nous ou s'il rêve. Quel rapport au monde
peut-il y avoir entre une pensée et une vil)ration quelconque? C'est
de la logomachie pure; mais alors pourquoi ne pas admettre que,
dans les profondeurs inconnues de l'être, il se trouvait des forces dont
l'heure de manifestation a dû attendre le moment propice, que par
exemple, dans le globe encore dépourvu d'organismes vivans, il y
avait des forces capables d'organiser la vie et qui, à l'heure où les
conditions de leur apparition seraient réalisées, devaient surgir du
milieu des forces physico-chimiques et les subordonner à leurs fins?
Pourquoi ne pas recourir à la même hypothèse pour la force ra-
tionnelle qui n'a pu s'épanouir que dans l'organisme humain? Dans
cette hypothèse, le principe de continuité n'est nullement méconnu,
il est seulement mieux compris. Nous constatons la connexion des
choses, sans identifier pour cela des faits, voisins sans doute et
même en étroit rapport, au point qu'on ne saurait concevoir les uns
sans les autres, mais qui proviennent de causes originelles parfaite-
ment distincbcs. Et nous y gagnons le précieux avantage de nous
rappeler toujours qu'il y a plus de choses au ciel et sur la terre
qu'on n'en a jamais rêvé dans aucune philosophie.
On voit sur-le-champ l'application que nous pouvons faire de
cette théorie à la nature humaine. Cette nature a pour base et pour
condition la nature animale; nous le reconnaissons avec saint Paul,
non parce que saint Paul l'a dit, mais parce que cela est patent
pour nous comme pour lui. Au sein et au-dessus de cette nature
animale vient s'épanouir la vie de l'esprit : impossible de nier que,
dans la vie actuelle du moins,- celle-ci dépend de celle-là; elle croît
avec le cerveau, elle faiblit et s'altère avec lui; il n'en est pas moins
impossible d'affirmer qu'elle est un produit du cerveau, ou plutôt la
seule affirmation d'une pareille thèse frise l'absurde. Quelle conclu-
sion logique faut-il tirer de ces deux évidences? Uniquement celle-
ci, que la force inconnue qui nous permet de vivre comme des êtres
rationnels et non plus comme des animaux devait, avant de se ma-
nifester, avoir à sa disposition un organe tel que le cerveau humain.
Pour qu'elle continue de produire ses effets, il faut que ce cerveau
continue d'être bien constitué. Ainsi s'expliquent les vagues et fugi-
tives lueurs de vie rationnelle que l'on peut observer dans le règne
animal. La force latente commence à agir, mais elle ne s'épanouira
réellement que dans l'homme (1). Yoilà un terrain sur lequel la
(1) On comprend aussi avec quelle complète indifférence, au point de vue reli-
gieux et moral, nous assistons à la discussion relative à l'origine de l'humanité. Que
nous importe que l'iiomme compte ou non un singe parmi ses ancêtres, puisque,
selon le principe que nous exposons, jamais singe n'a pu être homme? A partir du
282 REVUE DES DEUX MONDES.
physiologie et la psychologie peuvent travailler chacune de son
côté, à hi fin se rencontrer, et sans jamais avoir à se combattre.
Nous nous rapprochons ainsi beaucoup de la moiiadologie de Leib-
niz, OLi du système dans lequel chaque monade indivisible possède
virtuellement la capacité d i développement le plus complet; mais
on peut exécuter beaucoup de variations sur cette intuition du gé-
nie, on ne peut en bonne philosophie la répudier absolument.
Il est encore un3 règle logique dont il faut tenir grand compte
quand on veut interpréter sainement les révélations de la nature.
On a usé et beaucoup abusé des causes finales. Surtout on a eu le
grand tort de les ériger en explications scientifiques. On disait par
exemple : si l'œil de l'animal est constitué de telle et telle façon,
c'est qu'il est hùi pour que l'animal puisse voir; si l'estomac digère
de telle et telle manière, c'est afin que le corps soit nourri. C'est
parfaitement vrai; pourtant cela ne nous donne pas l'ombre d'une
explication de la constllution de l'œil ni des opérations de l'esto-
mac. Qu'est-il arrivé? Les savans se sont insurgés contre les causes
finales en tant qu'explication des phénomènes, et i!s ont eu raison.
Ils sont parvenus à montrer sur une foule de points les séries in-
conscientes, mécaniques ou chimiques, de causes et d'efl*ets qui,
partant d'un point donné, aboutissent à des résultats en apparence
intentionnels ou voulus; mais, comme toute la série dénotait l'in-
conscience, ils ont nié la finalité, et c'est là qu'ils ont outre-passé
leur droit. Us oublient que d'une intention voulue peut provenir
toute une série d'actes inconsciens aboutissant à une fin voulue.
Quand par exemple, avant de rn'endormir, je remonte un réveille-
matin pour être cei tain de me réveiller à une certaine heure, l'acte
initial du remontage et le fait final de mon réveil sont voulus et
consciens tous les deux, et pourtant tout ce qui passe dans l'inter-
valle est inconscient. J'oublie entièrement pendant mon sommeil ce
que j'ai fait; les rouages de mon instrument fonctionnent conformé-
ment aux lois mécaniques, les aiguilles marchent par leur impul-
sion, elles marquent successivement les heures à intervalles égaux,
et, lorsque arrive l'heure fixée, un échappement joua, une sonnerie
carillonne, le bruit me réveille, c'est ce que j'avais voiilu. Voilà
deux faits intentionnels reliés ensemble par une série de faits où la
conscience n'entre pour rien. Celui qui étudierait cette succession
de phénomènes sans connaître l'usage de ce genre d'horloge et
moment où le singe hypothétique qui nous aurait servi d'ancôtre a"rait servi de
champ d'action à la force nouvellement apparue qui devait faire l'humanité, il y eut
une espèce nouvelle dans le monde, l'espèce humaine. Nous raisonnons ici, qu'on
veuille bien l'observer, d'après l'hypothèse naturaliste : en fait nous croyons la ques-
tion encore loin d'une solution définitive.
LE DOCTEUR STRAUSS. 283
sans savoir ce que j'ai voulu se croirait en droit de dire que je me
suis trouva réveillé par le dernier terme d'une série toute fortuite
de causes et d'effets, et il se tromperait. Si l'on veut bien ennoblir
quelque peu cet exemple vulgaire, on comprendra pourquoi d'une
part il est parfaitement licite aux sciences naturelles de bannir les
causes finales de leurs explications, et pourquoi d'un autre côté la
philosophie sensée dira toujours qu'il y a des fins dans la nature.
Si par impossible l'homme parvenait à décrire la connexion, la gé-
nération logique de tous les faits de l'univers, sans rencontrer une
seule fois un fait intentirmnel et voulu, il suffirait de rélléchir sur
le dernier terme de la série, l'esprit humain, pour aflirmor l'inteili-
gence et la volonté du premier. Naturellement cette affirmalion in-
fluerait sur l'idée qu'on doit se faire de la série total;. La plus
grande objection philosophique au système de M. Darwin, que
d'ailleurs tant de faits recommandent, une objrction qui tend plu-
tôt à lui reprocher d'être incomplet que d'être faux, c'est qu'il vou-
drait ramener tout le développement organique à des causes for-
tuites qui auraient pu tout aussi bien ne pas être. La concurrence
vitale et la sélection sexuelle, voilà, en y joignant l'hérédité (cet
autre profond mystère), les seuls facteurs qu'il assigne à ce pro-
digieux déploiement de la vie qui aboutit par une série de transfor-
mations innond^rables à l'éclosion du génie humain. Eh bien! c'est
trop de hasard pour une pareille fin. Tout ce qu'il a dit peut être
vrai, mais ne saurait détruire le sentiment qu'il a dû y avoir plus
d'intention, plus de raison que cela dans le cours des choses; il le
faut pour qu'à l'extrémité de la chaîne la raison humaine ait pu se
dégager, consciente et réQéchie, du dernier anneau.
Il a paru dans ces derniers temps en Allemagne un ouvrage de
philosophie très intéressant et très instructif, la Philosophie de
l'incomcienty par M. Hartmann, l'un des disciples les plus distin-
gués de Schopenhauer. A l'exemple de son maître, M. Hartmann
considère le monde comme gouverné par une volonté qui s'ignore.
Son dieu, ou plutôt son monde est inconscif.nt, mais il veut. A l'ap-
pui de ce panthéisme d'un nouveau genre, il cite des faits sans
nombre pour montrer combien la science révèle de finalités vou-
lues dans la nature. C'est au point que M. Strauss, que la seule
idée des causes finales exaspère, le semonce assez vivement et
lui remontre que, lorsqu'on voit tant de causes finales dans le
monde, on a mauvaise grâce à nier l'intelligence et la volonté con-
sciente de sa cause première. C'est une partie curieuse engagée
entre les deux panthéistes; il se pourrait bien qu'ils la perdissent
tous les deux. Pour nous, il nous suffirait du monde tel que M. Strauss
le décrit pour y trouver la confirmation de la thèse esseniielie du
284 REVUE DES DEUX MONDES,
sentiment religieux, celle d'un Dieu vivant, conscient, adorable.
Laissons cà la métaphysique, si jamais elle y parvient, le soin de
préciser le rapport de l'unité créatrice avec la pluralité des forclos
et des êtres qui constitue le monde. M. Strauss reconnaît lui-
même que l'univers est source de tout bien, de toute vérité, de
toute justice; il dit ailleurs que son développement tend à cet idéal.
Sainte substance indéfinissable, qui fais jaillir de ton sein le pro-
grès et la raison, qui travailles à réaliser l'idéal par le développe-
ment des choses, que tu as de puissance, de sagesse et d'esprit, et
comme au fond tu ressembles au bon Dieu que les bonnes gens
adorent !
V.
Dans la dernière partie de son manifeste, M. Strauss passe à
l'application pratique. Il s'agit de savoir comment de nos jours il
faut régler et remplir sa vie. Sans se souvenir des thèses matéria-
listes énoncées dans les chapitres précédens, il admet la réalité
d'une aptitude morale sui gcncris en l'homme. Quel rapport y a-t-il
entre un cerveau, quel que soit le nombre de ses circonvolutions, et
l'impulsion qui fait que l'animal humain vit pour autre chose que
son bien-ê!re physique, c'est ce qu'on oublie de nous dire. En ad-
mettant que la vie des premiers hommes, à peine éclairés par le cré-
puscule (le l'intelligence, ait été d'abord purement égoïste, et que
l'aurore de la moralité ait coïncidé avec l'expérience des maux dé-
rivant de la violation de l'ordre moral, cela ne nous explique en
aucune façon*comment le sens moral individuel a pu se former. Je
peux parfaitement concevoir que l'intérêt général et permanent ait
pour condition fréquente le sacrifice de mon intérêt personnel et
passager; mais, tant qu'on ne fera pas intervenir autre chose que
le calcul intéressé dans mes mobiles d'action, je défie qu'on me
prouve qu'il importe à mon bonheur de faire abnégation de mes
désirs particuliers. Nous renonçons à la tâche de relever toutes les
incroyables faiblesses de cette psychologie. Nous entrons sur le do-
maine pratique, et c'est pour éprouver de nouveau ce genre de
déception que l'on subit quand, d'un principe en lui-même légi-
time, on arrive à des applications bizarres et continuellement pa-
radoxales.
M. Strauss est dans le vrai lorsqu'il part de l'idée que l'homme
de nos jours a autre chose à faire qu'à remplir sa vie de pratiques
dévotes, comme faisait l'homme du moyen âge. Il faut qu'il déploie
pleinement et largement les tendances élevées de sa nature, qu'il
se dirige « conformément à l'idée du genre, » formule hégélienne
LE DOCTEUR STRAUSS. 285
signifiant que nous devons nous efforcer de réaliser notre idéal hu-
main, que la pratique du bien dans nos rapports quotidiens avec
nos semblables, le soin de notre dignité dans notre conduite pri-
vée, la politique, la science et l'art doivent désormais prendre la
place qu'occupaient auparavant les œuvres pies, regardées comme
garanties seules valables du bonheur futur. Nous n'avons rien à
objecter en principe; seulement on se demande en vain pourquoi
cette manière d'entendre la vie serait contraire au christianisme
bien compris. La vieille parabole du levain disait déjà quelque
chose de très semblable. La religion n'est pas appelée cà pétrir la
vie selon les exigences d'une de ses formes temporaires, mais elle
doit la pénétrer, la purifier, l'ennoblir du dedans et en quelque sorte
par-dessous. Pourquoi donc, sans renoncer ni à la politique, ni à
la science, ni à l'art, l'homme de nos jours ne ferait-il rien pour
cultiver un sentiment aussi essentiel, aussi bienfaisant que le sen-
timent religieux? Pourquoi devrait-il renoncer aux avantages qui,
sur ce terrain comme sur tous les autres, résultent de l'association'/
Nous ne demandons pas mieux que de voir partout l'église cesser
de régenter l'état, mais cela ne signifie pas que l'église ou l'asso-
ciation religieuse soit désormais un hors-d'œuvre.
Ce qui n'est pas moins curieux, c'est la politique développée par
ce célèbre représentant de la science allemande. Jamais confirma-
tion plus éclatante n'a été donnée de ce que M. G. Vogt avançait
dans ses lettres sur la guerre franco-allemande, quand il parlait
de l'étroitesse de vues et du servilisme en face de la Ilcrrschaft
qui caractérisent trop souvent les érudits allemands les plus auda-
cieux dans leurs livres, dès qu'il s'agit d'un conflit possible avec
les puissances établies. Du reste pourquoi parler de la politique
de M. Strauss? Il a, sur ce domaine, des préjugés, des haines,
des peurs, pas une idée, et si ce n'était la sincérité de son patrio-
tisme, que nous respectons, même quand il s'égare, nous aurions
le droit de dire qu'il n'est pas possible à un homme d'esprit de
faire plus piteuse mine devant la galerie qui l'écoute. On re-
marque dans cette partie du manifeste le dithyrambe de rigueur
en l'honneur des Hohenzollern; il fallait s'y attendre. Le liolienzol-
h'ram'sme, — pardon de l'affreux mot, — prend en Allemagne la
place que le napoléonisme a occupée longtemps chez nous. On ap-
prend que les peuples latins, en dépit des lois Grammont et autres
semblables, maltraitent les animaux bien plus brutalement que
les peuples germains, bien que ceux-ci aient encore quelques pro-
grès à faire. Nous lisons que la guerre est aussi nécessaire à l'hu-
manité que l'agriculture et le commerce : créer des sociétés de la
paix, c'est comme si l'on en fondait pour l'abolition du tonnerre, et
286 REVUE DES DEUX MONDES.
Vultima rntio des peuples, tout aussi bien que celle des rois, sera
dans l'avenir, comme dans 1j passé, le canon. « Mesdames et mes-
sieurs, diL M. Strauss aux orateurs et oratrices du congrès de Lau-
sanne, savez-vous quand vous parviendrez à faire que l'humanilé
concilie ses dilîerends uniquement au. moyen des conventions paci-
fiques? ce sera le jo.ir où vous aurez trouvé l'institution qui per-
mettra à cette humanité de se propager uniquement par le moyen
des discours de haute sagesse [ddss dieselbe Mensch/ieit fortan nur
noch durch vernûnflige Gesprœche sich forlp/luiizt). »
Ah! qu'en termes galans ces choses-là sont mises!
Nous apprenons que, si Napoléon III a déclaré la guerre à l'Alle-
magne, c'est qu'il a eu la main forcée par son peuple. Malheureu-
sement cette erreur grossière, due en tout premier lieu aux décla-
rations intéressées du vaincu de Sedan, a encore cours dans une
grande partie de l'Europe; c'est la thèse officielle en Allemagne, et
pourtant il faut igfiorer le premier mot de ce dont on parle pour la
soutenir encore; mais passons. Nous arrivons aux préférences de
l'auteur en matière de gouvernement. En théorie, nous dit-il, il est
naturel de préférer la république à la monarchie; en fait, dans l'é-
tat présent de l'Europe et de l'Allemagne, il faut préférer la mo-
mrch'e. Sans doute « il y a dans la monarchie quelque chose d'é-
nigmatique, d'absurde même en apparence; c'est précisément en
cela que consiste le secret de sa supériorité. Tout mystère paraît
absurde, et pourtant sans mystère rien de profond, ni la vie, ni
l'art, ni l'état. » Pourquoi donc ne pas ajouter : ni la religion? Car
enfin, s'il est un domaine où le mystère soit pour ainsi dire indi-
gène, c'est bien celui-là; mais l'auteur sans doute a ses raisons. A
l'entendre, la république n'a jamais été en France qu'un régi:ne
transitoire entre deux despotismas, et elle n'a réussi qu'en Suisse
eî aux États-Unis. Encore faut-il observer qu'aux Etats-Unis le
peuple n'a pas de caractère national (se serait-on jamais attendu
à une pareille critique?), et qu'en Suisse on tombe insensiblement
dans la démocraiie grossière, la pire forme de gouvernement.
M. Strauss ne tient pas à être noble lui-même, cependant il aime
qu'il y ait une noblesse privilégiée. Le suffrage universel est l'ob-
jet de son antipathie profonde, et son seul grief contre M. de Bis-
marck, c'est de l'avoir introduit en Allemagne. Le socialisme lui
fait une peur atroce, et il ne saurait tro,) encourager les gouverne-
mens à lui courir sus, aussi bien qu'à l'ultramonlanisme, cet autre
ennemi juré du nouvel empire. Surtout qu'on se garde bien d'abo-
lir la peine de mort pour faire plaisir aui utopisttis, c'est un rem-
part indispensable à la sécurité sociale.
LE DOCTEUR STRAUSS. 287
Mais enfin, diront nos lecteurs impatiens, quelle est sa conclu-
sion quant au gouvernement qu'il faudrait à l'Allemagne? — De
conclusion, il n'y en a pas, à moins qu'on ne donne ce nom à l'am-
phigouri di3 la page 272 : « Une monaichie entourée d'institutions
républicaines, c'est une phrase française dont j'espère bien qne
nous sommes débarrassés. Arborer la bannière du parlementarisnie,
ce serait adopter un idéal étranger. Pensons plutôt que du carac-
tère du peuple allemand et de la situation de l'empire allemand,
avec la coopération du gouvi'rnement et de la nation, il suigira des
institutions de nature à concilier la force de cohésion avec la liberté
du mouvement, le progrès spirituel et moral avec le bien-être ma-
tériel. » Je ne sais pas si une pareille solution paraîtra satisfaisante
aux Allemands, ou plutôt j'en doute, car elle ne résout rien. C'est
une phrase qui n'a pas même le mérite d'avoir l'air de dire quel-
que chose, et il n'est pas besoin d'être grand clerc pour comprendre
que, si la monarchie désirée par M. Strauss n'est pas absolue, elle
sera nécessairement entourée d'institutions représentatives, donc
plus ou moins républicaines, et que, si son pouvoir est limité par
la représentation nationale, cette monarchie syra forcément parle-
mentaire. Ce sont là des vérités élémentaires qui n'ont pas de pa-
trie, qui sont aussi évidentes à Berlin qu'à Londres ou à Paris.
11 n'en reste pas moins que nous sommes en face d'un de ces
étranges phénomènes dont l'Allemagne a !e monopole, celui d'un
philosophe, d'un critique, poussant l'audace de la négation jus-
qu'au cœur même des principes religieux et spiritualistes, en même
tem[)S du moyen âge en politique et rendant des points à nos réac-
tionnaires les plus timorés. M. de Bismarck et l'empereur Guil-
laume vont être bien contens du docteur Strauss ; sa politique lui
vaudra un bon point et diminuera la mauvaise humeuf que le radi-
calisme irréligieux des premières parties inspirerait peut-être à ces
puissans personnages, fort pieux comme l'on sait. Comment se lâ-
cher contre un homme qui formule, il est vrai, un vœu timide en
faveur du mariage civil, mais qui n'élève d'autre grief contre le
chancelier de l'empire que d'avoir introduit le sulTrage universel,
et contre le grand-duc de Bade que de faire grâce de la vie aux as-
sassins condamnés à mort? En vérité, tant de soumission désarme.
On ne peut en vouloir fortement à un écrivain qui rétablit le droit
d'vin sur des bases assez nouvelles, je l'avoue, car c'est un droit
divin sans Dieu, mais enfin un droit fondé sur l'incompréhensible,
le mystérieux, l'absurde apparent; dans la praîijue, on ne verra
pas la moindre dllférence. Le nouveau césarisme allemand a tous
les bonheurs, il lui vient des séides enthousiastes de tous les cô-
tés, des régions même où l'on s'attendait le moins à en trouver.
288 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous devons nous sentir bien humiliés en France, où nous n'avons
rien à présenter qui fasse pendant.
A notre avis, cette triste confession politique achève de caracté-
riser le livre que nous avons entrepris d'apprécier. Ce livre fait et
fera encore beaucoup de bruit, d'abord à cause de la réputation
méritée de l'auteur, puis parce que, dans la philosophie religieuse
qu'il déroule, il y a un mélange brillant de vrai et de faux, de
principes légitimes et de conséquences erronées, de profondeur et
de jugemens superficiels, de nature à troubler beaucoup d'intelli-
gences. Pour nous, ce livre nous afllige, parce qu'il est toujours
triste de voir un homme de talent trahi par son caractère, et
M. Strauss s'est révélé dans son manifeste comme un homme de
passion haineuse, non plus comme le critique froidement impar-
tial, maître de son sujet et se possédant lui-même, que ses écrits
antérieurs nous avaient fait connaître. M. Strauss s'est survécu. Il
se flatte, dans l'opuscule que nous avons cité plus haut, qu'un jour
viendra où les jugemens, presque partout hostiles à son livre, se-
ront remplacés par des adhésions plus ou moins explicites. Nous
pensons qu'il se trompe; nous nous refusons à croire que l'avenir
soit aussi désolé, aussi terne, aussi laid qu'il le prédit. L'expé-
rience et la philosophie conduiront l'esprit humain dans une tout
autre voie. Bien loin d'inaugurer une ère nouvelle, son livre est la
fin d'une période et d'une école; il signifie la banqueroute de l'hé-
gélianisme. Sans doute, le passé est bien passé et ne reviendra
plus; mais ou bien l'avenir sera voué à l'impuissance, ou bien il
verra la conciliation, satisfaisante pour l'esprit et le cœur, des vé-
rités que nous ne savons pas toujours concilier, qui s'imposent
pourtant aux consciences droites. A sa politique inspirée par un
doctrinarisme puéril, nous opposons les grandes idées libérales,
généreuses, démocratiques, dont la France a eu la grande initia-
tive et dont nous souhaitons à l'Allemagne de se pénétrer mieux
qu'elle n'a pu le faire jusqu'à présent. Aux oracles du matérialisme
athée, nous continuons de préférer les révélations de la conscience
et du cœur, qu'une connaissance plus exacte du monde peut recti-
fier, épurer, rendre plus rationnelles, plus majestueuses encore,
mais qu'elle ne saurait détruire. Enfin, au lieu de dire comme lui
que nous ne sommes plus chrétiens, nous pensons que, lorsque
nous aurons tous bien compris le principe chrétien dans sa pureté
native, nous nous apercevrons que c'est tout au plus s: nous com-
mençons à l'être.
Albert Réyillb.
LES
MISSIONS EXTERIEURES
DE LA MARINE
IIÎ.
LA STATION DU LEVANT (1).
IV. — LES SOULIOTES. — ALI-PACHA. — CANARIS.
I.
Au mois d'août 1821, la station du Levant, renforcée par des
envois successifs, se composait des frégates la, Guerrière , la
Jeanne d'Arc et la Fleur de Lis, de la corvette VEcho, des bricks
le Rusé et Y Olivier, des goélettes V Estafette et la Levrette, des ga-
bares V Active, la Chevrette, la Truite , la Lamproie^ la Lionne,
VEmulation, le Loiret, des flûtes la Bonite, VAriége et le Lybio, en
tout dix-huit bâtimens. Les capitaines avaient appartenu à la ma-
rine de l'empire; l'un d'eux, le chevalier de Yiella, avait même fait
ses premières armes sur les vaisseaux de Louis XVL Les ofliciers et
les aspirans constituaient, sauf de rares exceptions, une génération
nouvelle. Quelques-uns avaient pris part aux combats de la der-
nière guerre; le plus grand nombre, sortis des vaisseaux-écoles que
l'empire avait institués en 1812, en étaient à leurs débuts : ils
allaient former avec les volontaires, auxquels depuis 1816 ils se
trouvaient associés, et avec les élèves provenant du collège d'An-
goulême, ce qu'on peut réellement appeler la marine de la restau-
(1) Voyez la Revue du 15 décembre 1872, du 15 janvier et du 15 février 1873.
TOME civ. — 1873. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
ration, marine glorieuse, marine laborieuse et instruite à laquelle
nous devons, nous autres officiers du gouvernement de juillet et
du second empire, ce que nous avons appris et ce que nous sommes.
Les voilà ces noms qui devaient figurer à la tête d'un corps dont ils
furent l'honneur, les voilà les Hamelin, les Desfossés, les Jacquinot,
les Pellion, les Glavaud, les Du Bourdieu, les Lugeol, les Deloffre,
les Jehenne, tous réunis à la même époque dans la même station !
Tels étaient les hommes à qui une heureuse fortune avait en 1821
confié dans les mers du Levant le drapeau de la France. Une chance
non moins favorable les rassemblait sur un terrain où ils devaient
promptement acquérir l'expérience que toute autre navigation leur
eût fait longtemps encore attendre. « 11 y a plus à manœuvrer, écri-
vait en 1817 le chevalier de Rigny, pendant un mois de séjour dans
l'Archipel que pendant toute une campagne des colonies. » Les évé-
nemens, en se précipitant et en augmentant les inquiétudes des
consuls, allaient tenir nos navires, si nombreux qu'ils fussent, con-
stamment en haleine, et contribuer ainsi indirectement à hâter l'in-
struction de nos officiers. 11 fallait d'ailleurs, dans ces parages
infestés de croiseurs novices et prompts à se méprendre, se tenir
toujours prêt à exécuter rapidement le branlebas de combat, navi-
guer pour ainsi dire les boutefeux allumés, ne négliger en un mot
aucune des précautions qu'on eût prises en temps de guerre. Sous
tous les rapports, l'école était excellente, l'enseignement complet.
La discipline, la tenue militaire de nos bâtimens, ne tardèrent pas
à s'en ressentir. Un seul exemple suffira pour montrer le rôle hono-
rable que s'était assigné dès cette époque notre marine, la fermeté
et la modération qu'elle mettait à le remplir.
La gabare l'Active et le brick le liiisc, commandés par les lieu-
tenans de Reverseaux et Quernel, officiers déjà connus, déjà si-
gnalés parmi les plus distingués, étaient sortis de Smyrne avec
plusieurs Grecs réfugiés à leur bord. Ces deux bâtimens prirent en
échange à Tine 11 Turcs, dont un aga et sa famille, sauvés par les
soins généreux du sieur Spadaro, agent consulaire du roi dans cette
île. De ce point, V Active et le Ruse se portèrent à Naxos, où les
capitaines se firent remettre, après de longues discussions, 17 Otto-
m.ans retirés chez le consul de France et seuls restes de 111 prison-
niers. Le départ de ces malheureux fut le signal d'un soulèvement
presque général. L'archevêque, le consul, la population catholique,
se virent menacés. M. de Reverseaux montra en cette occasion une
remarquable énergie. Il se jeta de sa personne au milieu des mu-
tins, et les fit reculer en les invitant à ne point provoquer impru-
demment la colère de la France. Ce fut à Marmorice et à Rhodes
que les Turcs furent rendus à leurs coreligionnaires. Les deux na-
LA MORT d' ALI-PACHA. 291
vires français opéraient leur retour après avoir visité Chypre et les
divers consulats de Syrie lorsqu'ils furent subitement attaqués de
nuit par sept bâtimens grecs. L'engagement n'eut pas de suite, car
dès les premiers coups de canon le capitaine de Keverseaux parvint
à se faire reconnaître; mais une pareille insulte exigeait une répa-
ration. Le capitaine de Reverseaux en détermina lui-même la na-
ture et en dicta les termes.
Les services journaliers que rendait notre station navale avaient
enfin fait comprendre aux plus incrédules le prix de notre cou-
cours. Le tetnps était passé où un agent du ministère des affaires
étrangères pouvait écrire au duc de Uichelieu : « Voici donc cinq
bâtimens armés à grands frais, un état-major nombreux avec en-
viron 700 hommes à nourrir et à solder pour protéger un com-
merce dont votre excellence connaît le peu d'importance. Ce luxe
d'armement est bien peu en harmonie, sous tous les rapports, avec
notre situation actuelle. » Ce même agent, très ému des dangers
que les troubles du Levant pouvaient faire courir aux intérêts con-
fiés à sa protection, tenait en 1821 un tout autre langage. Il récla-
mait à grands cris l'envoi et l'assistance d'un navire de guerre.
Assiégé par ces sollicitations, l'ambassadeur de France à Constanti-
nople, M. de Latour-Maubourg, ne voyait de moyen suffisant d'y
répondre que dans un accroissement notable de nos forces navales.
Il demandait avec instance que l'escadre de l'amiral Halgan fût
portée à vingt-six bâtimens au moins. « Je ne puis, écrivait de son
côté l'amiral, partager à ce sujet l'opinion de M. de Latour-Mau-
bourg. Tant que la France voudra se borner à protéger ici son
commerce et ses nationaux, sans prendre une attitude hostile, dix
ou douze navires sont plus que suflisans. Aller au-delà quand l'An-
gleterre se borne à quatre grands navires et dix petits pour la sta-
tion de toute la Méditerranée, à trois ou quatre corvettes seulement
pour le service spécial du Levant, ce serait annoncer des projets,
éveiller des inquiétudes. Je persiste à croire que c'est à Toulon qu'à
tout événement nos moyens d'action devraient, s'il y avait lieu, se
tenir sans bruit disposés. M. l'ambassadeur m'a prié d'appuyer ses
réclamations. En lui répondant, je me hâte, sans sortir de la ré-
serve qui convient à ma position, de l'engager à ne point accorder
une-foi explicite à toutes les appréhensions manifestées depuis des
mois entiers par plusieurs de nos agens diplomatiques. Il y a tel
résident français dans les îles qui ne cesse de demander une divi-
sion entière, une frégate au moins, et cependant le point qu'il oc-
cupe est parfaitement tranquille. Je ne sache pas qu'à l'exception
de M. le consul d'Acre, un seul Français ait été réellement molesté,
même dans la première effervescence de la crise.. » Heureux le gou-
292 REVDE DES DEUX MONDES.
vernement qui trouve pour le servir des officiers animés de ce zèle
consciencieux, des chefs de station dont le regard sait aller au-delà
de l'horizon étroit de leur mission locale , des fonctionnaires qui,
justement préoccupés des conséquences que leur avis peut avoir,
songent moins à grossir l'importance de leur situation personnelle
qu'à épargner à leur pays de fausses démarches et des embarras!
En repoussant la pensée d'une augmentation de forces, l'amiral
Halgan s'était imposé le devoir de ne laisser aucun intérêt en souf-
france et de suppléer par l'activité de ses capitaines au chiffre li-
mité de ses bâtimens. Ce devoir, il n'y faillit pas. Le 6 août 1821,
le consul-général de Russie à Smyrne, « repoussé, nous dit M. David,
par les commandans anglais et hollandais, qui craignaient de se
compromettre, s'embarquait à bord de la flûte du roi YAriége. »
Le même jour, l'amiral Halgan partait pour Salonique avec la fré-
gate la Guerrière, sur laquelle il venait d'arborer son pavillon; le
chevalier de Yielia, commandant la Fleur de Lis, quittait les îles
d'Ourlac et allait chercher M. Fauvel à Zea pour le reconduire à
Athènes; la Bonite revenait de Chypre et de Rhodes; la Jeanne
d'Arc retournait à Alexandrie. Sur tous les points de l'Archipel,
notre escadre était en mouvement, notre pavillon, redouté ou ap-
pelé, se montrait à l'improviste. On retrouvait la France, et c'était
sa marine qui la montrait ainsi renaissante, secourable à tous,
généreuse et fière, inspirant tour à tour l'espoir aux opprimés,
la terreur aux forbans. Tous nos officiers ne supportèrent pas sans
dommage cet excès de fatigues; plusieurs payèrent de leur vie
les services que notre drapeau rendit alors à la cause de l'huma-
nité. Les fièvres paludéennes infestaient tout ce littoral, où les
fleuves s'étaient endormis comme le peuple somnolent qui était
venu dresser ses tentes sur leurs rives. Le commandant de la Che-
vrette, le lieutenant de vaisseau Gay, succombait le 23 septembre 1821
à une fièvre maligne. « C'est dans l'atmosphère de Salonique, écrivait
M. David, que ce brave officier a pour ainsi dire aspiré le principe
de sa maladie. 11 est mort le lendemain de son entrée en rade de
Smyrne, le onzième jour de sa maladie. Il est inhumé à côté du ca-
pitaine Serval que nous avons perdu trente-huit jours auparavant. »
La fièvre ! voilà ce qui fera plus de ravages dans les rangs des
armées grecques que le sabre des Turcs ! voilà ce qui jettera bien-
tôt sur les quais de Smyrne, dans le dénûment et dans le désespoir,
une foule déjeunes enthousiastes, entraînés par l'ardeur à laquelle
obéissaient alors les chrétiens, les sceptiques et les poètes; minés
par la maladie, on les verra, au bout de quelques mois, venir de-
mander aux consuls le pain dont la Grèce les laissera manquer, aux
amiraux un passage sur nos bâtimens. Aucune souifrance ne trouva
LA MORT D'ALI-PACIIA. 293
dans cette cruelle guerre nos agens ni nos officiers insensibles, et,
ce qu'il faut citer aussi à l'honneur de notre gouvernement, jamais
la générosité qu'ils montrèrent ne leur fut reprochée, bien que cette
générosité eût rarement l'occasion de s'exercer envers les amis po-
litiques de la maison de Bourbon.
La fin de l'année 1821 fut marquée pour les Grecs par d'impor-
tans succès, et cependant un observateur clairvoyant aurait pu re-
connaître que déjà le moment des premières épreuves approchait.
La capitulation de Navarin avait suivi de près celle de Monembasia.
Elle eut lieu le 19 août 1821. Si les Turcs voulaient sauver le peu
de places maritimes qui restaient encore entre leurs mains, il fallait
qu'ils se décidassent à faire sortir leur flotte. La saison était favo-
rable. Les vents à cette époque sont généralement frais dans l'Ar-
chipel sans avoir la violence qui les fait redouter en automne. Les
bricks grecs étaient rentrés le 2Zi août à Hydra. Dans la nuit du
6 septembre, le brick V Olivier, commandé par le capitaine Bégon
de la Piouzière, rencontra devant La Canée la flotte du capitan-bey.
Composée de trois vaisseaux de ligne, de cinq frégates et d'environ
trente corvettes ou bricks, cette flotte fut bientôt ralliée par les di-
visions égyptienne et algérienne. On comprend l'émotion qu'une
semblable nouvelle dut causer dans les îles. Le chevalier de Viella,
qui commandait, sous les ordres de l'amiral Halgan, la frégate la
Fleur de Lis, fut témoin du découragement qui parut atteindre
alors quelques-uns des chefs de l'insurrection d'Hydra. C'était
moins la force des escadres ottomanes que la mutinerie de leurs
propres équipages qui les faisait désespérer d'une cause « que,
dans la première ferveur de leur enthousiasme, ils avaient appelée
immortelle et sainte. » On peut se résigner à bien des sacrifices
quand il s'agit d'affranchir sa patrie; ce qu'il y a de plus difficile,
c'est de triompher du dégoût qu'inspire à tout cœur bien né l'as-
pect irritant du désordre. Les îles albanaises n'avaient pas encore
épuisé leurs ressources. Hydra se vantait de posséder 10,000 mate-
lots et 80 navires. 11 existait 60 bâtimens" à Spezzia, 30 à Ipsara,
mais les armemens étaient paralysés, les campagnes souvent inter-
rompues au moment même où il eût fallu redoubler d'activité.
Pendant qu'un des plus opulens primats d'Hydra dénonçait à l'ami-
ral Halgan cette situation navrante et le sollicitait d'accorder à sa
famille un asile, un sauf-conduit à ses capitaux, Kara-Ali jetait des
provisions et des munitions dans les forteresses de Coron et de
Modon. Il préservait ainsi ces deux places d'une reddition devenue
imminente, et se gardait bien d'entrer dans aucun des golfes d'où
ses navires peu alertes auraient eu quelque peine à sortir. Cette
prudence de l'amiral ottoman déconcertait les Grecs. Sûrs d'incen-
294 REVUE DES DEUX MONDES.
dier avec leurs brûlots la flotte du sultan, si elle s'oiïrait à leurs
coups au fond de ces entonnoirs, ils ne savaient plus comment
l'attaquer depuis que les vaisseaux turcs s'obstinaient à rester sous
voiles. « Les Grecs, écrivait l'amiral Halgan, attribuent cette habile
manœuvre aux conseils d'officiers anglais embarqu -s sur l'escadre
turque, et ils en ont conçu une très forte irritatiou contre l'Angle-
terre. » Le 18 septembre, le capitan-bey mouillait enfin, mais c'é-
tait sous le canon de Patras qu'il jetait l'ancre. Le 1" octobre, il en-
voyait dans le golfe de Corinthe le commandant de l'escadre égyp-
tienne, Ismaël-Gibraltar, et le chargeait d'y détruire l'établissement
que quelques pêcheurs grecs avaient fondé à Galaxidi, sur la côte
occidentale de la baie de Salone.
Les Algériens furent mis à terre dès le point du jour. Forbans
de profession, ils étaient plus que d'autres habitués à ce genre de
coups de main. En quelques heures, ils avaient brûlé la ville, mas-
sacré les habitans et emmené à Kara-Ali trente-six bricks ou goé-
lettes. Fier de pareils trophées, Kara-Ali ne songeait plus qu'à
rentrer à Constantinople; le Ih octobre, au moment où il sortait du
golfe de Patras, Miaulis apparaissait à la tête de soixante voiles.
L'amiral ottoman, dont les forces se composaient alors de qua-
rante-deux navires de guerre, jugea néanmoins prudent de se ré-
fugier dans les eaux de Zante. Pour quitter cet abri, il crut de-
voir attendre un vent favorable et frais qui le conduisît rapidement
dans l'Archipt^l. Le 21 octobre, la flotte turque fut aperçue de Zea;
elle faisait route sous toutes voiles pour les Dardanelles. Quelques
jours après, Kara-Ali entrait dans le Bosphore traînant triomphale-
ment après lui les trente-six prises d'Ismaël-Gibraltar, et montrant
aux Turcs enthousiasmés 30 prisonniers pendus aux vergues du
vaisseau-amiral. Constaniinople était dans l'ivresse; Kara-Ali lui
rendait un nouvel Hassan. Le sultan ne décerna pas encore au ca-
pitan-bey le surnom de victorieux; il le récompensa du succès de
cette campagne par le grade de capitan-pacha.
La sortie de la flotte turque avait sauvé Modon, Coron et Patras;
-slle ne pouvait sauver ni Tripolitza, ni Corinthe. La ville de Tri-
politza, bloquée depuis six mois, fut prise d'assaut le 5 octobre
1821 : 13,000 Turcs se trouvaient dans la place; 1,500 Albanais,
'éclamés par Ali -Pacha, en sortirent la vie sauve. On estime à
8,000 âmes au moins le nombre des musulmans qui périrent dans
le sac de Tripolitza; ni le sexe, ni l'âge ne trouvèrent grâce devant
les vainqueurs. Échappé par miracle au massacre général, un mal-
heureux enfant fut recueilli dans ce désordre affreux par un capi-
taine philhellène. Amené en France par son sauveur, M'"^ la prin-
cesse Adélaïde se chargea de le faire élever; il est devenu un des
LA MORT d'aH-PACIIA. 295
officiers les plus estimés de notre marine. 30,000 Moréotes environ
s'étaient réunis devant Tripolitza; ils se partagèrent en trois corps.
On avait trouvé dans la ville conquise vingt pièces de canon, plu-
sieurs milliers de fusils et des munitions; c'en était assez pour
serrer de plus près iModon, Coron et Patras, mais non pas pour
tenter des approches régulières contre Nauplie, « sorte de Gibral-
tar respectable mènie pour de bonnes troupes, » ou contre Go-
rinthe, dont la, citadelle gardait les trésors du Timarioie Kiamil-
Bey, évalués à plusieurs millions. Cette dernière place céda, le
22 janvier 1822, aux promesses d'une capitulation trompeuse. La
cruauté que montrèrent les Grecs en cette occasion, leur manque
de foi, ne contribuèrent pas peu à prolonger la résistance des for-
teresses qui se défendaient encore.
Les principales opérations des insurgés avaient lieu en Morée.
Sur tous les autres points, la révolution était tenue en échec ou ne
poursuivait qu'avec une extrême lenteur ses progrès. Le h juillet
1821, la grande île de Candie avait pris les armes. A la suite du
massacre de /lOO Grecs, les Turcs', repoussés par les habitans des
montagnes, qui étaient descendus dans la plaine pour prêter main-
forte aux chrétiens, se trouvaient rejetés dans les trois villes de
Candie, de La Ganée et de Uethymo. Le 10 août, ils tentaient une
sortie générale et ne réussissaient qu'à perdre quelques centaines
d'hommes. « Ces succès, écrivait l'amiral Halgan, encouragent les
Grecs, qui paraissent avoir dans cette île environ 30,000 hommes
en âge de porter les armes ; mais le tiers seulement est muni d'as-
sez médiocres fusils. J'ai lieu de penser que les Candiotes seraient
bien aises d'appartenir à une puissance européenne qui leur procu-
rât des garanties pour leurs biens et pour leur liberté. A l'égard
des Turcs, ils s'estimeraient heureux qu'on les tirât du mauvais pas
où ils sont engagps en les transportant sur quelque autre point de
la domination ottomane- »
L'amiral Halgan, qui soupçonnait les Anglais de convoiter secrè-
tement la Morée, songeait-il donc aussi à trouver dans le grand
naufrage quelque épave qui fût de nature à dédommager la France?
Je n'affirmerais pas qu'une pareille pensée n'ait point un instant
traversé son esprit, cependant il est certain qu'il ne s'y arrêta pas.
11 n'était pas besoin d'ailleurs de préoccupations égoïstes pour cher-
cher avidement le moyen d'arrêter ce terrible conflit. La Grèce, ra-
vagée, menaçait de devenir bientôt une solitude. Le 7 août 182i,
pendant son séjour au mouillage de La Mandri , le chevalier de
Viella avait vu se précipiter vers le rivage, avec une partie de leurs
troupeaux, les malheureux habitans de l'Attique, qui fuyaient de-
vant le pacha de l'Eubée. Athènes, retombée aux mains des Alba-
296 REVUE DES DEUX MONDES.
nais, offrait l'affreuse image d'une place deux ou trois fois prise et
reprise d'assaut. Les maisons demeuraient ouvertes à tout venant.
Les portes, les fenêtres, les planchers, avaient disparu. En beaucoup
d'endroits, il ne subsistait que les murs noircis; des débris im-
mondes, des restes d'hommes et d'animaux souillaient les rues, où
régnait un profond silence, à peine troublé par le pas des pa-
trouilles. La population, qui avait été jadis de 10 à 12,000 âmes,
s'était presque tout entière retirée dans l'île de Salamine, où, sous
l'abri de quelques arbres chétifs, les habitans de Thèbes, d'Eleusis
et de Condouri avaient également cherché un asile. Tel était le
spectacle que présentait au mois de novembre 1821 la ville qui avait
connu de si heureux jours sous la protection du chef des eunuques
noirs, le kislar-aga. Les peuples ne marchent pas à la transforma-
tion de leurs destinées par des chemins de fleurs, et la génération
qui a jeté le grain de blé dans le sillon ne doit guère s'attendre à
le voir germer : trop heureuse si elle peut emporter l'espoir de lé-
guer une tardive moisson aux enfans qu'elle laisse après elle !
Les rapides succès des insurgés en Morée ne faisaient que mieux
ressortir l'impuissance relative de leurs efforts dans la Grèce conti-
nentale. Ces succès avaient lieu de surprendre tous ceux qui con-
naissaient les allures généralement timides des Moréotes, et qui les
avaient vus quelques années auparavant se courber tout tremblans
sous le sabre des Turcs. Leur meilleure fortune peut s'expliquer
par deux circonstances qui les favorisèrent singulièrement au dé-
triment des autres parties de la Grèce. Ces circonstances, qu'il im-
porte de ne pas perdre de vue, furent la résistance opiniâtre du
pacha de Janina et le plan de campagne adopté par le sultan Mah-
moud. Avant de songer à étouffer la révolution dans le Peloponèse,
le sultan avait voulu raffermir son autorité en Thrace et en Macé-
doine. Toute l'année 1821 fut employée par les Turcs à circon-
scrire l'insurrection et à lui opposer une barrière infranchissable de
Janina au mont Pélion. Par cette conduite habile, Mahmoud s'ex-
posait à sacrifier une parcelle de son vaste em;)ire, mais il faisait
avorter la conspiration qui avait osé espérer l'extinction de la do-
mination ottomane en Europe.
Salonique et le territoire qui l'environne dans un rayon de dix à
douze lieues formaient une sorte de place d'armes où les Turcs s'é-
taient établis en force pour s'opposer à la jonction des montagnards
du Pélion, de l'Ossa et de l'Olympe avec les Stylites du mont Athos.
Dès les premiers jours du mois d'août 1821, le chef militaire de
Salonique avait détruit les villages dont il suspectait la fidélité.
Chassée de ses demeures, la population s'était retirée dans la pres-
qu'île de Cassandre et avait coupé l'isthme étroit qui sépare le
LA MORT d'aLI-PACIIA. 297
golfe de ce nom du golfe de Salonique. Des milliers de Grecs et
quelques centaines d'Albanais chrétiens étaient venus l'y rejoindre;
les Hydrioles avaient prêté leur appui, et les Turcs avaient dû as-
siéger cette nouvelle place de guerre avec environ 8,000 hommes.
Le 15 août 1821, un assaut général fut repoussé; les massacres et
les exécutions en masse vengèrent sur-le-champ cet échec. Les juifs
de Salonique comme ceux de Constantinople et de Smyrne prêtè-
rent encore en cette occasion leur sanglant ministère; c'est à eux
que revient l'honneur d'avoir relevé dans les états du sultan le pal,
qui y était oublié depuis un demi-siècle. Une nouvelle attaque in-
fructueuse, tentée le 3 octobre, avait coûté beaucoup de sang de
part et d'autre. Un pacha plus habile fut chargé des opérations;
des renforts considérables lui furent envoyés, et dans la nuit du 10
au 11 novembre la presqu'île de Cassandre fut enfin enlevée d'as-
saut. Cette victoire décisive, bientôt suivie de la soumission du
mont Athos, arrêta court le soulèvement de la Roumélie.
II.
Au nord des golfes de Volo et d'Arta, les Turcs n'avaient plus
d'autre ennemi à combattre que le gouverneur rebelle de l'Épire.
Dès que ce pacha aurait succombé, la Porte serait en mesure de
recommencer contre la Morée la foudroyante campagne d'Ali-Ku-
murgi. Le soin de leur propre sûreté conseillait donc aux Grecs de
tenter une diversion en faveur du vieux lion de Tépédélen. Le plus
utile secours qu'ils lui pussent donner eût été d'interrompre les
communications de Kurchid avec la flotte ottomane, les îles ioniennes
et l'Adriatique. Pour atteindre ce but, il eût suffi d'occuper les villes
de Prevesa et d'Arta. Tel fut le projet qui, vers la fin du mois d'oc-
tobre 1821, réunit à Missolonghi les Albanais partisans d'Ali et les
capitaines étoliens. La guerre de race se superposait ici h la guerre
de religion. Les Tosques musulmans, associés aux Souliotes et aux
Grecs pour combattre les Albanais de la Guégarie et les Slaves de
la Macédoine, en étaient encore à découvrir les dangers que cette
alliance pouvait faire courir à l'islamisme. Ce fut le récit des hor-
reurs commises à Tripolitza et la vue des mosquées en ruines de
Yrachori qui leur dessillèrent les yeux.
Quand Amurat II avait, vers le milieu du xv* siècle, conquis
Janina, toute la contrée jusqu'aux rivages de la mer ionienne
avait reconnu la domination musulmane, et plusieurs tribus chré-
tiennes avaient, pour prix de leur soumission, conservé le privilège
de porter les armes. Dans l'Albanie du nord, ces tribus étaient ca-
tholiques; dans l'Albanie du sud, elles étaient orihodoxes, et entre
298 REVUE DES DEUX MONDES.
ces orthodoxes se distinguaient par leurs vertus guerrières les Sou-
liotes, que devait immortaliser le siège de Missolonglii.
La montagne de Souli est située à 8 lieues de Sainte-Maure, 10 de
Prevesa, 12 de Janina, 8 d'Arta. C'est une forteresse naturelle, dé-
fendue de trois côtés par des précipices perpendiculaires. Il n'existe
qu'un étroit passage pour en gagner le sommet. Ce passage, de
3 milles environ de longueur, était gardé par trois tours disitantes
de 1 mille l'une de l'autre. En 1730, on comptait tout au plus 100 fa-
milles souliotes autorisées à porter les arnios; en 1792, cette com-
munauté recrutée peu à peu dans les tribus voisines se composait
de libO familles et pouvait mettre jusqu'à 1,500 hommes sur pied.
L'habitude de la domination et le dédain des travaux manuels con-
tribuent beaucoup à développer cette fierté martiale dont s'hono-
raient jadis les habitans de Sparte, et qu'on retrouvait encore, il y
a quelques années, dans le Nouveau-Monde, chez les Virginiens.
Les Souliotes n'avaient ni esclaves ni ilotes, mais ils étaient deve-
nus, avec le consentement tacite des pachas albanais, les gardes
armés d'un district chrétien sur lequel ils exerçaient l'autorité de
chefs féodaux. Des paysans de race grecque cultivaient le sol pour
la caste militaire qui les protégeait. Souvent en lutte avec leurs
voisins, les agas musulmans, le butin que faisaient les Souliotes
dans ces expéditions était chargé sur les épaules de leurs femmes,
habituées à transporter les plus lourds fardeaux dans des sentiers
qui eussent été impraticables même pour des mules. Les gouver-
neurs vénitiens de Parga et de Prevesa fournissaient des armes et
des munitions aux guerriers de Souli, comme les gouverneurs de
Gattaro en fournissaient aux sujets du Vladika.
Toutes les attaques dirigées contre les Souliotes depuis la re-
prise de la Morée par les Turcs avaient été repoussées avec perte.
En 1792, le sultan Selim 111 donna l'ordre à Ali d'en finir avec ce
repaire de brigands. Plus de soixante villages chrétiens avaient à
cette époque consenti à leur payer tribut. Le pacha de Janina se
mit immédiatement en campagne; mais il était de ces gens avisés
qui n'hésitent jamais, « quand la peau du lion est trop courte, à y
coudre un lopin de celle du renard. » 11 avait attiré dans son camp
un des capitaines souliotes les plus renommés, Zavellas, et il s'obs-
tinait à le retenir prisonnier. La trahison n'a rien qui surprenne
ces peuplades sauvages; c'est une manœuvre de guerre à laquelle
leur état de civilisation les a de longue date habitués. Sans perdre
son temps à s'indigner de la félonie du pacha, Zavellas ne songea
qu'au plaisir qu'il éprouverait à tromper lui-même un trompeur.
Ulysse pris au piège n'eût pas déployé plus d'astuce; Agamemnon
ne se fût pas montré plus pénétré des droits que confère l'autorité
LA MORT D ALI-PACHA. 299
paternelle. Ali demandait au capitaine souliote de lui servir de
guide à travers la montagne : à ce prix, il lui laisserait la vie et lui
rendrait bientôt la liberté. Zavellas offrit davantage; il promit de
déterminer ses compatriotes à se soumettre. Pour gage de sa foi, il
fit venir son fils, et, partant pour Souli, le laissa derrière lui en
otage; mais à peine eut-il mis le pied dans les gorges natales,
qu'il adressa la lettre suivante au pacha. « Je suis heureux, Ali,
d'avoir pu abuser un traître. Je pourrai donc défendre mon pays
contre un voleur. Je sais que mon fils sera mis à mort, mais je le
vengerai avant de succomber moi-même. Vous autres Turcs, vous
m'appellerez un père cruel et inhumain; vous me reprocherez d'a-
voir sacrifié mon fils à ma propre sûreté. Voici ce que je vous ré-
ponds : si vous aviez pris la montagne, mon fils eût été tué avec
les autres Souliotes, et personne n'eût vengé sa mort. Si au con-
traire nous sommes victorieux, j'aurai d'autres enfans, car ma
femme est encore jeune, et les Turcs paieront amplement le sang
que tu vas verser. » Zavellas fut tué dans la campagne, mais l'ar-
mée d'Âli fut battue.
Le rusé gouverneur n'était pas homme à rester sur un échec. Il
appela de nouveau la diplomatie à son aide. Grâce aux querelles
intestines qui ne cessent d'armer les membres de ces tribus indomp-
tées les uns contre les autres, il lui fut facile de diviser ses enne-
mis. Photo-Zavellas, cet otage remis entre ses mains et qu'il avait
épargné, devint son pnrtisan; George Botzaris entra à son service.
En 1799, il reprit les hostilités; la lutte finale eut lieu en 1803. Le
3 septembre, un traître vendit sa patrie pour douze bourses, envi-
ron 7,500 francs. Les sentiers de la montagne furent livrés à Veli-
Pacha. Le 12 décembre, les Souliotes capitulèrent et obtinrent la
faculté de se diriger sur Parga. Depuis trois ans, les îles ioniennes
avaient été placées sous la dépendance de la Russie. Les Souliotes
passèrent à Sainte-Maure et à Corfou; là ils vécurent pendant dix-
sept ans de la charité publique ou s'enrôlèrent au service des
maîtres que leur donnèrent successivement les vicissitudes de la
politique. En 1820, quand Ismaël atteadait de la flotte ottomane sa
grosse artillerie et ses munitions, il songea, pour garder ses com-
munications souvent attaquées par les partisans d'Ali, à rappeler
de Corfou les Souliotes. Les exilés traitèrent avec le capitan-bey et
furent débarqués en Albanie; mais bientôt l'or du vieil Ali les gagna.
Le pacha de Janina leur fit compter 2,000 bourses, environ 1 mil-
lion de francs, et promit de leur rendre les positions fortifiées qu'a-
vaient occupées leurs pères. Dans la nuit du 12 décembre 1820, les
Souliotes quittèrent subitement le camp du séraskier et marchèrent
rapidement vers Souli. Huit jours après, ils étaient en possession du
300 REVUE DES DEUX MONDES.
fort de Kiapha. Au mois d'octobre 1821, les Albanais musulmans,
les Souliotes et les Grecs, réunis au nombre de 3,000 hommes, pé-
nétrèrent dans Arta et réussirent à y bloquer la garnison turque.
La défection des musulmans rendit ce succès inutile : dès que les
troupes envoyées par Kurchid pour dégager Arta se montrèrent, les
Albanais déclarèrent aux Souliotes qu'ils s'étaient alliés aux Grecs
pour délivrer Ali, mais non pas pour faire la guerre à la Porte;
ainsi s'évanouissait le dernier espoir du pacha. L'alliance conclue
entre ses partisans venait de se dissoudre, Ali de Tépédélen était
livré à son sort.
Ali avait alors, suivant la version la plus probable, soixante-douze
ans. Rien n'est plus diiïicile que de connaître exactement l'âge d'un
Turc, à plus forte raison l'âge d'un Albanais. Dans les montagnes de
l'Épire, comme dans celles où régnaient le prince des Mirdites et
le Ylaclika, les naissances n'étaient constatées par aucun document
authentique. On en rattachait généralement le souvenir à quelque
événement dont la mémoire du peuple était restée frappée. « Je suis
né, répondent encore les Monténégrins, au temps où un tel est
mort. » Ali aimait, dit-on, à se rajeunir. Ceux qui l'ont vu en ISOh,
abusés peut-être par l'activité de ses allures et par la vivacité de
son regard, lui donnèrent alors de cinquante à cinquante-cinq ans.
Il était déjà très chargé d'embonpoint, et la longue barba blanche
qui lui descendait jusqu'à la poitrine l'eût fait prendre, quand il
était accroupi sur ses riches coussins de velours, pour le plus pla-
cide des patriarches. Son air franc et ouvert, le son argentin de
sa voix, la simplicité familière de ses discours, contribuaient en-
core à augmenter l'illusion. Le récit de ses cruautés avait cepen-
dant déjà ému l'imagination des contemporains, et en 1821 la France
voyait en lui, suivant l'expression d'un critique, « une des plus
belles horreurs que la nature eût produites. » On l'appelait le mo-
derne Jugurtha; on prêtait à ses forfaits vulgaires des proportions
épiques. Ali n'était, si l'on veut le juger de sang-froid, qu'un chef
de bande dont il est facile aujourd'hui de prendre la mesure. Sa
dissimulation, son impassibilité, la ténacité qu'il montra si souvent
à poursuivre sa vengeance, ou à s'approcher pas à pas du but de
ses ambitions, sont des traits communs à plus d'un guerrier mon-
tagnard.
« Je dois tout à ma mère, disait Ali ; c'est elle qui m'a fait homme
et qui m'a fait vizir. » Voici par quels conseils la matrone albanaise
avait formé le cœur de cet enfant. « Souviens-toi, lui répétait-elle
sans cesse, que celui qui ne défend pas son patrimoine mérite qu'on
le lui ravisse. Le bien des autres n'est à eux que parce qu'ils sont
forts. Sois plus fort qu'eux, le bien qu'ils possèdent t'appartien-
LA MORT d'aLI-PACIIA. 301
dra. » Telle fut longtemps la loi, telle est peut-être encore la mo-
rale de l'Albanie. En s'y conformant de bonne heure, Ali fit preuve
d'une audace plutôt que d'une perversité précoce. A l'âge de qua-
torze ans, aidé de quelques vagabonds, il avait volé un troupeau
de chèvres; cà vingt-quatre, il occupait un rang distingué parmi
les beys du pays. En 1787, on lui confiait, dans la guerre que la
Porte soutenait alors contre l'Autriche, un commandem(>nt impor-
tant. Les services qu'il rendit dans cette campagne lui valurent le
pachalik de Tricala, en Thessalie. Sur ces entrefaites, le pacha de
Janina vint à mourir et laissa son gouvernement en proie à des dis-
sensions sanglantes. Ali leva des troupes, franchit la chaîne du
Pinde et tomba comme un vautour au milieu des compétiteurs;
quelques jours après, il entrait dans Janina. Gagnée par ses pré-
sens, la Porte, vers la fin de 1788, consentit à reconnaître cette
usurpation, et lui imprima le sceau de l'autorité légitime. Dès ce
moment, Ali n'eut plus qu'une pensée, agrandir ses domaines et
anéantir les chefs qui eussent été tentés de suivre son exemple. La
politique profondément habile de Venise aurait contrarié ses pro-
jets; la révolution française déblaya devant lui le terrain en faisant
disparaître la puissance qui lui aurait jusqu'à la dernière heure
contesté l'accès de la mer. Ali trompa successivement la France, la
Russie, l'Angleterre; c'était jeu d'enfant pour un Albanais. Dès ISOA,
il avait élevé le chiffre de ses revenus à 10 ou 12 millions de francs.
Ses moyens de gouvernement étaient simples. « Les Albanais, di-
sait-il, me regardent comme un être extraordinaire. Voici les trois
prestiges que j'emploie pour me les attacher : l'or, le fer et le bâton.
Avec cela, je dors tranquille. » Il ne disait pas tout : au besoin, l'as-
tucieux despote savait employer aussi la flatterie. L'amour-propre
a autant de prise que la cupidité sur le cœur d'un Albanais, a Je
connais votre courage, écrivait Ali aux capitaines souliotes, et j'ai
grand besoin de votre secours. Rassemblez tous vos palikares, et
venez me joindre. Votre paie sera double de la paie que j'accorde à
mes Albanais, car je sais que votre valeur est supérieure à la leur. »
C'est ainsi qu'il trouva des traîtres jusque parmi ses ennemis chré-
tiens, et qu'après quinze ans de diplomatie et de guerre il parvint
à faire régner, à la façon de RoUon, le bon ordre dans son pacha-
lik. Quand les voyageurs s'indignaient au récit de ses injustices, de
ses perfidies, de ses férocités, il se rencontrait toujours à sa cour
quelque philosophe pour tempérer leur exaltation.
« La conduite du pacha, disait-il, vous paraît atroce. Je le con-
çois; mais, il y a dix ans, si vous étiez venu dans la basse Albanie,
vous y auriez été assassiné ou vendu comme esclave par ces mêmes
gens qui vous servent aujourd'hui d'escorte, et qui vous offrent avec
302 REVUE DES DEUX MONDES.
tant de courtoisie l'hospitalité. » Pouvait-on, quand un pareil lan-
gage n'était que trop fondé, quand la sévérité du pacha justicier
avait eu de tels résultats, s'étonner du calme impertuibable dont
sa facile conscience faisait preuve et lui reprocher la faiblesse de se
croire « aimé de ses peuples? » Il est certain que jusqu'à la der-
nière heure il trouva des dévoûmens dans les rangs de ceux de ses
sujets sur lesquels sa tyrannie avait le plus durement pesé. S'il fut
abandonné, ce fut par ses enfans et par ses favoris; les Albanais en
général lui demeurèrent fidèles. Déclaré par le grand-seigneur
fermanly, portant le poids terrible de sa proscription, il résista
pendant dix-huit mois à toutes les armées de la Porte, et, même
en succombant, laissa la révolution grecque comme un trait empoi-
sonné au flanc de son maître. Ses intrigues avaient préparé ce sou-
lèvement; son or l'entretint, sa ténacité lui donna le temps d'a-
boutir. Terminé plus tôt, le siège de Janina eût amené la ruine
infaillible de l'insurrection. C'était au mois d'août 1820 que l'en-
nemi personnel et implacable du pacha, Ismaël, était venu camper
sous les murs de Janina. Le cadi avait alors donné lecture de la
sentence qui déclarait Ali excommunié, un marabout avait proclamé
i'anathème qui retranchait le rebelle du nombre des mahométans
orthodoxes; mais ces imprécations répétées par toute une armée n'a-
vaient arraché qu'un sourire de dédain au gouverneur maudit. Ali
avait encore 12,000 Albanais à sa solde, trois forteresses, 250 bou-
ches à feu, des tonnes d'or et 300 ou 400 miUiers de poudre, des
alliés en Grèce et en Servie, des vivres en abondance.
Janina était à cette époque une ville de ZiO,000 âmes. Ali l'avait
fait entourer d'une ligne de circonvallation; il n'avait point cepen-
dant l'intention de la défendre. Ce qu'il voulait disputer aux Turcs,
c'était la possession des trois châteaux dont chacun pouvait exiger
à lui seul un long siège. Une de ces citadelles était bâtie à l'extré-
mité orientale de la ville, une autre, composée de trois tours dis-
tinctes, défendait la presqu'île qui, touchant d'un côté à la ville
basse de Janina, a ses trois autres faces baignées par le lac d'Aché-
rusie. C'est dans cette péninsule qu'Ali avait établi son sérail et vi-
vait d'ordinaire, euloiiré de ses gardes et de son harem, complète-
ment isolé de ses sujets. Le lac d'Achérusie, alimenté par les eaux
du Cocyte, couvre du nord au sud un espace de U lieues 1/2 en-
viron. Les géographes lui attribuent de l'est à l'ouest environ 7 ki-
lomètres de largeur; ses eaux baignent à l'orient la base inacces-
sible des derniers contre-forts du Pinde. Presque au milieu, plus
rapprochée cependant de la rive orientale, s'élève une île, jadis
couverte de sept monastères et d'un village, qu'Ali avait fait raser
pour le remplacer par une troisième forteresse.
LA. MOUT d'ali-pacua. 303
Le premier soin d'Ali, qucand les troupes d'Ismaël s'étaient ap-
prochées des murs de Janina, avait été de faire évacuer cette ville
par les habitans, de la livrer en pillage à ses amantes, de l'acca-
bler d'une giêle de projectiles pour la détruire et pour l'incendier.
Il s'était ensuite retiré dans son château du lac, où il avait accu-
mulé des vivres pour plus de quatre ans.
Tant qu'il n'eut à lutter que contre Ismaël, Ali put opérer plus
d'une sortie heureuse. Les bestiaux des environs afîluaient dans ses
forteresses. Les choses changèrent de face lorsqu'au mois de mars
1821 Rurchid vint prendre le commandement de l'armée ottomane.
Les deux vieillards étaient également opiniâtres, également intré-
pides et surtout également rusés; mais Kurchid avait de son côté
toute la puissance religieuse du sultan. Au mois d'octobre 1821, le
séraskier, déjà maître de la première citadelle, s'empara des forts
de la presqu'île. Les canonnières qui assuraient au pacha la pos-
session du lac durent se retirer devant le feu des batteries établies
sur la péninsule, les bombes incendièrent les magasins établis
dans l'Ile du lac. Les hbO femmes qui composaient le harem d'Ali
furent obligées de chercher un abri sous des blindages où le scor-
but et la fièvre exerçaient des ravages affreux. La fermeté stoïque
du pacha ne se démentit pas; son embonpoint disparut, a Ses yeux
ne brillaient plus que d'un feu sombre; » ses mains, dont l'élé-
gance aristocratique le rendait si fier, étaient devenues les doigts
décharnés d'un squelette. Le sommeil l'avait fui, et il ne s'y aban-
donnait que brisé par l'excès de la fatigue. Retiré au fond d'une
casemate, il voyait peu à peu la défection lui enlever ses derniers
défenseurs, il ne restait plus autour de lui que quelques S! ides ou
des hommes trop compromis pour conserver l'espoir du pardon. Le
13 novembre 1821, Kurchid reçut un nouveau renfort de troupesasia-
tiques : l'armée de blocus se trouva ainsi portée â 25,n00 hommes.
Kurchid fit armer sur-le-champ une flottille dans l'intention d'atta-
quer l'île du lac. Vers la fin de décembre, le débarquement était
opéré; A50 soldats albanais ouvrirent à Kurchid les portes de la
forteresse. Ali fut réduit à s'enfermer avec une soixantaine de ses
serviteurs dans la tour où il avait fait transporter des vivres, ses
trésors et une énorme quantité de poudre. Là, il menaçait de se
faire sauter et d'anéantir tout cet or que ses ennemis ne convoi-
taient pas moins que sa tète. C'est une des singularités de notre
nature qu'il ne soit jamais plus rare de renoncer à la vie qu'à
l'heure où la vie n'a plus rien à nous promettre; nous nous y cram-
ponnons alors avec une ardeur sans égale. Ali avait cent fois bravé
la mort sur le champ de bataille; il se laissa séduire par des pro-
messes de clémence. Il quitta son asile et vint s'établir dans le cou-
vent de Satiras, un des monastères bâtis sur l'île du lac, où le se-
304 REVUE DES DEUX MONDES.
raskier lui avait fait préparer un logement splendide. Là, pendant
sept jours, Ali, déjà au pouvoir de ses ennemis, n'en fut pas moins
traité par eux avec la plus grande déférence. Il fallait lui arracher
l'ordre de livrer aux troupes du sultan la tour où il avait placé
sous bonne garde ses millions. Un autre lui-même, Sélim, veillait
sur ce dépôt, et la mèche qui pouvait sur un signe du maître faire
tout voler en éclats restait allumée. Ali céda; ce n'était plus qu'un
enfant, jouet de ces artifices grossiers qu'il avait lui-même mis tant
de fois en usage. Le 5 février 1822, il consentit à donner à Sélim
l'ordre de faire évacuer par la garnison le réduit qui renfermait
son trésor. Le premier soin des Turcs en entrant dans la citadelle
fut de poignarder Sélim. Vers cinq heures du soir, Ali, entouré de
ses officiers défaits et accablés, attendait l'acte de pardon qui lui
avait été promis. Il vit entrer Méhémet-Pacha, qui avait succédé
à Kurchid dans le pachalik de la Morée, Omer Brioni, un de ses
anciens partisans qui, dès le début de la campagne, l'avait aban-
donné, le seliktar de Kurchid et quelques autres ofiiciers de l'ar-
mée turque. L'entrevue se passa en paroles courtoises; mais au
moment où les deux pachas allaient se séparer, marchant de front
vers la porte de l'appartement, comme le voulait l'étiquette musul-
mane pour deux vizirs du même rang dans la hiérarchie officielle,
à cet instant où Ali s'inclinait pour prendre congé de son hôte,
Méhémet tira son kanjiar et le plongea dans le sein du pacha;
puis, s' avançant avec calme vers la galerie extérieure : « Ali de
Tépédélcn, dit-il à ses suivans, Ali de Tépédélen est mort. » Le
capidji de la Porte entra, sépara la tête du tronc et se dirigea vers
la citadelle pour la montrer aux troupes. Les Albanais et les Turcs
ne virent pas la chose du même œil, une rixe s'ensuivit dans la-
quelle il y eut de part et d'autre du sang versé; mais Kurchid, ac-
couru, rétablit bientôt l'ordre. Il annonça aux mutins que la solde
arriérée allait leur être payée et que dans quelques jours l'armée
passerait en Thessalie pour se préparer à envahir la Grèce. Là, on
trouverait du butin et des esclaves en abondance. Cn semblable
discours ne pouvait être accueilli qu'avec enthousiasme. Albanais
et Turcs firent retentir l'air des mêmes acclamations : « Le chien
Ali est mort. Longue vie au sultan Mahmoud et à son vaillant sé-
raskier Kurchid! » Ainsi passe la gloire de ce monde! Ainsi en tout
pays les masses oublieuses applaudissent au succès!
III.
Au mois de mars 1822, voici quelle était la situation générale
des choses dans le Levant. Les Albanais étaient sans gouvernement;
la Morée, la Grèce continentale, l'Archipel tendaient à se constituer
LA MORT d'ali-paciia. 305
en corps de nation. Navarin, Monembasia, Tripolitza, Corinlhe,
étaient passées aux mains des Grecs; Coron, Modon, Nauplie, les
châteaux de Patras, d'Athènes, celui de Garisto, dans l'Eubée, ré-
sistaient encore. Les Turcs se maintenaient dans Larissa et dans
les vallées de la Thessalie. Les Grecs gardaient les dt^filés des Ther-
mopyles; les montagnards de la chaîne de l'Olympe et du Pélion
donnaitTit la main aux bandes armées de la rive droite du Vcirdar.
Ces bandes, grossies des Albanais chrétiens que le vizir de Janina
avait pris jadis à sa solde, ne se retiraient plus devant le pacha de
Salonique ; elles commençaient à le resserrer dans la ville. Fier du
succès qu'il avait obtenu le 15 juillet 1821 sur les troupes de Kara-
Ali, profitant de l'absence de la flotte ottomane, rentrée depuis le
A novembre dans les Dardanelles, lemonothètede Samos, Logothétis,
avait débarqué à Chio le 22 mars 1822 avec environ 2,500 hommes.
Après une escarmouche insignifiante, il était entré dans la ville,
avait brûlé la douane, détruit deux mosquées et pris ses disposi-
tions pour investir la citadelle. A cette nouvelle, les paysans que
Tombazis n'avait pu décider à prendre les armes étaient accourus
en foule sous les drapeaux du vaillant dictateur. Ainsi l'ensemble
de l'Archipel était grec, à l'exception des trois villes de l'île de Can-
die, de la citadelle de Chio, des îles de Rhodes, de Cos et de Mété-
lin. Le moment était venu de donner un gouvernement à cette
agglomération; l'insurrection jusqu'alors s'en était passée. Les in-
térêts du fisc avaient surtout préoccupé tes conquérans turcs quand
sous Mahomet II ils avaient confirmé clans leur autorité les magis-
tratures locales. Le souverain avait droit au dixième des récoltes.
Les municipalités furent investies du soin de recueillir cette dîme
territoriale qui devait se payer en nature. Les piimats ou kodja-ba-
chis furent avant tout des collecteurs de taxes. Chaque village éli-
sait son représentant sous le nom de démogéronte; les démogé-
rontes et le peuple des villes choisissaient à leur tour les proëstes,
à qui était confiée en dernier ressort l'élection des primats. Des
fermiers-généraux achetaient les revenus d'un district et les reven-
daient à ces agens. Forts du patronage que leur accordait le gou-
vernement ottoman, les kodja-bachis ne tardèrent pas, en dépit de
ces apparences de suffrage populaire, à former en Grèce une aris-
tocratie nouvelle et à mériter par leur insolence le nom qui leur a
souvent été donné de u chrétiens -Turcs. » Deux fois l'an, ils se
réunissaient à Tripolitza pour y arrêter, de concert avec le gouver-
neur et avec les évêques, les mesures relatives aux impôts et à
la police. Telle était l'administration qui avait dirigé les premiers
efforts des insurgés, pendant que le commandement militaire était
successivement dévolu au bey Petro-Mavromichali et au prince
TOME civ. — 18^3. 2©
306 REVUE DES DEUX MONDES.
Démétrius Ipsilanti. Ce gouvernement rudimentaire eût pu à la
rigueur suffire à la Morée ; il ne convenait plus à la Grèce, désor-
mais composée de quatre provinces distinctes, la Morée, les îles, la
Grèce occidentale, la Livadie, comprenant la Béotie et l'Attique.
Le prince Alexandre Mavrocordato était arrivé au camp de Tri-
politza le 8 août 1821. Né en 1787, descendant d'une famille de
Phanariotes originaire de Ghio qui avait fourni deux hospodars à la
Valachie, le prince devait à sa longue carrière politique une noto-
riété qui le désignait au choix de ses compatriotes. On lui donna la
direction politique de la révolution dans la Grèce occidentale. Un
autre Phanariote, qui avait été représentant de la Porte à Paris,
Théodore Négris, fut chargé d'organiser les provinces orientales.
Le désordre et la dissension n'en gagnaient pas moins du terrain.
On crut obvier à tout en édifiant une constitution provisoire et en
créant une sorte de gouvernement représentatif dont le centre d'ac-
tion serait établi à Gorinlhe. La première assemblée générale eut
lieu à Argos au mois de décembre 1821; la constitution, promul-
guée le 13 janvier 1822, reçut du nouveau siège choisi pour les
séances le nom de constitution d'Épi daure. Get acte établissait un
congrès national investi de l'autorité législative et un pouvoir exé-
cutif composé de cinq membres. Le prince Alexandre Mavrocor-
dato, président de ce conseil, fut en même temps le premier prési-
dent de la Grèce; le Phanariote Négris devint son chancelier. La
Grèce libre, — telle fut l'appellation par laquelle on désigna l'état
qui devait lutter sept années encore pour sa liberté, — fut divisée
en quatre provinces, les habitans furent partagés en quatre classes,
suivant leur fortune. Ceux du cens le plus élevé furent invités à
verser immédiatement 1,000 piastres dans le trésor public; les au-
tres classes se trouvèrent également taxées en proportion de leur
revenu. C'est ainsi qu'on espérait pourvoir à des besoins chaque
jour plus pressans.
On voulait établir l'unité dans le gouvernement politique, mais
cette unité ne présidait pas même à la direction des opérations mi-
litaires. L'armée grecque n'avait plus de commandant en chef. Co-
locotroni, « déjà célèbre par l'atrocité de ses brigandages, » s'était
porté avec un corps de Moréotes vers Patras. D'autres corps opé-
raient sous les ordres du chef des Maniotes et des commandans des
différens blocus. Le prince Démétrius se tenait isolé à Zeitouni.
Pendant ce temps, une division de la flotte turque, composée en
majeure partie de navires barbaresques et chargée de troupes de
débarquement venues à sa rencontre dans le golfe d'Arta, se pré-
parait à effectuer une descente dans le golfe de Lépante. L'Hydriote
Condouriotti fut à cette nouvelle déclaré commandant en chef de
la flotte. Il réunit de soixante à soixante-dix bâtimens et courut,
LA MORT d'aLI-PACHA. 307
sans perdre un instant, à la recherche de cette division ottomane.
Le 15 février 1822, le convoi turc, au nombre de soixante -six
voiles, vint jeter l'ancre sur la rade de Zante; le 22, il se dirigeait
vers Patras. Le 27 se montraient à leur tour les bâtimens grecs,
« bien faibles, nous dit le rapport de l'agent consulaire de France,
M. Reinaud, bien faibles et presque tous bricks marchands armés
en guerre. » Avertie par les avis qui lui furent envoyés de Zante,
la force turque activa ses opérations, laissa en arrière un bon
nombre de ses transports et mit précipitamment sous voiles. Près
du cap Papa, elle rencontra les Grecs; l'affaire se termina par une
vive canonnade. Un vent très violent de nord et de nord-est sé-
para les combattans. Le lendemain, la division turque mouillait
de nouveau devant Zante, et, trompant la surveillance des Grecs,
s'échappait furtivement à la faveur de la nuit. Le désappointement
fut extrême à Hydra et dans toute la Grèce. Rien n'avait plus con-
tribué au succès de l'insurrection que la suprématie navale. Qu'ar
riverait-il si l'on venait à la perdre? Les bâtimens grecs étaient
« chargés d'hommes entreprenans et capables, » mais impuissans à
se mettre en travers de la flotte de Constantinople. Allaient-ils
trouver dans les Barbaresques des adversaires en état de lutter
d'agilité et d'adresse avec eux? Le découragement parut à cette
époque faire de sensibles progrès, particulièrement dans les îles.
Pendant que le blocus d'Athènes se poursuivait sous les ordres
d'un ancien aspirant de la marine française, M. Voutier; pendant
qu'un autre Français, le lieutenant de grenadiers Ballestre, homme
de résolution, poussait vigoureusement la guerre en Candie, qu'un
Alsacien dirigeait l'artillerie à Chio, que quelques autres Français,
des Allemands, un ou deux Anglais allaient prendre place dans les
rangs des palikares, l'amiral Halgan adressait au ministre de la
marine, le 12 mars 1822, la copie de deux lettres « relatives à une
proposition des principaux insulaires de l'Archipel. » — « Voici,
disait l'amiral, l'objet de leurs sollicitations : ils demandent la pro-
tection de la France, ou, si cette requête est rejetée, la facilité
pour les chefs de se rendre à Marseille avec leurs capitaux. J'ai
écrit à M. le marquis de Latour-Maubourg à Constantinople que,
sans entrer dans le fond de la question, sans même penser que le
protectorat demandé pût être utile à la France, je croyais qu'il y
aurait de l'inconvénient à abandonner absolument les Grecs à la
vengeance de leurs anciens maîtres. L'une des conséquences im-
médiates de cet abandon serait sans doute une série de meurtres
dont l'opinion publique s'irriterait en Europe, et dont probable-
ment la Russie saurait tirer parti pour troubler le repos du monde. »
Les Grecs, on le voit, n'étaient pas seuls découragés à cette heure;
leurs protecteurs les plus sympathiques ne parlaient plus déjà que
3(8 ri':vi;e des deux mondes,
de leur salut : ils n'auraient pas osé leur prédire le triomphe. La
mort d'Ali-Pacha, le rassemblement de forces imposantes en Thes-
salie, l'activité des escadres légères envoyées au secours du sultan
par les régences de la côte d'Afrique, le bonheur avec lequel le
gros de la Hotte ottomane avait réussi, depuis l'expédition infruc-
tueuse de Samos, à se soustraire aux attaques des brûlots, l'épui-
sement des ressources financières, la turbulence des masses, les
divisions des chefs, tout se réunissait pour paralyser la défense,
tout tendait à démoraliser les cœurs. Ce fut en cet instant critique,
un des plus graves qu'ait traversés la Grèce, qu'on vit l'héroïsme
d'un simple capitaine ramener la confiance et l'ascendant sous les
drapeaux de la patrie.
Le gouvernement de Corinthe avait fait passer quelques pièces
de canon à Logothétis; le monothite n'avait pu obtenir que la
flotte grecque vînt s'opposer à l'envoi des troupes de la Porte.
Le 11 avril 1822, le capitan-pacha Kara-Ali arrivait dans le canal
de Chio; le lendemain, il mettait à terre 7,000 hommes. Les Grecs
cette fois firent peu de résistance. Logothétis et ses soldats trou-
vèrent un refuge à bord de quelques navires ipsariotes; la mal-
heureuse population qu'ils avaient compromise demeura tout en-
tière à la merci des Turcs exaspérés : /iO,000 personnes massacrées
sans pitié ou vendues comme esclaves sur les marchés de l'Asie-
Mineure payèrent le succès éphémère de Logothétis. Quand le dic-
tateur de Samos avait débarqué à Chio, il y avait trouvé près de
100,000 habitans; quand les Turcs se retirèrent de cette île, on y
eût à peine compté 30,000 âmes. Les Samiens, indignés, dégra-
dèrent et exilèrent le chef dont la téméraire tentative avait eu
cette effroyable issue; plus tard, le gouvernement d'Hydra rendit à
Logothétis son autorité. 11 fît bien, car les Hydriotes étaient assu-
rément plus coupables que cet homme énergique; si Chio avait
été dévastée, c'était m^oins parce qu'on l'avait soulevée que parce
qu'on ne l'avait pas secourue.
Ce ne fut que le 10 mai 1822 que la flotte grecque, attirée par
les désastreuses rumeurs qui s'étaient répandues dans tout l'Ar-
chipel, prit la mer à son tour; elle se composait de cinquante-six
voiles et était commandée par André Miaulis. Confiant dans la dé-
sorganisation de la marine grecque qu'il avait appris à braver, le
capitan-pacha vit approcher sans crainte, le 31 mai 1822, la flotte
de Miaulis. Il appareilla sur-le-champ, et se porta au-devant de
l'ennemi. Pendant trois jours, les deux flottes s'observèrent, se ca-
nonnèrent, le tout sans résultat. Plusieurs brûlots furent lancés
contre la flotte turque; la brise était fraîche, aucun brûlot ne réus-
sit à incendier un vaisseau ottoman. Les Grecs retournèrent décou-
ragés à Ipsara, les Turcs allèrent achever leur ramazan au mouillage
LA MORT d' ALI-PACHA. 309
de Ghio. Le 18 juin, les principaux officiers de la flotte ottomane
se trouvaient réunis à bord du capitan-pacha : le ramazan finis-
sait, les Turcs s'apprêtaiunt à célébrer la fête du baïram; la nuit
était sombre et sans lune, la flotte turque s'était pavoisée de fa-
naux. Deux navires grecs entrèrent dans le canal. L'un gouverna
sur le vaisseau de quatre-vingts canons que montait le capitan-
pacha, l'autre s'attaqua au vaisseau de soixante-quatorze qui por-
tait le pavillon du riala-bey. Ces deux navires étaient des brûlots ;
le premier appartenait au port d'Ipsara, le second avait été armé à
Hydra. Le brûlot hydriote, qui avait accroché le vaisseau du riala-
bey, s'en détacha, entraîné par la brise, et fut poussé tout en
flammes au milieu des vaisseaux turcs sans en accrocher aucun. Le
brûlot ipsariote était commandé par Constantin Canaris, le héros de
la révolution grecque, un des plus rares courages dont les temps
modernes aient offert l'exemple. Canaris introduisit le beaupré de
son navire dans un sabord ouvert, et le brick fut ainsi amarré soli-
dement au vaisseau turc à quelques pieds en arrière du bossoir. De
cette façon, le vent devait porter les flammes vers le grand-mât du
vaisseau ennemi. Ce fut alors, mais alors seulement, que Canaris
alluma la mèche de sa propre main et sauta dans l'embarcation où
ses compagnons l'attendaient. Trente- deux volontaires s'étaient
offerts pour prendre part à cette expédition, tous avaient communié
le matin. Le vaisseau turc fut bientôt une fournaise. Les flammes,
en jaillissant par les écoutilles, avaient gagné les tentes établies
pour ce jour de fête. Kara-Âli se jeta dans une embarcation; un dé-
bris de mâture vint l'atteindre à la tête. On le transporta mourant
sur le rivage. Plus de 2,000 hommes étaient rassemblés à cette
heui-e sur le vaisseau amiral; presque tous périrent dans cett3 nuit.
Les canons échauffés partaient par intervalles et tenaient à dis-
tance les embarcations de secours; les chaloupes du vaisseau som-
braient l'une après l'autre sous leur charge. La confus'on était
effroyable, la consternation serait impossible à décrire. Les cha-
loupes des brûlots traversèrent sans être inquiétées toute la flotte.
A l'autre extrémité du canal, des bricks grecs les attendaient. Ces
bâtimens reçurent les trente-deux volontaires revenus de leur mis-
sion sains et saufs, et les ramenèrent triomphans à Ipsara. Le capi-
tan-bey avait pris le commandement de la flotte ottomane après la
mort du capitan-pacha; il ne se crut plus en sûreté dans l'Archi-
pel, et au lieu d'aller attaquer Ipsara ou Samos, comme on l'appré-
hendait, il s'empressa de regagner, poursuivi par la flotte grecque,
l'asile habituel dos Turcs découragés. Le 2 juillet, les vaisseaux
ottomans jetaient l'ancre sous le canon des châteaux des Darda-
nelles. Les Chiotes étaient vengés, et de nouveau la mer apparte-
nait aux Grecs.
310 REVUE DES DEUX MONDES.
IV.
Le contre-amiral Halgan avait qui^tté l'Archipel avant qu'on y
apprît la catastrophe dtî Chio. Rappelé en France par ses devoirs
parlementaires, — il était député, — il partit de Srnyrne le 5 avril
1822, après avoir remis le commandement de la station au capi-
taine de la Jeanne d'Arc, M. le vicomte de La Mellerie; il arriva en
rade de Toulon le 1" mai, y purgea sa quarantaine, et fut reçu le
31 mai à Paris par le ministre de la marine, qui était alors M. le
marquis de Clermont-Tonnerre. Les derniers jours passés par l'a-
miral à Smyrne y avaient été signalés par de nouveaux services
rendus à la cause de l'humanité. Constantinople était calme, mais
à Smyrne « les tueries partielles » avaient recommencé. Le l*^"" oc-
tobre 1821, l'amiral avait reçu dans son propre canot trois malheu-
reux Grecs que l'on poursuivait; le h novembre, il avait fait passer
sur V Active 192 réfugiés qui assiégeaient la maison du consul, et
les avait fait transporter dans une des îles de l'Archipel. C'était aux
soldats candiotes que l'on attribuait les désordres : ces misérables
avaient attaqué de nuit la maison du pacha et l'avaient contraint
à capituler; ils demandaient à être ramenés à Candie. L'amiral
consentit à les faire escorter, espérant qu'il pourrait ainsi rendre
quelque tranquillité à Smyrne; mais, les Candiotes partis, les meur-
tres continuèrent. L'attaque tentée par les Samiens sur Chio le
23 mars 1822 avait réveillé toute l'irritation de la milice. Les Grecs
ne pouvaient plus sortir de leurs maisons. Des femmes, des en-
fans, tombaient à chaque instant sous les coups de la populace. La
terreur de 93 n'était rien auprès de ce régime de barbarie. Plus
de 2,000 familles durent alors la vie à l'intervention du consul-
général de France, à la vigoureuse attitude de l'amiral. Souvent
au milieu du calme le plus profond on entendait des cris, des pas
précipités; c'était une femme en pleurs qui fuyait devant une pa-
trouille, ou qui allait s'abattre toute sanglante, atteinte par la balle
d'un pistolet. L'amiral Jacquinot était enseigne de vaisseau sur la
gabare la Lionne^ il me racontait, il y a quelques jours à peine,
ces scènes déplorables dont un triste hasard l'avait rendu témoin.
Nos navires de guerre n'avaient jusqu'alors fait de leur droit d'asile
qu'un usage en quelque sorte timide et clandestin; ils l'exercèrent
désormais au grand jour sans se soucier des Turcs et sans se mettre
en peine des conventions diplomatiques du Bosphore. Le roi sage
et prudent que les hommes d'état appelaient à cette heure le Nes-
tor de l'Europe ne désapprouva pas cette conduite; il lui donna au
contraire son assentiment le plus chaleureux. Lorsque le 3 juin
1822 l'amiral Halgan lui fut présenté, voici les propres paroles que
LA MORT d' ALI-PACHA, 311
Louis XVIII lui adressa : « Je regrette, amiral, que nous ayons re-
noncé aux usages de l'antiquité; je vous aurais surnommé Halgan
le Sauveur. » Le h juin, ouvrant la séance des chambres, il rappela,
non sans émotion, les services rendus par les forces navales du Le-
vant aux infortunés « dont la reconnaissance était, dit-il, le prix de
ses sollicitudes. » Les paroles royales trouvèrent de l'écho dans
cette grande assemblée. « La France, s'écriait M. de Bonald, a fait
ce qu'elle devait faire. Secourable au malheur, le pavillon blanc l'a
cherché partout; dans ces déplorables événemens, il n'a vu que des
victimes. » Le général Foy, Lafayette, unirent leurs suffrages à
celui de l'orateur monarchique. La France était contente d'elle-
même, et elle avait raison de l'être. Son tort, ce n'est pas, comme
toute uns école politique voudrait le prétendre, d'avoir été trop
souvent généreuse, c'est d'avoir imprudemment compté sur la gé-
nérosité des autres. A quelques années de là, livré aux pensées un
peu sombres qu'inspirent aux plus résignés la retraite et le crépus-
cule de la vie, l'amiral Halgan relisait son journal de bord. « Je
sens, disait-il, que ces réminiscences n'ont plus d'attrait que pour
moi. Les événemens de 1821 et de 1822 se sont déjà effacés de la
mémoire des hommes; ils ont passé dans le courant du fleuve d'ou-
bli, emportés par ces flots que pressent tant d'autres flots. » Puissé-
je à mon tour en avoir rajeuni le souvenir pour l'honneur d'un
brave amiral, pour la gloire de la marine et pour la consolation de
la France!
M. le vicomte de La Mellerie conserva peu de temps le comman-
dement de la station du Levant. Une dépêche ministérielle du
18 juin 1822 vint bientôt appeler à ce poste important M. le che-
valier de Viella, commandant de la. Fleur de Lis; mais déjà un autre
officier, l'ancien capitaine de V Aigrette, le chevalier de Rigny, qui
commandait alors la frégate la Médée, avait reçu l'ordre de se
rendre dans l'Archipel et d'y aller remplir une mission temporaire.
Cet oflicler était investi d'une confiance qu'il méritait à tous les
titres et à tous les degrés. Fils d'un ancien capitaine au régiment
de Penthièvre, neveu de l'habile ministre qui rétablit le premier
l'honneur de nos finances, il avait à la fois le mérite et la faveur. A
l'âge de quarante ans, il avait déjà fait plus de campagnes de
guerre, assisté à plus de combats, mieux appris à cette école son
métier de soldat et de matelot que beaucoup de ces vétérans qui
affectaient de le traiter encore en officier de cour. Né en 1782, en-
tré dans la marine en 1798, le chevalier de Rigny était sur la Bra-
voure dans l'engagement que soutint cette frégate contre le navire
anglais la Concorde, sur le Muiron pendant le combat d'Algésiras.
En 1803, il entrait dans le corps des marins de la garde; en 1806
et 1807, il suivait les mouvemens de la grande armée en Prusse,
312 REVUE DES DEUX MONDES.
en Pologne, en Poméranie. 11 prenait part aux batailles d'Iéna et
de Pultusk, aux sièges de Stralsund et de Graudentz. En 1808, il
se distinguait en Espagne aux combats de Piio-Seco, de Somo-
Sierra, de la Sepulveda, à la prise de Madrid. L'année suivante, il
faisait la guerre en Autriche. La restauration le trouva capitaine de
frégate depuis 1811; ses services lui avaient valu sous l'empire,
peu prodigue de pareilles préférences, un avancement exception-
nellement rapide. A ceux qui eussent été tentés de le lui reprocher,
le capitaine de Rigny aurait pu raconter ses campagnes, l'enlève-
ment du village do Borselen, près de Flessingue, le commandement
du brick le Railleur et de la frégate VErigonc; il aurait pu au be-
soin leur montrer trois blessures. Le gouvernement connaissait son
tact, sa prudence, sa sûreté d'appréciation; il l'envoyait dans le
Levant non pas précisément pour contrôler les rapports du contre-
amiral Halgan, mais pour avoir deux impressions indépendantes au
lieu d'une. C'est ainsi que le gouvernement anglais, tout en laissant
à l'amiral sir Graham Moore la haute direction des affaires, avait
cru devoir placer sous ses ordres un jeune commandant qui fut
pendant six ans le rival du capitaine et plus tard de l'amiral de Ri-
gny, qui lui disputa la faveur des Grecs et ne s'éclipsa que devant
la gloire du vainqueur de Navarin. Le capitaine Hamilton avait paru
sur la rade de Suiyrne le 18 août 182 1 avec la frégate anglaise la
Cambrian. « Dans les visites que nous avons échang'es, écrivait le
consul-général M. David, il m'a dit qu'il était né à Paris de la fa-
mille du fameux comte. 11 est allié par conséquent à celle des Gram-
mont, et il a soin de le faire remarquer. C'est un bel homme, froi-
dement poU. » Tel était l'officier que nous verrons l'Angleterre
opposer parfois avec succès, le plus souvent avec désavantage, à
un homme dont rien n'a jamais pu troubler la ferme et honnête
raison, qui, suivant les expressions d'un illustre ministre, bien
digne de le juger, « savait conserver dans les crises politiques le
sang-froid du capitaine et élever l'art de commander jusqu'à l'es-
prit de gouvernement. »
Partie de Toulon le 28 mars 18*22, de Palerme le 16 avril, la
MHce arrivait à Milo le 2 mai. Le 12 août, elle quittait Smyrne
pour rentrer à Toulon. En trois mois, elle avait visité l'Archipel,
la côte de Syrie et l'Egypte. Le chevalier de Rigny vit d'abord les
Grecs abattus par leurs revers; il les retrouva en revenant d'Egypte
exahés et retrempés par l'héroïsme de Canaris et de Nikélas. Ses
rapports font foi de ce double mouvement d'opinion. « Les Grecs,
avait-il écrit de Milo le 9 mai 1822, ont été aigaillonnés jusqu'ici
par l'espoir d'une puissante diversion en leur faveur. On peut
croire, si cet appui leur manque, que la plupart d'entre eux se sou-
mettront plus facilement encore qu'ils ne se sont soulevés. Pour se
LA MORT D ALl-PAClIA. 313
faire une juste idée de la mesure et de la durée de leurs succès, il
faut examiner comment et sur qui ces succès ont été obtenus. Aux
premiers rangs de l'insurrection figurent d'abord les insulaires
d'Hydra, de Spezzia et d'Ipsara. Les habitans de ces trois rocliers,
qui fournissaient annuellement une partie des équipages de la flotte
turque, ont tourné contre la Porte les forces qu'ils mettaient au-
trefois à son service. Agissant dans une mer semée de détroits, ils
ont pu, par le nombre de leurs bâtimens, intercepter tous les pas-
sages, fermer les communications et bientôt, isolant les châteaux
du Pâloponèse, les faire tomber les uns après les autres aux mains
des Moréotes. Ceux-ci, favorisés par l'occupation que donnait aux
Turcs Ali-Pacha, ont pu s'emparer de Corinthe, de Tripolitza, re-
muer l'Attique, rejeter les Turcs dans la citadelle d'Athènes, et lier
ces mouvemens à ceux des Grecs du Pinde et de la Macédoine;
mais tout a bien changé depuis que la chute d'Ali -Pacha laisse
au sultan la disposition de ses troupes et que la flotte turque est
sortie des Dardanelles. Les Grecs ne paraissent plus compter sur la
Russie; ils se plaignent des Anglais et quelques-uns commencent à
parler du désir qu'ils auraient de porter à sa majesté leur hom-
mage incertain. »
A Cos, où la Médée mouillait le 16 mai; à Rhodes, où elle tou-
chait le 18, le chevalier de Rigny n'entrevoyait aucun danger pour
la domination du sultan. « La population grecque, disait-il, y ba-
lance à peine la population turque. » A Chypre, des désordres
graves avaient éclaté, le mousselim s'était retiré à Nicosie, et les
troupes d'Abduîlah, pacha d'Acre, qui formaient seules la garni-
son de l'île, y mettaient tout à feu et à sang. Le 19 avril étaient
arrivés à Larnaca 1,500 hommes expédiés d'Alexandrie par le pacha
d'Egypte : le commandant de ce nouveau corps , Salik-Bey, avait
jugé prudent de se débarrasser à tout prix des mutins; il leur avait
fait un pont d'or et les avait renvoyés en Syrie sur les bâlimens
mêmes qui l'avaient amené, au risque de les y voir prendre parti
pour le pacha d'Acre, en ce moment rebelle à la Porte et contre le-
quel marchaient les pachas d'Adana, d'Alep et de Damas.
La puissance de Méhémet-Ali avait considérablement grandi de-
puis le jour où le commandant de \ Aigrette lui rendait visite au
mois d'août 1817. Sentant la nécessité d'avoir des troupes sur les-
quelles il pût compter quand il plairait à la Porte de le déclarer
rebelle à son tour, le pacha d'Egypte, après avoir composé un corps
de mamelouks dans la Haute -Egypte, cherchait à constituer de
nouveaux bataillons avec les noirs qu'il tirait du Darfour et du Don-
gola. Dans ce corps, dont il avait confié l'organisation à un officier
français, le colonel Sève, il venait d'introduire des fellahs. C'est
ainsi qu'il avait pu envoyer 1,500 soldats à Chypre, 5,000 hommes
314 REVUE DES DEUX MONDES.
en Candie, et qu'il gardait encore tout prêt à s'embarquer un con-
tingent semblable. « Le port d'Alexandrie, écrivait le capitaine de
Rigny à la date du 20 juin, présente un spectacle des plus animés.
On y compte près de deux cents bâtimens de diverses nations, dont
quatre-vingts autrichiens. »
De retour à Smyrne le h août, M. de Rigny n'y rencontra pas le
nouveau commandant de la station, le chevalier de Viella, occupé
avec la Fleur de Lis à visiter les îles; mais il eut des nouvelles de
la Canibrian. Le capitaine HamvUon avait dt'jà fait parler de lui. Il
venait de réclamer « avec les formes les plus impératives, » 25 Grecs
passagers sur un bâtiment ionien que l'escadre algérienne avait ar-
rêtés. « Après quelques difficultés suivies de démonstrations hos-
tiles de la part du capitaine anglais, le commandant algérien, au-
torisé par le capitan-bey, avait fait la remise des Grecs. »
C'est sous la préoccupation d'un dernier effort qui les pouvait
trahir que le capitaine de Rigny, visitant Hydra et le golfe de
Nauplie avant d'opérer son retour en France, trouva les Hydriotes.
« L'observateur le plus froid, dit-il, ne fût pas resté insensible au
spectacle de cette population émue, s'agitant sur son rivage, bien-
tôt peut-être désert, préparant ses armes et ses vaisseaux; décidée,
si celles-là sont impuissantes, à chercher sur ceux-ci un rtfuge et
à transporter ses pénates sur une rive étrangère. » Quelques chefs
insurgés pouvaient se bercer de l'idée que la chrétienté assemblée
en congrès à Vérone allait s'occuper de leur sort; les plus avisés
méditaient tristement sur la sanglante exécution de Chio et jetaient
un regard suppliant vers le rivage hospitalier de la France. Quant
au peuple, il avait recouvré tout son enthousiasme. Ce n'était plus
seulement le nom de Canaris qui volait alors de bouche en bouche.
Les delhis de Dramali-Pacha avaient rencontré leur maître; Niké-
tas venait de mériter le nom de turcophage. La campagne de 1822
avait débuté par une immense et générale inquiétude; le mauvais
emploi que les Turcs firent de leur armée en changea subitement
le cours. Les fautes de Dramali et du nouveau capitan-pacha don-
nèrent à la Grèce la citadelle d'Athènes et Nauplie.
V.
L'acropole d'Athènes, ravitaillée par Orner Yrioni vers la fin de
l'année 1821, ne se rendit aux Grecs que lorsque l'eau des citernes
se trouva complètement épuisée. La garnison capitula le 21 juin
1822. Il y avait alors 1,150 personnes dans l'acropole; 180 seu-
lement étaient en état de porter les armes. Malgré les efforts des
consuls de France et d'Autriche, AIM. Fauvel et Gropius, la plupart
des prisonniers furent massacrés. Les Grecs auraient même violé
LA MORT d' ALI-PACHA. 315
les demeures des consuls, où 325 personnes s'étaient réfugiées, si
deux navires français, la gabare V Active et la goélette YEslafctte,
n'étaient, par un heureux hasard, venus mouiller au Pirée. Les ca-
pitaines de Reverseaux et Ilargous n'hésitèrent pas à mettre à terre
une partie de leurs équipages. Nos marins, dirigés sur Athènes, es-
cortèrent de cette ville au Pirée, les armes chargées et la baïon-
nette au bout du fusil, les malheureux qui avaient cherché un asile
sous la protection de notre drapeau.
La capitulation d'Athènes eut un grand retentissement en Europe.
Ce nom magique trompait les imaginations sur l'importance d'un
événement qui passa presque inaperçu à Constantinople. Le sultan
Mahmoud se croyait alors assuré de reconquérir la Grèce, et l'o-
rage de son courroux s'amassait en Thessalie. L'armée rassemblée
à Larissa par le séraskier de Roumélie se montait à plus de
20,000 hommes • 8,000 cavaliers, milice féodale commandée parcinq
pachas et par les beys de la Thrace et de la Macédoine, s'étaient
joints à l'infanterie albanaise qui venait d'achever le siège de Ja-
nina. Aussitôt que les chevaux eurent mangé au printemps l'orge
verte, suivant la coutume immémoriale des Timariotes, le pacha de
Drama, chargé par le vieux Kurchid de diriger l'invasion, franchit
le Sperchius. Jamais, depuis le temps où Ali-Kumurgi reprit la
Morée sur les Vénitiens, la Grèce n'avait vu pareille pompe mili-
taire. Saisi de terreur, le commandant de l'Acro-Gorinthe fit mas-
sacrer les prisonniers turcs laissés h. sa garde et abandonna la for-
teresse dont la défense lui avait été confiée. Le 17 juillet 1822,
Dramali établit son quartier-général à Corinthe, le 24 il campait
dans la plaine d'Argos; mais le commandant turc avait compté
sans la détresse de la contrée qu'il envahissait. La Morée n'était
pas un pays qui pût nourrir une armée imprudemment séparée
de ses magasins. La disette, les fièvres et la dyssenterie ruinè-
rent plus sûrement que la guerre les troupes qui s'étaient crues
victorieuses parce qu'elles n'avaient point eu à combattre. Il n'y
avait pas quinze jours que Dramali occupait Argos qu'il dut son-
ger à se replier sur Corinthe. Les Grecs sous INikétas l'atten-
daient à la sortie du Dervend. Je l'ai visité en 1833, ce sombre
défilé où s'engouffra la cavalerie turque : sur les deux flancs de la
montagne, les pierres amoncelées, dont la crête abritait les assail-
lans embusqués et soutenait le canon des longues carabines, subsis-
taient encore. Il était facile d'apprécier l'habileté des préparatifs
accumulés pour arrêter les Turcs et de s'étonner de l'incurie du
chef qui avait négligé de garder un pareil passage. Les Delhis en-
tassés au fond du ravin essayèrent vainement de pousser plus avant,
11 leur eût été plus difficile encore de rétrograder; Ipsilanti, Dikaios,
s'étaient longtemps à l'avance postés sur leurs derrières. Les Tima-
316 REVUE DES DEUX MONDES.
riotes jonchèrent de cadavres le clair ruisseau qui serpente douce-
ment au milieu des myrtes et des lauriers-roses. Ce fut alors qu'ils
voulurent gravir les pentes d'où les Grecs presque sans péril les
fusillaient. Le courage du désespoir ne les sauva pas. Le carnage
fut horrible, le butin fut immense.
Le 8 août 182'2, Dramali, à la tête d'une seconde colonne, pre-
nait une autre route. 11 fut également attaqué par Nikétas et par
Ipsilanti. Trop heureux de pouvoir échapper à de tels adversaires
en laissant entre leurs mains ses bagages, il regagna Coriiithe avec
les débris de sa cavalerie; là le reste de son armée ne tarda pas à
se fondre. Le fier pacha, qui avait rêvé la gloire de rendre à l'islam
la péninsule rebelle, ne résista pas à la douleur et à l'humiliation
de sa défaite. Son patron et son protecteur, le séraskier Kurchid,
s'était empoisonné; il mourut lui-même à Corinthe dans la fleur de
l'âge le 8 décembre 1822.
Après la retraite désastreuse de l'armée de Roumélie, il ne res-
tait plus d'espoir à la garnison de Nauplie que dans les secours que
pouvait encore lui apporter la flotte. Déjà les vaisseaux turcs partis
des Dardanelles sous les or .1res du capitan-bey s'étaient montrés à
l'entrée du golfe; mais ils avaient bientôt poursuivi leur route vers
Patras. Là le nouveau gouverneur de la Morée, l'exécuteur impi-
toyable des ordres du sultan, l'assassin du pacha de Janina, Méhé-
met, promu par sa hautesse à la dignité d'amiral, avait pris le
commandement de la flotte ottomane. Le 20 septembre 1822, cette
flotte revenant de Patras fut signalée par la vigie d'Hydra. La fré-
gate la Fleur de Lis avait quitté le matin même le m.ouillage de la
baie de Saint-Jean, où s'était réfugié le gouvernement grec. Elle
passa au milieu de la flotte hydriote qui sortait à la hâte du canal
d'Hydra pour se porter à la rencontre de l'escadre turque. « Tout
était à Hydra dans la plus grande rumeur; la population entière se
tenait sous les armes. » Quatre-vingt-quatre voiles ottomanes se diri-
geaient vers le golfe de Nauplie. Les Grecs n'avaient que soixante
voiles, la plupart bricks de huit à quatorze canons, à leur opposer.
Le lendemain, 21 septembre, on aperçut distinct ^ment du pont de
la Fleur de Lis « les deux flottes aux prises par pelotons, un brû-
lot se consumant, une scène, nous dit M. de Yiella, remplie d'émo-
tion. » Le brûlot était un brick grec qu'une frégate algérienne avait
abordé, le prenant pour un brick de guerre. Avant de se jeter dans
l'embarcation qui suivait à la traîne, l'équipage du brûlot prit le
temps de mettre le feu à la mèche. Les voiles de la frégate s'en-
flammèrent et 50 hommes périrent dans ce commencement d'in-
cendie.
Le lundi 23, quelques heures avant le coucher du soleil, la. Fleur
de Lis sortait des passes d'Hydra; la tête de la flotte ottomane était
LA MORT d' ALI- PAC II A. 3) 7
déjà engagée clans le golfe. « La flotte grecque de l'arrière se ras-
semblait en groupes. » Six vaisseaux de ligne, plus de quatorze fré-
gates ou corvettes, quarante ou cinquante bâtimens de. guerre,
favorises par la brise régulière qui souffle tous les jours en été du
large, abandonneraient-ils la place afTamée qui leur tendait les
bras? Se laisseraient -ils barrer le chemin par une flottille dont le
plus fort bâtiment, construit pour le commerce des blés, ne portait
pas à cette heure vingt canons?
La nuit se passa tranquillement. Au point du jour, la Fleur de
Lis était à petite distance de l'escadre turque. A huit heures du
matin, le chevalier de Viella envoya un de ses officiers, le lieute-
nant de vaisseau Graëb, présenter au capitan-pacha les complimens
d'usage. Un drogman de l'ambassade de France servait d'inter-
prète. Le capitan-pacha congédia tous ses familiers; q.uand il se vit
seul avec l'ofTicier français : « J'ai dans mon escadre, lui dit-il de
sa voix la plus caressante, un brick autrichien chargé de grains
pour l'approvisionnement de Nauplie; ne pourriez-vous pas lui
donner l'escorte jusqu'au fond du golfe? » M. Graëb ne put conte-
nir l'expression de son étonnement. « Je ne crois pas, dit-il, mon
commandant disposé à se charger de la protection d'un bâtiment
neutre. » — Le capitan-pacha insistait. — Si ce navire était placé
sous le pavillon de la France, il était bien sûr que personne n'ose-
rait y toucher. — M. Graëb s'inclina respectueusement et se retira.
Le golfe offrait alors le plus beau spectacle. La flotte turque avec
ses quatre-vingt-quatre voiles en remplissait l'entrée. Devant cette
flotte se dressait, à moins de 10 ou 12 milles, la citadelle de Nau-
plie, dont les défenseurs croyaient déjà toucher le secours promis.
A gauche, les bricks grecs, en panne sous leurs huniers, n'atten-
daient qu'un signal pour se couvrir de voiles. Le calme venait de
succéder au vent de terre qui avait régné toute la nuit. Vers dix
heures, les premières bouffées de la brise du large commencèrent a
se faire sentir. L'immense flotte allait donc entrer triomphante à
Nauplie et y ramener l'abondance! Les officiers de la Fleur de Lis
virent avec stupéfaction les Turcs serrer le vent et prendre une di-
rection tout autre que celle qui les eût conduits vers les assiégés.
Un brick couvert des couleurs autrichiennes s'était au même instant
détaché du milieu de l'escadre. Il passa près du capitan-pacha et
courut vent arrière vers le fond du golfe. Ce brick n'alla pas loin :
deux croiseurs grecs, cachés sous l'île Tolon, parurent tout à coup
et lui donnèrent la chasse. L'autrichien se dirigea d'abord vers la
baie de Saint-Jean, où venait de mouiller la frégate française; bien-
tôt il reprit sa route; au bout de quelques instans il hésitait encore,
enfin, après avoir montré une extrême indécision dans sa manœuvre,
318 REVUE DES DEUX MONDES.
il se résigna et mit en panne pour attendre les deux grecs, qui l'a-
marinèrent.
Le 26 septembre, à la pointe du jour, la Fleur de Lis appareil-
lait delà baie de Saint-Jean. Soixante-quinze voiles ottomanes croi-
saient à l'entrée du golfe dans un désordre qui ne permettait pas
de pressentir les intentions du capitan-pacha. Les Grecs, alertes et
vigilans, se tenaient entre Spezzia et la côte de Alorée. « La dispro-
portion de leurs forces, écrivait le chevalier de Yiella, leur a sug-
géré la pensée d'équiper une partie de leur flotte en brûlots. Ils en
ont à peu près quarante, dont la moitié au moins est pourvue de
véritables artifices. L'essai qu'ils en ont fait sur le vaisseau du der-
nier capitan-pacha et quelques autres tentatives du même genre
ont tellement intimidé les Turcs que les vaisseaux ottomaus n'osent
plus prendre un mouillage en présence de leurs ennemis; ils se
laissent harceler le jour et la nuit sans savoir comment se délivrer
des agiles navires qui les guettent. On ne peut voir avec indifTé-
rence la création presque magique de ces escadrilles qui réussissent
si bien à paralyser les flottes ottomanes. »
Le soii" même, la Fleur de Lis quittait ces parages ; le capitan-
pacha faisait voiles vers La Sude, le plus vaste mouillage de l'île
de Candie, laissant la garnison de Nauplie en proie à une affreuse
famine. Le 9 avril 18'22, 20 livres de blé avaient été données pour
dernière distribution à chaque soldat turc. Le capitan-pacha eût pu
détacher son convoi à Nauplie sous l'escorte de ses bricks et de
ses corvettes, les frégates et les vaisseaux de la flotte ottomane
auraient sufli pour couvrir le mouvement; mais Méhémet se sen-
tait surveillé par des ennemis dont il connaissait l'audace. Le
cœur lui manqua. De tous les services que Miaulis devait rendre à
son pays, le plus grand, le plus considérable par ses conséquences,
ce fut assurément celui qu'il lui rendit en ce jour. Sans com-
mettre l'imprudence de s'engager à fond, il sut tenir en échec
toutes Ips forces navales de la Turquie rassemblées à grands frais
pour secourir le Gibraltar de la Morée. Il fit ainsi tomber cette
place réputée imprenable. Nauplie, que les habiles manœuvres de
la flotte d'Hydra allaient donner à l'insurrection, serait aux mau-
vais jours le boulevard de la Grèce, le dernier obstacle contre le-
quel viendrait se briser la puissance d'Ibrahim. La garnison de La
Palamide, véritable nid d'aigle qui domine du haut de ses escar-
pemens la ville de Nauplie, ne recevant pas de vivres, montrait
peu de penchant à défendre plus longtemps cette forteresse. Les
Grecs l'occupèrent le 12 décembre 1822, à la suite d'une escalade
tentée par surprise.
A cette nouvelle, Colocotroni accourut de son camp d'Argos.
LA MORT d'ALI-PACIIA. 319
Des négociations s'engagèrent et la ville consentit à capituler. Le
capitaine llamilton, de la Cambrian, qui commandait la station
anglaise, se trouvait alors à Hydra; il quitta précipitamment ce
mouillage. La conduite de nos officiers, à l'occasion de la capi-
tulation d'Athènes, avait éveillé dans son cœur une noble émula-
tion. Ses sympathies pour la cause des Grecs n'étaient pas dou-
teuses, et il n'avait jamais pris soin de les dissimuler; mais il ne
croyait pas qu'il pût mieux servir cette cause sainte qu'en la pré-
servant, fût-ce par une violence salutaire, des excès auxquels on
l'avait vue trop souvent se laisser emporter. La Cambrian mouillait
sous les murs de Nauplie au moment même où, sans s'inquiéter
des engagemens souscrits, les bandes moréotes voulaient pénétrer
de vive force dans la place. Hamilton représenta aux Grecs qu'ac-
cusés en mainte occasion d'avoir enfreint et ensanglanté leurs trai-
tés, il leur importait de changer sur ce point l'opinion de l'Europe.
Les Grecs murmuraient; le capitaine anglais offrit son assistance
aux Turcs. Un article de la capitulation stipulait que les assiégés
seraient transportés à Scala-Nova, sur la côte d'Asie, par des bâii-
mens grecs. Hamilton jugea plus prudent de se charger lui-même
de ce transport. La Cambrian reçut à son bord Zi50 Turcs, et les
débarqua, le 13 janvier 1823, à Smyrne; 37 de ces malheureux
étaient morts d'épuisement pendant la traversée. L'attitude du
gouvernement anglais avait semblé jusqu'alors indécise. On pouvait
croire ses vues intéressées; on avait à coup sûi' sujet de les trou-
ver vagues et ambiguës. La démarche toute personnelle du capi-
taine Hamilton rapprochait très sensiblement la politique du cabi-
net de Saint- James de celle dont le cabinet des Tuileries avait,
avec une remarquable netteté, tracé à nos chefs de station la
marche et les limites. Les puissances chrétiennes ne pouvaient,
dans un pareil conflit, admettre qu'un désir, adopter qu'une con-
duite : elles se devaient cà elles-mêmes d'abjurer hautement toute
pensée de convoitise sur de sanglantes dépouilles.- A«Jipn de son-
ger à profiter de ces affreux malheurs, il valait cent fois mieu«
s'occuper de les faire cesser, il f-*»'^"*' «--j-tor entre les combattans,
non pas pour les piller, mais pour les inviter, pour les contraindre
même à s'épargner mutuellement.
Après être resté quelque temps à La Sude, le capitan-pacha était
venu mouiller enl- ^--'-- ^' ^^ côte de la Troade. Le 10 no-
vembi- ^^-^' ^^ ^^0^^® ottomane était à l'ancre devant Bdzika dans
une sécurité complète. Ses ôrliîrpnrs, qui surveillaient l'approche
de l'armée de Miaulis, ne lui avaient néu .., ^ ,_^^ ^^ ^^^^
brûlots profitèrent des premières lueurs mcertame. . \^^^^, ^^^^^.
se glisser sans bruit entre les vaisseaux turcs. G était encore Gana-
320 REVUE DES DEUX MONDES,
ris, le destructeur de Kara-Ali, le vainqueur de Gliio, qui ne croyait
pas en avoir assez fait. Le brûlot de cet intrépide Ipsariole accro-
cha le vaisseau du capitan-bey et l'enveloppa en quelques minutes
dans un tourbillon de feu et de fumée. L'incendie fut si rapide que
peu d'hommes, sur 800 dont se composait l'équipage, réussirent à
y échapper. L'autre brûlot fut cette fois encore moins heureux. 11
avait abordé le vaisseau du capitan - pacha, mais il s'en déta-
cha, entraîné par le courant dont le capitaine qui le conduisait avait
mal jugé la force et la direction. Canaris seul était dans ce genre
d'attaque infaillible ; héros digne de faire battre le cœur des poètes,
marin que tout homme de mer ne se lassera pas d'admirer, Ca-
naris avait en moins de six mois détruit deux vaisseaux et anéanti
3,000 hommes. Son nom prononcé suffisait pour faire fuir les es-
cadres.
La flotte de Méhémet avait coupé ses câbles et mis dans le plus
grand désordre à la voile; ce ne fut qu'au bout de quelques jours
qu'elle parvint à se rassembler de nouveau devant les Dardanelles.
Une corvette s'était jetée à la côte sous Téncdos; une autre, aban-
donnée par son équipage, flottait comme une épave au milieu de
l'Archipel. La gabare ['Active, envoyée à sa recherche sur les
pressantes instances du pacha de Smyrne, parvint à la retrouver,
après cinq jours d'inutile croisière, dans les environs de Tchesmé.
Justement indigné de la conduite qu'avait tenue sa flotte, le sul-
tan avait songé à lui défendre l'approche de la capitale, mais l'en-
gagement des équipages était expiré. Le sultan s'apaisa, et dès les
premiers jours de décembre la flotte reçut l'ordre de remonter jus-
qu'à Constantinople. Grands et petits, tous les bàtimens se trou-
vaient dans un fâcheux état. On les jugea sagement incapables de
reprendre la mer avant le printemps prochiiin. Les Grecs, de leur
côté, firent l'économie de la majeure paitie de leur lloLic. Ils ne
conservèrent que quelques corsaires qui, après avoir infesté les
côtes de r'aramanie, de Syrie et d'Egypte, après avoir été attaquer
îtis bàtimens turcs jusque dans le port de Damiette, donnèrent à la
navigation neutre d» «^ ju^iuà sujttc de plaintes, que les stations
européennes, occupées à prévenir ou à poursuivre leurs dépréda-
tions, trouvèrent dans cet ingrat service l'occasion d'un redouble-
ment d'activité. Ce fut alors que de toutes parts, à Marseille, à
Malte, à Trieste, sur nos bàtimens nibui^, - _ ^^.^ ^ maudire la
Grèce; mais la Grèce était désormais k l'abri aes capriceb c^. ^^p-,
nion étrangère. Les dernier? '','y"]^° ^« ses flottes et de ses armées
avaient consacra ' ^"^^'^ ^ ^ indépendance.
E. JuRiEN DE La Gravièrb.
UÉDUCATION DES FILLES
EN RUSSIE
ET LES GYMNASES DE FEMMES.
I.
La grande Catherine est le premier souverain russe qui se soit
préoccupé de l'instruction des femmes. En 176Zi, elle fonda sur les
bords de la Neva, dans le couvent de la Résurrection, bâti par l'im-
pératrice Elisabeth, une maison d'éducation pour les jeunes filles.
Elles étaient au nombre d'environ cinq cents, moitié de la noblesse,
moitié de la bourgeoisie; on y entrait à six ans, et on en sortait à
dix-huit. Une directrice française d'origine, M'"^ Lafond, avait sous
ses ordres huit inspectrices et quarante institutrices ou maîtresses de
classe. Non-seulement les élèves étaient admises gratuitement, mais
l'impératrice leur fournissait une dot à la sortie : 2,000 roubles pour
les jeunes filles de l'aristocratie, 100 pour celles de la bourgeoisie.
Une distinction aussi tranchée entre les jeunes filles nobles et ro-
turières h une époque où la noblesse russe avait déjà perdu toute
signification politique était surtout vicieuse dans une maison d'édu-
cation. Les unes étaient vêtues d'étoffes fines, les autres de tissus
grossiers : aux premières, on enseignait les a arts d'agrément, » les
autres apprenaient à coudre, à blanchir, à faire la cuisine. On ne
voit pas que Catherine II ait obéi à une préoccupation d'un ordre
plus haut que le point de vue pratique. « Nous les élevons, écrivait-
elle à \'oltaire, pour les rendre les délices des familles dans les-
quelles elles entrent; nous ne les voulons ni prudes ni coquettes,
mais bonnes mères de famille et capables de prendre soin de leur
maison. » Un autre caractère de son système d'éducation, c'était la
crainte des influences de la maison paternelle. L'idéal de l'éducation
TOME civ. — 1873. 21
322 KEVUE DES DEUX MONDES.
russe, c'était un rigoureux internat qui supprimait autant que pos-
sible les vacances et les rapports avec la famille; on eût dit que
Catherine considérait la société de son temps comme en proie à une
contagieuse corruption, et qu'elle croyait ne pouvoir élever une gé-
nération pure et chaste qu'à cette condition. Elle entourait d'une
tendresse presque maternelle cette jeunesse captive, elle comblait
d'honneurs et de caresses les élèves les plus distinguées, et les
autorisait à porter toute leur vie, pendu à leur côté, le chiffre en or
de l'impératrice. Elle prenait plaisir avenir se délasser ou se pu-
rifier au contact de ces innocences; comme M'"* de Maintenon, elle
aimait à leur faire représenter devant elle des pièces françaises.
En un mot, l'existence que menaient les jeunes élèves de la Résur-
rection, c'était la vie du cloître avec une échappée sur les splen-
deurs et les séductions des cours, — la vie du couvent, mais d'un
couvent qui avait pour abbesse la grande Catherine.
Son œuvre n'était donc point parfaite : elle nourrissait chez ses
élèves des rivalités, des prétentions, déjà surannées, de castes et
de classes; elle voulait se passer de la collaboration des parens
dans l'éducation des enfans, elle obéissait à une préoccupation trop
étroite des exigences immédiates de la vie. Pourtant c'était un pro-
grès. Le luxe môme que déployait Catherine II dans toutes ses
créations, luxe qui pouvait avoir une influence fâcheuse sur de
jeunes personnes pauvres, à qui une dot de 2,000 roubles ne devait
point assurer la fortune, servait du moins à éveiller l'opinion et à
relever aux yeux de la nation russe l'importance d'une question si
négligée jusqu'alors, l'éducation des femmes. En outre, malgré ce
mot de couvent, il ne faut pas perdre de vue que nous a^^si.stons ici
à la première tentative d'éducation laïque. On ne concevait alors
en Russie, même ?près Pierre le Grand, que l'enseignement donné
par le clergé. Les parens pleuraient quand on les forçait à conduire
leurs enfans dans d'autres écoles, comme au temps de saint Vla-
dimir les mères russes se désespéraient de voir pour la première
fois leurs fils obligés d'apprendre cette dangereuse espèce de sor-
cellerie, la lecture et l'écriture.
Une autre impératrice donna un développement plus considé-
rable à l'idée de Catherine. Maria-Feodorovna (Sophie de Wurtem-
berg), la veuve de Paul I", se consacra tout entière à la fondation
d'hôpitaux, de salles d'asile, surtout d'établissemens d'éducation
pour les jeunes filles. L'immense fortune qu'elle attribua par tes-
tament à ces œuvres de bienfaisance est aujourd'hui entre les mains
d'une administration spéciale, le département de l'impératrice
Marie, qui constitue la quatrième section de la chancellerie de
l'empereur.
LES GYMNASES DE FEMMES. 323
Pendant longtemps, on ne parat se soucier que de l'éducation
des Jeunes filles nobles; alors s'élevèrent les instituts. Ils sont au-
jourd'hui en assez grand nombre; il y en a sept principaux à
Saint-Pétersbourg, Vlnsiitict patriotique et V Ecole d'Elisabeth au
Yassili-Ostrof, la Socictc d'éducation des demoiselles nobles et
VÉrole d' Alexandre au couvent de Smolna, les Instituts de Paul,
de Nicolas et de l'ordre de Sainle-Catherine. Il y en a quatre à
■Moscou, ceux de Sainte -Catherine, d'Alexandre, d'Elisabeth, et
Vlnsiitut Nicolas pour les orphelines, qui se trouve dans les bâ-
timens de la Maison d'éducation ( Vot^j^italnyi dôme), création
grandiose de Catherine, le plus colossal édifice de Moscou. Enfin
il y en a une quinzaine dans les villes de gouvernement; on en
trouve un à Iikoutsk, en Sibérie. Ces établissemens ont conservé
quelques-uns des caractères de la première fondation de Cathe-
rine II. On leur a reproché de négliger la partie scientifique de
l'instruction, l'histoire, la géographie, les sciences naturelles et
mathématiques; aujourd'hui leurs programmes et leur enseigne-
ment se rapprochent de plus en plus du plan d'études des gym-
nases. En revanche, on y a toujours appris les langues vivantes et
surtout le français avec une perfection qu'on ne saurait atteindre
ailleurs : les élèves, grâce à l'internat, sont en rapports continuels
avec des maîtresses qui s'entretiennent avec elles en français, en
allemand ou en anglais; des élèves externes au contraire oublient
facilement au foyer domestique les langues étrangères.
Ces instituts, nous venons de le dire, sont des internats; pour
certains d'entre eux, par exemple pour les orphelines Nicolas, on
ne saurait même imaginer un autre régime. Or on a tout dit sur les
inconvéniens de l'internat en général. Quels que soient le dévoû-
ment, la supériorité même d'éducation des personnes qui sont ap-
pelées h. suppléer les parens, il est impossible, dans la plupart des
cas, qu'elles les remplacent complètement. 11 y a quelque chose
de factice et d'anormal dans cette vie claustrale, privée des conso-
lations, des conseils, de l'expérience qu'on trouve dans la famille.
Cette règle uniforme, qui promène son inflexible niveau sur les
caractères et les organisations les plus diverses, détruit à la longue
l'individualité. Ce n'est pas impunément que pendant quinze ans
on a été condamné à travailler, à dormir, à manger, à s'amuser à
une heure fixe qui est la même pour des centaines d'autres en-
fans. Depuis quelques années, dans les instituts de Russie, on s'est
un peu relcâché de la rigueur première de ce régime : on admet les
parens à des heures déterminées au parloir; presque partout on a
institué des vacances.
On pourrait encore reprocher aux instituts d'avoir conservé le
324 REVUE DES DEUX MONDES.
caractère exclusif du premier établissement de Catherine H; n'entre
pas qui veut à l'institut. Pour ne parler que de ceux de Saint-Pé-
tersbourg, on n'admet, à la Société d'éducation pour les demoiselles
nobles, que les filles dont le père a pour le moins le grade de colo-
nel ou le titre de conseiller d'état. A Sainte-Elisabeth, on ne reçoit,
môme à titre de pensionnaires payantes, que les filles dont les pères
ont acquis la noblesse héréditaire : les bourses de la couronne sont
réservées aux filles des dames qui sont chevalières de l'ordre de
Sainte -Elisabeth et aux filles de militaires qui ont au moins le
grade de capitaine d'état- major. A l'école d'Alexandre, on exige
au moins le tchin de lieutenant-colonel ou de conseiller titulaire.
L'institut Paul est le plus démocratique de tous : on exige encore
un certain ichin pour les bourses, mais l'on reçoit comme pen-
sionnaires des filles de toute condition, pourvu que le père ne
soit pas soumis à l'impôt de la capitation. Un bourgeois [môchtcha-
itiué) dont la bourgeoisie est bien constatée, un marchand dûment
inscrit dans une gliildc, peuvent donc y envoyer leur enfant; mais
la fille du paysan même libre, du cultivateur même riche et aisé,
s'en trouve exclue. En admettant que quelques instituts aient en-
tr' ouvert la porte à des jeunes filles non nobles, on peut poser en
principe que les instituts ne sont pas faits pour les filles de la bour-
geoisie, sans parler de la répugnance que le bourgeois pourrait
avoir à se séparer de ses filles et à les voir élever dans des idées
étrangères à leur condition. Toutefois on ne saurait refuser son tri-
but d'admiration à l'œuvre de l'impératrice 3Iaria-Feodorovna :
vingt-six grandes maisons d'éducation sont ouvertes aujourd'hui
aux filles de la noblesse russe, une classe si nombreuse, et qui en
somme, grâce à l'anoblissement que confèrent les services adminis-
tratifs et militaires, se recrute perpétuellement dans les rangs de
la bourgeoisie.
Les femmes de la dynastie de Romanof ont donné là un grand
exemple. Elles ont employé au relèvement de leur sexe non pas
seulement les revenus de l'état, mais leur fortune particulière. Elles
ont surtout payé de leur personne, et rendu à leurs pupilles le bien-
fait de l'éducation plus cher encore par de délicates attentions. Les
solennités des instituts sont des fêtes à la fois pour l'école et pour
le palais. L'impératrice, l'empereur, les princes de la famille impé-
riale, assistent aux distributions de récompenses, tiennent à fêter à
tour de rôle les élèves qui sortent du couvent pour entrer dans la
vie. Dans les résidences des environs de Saint-Pétersbourg, à
Tsarskoe-Sélo, à Péterhof, il n'est pas rare de rencontrer dans les
appartemens impériaux des portraits d'élèves sorties de l'institut,
des photographies de promotions entières qui ont voulu offrir un
LES GYMNASES DE FEMMES. 325
souvenir collectif aux protecteurs de leur maison d'éducation. Ces
jeunes filles qui souvent, en sortant du palais impérial paré en lear
honneur, sont obligées de se mettre en quête d'une place fort mo-
deste, emportent de cette splendeur d'un jour, dans leur condition
nouvelle, un précieux souvenir, un encouragement, parfois aussi
des regrets, des illusions. N'importe; rendons cette justice aux sou-
verains russes : déjà dans la fondation des instituts, ils ont montré
qu'ils faisaient de l'instruction des femmes une alTaire de cœur,
bien plus, une affaire d'état.
En attendant, la bourgeoisie semblait oubliée : l'institut lui étant
à peu près fermé, il ne lui restait que les pensions particulières. Il
est peu probable que ces établissemens privés fussent supérieurs,
sous le rapport des programmes et des méthodes, aux instituts;
le grand mouvement d'études et de progrès pédagogique ne date
guère que du commencement du règne actuel. Rappelons-nous un
des plus malicieux passages de Gogol dans ses Ames mortes. II nous
fait pénétrer dans l'intérieur du gentilhomme campagnard Tchitchi-
kof et de sa femme Manilova, nous trace le portrait des deux époux,
nous décrit leur bonheur tranquille et les « surprises » dont l'é-
pouse régale périodiquement son mari, par exemple à l'anniver-
saire de sa naissance un bonnet grec brodé de ses mains ou un étui
à cure- dents enrichi de grains de verre. « Manilova a reçu une
bonne éducation; or la bonne éducation, comme chacun sait, se
donne dans les pensionnats, et dans les pensionnats, comme chacun
sait, il y a trois choses qui font la base des perfections humaines :
la langue française, indispensable pour le bonheur de la vie de fa-
mille, le piano pour faire passer d'agréables momens à son époux,
enfin, ce qui constitue spécialement la partie économique, savoir
broder des bourses et faire des surprises. Du reste, on a introduit
divers perfectionnemens et diverses modifications dans les mé-
thodes, surtout en ces derniers temps; tout dépend de la sagesse
et de la capacité des chefs de pensionnat. Il y en a où l'on pro-
cède de cette façon : d'abord le piano, puis la langue française, et
alors seulement la partie économique. Ailleurs c'est par la partie
économique que l'on commence, c'est-à-dire par la broderie et les
surprises, puis la langue française, enfin le piano. Il y a diverses
méthodes. » Diverses méthodes sans doute; mais avouons qu'elles
semblent toutes avoir pour point de départ celle de Catherine II.
Les choses allèrent ainsi jusqu'en 1855. A cette époque, l'impé-
ratrice actuelle, Maria-Alexandrovna (Maximilienne de Hesse-Darm-
stadt), prit conseil de pédagogues russes distingués, et résolut de
faire pour la bourgeoisie ce que Maria-Feodorovna avait fait pour
la noblesse. Le nouveau règne s'annonçait par de vastes projets de
S26 RliVUE DES DEUX MONDES.
réformes; pendant qu'Alexandre II préparait l'aîTranchissement des
serfs, sa femme se vouait, elle aussi, à une œuvre d'émancipaLion.
C'est en Allemagne et en Suisse qu'il fallait chercher les modèles
que la Russie allait dépasser. Un des plus beaux types d'écoles de
filles ( Tôclder-Schulc) est celle qui s'ouvrit à Berne vers \ 836 sous
le nom à! Ecole pour les filles de la ville {Eimrohner- Mddchen-
schule) et dont rrœhlich prit la direction vers ISZiO. Elle avait été
fondée par une société d'actionnaires. Frœblich y organisa en même
temps l'enseignement secondaire (six classes) et l'enseignement pri-
maire (quatre classes). Il compléta son système en créant une école
d'enfans et une école de perfectionnement. Cette dernière était une
sorte d'école normale où les jeunes filles se formaient aux fonctions
d'institutrice; à côté de celles qui se destinaient à l'enseignement
venaient s'asseoir d'autres jeunes filles qui voulaient s'iniier à la
science pédagogique pour se consacrer plus utilement un jour à
l'éducation de leurs propres enfans. Le cycle total des études pou-
vait donc comprendre une quinzaine d'années : l'enfant entrait à
l'école vers quatre ou cinq ans, la jeune fille en sortait à dix-neuf ou
vingt ans. Frœhlich a formulé dans une série d'axiomes les principes
du système nouveau, opposés de tout point à ceux de la grande Ca-
therine II. « Le but de l'éducation féminine, dit-il, est le ?nême pour
toutes les classes. Riche ou pauvre, l'enfant ne doit être rien de plus,
ne doit être rien de moins qu'une fille obéissante, une bonne sœur,
une jeune fille vertueuse, et, dans le reste de sa cairière féminine,
une épouse fidèle, une mère dévouée, une intelligente maîtresse de
maison... Il s'agit d'éveiller toutes ses forces intellectuelles et de
leur donner un développement suffisant pour qu'elle soit capable
de poursuivre par elle-même le but de la vie dans les conditions
qui lui sont imposées par son sexe... L'éducation des jeunes filles
se fait à la fois dans la maison et dans ï école ^ à la famille incombe
surtout le devoir de l'élever pour son rôle futur dans la maison et
dans la famille^ à l'école le devoir de cultiver son esprit... Dans les
rapports de l'école et de la maison, il n'est pas douteux que le rôle
de la famille ne soit prépondérant (l). » Frœhlich, aidé par une
pléiade d'excellens maîtres et maîti-esses, a formé un grand nombre
d'élèves, qui allèrent porter dans toute la Suisse et l'Allemagae. ses
principes et ses méthodes.
L'impératrice Maria-Alexandrovna, qui sans doute avait assisté
dans sa patrie d'origine au développement de ces institutions, char-
gea le professeur Wychnegrobski d'aller étudier en Allemagne les
écoles de filles. Son rapport ayant été favorable, on se mit à
(1) Die Einwohnef'Madchenschule in Bern; Berne 1861.
LES GYMNASES DE FEMMES. 327
l'œuvre. Le conseiller de l'impératrice eut à combattre les objec-
tions financières; il fit remarquer que les pensionnats existans vi-
vaient de leurs propres ressources, que par conséquent les écoles
pour les jeunes filles externes (tel fut le premier nom des gym-
nases féminins), tout en faisant mieux, ne coûteraient pas plus à
proportion; illusion que l'expérience devait détruire. Dans tous les
gymnases de filles, le produit de la rétribution scolaire est insuffi-
sant à couvrir les grandes dépenses de matériel et de personnel
qu'un établissement de ce genre doit s'imposer lorsqu'il veut ré-
pondre digneinent à sa destination. Pour l'année 1872, il y a un
excédant de dépenses sur les recettes qui varie pour les gymnases
de Saint-Pétersbourg entre 4,000 et 8,000 roubles; le déficit est
comblé au moyen des fonds que fournit le département de l'impé-
ratrice Marie (1). Toutefois, comme on y est encore sous l'influence
des premières illusions, on a quelque peine à s'habituer à ces con-
tinuelles demandes de fonds. Jusqu'à présent, il n'y a pas de bud-
get régulier pour les gymnases féminins dépendans de la quatrième
section; pour chaque exercice, pour chaque dépense imprévue, il
faut s'adresser au département.
De son côté, le ministère de l'instruction publique n'a pas voulu
rester en arrière : sous ses auspices, surtout depuis le règlement
du Vx mai 1870, e sont élevés 54 gymnases et 108 progymnases.
Il faut y ajouter 2 écoles supérieures qui par leurs programmes
se rapprochent des gymnases, et 22 écoles secondaires qui se rap-
prochent des progymnases. C'est un total de 186 établissemeiis
scolaires comprenant 23,400 élèves, et d'où sortent annuellement,
avec le certificat d'études complètes, un millier de jeunes filles.
Un certain nombre de ces gymnases, surtout de ceux qui sont
situés dans les provinces allemandes, lithuaniennes et polonaises,
sont entretenus exclusivement aux frais du trésor; le gouvernement
n'épargne pas l'argent lorsqu'il est question de faire prévaloir la
langue ou les idées russes dans les provinces frontières. Il y a neuf
gymnases de filles, rien que dans l'arrondissement universitaire de
Varsovie; chacun d'eux a 14,000 roubles par an pour son entre-
tien. La somme totale des dépenses pour l'entretien des 54 gym-
nases et 108 progymnases de filles, en y ajoutant les 22 écoles de
second ordre, s'est élevée en 1871 à 624,100 roubles (2 millions 1/2
de francs). Le gouvernement ne fournit que 50,000 roubles; le
reste est couvert par les allocations des villes, celles des états
provinciaux et la rétribution scolaire. Ces établissemens sont en
(1) La dépense totale des six gymnases et du cours pédagogique est de 150,670 rou-
bles, sur lesquels le département en fournit 43,C00. En somme, ces établissemens se
suffisent à eux-mêmes dans une très large mesure.
328 REVUE DES DEUX MONDES.
progrès; dans le seul arrondissement de Kazan, le chiffre des élèves
est monté de 3,22/i à 6,776; mais revenons aux gymnases qui dé-
pendent de la quatrième section.
Aujourd'hui les gymnases féminins qui rassortissent au dépar-
lement sont à Pétersbourg au nombre de six : Marie, Kolomna,
Alexandre, Liteinaïa, Pierre et Yassili-Ostrof. Le gymnase Marie,
qui est le plus ancien et le plus considérable, compte cette année
605 élèves, les autres en ont moins (I). Il faut ajouter aux six gym-
nases le progymnase de la Nativité; il diffère des gymnases en
ce qu'il n'a pas les trois classes supérieures. Enfin au gymnase
Alexandre est joint un établissement d'un caractère particulier, les
Cours pédagogiques. A Moscou, il y a quatre gymnases féminins
qui comptent ensemble 1,275 écolières. Néanmoins ces élablisse-
mens sont déjà considérés comme absolument insufTisans; on est à
l'œuvre pour de nouvelles créations. Outre les gymnases des deux
capitales, on en trouve déjà quinze dans les villes de gouverne-
ment, à Kief, à Kamenetz de Podolie, Jitomir, Mohiîef, Minsk,
Vitepsk, Kovno, Grodno, Riazan, Simbirsk, Astrakhan, Yychneï,
Volotchck (gouvernement de Tver), Tsarskoe-Sélo et Gatchina. Ces
deux derniers pourraient rentrer dans la liste des gymnases de
Saint-Pétersbourg. On remarquera que les huit premiers de ces
gymnases sont situés dans la partie occidentale de l'empire; la
quatrième section s'est inspirée sans doute des mêmes motifs que
le ministère de l'instruction publique pour la multiplication des
écoles dans « les provinces occidentales de la Russie (2) : » aussi
les Russes de l'intérieur se plaignent- ils sans cesse que les « fron-
tières » absorbent à leur détriment tout le budget de l'instruction
publique. La plupart des établissemens de province portent le nom
de gymnases Marie : double hommage à Maria-Feodorovna, dont
la libéralité a fourni leur dotation, et à Maria-Alexandrovna, fon-
datrice des gymnases féminins en Russie.
Si la création du premier institut, au temps de Catherine II,
avait semblé une nouveauté hardie, quel a dii être l'effet produit il y
a une quinzaine d'années par l'apparition des gymnases? Les in-
stituts au moins étaient encore des demi-couvens ; si l'instruction
y était donnée par des laïques, le régime intérieur ne différait pas
trop de celui du cloître. Ils avaient du couvent la vie en commun,
la règle sévère, l'internat rigoureux; quelquefois ils occupaient
d'anciens cloîtres, et se trouvaient à l'ombre sacrée de quelque tem-
(1) Marie C05, — Kolomna 536, — Alexandre 348, — Liteinaïa 307, — Vassili 278,
— Pierre 270, — Tsarskoe-Sélo 115, — Nativité 101, — Cours pédagogiques 156.
(2) Eupliémismc qui, daus la langue administrative, sert à désigner la Pologne.
LES GYMNASES DE FEMMES. 329
pie. Les gymnases féminins au contraire étaient essentiellement
fondés sur le principe de l'externat. Ces établissemens se chargent
de y instruction des enfans; pour leur éduration, ils réclament la
collaboration de la famille. Ainsi dans cette Russie où, jusqu'à
Pierre le Grand, les femmes étaient condamnées à la réclusion du
terem, on verra, comme en Allemagne, les jeunes fdles coudoyer
la foule et fréquenter les écoles publiques. Un second principe
non moins essentiel des gymnases féminins, c'est qu'ils sont ou-
verts aux jeunes filles de toute condition et de toute religion.
Dans un pays où les préjugés de classe ne sont pas encore éteints,
cette nouveauté ne pouvait manquer de faire scandale; comment
le conseiller privé actuel se résoudra-t-il à laisser son enfant fré-
quenter une école où elle rencontrera des jeunes filles dont les
pères n'ont même pas obtenu le huitième rang du tchin, qui con-
fère la noblesse héréditaire? Le tchinovnik même de dixième ou de
douzième rang sera-t-il flatté de voir son rejeton fréquenter des
filles de marchands et d'artisans? Parmi les négocians, il n'y a
pas moins de distinctions : on est marchand de première ghilde et
marchand de troisième ghilde, et l'on aime à « garder son rang. »
Sans parler de ces petites misères de la vanité, ne pouvait-on pas
craindre que les jeunes filles ne fissent à l'école de mauvaises fré-
quentations? Les prêtres des différens cultes ne devaient-ils pas
alarmer les parens de cette promiscuité légale des religions? Enfin
jusqu'alors on avait enseigné dans les établissemens d'éducation ce
qu'on regardait comme indispensable pour tenir un salon ou une
maison. Les nouveaux maîtres étaient plus ambitieux; ils procla-
maient qu'une femme n'est pas nécessairement et exclusivement
épouse, mère, maîtresse de maison. Avant de la spécialise?' pour
telle ou telle destination, il fallait s'appliquer à donner tout le dé-
veloppement possible à toutes ses facultés intellectuelles et mo-
rales.
On se rappelle quelle tempête a soulevée chez nous, il y a quel-
que cinq ou six ans, une tentative bien plus modeste pour faire par-
ticiper les jeunes filles à quelques-unes des connaissances que l'en-
seignement secondaire assure à leurs frères. Les choses se sont
passées plus paisiblement en Russie : pas de polémiaue, pas de
brochures épiscopales; le clergé s'est tenu entièrement au second
plan et n'est point parti en guerre pour « défendre et venger la
femme orthodoxe et russe. » On a procédé plutôt par insinuation :
on a essayé d'exploiter les répugnances, les scrupules de con-
science, les faiblesses et la vanité des parens; surtout on a profité
des fautes et des folies commises par des partisans exaltés du
mouvement. Reaucoup de ces enfans perdus allaient dans leurs
330 REVUE DES DEUX MONDES.
vœux bien au-delà du possible et du désirable (1). Il y eut de
jeunes extravagantes qui, dans leur passion exagérée pour la
science libre et l'indépendance de la femme, quittèrent la mai-
son paternelle, se mirent en tête de vivre à leurs risques et dé-
pens, formèrent des sociétés d'étudiantes, affectèrent un costume
bizarre qui était la négation de leur sexe : cheveux courts, lu-
nettes bleues, casquette ou chapeau d'étudiant. Les timorés ne
manquaient pas de prononcer le grand mot de nihilisme, qui rem-
place en Russie celui de malérialisme dans les aménités de la po-
lémique. La police, qui jusqu'alors ne savait comment mettre les
poucettes à l'insaisissable doctrine, se trouva plus à l'aise quand
le nihilisme prit un corps et un costume. On commença la chasse
aux cheveux courts et aux lunettes bleues. Plus d'une honnête
personne, à la fois très myope et très orthodoxe, fut victime de
l'effet produit sur la police par ces instrumens d'optique. A la fm,
le mouvement de propagation des gymnases féminins, le mouve-
ment des esprits sérieux qui cherchaient l'émancipation de la
femme ailleurs que dans de vaines théories, encouragé par le
gouvernement et soutenu par l'opinion, prit un tel éclat et une
telle ampleur que toutes les discordances et les excentricités furent
comme emportées et englouties dans le courant. La jeune Russie
avait jeté sa gourme; sur ce tarrain encore, la nation nouvelle s'a-
vançait de ce pas à la fois prudent et audacieux, inexpérimenté et
irrésistible, qu'Antakolski a si bien rendu dans son beau groupe du
Premier Pas.
IL
Il nous reste à donner une idée de l'organisation des gymnases
de filles. On a vu qu'un comité d'enseignement était installé au
sein du département de l'impératrice Marie. Le prince Alexandre-
Pierre d'Oldenbourg, mari d'une nièce de l'empereur, porte le
titre de grand administrateur. 11 montre le plus grand zèle pour
ces établissemens et ne manque à aucune de leurs solennités sco-
laires; il n'est pas rare de le rencontrer dans tel ou tel gymnase,
occupé de détails d'organisation et d'enseignement. Dernièrement
il publiait une circulaire où il se plaignait que beaucoup de ses
écolières ne connussent pas la métrique des vers qu'elles récitaient.
A la tête de chaque gymnase se trouvent une inspectrice [nadzi-
ratelnitza) et un personnage qui prend généralement le nom de
(1) Voyez, dans la Remie du 1" octobre 1872, l'étude de M. H. Baudrillart sur V Agi-
tation pour rémancipation des femmes.
LES GYMNASES DE FEMMES. 331
supérieur {natchalnik); à Saint-Pétersbourg, où il y a déjà un nat-
chalnik chargé de la haute surveillance des huit établissemens, il
porte simplement le titre d'inspecteur des classes. A Moscou, les
quatre gymnases sont placés sous la surveillance d'un seul supé-
rieur. On croira sans peine que sa fonction n'est point une sinécure:
les gymnases sont dispersés dans tous les quartiers de la ville; il
faut, pour les visiter avec quelque régularité, passer des heures
entières en voiture, par le froid, par la neige, à travers les rues
tortueuses, boueuses, souvent défoncées de la grande capitale. Mos-
cou, d'un tiers moins peuplé que Paris, l'égale au moins en éten-
due : les courses y constituent de véritables voyages.
Le natchalnik et l'inspectrice répondent à peu près au proviseur
et au censeur de nos lycées. La mission du natchalnik consiste à
choisir les maîtres et les maîtresses pour les différentes classes, à'
surveiller l'exécution des lois et règlemens, et, dans les cas ex-
trêmes, à suspendre les fonctionnaires ou même les destituer, à
charge d'en donner avis aux curateurs des gymnases. L'inspectrice
doit prendre soin de la santé des enfans, veiller au maintien de la
bonne tenue et des bonnes mœurs ; mais ses attributions se con-
fondent sur bien des points avec celles du supérieur : de là quel-
quefois des tiraillemans. Ces inspectrices ont été choisies avec un
soin extrême, bien qu'elles n'aient pas toutes fait de la pédagogie
une étude particulière. A une époque où il s'agissait de bien poser
les gymnases dans l'opinion, on a tenu à y mettre des femmes d'une
éducation et quelquefois d'un rang supérieurs. Il y a parmi elles
des princesses, et l'on s'est efforcé de relever encore leur situation
par des distinctions de toute sorte. Par la suite, il deviendra dési-
rable que ces places soient exclusivement réservées aux membres
mêmes du corps enseignant; elles seront pour les maîtresses une
espérance, le stimulant énergique d'une légitime ambition, la ré-
compense de loyaux services.
Au-dessous du prince d'Oldenbourg, les souverains ont le droit
de nommer auprès d'un ou de plusieurs gymnases un protecteur ou
curateur {papêtchitel) distingué par son rang ou par sa naissance.
Telle est la situation occupée par le prince Troubetzkoï auprès des
gymnases de Moscou. Pour empêcher les conflits d'attributions, le
curateur ne doit agir que par l'intermédiaire du natchalnik : c'est
celui-ci qui doit lui proposer les mesures à prendre, c'est lui qui
est l'exécuteur nécessaire de ses décisions. Suivant le règlement,
le curateur a le droit de nommer les natchalniks et les inspec-
trices, sauf confirmation par l'impératrice; à leur tour, ces fonc-
tionnaires choisissent les maîtres et les maîtresses du gymnase,
sauf confirmation par le curateur. Une autre catégorie de colla-
332 REVUE DES DEUX MONDES.
borateurs bénévoles à l'œuvre des gymnases, ce sont les surveillans
{nabliouclitcl). Ils sont choisis par le curateur parmi les personnes
qui sont disposées à consacrer une partie de leur temps et de leur
fortune au bien de l'établissement; le choix doit être approuvé par
l'impératrice. C'est une façon d'intéresser les hommes riches et
influens à la prospérité de ces établissemens. Parlons encore de
deux autorités collectives, de deux conseils qui prennent part dans
certaines limites à l'administration des écoles, la conférence et le
comité (Vaclminisl ration. La conférence se compose du ndtchabuk,
de l'inspectrice, des maîtres et maîtresses de l'établissement; c'est
la réunion du corps enseignant. Elle statue sur la rédaction et les
modifications du tableau des classes, le choix des manuels et des
livres de bibliothèque, les notes et récompenses à décerner aux
élèves, les examens de sortie et de passage, et en général sur tout
ce qui peut intéresser l'éducation morale et intellectuelle des éco-
lières. Le comité d'administration, qui a également pour président
le natchalnik se compose de l'inspectrice, des surveillans bénévoles,
quand il s'en trouve, et de deux maîtres ou maîtresses délégués par
la conférence. Il règle le budget de la maison, approuve les dé-
penses extraordinaires, veille à l'entretien du matériel et à l'exacte
tenue des livres.
En règle générale, il devrait y avoir pour chaque classe ce qu'on
appelle une sous-inspectrice ou clame de classe; mais, comme le plus
souvent elles sont suppléées par les maîtresses qui enseignent des
matières spéciales, il n'est pas nécessaire qu'elles soient en si
grand nombre. Toutefois la dame de classe n'a la liberté de s'ab-
senter que lorsqu'elle est remplacée par une maîtresse; elle est
tenue en général d'assister à la leçon quand c'est un maître qui la
donne. On a voulu ôter tout prétexte à la malveillance. Beaucoup
de ces maîtres sont déjà professeurs dans des gymnases de gar-
çons; il y a parmi eux des savans très distingués, qui honoreraient
les chaires de l'enseignement supérieur, et qui ont préféré se con-
sacrer à une œuvre éminemment utile et patriotique. Quant au per-
sonnel des maîtresses, il provient de sources assez différentes : les
unes sont des élèves des instituts, et elles excellent surtout comme
maîtresses de langues; les autres sortent des pensions particulières,
ou se sont formées elles-mêmes à une époque où l'on n'avait encore
rien fait pour la bourgeoisie, quelques-unes sont sorties de ces
mêmes gymnases féminins où elles enseignent aujourd'hui. A l'ori-
gine des gymnases, on confiait exclusivement à des hommes l'en-
seignement dans les classes supérieures; on réservait aux maîtresses
les classes inférieures. La rétribution annuelle des premiers est cal-
culée au taux de 50 roubles pour chaque heure de leçon par se-
LES GYMNASES DE FEMMES. 333
maine, celle des autres au taux de 25 roubles. Pendant quelque
temps, cette différence de traitemens, motivée sur la distinction
entre les hautes classes et les basses classes, a paru vouloir s'atta-
cher à la différence de sexe; il était presque passé en règle qu'une
maîtresse n'avait droit qu'à la moitié du traitement d'un maître.
Cette injustice tend à disparaître; les maîtresses qui, par leur science
et leur talent, ont paru dignes d'enseigner dans les classes supé-
rieures touchent le même traitement que leurs collègues masculins.
Ce qui a le plus contribué à doter les gymnases d'un excellent
personnel de maîtresses, c'est l'institution de cours pédagogiques
à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Les cours pédagogiques de Saint-
Pétersbourg se font dans le gymnase Alexandre, sous la direction
du naichalnik de tous les gymnases, M. Osinine, qui est lui-même
un des professeurs. Le jour où nous lui avons fait notre visite,
il venait de faire une leçon sur le syllogisme considéré au point
de vue pédagogique. Le cours complet dure deux années; la pre-
mière est employée à perfectionner les connaissances générales des
élèves: dans la seconde, elles étudient les méthodes d'enseigne-
ment appliquées aux langues, à l'histoire ou aux sciences. Aux
cours pédagogiques est annexée une école, distincte du gymnase,
ouverte à de jeunes enfans auprès desquels les élèves peuvent com-
mencer leur apprentissage d'institutrices et faire succéder la pra-
tique à la théorie. Aux heures des récréations, on voit ces jeunes
maîtresses se promener avec les petits enfans qui se suspendent à
leur bras ou ne veulent pas quitter leur main.
En France, les établissemens qui servent à former des maîtres
pour l'enseignement secondaire ou primaire sont presque toujours
gratuits. En Russie au contraire, les 156 élèves des cours pédago-
giques paient une rétribution de 60 roubles par an, somme consi-
dérable pour un budget modeste. Elles n'y sont reçues que comme
externes : leur entretien reste donc tout entier à leur charge. Le
règlement des cours pédagogiques est fort sévère. Ils ne sont ac-
cessibles qu'aux jeunes filles qui ont subi un sérieux examen d'en-
trée devant la conférence des maîtres du cours; mais les élèves
des gymnases qui ont mérité à l'issue de leurs études un attestât
sont dispensées d'une nouvelle épreuve. Pour passer de la première
année dans la seconde, autre examen; les jeunes filles qui ne se sont
pas présentées pour subir l'épreuve de passage recommencent le
cours de première année. Celles qui n'assisteraient pas régulière-
ment aux cours et ne feraient pas exactement les travaux que l'on
y prescrit seraient exclues par une décision de la conférence.
La plupart des jeunes filles qui fréquentent ces cours ont de dix-
sept à vingt ans, l'âge auquel on termine les études secondaires.
Les unes viennent des gymnases, les autres des instituts; le cours
ZZh REVUE DES DEUX MONDES,
pédagogique est ainsi un centre auquel aboutissent ces deux sys-
tèmes d'éducation. La plupart des élèves sont là pour leur propre
compte; d'autres y sont entretenues par les états provinciaux
{ze^nslva) désireux de propager dans leurs gouvernemens les meil-
leures méthodes d'enseignement. Enfin, à leurs pèlerines blanches,
on reconnaît les pensionnaires de la Société philanthropique de Saint-
Pétersbourg.
On voit que la science pédagogique est prise au sérieux en Rus-
sie : de même qu'il y a des méthodes pour découvrir les vérités
scientifiques, de même on croit qu'il existe une méthode pour les
communiquer aux enfans. Grâce à ces cours, une jeune fille sortie
à seize ou dix-sept ans d'an gymnase peut devenir cà dix-huit ou
dix -neuf ans une excellente maîtresse pour ce même gymnase.
Malheureusement cette carrière s'est fort encombrée. Pour une
iseule place, il peut se présenter jusqu'à cent candidats; de là cette
tendance à donner aux maîtresses, à mérite égal, moitié moins
qu'aux maîtres, tendance qui pourrait se justifier par le principe
économique de l'offre et de la demande, mais non par les principes
d'équité. Beaucoup de jeunes filles pau\Tes, après s'être imposé des
privations pour subvenir pendant les deux années de cours pédago-
giques à leur entretien et à la rétribution scolaire, arrivées à l'issue
de leurs études, trouvent porte close au gymnase, dont l'enseigne-
ment était le but de leur vie. Alors elles sont obligées d'accepter
dans des pensions particulières une situation inférieure, ou de se
mettre en quête d'une position d'institutrice ou de gouvernante
dans une famille. J'ai entendu déplorer qu'en donnant aux jeunes
filles une instruction si perfectionnée on leur ménageât si peu de
moyens d'en tirer profit. On craignait de n'aboutir, après tant de
soins, qu'à former ainsi dans la société russe une sorte de prolé-
tariat savant. On espère qu'avec le développement que prennent
chaque jour les gymnases, on pourra utiliser un plus grand nombre
de capacités; le plus facile, en attendant, serait d'organiser des
écoles préparatoires où l'on serait sûr d'avoir bientôt tous les
jeunes enfans des deux capitales.
Les traitemens se composent, pour une partie des fonctionnaires,
des appointemens proprement dits, de l'indemnité de logement
quand l'administration ne loge pas les maîtres, et de quelques
autres avantages. C'est ainsi que le natckalnik de Saint-Pétersbourg
reçoit annuellement 2,6(58 roubles, — celui de Tsarskoe-Sélo, pour
prendre un exemple en province, 896 roubles, — une inspectrice (l)
de 750 à 1,080, — un inspecteur de 1,050 à 1,330, — une dame
(1) En outre elles sont logées aux frais de l'établissement dans les gymnases Marie,
Kolomna, Alexandre, Liteinaïa, Vassili-Ostrof; au gymnase Pierre, c'est au contraire
l'inspecteur qui Teçoit !« iogement.
LES GYMNASES DE FEMMES. 335
de classe de 400 à 700 roubles. Le traitement des maîtres et
maîtresses est établi d'une tout autre façon : ils reçoivent, pour
toute l'année scolaire, pour chaque heure de leçon par semaine,
25 roubles dans les classes inférieures, 50 dans les supérieures.
Pour se constituer un traitement annuel de 200 roubles seulement,
il faut donc que les maîtresses des premières classes donnent quatre
leçons par semaine, celles des classes inférieures huit heures. Un
maître des classes supérieures qui enseignerait vingt heures par
semaine, comme font nos professeurs de lycées dans les classes
de grammaire, arriverait à un traitement de 1,000 roubles; une
maîtresse de seconde classe, en s'imposant le mênie travail, n'ar-
rive qu'à 500 roubles par an. C'est bien peu pour Saint-Péters-
bourg, où la vie est plus chère qu'à Paris. Une maîtresse de cette
classe qui aurait des charges de famille un peu lourdes devrait donc
professer non pas vingt heures par semaine, ce qui est beaucoup,
mais trente ou quarante heures, ce qui dépasse les forces humaines.
11 faut encore consacrer beaucoup de temps chez soi à corriger les
devoirs des élèves. Aucun gymnase ne peut donner plus d'une ving-
taine d'heures de leçons à une de ses maîtresses, fût-elle dans la
situation de famille la plus digne d'intérêt. Celles qui ont besoin
d'un supplément de traitement sont donc obligées d'aller à de lon-
gues distances chercher quelques heures de leçons, ou dans un autre
gymnase, ou dans un établissement quelconque. On se figure la vie
de quelques-unes de ces jeunes filles disgraciées de la fortune, vie
de dévoûment, de privations, de labeur accablant. Toutes n'en sont
pas là; parmi les maîtresses de gymnase, il y en a qui au contraire
cherchent à ne pas se laisser trop absorber par ce travail matériel.
Aucun règlement n'exclut les femmes mariées; c'est la nature môme
des choses qid les éloigne. Une femme qui a une maison à tenir et
des enfans à surveiller ne peut plus s'astreindre à un travail qui,
régulièrement et à des heures fixes, l'oblige à de longues absences.
Un gymnase comprend sept classes plus une école préparatoire;
on demande déjà beaucoup à une fillette de huit ans qui a l'ambition
d'être élève de septième : il faut connaître la numération, savoir
lire et écrire non-seulement en russe, mais en français et en alle-
mand. On voit que les Russes s'y prennent de bonne heure pour
faire apprenidre à leurs enfans les langues vivantes. Est-il éton-
nant qu'ils soient, de tous les peuples, — sans en excepter les Al-
lemands, — celui qui parle le plus de langues, et qui les parle le
mieux? On pourrait traverser toute l'Allemagne sans entendre par-
336 REVUE DES DEUX MONDES,
1er français; mais à la frontière prusso-russe éclatent de nouveau
les sons de la langue natale. C'est à croire quelquefois qu'au lieu
d'avoir passé la Yistule on a repassé la Moselle. Les Russes sont les
seuls étrangers qui parlent le français comme une seconde langue
maternelle. Le secret de ce brillant talent de polyglotte, nous le
trouvons dans la première éducation.
Le règlement ne permet pas qu'il y ait plus de quarante élèves
dans une classe, principe qu'il serait bon d'appliquer rigoureuse-
ment dans nos lycées français. Quand ce nombre est dépassé, on
divise la classe; on crée ainsi deux ou troh paîYilUles. Au gymnase
Marie, les sept classes réglementaires forment dix-huit parallèles.
Les établissemens de province suivent d'aussi près que possible l'or-
ganisation des gymnases modèles des deux capitales; mais s'il arri-
vait que le nombre des élèves fût insuffisant, le curateur s'enten-
drait avec le natchalnik pour remplacer la division en sept classes
par une organisation plus simple qui permettrait d'économiser sur
le personnel. La rétribution scolaire, dont le montant doit être versé
entre les mains du natchalnik eu de l'inspecteur par semestre et
six mois d'avance, n'a rien d'exorbitant. On paie 00 roubles par an
dans les quatre gymnases de Moscou et dans ceux de Liteinaïa,
Marie, Alexandra, Vassili-Ostrof, 50 dans ceux de Kolomna et de
Pierre, hO à la Nativité. On ne distingue pas entre les élèves des
classes inférieures ou supérieures.
Pour ces 50 ou 60 roubles que n'enseigne-t-on pas? Mous sommes
loin des modestes programmes dont Gogol raille la simplicité. C'est
d'abord la loi de Dieu pour les élèves orthodoxes •. un pope vient à
des heures régulières apprendre aux enfans les prières et les ôlé-
mens du catéchisme et de l'histoire sainte, expliquer aux plus
âgées les mystères de la dramatique liturgie orthodoxe, l'histoire
du schisme des Latins et les gloires de l'église russe. Les leçons de
religion catholique, luthérienne, calviniste et, s'il y a lieu, musul-
mane, sont rejetées avec l'enseignement de la langue anglaise dans
les matières facultatives, auxquelles on réserve des heures supplé-
mentaires. Puis viennent la langue et la Httérature russes, les lan-
gues française et allemande, l'histoire et la géographie, l'arithmé-
tique, la géométrie et même les équations du premier degré, des
notions élémentaires de physique et d'histoire naturelle, de la péda-
gogie, enfin la danse, le chant, le dessin, les ouvrages de femme.
Pour donner une idée de la façon dont les programmes sont répartis
entre les sept années, prenons l'enseignement de l'histoire. Dans
les trois classes inférieures, pas de programme, pas de cours; les
maîtresses se bornent à raconter aux enfans les beaux traits de
rhistoire de tous les pays. En quatrième, c'est l'histoire de l'Orient
LES GYMNASES DE FEMMES. 337
et la Grèce; en troisième, l'histoire romaine, le moyen âge occi-
dental jusqu'aux croisades, les premiers siècles de la Russie; en
seconde, l'histoire d'Occident jusqu'à la paix de Westphalie et l'his-
toire de Russie jusqu'à l'avènement des Romanof; en première
classe, l'histoire d'Occident jusqu'au traité de Paris en 1850 et
oelle de Russie jusqu'à l'époque actuelle. On voit que l'histoire con-
temporaine n'eirarouche personne.
Ces programmes si étendus ne chargent pas trop les élèves. Les
jiédagogues russes se sont ingéniés à prévenir chez les enfans la
satiété et la fatigue qu'entraîne la monotonie des occupations; sur-
tout ils n'ont pas voulu leur infliger ce traitement barbare que
subissent tant de nos écolières françaises, et qui consiste à rester
assises six ou sept heures par jour sur les bancs d'un pensionnat,
tandis qu'on en consacre à peine trois ou quatre à un travail sé-
rieux. Économiser la peine et le temps, telle est leur devise. L'éco-
lière russe fait son entrée au gymnase à neuf heures du matin et
en sort à deux heures et demie : total cinq heures et demie. Voici
comme elles sont distribuées : il y a dans une journée cinq leçons
d'un peu moins d'une heure chacune; on a surtout évité qu'elles
soient toutes employées à des exercices également absorbans. On con-
sacre par exemple trois leçons à l'histoire, à la géographie ou à la
physique, à l'arithmétique ou à la religion, au français, à l'alle-
mand, etc.; pendant les deux autres heures, on dessinera, on chan-
tera, on fera de la couture, on dansera. Entre chaque leçon d'une
heure, il y a quelques minutes de repos, le temps de faire un tour
dans les corridors ou dans les salles de récréation, de rendre au
sang sa circulation naturelle et de s'assurer qu'on n'a pas perdu
l'habitude de rire et de babiller. Entre la troisième et la quatrième
leçon, repos d'une demi-heure pour le déjeuner. A deux heures et
demie, les enfans s'en vont à la maison paternelle, convenablement
saturées de science, mais dans un bon équilibre de développement
physique et intellectuel. L'esprit a eu son exercice; les doigts et
même les jambes ont eu le leur. Aussi retourne-t-on avec plaisir
au gymnase : les vestibules ou les corridors se trouvent encombrés
d'écolières un grand quart d'heure avant l'ouverture des classes.
Enfin il y a des vacances dans les mois les plus chauds du climat
russe, du 15 juin au 7 août.
Il a fallu subir un examen pour entrer en septième; pour pas-
ser ensuite d'une classe à une autre, il y a encore des examens
très sévères. Les pédagogues des gymnases russes ne se soucient
pas d'encombrer leurs classes d'élèves qui ne peuvent les suivre et
qui abaissent le niveau des études. L'enfant qui ne satisfait pas à
l'examen reste dans sa classe : elle y restera trois années de suite,
TOME civ, — 1873, 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
s'il le faut; après la troisième, on la rendra à sa famille. A la fin
de chaque année scolaire, il y a une solennité publique où l'on dis-
tribue des prix aux meilleures élèves; à la fin des études, les élèves
distinguées reçoivent des livres et des médailles. Celles qui ont
achevé le cours d'enseignement avec succès reçoivent un attestât
qui leur permet d'entrer sans examen aux cours pédagogiques et
leur confère le droit d'enseigner, comme institutrices privées, les
matières pour lesquelles elles ont reçu ce témoignage.
Ce qui a fait la fortune des gymnases dès l'origine, c'est la pe-
tite bourgeoisie. Imbue d'un esprit très positif, mais profondément
convaincue de l'utilité, même au point de vue pratique, d'une bonne
instruction générale, elle s'est empressée de leur envoyer ses enfans.
Une partie de la haute bourgeoisie, des fonctionnaires, de la no-
blesse, dominée par les vieux préjugés, s'est tenue quelque temps
à l'écart; enfin, voyant qu'on recevait au gymnase un excellent en-
seignement, qu'aucun des inconvéniens prophétisés ne se réalisait,
les hautes classes se sont résignées à leur tour à profiter du pro-
grès accompli. J'ai pu voir sur les registres des gymnases les noms
des filles de généraux et de conseillers d'état inscrits à côté de
filles d'artisans. S'il s'agissait de jeunes garçons, les mieux élevés
seraient peut-être disposés à prendre les mauvaises manières de
quelques-uns de leurs camarades; mais remarquons qu'il s'agit ici de
petites filles, c'est-à-dire de petites femmes. Leur instinct de déli-
catesse féminine les porte plutôt à s'assimiler ce qu'ici y a de gra-
cieux et d'élégant que ce qui leur paraît grossier. Dans les cours
supérieurs principalement, toute différence dans les manières ou
dans la tenue s'efface entre les jeunes filles appartenant aux diffé-
rentes classes de la société. Au point de vue intellectuel, l'aristo-
cratie de la classe n'est pas toujours celle du monde. Pour effacer
également toute distinction extérieure, pour mijux achever la fu-
sion de tous ces élémens, pour empêcher les mauvais sentimens
que pourrait faire naître la comparaison des robes et des toi-
lettes, dans certains gymnases on a prescrit un uniforme. Dans un
gymnase de Moscou, j'ai remarqué que toutes les jeunes filles étaient
vêtues de robes brunes, et c'est une princesse qui a pris la peine
de me développer les avantages de cette mesure égalitaire. Mal-
gré tout, il y a encore des parens récalcitrans à l'idée des écoles
communes. La Feuille loèdagogiquc entreprenait récemment une
campagne pour leur conversion, et l'on peut s'étonner du langage
tenu par un organe semi-officiel dans un pays que nous avons de
la peine à nous représenter comme une démocratie. Même dans
notre Occident libéral et égalitaire, les conservateurs pourraient
tirer quelque profit de ses conseils :
LES GYMNASES DE FEMMES. 339
« Au premier plan, on peut mettre les gens qui craignent de voir leurs
enfans compromettre leur dignité aristocratique en fréquentant des ca-
marades dont les parens sont tailleurs, cordonniers, boutiquiers. Ceux
qui se placent sur ce terrain ne sont pas en état de nous rt;pondre, si
nous leur demandons un motif raisonnable de cette manière de voir : ils
n'ont à leur service que des phrases qui ont fait leur temps; eux-mêmes
ne remarquent pas qu'en nageant contre un courant très fort, tout ce
qu'ils peuvent faire, c'est de rester stationnaires, et qu'ils préparent à
leurs enfans le même labeur absolument stérile. Ils ne veulent pas re-
connaître que la vie réelle leur donne à chaque pas un démenti, que l'é-
galité devant la loi, l'obligation universelle du service mihlaire, l'abo-
lition des privilèges de castes, sont des faits qui ne sont pas destinés à
s'amoindrir, mais qui vont se développer et s'étendre chaque jour da-
vantage... Pour avoir de rinfluence sur le siècle, il faut vivi^e avec le siècle
et gagner sa confiance...
« Pour nous, nous déclarons sincèrement qu'à notre avis les classes
inférieures auraient plus de raison que les classes supérieures de re-
douter les atteintes portées à la moralité de leurs enfans par la fréquen-
tation des établissemens ouverts à toutes les classes de la société. Les
enfans pauvres y rencontrent des enfans riches qui sont venues en
voiture, des enfans habillées avec recherche et prétention, accompa-
gnées de laquais portant leurs livres et leurs cahiers; leurs camarades
plus riches leur parlent des bals, des spectacles, auxquels elles ont
assisté la veille; elles leur apparaissent comme la vivante personnifica-
tion de toutes ces joies de la terre qui sont autant de tentations pour le
pauvre... On pourrait entrevoir là plus de germes de corruption morale
que dans un mot grossier ou dans un geste gauche d'une fille de cocher
ou de concierge... Mais nous tenons fermement à cette croyance, que
l'école doit être une préparation à la vie, à cette vie réelle qui dans ce
siècle nous conduit, à pas de géant, à l'abaissement de toutes les bar-
rières élevées par les préjugés. Or la destruction de ces barrières doit
commencer précisément à l'école, et nous répéterons le mot célèbre de
Leibniz : Renouvelez l'éducation, vous renouvellerez la face de la terre...
(( L'enfant riche et l'enfant pauvre, la paysanne et la comtesse, sont
assises sur les mêmes bancs; on les apprécie, on les estime d'après une
mesure unique, qui est un certain idéal de culture intellectuelle et mo-
rale. C'est précisément à l'école que l'enfant s'accoutume à se placer à
ce point de vue pour juger son prochain : ce point de vue, elle le por-
tera dans la vie réelle. Ici, l'enfant des classes inférieures, affranchie de
toutes les humiliations qui pèsent sur elle dans le monde, s'habitue à
prendre conscience de sa dignité personnelle, qui aurait peine à se ré-
véler à elle dans la maison paternelle, dans la misère, la dépendance et
autres conditions défavorables. L'enfant riche a beau s'entendre dire à
3iO REVUE DES DEUX MONDES.
la maison qu'elle a été créée du même limon que les autres hommes,
que c'est une sottise de s'enorgueillir de la fortune ou de la fonction de
ses parens quand on ne sait pas y joindre certains méiites personnels,
cela ne l'empêche pas de jouir des avantages, des plaisirs de sa condi-
tion. La démonstration de ces vérités morales est autrement vive à
l'école; là, ce n'est pas son titre qui l'affranchira de la honte de n'avoir
pas appris sa leçon sans excuse raisonnable, ce ne sont pas ses mises
recherchées, ses riches vêtemens qui la sauveront de la punition méri-
tée par ses fautes. Ici, il faut qu'elle se distingue par des qualités pu-
rement personnelles, de l'ordre intellectuel et moral, et qu'elle prenne
l'habitude d'appliquer aux autres ce mode d'estimation (1). »
Ce monde d'écolières n'est pas difficile à gouverner; rarement il
y a lieu de recourir à de véritables punitions. La simple menace de
donner à l'élève une note inférieure à la note 12 pour la conduite
suffit pour amener les plus rebelles à résipiscence. D'ordinaire l'ad-
ministration du gymnase prend les mesures les plus exactes afin
que les jeunes filles ne sortent de ses mains que pour tomber dans
celles des parens. Dans certains établissemens, les personnes char-
gées de venir reprendre les jeunes filles sont tenues de présenter
une sorte de cachet attestant qu'on peut leur remettre en toute con-
fiance le précieux dépôt. Les gymnases féminins ont été institués
pour l'instruction plutôt que pour l'éducation : on compte sur les
familles pour cette partie de la tâche; mais, comme dans toute so-
ciété, il y a dans la société pétersbourgeoise ou moscovite des types
de parens assez différens. Il y a ceux que l'administration du gym-
nase ne voit jamais, ne connaît même pas, et qui laissent à la jeune
fille le soin de revenir toute seule à la maison. Il y a ceux qui, mal-
gré d'immenses distances, malgré d'absorbantes occupations, vien-
nent tous les jours des extrémités de la ville chercher eux-mêmes
leur enfant, s'informer de ses progrès, se concerter avec l'adminis-
tration pour les méthodes à suivre. Dans le bureau de l'inspectrice
ou de l'inspecteur, on rencontre des gens du monde, élégans et
raffinés, — ou des artisans russes, encore incultes, mais nullement
grossiers, connaissant tout le prix de l'instruction avant de savoir
ce que peut bien être l'éducation, — ou des marchands allemands
tantôt dignes et solennels, tantôt humbles et obséquieux, prodigues
dans la conversation du titre d'excellence. L'école réclame la colla-
boration de la famille pour l'éducation des enfans; souvent c'est la
famille qui vient réclamer l'appui de l'école pour telle ou telle fil-
lette de treize ou quatorze ans, sage comme un icône sur les bancs
(1) Feuille pèdagogiqut, décembre 1872,
LES GYMNASES DE FEMMES. 3àl
de l'école, mais diable incarné quand elle se retrouve au foyer
domestirjue.
En général on ne peut être admis à visiter un gymnase sans la
haute autorisation du prince d'Oldenbourg. Grâce à mon titre de
professeur français, le nalchalnik de Saint-Pétersbourg, M. Osi-
nine, et plus tard celui de Moscou, M. Yinogradof, ont gracieuse-
ment consenti à me faire passer sur les formalités; bien plus ils
ont offert de me guider eux-mêmes. Ces établissemens dont ils me
faisaient les honneurs, ils en étaient non-seulement les administra-
teurs, mais encore les créateurs; c'était leur œuvre propre qu'ils
me détaillaient ainsi pièce à pièce.
La plupart des gymnases de Saint-Pétersbourg occupent de
vastes édifices nouvellement construits ou restaurés, mais il n'y a
pas si longtemps qu'ils jouissent de cette fortune; presque tous se
sont établis à leurs débuts dans des maisons particulières qui ré-
pondaient mal aux exigences d'une école. C'est le 2 (15) septembre
1872 que le gymnase Marie, le doyen de toas les gymnases de
Saint-Pétersbourg, a solennellement inauguré son installation dans
un vaste bâtiment appartenant à l'école de commerce; le même
jour, Yassili-Ostrof prenait possession d'un spacieux édifice con-
struit tout exprès. Le h septembre, le gymnase Pierre rentrait dans
son ancien local, considérablement agrandi et mieux approprié aux
besoins du service; enfin le 15 septembre Kolomna célébrait la dé-
dicace d'un bâtiment élevé aux frais de la Société philanthropique.
Quant au gymnase Alexandre et aux cours pédagogiques, c'est en
1871 qu'ils sont arrivés à une organisation définitive. Les gymnases
de Moscou, à part le premier, n'en sont pas encore là. Ils sont in-
stallés dans des maisons particulières. Les salles sont médiocres,
encore décorées de papier de mauvais goût; les plafonds sont bas,
les fenêtres petites et trop peu nombreuses. Il semble qu'on fasse
la classe dans une chambre à coucher ou dans un cabinet de toi-
lette. Avec le succès croissant de l'institution, leur tour viendra
aussi de se transporter dans quelque vaste et confortable édifice.
On entre au gymnase à huit heures trois quarts, parce qu'avant
l'ouverture des classes le pope fait faire la prière aux élèves or-
thodoxes; mais dès le matin un flot de jeune population se répand
dans les rues de Saint-Pétersbourg : on se croirait dans une de ces
cités que décrivent complaisamment les livres d'étrennes, et qui ne
sont peuplées que d'enfans. D'abord les garçons petits et grands, les
uns avec leur sac au dos, les autres avec leurs livres sous le bras,
les premiers gambadant et sifflant ou affectant le pas militaire, les
seconds s'essayant à une allure grave, se sont rendus qui à l'école
primaire, qui au gymnase, qui à l'université. Puis se montrent de
342 REVUE DES DEUX MONDES.
tous côtés les petits enfans pendus aux mains de leurs bonnes ou de
leurs mères, et qui vont aux salles d'asile modèles ou aux classes
préparatoires s'initier aux mystères de l'alphabet, — les fillettes de
neuf ou dix ans avec leur carton de livres ou de cahiers sous le bras
et le panier aux provisions dans la main, — enfin les jeunes filles,
élèves ou maîtresses, qui se hâtent vers le gymnase. A neuf heures,
les hommes peuvent reprendre possession de la rue ; tout ce petit
monde est en lieu de sûreté, assis chacun sur son banc ou son
tabouret.
A la porte et dans les corridors de l'établissement vous trouverez,
comme dans toutes les maisons de Saint-Pétersbourg, quelques
vieux soldats à la mine sérieuse et honnête, aux façons dignes et
polies, à la moustache grise, abondamment chevronnés depuis le
coude jusqu'à l'épaule, qui font l'office de concierges ou de domes-
tiques. Vous pouvez visiter ce qu'on appelle la bibliothèque, cù il
n'y a encore qu'une centaine de livres, et le cabinet fie collections,
qui se compose de quelques squelettes d'animaux, d'une machine
électrique ou pneumatique, plus, à l'usage des dessinateurs, le
torse de Laocoon ou la tête de Socrate en plâtre. On ne fait en-
core que commencer les collections, et on n'a pas l'argent en abon-
dance. Vous pouvez jeter un coup d'oeil aux vastes salles de récréa-
tion, qui dans la froide Russie remplacent les cours et jardins
indispensables chez nous. Le parquet, d'un travail soigné, luit
comme un miroir; les grands murs blancs vernissés ne présentent
pas une tache; les énormes poêles de faïence blanche qui occupjnt
une moitié de panneau depuis le parquet jusqu'au plafond donne-
raient une leçon de propreté à une ménagère hollandaise; les por-
traits de l'empereur, de l'impératrice et du prince d'Oldenbourg ont
l'air de se croire dans un salon du Palais d'Hiver. Tout cela est
propre jusqu'à en paraître luxueux. Evidemment les lycéennes
russes n'ont pas l'humeur destructive de leurs camarades français.
On ne voit pas d'encriers qui se sont écrasés au beau milieu d'une
muraille fraîchement blanchie, ni de bonshommes gesticulant, ni
d'inscriptions quelconques destinées à vexe)^ n'importe qui. Sur les
tables en bois blanc vernissé, pas de noms profondément burinés
pour la postérité la plus reculée. Ceci commence à me donner une
idée favorable du caractère des élèves russes.
Les maîtres et maîtresses sont à l'œuvre, chacun dans sa classe;
dans une salle, une trentaine de fillettes, les bras croisés, essaient
de ployer le genou ou de tordre le pied suivant toutes les règles
de l'art chorégraphique;' des parties reculées de l'établissement
arrivent jusqu'à nous les sons affaiblis de chœurs lointains ou de
gammes ascendantes ou descendantes : personne ne reste oisif. Sur
LES GYMNASES DE FEMMES. 3/13
les murs des salles de classe s'étalent les cartes géographiques
russes, françaises ou allemandes; elles sont remplacées dans les
petites classes par des scènes de l'histoire ou dos représentations
déplantes ou d'animaux : ainsi se fait « l'enseignement des choses.»
— Si vous êtes curieux de types et de physionomies, une salle de
classe dans un gymnase russe nous en présente une intéressante col-
lection. On voit dans une salle du palais de Péterhof 350 portraits de
jeunes filles que Catherine II aurait fait peindre, dit-on, pour re-
présenter tous les types féminins de son empire. Malheureusement
sous la chapka polonaise, le kakochnik russe ou le bonnet de four-
rure tatar, ce sont toujours des minois de marquises à la AVatteau.
Yous trouverez ici ce que vous avez vainement cherché là-bas. Pour-
tant V0U3 reconnaîtrez la jeune fille russe à son visage rond, à des
traits solides et réguliers, à un teint mat, des cheveux châtains, des
yeux noirs, doux et un peu tristes, un air d'application sérieuse à
son travail. L'Allemande, — il y en a un certain nombre, les Alle-
mandes d'Allemagne ou des provinces baltiques font par exemple
la huitième partie de la population du gymnase Marie, — l'Alle-
mande a au contraire le visage ovale, le teint frais, des cheveux
blonds, des yeux bleus. A côté de la Russe, on trouve la Petite-
Russienne, cette Italienne des pays slaves; habituellement elle est
plus éveillée que sa sœur du nord, — la forme du visage plus al-
longée, des yeux noirs aussi, mais plus vifs et plus brillans, tou-
jours prêts à quitter le livre. Plus grande que la Petite-Russienne,
plus svelte que la Russe, blonde comme l'Allemande, mais avec
une carnation moins vive, est la jeune fille polonaise. Ai-je besoin
de vous présenter la Juive? Elle est la même dans tous les pays.
Quant aux Tatares, on n'en trouve pas beaucoup à Saint-Péters-
bourg, ni, je crois, à Moscou; mais des yeux noirs petits et ronds,
un visage un peu large à la hauteur des pommettes, un nez qui a
une tendance à se relever, se retrouvent aussi chez quelques Russes :
c'est une de ces traces du joug tatar dont parle Karamsine. C'est
au gymnase d'Irkoutsk qu'il faut aller voir assises sur les mêmes
bancs que la race conquérante les filles des Ostiaks et des Vogouls;
c'est à Kazan que la population scolaire se divise presque égale-
ment en Slaves et en Tatares; c'est à Birsk que le ministère de
l'instruction publique convie aux bienfaits de la science les jeunes
Bachkires.
Pour avoir une idée de l'enseignement, suivons celui du français
de classe en classe. Dans les classes inférieures, on se trouve aux
prises avec les premières difficultés de la lecture, des noms, conju-
gaisons, etc. La plupart des petites filles ne savent pas encore assez
notre langue pour que le cours de français puisse se faire en fran-
Zhk REVUE DES DEUX MONDES.
çais; la leçon a lieu en russe, mais la maîtresse a déjà soin de
donner ensuite la traduction française pour faire l'éducation de
l'oreille. C'est là qu'on peut voir déjà la facilité extrême avec la-
quelle les organes russes s'accommodent de notre langue; il y a
une différence énorme de prononciation entre une petite fille d'o-
rigine russe et sa condisciple d'origine allemande; mais c'est là
qu'on peut voir aussi combien notre grammaire, qui nous paraît si
simple, et que les étrangers , selon nous , doivent apprendre en
naissant, pour nous éviter la peine d'apprendre la leur, présente
de difficultés et de singularités en apparence capricieuses. Que
de sons différens ne représente pas la lettre e! Pourquoi dans la
même phrase prononçons-nous d'une façon différente ces deux mots
écrits de la même façon : nous portions, des jjorlions? Et mille au-
tres chicanes grammaticales ! On habitue aussi les en fans à faire
rapidement des traductions orales du russe en français ou du fran-
çais en russe. Pendant qu'on fait réciter aux unes des morceaux de
français, d'autres, armées de la craie, les écrivent sur le tableau
noir. C'est merveille de voir avec quelle conscience une fillette de
onze ou douze ans, stimulée par la présence de l'inspecteur, peut-
être aussi par celle de l'étranger, trace les pleins et les déliés,
aligne ses mots, souligne, quand il y a lieu, ou les verbes ou les
substantifs, sans paraître voir ou écouter autre chose. Dans les
classes supérieures, la leçon se fait en français; questions du maître,
réponses de l'élève, se croisent en cette langue. A la perfection de
la prononciation, on pourrait se croire parfois dans une classe fran-
çaise où le français se parlerait sans accent provincial. C'est en
français que le professeur fait sa leçon sur la biographie de Vol-
taire ou sur une tragédie de Racine: c'est en français que les élèves
sont tenues de rendre compte de leurs lectures.
Mais l'heure sonne, et l'on se répand dans les corridors pour
jouir du repos de cinq minutes. C'est alors une animation, un mou-
vement bien explicable quand on est resté près d'une heure assis,
le bourdonnement d'une vaste ruche d'abeilles. Grandes et petites,
élèves des classes supérieures et inférieures se mélangent, se fré-
quentent librement; on n'a pas trouvé nécessaire de séparer et de
parquer les différens âges. Au milieu de cette foule bruyante circu-
lent l'inspecteur et l'inspectrice, accueillis sur leur passage par ces
petites génuflexions dont toutes les écolières russes ont l'habitude;
maîtres et maîtresses se rassemblent pour échanger des poignées
de main et causer comme de bons collègues. Les dames sont en
robe bleue; le bleu est la couleur de l'instruction publique, mais
on a le choix entre toutes les nuances. Les maîtres ont l'habit bleu
3ombre à boutons d'or, comme en portaient chez nous les élégans
LES GYMNASES DE FEMMES. 3^5
d'il y a quarante ans; il remplace la robe pour les professeurs comme
pour les magistrats; on fait la classe, l'on juge, l'on plaide en habit.
Parfois aussi, on voit un bon pope à la grande barbe de patriarche,
à la figure large et réjouie, avec son chapeau rond, son long caftan
brun, le livre sacré sous son bras, appuyé sur sa canne à pomme
d'ivoire. Cinq minutes sont bientôt écoulées, et déjà le vétéran aux
chevrons d'or fait retentir une sonnette dans les salles ou les cor-
ridors, — à moins pourtant que ce ne soit la récréation de midi;
alors on déjeune, on ouvre les paniers aux provisions, et les pupitres
de travail se transforment en tables frugales. Dans certains gym-
nases, on a même installé un buffet où l'on peut avoir une tasse de
bouillon ou de chocolat.
IT.
Telle est dans ses traits essentiels l'organisation des gymnases
russes. Il y a des gymnases féminins dans d'autres pays; mais nulle
part peut-être on ne les a constitués dans de si vastes proportions
et sur un plan aussi gi^néral ; nulle part l'état ou le souverain n'a
témoigné pour eux une si grande sollicitude. Le personnel des gym-
nases est considéré comme relevant de la couronne; il a droit à tous
les avantages accordés aux serviteurs de l'état, — pensions de re-
traite, promotions de tchin, collations d'ordres. Il ne se passe guère
de mois sans que plusieurs professeurs soient nommés conseillers
auliques ou conseillers titulaires. C'est un décret rendu par l'em-
pereur, par le goçoudar imperator lui-même, qui décide par
exemple qu'au Yassili-Ostrof il y aura une classe parallèle et une
dame de classe de plus. C'est dans le palais môme du prince d'Ol-
denbourg qu'a lieu la distribution solennelle des récompenses pour
tous les gymnases. En 1872, l'impératrice n'a pas pu y assister
personnellement, mais elle a voulu affirmer ses sympathies envers
l'institution en envoyant un télégramme de Livadia, où elle se trou-
vait alors, pour féliciter les élèves qui sortaient du gymnase et leur
faire ses souhaits de bonheur à leur entrée dans la vie.
L'instruction des femmes est aussi affaire capitale pour l'opinion
publique. Rien ne saurait plus arrêter le mouvement de diffusion
de ces gymnases. Le nombre des demandes d'admission s'est accru
dans de telles proportions que l'on complète partout ceux qui n'a-
vaient pas le nombre de classes réglementaire, et qu'il faut songer
à en créer de nouveaux. Les gymnases ont maintenant leur presse
à eux, des livres et des manuels rédigés spécialement pour eux.
Zhô REVUE DES DEUX MONDES.
même un journal, la Feuille pédagogique (1), qui paraît périodi-
quement, à l'instar des Derliner Blaiter fur Scinde und Erziclumg.
Elle publie les actes officiels qui intéressent les gymnases et des ar-
ticles spéciaux sur l'utilité des langues vivantes, les devoirs que
l'élève doit faire à la maison, le rôle de la famille dans l'éduca-
tion, etc. Son but est, conformément aux principes de Frœhlich, de
mettre en rapport l'école et la famille pour la collaboration à l'œuvre
commune, et de venir en aide à la bonne volonté des parens en les
tenant au courant des principales questions d'éducation. En un
mot, les gymnases féminins sont entrés dans les mœurs russes. On
les préfère aux instituts, surtout parce qu'ils n'éloignent pas l'en-
fant du foyer paternel. Pourtant l'externat est un régime dont ne
peuvent pas s'accommoder toutes les familles. De même qu'autour
de nos lycées d'externes à Paris, il s'est créé autour de certains
gymnases féminins des pensionnats soumis à la surveillance de l'ad-
ministration scolaire.
P»ien assurément ne contribuera plus au progrès de cette bour-
geoisie russe, si peu nombreuse encore, mais déjà si laborieuse et
si intelligente, que l'institution des gymnases féminins. La bour-
geoisie russe tend à concentrer toutes ses forces vives; elle retient
dans son sein une partie de ce qu'on appelle la noblesse, elle y
appelle sans cesse de nouvelles fractions du peuple. La distance
diminue mieux que dans notre pays démocratique entre la femme
d'un juge et la femme d'un marchand, la première se souvien-
dra que la seconde a été sa condisciple au Vassili-Ostrof ou au
gymnase Marie. Les divers élémens de la bourgeoisie féminine se
fusionnent au gymnase comme ceux de la bourgeoisie masculine.
Les rivalités, les dédains, les vanités de femme, dissolvans si éner-
giques de notre société, s'atténuent devant la solidarité qu'en-
traînent une éducation commune, une instruction égale. Tel est
le premier avantage social du gymnase féminin. Quant aux re-
proches qu'on peut lui faire, quelques-uns ne me semblent pas
très fondés. Il peut créer, dit-on, un prolétariat savant. Il est vrai
que beaucoup de jeunes filles sortent du gymnase à la fois sa-
vantes et pauvres; mais étaient-elles riches avant d'y aller? Au-
raient-elles eu plus de facilités d'existence, si elles n'y étaient pas
entrées? L'instruction reçue leur ôte-t-elle un seul des moyens de
travail que possède une femme ordinaire, et ne lui assure-t-elle pas
des ressources nouvelles, un travail plus lucratif et plus honorable?
Une jeune fille qui à force d'étude est devenue maîtresse dans un
(1) Pedagoghitcheskii Listok, spécialement consacrée aux gymnases de Saint-Péters-
bourg.
LES GYMNASES DE FEMMES. 3^7
gymnase n'est-elle pas dans une situation que toute jeune fille
pourrait envier? Elle vit de son travail, souvent elle en fait vivre
les autres; elle a la vraie émancipation, la vraie indépendance (1).
Elle n'a pas besoin de faire un mariage précipité, irréfléchi, pour
avoir ce qu'on appelle une position; elle-même en a conquis une,
pour laquelle elle n'est redevable k personne. Rien ne la presse, car
elle n'est point à charge à sa famille. Quand môme le mariage de-
vrait lui faire perdre sa situation officielle, elle n'en conserve pas
moins une valeur intellectuelle et morale qui lui donne le droit de
choisir dans certains rangs. Considérons celle môme qui a été cher-
cher au gymnase ou dans les cours pédagogiques non une carrière,
dont elle n'a pas besoin, mais simplement la culture intellectuelle ;
comme elle est. mieux armée d'instruction, en attendant l'expé-
rience que rien ne remplace pour toutes les luttes de la vie ! Elle
dispose de plus de moyens pour apprécier et pour connaître les
hommes. Entre une jeune fille instruite et les jeunes hommes, les
sujets d'entretien se multiplient : tant d'objets d'étude sont com-
muns ! Les qualités, les défauts de l'intelligence ou du cœur se ré-
vèlent mieux dans des conversations plus variées. On cesse d'être
une énigme l'un pour l'autre; si l'on se choisit, c'est en connais-
sance de cause.
Tout le monde chez nous a en tête les Précieuses, qui pourtant
n'étaient pas de vraies précieuses, et les Femmes savantes, qui n'é-
taient pas de vraies savantes. On craint qu'une jeune fille qui aura
appris les langues, l'histoire contemporaine et les équations du
premier degré ne perde quelque chose de sa grâce native. On di-
rait volontiers avec de Maistre : « Le plus grand défaut d'une
femme, c'est d'être un homme, et c'est vouloir être un homme que
de vouloir être savant... Permis à une femme de ne pas ignorer
que Pékin n'est pas en Europe et qu'Alexandre le Grand ne de-
manda pas en mariage une nièce de Louis XIV... Une coquette est
bien plus facile à marier qu'une savante. » Ce serait ici le lieu de
répondre avec M. Dupanloup : « Quoi ! vous voulez détruire l'épa-
(1) Voyez la Bévue du l*^"" août 1872, les Femmes à l'université de Zurich. Sur les
63 étudiantes de cette université, on comptait alors 54 Russes, dont 44 pour la méde-
cine et 10 pour la philosophie. En Russie môme, les femmes vont chercher l'enseigne-
ment supérieur, non-seulement aux cours pédagogiques, mais aux universités. La
Feuille pédagogique, dans son numéro de janvier, les défend contre M. Bischoff, pro-
fesseur à l'université de Munich, qui, au nom de lanatomie céréhrale, refuse aux
femmes les aptitudes nécessaires pour l'instruction supérieure. Grâce à ces fortes études,
les jeunes filles russes voient s'ouvrir devant elles de nouvelles carrières. En même
temps qu'elles font reconnaître leur droit à l'exercice de la médecine, le gouvernement
russe les accepte dans les télégraphes et dans d'autres administrations sur le pied d'éga-
lité avec les hommes.
348 REVUE DES DEUX MONDES.
nouissement de l'œuvre divine, d'une âme dans laquelle Dieu a
déposé un germe de vie idéale? Vous respectez ce don chez les
hommes à la condition toutefois qu'il trouvera son emploi dans la
vie pratique, c'est-à-dire qu'il servira à gagner de l'argent et à
accroître une position sociale; mais, comme l'utilité des grandes
choses est moins lucrative chez les femmes, il vaut mieux les sup-
primer!.. Tout ce qu'il y a de plus dangereux pour la femme, c'est
la demi-science, c'est le demi-talent, qui, lui faisant entrevoir des
horizons supérieurs, ne lui donne pas la force de les atteindre, lui
fait croire qu'elle sait ce qu'elle ignore, et jette ainsi dans son âme
un trouble, un désordre et un orgueil qui souvent se traduira par
les plus tristes égaremens... Si vous ne dirigez pas cette flamme
en haut, elle dévorera sur terre les alimens les plus grossiers (1). »
Une jeune fille, comme un jeune homme, ne peut échapper au
désir de faire montre de la science récemment acquise. Cela se voit
surtout à l'époque où l'on va passer des examens, et où l'on est en
quelque sorte saturé de son sujet : inconvénient passager; la jeune
fille surtout reprend bien vite la giâce, la facilité de relations, une
certaine modestie qui vient toujours, avec plus de savoir, de la dé-
fiance de ce même savoir. Le moment où la femme comme l'homme
se présentent avec tous leurs avantages, c'est celui où ils ont beau-
coup su et où ils commencent à beaucoup oublier. Les choses tech-
niques, les curiosités de l'histoire ou de la grammaire s'égrènent
de leur mémoire; il leur reste de ce qu'ils ont étudié une plus vaste
conception de la vie, l'habitude de regarder au-delà des choses du
temps présent. La science acquise se résout en une philosophie.
Tout cet échafaudage de connaissances trop minutieuses, de pro-
grammes et de questionnaires, se défait pièce à pièce comme on
enlève l'échafaudage d'une maison dont la construction est ache-
vée, et alors apparaît la science proprement dite, celle des hommes
et des choses, le monument gracieux et solide que cet attirail d'é-
tudes et d'examens cachait aux regards.
A tous les avantages que la société russe, soit pour le rapport
des classes, soit pour le rapport des sexes, retirera d'une instruc-
tion des femmes si largement organisée, vient s'ajouter ce que les
femmes elles-mêmes comme mères de famille communiqueront à
leurs fils de leurs connaissances acquises. Ceux qui craignent d'en
apprendre trop aux femmes ne songent pas assez à l'influence
qu'elles ont sur leurs enfans. Elles contribuent pour leur bonne
(1) Femmes studieuses et femmes savantes, par M?"" l'évèque d'Orléans, Orléans
1867. — Comparez VEnseignement primaire des filles m France, par M. Jules Simon,
dans la Revue du 15 août 18G4.
LES GYMNASES DE FEMMES. 3Ù9
part à faire ou à défaire les nations : voyez les sociétés antiques;
mais combien leur influence est-elle plus énergique dans les socié-
tés modernes! Sans avoir de droits politiques, elles font la politique;
elles ne votent pas, elles font voter. Superstitieuses ou frivoles,
elles seraient les plus terribles ennemies du progrès politique ou
de la moralité publique. Leurs fils, leurs maris, sont ce qu'elles les
ont faits. Est-ce une génération d'esprits faibles qui résoudra les
problèmes du temps, qui fera reprendre à la France son rang scien-
tifique et politique? La sainte Russie, elle, ne néglige aucune des
forces vives du pays; elle fait appel aux femmes comme aux hommes.
En France, on entend toutes les familles se plaindre de la difli-
culté qu'on éprouve à instruire les filles. Saint-Denis représente
assez bien les instituts de la Russie; mais tout le monde ne peut pas
aller à Saint-Denis. Les couvens? C'est dans le monde et dans la
vie réelle qu'il faut apprendre le monde et la vie. Les pensionnats?
Il y en a de très bons, mais des efforts isolés peuvent-ils réaliser
ce que l'union du pays et de la couronne a créé en Russie? Nous
avons en France beaucoup d'excellentes institutrices, éprouvées par
des examens fort difficiles, mais dans quelle situation se trouve gé-
néralement une institutrice? On lui confie des enfans de tout âge,
des grandes et des petites, les unes qui ont presque achevé leur
éducation, les autres qui en sont à Va b c. Lui est-il possible de
leur donner à toutes en même temps l'instruction qui convient à
leur âge et à l'état de leurs connaissances? Que de temps perdu
tantôt pour les unes, tantôt pour les autres! Qu'elle s'adjoigne une
ou deux auxiliaires, le vice de cet enseignement n'est qu'atténué.
Ces institutrices peuvent-elles rivaliser avec ce personnel de trente
ou quarante maîtres (1) qu'on trouve dans un gymnase russe? Com-
bien ne seraient- elles pas plus heureuses, si, au lieu de consumer
leurs talens à passer d'une leçon de littérature à une leçon d'alpha-
bet, et d'une démonstration mathématique à une exposition d'his-
toire, elles étaient concentrées, comme leurs collègues de Russie et
d'Allemagne, dans une spécialité de prédilection où elles pourraient
compléter sans cesse leurs connaissances, au lieu de les gaspiller
sans mesure! Beaucoup de parens font venir chez eux des maîtres
pour leurs filles; si les maîtres sont bons, ce moyen n'est pas à la
portée de toutes les fortunes, et d'ailleurs il manquera toujours à
cette éducation ce qui fait le grand ressort de l'éducation publique,
l'émulation, le stimulant, et surtout ce que les enfans acquièrent
(1) Au gymnase Marie, 7 dames de classe, 23 professeurs, 16 maîtresses; — à Ko-
lomna, 4 dames de classe, 10 professeurs, 12 maîtresses; — à Alexandre, 3 dames,
14 professeurs, 11 maîtresses; — à Liteinaîa, 5 dames, 16 professeurs, 11 maîtresses, etc.,
sans compter les membres de l'administration.
350 REVUE DES DEUX MONDES.
par la fréquentation les uns des auti'es, le prélude dans l'expérience
de l'école des expériences de la vie. On conduit dans des villes pri-
vilégiées les jeunes filles aux cours de facultés; mais l'enseignement
supérieur doit compléter et non remplacer l'enseignement secon-
daire.
Un des derniers ministres de l'instruction publique avait orga-
nisé des cours de filles; ils sont tombés, excepté à Paris et dans
quelques autres villes, sous l'effort d'influences puissantes. Ces
cours rappelaient sous certains rapports les gymnases féminins;
mais on ne saurait compter pour l'enseignement des filles sur des
professeurs qui sont déjà complètement absorbés par l'enseigne-
ment des garçons; il faudrait un personnel enseignant presque nou-
veau, dans lequel devrait dominer l'élément féminin. Les locaux
attribués à ces cours étaient généralement précaires, souvent peu
appropriés par leur disposition, leur situation ou leurs connexités
à la destination qu'on se proposait. Pourtant il ne faut pas oublier
que c'était un commencement; en durant, l'institution eût acquis
ce qui lui manquait, personnel, matériel, locaux, budget particu-
lier. L'important, si on veut jam.ais créer en France l'enseignement
des femmes comme on l'a fondé en Allemagne et en Russie, c'est
l'organisation d'un vaste ensemble où les efforts des institutrices
ne se perdent pas dans l'isolement, mais soient soutenus et dirigés
par une pensée commune. Quel obstacle pourrait-on rencontrer en-
core dans une création aussi patriotique? Qui oserait contester que
« le plus grand besoin de la société en tout temps, et aujourd'hui
plus que jamais, est de fortifier les mœurs, et que le moyen le
plus efficace pour y parvenir est de donner une bonne éducation
aux femmes (1)? »
AlFUED PiAMBAUD.
(1) Voyez la Revue du 15 août 1864.
ETUDES
SUR
LES TRAVAUX PUBLICS
LES CANAUX ET LES VOIES DE COMMUNICATlOxN AUX ÈïATS-UNÎS.
Rapport de mission, par M. Malézieux, ingôoieur en chef des ponts et chaussées, Paris 1873.
Nous avons essayé dernièrement, en prenant la Russie pour
exemple, de montrer que les travaux publics révèlent l'état social
et la force productive d'une grande nation. Une publication récente
d'une rare exactitude nous permet de recommencer cette étude
pour une région bien différente. Il s'agit des États-Unis de l'Amé-
rique du JSord, pays favorisé sous le rapport du climat et des pro-
ductions naturelles, et de plus livré au libre essor d'une race
d'hommes entreprenans, au lieu d'être guidé, comme la Russie,
par les caprices d'une administration absolue. En général, les ren-
seignemens précis font défaut sur ce qui se fait au-delà de l'Atlan-
tique. On s'en rapporte trop souvent aux récits de touristes qui
voient en passant, qui n'ont pas l'instruction et le loisir nécessaires
pour approfondir les questions techniques. Les Américains ne se
laissent arrêter par aucun obstacle, on les dit empiriques; ils n'ont
pas notre respect invétéré pour la vie humaine, ils évaluent les ac-
cidens en dollars et ne se lam.entent pas à l'infini sur l'écroulement
d'un pont ou sur l'explosion d'une machine à vapeur, on les dit im-
prudens. La vérité est que dans leurs constructions publiques ils al-
lient une originalité rare à une suprême audace, mais que la science
est, pour eux comme pour nous, le critérium définitif des inventions
nouvelles. Leur esprit positif les préserve de ces écarts d'imagina-
352 REVUE DES DEUX MONDES.
tion mal réglés qui ont produit en Angleterre un navire géant in-
forme, le Great-Eastern^ et un tunnel sous la Tamise dont l'utilité
pratique est contestable. Les ingénieurs des États-Unis sont en
partie nos élèves, puisque beaucoup d'entre eux ont acquis leur in-
struction scientifique dans nos écoles savantes. A divers points de
vue, ils sont nos maîtres, car nous ferons bien de leur emprunter
un certain nombre de leurs procédés de construction.
De même que nous l'avons fait pour la Russie, il est utile de com-
mencer par une esquisse géographique des contrées où s'exerce
l'esprit inventif des Américains. Cette première étude a pour objet
de dire en quoi consiste le territoire des États-Unis, ce qu'il pro-
duit et ce qu'est la population qui le met en valeur.
I.
Rien de plus simple que la géographie de l'Amérique du Nord,
entre le 30* et le 50'' degré de latitude. Les monts Alleghanys à
l'est et le massif des Montagnes-Rocheuses à l'ouest divisent le con-
tinent en trois régions d'étendue fort inégale. Sur le versant de
l'Atlantique, il n'y a qu'une étroite bande de terrain. Au pied des
montagnes, du côté du Pacifique, règne sur une faible largeur l'ad-
mirable plaine de la Californie. Au centre, l'immense bassin du
Mississipi s'étale de l'une à l'autre chaîne. Si les Alleghanys ont peu
d'épaisseur, il n'en est pas de même des Montagnes-Rocheuses; à la
hauteur de New-York et de San-Francisco, la Sierra-Nevada, les
monts Wasatch, les Montagnes-Rocheuses proprement dites, ren-
ferment entre leurs chaînes parallèles des bassins lacustres d'une
certaine importance. En résumé, si l'on s'avance vers l'ouest en par-
tant de l'Atlantique, on parcourt à vol d'oiseau environ 200 kilo-
mètres entre l'Océan et la crête des Alleghanys, 2,200 au moins
dans le bassin du Mississipi, 1,000 de la crête des Montagnes-Ro-
cheuses à celle de la Sierra-Nevada, dans les bassins lacustres du"
Lac-Salé et de la Rivière de Humboldt, 200 enfin sur le versant du
Pacifique.
La vallée du Mississipi est un peu plus longue que large. Limitée
au sud par le golfe du Mexique, dans lequel elle déverse ses eaux,
elle présente au nord cette singularité digne d'attention, de n'être
séparée que par des collines d'un relief insensible des grands lacs
qui la bornent. Il a fallu peu de travail pour creuser un canal
d'un seul bief entre l'IUinois et le lac Michigan, en sorte que les
eaux du Canada peuvent aujourd'hui s'écouler d'une part au sud
dans le golfe du ^Mexique par le Mississipi, et d'autre part au nord
dans l'Atlantique par le Saint-Laurent, ec Chapelet de lacs, qui forme
une voie navigable jusqu'au cœur du continent, est au reste un des
LES TRAVAUX PUBLICS AUX ETATS-UNIS. 353
traits géographiques remarquables do l'Amérique du Nord. On com-
prend ainsi comment les colons français qui s'étaient établis au
XVII* siècle sur les bords du Saint-Laurent purent descendre de
Montréal à la Nouvelle-Orléans, à travers 500 lieues de pays in-
connus, sans se heurter à des obstacles infranchissables.
Sur un si long parcours, le Mississipi n'oITre aux navigateurs
d'autres difTicultés que quelques rapides assez peu gênans. Il reçoit
d'ailleurs des aflluens dignes de lui. A gauche, c'est l'Ohio, F Illi-
nois, le Tennessee et le Wisconsin; à droite l'Arkansas, le Minne-
sota et surtout le Missouri. Cette dernière rivière, plus longue que
îe fleuve dans lequel elle se jette, se développe en un parcours si-
nueux de A, 700 kilomètres jusqu'au flanc des Montagnes-Rocheuses.
Le caractère général de ces cours d'eau est de présenter une très
grande largeur avec une pente médiocre, sauf en certains endroits
où des veines transversales de roches créent des rapides. Les sources
même sont à une faible élévation au-dessus du niveau de la mer.
Les crues sont formidables; elles atteignent 10 mètres sur le haut
Mississipi et 16 mètres à l'embouchure.
La forme du littoral était éminemment favorable à la colonisa-
tion, surtout du côté de l'Europe. Le rivage est découpé par des
baies profondes. La Delavvare, l'Hudson, la James River, ne sont
pas navigables bien loin dans l'intérieur des terres, mais présentent
à leur entrée d'excellens ports naturels, d'autant plus que, la marée
s'y faisant peu sentir, la main de l'homme n'avait presque rien à
y faire. La côte du Pacifique est moins bien partagée; cependant la
rade de San -Francisco est l'une des plus belles qui soient au monde.
La nature du sol varie beaucoup d'un point à l'autre de ce vaste
territoire. L'espace compris entre le Missouri et l'Ohio est, à vrai
dire, une des régions les plus privilégiées du globe; c'est le gre-
nier de l'Amérique et, en partie, de l'Europe. C'est là que les pion-
niers se sont portés avec le plus d'ardeur, dédaignant même les
pentes orientales des Alleghanys, qui sont cependant beaucoup plus
rapprochées de la mer. Chicago, Cincinnati, Saint-Louis, sont les
trois capitales de cette riche contrée. La ville de Saint-Louis mé-
rite surtout de fixer l'attention : placée à mi-chemin entre les sources
et l'embouchure du grand fleuve, entre l'Atlantique et les Mon-
tagnes-Rocheuses, c'est en quelque sorte le centre du continent,
comme New- York en est le port d'entrée et Chicago le port d'expor-
tation. La zone montagneuse des Alleghanys, que l'on aurait pu
croire stérile pour la colonisation, recèle des richesses d'un autre
genre : c'est le pays du charbon de terre et du pétrole. La Pensyl-
vanie, à cheval sur les montagnes, fournit de la houille à l'Union
tout entière.
TOMJS civ. — 1873. 23
355 REVUE DES DEUX MONDES.
Les premiers qui s'avancèrent à l'ouest de Saint-Louis ne virent
qu'une plaine monotone, avec un horizon sans limites, des eaux
saumâtres et un sol nu. Ce fut pis encore lorsque les pionniers s'en-
gagèrent dans le massif montagneux qui s'étend au-delà de cette
plaine; il semblait que ce désert ne dût être jamais qu'un lieu de
passage entre le Mississipi et la Californie. Loin de là, on ne fut pas
longtemps sans y découvrir des trésors inattendus : les roches érup-
tîves qui sillonnent ces grands soulèvemens contiennent en abon-
dance l'or et l'argent, sans doute aussi d'autres métaux non moins
précieux, mais dans les premières années d'engouement on n'atta-
chait de prix qu'aux terrains aurifères. Cependant les aventuriers
partis à la recherche de l'or ne furent pas seuls à peupler cette ré-
gion désolée. Expulsés du territoire de l'Union américaine, les mor-
mons découvrirent en 1854 une oasis de terrains fertiles qu'ar-
rosent d'abondantes eaux douces; ils y fondèrent une singulière
colonie où l'industrie prospère non moins que l'agiiculture, car on
y compte maintenant da nombreuses manufactures.
Sur cette superficie d'une immense étendue travaille une popu-
lation de 39 millions d'habitans, d'après le recensement de 1870,
population bien disparate par ses origines, fondue néanmoins par
l'influence du climat et de la vie commune en une nation homo-
gène. C'est une erreur trop habituelle de croire que les émigrans
de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne y ont imposé leurs mœurs
et leur caractère d'une façon exclusive , La France se rattache à cette
jeune république par des souvenirs plus lointains que ceux de la
guerre de l'indépendance. Il y a deux siècles, au plus beau moment
du règne de Louis XIV, nos compatriotes, établis au Canada, se li-
vraient à de périlleux voyages d'exploration vers le sud, tandis que
les Anglais et les Hollandais n'osaient encore perdre de vue les ri-
vages de l'Atlantique. En 1673, le père Marquette, l'un des jésuites
des missions canadiennes, explore le Wisconsin. En 1682, Gavelier
de la Salle descend le Mississipi jusqu'au golfe du Mexique et prend
possession de cette belle contrée au nom de la France avec les
formes alors usitées. Toute cette région se peupla de noms fran-
çais que l'usage a conservés intacts. Plusieurs villes portent le nom
du père Marquette; Prairie du Chien, Fond du Lac, du Luth, Saint-
Clair, figurent encore sur les cartes de l'Amérique. Les exploits de
Gavelier de la Salle sont restés légendaires sur les rives du Missis-
sipi. A New-York, à Chicago, dans le Texas et l'Illinois, on retrouve à
chaque instant le souvenir populaire de ce courageux explorateur,
qui fut le premier à reconnaître le cours du grand fleuve. Si les
Américains conservent pieusement ces traditions, c'est, — n'en dou-
tons pas, — parce qu'ils ont encore dans le tempérament quelque
LES TRAVAUX PUBLICS AUX LTATS-UNIS. 355
chose de chevaleresque qui est la part d'héritage que leur ont lé-
guée les colons français du Canada.
Sur ces 39 millions d'individus, on compte 5 millions de nègres,
moins de A00,000 Indiens et quelque 50,000 Chinois importés par
la Californie; le reste est de race blanche. La moitié des habitans
sont nés ailleurs qu'en Amérique ou sont nés sur le sol américain
de parens étrangers, tant l'immigration est active depuis soixante
ans. Les Français n'entrent maintenant que pour 2 ou 3 pour 100
dans le chiffre total de la population; on le sait, nous n'émigrons
guère au-delà de l'Atlantique.
Cette nombreuse population se répartit fort inégalement entre
37 états et 10 territoires qui forment les divisions politiques de
l'Union. L'état de New-York a U millions 1/2 d'habitans sur une
surface qui est le quart de la France; l'état de Nevada n'en a que
h'2,000 avec une superficie presque double. Les grandes villes se
développent d'année en année, ce qui a lieu de surprendre en un
pays où l'exploitation du sol est la principale source de richesse.
C'est ainsi que New-York, avec Brooklyn et Jers3y-City, qui n'en
sont séparés que par des bras de mer, forme maintenant une ag-
glomération de 1 million /i00,000 âmes. Philadelphie, Saint-Louis,
Chicago, Baltimore, Boston, Cincinnati, ont plus de 200,000 ha-
bitans; seize autres villes dépassent le chiffre ds 50,000. San-
Francisco, qui n'existait pas en 184S, est devenue une ville de
150,000 âmes. Ces détails numériques ne sont pas sans importance;
outre qu'ils montrent comment la population se distribue, ils font
comprendre aussi quels graves problèmes les ingénieurs doivent
étudier pour satisfaire aux besoins municipaux de cités qui s'a-
grandissent à l'improviste au-delà de toute prévision, au-delà de
toute expérience antérieure.
Le point saillant à retenir de cette esquisse géographique est
celui-ci ; les premiers colons trouvèrent sur le httoral de l'Atlan-
tique, à l'embouchure des fleuves, de grandes baies bien abritées :
ils s'y établirent tout d'abord; mais, sauf l'Hudson, qui est navi-
gable au nord jusqu'à Albany, sur 2/i0 kilomètres de long, ces
cours d'eau, interceptés par des rapides, ne permettent pas de re-
monter à l'intérieur des terres. Les fondateurs des villes littorales
telles que Boston, Philadelphie, Baltimore, Rlchmond, semblaient
donc au premier abord n'avoir d'autre champ d'action que le ver-
sant oriental des Alleghanys. Toutefois les pionniers du Canada,
plus aventureux, pénétraient dans le riche bassin du Mississipi. Les
productions naturelles de cette contrée fertile ne pouvaient s'ex-
porter commodément ni par les côtes insalubres de la Louisiane, ni
par les lacs du nord, que la glace encombre plusieurs mois chaque
année. La chaîne des Alleghanys était une barrière qu'il fallait
556 REVUE DES DEUX MONDES.
abaisser, de même que, cent ans plus tard, les plaines du far-xveai
furent un obstacle qu'il fallut franchir à tout prix. Gréer de l'est à
l'ouest des voies de communication économiques et rapides était la
condition essentielle de toute prospérité. Nous allons montrer com-
ment on y est parvenu. On n'omettra pas de remarquer que New-
York était sous ce rapport la ville la plus favorisée, grâce à l'Hud-
son; il n'est pas étonnant que cette cité soit devenue la capitale
commerciale des États-Unis.
II.
Les états affranchis en 1776 de la domination anglaise ne s'oc-
cupèrent d'abord que de routes de terre. Les ressources que l'on y
pouvait consacrer étaient bien restreintes en comparaison des vastes
espaces qu'il s'agissait de desservir : aussi n'obtint-on que des ré-
sultats insignifians. La difficulté des transports semblait être un
obstacle absolu pour le commerce d'exportation. De Buffalo, sur le
lac Érié, à Albany, sur l'Hudson, il y a 500 kilomètres : le trans-
port d'une tonne de marchandise coûtait alors 500 francs entre ces
deux villes; c'est aujourd'huile prix d'une tonne de bœuf ou de porc
à New-York et le double de ce qu'y coûte le froment. Au commen-
cement du siècle, l'état de New -York entreprit d'ouvrir un canal
dans cette direction. Les travaux durèrent neuf ans; ils furent ache-
vés en 1825. L'influence s'en fit promptement sentir, car le prix
du fret s'abaissa tout de suite à 50 francs.
Les ingénieurs américains, bien novices en toutes choses, n'a-
vaient surtout aucune expérience ^des ouvrages hydrauliques; il
est donc assez naturel que ces travaux fussent impaifaits. Cepen-
dant la création d'une voie d'eau artificielle de si grande longueur
était déjà une merveille. On ne s'en tint pas là. Sur ce canal prin-
cipal s'embranchèrent de nombreux canaux secondaires qui se diri-
geaient vers le lac Champlain, la Susquehannah, le lac Ontario;
puis l'expérience apprit que le tirant d'eau se trouvait trop faible
et que les écluses étaient trop étroites. On entreprit alors, entre
1835 et 1862, de refaire ces canaux sur de plus grandes dimen-
sions, et en présence de l'accroissement continuel du tonnage mal-
gré la concurrence des chemins de fer, on se demande déjà s'il ne
deviendra pas nécessaire de remanier encore une fois tous les tra-
vaux.
Ce qu'il y a de particulier, si l'on compare ces voies navigables
à celles de l'Europe, c'est qu'elles n'ont pas été, sous le rapport
financier, une mauvaise affaire pour l'état de New-York, qui entre-
prit de les exécuter à lui seul avec les ressources de son budget. La
dépense première, qui s'est élevée à 323 millions, est aujourd'hui
LES TRAVAUX PUBLICS AUX ÉTATS-UNIS. 357
presque amortie par les bénéfices nets de l'exploitation. Quant à
dire la somme des profits que le commerce en a retirés, ce serait
incalculable. C'est que ces canaux desservent un trafic d'une acti-
vité prodigieuse, surtout en produits des forêts et de l'agriculture.
Sept mille bateaux d'une capacité moyenne de 150 tonnes trans-
portent annuellement 6 millions de tonnes de marchandises qui
représentent une valeur de 1 milliard 200 millions de francs,
quoique le climat impose chaque année trois ou quatre mois de
chômage. Avant qu'il y eût des chemins de fer, le canal Érié
avait en quelque sorte le monopole des transports entre New-York
et la région de l'ouest. Les compagnies de batellerie, riches et
puissantes, avaient sur le littoral des grands lacs d'habiles corres-
pondans qui dirigeaient vers Buffalo les marchandises d'exporta-
tion. L'affaire était si bonne que la législature de l'état ne voulut
d'abord autoriser la construction de chemins de fer parallèles au
canal qu'à la condition que ceux-ci ne transporteraient pas de mar-
chandises; Cette restriction ne fut pas longtemps en vigueur : d'a-
bord on la supprima pendant la période de chômage des voies
navigables, puis on permit aux chemins de fer de charger les
marchandises en toutes saisons, mais en payant au trésor une
redevance égale aux droits de navigation; enfin en 1851 le prin-
cipe absolu de la libre concurrence fut admis sans réserve. La na-
vigation a souffert, comme on pense, de ce nouveau régime, d'au-
tant plus que les compagnies de chemins de fer qui se font suite
depuis Nevv-Yoïk jusqu'à Chicago et jusqu'au Mississipi se passent
les marchandises les unes aux autres. Les canaux ne reçoivent plus
que les matières lourdes et encombrantes. Au dire des hommes
compétens, ils soutiendraient très bien la concurrence, si l'on pou-
vait établir un mode économique de halage par la vapeur. La ques-
tion a paru d'une telle importance que la législature a promis un
prix de 100,000 dollars à l'auteur de la meilleure solution pratique.
Cette magnifique récompense iniluera-t-elle sur les travaux des in-
venteurs, qui ont toujours quelque chose de spontané et le plus
souvent ne profitent guère des concours?
Les canaux ne sont pas envisagés seulement comme voies de na-
vigation commerciale. Les habitans des États-Unis, quoique en paix
avec tout l'univers, n'oublient pas qu'ils peuvent être attaqués par
une puissance étrangère. Toutes leurs frontières étant vulnérables,
ils se préoccupent de rendre facile et prompte la concentration de
leurs moyens de défense sur le point qui serait menacé. Ainsi il se-
rait très utile, le cas échéant, de faire venir des canonnières, par
l'intérieur des terres, du golfe du Mexique au lac Michiganet de ce
lac à l'Atlantique. Dans cette intention, on parle d'une part d'élargir
les écluses du canal Érié, d'autre part d'ouvrir entre Chicago et l'en-
35S REVUE DES DEUX MONDES.
droit où rillinois devient navigable un canal à grande section par
lequel passeraient les plus grands stcamboats du Mississipi. Ce der-
nier projet n'est réalisé qu'en partie jusqu'à ce jour par une rigole
de dimension médiocre qui débouche dans la rivière de Chicago.
L'exécution complète du plan qui vient d'être indiqué doterait les
États-Unis d'une voie magistrale dont le succès financier serait
d'autant plus certain que sur ces canaux de large section les frais
de transport s'abaissent à un prix que les chemins de fer n'attein-
dront jamais.
A l'exception du réseau de l'état de New-York et de quelques
autres canaux bien situés, les voies navigables ont succombé devant
les chemins de fer. M. Malézieux attribue en partie ce résultat à
l'inexpérience des ingénieurs américains en matière de travaux hy-
drauliques; mais il reconnaît aussi que les chemins de fer ont l'a-
vantage inappréciable de relier par de longues lignes continues les
ports de mer aux villes de l'intérieur, et même de pénétrer jus-
qu'aux puits des mines, jusqu'à l'intérieur des usines. Peut-être
les chemins de fer ont-ils surtout, pour une population très clair-
semée, l'avantage d'une construction plus simple. Dans une région
peu accidentée, où les terrains n'ont pas de valeur vénale, où la
vitesse de marche peut être réduite sans inconvénient, une voie
ferrée ne consiste qu'en deux lignes de rails posés sur des tra-
verses, sans ponts, ni viaducs, ni bâtimens de station, sans tous
ces coûteux accessoires qui sont l'accompagnement obligé des che-
mins de fer dans nos pays d'Europe. Aussi les railways s'étendent-
ils depuis quarante ans avec une rapidité prodigieuse.
11 est inutile de rappeler les scandales fmanciers par lesquels se
sont illustrées certaines compagnies de chemins de fer améri-
caines; nous les avons racontés ailleurs (1). Il ne s'agit ici que d'é-
tudier comment ces chemins se construisent et comment on les ex-
ploite. Au premier abord, ils diffèrent beaucoup des nôtres. iNos
chemins de fer sont d'imperturbables lignes droites avec des courbes
à grand rayon, qui percent les montagnes par des tunnels et fran-
chissent les vallées sur de superbes arcades en maçonnerie. Fermés
à droite et à gauche par une haie, on ne peut les traverser que sur
des ponts ou par des passages à niveau que défendent une barrière
et un gardien. Les stations sont desmonumens de luxe où les voya-
geurs sont parqués dans des salles sous la surveillance de nom-
breux employés en uniforme. Les railways des États-Unis sont
tout autres. Le tracé suit les mouvemens du sol ; le rayon des
courbes s'abaisse à 120 mètres, s'il le faut; les pentes atteignent
22 millimètres par mètre sans qu'on y trouve d'inconvénient. Au
(1) Voyez, dans la Revue du 1" avril 1872, les Chemins de fer aux Êlats-Unis.
LES TRAVAUX PUDLICS AUX ÉTATS-UNIS. 359
surplus, les ingénieurs de ce pays n'ont pas la prétention de faire
du premier coup un travail définitif; ils visent à l'économie, et se
promettent d'améliorer plus tard leur ouvrage quand l'abondance
des recettes leur en donnera le moyen. Aussi remplacent-ils les
grands remblais et les viaducs en maçonnerie par de simples esta-
cades en charpente qui ne dureront que quelques saisons. 11 n'y a
de clôture que par exception, par exemple à la traversée des prai-
ries où séjournent de nombreux troupeaux; encore les haies sont-
elles alors établies souvent par les propriétaires riverains. Un écri-
teau planté sur le bord des chemins transversaux recommande la
prudence aux individus qui savent lire. La voie passe-t-elle dans
les rues d'une ville, le mécanicien se contente de ralentir la marche
de sa locomotive et de sonner la cloche d'une façon continue. Quant
aux simples bestiaux qui, mal surveillés, s'oublient entre les rails,
la locomotive les balaie au moyen d'un fort éperon en fer qu'elle
porte à l'avant. Cet appendice, dont les machines européennes ne
possèdent qu'un diminutif, s'appelle d'un nom caractéristique: c'est
le cow-catclier, le saisisseur de vaches. Par humanité toutefois, ou
peut-être plutôt par économie, le mécanicien s'arrête lorsqu'il aper-
çoit quelque animal fourvoyé devant lui. Les voyageurs ont l'habi-
tude d'incidens de ce genre et ne s'en inquiètent pas plus qu'il ne
convient.
Dans les gares , même liberté d'allures, même absence de me-
sures préventives. Le public entre et sort sans rencontrer ni
porte fermée ni barrière. Tant pis pour les ignorans qui se trom-
pent de wagon ou pour les maladroits qui se laissent glisser sous
les roues. Avez-vous des bagages, il n'est question ni de pesage ni
de bulletin d'enregistrement; on vous remet simplement un numéro
d'ordre, comme en France quand vous déposez votre canne à l'en-
trée d'un musée ou d'une salle de spectacle. Voulez-vous retenir
votre place d'avance, vous trouvez en ville, auprès de l'hôtel où
vous logez, un bureau où l'on vend des billets de chemins de fer.
En route, le conducteur circule d'un bout à l'autre du train, vérifie
si vous êtes en règle et vous retire votre billet avant que vous ne
descendiez de wagon; tout s'opère sans bruit, sans dérangement,
avec le moins de gêne possible. Les accidens sont plus fréquens
que chez nous, c'est incontestable. Ainsi en 1869, dans le seul état
de New-York, pour une longueur exploitée d'environ 7,000 kilo-
mètres, on a compté 219 tués et 273 blessés. La moitié des vic-
times sont des voyageurs ou des employés des compagnies, les au-
tres sont des personnes étrangères qui n'ont pas su se garer au
passage des trains. 11 est juste d'ajouter cependant qu'au dire de
certains Américains les chemins de fer de ce pays offriraient plus
de sécurité que ceux de l'Angleterre. M. Charles Adams, commis-
359 REVUE DES DEUX MONDES.
saire des railways pour le Massachusetts, affirme qu'il arrive dans
cet état un accident pour 1,500,000 voyageurs, tandis que dans la
Grande-Bretagne il y en a un pour /i30,000, en Prusse un pour
3 miliions, et en France un pour A millions. Ce même fonctionnaire
attribue la plupart des accidens aux exigences du public américain,
qui mettent les compagnies dans l'obligation de sacrifier la pru-
dence à la vitesse et au confort des voyageurs. Il e?t certain du
moins que la statistique des personnes tuées ou blessées est tenue
aux États-Unis avec assez de négligence, et que les journaux y
donnent plus qu'ailleurs un retentissement souvent exagéré aux
événemens de ce genre. De plus, le jury qui prononce sur les de-
mandes d'indemnités des victimes ou de leurs familles est toujours
très sévère pour les compagnies, ce qui s'explique facilement.
Tout le monde a entendu parler du wagon américain. C'est une
longue caisse, plus haute que celle de noswngons, de façon que l'on
s'y tienne debout sans aucune gêne, un peu plus large et d'une lon-
gueur au moins double. Cette caisse repose à chaque bout sur un
petit chariot à quatre roues auquel elle s'unit par une cheville ou-
vrière, et, comme les deux chariots qui supportent une même caisse
sont indépendans l'un de l'autre, le wagon peut tourner dans une
courbe de très petit rayon. Cela ressemble assez bien aux trucks
accouplés au moyen desquels nos chemins de fer transportent de
grandes pièces de charpente. Les portes sont à chaque bout du wa-
gon et non sur les côtés : on y arrive par un petit escalier et un
palier qui sert en outre à passer d'un wagon à l'autre dans le même
train. A l'intérieur règne un couloir de 70 centimètres de large, de
chaque côté duquel sont rangées des banquettes à deux places.
Des lampes au gaz comprimé, des poêles à houille pour le chauf-
fage, un cabinet d'aisances entretenu très proprement, une fontaine
d'eau glacée, complètent l'aménagement intérieur des wagons amé-
ricains. I' n'y a qu'une classe : tous les voyageurs paient le même
prix et se trouvent confondus. Toutefois ces grandes voitures où la
circulation est toujours facile permettent à ceux qui ne veulent
pas être mêlés à la foule de se tenir dans un isolement relatif. D'ail-
leurs le sentiment de l'égalité est, on le sait, très développé dans
ce pays, qui ne connaît pas toutes les distinctions sociales de notre
vieille Europe.
On devine sans peine que les wagons de ce genre, oii le confort
est assez médiocre, conviennent surtout pour les trajets très courts
et pour les voyages de jour. Quand les lignes s'étendirent au point
qu'on fut obligé de rester en route des journées et des nuits con-
sécutives, les Américains recherchèrent une installation plus com-
mode; ils imaginèrent alors les wagons-hôtels et les wagons-res-
taurans. Ceux-ci, que l'on n'attelle aux trains qu'à l'heure des
LES TRAVAUX PUBLICS AUX ÉTATS-UNIS. 361
repas, sont divisés en petites stalles où les voyageurs des autres
wagons viennent s'attabler à tour de rôle. On ne s'en sert guère,
car les plus grands trajets comportent des arrêts obligatoires dont
la durée et l'espacement correspondent le mieux possible avec les
heures habituelles des repas. Les wagons -hôtels deviennent au
contraire d'un usage général sur les lignes de grande longueur.
Pendant le jour, ils ne se distinguent des wagons ordinaires que
par une décoration plus élégante; la nuit, ils se transforment en
dortoirs, dont les lits, superposés comme ceux d'un bateau à va-
peur, sont garnis de matelas, d'oreillers et même de draps. En
somme, un train de chemin de fer devient une maison ambulante;
on y dort, on y mange, on s'y promène; on y est servi, comme dans
les meilleurs hôtels des grandes vill»is , par des domestiques de
couleur qui ne quittent jamais le wagon. Des marchands ambu-
lans offrent des fruits, des cigares, des journaux; l'éclairage au
gaz permet d'utiliser les longues soirées d'hiver, avantage appré-
cié par des gens qui connaissent le prix du temps. La vie ordinaire
est le moins possible interrompue. Tout cela se comprend dans
un pays où les distances sont fort grandes. Le voyage de New-
York à Chicago est à peu près pour les Américains ce qu'est pour
nous le voyage de Paris à Marseille; entre ces villes, il y a plus de
1,500 kilomètres, que l'on franchit en trente heures. De Chicago à
Omaha, il y a la même distance; on emploie quarante- cinq heures
à faire la route. De Omaha à San-Francisco, il y a 3,000 kilomètres,
il faut rester cent deux heures en chemin de fer. Voilà donc, de
l'Atlantique au Pacifique, un trajet total de 6,000 kilomètres qui
dure de sept ta huit jours. Qui voudrait s'assujettir à demeurer une
semaine assis dans une case étroite en compagnie obligée de gens
que l'on n'a pas choisis et que l'on ne connaît pas? Les mœurs amé-
ricaines sont d'ailleurs telles qu'elles se plient volontiers et avec
beaucoup de discrétion aux petits inconvéniens de cette vie com-
mune entre tous les voyageurs d'un même train. La même organi-
sation serait -elle admise en France avec la même faveur? Cela
dépend beaucoup des personnes et des circonstances. Il paraît pro-
bable cependant que, sauf l'installation si désirable de wagons-lits
pour les longs trajets, il n'y a pas de motif suffisant de transformer
de fond en comble à la mode américaine tout le matériel roulant de
nos chemins de fer.
Pour compléter ce tableau, il est à propos de dire deux mots sur
la vitesse de marche des trains et sur le prix des places. En ce qui
concerne la vitesse, on s'en fait en général une idée assez inexacte.
Les uns croient que les lignes américaines sont si mal construites et
si mal entretenues que les locomotives n'y peuvent rouler qu'avec
lenteur; d'autres, — et c'est l'opinion la plus 'commune, — sont
362 REVUE DES DEDX MONDES.
convaincus que les Américains courent à toute vapeur sans nul souci
des dangers. Cette dernière opinion est assurément erronée; la sta-
tistique des accidens le fait voir. La vérité est qu'il existe dans
le Nouveau-Monde des chemins de fer de toute sorte. Dans une
contrée où le gouvernement n'exerce pas un contrôle incessant
sur les travaux publics, le railvvay est un instrument que l'on
fabrique bien ou mal, à proportion des besoins du public et du
prix qu'il consent à payer. Il y en a de comparables aux nôtres,
construits suivant toutes les règles de l'art. D'autres sont établis
dans les condilions les plus économiques. M. Malézieux ne parle
guère de ces derniers, qu'il n'était pas utile d'étudier. Quant aux
railways de bonne qualité, la vitesse moyenne des trains y est,
comme en France, de 50 à 55 kilomètres pour les trains rapides,
de 30 à hO pour les trains ordinaires. S'il y a une différence, elle
consiste tout au plus en ceci, que la vitesse de marche est moindre
et que les arrêts sont moins fréquens, mais le temps employé pour
parcourir un même trajet est le même. En ce qui concerne les ta-
rifs, on reconnaît d'une ligne à l'autre des variations singulières.
La concurrence entre divers chemins de fer, et surtout entre che-
mins de fer et bateaux à vapeur, fait descendre les prix au taux le
plus bas. Au contraire, en l'absence de toute voie rivale, ils s'élè-
vent quelquefois à un chiffre exorbitant. Ainsi les voyageurs paient
de 6 à 22 centimes par kilomètre, suivant les lignes; les marchan-
dises sont tarifées de 5 à 18 centimes par tonne et par kilomètre.
Le charbon de terre même paie de 5 à 6 centimes sur les chemins
de la Pensylvanie, où la houille est cependant l'élément principal
du trafic. Il est juste de rappeler que la valeur de l'argent est
moindre aux États-Unis qu'en Europe. En moyenne, les chemins
de fer américains rapportent, dit-on, 30,000 francs par kilomètre;
en France, ce chiffre s'est toujours maintenu au-dessus de ZiO,000.
Aux litats- Unis, la dépense d'établissement est moindre, puisque
le coût kilométrique reste probablement au-dessous de 200,000 fr.
Toutefois il paraît certain que les entreprises de chemins de fer
sont peu prospères en Amérique; les 15 milliards que l'en y a
consacrés ne donnent pas un revenu net bien clair. INéanmoins les
spéculateurs trouvent encore des actionnaires pour chaque affaire
de ce genre qu'il leur plaît de lancer. Est-ce de la part des sou-
scripteurs duperie ou mauvais calcul? Nullement; c'est qu'ils envi-
sagent autre chose que le rapport en argent. Les chemins de fer
donnent une plus-value aux prairies de l'iowa, aux terres de l'Illi-
nois, aux forêts du Michigan, aux mines de la Pensylvanie. Ces
voies de transport rapides et économiques remplissent les entrepôts
de Buffalo, de Saint-Louis et de Chicago. Qu'un homme soit ban-
quier à New-York, propriétaire dans l'ouest ou négociant dans les
LES TRAVAUX PUBLICS AUX ETATS-UNIS. 363
grandes villes de l'intérieur, tout nouveau railway lui ouvre de
nouveaux marchés, agrandit le cercle où se meut son activité. Sou-
scrire des actions n'est pas faire un placement ou accomplir un
acte de patriotisme; c'est simplement étendre les affaires aux-
quelles on est déjà mêlé. Les Américains ne se sont pas trompés,
et, pour s'en convaincre, il suffit de comparer le territoire de l'Union
aux solitudes du Brésil ou de la Plata.
Avec une carte sous les yeux, il serait difficile de discerner quelles
sont les lignes principales au milieu de ces rallways qui se croisent
en toutes directions sur la surface des états du nord. Sur ce terrain,
les grandes exploitations se sont constituées peu à peu par la fusion
de petites compagnies locales. A l'ouest du Mississipi, les chemins
de fer furent au contraire entrepris dès le début sur une plus large
échelle. L'exemple le plus remarquable que l'on en puisse citer est
cette fameuse ligne du Pacifique qui de Omaha à San-Francisco se
développe sur une longueur de 3,080 kilomètres. Les plaines du
far-ivest, sèches et stériles, n'attiraient nullement les colons ou les
chasseurs, lorsque, il y a vingt-cinq ans, la découverte de l'or en
Gahfornie détermina tout à coup un immense courant d'émigration
de ce côté. Jusqu'alors chaque état s'était réservé l'étude des che-
mins de fer qui l'intéressaient. Quand on en vint à parler d'une
ligne entre le Mississipi et l'Océan-Pacifique, le congrès vit qu'il
s'agissait en cette affaire d'un intérêt commun à l'Union tout en-
tière; il réclama donc le soin d'en diriger les études et d'en concé-
der l'entreprise, fait unique dans l'histoire des travaux publics aux
États-Unis. De grands voyages d'exploration entrepris en 1853 et
1854 avaient fait connaître que le massif des Montagnes-Rocheuses
se laisserait franchir en bien des points différens, soit par le Nou-
veau-Mexique, ce qui eût favorisé les états du sud, soit à la hauteur
de New-York et de San-Francisco, ce qui convenait mieux aux
états du nord, soit même vers la latitude des grands lacs du Ca-
nada. La question était en suspens; la guerre de sécession fat cause
que le congrès de Washington la résolut au profit des fédéraux.
L'acte de concession date du 1" juillet 1862; mais les événemens
ajournèrent de quatre ans l'exécution des travaux. Deux compagnies
se partageaient cette gigantesque entreprise; la Union Pacific par-
tait de Sacramento en se dirigeant vers l'est, la Central Pacific
avait pour tête de ligne Omaha, sur le Missouri, et se dirigeait vers
l'ouest. Chacune devait suivre la route la plus praticable, le gou-
vernement se réservant de décider en quel point elles se rencontre-
raient. Il leur était interdit d'admettre des pentes supérieures à
22 millimètres et des courbes de rayon inférieur à 122 mètres; hors
cela, il n'y avait pas d'autres conditions que cette formule très
vague : « le chemin sera pourvu de tous les fossés, aqueducs, sta-
364 REVUE DES DEUX MONDES.
tions et autres objets nécessaires à une ligne de premier ordre. » Le
congrès du reste ne ménageait pas son concours; outre une sub-
vention en argent variable de 16,000 à /i8,000 dollars par mille,
suivant les difficultés du terrain et formant un total de 265 millions
de francs, il donnait aux compagnies concessionnaires en toute pro-
priété d'immenses surfaces du terrain de part et d'autre de la voie
à construire. Ces terres n'ont à la vérité qu'une médiocre valeur,
puisque le pays est désert et que la nature du sol rend peu probable
qu'une colonisation abondante s'y établisse jamais.
La ligne enlière fut mise en exploitation le 10 mai 1869; il a
suffi de quatre ans pour la construire. Omaha, qui est le point de dé-
part du côté de l'Atlantique, se trouve sur la rive droite du Missouri.
En face de cette ville naissante, à Council-Bluiïs, sur la rive gauche,
aboutissent déjà quatre chemins de fer. On franchit la rivière par un
bac à vapeur, en attendant qu'un pont ait été construit. Le voya-
geur, au départ d' Omaha, ne parcourt d'abord qu'une plaine absolu-
ment nue qui s'élève jusqu'au pied des montagnes par une pente
insensible à l'œil. La voie, qui s'éloigne peu de laRivière-Platte, est
d'une simplicité primitive. Il n'y a point de passages à niveau, puis-
qu'il n'existe aucune route dans cette région; il n'y a pas même de
ballast sous les traverses. Les terrassemens se réduisent à peu de
de chose. Si quelque ruisseau se présente, les rails le franchissent
par un pont en charpente, ouvrage provisoire que l'on remplacera
plus tard par quelque chose de plus solide. En certains endroits,
des détachemens de troupes campent aux abords des stations, pro-
tection nécessaire pour tenir les Indiens à distance. Vingt-quatre
heures après le départ d'Omaha, on atteint Cheyenne, à 1,800 mè-
tres d'altitude. Cette localité, entrepôt des mineurs du Wyoming et
du Colorado, est le seul centre qui mérite le nom de ville. Un se-
cond chemin de fer la relie déjà au Missouri par Denver et Kansas-
City.
A Cheyenne existent les plaines. La voie s'élève tout de suite à
2,51/i mètres par-dessus un contre-fort des Montagnes-Rocheuses,
puis elle redescend et remonte pour atteindre à la station de Cres-
ton le faîte de la chaîne principale à une hauteur de î2,l/iZi mètres;
c'est le point de partage des eaux entre le bassin de l'Atlantique et
celui du Pacifique. Les monts Wasatch ramènent les rails à l'alti-
tude de 2,300, d'où l'on redescend à hOO mètres plus bas sur les
bords du Lac-Salé. Sur tout ce parcours, le pays change d'aspect. Le
terrain, très accidenté et quelquefois pittoresque, contient des gise-
mens de houille et d'autres minerais; il y a des forêts qui ont fourni
les bois nécessaires à la construction du chemin. L'eau seule fait
défaut; celle qui coule à la surface est tellement chargée de sels
qu'elle est impropre à l'alimentation des locomotives. Dans le prin-
LES TRAVAUX PUBLICS AUX ÉTATS-UNIS. 365
cipe, on en amenait par wagons de la Rivière-Platte ; depuis on a
creusé des puits profonds qui atteignent des nappes d'eau douce.
Cette contrée est d'ailleurs parcourue par les tribus intliennes, contre
lesquelles les colons européens ont souvent à se défendre.
La station d'Ogrlen est à peu près le point central du chemin de
fer du Pacifique. De là part à destination de la ville du Lac-Salé un
embranchement construit par une compagnie locale dont l'apôtre
Brigham Young est le président; c'est là aussi qu'est la limite com-
mune aux deux compagnies du Central Pacific et de Union Pacific.
Au-delà commence le grand désert, que les pluies ti-ansforment en
marais chaque année. On franchit les montagnes de Hiimboldt à
l'altitude de 1,885 mètres. On traverse un plateau complètement
aride et désolé, puis on arrive à la Sierra- Nevada, dont la crête est
à 2, 1/18 mètres de hauteur. Il ne reste plus qu'à descendre par des
pentes rapides dans la belle plaine du Sacramento. La chaîne de la
Sierra-Nevada, boisée sur presque toute son étendue, est la partie de
la ligne où les ingénieurs rencontrèrent les plus graves difficultés; les
flancs des vallons, inclinés à /i5 degrés, sont formés d'éboulis grani-
tiques sur lesquels il était souvent impossible de dresser une plate-
forme de Ix mètres de largeur. Les tunnels sont nombreux, mais
très courts. On a mis quatre ans à construire les 200 kilomètres de
cette section, tandis que dans la région des lacs on exécutait la
même longueur de voie en quatre mois. Toute cette portion est
l'œuvre d'ouvriers chinois. Dociles et consciencieux, ces Asiatiques
se contentaient en outre d'un salaire bien moindre que les ouvriers
américains. La Sierra-Nevada présentait encore un obstacle d'un
autre genre. L'altitude est telle que la neige s'y amoncelle sur de
grandes épaisseurs, surtout quand elle est refoulée par le vent dans
le creux des vallons; quelquefois il se produit de véritables avalan-
ches. Le chemin de fer risquait donc d'être fréquemment inter-
rompu; on y a reuiédié en couvrant la voie d'un hangar en char-
pente avec un toit fort raide sur lesquels les avalanches, même les
quartiers de roche qu'elles entraînent, rebondissent sans produire
de dégâts. C'est un modèle qu'il pourrait être utile d'imiter en
certaines parties du réseau européen.
Tel qu'il est et malgré les imperfections d'une construction hâ-
tive, le chemin de fer du Pacifique est une œuvre des plus remar-
quables. Comme longueur, c'est à peu près la distance de Paris à
Moscou; mais le plus long trajet que l'on puisse parcourir en Eu-
rope, de Cadix à Helsingfors en Finlande, par Madrid, Paris, Ber-
lin et Strasbourg, est encore beaucoup plus court que le trajet de
New-York à San- Francisco. Tandis qu'en Europe, avec un climat
comparable à celui des États-Unis, nos railways atteignent rarement
l'altitude de 1,000 mètres, voilà une ligne qui, sur 2,000 kilomètres
366 REVUE DES DEUX MONDES.
de long, reste à plus de 1,200 mètres au-clessus du niveau de l'océan,
qui traverse sur ce parcours cinq chaînes de montagnes, et se dé-
roule dans une r(^gion stérile dont les seuls habitans, à l'époque de
la construction, étaient des Indiens hostiles aux hommes blancs. Il
existe 200 stations entre Omaha et Sacramento. Sauf une douzaine
de villages, tels que Cheyenne, Ogden, Elcho, ce sont des lieux
déserts. A vrai dire, l'avenir commercial de cette grande entreprise
n'est pas brillant. Les voyageurs ne sont pas nombreux ; ce qui le
démontre, c'est qu'il n'y a par jour qu'un seul train en chaque sens.
Gompte-t-on sur les marchandises? Le trafic de transit n'en peut
être bien important, car il est difficile de lutter contre les bateaux à
vapeur de la voie de Panama, qui font les transports à bien meilleur
marché. Cette ligne est une preuve nouvelle de l'axiome nns en évi-
dence depuis longtemps que les chemins de fer ne prospèrent que
par le trafic local des stations intermédiaires; or ici ce trafic local
est presque nul. De plus le Central Pacific est menacé par la con-
currence de plusieurs autres lignes parallèles qui traversent des
contrées plus propres à la colonisation, et qui pourront être établies
dans des conditions de pentes et de courbes moins onéreuses pour
l'exploitation. Quant à la vente des terrains que les compagnies con-
cessionnaires se sont fait attribuer aux deux côtés de la voie, il n'y
faut guère compter, car ces terrains sont presque partout impropres
à la culture. C'est donc surtout sous le rapport politique et militaire
que le premier chemin de fer du Pacifique doit être envisagé. A ce
point de vue, c'est un grand succès qui justifie les sacrifices que le
gouvernement de l'Union s'est imposés en sa faveur.
in.
Les principes de stricte économie que les Américains ont intro-
duits dès le début dans leurs travaux de chemins de fer excluaient
tous les grands ouvrages d'art; mais, si l'on peut se dispenser de
construire des gares monumentales, si l'on peut supprimer les tua-
nels et les viaducs en exagérant les pentes et les courbes, du moins
il n'y a pas d'artifice qui permette de faire passer les rails par-
dessus des cours d'eau de 300 à âOO mètres de large. 11 fallut donc
d'abord arrêter la course des locomotives aux rives des principaux
fleuves et combler ces lacunes au moyen de bacs à vapeur. Bien
qu'on se soit mis à construire des ponts sur les grandes rivières
depuis vingt ans, il reste encore un grand nombre de ces fci-ry-
hoats. Ainsi d'Albany à New-York, sur un parcours de 2/iO kilo-
mètres, il n'existe pas un seul pont : il y a huit bacs, un par 30 ki-
lomètres environ. A New-York même, plus de vingt lignes différentes
de ferry -boats relient la capitale aux rives opposées de l'Hudson
LES TRAVAUX PUBLICS AUX ÉTATS-UNIS. 367
et de la Rivière de l'Est. En d'autres endroits, à Détroit sur la ri-
vière du même nom, à Saint- Charles sur le Missouri, à Parkersburg
sur rOhio, le bateau embarque des wagons de chemins de fer. En
réalité, ce mode de transbordement n'est avantageux que pour les
marchandises; les voyageurs peuvent aussi bien quitter le train sur
une rive et reprendre un autre train après avoir passé la rivière.
M. Malézieux critique avec raison le projet qu'eut, il y a quelques
années, la compagnie du chemin de fer du Nord d'appliquer ce
système à la traversée de la Manche. Les voyageurs aimeront tou-
jours mieux se promener à loisir sur le pont d'un bateau plutôt que
d'être bloqués dans l'étroite case d'une voiture. Le principal incon-
vénient des bacs à vapeur aux États-Unis est de faire perdre du
temps et de devenir dangereux, parfois même d'être complètement
arrêtés quand les rivières charrient des glaçons.
A mesure que la circulation est devenue plus active, on s'est ré-
signé à construire des ponts sur les grandes rivières, quelque élevée
qu'en dût être la dépense. Rarement on y emploie la maçonnerie,
soit que les matériaux de bonne qualité fassent défaut, soit plutôt
parce que ce mode de construction ne se prêterait pas aux grandes
hardiesses des ingénieurs américains. Jusqu'en 1850, on édifiait
presque exclusivement des ponts en charpente, dans le système à
poutres droites, sans arcs, que nous appelons encore des ponts
américains. Plus tard, on n'a plus employé le bois que dans les cas
où l'on était obligé, faute de ressources, de viser à l'économie. Le
fer et l'acier, qui sont plus durables, ont obtenu la préférence. En-
fin le système des ponts suspendus, si commode pour franchir de
grands espaces sans appuis intermédiaires, si économique et même
si élégant, est rentré en faveur de l'autre côté de l'Atlantique vers
l'époque où l'accident d'Angers le faisait proscrire en France. Les
Américains l'ont si bien amélioré qu'ils osent même y faire circuler
des locomotives .
Les ponts métalliques de l'Amérique ne ressemblent que de loin
aux constructions de ce genre, massives et grossières, que l'on voit
sur quelques-unes de nos rivières. Au lieu d'un treillis à petites
mailles dont toutes les pièces sont rivées ensemble et travaillent
tour à tour par compression et par extension, c'est un assemblage
de tiges qui ne se tiennent que par leurs extrémités et qui travail-
lent toujours de la même façon, les unes par extension, les autres
par compression. C'est un principe fort connu que le fer résiste
beaucoup mieux quand on l'étiré que lorsqu'on le comprime. Tel
est le principe bien simple dont les Américains ont fait l'application,
et ils sont parvenus ainsi à bâtir des ponts métalliques aussi solides
et trois ou quatre fois plus légers que les nôtres. U y a dans ce sys-
tème quelque chose de plus remarquable que la question d'écono-
3G8 REVUE DES DEUX MONDES.
mie, il y a surtout une idée originale d'autant plus digne d'atten-
tion qu'elle est en parfait accord avec la théorie mathématique de
résistance des matériaux. Grâce à ce perfectionnement, ou pour
mieux dire à cette invention, les Américains ont d'abord établi des
arches de 50 à 60 mètres; ils sont devenus plus hardis d'année en
année, et maintenant ils font des travées de 150 mètres, comme
travail courant. Quant aux ponts suspendus, après avoir admis des
portées de 200 à 300 mètres sans appui intermédiaire, ils osent en
faire de 500 mètres. Le pont de la Rivière de l'Est à New- York, que
l'on construit en ce moment, aura /i93 mètres entre les deux piles.
Ces détails techniques sont bien arides; quelques exemples mon-
treront mieux avec quelle adresse on a su les appliquer. Voyons ce
qu'est le pont que l'on construit sur le Missouri, entre Omaha et
Council-Blulîs, pour relier le chemin de fer du Pacifique aux lignes
venant de Saint-Louis et de Chicago. La rivière a 900 mètres de
large; pendant les crues, le niveau s'élève de 8 à 9 mètres au-
dessus de l'étiage; le courant, rapide en toutes saisons, charrie,
lors de la débâcle, des glaçons d'énorme volume, des arbres et
même des îlots entiers arrachés aux rives. Le lit est formé d'une
couche épaisse de sable mouvant; on ne trouve le rocher qu'à
20 mètres en contre-bas. Ce n'est pas tout; le Missouri se déplace
avec une extrême facilité : on l'a vu se jeter en quelques mois d'un
kilomètre à droite ou à gauche de son lit primitif. Tels sont les
obstacles exceptionnels contre lesquels il fallait lutter. La difficulté
d'asseoir les fondations sur un terrain solide engageait à réduire le
nombre des piles, la nécessité de ménager de larges passages pour
les bateaux obligeait les ingénieurs à rendre ces piles aussi minces
que possible. Le pont d'Omaha que l'on construisait tandis que
M. Malézieux accomplissait son voyage aux Éiats-Unis se compose
de onze travées de 250 pieds chacune. Le tablier doit être à 50 pieds
au-dessus des hautes eaux. Les fondations s'exécutaient par la mé-
thode des tubes à air comprimé, qu'un ingénieur français, M. Triger,
a découverte il y a trente ans, et dont les ingénieurs américains savent
maintenant se servir dans les cas les plus difficiles. De si grands
travaux ne sont plus rares aux États-Unis. A Saint-Louis, sur le
Mississipi, on établit un pont de 500 mètres de long en trois tra-
vées, avec 15 mètres de large et deux voies superposées, l'une en
dessus pour une route ordinaire, et l'autre en dessous pour un che-
min de fer; à Parkersburg, sur l'Ohio, un pont de même longueur,
avec des viaducs d'accès qui portent à 1,300 mètres la longueur to-
tale de l'ouvrage; à Montréal, sur le Saint-Laurent, un pont de
vingt-trois travées, dont la plus grande a 100 mètres d'ouverture,
pour un chemin de fer à deux voies. De tels ouvrages coûtent fort
cher, on le comprend. Le prix de revient d'un pont sur une de ces
LES TRAVAUX PUBLICS AUX ÉTATS-UNIS. 369
grandes rivières s'élève à plusieurs millions de francs. On s'étonne
que les Américains, dont l'immense territoire réclame, pour être
mis en valeur, des travaux de tout genre, soient en état de consa-
crer d3 si fortes sommes à la traversée d'une seule rivière.
Les ponts suspendus sont peut-être plus curieux encore pour nous
qui avons perdu, bien à tort sans doute, toute confiance en ce genre
de construction. Il est assez embarrassant de décrire d'une façon
sommaire les procédés par lesquels on est parvenu à faire dispa-
raître le balancement, l'élasticité, qui en sont les plus graves incon-
véniens. Les ponts suspendus que nous connaissons en France ne
se composent que d'un frêle tablier supporté par deux câbles. Aux
États-Unis, on a fait le tablier en forme de poutre tubulaire, ce qui
le rend plus rigide; on le relie par des haubans aux tours de sus-
pension, ce qui soulage les câbles, et par des amarres aux berges
du fleuve, ce qui diminue le ballottement. On a soin, dans la même
intention, que les deux câbles soient tendus dans des plans inclinés,
au lieu de pendre verticalement. C'est à l'aide de ces divers perfec-
tionnemens que l'on a construit, de 1850 à 1855, le pont du iNiagara,
dont l'unique travée de 250 mètres d'ouverture est suspendue à
67 mètres au-dessus du niveau de l'eau. Il y a deux tabliers super-
posés, l'un pour les voitures et les piétons, l'autre pour les trains
de chemins de fer. Les locomotives le franchissent en ayant soin
toutefois de ralentir leur vitesse ordinaire de marche. C'est une
voie de communication très importante, car c'est le trait d'union
entre le New-Y'ork central et le G reat- Western du Canada, et c'est
la route la plus directe entre INevv-York, Chicago et San-Francisco.
On sait que la ville de New-York est bâtie sur une presqu'île
bornée à gauche par l'Hudson, qui la sépare de New -Jersey, et à
droite par un bras de mer, autrement dit la Rivière de l'Est, de
l'autre côté duquel est, dans l'île appelée Long Island, l'important
faubourg de Brooklyn. Il y a environ 1 million d'habitans à New-
York et /iOO,000 à Brooklyn. On imagine ce que doit être le transit ,
quotidien des voyageurs entre ces deux agglomérations. Or jusqu'à
ce jour il n'y avait pas d'autre mode de communication que les
bacs à vapeur, qui transportaient AO millions de personnes dans
l'&nnée, sans compter les chevaux et les voitures. La Rivière de
l'Est n'a guère moins de 1 kilomètre de large, la navigation y est
très active; les bâtimens de faible tonnage arrivent de préférence à
New-York par cette voie, en contournant Long Island. Le gouverneur
ne peut donc permettre d'y établir aucun ouvrage qui entraverait la
navigation. Lorsqu'une compagnie financière offrit d'y construire un
pont, la législature de l'état de New- York imposa deux conditions
fort gênantes : que la travée du milieu aurait au moins â93 mètres
TOME civ. — 1873. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
d'ouverture, et que le tablier serait à 40 mètres au-dessus des plus
hautes mers. Si l'on ajoute que le pont doit avoir deux voies de
chemin de fer, denx autres pour les voitures, et en outre une large
passerelle pour les piétons, c'est-à-dire en tout une largeur de
26 mètres, on aura les données principales de cette belle entre-
prise, qui s'achève en ce moment. Il eût été plus simple peut-être et
non point plus coûteux de creuser un tunnel en dessous de la ri-
vière; mais un tunnel de fer serait promptement corrodé par l'eau
de mer; il eût donc fallu le construire en maçonnerie. Or il semble
que les Américains aient une répugnance instinctive pour la ma-
çonnerie, qui ne se plie pas, comme le métal, aux besoins les plus
divers.
Il est assez étrange de voir aux États-Unis, sur cette terre clas-
sique de la liberté, le gouvernement prendre les mesures les plus
rigoureuses en faveur de la navigation fluviale et contre les intérêts
des compagnies de chemins de fer. Le succès toujours croissant des
voies de fer ne fait pas oublier les voies navigables. Il vient d'être
dit quelles conditions onéreuses l'état de New-York avait imposées
aux entrepreneurs du pont de la Rivière de l'Est; sur le Mississipi,
le Missouri, l'Ohio, les précautions ne sont pas moindres. Le con-
grès lui-même, bien qu'il laisse presque toujours aux législatures
locales le droit de concéder les canaux et les chemins de fer, le
congrès décide quel sera le débouché des ponts et l'élévation du
tablier au-dessus des eaux. Après s'être contentés dans les pre-
miers temps d'une travée centrale de 90 mètres d'ouverture, les
ingénieurs du gouvernement exigent aujourd'hui que la largeur de
cette travée soit portée à 120 mètres. Le ministre de la guerre,
dans les attributions de qui se trouve le contrôle des travaux pu-
blics, présente et fait adopter un projet de loi qui protège les ri-
vières contre les empiétemens des compagnies. Quelle est la raison
de cette sollicitude? Ce n'est pas seulement que les cours d'eau
sont l'instrument par excellence des transports économiques, c'est
aussi une préoccupation patriotique. De grands fleuves sont un élé-
ment essentiel de la défense du pays. On veut qu'au jour du danger
la flotte militaire se puisse rendre sans entraves partout où le ter-
ritoire national serait menacé d'une invasion.
IV.
C'est une remarque déjà vieille que les travaux d'édilité révèlent
bien exactement les habitudes et le caractère de chaque nation.
Sous ce rapport, la France n'a guère rien à envier à personne. Les
rues de nos grandes villes sont tirées au cordeau, bien pavées,
LES TRAVAUX PUBLICS AUX ÉTATS-UNIS. 371
éclairées au gaz et arrosées par des fontaines, les squares sont nom-
breux et bien entretenus; les moindres détails, tels que les dési-
gnations des noms des rues et le numérotage des maisons, sont
traités avec un soin minutieux. Ces travaux sont d'autant plus mé-
ritoires que la plupart de nos vieilles cités furent jadis bâties au ha-
sard sans aucun souci de l'alignement et de la régularité. Aux États-
Unis, il n'en est pas de même. Les villes, tracées dès le principe sur
un plan d'ensemble préalable, se composent de rues et d'avenues
de grande largeur, qui se coupent toujours à angle droit. Elles sont
situées, sauf peu d'exceptions, sur des terrains plats où nul acci-
dent du sol n'en arrête l'expansion. La population ne s'y entasse
pas dans des maisons à étages multiples, ruches humaines non
moins incommodes qu'insalubres. Les habitans se portent volon-
tiers vers les faubourgs, sans se préoccuper beaucoup de la dis-
tance qu'ils ont à parcourir chaque jour pour se rendre à leurs
affaires.
C'est qu'aussi ces vastes avenues, larges, plates et bien droites,
comportent des moyens de transport que nous oserions rarement
admettre chez nous. Ainsi les imtmvays ou chemins de fer à trac-
tion de chevaux y ont pris une prodigieuse extension; on en compte,
dit-on, de 6,000 à 7,000 kilomètres aux États-Unis. A Nevi^-York
seulement, il y a vingt compagnies de ce genre, et, sur les lignes
principales , les omnibus se succèdent de minute en minute ;
157 millions de voyageurs y prennent place en une seule année.
Ces grosses voitures, qui transportent jusqu'à AO personnes à la
fois, créent bien quelque danger pour les modestes piétons. On
compte une centaine d'individus écrasés chaque année. On ne s'en
trouble pas outre mesure; ce sont, dit- on, surtout des ivrognes
qui se couchent la nuit en travers de la rue. Avec pareille abon-
dance d'omnibus, de chemins de fer, de bateaux à vapeur, il n'est
guère d'usage d'aller à pied. Aussi les rues sont- elles mal pa-
vées, les trottoirs sont -ils inégaux. Parfois ce sont de simples
plates- formes en bois en dessous desquelles les immondices s'ac-
cumulent. C'est ce que l'on voyait notamment à Chicago, où ce fut
l'une des causes aggravantes du terrible incendie qui a dévoré cette
ville presque entière. Les Américains prennent soin du moins de
remédier à ce que ces inconvéniens ont de plus grave par d'abon-
dantes distributions d'eau. En somme, au point de vue du luxe,
leurs plus beaux quartiers laissent beaucoup à désirer. Ils atten-
dent, assure M. Malézieux, que le besoin s'en fasse réellement sen-
tir; il est probable aussi qu'ils jugent plus utile d'exécuter d'abord
les travaux plus indispensables. Une contrée si neuve, où l'on fait
en cinquante ans ce qui nous a demandé des siècles, ne peut se
livrer encore à la manie des embellissemens.
372 REVUE DES DEUX MONDES.
Il est temps de résumer les enseignemens que contient cette
étude. Les Américains ne nous étonnent guère plus par ce qu'ils ont
fait que par ce qu'ils ont négligé de faire. Leurs œuvres nous sur-
prennent par un certain mélange de grandeur et de parcimonie, par
un singulier équilibre entre le résultat obtenu et les moyens em-
ployés pour l'atteindre. Les ingénieurs des États-Unis ont l'ait école;
mais où se sont-ils donc formés? Ce n'est pas la moindre surprise
que nous réserve ce pays de nous montrer de grands établissemens
d'éducation professionnelle pour les ingénieurs. La Grande-Bre-
tagne, où l'éducation classique des universités se couronne par une
foule de concours et de titres honorifiques, la Grande-Bretagne n'ac-
corde pas un diplôme à ses ingénieurs ou à ses architectes. Les
jeunes gens qui se destinent à ces professions ne trouvent nulle
part un cours complet d'instruction; ils se mettent en apprentis-
sage chez les anciens du métier ou s'exercent laborieusement sur
les chantiers dans des emplois subalternes jusqu'à ce qu'ils se sen-
tent assez d'expérience pour entreprendre de diriger eux-mêmes des
constructions. Ce système a produit ce que l'on en devait attendre :
quelques individualités puissantes, bien douées par la nature, de-
vinent par intuition les secrets du métier; le plus grand nombre
reste médiocre. Aux Éiats-Unis, on ne néglige pas k ce point l'ensei-
gnement des sciences utiles. L'université de New- York comprend
une faculté de génie civil et d'architecture, qui délivre des diplômes
d'ingénieur. D'autres écoles spéciales ont été créées sur le modèle
de notre École centrale des arts et manufactures. Le gouvernement
fédéral possède, à West- Point, son académie militaire, où 250 jeunes
gens reçoivent une instruction théorique et pratique fort étendue.
Les premiers des élèves qui sortent chaque année sont admis dans
le corps des ingénieurs du gouvernement. Les attributions de ceux-
ci sont moins étendues qu'en France; ils n'ont à s'occuper que des
fortifications, de l'amélioration des rivières et des ports, et de la to-
pographie, mais ils sont souvent chargés en outre d'exercer un
contrôle sur les travaux que les états, les compagnies et les parti-
culiers exécutent dans les diverses parties de l'Union.
Ainsi les Américains donnent une large part aux études théori-
ques; mais ils prennent soin en même temps que la culture scien-
tifique n'étouffe pas chez leurs jeunes élèves l'initiative, la spon-
tanéité des conceptions. Us sont servis sous ce rapport par le bon
sens et la rectitude naturelle de leur esprit. S'agit-il de chemins
de fer, ils adoptent dès le premier jour une forme de rail à laquelle
toute l'Europe est revenue après avoir essayé quantité d'autres
modèles. Le professeur Morse, l'un des créateurs de la télégraphie
électrique, imagine, il y a quarante ans, l'appareil le plus parfait
(Jue l'on connaisse encore. En chaque cas particulier, ils atteignent
LES TRAVAUX PUBLICS AUX ÉTATS-UNIS. 373
le but, en quelque sorte du premier jet, et sans jamais le dépasser.
Sont- ils donc parfaits? Oh! non. Il leur manque quelque chose
d'essentiel, même dans les travaux publics : l'art est absent de
leurs œuvres; le sentiment du goût leur fait défaut. Hélas! il manque
de plus aux hommes les plus entreprenans de celte riche nation une
qualité qui prime toutes les autres, la moralité. Les scandales dé-
plorables qui se déroulent en ce moment, à New-York devant un
comité d'enquête du congrès, à Paris devant le tribunal correction-
nel, ce sont des entreprises de chemins de fer qui en font les frais.
Que l'on ne se hâte pas cependant d'en conclure que le pays où de
tels délits se commettent en plein jour soit totalement gangrené;
la corruption s'affiche avec d'autant plus d'éclat qu'elle est plus
superficielle et moins profonde.
Sous des apparences rudes et quelquefois répugnantes, la société
américaine donne à l'Europe un noble exemple, celui du travail
à outrance. M. Malézieux l'a fort bien dit en peu de mots : « Le
désir de s'enrichir, non par l'épargne, mais par le travail et la
lutte, est un trait distinctif de cette race, une passion dominante,
universelle, enracinée au point de survivre parfois à la réalisation
des plus fantastiques espérances. Dans cette population, qui depuis
plus d'un siècle double en moins de trente ans, tout le monde sans
exception travaille, chacun veut améliorer la condition que le sort
lui a faite, et y emploie jusqu'à son dernier souffle de vie. » Un
Américain ne comprend pas le manque d'amour-propre d'un homme
qui, au lieu d'aspirer à une situation meilleure, se trouve satisfait
de suivre la voie tracée par son père ou par son grand-père. Fran-
klin a été prophète en son pays, lui qui répétait à ses concitoyens :
« Si quelqu'un vous dit que vous pouvez vous enrichir autrement
que par le travail et l'économie, ne l'écoutez point, c'est un impos-
teur. » Mais enfin le travail dont il s'agit dans tout ceci, c'est un
travail utile, productif de richesses. Là est le grand point : peu de
recherches théoriques, pas d'études contemplatives; rien pour l'art
désintéressé, rien pour la science pure. Mettre en valeur les ri-
chesses inconnues de cet immense continent, voilà le but que chaque
citoyen [poursuit avec une inflexible conviction. A dire vrai, ceci ne
nous déplaît pas, car nous savons bien qu'au sein de cette vie la-
borieuse les nobles sentimens se développent plus vite, et se con-
servent mieux que dans l'existence engourdie de certains peuples
européens.
H. Blerzy.
UNE ONDINE
I.
11 tombait une pluie battante, et, bien qu'on fût en avril, la
journée avait été fort maussade. Le vent d'ouest s'engouffrait dans
les rues du bourg de Rochetaillée, secouant brutalement les arbres
et faisant claquer les volets mal assujettis. Au fond du salon d'une
maison située dans le quartier des Gorderies, une jeune fille de dix-
neuf ans environ promenait languissamment ses doigts sur un vieux
piano. Les notes grêles montaient lentement et se mêlaient au bruit
que faisait une servante dans la cuisine. Tout en jouant, la jeune
fille jetait des regards ennuyés sur les somnolens portraits de fa-
mille et le mobilier fané qui garnissaient le salon. A la fin, elle
abandonna sa sonate, se dirigea vers la fenêtre, et appuya son front
contre la vitre ruisselante. Au dehors, tout était d'une navrante
tristesse. Les jacinthes de la terrasse gisaient noyées dans la terre
détrempée; la petite rivière de l'Aubette roulait une eau boueuse;
les toits rayés de pluie dressaient vaguement au-dessus des arbres
leurs cheminées, d'où la fumée s'envolait en tourbillonnant; la
campagne tout entière avait l'air de fondre en pleurs. — La jeune
fille revint en frissonnant se rasseoir au piano, et commença une
valse tapageuse, qu'elle interrompit brusquement. Alors, laissant
tomber ses mains sur le clavier, puis étirant ses bras avec une vio-
lence nerveuse: — Ah! que je m'ennuie, s'écria- t-elle,... que je
m'ennuie!
— Qu'as- tu, ma petite fille? — demanda la servante, qui appa-
rut soudain, avec ses manches retroussées, son tablier à bavette et
son bonnet de linge, dont les brides volaient au vent. Elle était re-
plète, assez fraîche encore malgré ses quarante ans, et ses yeux
bleus avaient la douceur et la bonté du regard des génisses. —
Qu'as-tu, Antoinette? reprit-elle avec une inquiète tendresse.
Ui\E ONDINE. 375
— Céline, dit Antoinette en fixant sur la servante ses yeux noyés
de mélancolie, on m'enterrera dès demain, si cette pluie continue...
Ah ! l'ennui, s'écria-t-elle en se levant, tout ici en est imprégné,
depuis ces sottes Heurs en papier jusqu'à ces lamentables portraits
d'ancêtres, dont j'ai parfois envie de crever les toiles pour me dis-
traire !
— Ah! ma mignonne, si ton père avait seulement voulu te con-
duire chez le notaire ou chez la veuve du maître de forges !.. Il ne
manque pas de monde à voir ici; mais M. de Lisle avec ses airs
cassans a eu le talent de se mettre à dos toute la société de Roche-
taillée. Il préfère l'auberge de Pitoiset, où il trinque à son aise
avec ses bons amis les braconniers.
— Pauvre père! reprit Antoinette en soupirant, sa vie n'est pas
gaie non plus, dans ce village. Il regrette le bon temps de Tours et
cette belle place qu'il avait.
— Pourquoi l'a-t-il perdue, sa place? s'écria vivement Céline.
Il passait ses journées à la chasse, ses nuits à la bouillotte, et le
gouvernement l'a remercié... Il ne se souciait guère de toi, et de-
puis la mort de ta mère, si je n'avais été là, tu serais sortie plus
d'une fois avec des bottines percées. — La servante haussa les
épaules, et alla s'accouder sur le piano. — Sais-tu? continua- t-elle;
au lieu de se brouiller avec la famille de ta mère, ton père aurait
dû te laisser à Paris, près de tes grands parens, qui auraient fini par
te trouver un mari.
— Oh! répondit Antoinette avec un geste de dédain, Dieu me
préserve des maris dénichés par mes grands parens!.. Des em-
ployés de ministères, maniaques et giimauds, chauves comme des
magots et méthodiques comme des pendules... merci! Je préfère
encore la pension de Passy où on m'avait enfermée.
— Pourquoi ne t'y a-t-on pas laissée alors?
— Parce que la pension était chère, et que nous sommes pauvres,
Géhne.
— Pauvres! répliqua Céline; oui, maintenant que ton père a
mangé tout son pain blanc, il économise sur le pain noir des autres
et devient ladre. Et tes grands parens, ladres aussi, ceux-là! Eux
qui n'avaient que ta mère, est-ce qu'ils n'auraient pas pu te garder
et payer ta pension? Tiens, ne me parle pas de tous ces gens !
— Ah ! Céline, soupira Antoinette d'un air désespéré, personne
ne m'aime !
— Personne! cria Céline indignée, eh bien! et moi?.. Est-ce que
je ne t'ai pas câlinée et gâtée depuis le jour où je suis entrée chez
vous, il y aura dix-huit ans à la Noël? Quand je t'ai vue dans ton
berceau, pâle, maigrelette et si mignonne avec tes grands yeux,
mon cœur a fait un saut, et je t'ai aimée tout de suite, pauvre
376 REVUE DES DEDX MONDES.
négligée ! C'était moi qui te bordais dans ton petit lit, moi qui
t'habillais en ange aux Fètes-Dieu, et qui te bourrais de frian-
dises quand ta mère t'avait punie. Personne ne t'aime, ingrate?..
Eh! si je ne t'avais pas adorée, est-ce que j'aurais refusé dix fois
de me marier?., car, dit Céline en se redressant, j'en ai eu des
amoureux, et de huppés! mais il aurait fallu te quitter. Sans toi,
est-ce que je serais restée au service de tes parens? Ne dis donc pas
que personne ne t'aime, méchante fille!
— Oui, ma Céline, tu m'aimes! s'écria Antoinette, dont les yeux
se mouillèrent et qui sauta au cou de sa bonne; tu m'aimes bien;
mais il n'y a que toi !
— Qu'as-tu besoin des autres? répondit Céline en la baisant au
front. D'ailleurs, tu as aussi M. Ormancey, un bon et brave ami.
Antoinette fit une petite moue dédaigneuse. — Évonyme! dit-
elle; oui, il est drôle parfois, et je me suis amusée un moment à
essayer de le rendre amoureux.
— Oli ! ma petite fille, s'écria Céline scandalisée.
— Sois tranquille, reprit Antoinette en riant, son cœur ne court
aucun risque. Trop d'aflections y logent en commun : les fleurs, les
oiseaux, les livres, — moi, je veux qu'on m'aime exclusivement.
D'ailleurs Évonyme n'est pas l'amoureux que je rêve, tn caractère
entier et superbe, une volonté de fer que le monde ne pourrait flé-
chir et qu'un signe de mon petit doigt ferait plier comme un jonc,
voilà l'homme que j'aimerais!
— Ça, ma fille, c'est le merle blanc!.. Sainte "Vierge! j'entends
ton père dans l'écurie; tu m'as fait bavarder, et mon souper est en
retard.
En effet, celui dont on venait de parler annonçait son arrivée par
un air de chasse sifllé à pleins poumons; mais il ne semblait pas
encore disposé à faire son entrée. En maître soucieux de ses inté-
rêts, M. de Lisle ne songeait à son dîner qu'après celui de ses bêtes,
et sa première visite avait été pour trois magnifiques échantillons de
l'espèce durham, objets de toute sa sollicitude, qu'il n'appelait pas
autrement que les camarades. Du fond de l'écurie, on entendait sa
voix de basse-taille, à laquelle répondaient de formidables grogne-
mens. Quelques minutes après, la porte de la cuisine s'ouvrit brus-
quement, et M. de Lisle, vêtu d'une veste de velours côtelé, guêtre
jusqu'aux genoux et coifl'é d'un feutre mou, apparut sur le seuil. —
Céline, cria-t-il, si le souper des camarades est prêt, allume la
lanterne et apporte le chaudron à l'écurie.
Certes les belles dames de Tours, auxquelles il avait conté fleu-
rette à l'époque de sa splendeur, n'auraient guère reconnu dans son
costume de campagnard le beau Norbert de Lisle pour qui leur
cœur avait battu. Le viveur du temps jadis avait complètement
UNE ONDINE. 377
dépouillé sa brillante enveloppe. Fils d'un gros propriétaire de
Rochetaillée, M. de Lisie était arrivé, grâce à sa bonne mine et
à la protection des parens de sa femme, à se faire nommer in-
specteur des haras, et pendant vingt ans il avait mené joyeuse
vie dans le gras pays de Touraine. Destitué à la suite de quelque
fredaine et forcé de retourner à Rochetaillée vivre maigrement des
reliefs de son patrimoine, il s'était soudain métamorphosé. Le na-
turel du paysan champenois, que le vernis parisien n'avait jamais
recouvert qu'à demi, était revenu à fleur de peau. Aux premières
morsures de l'adversité, sa prudence campagnarde s'était subite-
ment réveillée; la perspective d'une vieillesse besoignense lai avait
donné le frisson, il s'était mis à compter et à épargner. Il labourait
lui-même ses champs, aidé d'un valet de ferme loué à la journée,
et il ne rougissait pas d'aller vendre son grain et ses bêtes au mar-
ché de Langres. De ses anciennes habitudes, il ne lui était resté
qu'un ton tranchant, des allures hautaines et un goût très vif pour
la chasse ou plutôt pour le braconnage, car les mauvaises langues
prétendaient qu'il chassait plus volontiers dans les bois de l'état
que sur ses modestes carrés de terre.
Dès que ses bêtes eurent soupe, M. de Lisle revint à la cuisine, où
Céline avait allumé la lampe et dressé la table. Malgré ses cinquante
ans et un commencement d'embonpoint, il conservait enccre bon
air. Grand, robuste, bien découplé, il avait l'œil vif, un nez d'aigle
et les dents belles sous ses moustaches grisonnantes. On sentait à
son ton et à ses manières qu'il avait dû être dans sa jeunesse un
homme à bonnes fortunes. Il s'était assis près de la cheminée dans
un fauteuil en vieille tapisserie. Antoinette vint l'embrasser, puis
reprit sa place sur une chaise basse en face de lui. Au milieu, la
chienne de M. de L'sle, Tant-Belle, posée sur son arrière -train, par-
tageait son attention entre sa jeune maîtresse et la marmite fu-
mante où cuisait le dîner. — Eh bien, petite, dit M. de Lisle à An-
toinette, tu ne t'informes pas seulement de ce qui se passe dans le
bourg?
Antoinette secoua la tête d'un air indifférent, et son père reprit :
— D'abord, j'ai rencontré Évonyme; il dîne chez le juge de paix et
viendra nous voir tantôt... Et puis le nouveau garde-général est
arrivé.
— Ah ! fit la jeune fille en étouffant un bâillement, ressemble-t-il
à son prédécesseur? Jure-t-il entre chaque phrase? Traîne-t-il à ses
talons une meute de chiens crottés et joue-t-il à la bête homhrée?
— Je te dirai tout cela ce soir... après dîner. Je pousserai jus-
qu'à l'auberge où il est descendu, et, si sa figure me va, je l'invite-
rai à venir nous voir. Il faut toujours être bien avec les forestiers.
Céline, qui trempait la soupe, grogna sourdement. — La belle
378 REVUE DES DEUX MONDES.
avance! dit-elle entre ses dents, il vient déjà ici assez de gens en-
nuyeux ! Vous feriez mieux de conduire Antoinette chez la femme
du notaire ou dans quelque maison honorable; cela lui serait plus
sain que de respirer l'odeur du tabac et d'entendre des conversa-
tions déplacées.
— Silence, péronnelle, s'écria M. de Lisle; ce sont tes réflexions
qui sont déplacées. Mêle-toi de tes affaires, et donne-nous la soupe.
— La voilà! grommela Céline en posant rudement sur la table
la soupe aux herbes qui, avec un haricot de mouton, composait tout
le menu.
On se mit à table. Antoinette mangeait du bout des dents; M. de
Lisle dévorait. Au moment où il se versait une dernière rasade, la
chienne aboya. — Voici M. Évonyme, dit Céline, Tant-Belle l'a
flairé! — Elle courut ouvrir au nouveau-venu, qui entra au milieu
des démonstrations joyeuses de la servante et de Tant-Belle.
Evonyme Ormancey était un grand garçon d'une trentaine d'an-
nées. Sa barbe et ses cheveux blonds, son teint rosé, ses yeux
bleus limpides, donnaient à sa physionomie une expression naïve et
enfantine. Il avait en effet la naïveté de l'âge d'or, bien qu'il fût
Parisien d'éducation et de naissance; mais c'était un Parisien à qui
le monde faisait peur, et qui s'était réfugié dans les bois pour sa-
tisfaire son penchant à la rêverie et au vagabondagî. Doué d'une
vive sensibilité et d'une imagination fantasque, il avait eu dans sa
première jeunesse quelques velléités littéraires; mais, soit que la
difficulté des débuts eût effrayé sa paresse, soit que les exigences de
la vie parisienne eussent effarouché son humeur sauvage, il avait
promptement abandonné la littérature pour revenir à la vie con-
templative et à la solitude, où son esprit flottant se trouvait plus à
l'aise. Il passait une grande partie de l'année dans une ferme si-
tuée au milieu des bois, à une demi-heure de Rochetaillée. C'est
là qu'il avait retrouvé Antoinette, dont la famille maternelle était
liée avec la sienne. Il venait souvent aux Gorderies. Antoinette
s'amusait de ses façons bizarres, et M. de Lisle, le sachant riche et
libéral, l'accueillait à merveille et le trouvait bon enfant.
C'était en effet un grand enfant, amoureux de sons, de couleurs et
de rêves. Son cœur s'épanouissait sans défiance; il contait au pre-
mier passant ses défauts, ses espérances, ses secrets et même ceux
de ses amis. Comme Montaigne, son auteur favori, « il avait une
merveilleuse lascheté vers la miséricorde et mansuétude; » comme
lui aussi, son esprit ne faisait que « vaguer, flotter et doubter, »
mais son scepticisme était indulgent et inoffensif. Il s'interrogeait,
s'étudiait sans cesse, était passionnément épris de la nature et trou-
vait, pour la décrire, une éloquence parfois un peu précieuse, mais
toujours originale.
UNE ONDINE. , 379
A peine eut-il serré la main de M. de Lisle que celui-ci se leva,
siflla Tant-Belle, et partit pour l'auberge. Évonyme et Antoinette
restèrent seuls sous le vaste manteau de la cheminée, dont le bra-
sier éclairait doucement la vieille cuiBine, encombrée de meubles
et enfumée.
— Allons, bel oiseau mélancolique, dit Antoinette en tendant
coquettement ses petits pieds vers la braise, cette pluie funèbre m'a
mise à votre diapason, contez-moi une de vos histoires de cime-
tières.
— Ne vous moquez pas de mes cimetières, répliqua ingénument
Évonyme; hier, à Vivey, j'en ai justement vu un qui est charmant
et qui m'a fait rêver; j'ai couché ma rêverie tout au long dans mon
journal.
Antoinette sourit. — Il existe donc toujours, le iom^nx journal?..
Je croyais que vous aviez renoncé à écrire.
— A être publié, oui; à écrire, jamais!.. Quand je suis fatigué
d'errer par monts et par vaux ou de causer avec mes amis Mon-
taigne et La Fontaine, j'ouvre mon journal, et je cause avec moi-
même. C'est là que sont notées, numérotées, comme de vieilles
mélodies, mes sensations de chaque jour. Là, je respire d'antiques
fleurs qui, bien que desséchées, ont conservé pour m.oi un parfum
intime et doux. Mon journal me console de ma nullité; lui et moi,
comme les amans dont parle le bonhomme,
Nous sommes l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau...
— Dites-moi, Évonyme, interrompit Antoinette; pourquoi, avec
ces dispositions casanières, ne vous êtes-vous pas marié?
Elle avait appuyé l'un de ses coudes sur ses genoux, et, la main
sous le menton, elle regardait malicieusement Évonyme, qui poussa
un soupir. — Mes amis, dit-il, s'en étonnent comme vous; mais se
marier, c'est fermer sa porte à toutes les songeries inutiles, c'est
visiter un pays curieux, escorté du cicérone et en subissant les for-
mules du guide officiel.
Antoinette se mit à rire en agitant au-dessus du brasier son pied
à demi chaussé d'une pantoufle microscopique. Évonyme, à la dé-
robée, lorgnait le joli modelé du talon et la fine cambrure du cou-
de-pied, mais n'en paraissait pas autrement troublé. — Et puis,
reprit-il d'un ton comiquement confidentiel, vous l'avouerai-je? les
femmes me font peur.
Les rires d'Antoinette redoublèrent; elle avança d'un air espiègle
vers Évonyme sa figure railleuse, et murmura : — Gomment toutes?.,
même moi?
380 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous? fit Évonyme, un moment pensif, mais oui, vous sur-
tout... La femme est dangereuse et troublante, mais la jeune fille
est une redoutable Isis voilée, dont les bandelettes ne se déroulent
qu'après le mariage; alors on s'aperçoit qu'on a pour la vie, à ses
côtés, qui un ange et qui une oie, celui-ci une nonne, et cet autre
une furie...
— Je voudrais bien savoir ce que je serai, moi, quand le voile
tombera! s'écria Antoinette. — Elle s'était levée brusquement et se
tenait plantée devant Évonyme d'un air piqué et provocant. La
flamme du brasier éclairait de bas en haut sa taille svelte et sa poi-
trine délicieusement accusée par le corsage collant d'une robe de
mérinos bleu. Le reste de sa personne demeurait dans une pénombre
mystérieuse qu'illuminait parfois la tremblante lueur des tisons, et
alors on distinguait un cou délicat et l'ovale allongé d'une figure
spirituelle que des cheveux crépelés encadraient et qui rappelait les
têtes de l'école de Léonard de Vinci. Evonyme, ébahi et muet, ad-
mirait d'un air craintif les grands yeux de la jeune fille, sa bouche
moqueuse aux lèvres très rouges et aux coins retroussés. — Voyons,
répéta Antoinette en croisant les bras, dites-moi quel monstre je
puis bien être !
— Vous? répondit-il lentement, vous êtes une ondine... Oui,
vous êtes une fille de l'eau : vous en avez le charme et la mobilité,
les colères soudaines et le calme perfide; vos yeux verts en ont
gardé la couleur inquiétante. Celui que vous aimerez aura besoin
d'un cœur solidement trempé; s'il se laisse attendrir un seul mo-
ment, miséricorde! je le plains. Vous l'entraînerez avec vous dans
les abîmes de votre élément paternel...
11 s'arrêta tout à coup en voyant l'expression assombrie de la
figure d'Antoinette; son sourire s'était évanoui et ses yeux étaient
pleins de larmes. — Vous me croyez donc bien mauvaise? dit-elle
d'une voix sourde.
A l'aspect de cette brusque métamorphose et de ces larmes sur le
point de jaillir, Évonyme eut un remords. — Bah ! je plaisante, s'é-
cria-t-il en s'eiïorçanl de donner un ton caressant à sa voix rauque;
seulement je suis comme l'âne de La Fontaine qui veut imiter le
petit chien, j'ai la plaisanterie un peu lourde... Pardonnez-moi, et
ne me prenez pas au sérieux.
On entendit Tant-Belle gratter à la porte, et Antoinette essuya
rapidement ses yeux. M. de Lisle entra; il fronçait les sourcils et
sifflotait entre ses dents, — signe de mauvaise humeur.
— Eh bien! lui demanda sa fille, as-tu vu ton garde-général?
— Oui, grogna M. de Lisle, c'est un singulier monsieur!.. A
peine a-t-il daigné répondre aux avances que je lui faisais. Je ne
sais pas où le gouvernement va prendre ses employés !
UNE OXDINE. 381
— J'en étals sûre, dit la jeune fille, encore quelque sanglier gro-
gnon, vieux et laid.
— Vieux? non. Trente ans, la mine sévère et une barbe noire,
l'air d'un conspirateur.
La figure d'Anioinette prit une expression moins indifférente, et
Évonyme demanda le nom du nouvel arrivant. — 11 s'appelle Du-
houx, répondit M. de Lisle.
— Duhoux? reprit Évonyme en se levant pour partir. J'ai eu au
collège un camarade de ce nom-là; ce serait bizarre si c'était le
même.
— Duhoux ! s'écria Antoinette, le nom va bien avec le signale-
ment du personnage. Ce doit être un de vos amis, Évonyme! Bon-
soir, je suis lasse, et je vais me coucher.
II.
Le lendemain, celui dont l'arrivée avait piqué la curiosité de
M. de Lisle, Jacques Duhoux, était réveillé par le tumulte matinal
de l'auberge de Pitoiset. Cette maison, l'unique hôtellerie de Ro-
chetaillée, n'était pas précisément le temple de la paix. Le tinte-
ment des verres, les propos des buveurs, les aboiemens des chiens,
se mêlant à la voix stridente de l'hôtesse, y faisaient un vacarme des
moins réjoaissans. Le nouveau garde-général n'y put tenir, et,
s'habiJIant à la hâte, chercha un refuge sous une allée de tilleuls,
située en face de l'auberge, et bordée par deux bras de l'Aubette.
Cette avenue, appelée dans le pays la promenade à'Enlre deux
eaux, reliait les maisons du village à l'ancienne abbaye de Roche-
taillée. Elle était dominée d'un côté par le moulin et le jardin en
terrasse de la maison des Corderies. Le brouhaha ne convenait
guère aux goûts studieux de Jacques Duhoux. Au sortir de l'école
forestière, ayant eu la chance d'être nommé stagiaire dans sa ville
natale, il n'avait quitté sa famille que pour faire une excursion
scientifique à travers les forêts de l'Allemagne. Le train de vie de
l'auberge contrastait trop complètement avec les calmes et métho-
diques habitudes de la maison de son père pour qu'il ne se sentît
point dépaysé et désorienté. La vue de la verdure et le murmure
de l'eau le rafraîchirent un instant et rassérénèrent un peu ses
idées. Cependant en cheminant sous les tilleuls, son cœur se serra
de nouveau, et les détails familiers qu'il observait çà et là ravi-
vèrent la. tristesse nostalgique dont il souffrait. Les pièces de toile
étendues au soleil, dans la prairie du moulin, lui rappelaient sa
petite ville et les préoccupations de sa mère au temps des lessives;
l'aspect des vergers en fleurs évoquait le souvenir du jardin oii ses
sœurs venaient, l'après-midi, broder à l'ombre des framboisiers.
,382 REVUE DES DEUX MOMDES.
Il errait ainsi, en proie à tous ces souvenirs, sans se douter
qu'au même moment il était l'objet d'un espionnage minutieux.
M"*" de Lisle l'avait aperçu du haut de la terrasse des Corderles, et
avait sur-le-champ deviné dans ce promeneur étranger le nouveau
forestier signalé par son père. Cachée derrière un noisetier déjà
feuillu, elle l'observait d'autant plus curieusement qu'il ne répon-
dait en aucune façon au personnage que son imagination avait g:éé
de prime-saut. Jacques Duhoux n'était pas beau, mais ses traits irré-
guliers, à la fois énergiques et sévères, ses yeux enfoncés sous l'or-
bite, son front large, lui donnaient une physionomie mâle et accen-
tuée. Dans ce jeune homme alerte, robuste et de fière tournure,
on devinait un caractère et une volonté. Il marchait rapidement,
les mains dans les poches de sa tunique verte et le front légère-
ment incliné. Tout à coup il secoua la tête comme pour chasser
une pensée obsédante, puis il disparut dans la direction de l'au-
berge.
Il ne voulait pas se laisser envahir par la mélancolie. En homme
d'action, il tenait la rêverie pour une occupation inutile et mal-
saine; afm de la combattre, il s'était décidé à partir en forêt et à
faire connaissance avec les gardes de son triage. Une demi-heure
après, il s'engageait dans les grands bois montueux qui s'étendent
entre Rochetaillée et \ivey. Il ne s'était pas trompé en suppo-
sant qu'une longue course sufTirait pour rétablir en lui l'équilibre
moral. La vue seule de la forêt l'avait guéri. Fils et petit-fils de
forestiers, il aimait son métier avec p9,ssion. La solitude des bois
où la vie circule à petit bruit plaisait à son cœur; il y trouvait l'at-
trait d'une action incessante et féconde se développant dans une
atmosphère silencieuse. La forêt n'est jamais muette, et cependant
elle donne une impression de silence et d'apaisement. Au bout de
cent pas, Jacques se sentit ragaillardi, retrempé. 11 franchit d'un
pied joyeux le ruisseau de Vivey et gagna une vaste clairière qui
porte le nom de la Planche au vacher. Déjà il foulait allègrement la
pelouse élastique du pâtis inondé de lumière quand il vit déboucher
du bois un grand garçon vêtu d'un paletot noisette, ayant le nez
plongé dans un livre et faisant de larges enjambées. Ce promeneur
excentrique, pariant à voix haute et gesticulant, s'avançait vers le
garde- général sans le voir. Dans ce pâtis écarté, une pareille ren-
contre était peu commune; Jacques s'arrêta pour examiner l'en-
ragé liseur. Lorsque celui-ci fut à deux pas, il releva la tête et
poussa une retentissante exclamation. •
— Jacques Duhoux, c'est donc bien toi?
— Évonyme 1 s'écria Jacques, qui reconnut alors son ancien ca-
marade de collège.
11 y avait dix ans qu'ils ne s'étaient vus. Ils se serrèrent les mains
UNE ONDINE. 383
et s'accablèrent de questions à propos du temps passé, des amis dis-
parus, des châteaux en Espagne écroulés...
— Çà, qu'es-tu devenu? demanda Jacques... J'ai cherché bien
des fois ton nom dans les journaux. Je te croyais lancé en plein
dans la littérature.
Ëvoiiyme secoua mélancoliquement la tête. — Oui, soupira-t-il,
je donnais des promesses... La chrysalide était jolie, mais le pa-
pillon a sottement avorté. Avec le goût des lettres , la fée qui vint
à ma naissance m'avait doué d'un penchant trop prononcé à la pa-
resse. Une fois sur la pente, j'ai doucement dégringolé jusqu'en
bas... Je m'en console avec mes livres, dit-il en frappant sur la re-
liure d'un volume de Montaigne, et puis je vis heureux ici, en tête-
à-tête avec ma rêverie. Les oiseaux et le vent sont mon orchestre,
et je danse avec mon imagination. Je sais bien que je suis ridicule
comme un vieux valseur à barbe grise, mais ma danseuse prétend
que non ; elle me murmure à l'oreille que les poètes qui chantent
en public sont les moins émus et les moins sincères.
Jacques riait. — Et toi? ajouta Evonyme en serrant de nouveau la
main de son ami.
— Oh! moi, répondit celui-ci, ma vie est bien simple. Le pro-
gramme que je me suis tracé à vingt ans est prosaïque comme
une formule d'algèbre. Je l'ai suivi pourtant, et j'espère lui être
fidèle... J'aime passionnément mon métier, et jusqu'à présent j'ai
plus vécu avec les arbres qu'avec les hommes. Mon unique ambi-
tion est de prêcher le reboisement de nos montagnes; un pays qui
n'a plus de bois est un pays sans avenir. Je veux travailler ferme,
pendant un an ou deux, puis me faire nommer chez moi et n'en
plus sortir. Là, j'épouserai une douce et simple fille, que ma brave
mère convoite déjà pour moi, et j'écrirai un livre sur la sylvicul-
ture.
— Tu te marieras! s'écria Evonyme, devenu songeur... Je me
demande parfois si je ne devrais pas en faire autant. Je n'ai pas la
gloire, j'aurais au moins des enfans qui me croiraient un grand
homme sur ma seule parole,... tant qu'ils resteraient petits.
Ils causèrent encore ainsi pendant un quart d'heure , puis se sé-
parèrent, non sans qu'Évonyme eût fait promettre à Jacques de
venir le lendemain déjeuner avec lui à la ferme du Val-Glavin.
Le soir du même jour, Evonyme alla passer une heure aux Cor-
deries. M. de Lisle était absent. Il trouva Antoinette qui se prome-
nait le long des noisetiers de la terrasse, et il lui conta sa rencontre
avec Jacques.
— C'est toujours, dit-il, le même garçon que j'avais connu au
collège : austère, honnête, loyal, animé d'une volonté qui m'eiïraie.
384 REVUE DES DEUX MONDES.
11 vient déjeuner demain chez moi, et je me réjouis de causer longue-
ment avec lui.
Et de lui lire votre journal au dessert, répliqua Antoinette
en riant. — Elle fit quelques pas, puis se retournant brusquement
vers Évcnyme : — Je serais curieuse de le connaître, votre puri-
{ain; ne me l'amènerez-vous pas?
Évonyme prit son air ébahi. — Quelle idée!.. Jacques accueille-
rait probablement une pareille proposition comme il a reçu les
avances de votre père. C'est un sauvage... D'ailleurs, il vous dé-
plairait et vous ne lui plairiez pas.
— Et pourquoi ne lui plairais-je pas?
Parce que votre caractère est tout l'opposé du sien.
C'est-à-dire que je suis inepte, étourdie et frivole? Grand merci!
Évonyme essaya de se tirer d'embarras en expliquant que son
ami était très farouche, et qu'il fuyait la société des femmes; mais
tout cela ne fit qu'irriter la curiosité d'Antoinette, elle insista de
nouveau pour connaître le forestier, en ajoutant d'un air espiègle
qu'elle ne serait pas fâchée de tourner un peu la tète à ce vertueux
Grandisson. Alors Évonyme, impatienté et poussé dans ses derniers
retranchemens, finit par répondre qu'elle perdrait son temps, et
que Jacques était déjà fiancé dans sa ville natale.
— Une fiancée, s'écria la jeune fille d'un air dédaigneux; une
provinciale aux mains rouges, qui fait des confitures et brode au
tambour... A merveille, il est complet, Jacques le ténébreux! Eh
bien ! mon pauvre ami, si je voulais m'en donner la peine , malgré
son austérité, sa science et sa fiancée aux grands pieds, je ne de-
manderais pas huit jours pour le rendre amoureux et lui faire sus-
pendre des madrigaux à tous les arbres de la forêt!
Évonyme sourit d'un air incrédule. Antoinette, que l'opposition
irritait, se piqua au jeu et déclara qu'elle tenterait l'aventure.
— Je serais curieux, dit Évonyme, de savoir comment vous vous
y prendrez pour rendre amoureux un garçon que vous ne rencon-
trerez nulle part, et qui ne viendra certes pas vous faire visite.
— Qui sait?.. Vous me l'amènerez un de ces jours.
— Je m'en garderai bien !
— Alors, je le verrai ailleurs.
— Je vous en défie.
— Vous m'en défiez ! — Antoinette s'arrêta toute frémissante,
et une flamme passa dans ses yeux. — Je le verrai pas plus tard
que demain, voulez-vous parier?
— Parier quoi? dit Évonyme en riant de son gros rire, qui re-
doublait l'irritation nerveuse de la jeune fille.
— Si vous perdez, répondit-elle, vous me donnerez ce volume
UNE ONDINE. 385
de Musset que vous m'avez toujours refusé. Ah! vous m'en défiez;
nous verrons bien ! — Et brusquement elle quitta la terrasse en
laissant Ëvonyme stupéfait.
Le lendemain, Antoinette, silencieuse et agitée, allait et venait
par la maison et semblait ne pas tenir en place. M. de Lisle, parti
dès l'aube pour la foire de Grancey, ne devait rentrer qu'cà la nuit.
Elle déjeuna rapidement sur un coin de la table de la cuisine, puis
jetant sa serviette : — Céline, dit-elle d'un ton câlin, si tu étais
bien gentille, tu chausserais tes bottes de sept lieues, et nous irions
faire un tour dans les bois.
Céline eut beau objecter qu'il allait pleuvoir et qu'elle ne met-
trait pas les pieds dehors, elle finit par plier devant les caprices de
son enfant gâtée, et alla s'habiller. Antoinette se précipita dans sa
chambre, boutonna ses mignonnes guêtres de coutil, se coiffa d'un
petit cliapeau rond de feutre gris, et reparut enveloppée dans un
coquet paletot de drap, dans les poches duquel elle enfonçait ses
mains d'un air cavalier. Cinq minutes après, elle marchait dans la
direction des bois du Val-Ciavin, traînant victorieusement à sa suite
la pauvre Céline qui protestait encore, en montrant les nuages som-
bres et en contant de tragiques histoires de fluxions de poitrine.
Le temps à la vérité n'était guère engageant. Il avait plu pendant
la nuit, la route était détrempée, et les bois étaient mouillés. Cé-
line poussait des soupirs chaque fois que son pied glissait dans la
terre boueuse ou que sa robe s'accrochait aux ronces. Antoinette
lui répondait par un éclat de rire, et poursuivait sa promenade en
cueillant de ci et de là des pervenches et des gerbes de grami-
nées. — Sainte Vierge, ma petite fille, de quel train tu vas ! s'é-
criait Céline essoufflée. — Pour comble de malheur, les nuages sus-
pendus au-dessus de la forêt crevèrent brusquement, et une averse
se mit à tomber.
— Je te l'avais bien dit, gémit Céline. Retournons.
— Cela n'est rien, répliqua Antoinette, prenons sous bois; les
feuilles nous garantiront.
Elle quitta bravement le sentier et s'enfonça sous les arbres. Elle
allait droit devant elle, comme si elle eût suivi un plan tracé d'a-
vance. Les feuilles à demi dépliées ne faisaient guère obstacle à la
pluie qui ruisselait sur les deux promeneuses. Tout à coup le bois
s'éclaircit, on entendit des coqs chanter, et en atteignant la lisière
elles virent à leurs pieds une combe, verte au milieu de laquelle s'é-
levaient les murs gris et les toits d'une ferme.
— Nous voilà dans un bel état ! s'écria Céline en secouant ses
jupes mouillées. Qu'allons-nous faire?
— Une chose bien simple, répondit Antoinette, voici là-bas la
TOME civ. — Î873. 25
o86 REVUE DES DEUX MONDES.
ferme du Val-Clavin, nous allons y descendre et demander l'hospi-
lalité à Évonyme, qui s'empressera de mettre un fagot au feu pour
nous sécher.
Céline se récria. Évonyme avait annoncé la veille qu'il avait le
garde-général à déjeuner; que penserait ce monsieur en voyant ar-
liver Antoinette et sa bonne, faites comme deux bohémiennes?
— Ce monsieur, dit Antoinette, pensera ce qu'il voudra.
Tout en prononçant ces mots d'un ton bref, elle sortit résolument
du bois, et, sans pitié pour les blés verts d'Ëvonyme, elle marcha
droit à la ferme. Céline la suivait clopin-clopant. Antoinette tra-
versa la grande cour sans se soucier des gloussemens de la volaille
ellarouchée et des regards ébaubis de la fermière; puis, d'un bond
et comme pour s'ôter le temps de la réflexion, elle s'élança vers le
logis d'Ëvonyme, où elle entra violemment, la tête haute, le cœur
bondissant et les bras serrés contre sa gerbe de fleurs mouillées...
Les deux amis achevaient leur café et fumaient près d'un feu à
demi éteint, tandis qu'en face d'eux la fenêtre ouverte laissait voir
la combe verdoyante et les bois vaporeux. A l'aspect d'Antoinette,
Évonyme bondit sui* sa chaise. Jacques se leva, déposa son cigare
et regarda d'un air intrigué son ami et la jeune fille.
— Comment, c'est vous! s'écria enfin le maître du logis.
— Oui, c'est moil répondit-elle d'une voix un peu étranglée par
l'émotion, vous me devez un Musset, mon cher Évonyme!.. Je vous
ai dérangé... Monsieur voudra bien m'excuser...
Jacques s'inclina silencieusement, et ses yeux noirs se fixèrent
curieusement sur cette étrange apparition. Antoinette, au milieu
de la salle, son bouquet à la main, l'œil brillant, la joue humide,
gardant encore dans ses cheveux et sur sa robe les traces du ruis-
sellement de l'ondée, avait l'air d'une naïade. Évonyme ne disait
mot, et semblait confus et ennuyé. Il y eut un moment de silence
pendant lequel on entendait distinctement le chant des alouettes
dans les blés. Antoinette, qui sentait son aplomb l'abandonner, vou-
lut payer de hardiesse. — J'ai voulu faire une promenade dans les
bois, balbutia-t-elle en essayant de sourire, la pluie nous a sur-
prises, alors j'ai eu l'idée,... c'est-à-dire Céline s'est mis en tète de
se réfugier ici...
Le regard de Jacques fixé sur elle la déconcertait. Les traits du
forestier s'étaient rembrunis en écoutant la peu vraisemblable his-
toire débitée par Antoinette. Elle l'examinait à la dérobée, et lisait
sur cette figure sévère une pensée de désapprobation. Elle ne put
achever sa phrase et se retourna vers Céline pour cacher son em-
barras.
— Allons, dit Évonyme qui riait sous cape et qui eut pitié d'elle,
UNE ONDINE. 387
venez vous sécher toutes deux, et une autre fois consultez votre ba-
romètre quand vous voudrez vous risquer dans les bois du Yal-
Glavin !
Le ton do commisération railleuse dont ces derniers mots étaient
accompagnés exaspéra Antoinette. Subir la compassion d'Évonyme
devant cet étranger, devant M. Duhoux, c'était trop!.. Le regret
de sa folle équipée, mêlé au sentiment d'une secrète humiliation,
réveilla ses nerfs irritables. — Merci ! fit-elle en se redressant fière-
ment, tandis qu'un éclair de dépit allumait ses yeux... Je ne suis
pas mouillée, et je ferai mieux de rentrer... Partons, Céline, -le
temps s'est éclairci.
— Il pleut à verse! s'écria Céline bouleversée.
— Non, non! reprit-elle précipitamment, partons!
Sans saluer Jacques, qui continuait à la regarder flegmatique-
ment, sans écouter les objurgations d'Évonyme, qui la suppliait de
rester, elle entraîna Céline, et disparut à travers la pluie battante.
— Voilà une étrange petite personne, dit Jacques à Évonyme, qui
refermait la porte. — Le forestier s'était remis à fumer et se pro-
menait de long en large.
— C'est la fille d'un de mes amis, M. de Lisle, une enfant gâtée
et élevée à la diable dans un pensionnat de Paris; mais il ne fau-
drait pas la juger sur les apparences. Je t'assure qu'elle a un bon
cœur et une excellente nature. — Et le brave Évonyme se mit en
devoir d'énumérer toutes les aimables qualités d'Antoinette.
— Oui, dit Jacques, une demoiselle à la mode... C'est un genre
de femme que je n'aime pas et qui me fait peur.
IIL
Le retour aux Corderies s'effectua en silence sous une averse qui
tombait dru et qui ne cessa pas un instant. A peine arrivée, Antoi-
nette monta dans sa chambre, s'y enferma et n'en redescendit que
le soir de fort mauvaise hum.eur; mais, en voyant Céline toute do-
lente et courbatue, la jeune fille sauta au cou de sa bonne. Elle
l'accabla de caresses, fit bouillir de l'eau, prépara une infusion, et
força Céline à l'avaler. — Hélas! s'écria-t-elle en Tembrassant,
pardonne-moi, je suis décidément une détestable créature.
— Allons donc, ma petite fille, répondit Céline, ne dis pa^ de
sottises. Est-ce que je t'en veux, moi? Est-ce ta faute s'il a plu, et
si nous avons été mal reçues au Val-Clavin, grâce à ce forestier
grognon et mal appris?
Les joues d'Antoinette s'empourprèrent. — Tais-toi! reprit- eîle
en lui mettant la main sur la bouche, ne me reparle plus de cette
ridicule aventure! J'en meurs de honte.
388 REVUE DES DEUX MONDES.
Un sanglot lui coupa la parole, elle se rejeta dans les bras de sa
bonne et fondit en larmes. Les tendresses de Céline réussirent enfin
à la calmer, mais non à lui faire oublier la scène de la ferme. Pen-
dant plusieurs jours, elle resta rêveuse et préoccupée. Elle n'avait
qu'à fermer les yeux pour revoir Jacques Duhoux debout contre le
manteau de la cheminée et la contemplant d'un air de pitié hau-
taine. Ce regard scrutateur, qui lui avait fait perdre son sang-froid
à la ferme, la poursuivait partout, jusque dans ses rêves.
Lorsque Évonyme revint aux Corderies, la première parole d'An-
toinette fut pour le supplier de ne pas raconter sa malencontreuse
équipée à M. de Lisle; puis elle ajouta rapidement en baissant les
yeux : — Je serais curieuse de savoir ce que votre ami a dit de
moi après mon départ.
— Mais rien absolument! répondit Évonyme, qui ne voulait pas
augmenter la confusion d'Antoinette en lui rapportant les dures ré-
flexions de Jacques.
— Quoi! pas un mot?
— Non. Jacques est très réservé, ses études l'absorbent, et je
suis sûr qu'il a déjà tout oublié.
— Tant mieux ! fit Antoinette désappointée. — Ce froid dédain
lui semblait la pire des injures ; elle eût préféré les méchancetés
les plus mordantes à une si complète indifférence.
Indifférent, Jacques ne l'était pas, et la brusque apparition d'An-
toinette avait fait sur lui une impression dont la vivacité même l'in-
quiétait. Dans le milieu calme et patriarcal où s'était jusqu'alors
passée sa vie, il n'avait jamais rencontré que des femmes à l'allure
grave ou des jeunes filles timides et discrètement élevées. L'atmo-
sphère des petites villes avait jeté sur ce monde provincial la même
teinte uniformément grise; tout y était réglé, mesuré et pesé, les
paroles, les manières et les démarches. Les toilettes y étaient sim-
ples, les figures modestes ou insignifiantes. Auprès de ces médailles
effacées, Antoinette avec son ton cavalier, sa mise un peu excen-
trique et surtout son originale beauté, faisait un contraste singu-
lier, pareil à celui qu'une superbe fleur exotique, à l'odeur et aux
couleurs violentes, produirait au milieu d'un bouquet de roses du
Bengale. Cet éclat avait à la fois ébloui et troublé Jacques Duhoux.
Il était trop peu expansif pour en avoir rien laissé paraître devant
Évonyme, mais la scène du Val-Glavin l'avait vivement frappé. Son
esprit fut hanté longtemps par le souvenir d'Antoinette entrant
dans la ferme avec ses joues en feu et ses cheveux semés de gouttes
de pluie. Longtemps cette fantasque image voltigea entre lui et ses
écritures. A la fin, impatienté et irrité contre lui-même, il secoua
impérieusement cette obsession, et, pour en empêcher le retour, il
évita de traverser le village lorsqu'il se rendait en forêt.
UNE ONDINE. 389
Le hasard devait dt^joiier toutes ses sages précautions. Il advint
que, vers la fin de mai , le brigadier-forestier de Rochetaillée maria
sa fille à un commis de forge des environs. Le mariage était hono-
rable, et le brigadier Sauvageot voulut le célébrer solennellement
en invitant de nombreux convives au dîner de noce et au bal qui
devait suivre. Au nombre des invités se trouvaient Jacques Duhoux,
qui n'avait pu faire l'affront d'un refus à son subordonné, Évonyme,
qui était de toutes les noces du village, et M. de Lisle, qui avait
vidé plus d'un verre avec le père Sauvageot. Antoinette avait pro-
mis à la jeune mariée d'assister au bal. Vers le soir, Céline la con-
duisit jusqu'à la maison forestière, puis s'en revint en maugréant
aux Corderies préparer le souper des bêtes.
La maison forestière était située dans les bois, un peu au-dessus
des étangs de la Thuilière, et, comme le mois de mai avait été ex-
ceptionnellement chaud, on avait dîné et on devait danser en plein
air. La salle de bal était installée sur l'emplacement d'un ancien
rendez -vous de chasse nommé la Belle -Etoile. Tout autour, la
forêt profonde faisait aux danseurs une ceinture d'ombre et de si-
lence, et l'une des tranchées, en s'évasant brusquement, laissait
voir, par-dessus les masses du taillis, la combe voisine où dormaient
les étangs et où le soleil couchant s'enfonçait dans une brume em-
pourprée.
Quand, après avoir fumé, Jacques Duhoux se décidait à jeter né-
gligemment un coup d'œil sur le rond-point, le bal était déjà com-
mencé. L'orchestre jouait une valse, et les couples tournoyaient len-
tement sur la pelouse. La première danseuse qui passa devant
Jacques, entraînée par le bras vigoureux d'un jeune commis, fut
Antoinette. Elle était vêtue d'une robe de mousseline blanche à raies
bleues verticales; sur ses belles épaules, un fichu de tulle était
croisé, et dans ses cheveux, relevés au sommet de la tête par un
antique peigne d'écaillé, elle avait piqué, pour tout ornement, trois
fleurs de narcisse. Elle valsait d'une façon charmante; indifférente à
la personnalité de son valseur, elle ne semblait lui demander qu'un
bras solide et le sentiment de la mesure. Ainsi soutenue par une
robuste étreinte, elle glissait légèrement, chastement, comme une
forme aérienne. Elle s'enivrait de musique et de mouvemens
rhythmés, sa bouche ébauchait un fin sourire, ses regards sem-
blaient noyés dans une délicieuse extase. En apercevant Antoinette,
Jacques Duhoux recula instinctivement dans l'ombre, mais il ne
partit pas. Caché derrière la rangée des grands parens, il ne quit-
tait pas des yeux la valseuse à la robe blanche rayée de bleu. Elle
exerçait sur lui une lente et irrésistible fascination. Jamais il n'avait
soupçonné tant de grâce voluptueuse dans un corps de jeune fille.
Parfois elle disparaissait, perdue dans la foule, puis il la revoyait
300 REVUE DES DEUX MONDES.
soudain à deux pas de lui, et il se sentait brusquement ébloui par
une douce lumière, comme lorsque la lune, un moment cachée der-
rière les nuages, reparaît tout à coup dans sa blanche et amicale
sérénité.
Peu à peu, la nuit était venue ; les lanternes de couleur scintil-
laient dans les feuilles comme des vers luisans, et à travers les
arbres les étoiles clignaient leurs yeux d'or. Un quadrille avait
succédé à la valse. Antoinette y figurait en face de la mariée.
Son visage était épanoui, ses yeux rayonnaient, elle était toute à la
joie de la fête. Entre deux figures, Jacques la vit tout à coup quit-
ter son danseur, s'élancer vers le banc où M. de Lisle était assis,
déposer deux baisers sur les joues de son père, et puis se perdre
de nouveau dans le tumulte du bal.
M. de Lisle cependant commençait à trouver le temps long ; il
ne songeait pas sans inquiétude au souper de ses bêtes, puis il avait
largement dîné, et il aimait à se coucher de bonne heure. Il se glissa
adroitement hors du cercle du bal. — Cette petite s'amuse, et ne
voudra pas revenir encore, se dit- il, bah! ne troublons pas son
plaisir. — Il aperçut Évonyme, qui rêvait dans un coin. — Orman-
cey la ramènera, pensa-t-il, — et, cette réflexion calmant ses der-
niers scrupules, il s'esquiva sans rien dire.
Or, dans le même moment, Évonyme était plongé jusqu'au cou
dans un de ses accès de mélancolie. Le spectacle d'une noce, la
musique et la joie d'un bal le remuaient toujours profondément.
L'éternel problème du mariage le tourmentait alors avec plus de
persistance. Il jeta un regard pensif sur les physionomies radieuses
des jeunes mariés et poussa un soupir : — Ces gens-là sont heu-
reux !.. Se marier, faire souche de petits Évonymes, ce serait pour-
tant le vrai but et la vraie fin. — Il s'arrêta, bourra sa pipe et l'al-
luma, puis, comme si cette opération eût rejeté son esprit irrésolu
dans un courant contraire : — Oui, reprit-il, mais une fois marié,
on est figé dans son bonheur, comme le métal en fusion se fige
pour l'éternité dans le moule où il est entré en bouillonnant. Or
l'immobilité, c'est l'ennui. Vive la nature toujours ondoyante et
diverse ! — Il se leva, tira deux ou trois bouffées et contempla la
futaie solitaire. Les grandes tranchées aux ombres mystérieuses
l'attiraient. La musique du bal devait y avoir des accens plus voi-
lés et plus charmans... — C'est ainsi, pensait-il, que je voudrais
toujours envisager le mariage... à distance. Bah ! égarons -nous
dans la forêt où les rossignols chantent seuls ! — Et là-dessus, il
s'enfonça peu à peu dans l'ombre et disparut.
Cependant le bal menait toujours ses bruits joyeux, les heures
se passaient, et Jacques ne se lassait pas de regarder Antoinette,
qui ne se lassait pas de danser. Tout à coup il ne vit plus la jeune
UNE ONDINE. 391
fille, et, déjà honteux de sa folie, il songeait à regagner le bourg
quand une grosse voix, celle du brigadier, résonna derrière lui.
Il se retourna et vit Sauvageot, qui lui présentait Antoinette, en-
core toute frémissante de l'agitation du bal et drapée dans un bur-
nous blanc dont le capuchon lui retombait sur les yeux. — Je
voudrais, dit le brigadier, vous demander un service. Yoici M"'' de
Lisle qui désire retourner à Rochetaillée; son père s'en est allé, et
je ne puis pas la confier à un de nos jeunes étourneaux... Comme
vous partez, scriez-vous assez bon pour la ramener chez elle ?
Il n'y avait guère moyen de refuser. Jacques s'inclina silencieu-
sement devant M""" de Lisle, et, prenant congé de Sauvageot, se
mit à marcher à côté de la jeune fille dans le petit chemin caillou-
teux qui descendait vers la Thuilière. Pendant cinq ou six minutes,
ils gardèrent le silence. Jacques, embarrassé et intimidé par ce
tête-à-tête inattendu, cheminait pensif et la tête baissée; Antoi-
nette, encapuchonnée dans son burnous, prêtait l'oreille à la mu-
sique du bal qui retentissait derrière les feuillées, et les mouvemens
de son corps souple et onduleux semblaient encore suivre le rhythme
de la valse lointaine. Elle fit soudain une glissade sur les cailloux
et poussa un petit cri. Le forestier crut devoir lui offrir son bras,
mais elle refusa sous prétexte que le sentier était trop étroit. Jac-
ques s'inclina sans insister, et la conversation tomba de nouveau.
En ce moment, la lune se montra, et sa lueur bleuâtre glissa comme
un léger réseau d'argent sur toutes les masses boisées. En bas, dans
la combe de la Thuilière, les eaux de l'étang reflétèrent le disque
déjà échancré, et tout au loin, du côté du val des Frais, un rossi-
gnol se mit à chanter. — M. Duhoux, dit brusquement la jeune
fille, mon escapade du Yal-Glavin vous a scandalisé, et vous avez
de moi une opinion détestable...
— Moi, mademoiselle !
— Oui, vous m'avez prise pour une fille très mal élevée. Avouez-
le, je ne m'en fâcherai pas. J'ai été très heureuse ce soir, et rien ne
me rend bonne comme le bonheur.
— Et, demanda Jacques d'un ton légèrement ironique, cela vous
arrive fréquemment?
Elle s'arrêta, le regarda d'un air malicieux et répondit avec un
petit accent très net et très résolu : — Oui, chaque fois qu'on fait
ce que je veux.
— Hum! dit Jacques, c'est une satisfaction qu'on n'a pas sou-
vent dans la vie.
— Mais si! reprit ingénument Antoinette; d'abord, avec moi, on
finit toujours par céder. Papa prétend que je suis une embobeli-
neuse, et puis Céline me gâte.
— Qu'est-ce que GéUne?
392 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ma bonne; elle ne m'a pas quittée depuis ma naissance : aussi
je l'aime bien et elle m'adore. Quand ma mère m'avait punie, c'é-
tait toujours Céline qui venait me consoler... Et elle venait souvent,
car j'étais paresseuse comme une loutre.
— Entre nous, dit Jacques d'un ton demi- grave et demi-plai-
sant, M"'' Céline vous eût rendu un meilleur service en vous tirant
les oreilles.
— Eh bien ! vous vous trompez, reprit vivement Antoinette; on
obtient tout de moi par la tendresse, rien par la violence!.. On crut
me mater en m'envoyant au Sacré-Cœur de Marmoutiers.
— Et on obtint un résultat?
— Tragique... Lorsque je me vis ensevelie dans une affreuse robe
d'uniforme gros vert, je fus si désespérée que je résolus de me faire
mourir. J'avais emporté avec moi ma boîte de couleurs; j'y pris un
pain de bleu de Prusse. Céline, en me recommandant de ne pas
mettre mon pinceau à mes lèvres, m'avait toujours dit que c'était
du poison, et j'espérais bien en avoir assez pour me tuer. Je tenais
mon bleu de Prusse dans ma poche, je le tâtais de temps en temps,
je le mettais sous mon oreiller pendant la nuit, enfm, un soir que
je m'étais sentie plus malheureuse et plus abandonnée que jamais,
je l'avalai.
— Gela dut vous rendre horriblement malade ! s'écria Jacques
d'un air à la fois étonné et choqué.
— Oui, mais je n'en mourus pas, poursuivit-elle en riant, et on
me retira du Sacré-Cœur.
— Ce fut un tort, reprit Jacques devenu pensif; on aurait dû vous
y laisser, et je vous réponds que vous n'auriez pas recommencé
l'expérience du bleu de Prusse.
Elle le regarda de côté et haussa les épaules. — Je ne conseille-
rais à personne de s'y fier, murmura-t-elle; — puis, rompant tout à
coup la conversation, elle s'élança dans le taillis et se mit à cueillir
des chèvrefeuilles sauvages qui se balançaient dans les branches
d'un noisetier. Elle jetait à mesure les brins fleuris à Jacques Du-
houx, qui la regardait, stupéfait. L'une des tiges ayant résisté sous
ses doigts, elle se souleva sur la pointe des pieds, et, saisissant le
bois vert entre ses dents, elle voulut le briser. Jacques admirait ses
bras aux attaches menues et ses dents qui étincelaient au clair de
lune. — Vous allez vous couper les lèvres ! murmura-t-il d'une voix
doucement émue et presque caressante. — Cela contrastait si fort
avec ses intonations ordinairement âpres et graves, qu'Antoinette
s'arrêta surprise. Leurs regards se rencontrèrent pour la première
fois, et Jacques se sentit remué de la tête aux pieds.
Quand elle fut fatiguée de cueillir des fleurs, ils descendirent
vers le fond de la combe. C'était le chemin le plus long, mais
UNE ONDINE. 393
Jacques se laissa faire et ne hasarda aucune observation. Ils se
trouvèrent bientôt au bord de l'étang, qui rayonnait d'une clarté
féerique dans sa ceinture de joncs frissonnans.
Antoinette, d'un brusque mouvement de tête, fit tomber son ca-
puchon et rejeta son burnous derrière ses épaules. — Gomme c'est
beau! dit-elle avec enthousiasme, j'aime l'eau... Je l'aime folle-
ment!
— Auriez- vous quelque ondine pour marraine? demanda Jacques
en riant.
Elle sourit, fit une petite moue et reprit : — Évonyme prétend
que j'en suis une moi-même, parce que j'ai les yeux verts.
— Verts ! murmura Jacques, vraiment ? Je les croyais bleus.
— • Vous aviez mal vu. Regardez ! ajouîa-t-elle étourdiment en
rapprochant de Jacques sa figure éclairée par la lune. Ce sont de
vrais yeux d'ondine.
Jacques perdait peu à peu son sang -froid. — Savez-vous, re-
prit-il d'une voix légèrement tremblante, que les ondines jouis-
saient d'une assez mauvaise réputation? on dit qu'elles étaient fa-
tales à ceux qu'elles aimaient.
— Bah ! fit Antoinette en se rapprochant du talus de l'étang,
c'est que leurs amoureux ne les aimaient pas bien... Il faut aimer
trop pour aimer assez... A propos, puisque nous sommes dans mon
royaume, je veux y cueillir quelques fleurs pour compléter mon
bouquet.
Il y avait à trois pieds du talus un îlot couvert de saules et relié
à la chaussée par une mince passerelle, et juste au-dessous de cette
passerelle des trèfles d'eau berçaient leurs épis blancs et roses à
demi submergés. Antoinette mit le pied sur la planche et fit mine
de les cueillir.
— Ne faites pas cela, s'écria Jacques, la"planche n'est pas solide
et l'étang est profond.
— Je n'ai pas peur de l'eau, répliqua malicieusement la jeune
fille en imprimant un léger balancement à la passerelle.
— On vous a confiée à moi, et je ne vous laisserai pas commettre
une pareille imprudence, dit Jacques sévèrement. — Et, comme
elle n'avait pas l'air de l'écouter, il ajouta avec force : — Ne faites
pas un pas de plus, je vous le défends !
— Oh ! oh ! répliqua-t-elle d'un air de défi, il ne faut jamais me
dire de ces mots-là ! — En un clin d'œil, elle fut au milieu de la
passerelle, s'y agenouilla et trempa l'un de ses bras dans l'eau.
Jacques s'était élancé derrière elle. La vue d'un danger très sé-
rieux et la contrariété que lui causait cette folle bravade l'avaient
vivement irrité, il saisit avec emportement les deux bras de la
jeune fille et la releva énergiquement. Au même instant, sous ce
394 REVUE DES DEUX MONDES.
double poids, la frôle passerelle plia comme un jonc, un craque-
ment sourd se fit entendre, et Antoinette poussa un cri de terreur en
sentant l'eau mouiller ses pieds. Jacques l'étreignit avec une sorte
de violence sauvage, et d'un bond sauta sur le talus...
Le saisissement et la peur de la jeune fdle avaient été si grands
qu'elle resta pendant une minute sans mouvement dans les bras du
forestier. A travers les plis du burnous, Jacques sentait la douce
impression de ce corps souple et alangui. Tandis que cette jolie
tête renversée reposait sur son épaule, le jeune homme eut le temps
d'admirer deux yeux doucement voilés par les cils bruns, et parmi
les cheveux châtains à demi dénoués la plus mignonne oreille rose
de la création... C'en était trop pour Jacques Duhoux. Il avait beau
se raidir contre la tentation, une attraction magnétique courbait
déjà, sa tête vers celle de la jeune fdle quand un frémissement par-
courut tout le corps d'Antoinette; elle ouvrit les yeux, se dégagea
vivement des bras de Jacques, rougit très fort, puis partit d'un
long éclat de rire.
Jacques, qui était redevenu peu à peu maître de lui, se sentit
sourdement agacé par ce rire bruyant. — La chose n'est pas si plai-
sante, dit-il avec humeur, l'étang est plein d'herbes et de vase, et,
comme il est impossible d'y nager, nous aurions pu y rester tous
les deux.
Antoinette s'était assise sur un tronc d'arbre et secouait son bur-
nous tout trempé. — Eh bien ! continua-t-elle de son ton évaporé,
je vous aurais emmené dans mon royaume, où mes sœurs, les on-
dines, chantent en peignant leurs cheveux verts avec un peigne
d'or... N'est-ce pas de cette façon que cela finit toujours dans la
légende?
— Vous avez les pieds mouillés, reprit Jacques avec impatience,
et vous ferez bien de marcher.
Elle se leva d'un air boudeur, et ils gagnèrent la route. Au bout
de cent pas, ils virent une petite femme s'avancer vers eux d'un
pas rapide... — Dieu me pardonne ! fit Antoinette, je crois que voici
Céline.
— Est-ce toi, ma petite fille? s'écria celle-ci dès qu'elle fut à
portée, je ne te voyais pas revenir et j'avais martel en tête... C'est
bien de ton père, de t'avoir laissée seule au milieu de cette cohue 1
Il sera toujours le même !
Elle prit le bras de la jeune fille après lui avoir jeté un gros
châle sur les épaules, puis elle remercia chaleureusement Jacques
Duhoux.
A l'entrée du bourg, le garde-général prit congé de M"^ de Lisle.
— Au revoir! lui dit gaîment celle-ci. — Puis, lui tendant amicale-
ment les fleurs qu'elle avait arrachées dans l'étang et qu'elle avait
UNE ONDINE. 395
gardées religieusement : — Prenez mes trèfles d'eau, ajouta-t-elle,
vous les avez bien gagnés.
Quand Jacques Duhoux fut seul sur la route, il regarda les épis
roses et blancs encore tout humides. — Il était temps que cette
servante arrivât, pensa-t-il, j'aurais commis quelque folie.
IV.
Le printemps avait donné toutes ses fleurs, le mois de juin finis-
sait, et la fenaison venait de commencer. Dans le vallon de Ger-
maine, où se trouvaient les prés de M. de Lisle, les foins coupés
dressaient leurs meules odorantes. Le maître, abrité sous un large
chapeau de paille, surveillait les faneurs occupés à charger la pre-
mière charrette. Les ombres qui tombaient déjà plus grandes du
haut des collines boisées indiquaient que la journée tirait à sa fin,
et le paresseux Évonyme , après avoir fait la sieste sur un tas de
foin, épiait gravement le long du ruisseau le manège des écrevisses
qui venaient de temps en temps se percher sur les balances posées
par les faucheurs. Derrière une meule, à deux pas d'une fontaine
qui descendait du bois, Antoinette, les cheveux tout semés de brins
d'herbe, devisait avec Jacques Duhoux, et le sévère forestier ne
semblait nullement se déplaire en sa compagnie.
Malgré ses belles résolutions, Jacques avait subi l'influence de
rOndine. Les épis rosés du trèfle d'eau contenaient un charme, et
ce charme avait opéré lentement, mais sûrement. M. de Lisle était
retourné à l'auberge du Pitoiset, et cette fois ses avances avaient
été moins froidement accueillies; un soir, Évonyme avait décidé
Jacques à l'accompagner aux Corderies, et depuis, ce dernier y était
allé seul plusieurs fois. Après tout, la vie de Rochetaillée était si
monotone, l'auberge si bruyamment achalandée , que la maison de
M. de Lisle, avec sa cuisine enfumée, son grand salon nu et son
petit jardin en terrasse, paraissait en comparaison un paradis hos-
pitalier. D'ailleurs on ne pouvait travailler constamment; après les
courses en forêt, il fallait bien se délasser par une heure ou deux
de conversation gaie et familière, et aux Corderies seulement on
pouvait trouver à causer d'une façon intelligente. Telles étaient les
raisons que Jacques se donnait à lui-même pour légitimer ses fré-
quentes visites. M. de Lisle accueillait très chaleureusement le fo-
restier. — Ce garçon me va, disait-il à Antoinette, il est modeste,
et avec cela c'est un puits de science. Il y a plaisir et profit à
échanger ses idées avec lui. Ce garçon-là ira loin !
En attendant, ce garçon allait aux Corderies. Il y allait même
un peu plus que de raison, au dire des bonnes dames de Roche-
taillée, qui trouvaient M. de Lisle bien imprudent et Antoinette
396 REVUE DES DEUX MONDES.
bien étourdie. Il y dînait de temps à autre , et accompagnait sou-
vent M. de Lisle dans ses courses au bois. Ce jour-là, on était parti
dès le matin, on avait déjeuné sur l'herbe, et on comptait ne ren-
trer qu'avec les faneurs, Antoinette était dans une de ses veines de
bonne humeur, et son rire léger s'envolait en notes perlées sous les
arbres. Elle se leva tout à coup et se mit à escalader le sentier de
chèvre qui côtoyait le lit du ruisseau. Jacques l'avait suivie dans sa
promenade capricieuse, et ils arrivèrent ainsi à la naissance de la
source qui sortait discrètement de terre sous un voile épais de cres-
sons et de véroniques. A deux pas s'étendait une plate-forme om-
bragée de hêtres sous lesquels on distinguait encore l'emplacement
d'anciens fourneaux à charbon. Antoinette, essoufflée, se laissa tom-
ber sur le seuil de la hutte des charbonniers, et Jacques s'assit près
d'elle. La jeune fiile se livrait à toute sorte de fantasques espiègle-
ries, tantôt chantant à pleine voix une chanson rustique, tantôt
essayant d'imiter les trilles flûtes du loriot, ou enlaçant de longues
herbes dans ses cheveux. Jacques la contemplait sans rien dire,
souriait parfois gravement dans sa barbe, et semblait savourer
lentement une joie profonde. Enfm, lasse de faire des agaceries
aux oiseaux et d'effrayer les libellules, Antoinette renversa sa tête
contre le mur de la hutte, et, regardant le ciel à travers ses longs
cils : — Qu'on est bien ici! murmura-t-elle, j'ai toujours rêvé de
vivre dans une maisonnette comme celle-ci , perdue au fond des
bois.
— Une chaumière et un cœur! s'écria Jacques en riant.
Quand Jacques était sérieux, sa figure avait des lignes rigides et
presque dures, mais, lorsqu'une fois il riait, il devenait un autre
homme; ses yeux noirs s'éclairaient, les traits de sa bouche s'adou-
cissaient, toute sa physionomie s'épanouissait et prenait une enfan-
tine expression de bonté. Antoinette observait curieusement cette
subite transfiguration. Elle secoua pensivement la tête, et reprit :
— Une chaumière? oui; un cœur? hum! cela dépendrait de bien
des choses... Je serais très exigeante.
— Voyons, dit Jacques en l'interrogeant doucement du regard,
qu'exigeriez- vous?
Les sourcils d'Antoinette se rapprochèrent, elle posa un doigt sur
ses lèvres et eut l'air de chercher. — D'abord, répondit-elle, je le
voudrais aimant et dévoué.
— Naturellement. Après ?
— Fier, superbe, n'obéissant à personne... qu'à moi.
— Vous êtes exclusive.
— Oh! étrangement. J'exigerais tous les sacrifices, parce qu'à
mon tour je serais prête à tout sacrifier. Les grands emportemens
d'amour m'ont toujours ravie... Et je me suis promis de n'aimer
UNE ONDINE. 397
qu'un homme capable de faire pour moi tous les sacrifices,... toutes
les folies.
Jacques était redevenu grave. — Toutes les folies, répliqua- t-il,
non! Je n'admets pas qu'on pousse celui qu'on prétend aimer à
une de ces actions que le monde trop indulgent appelle des fo-
lies. La première chose à laquelle on doit tenir, c'est à l'honneur
et à la dignité de celui qu'on aime. Le véritable amour vit d'es-
time.
— Le véritable amour vit de passion! s'écria impétueusement
Antoinette.
— Je ne discuterai pas ce point-là avec vous ; je ne parle que
des choses que je sais, répondit Jacques avec une intention iro-
nique; tout ce que je puis dire, c'est que mon idéal, à moi...
— Oh! votre idéal, répliqua- t-elle très excitée, je le connais;
c'est une bonne petite provinciale, bien moutonne et bien soumise,
qui irait aux vêpres le dimanche, et passerait le reste de la semaine
à repriser des serviettes derrière sa fenêtre aux rideaux modeste-
ment tirés !
— Peut-être ! fit-il d'un air pensif.
La figure d'Antoinette prit une expression de dédain et de dépit.
— Je la vois d'ici, continua-t-elle, avec sa robe d'alpaga noir, un
col uni, des mitaines de filet et des yeux... — Elle s'arrêta, et d'un
ton provocant : — De quelle couleur sont ses yeux? demandâ-
t-elle.
Jacques se leva flegmatiquement, cueillit une véronique dans la
source, et la tendant à Antoinette : — Bleus et doux comme cette
fleur, répondit-il.
Elle jeta la fleur par-dessus son épaule. — Bleu faïence, poursui-
vit-elle avec un éclat de rire, je m'en doutais! Et ses cheveux?
— Ils sont blonds, dit-il toujours avec le même calme irritant,
blonds et séparés en simples bandeaux unis.
— Oui, plats et collés sur les tempes!.. Et comment l'appelle-
t-on, votre petite bourgeoise? Eulalie ou Brigitte?
Jacques fronça les sourcils. — Je crois, fit-il de son ton raide et
hautain, que la plaisanterie a été trop loin. Nous parlons tous deux
trop légèrement de choses qu'on doit respecter. Restons-en là.
Il fit quelques pas autour des hêtres en abattant les chardons à
coups de badine. Antoinette, immobile et silencieuse, contemplait
lixement les fleurettes de la source. Jacques, fâché de s'être laissé
aller à un mouvement d'humeur, revint vers elle et lui prit la main.
— Sans rancune! dit-il avec embarras.
Elle se mordit les lèvres. — De la rancune, et pourquoi donc?
répondit- elle sans détourner la tête. J'ai eu tort de plaisanter avec
vous, pardonnez-le-moi, cela ne m'arrivera plus.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle retira sa main, qui était froide comme une glace, et resta
perdue dans sa contemplation. Au bout de quelques instans, on en-
.tendit un houp ! prolongé et les grandes jambes d'Évonyme paru-
fi-ent entre les cépées. — Eh bien ! leur cria-t-il, on n'attend plus
■que vous pour partir. A quoi pensez- vous donc? — Antoinette cou-
nit vers lui, et s'appuya sur son bras pour descendre. Le soleil avait
disparu; la charrette, chargée de sa montagne de foin, roulait déjà
sur la route qui va de Germaine à Rochetaillée. M. de Lisie, avec
les faneurs, s'avançait en tête des chevaux; Évonyme suivait, don-
nant le bras à Antoinette. Jacques demeura seul en arrière, un peu
boudeur et décontenancé. Voyant que M. de Lisle était tout à son
foin et que les deux jeunes gens ne paraissaient pas s'occuper de
lui, il ralentit le pas insensiblement. Bientôt il y eut une portée de
l'usil entre lui et ses compagnons. Il distinguait cependant les gestes
^animés d'Antoinette et le gros rire d'Évonyme. — Elle lui raconte
uotre querelle, pensa Jacques, et il lui donne raison, naturellement
en se moquant de moi... En voilà un qui fait toutes ses volontés,
qui dit oui à tous ses caprices! 11 l'aime, parbleu! et c'est sur lui
qu'elle a dû d'abord essayer la puissance de son ensorcelante beauté.
Qui sait si elle ne songeait pas à Évonyme en parlant d'un cœur
prêt à toutes les folies? Et je n'ai pas compris, idiot que je suis!
J'ai eu la sottise d'3 m'enllammer, de prêcher comme si j'avais été
en cause moi-même ! Elle a dû me trouver souverainement ridicule.
Plus Jacques roulait dans sa tête cette nouvelle idée, plus elle lui
semblait probable. Il se rappelait l'étrange visite d'Antoinette au
Val-Glavin, les attentions et l'embarras d'Évonjnme, la façon dont
son ami lui avait fait l'éloge de la jeune fille. Peu à peu, et à l'aide
d'une sorte d'hallucination, cette pensée, qui n'avait d'abord été
qu'une simple hypothèse, revêtit toutes les apparences de la certi-
tude. Antoinette avait du goût pour Évonyme, et la chose n'avait
rien de surprenant : ils avaient été élevés ensemble, leurs familles
se connaissaient; Évonyme était riche, indépendant. Réflexion faite,
tout était pour le mieux, et il devait, lui, s'estimer heureux d'avoir
échappé à un amour qui aurait nui à son travail, mécontenté sa
famille et bouleversé son avenir. Pourtant, malgré toutes ces so-
lides raisons, Jacques avait le cœur serré; il était mécontent de lui
et des autres, et, se trouvant ti'op maussade, il quitta brusquement
la grand'route, prit un sentier à travers bois et rentra seul dans sa
chambre d'auberge.
Pendant plusieurs jours, il évita d'aller aux Gorderies; enfin une
certaine après-midi, se sentant apaisé et plus maître de lui, il osa
sonner à la petite porte de la maison. Antoinette était assise au
piano, dans le salon dont les volets, hermétiquement clos à cause
du soleil, ne laissaient passer qu'un léger filet de lumière dorée.
UNE ONDINE. 309
Sur le guéridon, un gros bouquet de résédas, de roses-thé et de
jasmins répandait une odeur exquise. A l'arrivée de Jacques, An-
toinette quitta son piano. Elle était plus séduisante que jamais dans
cette demi-obscurité, où on voyait ses grands yeux luire comme
deux émeraudes. Ses cheveux séparés en deux longues tresses flot-
taient librement sur ses épj^ules, et dans les plis de son corsage
s'épanouissait un œillet rouge.
— J'ai été absurde l'autre soir, dit Jacques brusquement, et je
viens vous prier d'accepter mes excuses.
Sans parler elle lui serra vivement la main, puis au bout de
quelques instans : — Merci, répondit-elle, vous avez bien fait de
venir... J'aurais été désolée si nous nous étions quittés fâchés.
— Quittés? murmura Jacques, est-ce que vous allez partir?
— Sans doute... Voici la saison où mes grands parens me récla-
ment... Si je refusais leur invitation, je me brouillerais avec eux, et
mon père ne l'entend pas ainsi... Il compte sur mon grand-père
pour me trouver, comme il dit, un établissement avantageux.
Elle avait prononcé ces derniers mots avec une emphase mo-
queuse. — Pourquoi, dit Jacques, laisseriez- vous à d'autres le
soin de disposer de vous? Je vous croyais assez indépendante
pour prendre seule une détermination et faire vous-même un choix.
— Oh ! moi, reprit-elle, quand on me mettra au pied du mur, je
saurai bien parler; mais j'ai le temps, ajouta- 1- elle en riant, et
jusqu'à ce jour les soupirans n'ont pas trop assiégé la porte de?
Corderies.
— lime semble cependant, dit Jacques, que j'en connais au
moins un.
Elle le regarda d'un air moitié sérieux et moitié incrédule. —
C'est une plaisanterie, n'est-ce pas? murmura- t-elle; mais conti-
nuez, elle m'amuse. — Elle s'était accoudée sur le guéridon, et
jouait machinalement avec le vase plein de fleurs.
— Je ne plaisante pas, répliqua Jacques, j'en connais un.
La main d'Antoinette quitta le vase brusquement, ses yeux tra-
hirent une subite émotion. — Vraiment, balbutia-t-elle, il y en
a un?
Jacques fit un signe affirmatif.
— Qui donc? demanda-t-elle d'une voix craintive, et, tout en fai-
sant cette demande, elle cacha sa figure dans les fleurs et les res-
pira longuement.
— Mais, répondit Jacques, c'est mon ami Évonyme.
Elle se leva tout d'une pièce, repoussa du pied son fauteuil, et,
regardant Jacques d'un air sombre : — Évonyme ! s'écria-t-elle,
est-ce qu'il vous a prié de parler pour lui?
— Non, murmura Jacques, frappé de l'expression presque tra-
liOO REVUE DES DEUX MONDES.
gique de la physionomie de la jeune fille; j'avais supposé, j'avais
cru remarquer...
— Qu'il m'aimait? Et vous vous êtes chargé de plaider sa cause?
Grand merci ! — Elle était devenue très pâle, et ses mains entre-
croisées se tordaient convulsivement.
— Pardon ! hasarda Jacques, j'ai été sottement indiscret, mais
soyez persuadée qu'Évonyme...
Elle ne le laissa pas achever. — Évonyme ! s'écria-t-elle avec
violence, je le déteste!.. Vous pouvez le lui dire, comme je le lui di-
rais, s'il s'était donné la peine de venir en personne!
— Encore une fois, protesta Jacques, je vous jure qu'il ne m'a
pas chargé de parler en son nom.
— Alors, s'écria-t-elle avec un sanglot dans la voix, pourquoi
m'entretenez-vous de lui? Est-ce une gageure ou une moquerie?
Ses yeux étaient pleins de larmes. Elle tourna le dos à Jacques
et alla poser son front contre la vitre. Il y eut un moment de silence.
Le jeune homme fit quelques pas vers elle et voulut de nouveau
tenter de réparer ce malentendu. — Mademoiselle!.. Antoinette!
s'écria- t-il.
— Laissez-moi! murmura- t-elle sans retourner la tête, je veux
être seule. — Et comme il insistait : — Non, ajouta-t-elle en frap-
pant du pied avec colère, allez-vous-en !
Il eut encore un moment d'iiésitation, puis saisit brusquement
son chapeau et sortit. Antoinette était restée immobile à la même
place. Les heures se passèrent, le soir vint, et le salon s'emplit
d'une ombre épaisse. Lorsque Céline y entra pour ouvrir les volets,
elle crut qu'Antoinette était partie, tant le silence était grand. Tout
à coup un sanglot vibra dans l'obscurité. — Antoinette! s'écria
Céline effrayée et poussant vivement les volets, qu'as-tu, ma pe-
tite fille?.. — A la lueur vague du crépuscule, elle aperçut la
jeune fille pelotonnée sur les coussins de la bergère et tout en
larmes. — Laisse-moi! dit Antoinette avec le geste farouche d'un
animal blessé, et sans ajouter un mot elle s'enfuit dans sa chambre.
Y.
Jacques passa la nuit assis dans l'embrasure de sa fenêtre
ouverte. Il regardait machinalement le ciel plein d'étoiles et les
masses sombres du parc de l'ancienne abbaye, tandis que les gril-
lons chantaient et qu'au loin un chariot attardé roulait lourdement
sur la grand'route; puis il fermait les yeux et la scène du salon des
Gorderies revivait nettement devant lui. Il lui semblait respirer le
voluptueux parfum des jasmins mêlés aux roses- thé, entendre vi-
brer la voix métallique d'Antoinette et voir ses yeux verts étinceler
UNE ONDINE. 401
dans l'ombre. Il se répétait les paroles qu'elle avait prononcées,
cherchait les réponses qu'il aurait dû faire, se reprochait de ne les
avoir pas trouvées à temps. Cette quasi-hallucination dura presque
toute la nuit. Il dormit une heure, et le jour était à peine levé que
Jacques courait à la ferme du Val-Glavin.
Il trouva Évonyme debout et bouclant ses guêtres dans sa
chambre à coucher, — une vraie chambre de philosophe nomade
et peu soucieux du confortable. Une vieille malle gisait dans un
coin; le long des murs blanchis à la chaux, un béret, un chapelet
des Pyrénées et un sac de touriste étaient accrochés entre deux
photographies de famille; en face, une étagère de bois blanc con-
tenait toute la bibliothèque : — Montaigne, Pascal, La Fontaine,
la Bible et V Imitation. Pour tout mobilier, deux chaises et un lit de
fer; en revanche, une fenêtre ouverte sur un paysage plein de fraî-
cheur, sur une perspective de prairies, d'étangs et de bois,
— Bonjour ! lui cria Évonyme, viens à Santenoge avec moi, je te
montrerai un joli cimetière...
— Deux m.ots seulement ! dit Jacques ; il s'agit de choses sé-
rieuses. Écoute-moi avec attention et réponds-moi franchement...
Es-tu amoureux de M"" de Lisle?
— Hein? s'écria Évonyme en écarquillant ses yeux d'enfant,
amoureux? Tu me poses là une singulière question. Amoureux? Mon
Dieu, j'aurais pu l'être tout comme un autre, car Antoinette est
une charmante fille, bien qu'un peu fantasque... Tiens, le soir
même de ton arrivée à Rochetaillée, je crois qu'une brise amou-
reuse gonflait mes voiles du côté des Corderies, et il n'aurait peut-
être fallu qu'un souffle de plus pour... mais la réflexion est venue,
et puis le doute, et toute la bande des amours s'est enfuie du co-
lombier.
— En un mot, dit Jacques dont la voix frémissait d'impatience,
tu n'as jamais songé à épouser M"^ Antoinette?
— Épouser? Gomme tu y vas! Je pense certainement au ma-
riage de temps à autre...
— Tu es bien sûr de ne pas aimer Antoinette, s'écria vivement
Jacques, et tu ne veux pas l'épouser?
— Tu m'assassines avec tes questions ! répondit Évonyme; ap-
prends donc une fois à me connaître, et sache' que je ne puis dire
ni oui ni non... D'ailleurs je ne suis pas un homme mariable !
Jacques n'en demandait pas davantage; il remercia Évonyme et
s'enfuit dans la forêt. Là, il fut pris de l'angoisse qui précède les
décisions solennelles, et d'un rapide coup d'œil rétrospectif il re-
passa toute sa vie. Il se rappela son enfance studieuse, le train ré-
gulier de la maison paternelle, les tables noires du collège; puis il
TOME civ. — 1873. 26
Il0<2. REVUE DES DEUX MONDES.
pensa aux années de l'école forestière, à ses rêves ambitieux et à
ses projets d'avenir... Et tout à coup, au milieu de cet ensemble
d'images grises et austères, il vit se dresser l'originale figure d'An-
toinette. Justement sa course l'avait entraîné vers la combe de
la Thuilière. Il s'approcha de l'étang, il retrouva la passerelle à
demi brisée, et naïvement il chercha dans les joncs du talus la
place où s'étaient posés les pieds d'Antoinette, comme si l'herbe
eût dû en conserver religieusement la mignonne empreinte. —
Ohé! mon général, cria une voix de basse-taille, cherchez-vous le
trèfle à quatre feuilles au bord de l'étang?
Il se retourna, et vit M. de Lisle. — J'ai fui les Corderies, con-
tinua ce dernier, il n'y avait plus moyen d'y tenir. Antoinette, qui
ne devait aller à Paris qu'en septembre, a tout k coup changé
d'avis; elle part demain. La maison est pleine de paquets et de car-
tons, et ou ne sait où poser les pieds... Venez- vous avec moi chez
le brigadier Sauvageot?
Jacques prétexta une affaire, et le quitta brusquement. Sa réso-
lution était prise. Il se mit à marcher à grands pas sur la route
de Rochetaillée, et un quart d'heure après il entrait aux Corde-
ries. La porte était entre -baillée; il se glissa dans la cour sans
sonner. Personne à la cuisine ! Il entendit du bruit dans le salon,
et s'arrêta un moment sur le palier pour reprendre sa respira-
tion. Les fenêtres étaient ouvertes, les meubles étaient couverts
de robes et de paquets. Antoinette, tournant le dos à la porte, était
occupée à ranger du linge au fond de sa caisse. Au grincement de
la porte sur les gonds, elle se retourna, vit Jacques, et se leva en
poussant un cri. Elle était très pâle, ses yeux étaient cernés et sem-
blaient encore agrandis. Un rayon de soleil baignait ses cheveux
un peu en désordre et faisait une auréole blonde autour de sa tête.
Voyez, dit-elle avec un sourire contraint, tout est sens dessus
dessous, et je n'ai pas même une chaise à vous offrir.
Jacques fit un signe pour indiquer que c'était inutile; sa gorge
était horriblement serrée, et il se demandait s'il aurait la force de
parler. — Vous partez demain? commença-t-il enfin.
— Oui, demain au petit jour, par le courrier. Le train passe à
Langres à huit heures, et j'arriverai pour dînera Paris. J'espère que
j'aurai beau temps. Écoutez comme on entend les cloches de Ger-
maine; c'est bon signe, n'est-ce pas?
Elle disait tout cela d'un ton rapide, machinalement et comme
pour s'étourdir; Jacques restait muet, et dans ce profond silence on
entendait très distinctement la limpide sonnerie des cloches. Tout
à coup Jacques fit deux ou trois pas vers la jeune fille, et d*une
voix sourde : — Antoinette, dit-il, je vous aime... Voulez- vous être
ma femme?
UNE ONDINE. A03
Elle devint très rouge, puis pâlit de nouveau, les vertes pupilles
de ses yeux se dilatèrent, elle essaya de parler et resta sans voix.
Jacques fit encore quelques pas, puis, saisissant les mains d'Antoi-
nette et les pressant nerveusement dans les siennes : — Voulez- vous
de moi? répéta-t-il tendrement.
Elle avait fermé les yeux, et ses deux petites mains répondaient à
l'étreinte du forestier. Enfin ses lèvres se desserrèrent, ses pau-
pières se rouvrirent à demi, un clair sourire passa dans ses re-
gards. — Vrai, bien vrai, vous m'aimez ? soupira-t-elle.
— Je vous aime.
— Plus que vos livres 7
— Je ne les lis plus depuis que je pense à vous.
— Plus que la jeune fille aux bandeaux collés sur les tempes?
continua-t-elle, et un sourire plein d'une adorable câlinerie releva
les coins de ses lèvres.
Il reprit gravement : — La jeune fille aux bandeaux plats n'était
qu'une ombre, et vous l'avez fait envoler.
Elle poussa un profond soupir de satisfaction. — Et depuis quand
vous est venue cette belle idée d'aimer une fille aussi mal élevée
que moi?
— Depuis la nuit du bal de la Thuilière.
Elle baissa les yeux et rougit. — Votre amour, dit-elle, est en
retard sur le mien. C'est humiliant, et je ne devrais pas l'avouer,
mais je vous ai aimé dès le premier jour où je vous ai vu, appuyé
contre le manteau de la cheminée du Val-Clavin, renfrogné et hé-
rissé comme un ours mélancolique. Votre sombre regard noir m'est
allé au cœur, et tout de suite je me suis dit : voilà le seul maître
que j'aurai!
— Chère Ondine! murmura- t-il en l'attirant doucement à lui. —
Elle redevint pâle, ferma les yeux et appuya un moment sa tête
sur l'épaule de Jacques, qui cette fois ne résista pas à la tenta-
tion, et déposa un rapide baiser de fiançailles sur les yeux verts.
— Sainte Vierge! s'écria Céline, qui apparut sur le seuil, et qui
dans sa stupéfaction laissa choir toute une pile de linge ; qu'est-ce
qu'il y a, ma petite fille?
— Il y a, répondit Antoinette, que je ne partirai pas. Tu peux dé-
faire tes paquets! — Elle sauta au cou de sa bonne, et la serrant à
l'étouffer: — Ah! Céline, s'écria-t-elle, embrasse-moi, je suis heu-
reuse !
Jacques les quitta pour courir au-devant de M. de Lisle, auquel
il voulait, le jour même, adresser une demande en forme. Il l'aper-
çut enfin sur la route de la Thuilière , escorté de Tant-Belle et sif-
flant un air de chasse. Sans préambule, il le mit au courant de
son amour et de ce qui venait de se passer aux Gorderies. M. de
404 REVUE DES DEUX MONDES.
Lisle l'écouta gravement, avec un air de satisfaction mal dissimulé.
Quand Jacques eut fini, le père d'Antoinette s'écria : — Oh! la pe-
tite masque, voyez-vous cela! — puis, s'arrêtant et prenant un air
solennel : — En un mot comme en cent, dit-il à Jacques, vous
m'allez; touchez là, vous êtes mon gendre. Seulement je dois vous
prévenir que tout mon bien est en terres, et que je ne donnerai
pas un sou à Antoinette. Les temps sont durs , et c'est à peine si
je joins les deux bouts.
Le forestier haussa les épaules, et voulut protester de son indif-
férence pour la question d'argent; M. de Lisle lui coupa la parole :
— Minute! reprit-il, je n'ai pas fini. Votre désintéressement me
fait plaisir, mais après tout on ne se nourrit pas de beaux senti-
mens. Quelle est votre position de fortune? — Jacques répondit
qu'il ne possédait que son traitement, et M. de Lisle fit la grimace;
toutefois le jeune homme ajouta que sa famille était à l'aise, et que
son père ne refuserait certainement pas de lui servir une pension
de mille écus environ, dès que le projet de mariage lui serait sou-
mis, et qu'il y aurait donné son assentiment. La figure du père d'An-
toinette se rasséréna. — A la bonne heure! dit-iJ, c'est par là qu'il
faut commencer. Je suis, moi, pour le respect de l'autorité pater-
nelle. Allez trouver votre famille, obtenez son consentement, ar-
rangez la question d'argent, et ne revenez que lorsque tout sera
terminé... Pour ce qui est de moi, je vous le répète, vous êtes mon
homme!
Il fut convenu que Jacques demanderait un congé et partirait
dans une quinzaine de jours pour L..., où habitait sa famille. Ces
deux dernières semaines se passèrent doucement en causeries et en
promenades. Pour les deux jeunes gens, ce fut ce qu'on peut appe-
ler la lune de miel de l'amour. Dans cette prime-aube de l'amour,
il y a quelque chose de l'enchantement qu'on éprouve à l'aurore
d'un jour de fête : tout y est sourire, plaisirs voilés, promesses lu-
mineuses. La matinale rosée de l'espérance donne à tous les objets
une nuance délicate et fraîche, qui ne dure qu'un moment et ne re-
vient plus.
Le congé obtenu et le jour du départ arrivé, Antoinette et M. de
Lisle conduisirent Jacques jusqu'à la voiture qui faisait le service
de Uochetaillée à Langres. Évonyme devait accompagner son ami
jusqu'à la station, et prendre lui-même le train de Paris, où l'ap-
pelait un règlement d'affaires. Tandis qu'il s'installait dans la pa-
tache, Jacques contemplait Antoinette, qui était devenue subite-
ment silencieuse. — A quoi pensez- vous? lui dit-il en lui serrant
la main.
— Je pense à votre famille, soupira Antoinette, elle me fait peur.
Comment tous ces gens si sévères voudront-ils s'accommoder d'une
UNE ONDINE. ^05
bru aussi frivole que moi? Quand vous serez là-bas, promettez-
moi de résister à tous les sermons et à toutes les remontrances.
Et puis, — Antoinette s'arrêta un moment et fronça imperceptible-
ment les sourcils, — jurez-moi de ne point revoir la jeune fille aux
bandeaux plats.
— Je le jure! s'écria-t-il en riant; mais, si quelqu'un a le droit de
s'inquiéter, c'est plutôt moi. L'absence m'effi-aie, et, je ne vous l'ai
pas encore laissé voir, je suis horriblement jaloux.
— Jaloux! répliqna-t-elle en faisant la moue, vous ne devez pas
l'être avec moi. Ne vous ai-je pas aimé la première?
Le conducteur était déjà sur le siège, on se donna une dernière
poignée de mains, et Jacques s'élança dans la voiture. — Au re-
voir! cria Évonyme à M. de Lisle, je serai de retour dans une hui-
taine.
Le courrier partit. Quand on atteignit la station, le train qui de-
vait emmener Jacques Duhoux à L... était déjà signalé. Au moment
de se séparer de son ami, le forestier, qui était resté muet pendant
tout le trajet, le prit à part, et, lui serrant fortement la main, lui
recommanda d'aller souvent aux Corderies, et de le tenir au cou-
rant de tout ce qui arriverait.
— Je resterai là-bas environ un mois, ajouta-t-il. Antoinette est
un peu volontaire et excentrique, et je ne voudrais pas qu'en mon
absence elle fît quelque étourderie dans le genre de sa visite au
Val-Glavin, ou qu'elle retournât à quelque bal comme celui de la
Thuilière. Toi qui es son camarade et mon ami , tâche d'obtenir
qu'elle demeure à la maison et promets-moi de veiller sur elle.
— Mon cher, répondit Évonyme, tu me donnes là un rôle de
mentor auquel la nature ne m'a guère disposé. Je manque d'au-
torité, et Antoinette a l'humeur contredisante; si je me mets er.
travers de ses fantaisies, elle ne se gênera pas pour m'envoyer
promener; mais enfin tu te maries, et par cela seul tu as droit à
mes égards. Compte sur moi autant qu'on peut compter sur quel-
qu'un, quand il s'agit de l'éternel féminin...
La femme est toujours femme; il en est qui sont belles,
11 ea. est qui ne le sont pas.
S'il en était d'assez fidèles,
Elles auraient assez d'appas...
Sur cette citation peu consolante, Évonyme embrassa cordiale-
ment son ami, referma la portière du wagon où Jacques s'était in-
stallé, et alluma un cigare tout en regardant le train s'éloigner au
milieu d'un nuage de vapeur.
Zi06 REVUE DES DEUX MONDES.
VI.
Pendant les deux premiers jours qui suivirent le départ de Jacques
Duhoux, Antoinette fut taciturne et mélancolique. Elle ne sortit guère
de sa chambre, et passa des heures à contempler la route sinueuse
et bordée de bois par où Jacques s'en était allé. Sa pensée était
pleine de lui, l'image du forestier était sans cesse devant ses yeux.
Le troisième jour, le facteur apporta une lettre à l'adresse d'An-
toinette. Jacques l'avait écrite aussitôt après son arrivée à L...;
elle ne contenait encore aucun détail sur l'objet de son voyage;
mais elle était imprégnée des souvenirs emportés des Corderies,
elle fleurait l'amour. Jacques s'y montrait tout entier avec sa pas-
sion concentrée, son esprit à la fois âpre, sévère et enthousiaste.
11 y avait dans sa façon de penser et d'écrire comme un ressouvenir
des grands bois où s'était écoulée sa jeunesse, je ne sais quoi de
rêveur et d'attendri avec une pointe de verdeur sauvage. Antoi-
nette lut et relut ces pages couvertes d'une virile écriture, pleine,
ferme et nette, puis elle s'enferma dans sa chambre pour y répon-
dre longuement, et porta elle-même sa lettre au bureau de poste.
Ainsi se passa le troisième jour. Le lendemain, la jeune fille
s'éveilla avec un désir d'agitation et de mouvement. Elle avait
songé toute la nuit à cette famille de Jacques où elle allait entrer,
à ce monde austère et sérieux, dont les habitudes ressemblaient si
peu aux siennes. Elle signifia à Céline stupéfaite qu'elle voulait
s'occuper de cuisine et de ménage, et, nouant un tablier autour
de sa taille, elle se mit résolument à l'œuvre. Quand elle se fut
meurtri les doigts en reprisant une serviette, et qu'elle eut laissé
brûler l'épaule de mouton destinée au dîner de M. de Lisle, elle
s'impatienta, lança son tablier au milieu de la cuisine, et alla s'as-
seoir, toute dépitée, sous les noisetiers du jardin. Elle n'attendait
pas de lettre de Jacques avant la fin de la semaine, et les heures
commençaient à lui sembler longues. M. de Lisle ne rentrait qu'à
la nuit pour souper et dormir ; d'ailleurs il n'entendait rien aux
agitations de sa fille, qu'il traitait d'enfantillages, et Antoinette ne
se sentait pas encouragée à le prendre pour confident. Restait Céline,
à laquelle la jeune fille pouvait ouvrir son cœur. Céline était un
auditeur excellent, attentif, patient et prompt à l'admiration, mais
un auditeur passif et muet. Antoinette, condamnée à un monologue
perpétuel, aurait voulu que de temps à autre on lui donnât la ré-
plique : aussi poussa-t-elle un soupir de soulagement quand, un
matin où elle était plus que jamais plongée dans un morne ennui,
elle aperçut entre les dahlias du parterre la barbe blonde et les
yeux sourians d'Évonyme.
UNE ONDINE. A07
L'ami de Jacques fut le bienvenu. Extrême en tout, Antoinette
lui fit un accueil auquel il n'était pas habitué, et qui le remplit
d'une fatuité naïve. Elle fut prévenante, et inventa mille prétextes
pour l'attirer le plus souvent possible aux Gorderies et lui parler de-
Jacques tout à son aise. Elle avait, quand elle voulait s'en donner la
peine, une grâce irrésistible. Evonyme se laissa faire. Au fond, il
était flatté de toutes ces démonstrations, qu'il prenait bonnement
au pied de la lettre. On a beau être sceptique, on se fait toujours
un peu illusion à soi-même ; Évonyme oublia pour le coup les vers
de son poëte favori sur un certain grison chargé de reliques :
Ce n'est pas vous, c'est l'idole
A qui cet honneur se rend.
Il ne vit pas que ce charmant accueil s'adressait surtout au con-
fident de Jacques Duhoux, et il en prit pour lui-même la meil-
leure part. Du reste Antoinette procédait avec adresse ; elle entre-
coupait avec art les causeries relatives à son amoureux d'entretiens
où Èvonyme trouvait son intérêt personnel. Elle flattait son amour-
propre et se faisait lire de longs extraits du fameux journal, Evo-
nyme prit goût à la chose, et devint l'hôte assidu des Gorderies. Il
y arrivait dès le matin, et trouvait la jeune fille appuyée à la grille,
en robe de toile, la tète couverte d'un capulet rouge, et déjeunant
d'un morceau de pain et d'une grappe de raisin. Alors elle ouvrait
lentement la petite porte, et ils s'en allaient flâner dans le jardin,
dont les plates-bandes étaient encore humides de rosée.
Leurs promenades ne se bornaient pas toujours aux allées tour-
nantes du jardin; parfois ils poussaient une pointe jusque dans les
bois, au-devant de M. de Lisle. Les gens de Rochetaillée, habitués
aux caprices et aux façons excentriques d'Antoinette, ne s'en éton-
naient pas trop, et d'ailleurs Antoinette se souciait de leur opinion
comme d'un fétu. Un matin de la fin d'août, le ciel était si douce-
ment voilé et la fouillée si fraîche qu'ils se laissèrent insensible-
ment gagner par le charme des bois et s'enfoncèrent assez avant
dans la forêt. Antoinette avait reçu la veille des nouvelles de Jac-
ques. La lettre de son fiancé, plus courte et moins expansive que
les précédentes, lui avait paru écrite sous l'empire de quelque
préoccupation extraordinaire, et elle avait passé une partie de la
nuit à ruminer les phrases de cette épître trop laconique. Aussi elle
avait peu dormi, elle avait mal aux nerfs, et, comme le disait Céline,
elle était dans un de ses jours d'orage. Tout en cheminant, le sou-
venir de la jeune fille aux bandeaux plats lui trottait par la tête.
Elle amena la conversation sur la famille Duhoux, et peu à peu,
avec de timides précautions, elle en vint à demander à Évonyme
Û08 REVUE DES DEUX MONDES.
des détails sur cette personne qu'on avait voulu fiancer au garde-
général. Là- dessus, Ormancey savait fort peu de choses : la jeune
fille en question était liée avec les sœurs de Jacques, on la disait
très modeste et très douce, et de tout temps ce mariage avait été
un rêve choyé par les parens... Antoinette fronça le sourcil, et sa
figure se rembrunit. Elle était devenue silencieuse, et Ormancey,
l'observant à la dérobée, fut effrayé de l'expression tragique que
ses traits avaient prise. Il essaya de changer la conversation, et,
comme la promenade sous bois l'avait mis en veine de lyrisme, lâ-
chant la bride à son éloquence imagée, il célébra les délices de la
solitude et de la vie forestière ; mais Antoinette était rétive à ses
métaphores, le démon de la contradiction la possédait.
— La solitude m'ennuie, dit-elle d'un ton boudeur, en s' asseyant
brusquement sur un tronc d'arbre; quand on a vécu six mois à
Rochetaillée, on rêve des distractions moins pastorales. — Elle
resta un moment pensive et le regard perdu dans le vide, puis,
secouant la tête d'un air décidé, elle reprit :
— Je me sens devenir mondaine, et j'ai envie de mordre à tous
les fruits défendus. Je voudrais danser, m'étourdir, et vous devriez
décider mon père à me conduire à la fête d'Arc ; on y donne cette
année un grand bal, où viendront les officiers de la garnison.
Au seul mot d'officiers, Évonyme avait écarquillé les yeux. Il
pensa que le moment était venu de jouer son rôle de mentor. —
Hum 1 dit-il gravement, croyez-vous que Jacques serait enchanté
de savoir que vous êtes allée à ce bal !
Antoinette fit une légère moue. — Jacques n'est pas ici, répon-
dit-elle d'un air mutin, et on ne le lui dira pas!
— Oui, mais je suis là, moi, et c'est tout comme. Je crois que
j'excéderais mes pouvoirs en permettant...
— Plaît-il? interrompit brusquement Antoinette; vos pouvoirs!
Qu'est-ce que cela veut dire?
Alors Évonyme, qui ne savait rien garder, expliqua sans la moindre
précaution les défiances et les peurs de Jacques au sujet du carac-
tère fantasque et indépendant de sa fiancée; il les exagéra même, et
s'étendit avec complaisance sur la mission délicate qu'il avait reçue.
A mesure qu'il parlait, la physionomie de la jeune fille changeait
d'expression. D'abord ses sourcils se rapprochèrent, elle toisa Évo-
nyme de la tête aux pieds, puis un sourire ironique retroussa les
coins de sa bouche. — Ah! ah! vraiment? disait-elle avec un ac-
cent de dépit, pendant qu'Ormancey commençait son cours de mo-
rale. — Elle était vivement froissée du peu de confiance de Jacques
et de cette plaisante idée de la faire chapitrer et chaperonner par Évo-
nyme. Celui-ci, sans se douter de l'orage qui grondait, poursuivait
UNE ONDINE. Zi09
innocemment sa mercuriale. Antoinette le regardait de côté, et de
confuses idées de rébellion et de vengeance s'agitaient dans sa tête.
Tout à coup une flamme malicieuse illumina ses yeux. Il lui était
venu une tentation diabolique de mystifier Évonyme en l'empêtrant
dans les plis de sa robe de moraliste et en le faisant rouler tout le
premier dans ce précipice dont il était chargé de la détourner. Elle
se leva, et, posant sa petite main sur l'épaule du sermonneur : —
Assez! dit-elle, vous avez raison. Je renonce à ma fantaisie; mais il
est temps de rentrer. Donnez-moi votre bras, je suis un peu lasse.
Elle s'appuya nonchalamment sur le bras d'Evonyme, enchanté
du succès de son homélie, et ils s'en revinrent à petits pas. Chemin
faisant, elle s'amusa à remettre son compagnon sur cette pente de
rêverie enthousiaste où elle l'avait tout à l'heure si cavalièrement
arrêté. L'esprit d'Evonyme était un vase d'où le lyrisme ne deman-
dait qu'à déborder. Une promenade dans les bois lui causait une
griserie intellectuelle qui se traduisait par un flot sans cesse jaillis-
sant d'effusions, d'images et de comparaisons. Il s'échauffait et de-
venait successivement joyeux et mélancolique, naïf et prétentieux;
tantôt riant aux éclats de ses propres bons mots, tantôt s'attendris-
sant jusqu'aux larmes, et tout cela d'une façon décousue, inégale
et bizarre. Antoinette, avec une machiavélique espièglerie, l'excitait,
l'applaudissait, puis, quand il était bien en train, l'interrompait
pour fredonner un bout de romance ou pour cueillir une fleur. Elle
revenait ensuite à lui, reprenait son bras, s'y appuyait un peu plus
fort, le regardait droit dans les yeux. — Eh bien ! où en étions-
nous? lui demandait-elle de sa voix la plus caressante.
A un détour du chemin, elle aperçut un talus surmonté d'un buis-
son de mûres sauvages. Elle y grimpa d'un seul bond, fit signe à
Evonyme de s'approcher, s'accrocha d'une main à un jeune frêne,
et se mit à croquer les baies noires et appétissantes. Ormancey la
regardait d'un œil de convoitise. — Calmez-vous! s'écria-t-elle en
riant, vous en aurez votre part. — Elle cueillit une mûre, et, la te-
nant du bout des doigts suspendue au niveau des lèvres d'Evonyme :
— A vous! dit-elle.
Celui-ci tendit la bouche très ingénument et sentit sur ses
lèvres le frôlement des mignons doigts effilés. Le manège fut répété
plusieurs fois. Pour naïf qu'on soit, on n'en est pas moins homme,
et le philosophe Évonyme commençait à s'en apercevoir. Ses yeux
étonnés contemplaient cette tête rieuse au milieu des feuillées; ce
joli bras furetant parmi les ronces, puis se relevant pour eflleurer
sa bouche ; cette taille souple, mollement cambrée par les mouve-
mens que nécessitait un perpétuel va-et-vient. Il savourait tous
ces menus détails, et perdait peu à peu la tête. Soudain Antoinette
AlO REVUE DES DEUX MONDES.
sauta légèrement sur le chemin. — Vraiment, dit-elle, vous vous y
habitueriez ! — Puis, le regardant en face, elle poussa un éclat de
rire à la vue de ses lèvres teintes d'une pourpre bleuâtre. — Quelle
singulière figure cela vous fait ! reprit-elle, vous avez l'air d'un
faune que les nymphes auraient barbouillé de raisin !
Ils se remirent en route ; mais cette fois elle refusa le bras
qu'Evonyme lui offrait avec insistance. Elle marchait en avant, d'un
pas léger et rhythmé, sous la lumineuse verdure des hêtres, et pour
la première fois attentif aux détails charmans de sa beauté, Evo-
nyme la suivait en l'admirant. Ce jour-là, il dîna aux Corderies,
laissant la fermière du Val-Clavin se morfondre en l'attendant. 11
quitta Rochetaillée tout rêveur. Il se faisait au dedans de lui un
remue-ménage curieux ; les intimes profondeurs de son moi étaient
troublées par des sentimens insolites.' — Çà, pensait-il, ai-je la ber-
lue ou suis-je en chair et en esprit le même Évonyme que l'an
passé? Moi que l'éternel féminin tourmentait si peu, me voilà tout
empêché et songeur pour un tête-à-tête avec Antoinette ! On dirait
que cette espiègle fille m'a versé un philtre, et je crois, de vrai, que
j'en deviens amoureux. Je n'ai pourtant pas rêvé; son bras s'ap-
puyait tantôt sur le mien avec un abandon presque tendre, ses yeux
me souriaient et ses doigts ont effleuré ma bouche. Je ne m'en fais
pas accroire, mais enfin sa voix en me parlant avait des inflexions
caressantes que je ne lui connaissais pas. L'Ecclésiaste a raison de
dire de la femme qu'elle est semblable aux engins des chasseurs ;
son cœur est un piège, ses mains sont des chaînes, ^'importe, c'est
une bonne chose que l'amour, surtout l'amour adolescent avec ses
adorables gaucheries, ses soupirs, ses silences et ses audaces ina-
vouées. Oh ! ces petits doigts tachés de mûres, il me semble encore
les sentir voltiger sur mes lèvres !..
La vue de la ferme du Val-Glaviii, dont les lumières tremblantes
scintillaient entre les branches des derniers arbres de la forêt, in-
terrompit ce monologue voluptueux, et rappela Évonyme à la réa-
lité.— Ah! mon Dieu, s'écria-t-il, et Jacques que j'oublie, Jacques
qui se repose sur mon amitié comme sur un roc ! Eh bien! quoi?
Je ne trahirai pas sa confiance. Ami courageux et fidèle, j'enferme-
rai mon amour sous triple serrure, et personne ne le verra. J'aurai
toutes les abnégations ; j'accompagnerai Antoinette et Jacques jus-
qu'au seuil du mariage, et je contemplerai leur bonheur, comme
Adam, chassé de l'Édan, devait regarder de loin les jardins en fleur
du paradis. Je me dirai avec mélancolie : « Moi aussi, j'aurais pu
ra'asseoir sous cette verdure et respirer ces fleurs... » Mais, mor-
bleu ! en dépit de ma loyale amitié, je ne peux pas arrêter les bat-
temens de mon cœur comme le balancier d'mie pendule; Jacques
UNE ONDINE. Mi
ne peut pas m'empêcher d'être amoureux, et je sens que je le
suis !
Évonyme retourna aux Corderies, bien décidé à se sacrifier loya-
lement, et bien persuadé que personne ne s'apercevrait jamais de
la métamorphose qui venait de s'opérer en lui. Malheureusement il
ne savait pas dissimuler, et dans les lettres qu'il écrivit à Jacques il
laissa percer involontairement quelque chose des émotions nou-
velles qui l'agitaient. Jacques, pendant ce temps, luttait contre des
obstacles qu'il avait prévus, mais qui n'en étaient pas moins diffi-
ciles à surmonter. Son amour pour Antoinette avait été accueilli
avec autant d'étonnement que de répugnance par sa famille, dont
cette subite passion bouleversait les projets. Sa mère surtout, qui
avait toutes les préventions des provinciales contre les Parisiennes,
envisageait avec terreur ce mariage qu'elle traitait de folie. — Une
fille sans dot, ayant des goûts de luxe et de plaisir, n'entendant
rien au ménage, tel était le portrait qu'elle se faisait d'Antoinette.
— Les objections naissaient en foule, suivies de comparaisons toutes
à l'avantage du parti qu'elle avait rêvé pour son fils; puis venaient
les prières et les larmes, et tout cela tourmentait Jacques sans
l'ébranler. Au milieu de ces luttes sourdes et pénibles arrivèrent
les épîtres d'Évonyme, pleines d'étranges effusions et de mysté-
rieuses réticences. Jacques en fut à la fois surpris et agacé; d'un
autre côté, les lettres d'Antoinette ne contribuèrent nullement à le
rasséréner. Soit par étourderie, soit par un malicieux désir d'ai-
guillonner la passion de son fiancé et de hâter son retour, la jeune
fille ne laissait passer aucune occasion d'insister plaisamment sur
la métamorphose d'Évonyme en Céladon, sur ses assiduités, ses
boutades et ses soupirs. Évonyme était de toutes les promenades,
il soignait sa toilette, mettait des gants, fleurissait sa boutonnière
et ne fumait plus sa pipe. Dans une lettre datée du commencement
de septembre, Antoinette écrivait : « Connaissez-vous les bois de la
Faye? Figurez-vous qu'Évonyme et moi, nous nous y sommes
perdus l'autre matin. Notre ami, qui sait peu s'orienter, n'a jamais
pu retrouver le chemin de Rochetaillée. Nous nous sommes em-
brouillés dans un labyrinthe de sentiers charmans, mais perfides, et
nous avons été tomber... Devinez où?... A Santenoge, où nous
avons déjeuné en tête-à-tête. Ne froncez pas vos noirs sourcils ja-
loux! Je n'en pouvais plus de faim, et c'eût été pitié de me faire
retourner à jeun. Je serais morte en route ! Le déjeuner a mis Évo-
nyme en verve; au retour, j'ai eu toutes les peines du monde à
l'empêcher de me prendre pour une nymphe des bois et de m'en-
guirlander de clématite... »
Cette lettre et d'autres, écrites sur le même ton évaporé, irritèrent
Jacques et l'attristèrent, — non pas qu'il fît à Antoinette l'injure
/jl2 REVUE DES DEUX MONDES.
de la soupçonner : il croyait fermement à son amour, mais cette
légèreté le faisait souffrir; il détestait cette absence de sérieux,
cette indépendance indisciplinée et ce complet dédain du qu'en
dira-t-on. Toutes ces étourderies semblaient donner raison aux
préventions de sa mère, et c'était là surtout ce qui l'exaspérait. Il
redoutait le moment où il présenterait sa fiancée à sa famille. Il ne
voulait rien écrire de ses irritations à Antoinette; mais il avait hâte
d'arriver à Rochetaillée pour mettre un terme à ces folies et prépa-
rer une transformation nécessaire dans les habitudes et le carac-
tère de celle qu'il aimait. Le désir qu'il avait de partir lui fit brus-
quer le dénoûment. Il manifesta énergiquement sa volonté, arracha
plutôt qu'il ne l'obtint le consentement de son père et le oui résigné
de sa mère, puis, sans prendre le temps de prévenir Antoinette, il
monta dans le premier train-express allant vers la Champagne.
Le jour même où le courrier amenait Jacques à Rochetaillée, Lvo-
nyme était venu passer l'après-midi aux Corderies. M. de Lisly était
à la chasse, Céline au lavoir, et les deux jeunes gens se trouvaient
seuls dans le salon, dont la porte-fenêtre donnant sur la terrasse
était restée entr'oiiverte. Antoinette, assise au piano, jouait et chan-
tait alternativement. Évonyme, étendu languissamment sur le
canapé, fermait les paupières pour mieux savourer la musique; de
temps en temps seulement, il les rouvrait et lorgnait la taille souple
d'Antoinette, la courbe moelleuse de ses épaules, sur lesquelles
flottaient des rubans de velours noir, sa tête fine, légèrement in-
clinée, et les boucles folles frisant sur la nuque , puis il poussait
un soupir, refermait les yeux et retombait dans sa langoureuse
rêverie.
Antoinette se mit à jouer lentement le menuet de Don Juan.
Évonyme se souleva d'un air enthousiaste. — Recommencez, je vous
en prie ! s'écria-t-il, cette mus'que voluptueuse me chatouille déli-
cieusement l'imagination. Je ne puis l'entendre sans me figurer
une salle pleine de jeunes danseurs : les rideaux sont baissés, le
rire et le babil bourdonnent dans tous les groupes ; les couples
glissent silencieusement en faisant de longues révérences ; dans
un coin, un danseur, assis derrière sa bien-aimée, lui murmure à
l'oreille des mots d'amour qu'elle semble agiter et repousser avec son
éventail... Puis je me représente ces couples amoureux, cinquante
ans plus tard, couchés sous l'herbe du cimetière ; je les vois se rele-
ver aux sons de la musique, et paraître tout à coup à mes yeux
comme d'antiques revenans...
Le bruit d'un pas sur le sable du jardin l'interrompit au milieu
de sa tirade ; il tourna la tête, et aperçut Jacques debout sur le
seuil du salon.
Le premier mouvement d'Antoinette, à la vue de Jacques, avait
UNE ONDINE. Ûl3
été de courir à lui, les mains tendues; mais le regard chagrin que
lui jeta tout d'abord son fiancé fit sur sa tendresse l'efTet d'une
douche glacée et l'arrêta dans son élan. Guidé par les sons du
piano, Jacques s'était dirigé sans bruit vers le salon : il espérait
trouver Antoinette seule et la surprendre; à l'aspect d'Evonyme
étendu familièrement sur les coussins, son désappointement s'é-
tait traduit par la brusque altération de ses traits. Néanmoins il
redevint promptement maître de lui et s'efforça de sourire; mais le
mal était fait, et des deux côtés la pure et première joie du re-
tour était gâtée. La poignée de main que se donnèrent les deux
amoureux fut affectueuse, avec une nuance de réserve. Évonyme
seul manifesta bruyamment et cordialement sa joie en sautant au
cou de Jacques avec l'effusion d'un homme qui a la conscience par-
faitement en repos. Il le questionnait sur sa famille, s'informait de
son voyage et de la durée du trajet. Jacques ne répondait que par
des monosyllabes. — Ne s'en ira-t-il pas? pensait-il; ne comprend-il
pas qu'il est de trop? — Évonyme ne bougeait pas plus qu'un terme.
Il avait cru remarquer que la conversation languissait, et il croyait
de son devoir de la ranimer et de l'entretenir. Enfin M. de Lisle
rentra et retint les deux amis à dîner. Ce soir-là, Jacques ne put
être seul dix minutes avec Antoinette.
Heureusement le lendemain il se dédommagea. Évonyme était
resté au Val-Clavin, et le soleil de septembre luisait gaîment. An-
toinette voulut faire à Jacques les honneurs de la forêt, et ils y pas-
sèrent toute la matinée. La jeune fille se sentait légère et allègre,
sa figure s'épanouissait; la joie la rendait meilleure et doublait
ses séductions. Jacques lui-m.ême, gagné par la grâce qui éma-
nait de cette nature si richement douée, oubliait les toarmens
de l'absence et les désappointemens de l'arrivée. Elle lui reprocha
doucement sa maussaderie de la veille, et il n'eut pas le courage
de troubler par des paroles sévères la joie profonde de ces pre-
mières heures. Ils revinrent au logis plus aimans tous deux, plus
attachés l'un à l'autre, et le reste de la journée s'écoula dans uns
félicité sereine.
Mais Évonyme reparut les jours suivans; il s'obstinait à partager
leurs causeries et leurs promenades. Il ne lui vint pas un moment
à l'esprit qu'il était de trop, et qu'il les gênait. Plein de ses idées
de sacrifice et bien décidé à s'effacer dès que sa présence devien-
drait un obstacle au bonheur de ses amis, il se croyait presque au-
torisé par ces loyales résolutions à savourer sa part du charme et
de la beauté d'Antoinette. Après tout, dérober quelques miettes
d'un festin que son ami aurait toute la vie pour déguster, était-ce
un bien gros péché? En convive respectueux et discret, il saurait
Illh REVUE DES DEUX MONDES.
ne pas incommoder ses hôtes et se retirerait au dessert. Il voyait
dans cette tolérance comme un dédommagement et une récom-
pense de son abnégation : aussi, lorsqu'il se trouvait en tiers avec
les deux amoureux, sa résignation affectait des airs penchés et
élégiaques du plus haut comique. Parfois au beau milieu d'une
promenade, tandis qu'Antoinette cheminait au bras de son fiancé,
Évonyme poussait tout à coup de gros soupirs, et, se tenant osten-
siblement à l'écart, jetait sur ses amis un mélancolique regard qui
voulait dire : « Allez, soyez heureux, sans vous soucier de moi...
J'ai renoncé à tout! » Ou bien au contraire, dans un accès de ga-
lanterie, il accablait yVntoinette de petits soins et d'attentions, et
prenait même devant les étrangers des mines de patito et de cava-
lier-servant dont la jeune fille s'amusait fort, mais qui amassaient
de sombres nuages sur le front de Jacques. Alors s'apercevant de
sa maladresse et voulant la réparer, il s'emparait du forestier, lui
jurait une amitié inaltérable et terminait ses protestations émues
par une poignée de main qui pouvait se traduire ainsi : a Ras-
sure-toi, c'est fini, je suis résigné! »
Ces attitudes de victime, ces roucoulemens platoniques et ces
soupirs étouffés impatientaient Jacques et l'exaspéraient. — Est-ce
qu'Évoiiyme ne s'en ira pas bientôt à Paris? demanda-t-il un soir
à Antoinette.
— J'espère qu'il ne partira pas avant que nous soyons mariés,
répliqua-t-elle; — puis, voyant la figure de Jacques s'allonger : —
Est-ce que cela vous contrarie? s'écria-t-elle en riant; seriez-vous
jaloux d'Évonyme?
Jacques, sans répondre à cette dernière question, fit remarquer
que la persistance d'Ormancey à se trouver toujours entre eux
finissait par être au moins indiscrète. — D'ailleurs, ajouta-t-il, cela
peut donner lieu à des commentaires désagréables; Évonyme de-
vrait le comprendre.
— Bah! fit Antoinette saisie par le démon de la contradiction,
c'est une idée de province, cela ! Mon cher Jacques, que nous im-
portent les commérages de Rochetaillée?.. Du reste, Évonyme nous
sert de chaperon. Trouveriez- vous plus convenable qu'on nous vît
sans cesse dehors en tête-à-tête?
— Vous ne raisonniez pas ainsi, remarqua sévèrement Jacques,
lorsque avant mon arrivée vous vous promeniez seule avec Or-
mancey.
Antoinette ne supportait pas qu'on la mît en opposition avec elle-
même; pour toute réponse, elle haussa légèrement les épaules.
Jacques à son tour se sentait froissé et irrité. — Je vous en prie,
continua-t-il, faites entendre raison à Évonyme. — Et, comme i! vît
UNE ONDINE. A15
sur la figure de la jeune fille un nouveau signe d'impatience, il
ajouta avec un accent impératif : — Je désire que tout cela finisse!
Antoinette ti-essaillit à ce ton d'autorité; elle devint rouge et jeta
vers Jacques un regard de défi. — Faites vos commissions vous-
même, dit-elle d'une voix brève. — Ces mots étaient à peine sortis
de ses lèvres qu'elle regrettait déjà de les avoir prononcés. Le fores-
tier avait pâli, et ses yeux avaient pris une profonde expression de
tristesse qui remua le cœur de la jeune fille. Elle vit ce regard dé-
solé, fut saisie de repentir, et sautant vivement au cou de Jacques :
— Pardon! s'écria-t-elle, je vous ai fait de la peine, je suis mau-
vaise! — Il lui serra silencieusement les mains et sourit. — Oui,
continua-t-elle d'un air à la fois suppliant et câlin, je suis mau-
vaise; mais, je vous en prie, ne me parlez jamais durement comme
tout à l'heure ! ma méchante nature emportée, qui se rebelle contre
une parole dure, fléchit au moindre mot tendre. Je vous en prie,
soyez doux et patient avec moi! Moi, je vous jure de ti^availler de
mon mieux à être meilleure !
Il le lui promit en baisant longuement ses petites mains. Alors
un sourire reparut sur les lèvres d'Antoinette, et, levant vers Jac-
ques ses beaux yeux pénitens et caressans : — Promettez-moi aussi,
ajouta-t-elle, que, s'il nous arrive encore de nous quereller, vous
ne laisserez jamais passer une nuit sur notre fâcherie.
La paix fut signée; malheureusement elle ne dura pas. Évonyme
revint, et reprit son agaçant manège d'amoureux incompris et sa-
crifié. Antoinette l'accueillit avec plus de réserve, il est vrai, mais
le philosophe Ormancey n'eut pas l'air de s'en apercevoir, et con-
tinua de soupirer. Les froncemens de sourcil et les mines moroses
de Jacques reparurent, seulement cette fois il ne se plaignit pas;
il devint taciturne, et la jalousie s'infiltra lentement dans son cœur.
Il se rappela ses premières appréhensions, les assiduités d'Évonyme
aux Corderies, la soirée de la fenaison dans le val de Germaine,
les réponses hésitantes d' Ormancey quand il l'avait questionné sur
son amour pour Antoinette. Tous ces souvenirs l'assombrirent et
le tourmentèrent. La jeune fille s'aperçut de cette maussade hu-
meur et s'en impatienta.
Envahie de nouveau par une mauvaise inspiration, cédant à cette
capricieuse témérité qui la poussait toujours à côtoyer les préci-
pices, elle recommença avec Évonyme son jeu d'enfantines co-
quetteries. Les nuages s'amassèrent plus épais, mais Ormancey
continuait à ne s'apercevoir de rien; il fallut que Céline, plus
clairvoyante et effrayée de la tournure que prenaient les choses, se
décidât à lui ouvrir les yeux. Un jour qu'il arrivait tout joyeux, il
fut reçu dans le jardin par la fidèle bonne, qui ne lui mâcha pas
A16 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qu'elle avait sur le cœur. — Ëcoutez, commença-t-elle, puisque
nous voilà entre quatre yeux, il faut que je vous dise une chose,
c'est que, si vous continuez vos roucoulemens avec Antoinette, vous
finirez par nous attirer quelque malheur. C'était l'an dernier qu'il
fallait lui faire la cour, quand elle avait le cœur libre; aujourd'hui,
elle a un amoureux, adieu paniers, vendanges sont faites... Il vous
faut repartir pour Paris, le plus tôt sera le mieux! — Et comme
Évonyme, écarquillant ses yeux candides, allait se récrier : — Oh !
je sais bien, poursuivit-elle, que vous n'y entendez point malice;
mais il ne faut pas badiner avec le feu. Si Antoinette, qui est une
enfant, ne prend pas la chose au sérieux, M. Jacques n'est ni
aveugle ni endurant, et cela finira mal. Or, comme Antoinette
l'aime, je n'entends pas qu'on lui fasse du chagrin. C'est pourquoi,
dit Céline en ouvrant la porte toute grande, je me suis permis de
vous dire tout franc ce qui en est. Un bon averti en vaut dtux!
Évonyme se retira la tête basse. — Cette brave fille a raison,
songeait-il, je joue un vilain jeu, et l'heure du sacrifice a sonné. —
Il résolut de s'éloigner, et, en arrivant à la ferme, il commença ses
préparatifs de voyage; mais un des petits travers d'Évonyme était
de ne jamais rien faire simplement. Dans les circonstances les plus
graves, il lai fallait un accompagnement théâtral, une sorte de mise
en scène qui embellît les détails prosaïques des choses. Il se rési-
gnait bien à partir, mais il voulait que son départ fût marqué par
un incident poétique qui en sauvât la banalité. Après avoir bien
cherché, voici ce qu'il imagina. L'anniversaire de la naissance dWn-
toinette tombait le 20 septembre, et ce jour-là précisément avait
lieu ce fameux bal d'Arc, auquel la jeune fille avait désiré assister.
Il fixa son départ à cette même date, puis il obtint une invitation
pour M. de Lislj et sa fille, et la fit envoyer sous enveloppe aux
Gordèries. 11 arrêta ensuite le programme suivant : il conduirait ses
amis à la fête d'Arc, et au milieu du bal, il se lèverait tout enivré
de musiqi:e, serrerait les mains des deux fiancés, leur ferait ses
souhaits de bonheur, et s'évanouirait entre deux accords mélodieux.
Le 20 septembre, Antoinette se leva radieuse. Autour d'elle,
comme au fond de son cœur, tout était joyeux : le temps clair,
le vent tiède, le soleil souriant. Jacques l'aimait, rien ne s'op-
posait plus à leur mariage, dont la date était fixée aux premiers
jours d'octobre. Jamais la vie ne lui était apparue sous des cou-
leurs plus roses et plus charmantes. Après le déjeuner, Evonyme
et Jacques entrèrent au salon, et on se mit à faire un peu de mu-
sique. Au même moment, Céline apporta un pli à l'adresse d'An-
toinette, qui déchira rapidement l'enveloppe: — Une invitation
pour le bal d'Arc, s'écria-t-elle en battant des mains, moi qui ai
UNE ONDINE. ^17
justement une toilette toute prête !.. Qui m'a fait cette bonne sur-
prise?.. C'est vous, Jacques, dit-elle eu s' élançant vers le forestier,
vous avez deviné mon désir. Merci !
Jacques était devenu soucieux. — Non, répondit-il, i'idée ne
vieutpas de moi. J'y pensais d'autant moins que, ce soir, je dois
me trouver avec M. de Lisle chez le notaire qui prépare notre con-
trat.
— Ah ! fit la jeune fille d'un air désappointé en jetant l'invita-
tion sur le piano, qui donc alors a eu cette pensée?
Évonym* faisait des mines mystérieuses et riait sous cape. —
C'est vous, Évonyme, continua-t-elle avec une nuance de dépit; à
la bonne heure, les affaires sérieuses ne vous absorbent pas, vous,
et vous daignez descendre au niveau de la frivole humanité !
Ormancey convint modestement qu'il était l'auteur de la sur-
prise.— N'y aurait-il pas moyen, ajouta-t-il, de remettre à demain
ce rendez-vous d'affaire? Je vais en causer avec M. de Lisle, et s'il
dit oui, je vous emmène tous dans un char à bancs qui nous attend
à la porte.
Jacques gardait le silence. Évonyme sortit, et les deux amoureux
estèrent seuls. Antoinette tambourinait d'un air distrait sur le
couvercle du piano; Jacques, les sourcils froncés et l'humeur
sombre, allait et venait dans le salon. Il releva tout à coup la tête,
et s'arrêtant devant la jeune fille : — Antoinette, dit-il d'une voix
grave, j'ai une prière à vous adresser : faites-moi le sacrifice de
cette partie de plaisir.
— Quant à cela, non ! répondit-elle impétueusement, c'est de l'é-
goïsme pur; je comprends que vous soyez fâché de consacrer votre
soirée à des affaires ennuyeuses, mais ce n'est pas une raison
pour forcer les autres à s'ennuyer loin de vous.
— Il y aura, comme d'habitude, un second bal dans huit jours,
et je vous y conduirai moi-même, reprit-il en s'efforçant de parler
avec douceur, ce ne sera donc qu'un plaisir ajourné; il me semble
d'ailleurs plus convenable que vous preniez ce plaisir avec moi
qu'avec Evonyme.
— Et pourquoi donc? demanda-t-elle d'un air provocant. Je
vous assure qu'Évonyme est un cavalier très prévenant et très
respectueux.
— Je ne doute pas du respect d'Évonyme; mais, ainsi que je vous
l'ai déjà dit, ses prévenances mêmes, dans la situation où nous
sommes, sont indiscrètes et compromettantes.
— Compromettantes! — Antoinette eut un éclat de rire ner-
veux. — Voilà que vous retombez dans vos rêveries jalouses. Mon
cher Jacques, cette jalousie est parfaitement ridicule !
TOME civ. — 1873. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ridicule ou non, dit Jacques, sourdement irrité, elle existe,
elle me fait soiiffrir, et je vous supplie de ne pas jouer un pareil
jgy, — Antoinette haussa les épaules et continua de battre nerveu-
sement le bois du piano. — Et, reprit le forestier d'une voix altérée,
si mes prières n'ont pas le don de vous arracher ce léger sacrifice,
j'ajouterai qu'au nom de notre amour, je l'exige!
Elle se retourna brusquement pour lancer à Jacques un regard
plein de tempêtes. — Et moi, je n'obéirai jamais à de pareilles
exigences !
— Prenez garde! répondit-il avec une froideur apparente; je vais
croire que votre désir de plaire à Évonyme est plus fort que vot
crainte de me mécontenter. Votre obstination a une allure étrange.
— Et vous, s'écria Antoinette, dont les yeux jetaient des éclairs,
votre insistance est pleine de soupçons injurieux que je ne veux
pas supporter !
Jacques s'était adossé à la cheminée. Ses yeux avaient une ex-
pression presque farouche et semblaient plus noirs que jamais.
L'une de ses mains cachée sous sa redingote tordait avec fureur
l'étoffe de son gilet. Il se sentait envahi par une colère violente
unie à une amère tristesse. Il fit encore un effort pour se contenir
et, interrompant le silence qui régnait dans le salon : — Antoi-
nette, murmura-t-il, je vous en supplie, ne jouez pas ainsi avec
mon cœur. Ce que je souffre en ce moment est impossible à dire!
Elle considéra un instant les traits contractés de Jacques et tres-
saillit. Un mot de plus, un regard affectueux, une main tendue, et
Antoini tte, pleine de remords, se fût jetée dans ses bras; par mal-
heur, Jacques n'aperçut pas ce premier frisson d'attendrissement, et,
sans lever les yeux, il poursuivit d'une voix saccadée : — Écoutez,
ceci est très sérieux, et je vous prie d'y penser très sérieusement
avant de répondre. Si vous persistez à aller à ce bal, vous me ferez
une offense mortelle, et je sortirai d'ici pour n'y revenir jamais!
Tout fut fini; le mauvais ange qui soufflait la violence et la ré-
volte au cœur d'Antoinette l'emporta. Elle redressa la tète d'un air
de dépit, et ses yeux reprirent cette teinte troublée qui annonçait la
tempêie. — Comme vous voudrez! dit-elle; je ne cède jamais aux
menaces.
— Antoinette !.. murmura Jacques en faisant quelques pas entre
elle et la porte vitrée.
— Allez, continua-t-elle sans se retourner, si votre cœur vous
dit de partir, partez!
— Adieu donc! s'écria-t-il avec un accent douloureux, mais ferme
et résolu, et il sortit par le jardin.
Pâle, immobile comme une statue, l'œil fixe, les mains serrées
UNE ONDLNE. A 19
l'une contre l'autre, elle écoutait le sable crier sous les pas de Jac-
ques, qui s'éloignait. Quand elle n'entendit plus rien, elle se re-
tourna, aperçut la lettre d'invitation posée sur le piano, la saisit et
la froibsa avec colère entre ses doigts.
Au même moment, la porte du salon s'entr'ouvrit, Evonyme en-
tra, la figure épanouie, et s'écria : — C'est entendu, on renverse
la marmite, et je vous emmène dans ma voiture... Il s'arrêta en
voyant la figure bouleversée d'Antoinette : — Eh ! mon Dieu, qu'a-
vez-vous? Où est Jacques?
— Jacques est parti, répondit-elle, et vous pouvez le suivre, car
je n'irai pas au bal.
— Comment, balbutia-t-il ébahi, vous y renoncez?.. Moi qui
avais remué ciel et terre pour vous procurer une invitation !
— Votre invitation! dit Antoinette furieuse, tenez, voilà ce que
j'en fais!..
Elle déchira la lettre avec des larmes de rage et en jeta les mor-
ceaux à terre.
Évonyme, effaré, la regardait sans rien comprendre. — Bonté du
ciel! murmura-t-il enfin, qu'y a-t-il?
— Il y a que vos visites me fatiguent, que vos attentions m'obsè-
dent... Depuis votre arrivée, vous n'avez commis que des mala-
dresses et ne m'avez attiré que des ennuis... J'en suis lasse, horri-
blement lasse, et je vous prie de me laisser en paix!
Le malheureux, roulant des yeux éperdus, s'agitait avec des mines
suppliantes; à la première parole qu'il essaya de proférer, la co-
lère de la jeune fille redoubla. — Laissez-moi, dit-elle, vous m'êtes
insupportable, je vous hais, entendez-vous? Allez -vous-en !
Elle frappait du pied avec violence, et ses lèvres pâlies frémis-
saient. Ormancey effrayé se recula, mais Antoinette n'eut pas l'air
de le voir; elle ouvrit la porte et disparut, laissant le triste Évo-
nyme en contemplation devant les débris de son invitation malen-
contreuse.
VII.
Une fois enfermée dans sa chambre, Antoinette éclata en san-
glots. Il y avait dans l'explosion de sa douleur un mélange singu-
lier de sentitnens contraires : rancune et repentir, honte et dépit.
La colère y grondait unie aux larmes, comme dans ces orages vio-
lens où la pluie est mêlée à des éclats de tonnerre. Elle était désolée
d'avoir poussé les choses à cette extrémité, mais au fond sa nature
emportée s'irritait sourdement, et s'insurgeait encore. Tout ce qui
venait de se passer lui semblait un mauvais rêve. Elle ne pouvait
h20
REVUE DES DEUX MONDES.
pas croire que Jacques eût la cruauté de mettre ses menaces à exé-
cution. — Il m'aime trop, pensait-elle, et reviendra le premier. —
Les moindres bruits la faisaient tressaillir... Elle alla s'accouder à
sa fenêtre. Le soleil se couchait dans une brume pluvieuse, le vent
inclinait brusquement les cimes échevelées des arbres du jardin.
— 11 va venir, disait-elle, il est impossible qu'il ne vienne pas! —
Mais la maison restait muette; la nuit tomba, les lumières du bourg
commencèrent à scintiller dans la pluie. Vers dix heures, Antoinette
entendit M. de Lisie qui rentrait. Il otait de fort maussade himieur,
et se plaignait très haut de M. Duhoux qui lui avait laissé faire le
pied de grue chez le notaire... Peu à peu les éclats de voix s'apai-
sèrent, Céline ferma les fenêtres, et le silence régna dans la mai-
son. La jeune fille sentit en elle un cruel déchirement, le désespoir
la prit et ses larmes jaillirent de nouveau.
Elle passa la nuit sans dormir. Tandis que le vent se lamentait
et semblait pleurer sur son bonheur agonisant, tous les souvenirs
de ces derniers six mois revinrent en foule à son esprit, et ces
images du passé lui firent sentir plus cruellement encore combien
Jacques tenait de place dans sa vie, quelles racines profondes un
pareil amour avait jetées dans son cœur! Sa soufirance était d'au-
tant plus aiguë qu'elle n'avait pas l'habitude de soufi'rir. Pour la
première fois, sa volonté passionnée se heurtait contre un obstacle
terrible et retombait brisée. Quand le jour parut, elle se dit que
Jacques, afin de rendre la leçon plus forte, avait peut-être attendu
le matin pour revenir. Elle voulait espérer jusqu'au bout. Il lui ré-
pugnait de subir les récriminations de son père. Elle fit dire qu'elle
était indisposée et désirait dormir; puis son attente recommença
avec les mêmes alternatives d'angoisse et de désespoir. Enfin, n'y
tenant plus, elle mit de côté un reste d'orgueil, et écrivit à Jacques.
Sa lettre, tracée à la hâte, contenait tout son cœur, tout son amour.
Elle s'humiliait, elle s'accusait et suppliait. « Pardonnez moi, écri-
vait-elle, j'ai eu tort et j'en suis punie... Je souffre! Vous qui êtes
fort, soyez bon, et revenez vers votre Ondine qui se meurt de cha-
grin loin de vous. »
Céline courut elle-même porter ce billet à l'auberge de Pitoiset.
— M. Jacques Duhoux, lui dit la femme de l'aubergiste, est parti
cette nuit. Il a dû recevoir de mauvaises nouvelles, car il semblait
tout bouleversé, et, en passant près de sa chambre, je l'ai très cer-
tainement entendu pleurer. Au moment de monter en voiture, il
était pâle comme un linge, et si troublé qu'il a oublié de nous don-
ner son adresse.
Céline, désespérée, supposa qu'il était retourné dans sa famille;
à la hâte, elle ajouta sur l'enveloppe l'adresse de Jacques à L..., et
UNE ONDLNE. h'ii
prit le parti de jeter la lettre à la poste. — Il la recevra demain,
pensait-elle, et pourra y répondre par un télégramme; d'ici là, je
cacherai son départ à Antoinette.
Et ainsi la petite lettre, contenant dans ses plis toutes les espé-
rances et toute la destinée de la pauvre Ondine, s'en alla de main
en main jusqu'au wagon de l'express qui l'emporta vers L... Toute
la nuit, elle courut à travers champs, plaines et forêts, tantôt ca-
hotée par la patache du courrier, tantôt entraînée par la locomo-
tive haletante. AL..., on ne savait rien du départ de Jacques, et on
renvoya la lettre à Rochetaillée, où un matin le facteur la déposa
tout humide sur le dressoir de l'auberge. Cette fois, M'"" Pitoiset
pensa que le renvoi du billet annonçait un retour prochain, et, sans
plus de cérémonie, elle se contenta de le classer parmi les paquets
administratifs entassés sur la table du garde- général. La petite
lettre y dormit, oubliée, tandis que dans la maison des Gorderies
Antoinette attendait et se mourait d'angoisse.
Évonyn^e, en apprenant le brusque départ de son ami, avait été
pris de remords et n'avait pas voulu rester avec un pareil poids
sur la conscience. 11 se sentait responsable de ce triste dénoûment,
et il accourut aux Gorderies, tout contrit et disposé à essuyer, en
guise de pénitence, les plus cruelles rebuffades d'Antoinette; mais
ses craintes furent vaines. Elle lui tendit une main glacée, un sou-
rire amer voltigea un instant sur ses lèvres pâlies, et ce fut tout;
elle semblait à peine s'apercevoir de sa présence au logis. Tout
autre fut l'accueil de M. de Lisle. 11 avait autrefois caressé le rêve
de marier Antoinette à Évonyme, et la fuite de Jacques Duhoux
venait d'évoquer de nouveau ce rêve un moment évanoui. Orman-
cey fut reçu par lui comme un sauveur, et choyé en conséquence.
M. de Lisle remerciait tout haut le ciel de l'avoir préservé d'un
gendre aussi maussade que ce chahrwi de forestier. Sa fille avait
mieux que cela sous la main, et il ne lui coûterait que de se bais-
ser pour ramasser. II le répétait à qui voulait l'entendre, et ne se
faisait aucun scrupule d'en parler devant la jeune fille. Antoinette
écoutait d'un air indifférent ce bourdonnement de paroles inu-
tiles. Elle avait concentré toutes ses facultés dans l'attente, et son
âme était suspendue à une dernière espérance : la réponse de
Jacques à sa lettre. Il lui semblait impossible qu'il la lût et ne ré-
pondît pas. Quand il verrait ces lignes si humbles, si pénétrées de
douleur et de passion, il se laisserait fléchir et reviendrait. Au mo-
ment où elle y penserait le moins, elle entendrait un bruit de pas,
et, en se retournant, elle l'apercevrait soudain, ému et pâle, comme
le soir où, dans le salon encombré de caisses et de paquets, il lui
avait si brusquement déclaré son amour. Souvent, en se prome-
A22 REVUE DES DEUX MONDES.
nant dans le jardin, elle se disait : — Je vais peut-être le voir au
détour de l'allée. — Parfois même il lui semblait qu'une voix bien
connue murmurait deriière elle : — Antoinette! — Elle se retour-
nait alors toute frissonnante, et la déception qu'elle éprouvait lui
donnait un coup au cœur.
C'était surtout à l'heure de la tournée du piéton que son an-
goisse devenait plus poignante. Elle guettait l'homme de la poste
chaque matin derrière la grille de la cour. Enfin la lettre tant at-
tendue arriva. Hélas! c'était la fin de toutes ses anxiétés et aussi de
toutes ses espérances. Elle déplia fiévreusement le billet de Jacques,
puis chancela et fut un moment obligée de s'appuyer à la giille. Les
lignes courtes et régulières étaient tracées d'une main ferme et de
cette écriture large et nette qu'elle avait tant aimée. Le billet ne
portait aucune indication de date ni de lieu, et voici tout ce qu'il
contenait :
(( Mademoiselle, la dernière conversation que nous avons eue
ensemble m'a convaincu que ma présence vous était à charge et
que vous désiriez reprendre votre liberté. Je n'ai pas voulu vous
importuner plus longtemps, et je me suis éloigné. Maintenant vous
êtes libre. J'écris à M. de Lisle pour dégager n)a parole. Je ne de-
mande plus que du silence et de l'oubli. Jacques Duiiolx. »
Yoilà donc toute la réponse qu'il faisait à cette lettre si aimante
où Antoinette s'était mise si tendrement à ses pieds! Il était parti.
Il était retourné sans doute à L..., dans sa famille, près de cette
blonde jeune fiile qu'on voulait lui faire épouser! Elle se redressa
sous le coup sanglant de cet abandon. Elle alla trouver M. de Lisle,
qui fumait dans la cuisine, posa le billet ouvert devant lui, et re-
monta dans sa chambre sans prononcer un mot. On eût dit qu'une
révolution s'était faite en elle. Toutes les idées de mansuétude, de
contrition et d'humilité avaient été emportées par un souffle de
colère.
L'Ondine fantasque et violente reparaissait tout entière avec son
orgueil, ses rébellions et ses orages. Elle courut à un petit coffret
où elle serrait les lettres de Jacques et tous les frêles souvenirs qui
se rattachaient à sa passion : les bouquets cueillis dans les bois,
le ruban bleu qui nouait ses cheveux le jour où elle avait reçu son
premier baiser, le livre qu'ils avaient lu ensemble dans le petit
jardin... Elle versa tout le contenu dans l'âtre et y mit le feu; puis
avec une joie amère elle regarda flamber ces reliques d'amour. —
Quand une bourrasque agite jusqu'au fond les eaux d'un étang, on
voit le sable et le limon, brusquement soulevés, rouler à la surface
des débris de plantes mortes et des insectes étranges qui semblaient
UNE ONDINE. h2Z
enfouis à jamais dans les profondeurs. Ainsi l'orage déchaîn(5 dans
le cœur d'Antoinette avait réveillé les sentimeiis de perversité qui
sommeillent au fond de toute nature humaine. Les violences du sang
paternel, transmises comme un héritage et mal comprimées par
une éducation imprévoyante, les instincts cruels de l'enfant gâtée
et volontaire, les germes de méchanceté qui fermentent dans l'âme
la plus généreuse comme le poison dans la fleur la plus charmante,
tous ces élémens de révolte avaient été secoués par cette tempête,
et sous leurs vagues troublées les meilleures qualités d'Antoinette
avaient disparu submergées. Sa vive sensibilité, son esprit coura-
geux et fier, ses aspirations élevées, tout avait sombré dans ce tour-
billon. Un seul sentiment surnageait, la colère, — un seul désir, la
vengeance. Elle voulait se venger de sa tendresse méprisée, de sa
fierté humiliée, de son amour foulé aux pieds. Elle voulait qu'on
lui payât chèrement ses heures d'angoisse, ses nuits de larmes, ses
journées d'attente et de fièvre. Il lui fallait des représailles san-
glantes, mortelles... Sa vengeance, elle la demandait à tout prix,
dût-elle briser son propre cœur. Immobile comme une statue au
milieu de sa chambre, elle cherchait des raflinemens de cruauté
pour mieux torturer celui qui venait de lui faire cette blessure.
Elle se creusait la tête pour trouver quel serait le châtiment le plus
terrible, le moyen le plus prompt de l'infliger, l'instrument le plus
commode et le [)Ius maniable pour frapper le coup. — C'est en
proie à cette colère impitoyable qu'elle descendit au salon.
Au moment d'entrer, elle aperçut dans la cour Évonyme, qui
cheminait nonchalamment et d'un air béatement rêveur. A la vue
d'Ormancey, Antoinette s'arrêta un moment sur le S3uil; une
flamme traversa ses regards comme un éclair, un sarcastique sou-
rire glissa sur ses lèvres, puis elle attendit résolument le jeune
homme, qui avait relevé la tête et pressé le pas. Évonyme lui serra
les mains d'un air de compassion affectueuse ; elle répondit à cette
démonstration par une nerveuse étreinte, puis ils pénétrèrent en-
semble dans l'appartement, et la jeune fille alla s'asseoir près du
piano, en jetant un regard oblique sur son compagnon, qui, d'un
air embarrassé, cherchait une entrée en matière. Il aurait voulu
dire quelques paroles réconfortantes et bien en situation, mais il
ne trouvait rien d'assez délicat pour panser la blessure d'Antoinette
sans la faire saigner de nouveau. Pour rompre un silence qui deve-
nait gênant, il se rabattit sur des banalités, parla du temps plu-
vieux et de l'automne qui s'avançait. — Les arbres ont jauni de
bonne heure, dit-il en montrant les feuilles mortes qui se déta-
chaient lentement des noisetiers et venaient frôler les vitres avec
un bruit d'ailes de papillon.
A2Û REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, fit machinalement Antoinette... Elle ferma les yeux et
revit comme dans un rêve l'étang de la Thuilière, baigné par le
clair de lune, les joncs frissonnans, le courant doucement poussé
vers les touffes de trèfles d'eau, puis la ceinture des bois profonds
à travers lesquels soupirait une lointaine musique de bal... Elle
secoua la tête pour chasser cette vision, et s'adressant brusque-
ment à Ormancey : — Évonyme, commença-t-elle d'une voix vi-
brante, vous avez souvent agi avec moi comme si vous m'aimiez,...
m'aimez-vous encore?
Évonyme tressaillit, puis rougit. — Ma chère enfant, répondit-il,
j'espère que vous ne me faites l'injure de douter ni de mon affec-
tion, ni de mon d(h'oûment.
— M'aimez-vous encore, continua Antoinette sans le regarder,
non pas seulement comme un ami, mais comme un amoureux?
Évonyme sentit une chaleur soudaine lui parcourir tout le corps
et lui serrer la gorge; il apercevait clairement la pente où on le
poussait, et clairement aussi il reconnaissait l'impossibilité de se
raccrocher aux branches. — 3Ion cœur n'a pas changé, répliqua-t-il
d'une façon laconique.
— Évonyme, voulez-vous m'épouser? — Elle était blanche et
froide comme un marbre, et le son de sa propre voix l'épouvantait.
— Moi! s'écria-t-il. — Il y avait dans cette seule exclamation
toute une gamme de sensations différentes : de la joie un peu, —
du saisissement et de la peur, beaucoup.
— Oui, répéta Antoinette, voulez-vous de moi pour votre femme?
— Bonté du ciel! murmura-t-il, la mine confuse et les yeux
grands ouverts, vous avez songé à moi? J'avais parfois entrevu ce
bonheur-là dans un rêve, mais je n'avais jamais espéré qu'il se
réaliserait... Excusez-moi. J'en suis encore tout ébloui. Ma pauvre
enfant, vous ne savez pas quel triste mari vous prendrez, je suis
pétri de défauts !
Elle eut un sourire amer. — Et moi, me croyez-vous donc un
ange!
— Je vous crois une fée, répondit-il avec conviction... Allons,
continua-t-il avec l'accent d'un homme qui se lance, les yeux fer-
més, dans l'inconnu, voilà qui est dit, vous êtes ma femme, et je
suis votre esclave. Merci, chère... chère Antoinette.
Il voulut déposer un baiser sur les doigts glacés de la jeune fille,
mais elle retira rapidement ses mains et poursuivit d'une voix sac-
cadée : — Bien, maintenant allez trouver mon père et faites-lui
part de notre résolution. Arrangez tout pour que cela se termine
promptement. Nous sommes au premier octobre; je veux que nous
soyons mariés avant la fin du mois.
UNE ONDINE. /i25
Évonyme obéit, et encore tout abasourdi courut à la recherche
de M. de Lisle. Ce dernier le reçut à bras ouverts, lui répétant
qu'il était le gendre de ses rêves, et que ce mariage était la joie de
ses vieux jours. Il fut convenu que, sans tarder, on s'occuperait de
tous les préparatifs. — Kh bien! m'y voilà donc au mariage, se dit
Ormancey en s'en revenant tout songeur au Val-Clavin; je touche
du pied le seuil de la forêt magique d'où on ne peut plus sortir dès
qu'on en a franchi l'entrée. Je n'aurai plus de regrets mélancoliques
en regardant passer une noce; la vue de deux ou trois marmots
jouant sur le pas d'une porte ne me mettra plus au cœur un senti-
ment de tristesse et d'envie... J'aurai une femme et des en fans à
moi, des enfans qui nous ressembleront, à nous deux!.. Pourquoi
ne suis-je pas plus triomphant? D'où vient que je sens en moi un
fonds de trouble et de terreur ?
Hélas ! le pauvre garçon n'aimait guère le mariage qu'en rêve,
et il aurait voulu y rêver éternellement. L'obligation de sortir des
irrésolutions où se complaisait son esprit flottant le plongeait dans
un étrange embarras. Pour se donner du courage, il se disait qu'il
n'y avait plus à reculer. Il s'était montré fort épris d'Antoinette,
alors qu'elle était engagée à un autre; pouvait-il rompre et se dé-
rober, maintenant qu'elle était libre?.. D'ailleurs n'était-il pas res-
ponsable de ce qui était arrivé? Ne devait-il pas à la jeune fille
une sorte de dédommagement moral?.. Répondre par un refus,
c'eût été se conduire en malhounôte homme et en faux ami. —
Après tout, se disait-il, suis-je donc à plaindre de prendre une jolie
femme qui a du goût pour moi et qui me fera honneur?.. Évonyme,
mon camarade, n'aie point l'air d'un sot et redresse la tête... Tu es
un heureux coquin!
En rentrant aux Corderies, M. de Lisle, enchanté, avait pris sa
fille par la taille et l'avait embrassée à deux ou trois reprises. —
Eh bien, mademoiselle, s'était-il écrié de sa grosse voix, nous avons
donc changé d'amoureux? Va, je t'en félicite, tu n'as point perdu
au change, et Ormancey est un autre coq que ton forestier. II m'a
toujours déplu, ce chevalier de la sombre figure ! — 11 se mit aus-
sitôt à pousser les formalités préalables au mariage avec une hâte
joyeuse.
Antoinette se renfermait dans une impassible indifférence. Évo-
nyme avait commencé une cour en règle. Il avait définitivement
renoncé à sa pipe, il soignait sa toilette et apportait chaque jour de
magnifiques bouquets qu'il faisait venir de Dijon, et que Céline ne
manquait pas de retrouver le lendemain, fanés et dédaigneusement
jetés dans un coin. La jeune fille le recevait d'un air afi'ectueux, mais
sans se départir d'une réserve qu'on ne lui avait pas connue jus-
que-là. Elle évitait scrupuleusement toutes les occasions de tête- à-
A26 REVUE DES DEUX MONDES.
tête avec son fiancé. Une seule fois il faisait si beau temps qu'elle
se laissa toucher et consentit à sortir avec Évonyrne. lis gagnèrent
les bois qui dominent Roctietaillée, mais en entrant sous la fu-
taie elle quitta le bras d'Ormancey. Elle marchait devant lui, dans
l'étroit sentier, la tête basse, écoutant le bruit des feuilles sèches
que soulevaient ses pieds. La conversation était languissante et cou-
pée de longs silences pendant lesquels on entendait le bruit mat des
glands mûrs qui tombaient sur la mousse. Tout à coup Antoinette
tressaillit et s'arrêta à l'entrée d'une longue tranchf'-e de hêtres...
Elle avait reconnu la gorge du val de Germaine où elle avait passé
une après-midi avec Jacques pendant la fenaison. — Kelournons !
dit-elle avec un frissonnement nerveux, il fait froid, et je suis lasse.
— Ils reprirent silencieusement le chemin du village, et à la lisière
du bois, Évonyme crut s'apercevoir qu'Antoinette avait les yeux
pleins de larmes. — C'est étrange, pensa-t-il un peu déconfit ; j'ai
beau faire, mes fiançailles ont les allures funèbres d'un enterre-
ment.
Cependant les semaines se succédaient, les publications avaient
eu lieu, et le trousseau allait être prêt. Evonyme devait passer huit
jours à Paris pour terminer quelques affaires et acheter la cor-
beille, et il était convenu que le mariage se ferait aussitôt après son
retour. Un matin, M. de Lisle le conduisit jusqu'à la voiture du
courrier et, lui souhaitant bon voyage et prompt retour, le quitta
pour aller surveiller ses semailles. Au moment où le jeune homme
allait s'élancer dans la patache, il se sentit retenu p.tr le pan de
son habit, et, se retournant, il aperçut Céline derrière lui.
— Hein! qu'y a-t-il? demanda Ormancey en voyant la figure
effarée de la servante; est-il arrivé quelque chose à Antoinette?
— ^!on, répondit Céline d'un air sombre, pas encore! — Et, le
tirant à l'écart : — Tenez, continua-t-elle, il faut que je vous
parle, puisque personne n'a le courage de vous dire la vérité.
Croyez- moi, restez à Paris, et ne revenez jamais ici.
— Pour l'amour de Dieu, ma brave lille, qu'y a-t-il? répéta
Évonyme ahuri.
— 11 y a qu'Antoinette ne vous aime pas, et que, si vous vous
entêtez à l'épouser, ce n'est pas un habit de noce qu'il faudra lui
préparer, ce sera un drap de mort. — Allons, en voiture ! cria le
conducteur en faisant claquer son fouet. — Évonyme monta en
haussant les épaules, et le courrier partit au grand trot.
VIII.
L'absence d'Évonyme fit éprouver à Antoinette une sensation de
calme et de soulagement. Il lui semblait qu'elle se réveillait d'un
UNE ONDINE. 427
cauchemar, et qu'elle pouvait enfin respirer en liberté. Elle n'était
plus obligée de jouer un rôle odieux, de mentir à elle-même et aux
autres. Elle souhaitait que les minutes devinssent des heures, que
les jours se changeassent en siècles, et que le moment du retour de
son fiancé n'ariivât jamais. Pendant ce temps, peut-être un inci-
dent inespéré viendrait la sauver de ce dénoûment qu'elle redou-
tait, maintenant que la première fièvre de sa colère s'était apaisée.
Jacques Du houx, dont le congé était expiré, allait sans doute ren-
trer à son poste, et alors... qui sait?.. Elle conservait encore une
douteuse lueur d'espérance qui veillait dans un recoin obscur de
son âme, comme une maigre lampe dans la chambre d'un mori-
bond. Elle se disait que Jacques l'avait trop adorée pour l'oublier
complètement. Céline lui avait bien souvent répété : « Tu as des
yeux qui ensorcellent, ma fille; ceux qui t'aimeront ne pourront
plus se détacher de toi... » Antoinette avait fini par en être per-
suadée. Il lui paraissait impossible que Duhoux, revenant à Ro-
chetaillée, pût supporter l'idée de la voir au bras d'un autre ; mais
les jours se passaient, et la chambre du forestier restait vide à l'au-
berge de Pitoiset. Dans le bourg, le bruit courait qu'il avait ob-
tenu l'autorisation de résider à Langres, certaines gens préten-
daient même qu'il avait donné sa démission. Dans tous les cas, il
n'avait point reparu. Tout s'évanouissait, tout, jusqu'à la perspec-
tive de cette triste vengeance en vue de laquelle Antoinette venait
de sacrifier sa vie. Jacques n'entendrait même pas le bruit de la
noce; le tintement des cloches n'irait pas comme un remords et
comme une torture jusqu'à son cœur. Tout était fini, le dernier
espoir avait sombré, la dernière lueur était éteinte.
Quand, au matin du jour fixé pour le retour d'Ëvonyme, la jeune
fille, en ouvrant sa fenêtre, entendit le chant des coqs et le bouil-
lonnement de l'écluse du moulin ; quand elle vit, en face d'elle,
fumer dans une brume violette les hauteurs boisées de la Thui-
lière, le souvenir des jours heureux de l'été envahit son âme.
Comme ils étaient déjà loin, ces jours pleins d'enchantemensl Quel
abîme entre l'avenir qu'elle avait entrevu alors et la destinée qu'elle
contemplait maintenant face à face! Tout avait si terriblement
changé, et changé par sa faute. La conscience d'avoir été le princi-
pal instrument de son malheur la plongeait dans un morne déses-
poir. Elle avait cru que le monde aurait pour ses fantaisies les
mêmes indulgences que Céline; elle pensait que la vie la traiterait
toujours en enfant gâtée, et à la première expérience la réalité lui
avait infligé une mortelle désillusion. Le mal était fait, la blessure
était saignante et inguérissable. Pourquoi n'était-elle pas morte le
jour où Jacques avait quitté Piochetaillée? La mort ne l'épouvantait
pas. Elle s'était déjà familiarisée avec elle depuis longtemps, depuis
ll2S REVUE DES DEUX MONDES.
le jour où elle avait avalé son morceau de bleu de Prusse au cou-
vent de Marmoutiers. Mourir était après tout une chose moins ef-
frayante que d'appartenir corps et âme à un homme qu'elle n'aimait
pas. Rien que cette perspective la faisait frissonner... Que serait-ce
quand elle serait la femme d'Évonyme, — sa femme pour toute la
Yi(. î — Sa gorge se serra, des larmes amères lui montèrent aux
yeux. — Non, non, s'écria-t-elle, ce n'est pas possible, je ne pour-
rai jamais!
— Eh ! ma fille chérie, dit Céline derrière elle, il ne faut pas te
faire violence, parle franchement, et romps-moi ce maudit ma-
riage.
— Non, répondit Antoinette d'un air sombre, c'est moi qui l'ai
voulu, et maintenant il est trop tard... J'ai joué avec le bonheur de
ma vie, et je l'ai brisé.
— Bah! bah ! s'écria Céline en lui prenant les mains , tout n'est
pas fini encore, et j'ai idée que ce mariage ne se fera pas.
Antoinette secoua tristement la tête, mais Céline n'en persista
pas moins dans ses pronostics rassurans. Elle se prononçait avec
d'autant plus d'aplomb, qu'intérieurement elle était convaincue du
succès de la semonce dont elle avait gratifié Ormancey. Elle espé-
rait que ses rudes paroles l'auraient fait réfléchir et qu'il ne vien-
drait pas revendiquer ses droits de fiancé. Elle se trompait. Vers
midi, elle entendit Tant-Belle aboyer dans la cour, et la pauvre
fille faillit tomber à la renverse en apercevant Evonyme, escorté du
courrier qui brouettait les précieux colis renfermant la corbeille de
nocp.
Les confidences de Céline avaient, il est vrai, jeté une forte
douche sur l'enthousiasme d'Ormancey; mais, selon son habi-
tude, il avait commencé par ruminer longuement les paroles de la
servante, et cette méditation l'avait replongé dans une nuageuse
irrésolution. Son amour-propre était profondément blessé. On a
beau être un philosophe à la façon de Montaigne, il est toujours
désagréable de s'entendre dire qu'on déplaît à une jolie femme sur
laquelle on comptait avoir fait impression. De là à douter de la sin-
cérité de Céline, il n'y avait qu'un pas. — Cette fille, pensait Evo-
nyme, n'a jamais pu digérer mon mariage avec Antoinette; elle
avait pris le parti de Jacques contre moi, et elle me garde rancune
de l'échec de son protégé. — D'ailleurs, bien qu'Evonyme ne fût
point passionnément épris, du moins avait-il pour Antoinette une
sérieuse affection, et son cœur soufl'rait de la situation fausse où se
trouveiait la jeune fille, si ce second mariage venait à manquer. Au
point où en étaient les choses, quel esclandre produirait une rup-
ture ! L'avenir d'Antoinette en serait à jamais compromis, il fau-
drait se brouiller avec la famille. Ëvonyme entrevoyait toute une
UNE ONDINE. /i29
inextricable complication de choses désagréables. Après avoir long-
temps pesé le pour et le contre, il s'était déterminé à repartir pour
Rochetaillée, bien résolu à observer de sang-froid l'atlitude de sa
fiancée, et à na prendre un parti définitif qu'après avoir franche-
ment interrogé le cœur de la jeune fille.
A son arrivée à Langres, un incident tout à fait inattendu vint
encore accroître son trouble et ses perplexités. Au moment où il
s'installait dans la patache du courrier et où le jaune véhicule com-
mençait k rouler dans la principale rue de la ville, Évonyme crut
reconnaître, sur le seuil d'un hôtel, Jacques Duhoux revèlu de son
uniforme de garde-général. Craignant d'être le jouet d'une illu-
sion, il mit la tète à la portière, et put constater que ce forestier
qui là-bas, d'un air mélancolique, regardait fuir la voiture de Ro-
chetaillée était bien son ami Duhoux en chair et en os. — Ah ! il est
revenu, grommeîa-t-il en lui-même, qui sait si cette infernale ser-
vante ne l'a point prévenu, et s'ils ne s'entendent pas pour m'évin-
cer? Hélas! aussi, qu'avais-je besoin d'être amoureux, etquesuis-je
allé faire dans cette galère du mariage?
Lorsqu'il entra dans le salon des Corderies, le pauvre garçon
avait le cœur tremblant. Il sentit toutes ses résolutions héroïques
se briser contre l'indifférence glacée d'Antoinette. Tandis que Cé-
line déballait la corbeille, Ormancey s'approcha de la jeune fille,
et, tirant de sa poche deux écrins : — Voyez, lui dit-il en les ou-
vrant, si ce sont bien les pierres que vous avez désirées.
Les écrins contenaient une parure d'opales et d'aigues-marines.
Antoinette les examina du bout des doigts et fit un léger signe
d'assentiment. Céline s'était levée pour les contempler. — Des
opales ! s'éciia la superstitieuse servante, j'espère bien que vous
n'allez pas donner ça à ma petite - fille ! Ces pierres -là portent
malheur.
— C'est moi qui les ai choisies, répondit Antoinette. — Puis, se
retournant vers Evonyme, elle ajouta avec un regard sombre : —
Des aigues-marines et des opales, n'est-ce pas la parure qui con-
vient à une oiidine?
— Au moins, essayez-les! dit Évonyme en lui jetant un coup
d'œil humilié et suppliant qui la toucha.
Elle prit les bijoux, et se plaça devant la glace. Un rayon de soleil
l'illuminait, et sa robe de mousseline blanche à plis llottans dessinait
mollement sa taille souple, sa poitrine frémissante et ses épaules de
reine. Son cou délicat et flexible était encadré dans une collerette éva-
sée à tuyaux droits, comme en portaient les femmes au xvi* siècle.
A ses oreilles, à son cou et à ses poignets, les opales et les aigues-
marines brillaient pareilles à de claires gouttes d'eau légèrement
irisées. Ses joues, plus blanches que la mousseline de sa robe
Û30 REVUE DES DEUX MONDES.
faisaient vivement ressortir l'éclat fiévreux de ses grands yeux. En
contemplant cette neigeuse beauté, Évonyme se sentit redevenir
amoureux, ses doutes s'enfuirent comme des vapeurs fondues dans
un rayon de soleil, et il marcha lentement vers elle en ouvrant dé-
mesurément les yeux.
— Vous me trouvez belle? dit Antoinette avec un sourire glacé.
— Vous ressemblez à une fée des eaux, répondit Évonyme
ébloui.
11 s'avança galamment, et lui prit une main, qu'elle lui abandonna
d'un air indilférent, puis, enhardi, il voulut déposer un baiser sur
ces beaux yeux qui lui jetaient un regard si résigné ; mais au mo-
ment où les lèvres de l'audacieux fiancé elllenraient di^jà les cils
bruns de îa jeune fille, la figure de cette dernière prit une expres-
sion terrible de répugnance et de terreur, ses deux bras raidis re-
jDOussèrent Évonyme. — Non, non, jamais! s'écria-t-e!le, et dans
le même instant elle s'évanouit et tomba agenouillée sur le par-
quet.
Au cri poussé par Évonyme, Céline était accourue. Elle écarta
rudement Ormancey, qui voulait soutenir la jeune fille. — Vous
voyez bien que vous la tuez, murmura-t-elle d'un air féroce; allez-
vous-en.
Il s'éloigna tout confus. — Cette fois c'est bien clair, se dit-il en
reprenant mélancoliquement le chemin à' Entre deux eaux, et je
comprends tout... Si je laissais faire cette terrible fille, elle se jet-
terait tète baissée dans l'abîme, quitte à m'y entraîner avec elle...
Merci! je lui fausserai compagnie. Un mariage heureux n'est déjà
pas une si fameuse affaire, mais un hymen comme celui-ci serait un
enfer pour elle et pour moi. Oh! les femmes! Elle m'aurait pour-
tant froidement exécuté pour le plaisir de se venger de Jacques!..
Je vous suis obligé, belle, de la leçon!
Il se sentait radicalement gu 'ri du mariage; toutefois le spectacle
de cette pauvre fille, qui aimait Jacques et soufi'rait le martyre, le
toucha de compassion. Lui qui se piquait d'observer le cœur hu-
main, comment n'avait-il pas deviné plus tôt la persistance de cet
amour resté comme un fer dans la plaie?.. — Voyons, s'écria-t-il
mentalement, ne ferai-je rien pour rétablir ce bonheur que j'ai
ruiné?.. Si, morbleu! je leur montrerai à tous deux qu'il y a un
homme et un brave homme dans la peau d'Évonyme Ormancey, et
je raccommoderai tout, dussé-je à mon tour laisser aux buissons
quelques lambeaux de ma dignité!
Il se dirigea vers l'auberge et demanda des nouvelles de Jacques.
Le garde-général n'avait point encore reparu chez Pitoiset; mais
on savait qu'il avait repris son service; il faisait des tournées en
UNE ONDINE. 431
forêt; un garde des environs avait été chargé par lui d'emporter le
lendemain les bagages et les papiers déposés à l'auberge en son
absence, et de les conduire à la maison forestière, chez le brigadier
Sauvageot, où Jacques avait élu domicile. Évonyme s'en revint len-
tement chez lui, et passa le reste de la soirée à mûrir un projet
qu'il résolut de mettre à exécution sans tarder.
Il quitta la ferme dès l'aube, et arriva de bonne heure aux Cor-
deries, où il trouva Antoinette et son père, et où il fit jouer immé-
diatement tous les ressorts de ses finesses diplomatiques afin d'ame-
ner la jeune fille à l'accompagner jusqu'au Val-Glavin. — Elle lui
avait depuis longtemps promis cette visite, et il désirait avoir son
avis sur certains etnbellissemens intérieurs. — Sa proposition fut
moins mal accueillie qu'il ne le craignait. Céline était absente, et
M. de Lisle, ayant eu connaissance de la scène de la veille, avait
fortement rabroué sa fille au sujet de ce qu'il nommait ses sima-
grées. Elle se repentait du reste elle-même d'avoir montré si peu
de courage, et elle n'osa pas refuser. Il fut convenu que M. de Lisle
rejoindrait les deux jeunes gens vers midi, et qu'on déjeunerait à la
ferme.
Ils partirent. Le temps était très clair, et il avait gelé pendant la
nuit; les feuilles sèches qui jonchaient le chemin étaient saupou-
drées d'un léger givre, et la terre craquait sous les pieds. Évonyme
fit prendre à Antoinette un sentier à travers bois. Il s'applaudissait
intérieurement du commencement de réussite de ses combinaisons,
et il se llatlait de mener à bien le reste de l'entreprise. Il fredon-
nait douc3ment tout en aidant Antoinette à escalader les rampes
abruptes de la forêt, et s'efforçait de diriger la conversation sur des
sujets indiiférens et impersonnels. La jeune fille, surprise de cette
attention délicate, se prêtait de son mieux à une causerie banale
et inodensive. Elle fit ainsi du chemin sans s'en douter. Tout à coup
le petit sentier déLoucha brusquement à la lisière d'un taillis, et
Antoinette reconniit, dans le fond de la combe, l'étang de la Thui-
lière, baigné de soleil et bordé de saules. — Pourquoi m'avez-vous
amenée ici? s'écria-t-elle avec un accent irrité, ce n'est pas le che-
min de la ferme.
— iNon, répondit-il, mais j'ai un renseignement à demander au
garde de la Thuilière. C'est l'affaire d'un quart d'heure à peine.
Asseyez-vous au soleil, et amusez-vous à lu-e quelques pages de
ceci en m'attendant. — Il lui donna un volume de La Fontaine, et
monta, le cœur très ému, la sente qui menait à la maison foi esiière.
D'après ce que lui avait dit l'hôtesse de flochetaillée, il avait
calculé que Jacques, tout occupé de son emménagement, n'irait
pas en forêt ce jour-là. Il ne s'était pas trompé; Jacques Duhoux
/i32 REVUE DES DEUX MONDES.
était en train de s'installer dans une petite chambre située au pre-
mier étage, d'où l'on dominait les bois et l'étang. En entrant, Évo-
nyme l'aperçut, penché sur les registres et les cartons qui encom-
braient le parquet; à côté de lui, une petite table était couverte
d'un monceau de papiers épars. Au bruit de la porte, Jacques se
retourna et Évonyme l'ut effrayé de la douloureuse altération de ses
traits : il avait maigri, et les orbites de ses yeux s'étaient encore
creusées. A la vue de ce visiteur inattendu, Jacques pâlit, et se le-
vant avec violence : — Que me voulez-vous? s'écria-t-il, j'espé-
rais bien ne plus vous revoir !
— Jacques, mon vieux camarade,... commença Évonyme d'une
voix émue.
Jacques le regarda d'un air dur et hautain : — N'invoquez pas
notre ancienne amitié. Elle est morte... Vous auriez dû comprendre
que votre vue m'est pénible.
— Écoute-moi un moment avec calme!
— Allez-vous-en! dit-il, je ne veux rien entendre.
— Ah ! morbleu! fit Évonyme avec obstination, tu m'entendras
pourtant! Si tu crois que je suis monté ici pour mon plaisir, tu te
trompes. Ma conscience m'y a poussé, et je n'en sortirai pas avant
de m'être déchargé de ce que je crois un devoir.
— Parlez donc, et faites vite! murmura Jacques sans le regarder.
— J'ai eu des torts envers toi, reprit lentement Ormancey, et je
t'en demande pardon; mais il ne s'agit pas de moi, je viens te par-
ler d'Antoinette.
Jacques eut un tressaillement douloureux. — Me venez-vous de-
mander mon consentement pour l'épouser? s'écria-t-il avec une
ironie amère.
— 11 n'est pas question de moi, te dis-je!.. Si j'ai été un mo-
ment assez naïf pour croire que je pourrais faire un mari présen-
table, je suis bien vite revenu de ma folie. Antoinette n*a jamais
aimé que toi, ton abandon la tue et elle en meurt. Tu ne me crois
pas! s'écria-t-il en voyant Jacques hausser les épaules... Bonté du
ciel! est-il possible que tu ne me croies pas quand je t'apporte
pour preuve mon orgueil piteusement foulé aux pieds, quand j.e
m'humilie devant toi jusqu'à jouer un rôle ridicule? Ce n'est pas
elle qui m'a parlé de son amour et de sa souffrance, elle a bien trop
de fierté! Mais j'ai tout deviné à la fièvre de ses yeux, à la pâleur
de ses joues, à ses invincibles répugnances quand ma main touche
la sienne. Elle souffre le martyre, mon ami, et c'est pourquoi je
suis venu ici.
— Et moi! s'écria Jacques en se retournant vers Évonyme et
lui laissant voir sa figure amaigrie, crois-tu donc que je ne souffre
UNE ONDINE. /i33
pas? Penses-tu qu'on arrache un amour comme le mien sans que
le cœur en saigne? Depuis un mois, je ne vis pas, je ne pense
pas... Je marche comme à travers un cauchemar! Quand j'ai voulu
reprendre mon travail, j'ai compris que j'en étais incapable, et
quand, en arrivant ici, j'ai appris que tu l'épousais, j'ai crié tout
seul à travers les bois comme si on avait enfoncé un fer rouge dans
liia blessure. Ses yeux se creusent, dis-tu, et ses joues pâlissent;
eh bien! regarde, est-ce que j'ai la mine d'un vivant, moi?
— Toi, dit gravement Évonyme, tu es un homme, et tu dois être
fort devant la douleur; mais elle, la pauvre enfant, si charmante
et si mal préparée contre la soulhiince !.. Un coup de vent qui brise
une fleur arrache à peine quelques feuilles à un chêne... Allons,
ajouta-t-il en voyant un frisson courir sur la figure de Jacques Du-
houx, laisse-toi toucher par la pitié et sois bon pour elle!
Jacques ne semblait pas l'entendre, il se promenait à travers la
petite chambre avec une agitation croissante. — Tu ne sais pas, re-
prit-il en s'arrêtant devant Ormancey, elle n'a jamais su, combien
je l'aimais ! J'avais mis en elle l'espoir de toute ma vie. Avant de
la connaître, je n'avais jamais aimé. Elle a eu tous les bouillonne-
mens de mon sang, toute la sève de ma jeunesse, et des trésors de
tendresse où personne n'avait jamais puisé. Qu'a-t-elle fait de tout
cela? Elle a pris ma passion pour un de ces amours avec lesquels
on peut jouer impunément. Quelle pitié a-t-elle eue après m'avoir
brisé? quels repentirs a-t-elle manifestés? Après l'emportement de
la première heure, je ne demandais qu'un mot, qu'un appel du
cœur pour revenir pleurer h ses pieds... Ce mot, elle n'a pas même
songé à le prononcer!
— Et toi, répliqua Evonyme, as-tu songé à l'attendre, ce rappel
dont tu parles? Ne t'es-tu pas trop pressé de la condamner? Tu es
parti comme un fou sans même dire où tu allais. Es- tu sûr qu'An-
toinstte ne t'ait pas écrit, que sa lettre ne se soit pas égarée en
route?
— Oh! fit Jacques en secouant la tête d'un air incrédule.
— En es-tu sûr? répéta Ormancey; as-tu au moins questionné
ton hôtesse de Rochetailiée ?
Jacques s'approcha des papiers amoncelés sur la table. — Voilà,
dit-il, ce qui est arrivé en mon absence, des paperasses administra-
tives. Tu peux y fouiller, va, tu n'y trouveras que des paquets offi-
ciels. — En dépit de ces dernières paroles, il s'était penché avec
Évonyme sur le monceau de paperasses, et tous deux s'étaient mis à
les trier avec une impatience fiévreuse. Tout à coup Evonyme poussa
un cri triomphant. Entre deux paquets, il venait de découvrir la
petite lettre d'Antoinette, à demi enfoncée sous les doubles bandes
TOME av. — 1873. 28
534 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une correspondance administrative. Il la tendit à Jacques, qui dé-
chira l'enveloppe d'une main tremblante.
— Le timbre de la poste porte la date da 21 septembre, mur-
mura Évonyme.
Jacques Diihoux dévora les lignes de la pauvre lettre oubliée. A
mesure qu'il lisait, il devenait plus pâle; les muscles de sa figure
se détendirent, un sanglot souleva sa poitrine, et de ses yeux som-
bres deux larmes tombèrent sur le pnpier du billet. — Évonyme le
considérait sans rien dire et se sentait lui-même gngné par l'émo-
tion. Jacques lisait et relisait la lettre sans faire un mouvement. A
la fin, Orrnancey lui frappa doucement sur l'épaule et lui montra,
par la fenêtre ouverte, la combe profonde où l'étang miroitait au
soleil.
— Elle est là, dit-il, à la lisière du bois. Je l'ai amenée ici par
surprise, et elle ne se doute de rien.
Jacques, les lèvres contractées, contempla un moment la combe
pleine de clarté, puis il sortit brusquement de la chambre et se pré-
cipita hors de la maison forestière...
Après le départ de son compagnon, Antoinette avait quitté la li-
sière du bois, et laissant parmi les feuilles sèches le La Fontaine
d'Évonyme, s'était dirigée vers la chaussée de l'étang. Le soleil
avait fondu le givre, de légères buées ondulaient sur les pelouses
exposées au midi. La jeune fille reconnaissait les moindres dftails
du coin de rivage où elle s'était arrêtée au retour du bal. Tout était
à la même place, les saules de l'îlot, la passerelle à demi brisée,
les trèfles d'eau balançant leurs feuilles à triple découpure. Elle
s'était assise à l'extrémité du talus, et, la tête appuyée sur sa main,
elle contemplait l'étang dont le vent ridait doucement la surface et
dont les ondes lumineuses venaient presque baigner ses pieds. L'eau
verte et limpide laissait voir à une assez grande piofondeur le lit
d'herbes flottantes où des rayons de soleil se jouaient ainsi que des
caresses. Là était le calme, l'oubli des misères, l'anéantisseuient...
jNe vaudiait-il pas mieux, pensait Antoinette, dormir sous le voile
de ces herbes onduleuses que d'être ensevelie vivante dans une
horrible robe de noce?.. Elle avait toujours aimé l'eau, mais en ce
moment elle la sentait plus sympathique et plus attirante que ja-
mais. Elle se penchait et suivait d'un œil fasciné les rayons qui
avaient l'air de plonger dans les remous du courani et d'y flotter
comme une chaîne aux anneaux d'or. L'eau murniurait dans les
joncs; c'était comme une musique lointaine, cristalline, pleine de
câlinerie et de mollesse. La jeune fille trouvait à l'écouter un charme
indéfinissable. Plus elle prêtait l'oreille à cette musique berceuse,
plus elle enfonçait son regard dans ces profondeurs chatoyantes, et
UNE ONDINE. hZb
plus elle se détachait du reste des choses. Elle avait cessé de pen-
ser, elle ne distinguait plus rien des autres bruits de la terre. Son
corps glissait insensiblement vers cette onde invitante et mysté-
rieuse; le vertige la prenait. Tout à coup une main nerveuse lui
saisit le bras et la ramena violemment en arrière. Elle se retourna
et poussa un cri. — Jacques! — diL-elle, et ses yeux se fermèrent.
11 la fit asseoir près de lui, sur les pierres du talus. Comme dans la
nuit du bal, il sentait le cœur d'Antoinette battre contre le sien; il
contemplait cette figure pâlie, ces yeux creusés et cotte petite
bouche pure comme celle d'un enfant. Le charme du l'Ondine l'avait
reconquis tout entier; il la serra plus étroitement dans ses bras et
posa un baiser sur ses paupières abaissées. Alors elle ouvrit les yeux
et revint à elle, toute frissonnante, puis, saisissant les mains de
Jacques dans une étreinte passionnée : — Ah! murmura-t-elle, je
ne vous attendais plus. Encore un peu, et vous ne m'auriez plus
trouvée !
— Vous vouliez mourir! s'écria-t-il.
— Je ne sais,... mais je me sentais horriblement malheureuse, et
il me semblait que j'oubliais mes peines en écoutant cette chanson
de l'eau qui m'attirait... Ah! reprit-elle en frémissant, n'est-ce pas
que vous ne me quitterez plus?.. — Les sanglots lui coupèrent la
parole, et des larmes mouillèrent ses yeux.
Jacques cherchait à la calmer avec des caresses. 11 lui conta la
démarche d'Evonyme et lui expliqua comment il n'avait lu sa lettre
que le matin même. II était parti le 20 septembre le cœur plein de
colère. — Tout m'était odieux, dit-il, vous, Évonyms, le monde
entier... J'ai pris le premier convoi qui passait, j'aurais voulu fuir
à l'autre extrémité de la terre. Je ne me suis arrêté qu'à l'en-
droit où le chemin de fer finissait, en Bretagne. Là, entre la mer
et la lande, j'ai essayé de me guérir; mais j'avais beau faire, votre
fantôme me suivait partout. Alors je suis revenu dans les bois de
Rochetaillée, et dès le soir de mon retour j'ai appris que vous de-
viez épouser Évonyme.
— Oui, j'ai été mauvaise, soupirait- elle, mais si vous saviez
comme j'ai pleuré, comme je vous ai attendu! J'ai cru que vous
étiez retourné à L... vous marier avec la jeune fille aux bandeaux
plats, et la folie m'a prise. Je voulais vous faire beaucoup de mal et
m'en faire à moi-même; je me suis jetée à la tête de ce pauvre
Evonyme... La punition a été rude, ajouta-t-elle, mais, si vous me
pardonnez, je ne serai plus méchante. J'ai laissé dans l'étang toutes
mes mauviiisetcs.
Il lui prit les mains et les couvrit de baisers. — Je vous aime, lui
dit-il, et ma vie est à vous...
^36 REVUE DES DEUX MONDES.
Évonyme était resté dans la petite chambre de la maison fores-
tière. Il avait mis le nez à la fenêtre, et ses yeux perçans suivaient
le manège des deux amoureux, qu'il voyait se détacher comme deux
ombres sur la verdure du talus. Il poussa tout à coup un soupir de
soulagement. — Allons! dit-il, la paix est faite. — Il aperçut sur
la croisée une pipe et du tabac, jeta un joyeux cri, bourra la pipe et
l'alluma. — Voilà, pensait-il en aspirant les bouffées avec délices,
voilà depuis longtemps la première fois que je fume avec une con-
science paisible. — H contemplait les allées et venues du couple
lointain avec ce suave sentiment de volupté qu'on éprouve à re-
garder du rivage la mer orageuse. — Décidément, murmura-t-il,
je ne me marierai pas! Toutes ces tempêtes ne sont pas faites pour
moi; je me contenterai, assis à ma fenêtre, de regarder les gens qui
lèvent l'ancre et qui appareillent pour le voyage à Cythère... Et
pourtant ils sont heureux, ces deux amoureux qui se promènent là-
bas! Le soleil leur rit de nouveau et ils oublient les colères de la
tourmente qui les a fustigés. Hier, ils s'arrachaient les cheveux et
voulaient mourir; aujourd'hui tout leur est sourire, chants de fête
et caresses... Ah! par ma loi,
Amcur est un étrange maître;
Heureux qui ne peut le connaître
Que par récit, lui ni ses coups...
Ces vers lui rappelèrent qu'il avait confié à Antoinette un volume
de son poète favori. — Sarpejeu! s'écria-t-il, et mon La Fontaine!
Ils l'auront oublié sous un arbre, et mon exemplaire est en train
de prendre un bain de rosée!..
Il se leva précipitamment et courut à la recherche du précieux
volume; ce ne fut qu'après l'avoir trouvé qu'il rejoignit les deux
amoureux et qu'ils prirent tous trois le chemin du Val-Glavin.
A quoi bon vous en dire davantage? Évonyme fit entendre raison
à M. de Lisle, et Jacques et Antoinette se marièrent en novembre.
Aujourd'hui ils vivent tous heureux aux Corderies. Évonyme a été
le parrain du premier enfant de l'Ondine. Le bambin commence à
grandir, et Ormancey lui apprend à lire dans les fables de La Fon-
taine. Le brave garçon en est tout heureux. — Je le forme à mon
image, dit-il, je goûte les joies de la paternité sans avoir les an-
goisses du mariage; j'étais né pour être oncle!
André Tueuriet.
ÉTUDES NOUVELLES
SUR
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS
I. Histoire de Grégoire Vif, précédée d'un discours sur l'hisloire de la papauté jusqu'au onzième
siècle, par M. Villemain, 2 vol. in-8»; Paris 1872. — II. Pontificum romanoruin vilœ ab
œqualibus conscriplœ; edidit J.-M. Watterich, 2 yoI. gr. in-S"; Lipsias 1862. — III. Monu-
menta gregoriana; edid. Phil. Jaffé, ia-8» maj.; B 1865. Du même auteur : Regesla pon-
tificum romanorum, de 1 à 1198, iD-4'>; Berlin 1851. — IV. J. Voigt, Ilildebrand als Papst
Gregor VII, 2 vol. in-S»; Halle 1815. — V. H. c\o,Kaiser Ueitirick IV und sein ZcilaUer,
2 vol. in-8»; Stuttgart 1855-56. — VI. Fr. Ofrôrer, Papst Gregorins VII und sein Zeitallcr,
7 vol. in-8"; Schaffouse 1859-61. — VII. H. Stenzel, Geschicliie Deutschlands unter den
Frànkischen Kaisern, 2 vol. in-S»; Leipzig 1828. — VIII. W. V. Giesebrecht, Geschichte der
deutsclien Kaiserzeit, 4 vol. in-8"; Brunswick .864-72. — IX. M. Mignet, La lutte des papes
contre les empereurs d'Allemagne, 1861 à 186
L
l'empire et la papauté avant GRÉGOIRE VII.
Grégoire VII a fait du pontificat romain la grande souveraineté
du moyen âge, et de nos jours le génie de cet homme extraordinaire
plane encore sur la papauté. La curiosité de l'esprit moderne s'est
donc attachée avec une application particulière à l'étude de ce per-
sonnage célèbre, qui, après avoir exercé une si considérable in-
fluence sur son siècle, agite encore et partage en jugemens si divers
les sentimens de la postérité. L'histoire de Grégoire VII est en effet
un des sujets les plus élevés à la fois et les plus épineux qui puis-
sent exercer la sagacité de l'historien. Nul pontife, depuis la propa-
gation du christianisme, n'entreprit de plus grandes choses; nul ne
A38 REVUE DES DEUX MONDES.
s'est plus vivement attaqué aux conditions morales du gouverne-
ment de la vie humaine et de la chrétienté; nul n'en a porté plus
haut les exigences et les attributions. Nul n'a conçu de plus pro-
fonds, de plus vastes, de plus mémorables desseins. Ses successeurs
ne sont que justes en honorant en lui le réformateur du régime de
l'église et le plus considérable représentant de la pnpauté au moyen
âge, et nul cependant n'a soulevé contre lui de plus ardentes pas-
sions, soit dans la polémique des contemporains, soit dans celle
des temps postérieurs. Sa hardiesse a même effrayé de grands
chrétiens comme Pierre Damiani et Bossuet, et les rois ont proscrit
sa mémoire comme celle d'un ennemi de la société politique dans
l'Europe civilisée. La passion seule a-t-elle inspiré ces accens dis-
cordans? Est-il possible à un esprit impartial de porter un juge-
ment plus équitable sur le caractère et sur l'œuvre de Grégoire VII?
Je le crois, sans m'abuser sur les obstacles, car la seule recherche de
la vérité matérielle est une première et immense difficulté. 11 est
moins facile quelquefois de découvrir le fait que de l'apprécier avec
justice. Il connaissait bien ces difficultés, l'illustre écrivain dont
l'ouvrage vient, après sa mort, d'être livré à la publicité; on peut
môme assurer que la considération de ces difficultés est la cause
principale qui a retenu son esprit dans l'hésitation malgré la con-
fiance que lui devaient inspirer les qualités si brillantes de son ta-
lent, et qui a suspendu pendant tant d'années la publication de
Vllisloirc de Crcgoirc VIL dont les amis de la belle et bonne lit-
térature peuvent jouir aujourd'hui, grâce à un acte de piété filiale
dont les lettres françaises garderont le souvenir reconnaissant.
I.
M. Villemain avait tracé le premier dessein de ce livre en 1827.
Il venait d'être destitué de son emploi de maître des requêtes au
conseil d'état, et suspendu de son enseignement à la Soibonne,
pour avoir accepté la charge de rédiger, au nom de l'Académie
française, en compagnie de MM. de Lacretelle et Michaud, une
adresse de doléance au roi relativement au célèbre projet légis-
latif connu sous le nom de loi de justice et d\imour. Sur l'annonce
du livre, une souscription fut ouverte et sur-le-champ remplie,
pour témoigner à l'émini'nt littérateur la sympathie qui l'accompa-
gnait dans sa disgrâce; mais l'œuvre n'était pas de celles que peut
accomplir en peu de mois l'esprit le plus fertile en ressources. Les
aspects littéraires du sujet, les tableaux qu'il offrait à une imagi-
nation féconde et à une plume habile, avaient probablement décidé
la rapide détermination de M. Villemain plutôt que l'attrait spécu-
latif du grand problème de critique historique caché sous les noms
GRIÎGOIRE VII ET SON TEMPS. li^Q
de Grégoire Vil et d'Henri IV. Quelque intérêt politique du mo-
ment n'était peut-être aussi pas étranger au choix de l'objet
d'étude promis au public. Les données générales de M. Villemain
en cette matière étaient plutôt alors celles de M. Daunou que
celles d'une autre école historique qui, plus libre en ses allures,
mieux instruite du fond des choses, plus dégagée envers un passé
qui n'est plus à craindre, ouvrait à l'esprit du xix** siècle, soit en
France, soit en Allemagne, des horizons nouveaux sur l'histoire des
siècles écoulés. Quelqiu s lumières qu'il ait acquises plus tard par
une étude persistante et approfondie, son esprit, pourtant si souple,
si vif, si indépendant, n'a pu se détacher complètement de ces pre-
mières impressions, dont la trace subsiste dans le bel ouvragt^ que
nous avons sous les yeux, et qui d'ailleurs en France ont été celles
de plusieurs générations d'érudits, de publicistes et d'historiens,
depuis les temps reculés jusqu'à nos jours.
Des notions plus exactes et plus vraies sur l'histoire de Gré-
goire Vil datent en Allemagne de la publication du livre de Voigt
(1815); elles datent chez nous du cours célèbre de M. Guizot, en
1828. Il faut juger l'ouvrage de Voigt par l'original allemand et
non par la traduction qui l'a familiarisé dès 1837 avec le public
français. Voigt est un historien sincère, dont la vue n'est pas tou-
jours complète, mais dont l'intention est toujours droite et la di-
rection historique généralement impartiale, quand elle est parfai-
tement éclairée; il a introduit dans l'histoire de Grégoire VII des
élémens d'information jus(|u'alors négligés. Le traducteur français
a souvent détourné la pensée de Voigt de sa portée primitive pour en
faire un livre agréable à certains esprits prévenus, et, qui pis est,
il a plus d'une fois, dans ses annotations, péché par ignorance de
l'histoire du temps. M. Guizot, en 1828, a donné magistralement,
suivant son habitude, la note véritable du caractère historique de
Grégoire VII; il a tracé le sillon, la gra^::de culture est venue après
lui. iNul homme éclniré ne saurait confondre à cette heure le Rcgis-
trmn de Grégoire VII avec le Syllabus de 186/i. « Nous sommes
accoutumés, disait M. Guizot, à nous représenter Grégoire VIT
comme un homme qui a voulu rendre toutes choses immobiles,
comme un adversaire du développement intellectuel, du progrès
social, — comme un homme qui prétendait retenir le monde dans
un sys'ème stationnaire ou rétrograde. Rien n'est moins vrai : Gré-
goire Vil était un réformateur par la voie du despotisme, comme
Gharlemagne et Pierre le Grand. Il a été à peu près dans l'ordre
ecclésiastique ce que Gharlemagne en France et Pierre le Grand en
Russie ont été dans l'ordre civil; il a voulu réformer l'église, et par
l'église la société civile, y introduire plus de moialité, plus de jus-
tice, plus de règle; il a voulu le faire par le saint-siége et à son
llhO REVUE DES DEUX MONDES.
profit, soumettre le monde civil à l'église, et l'église à la papauté,
dans un esprit de réforme et de progrès, non dans un esprit sta-
tionnaire et rétrograde. »
Ces paroles furent alors une nouveauté grande; si le parlement
de Paris avait encore existé, M. Guizot eût peut-être, été mandé
pour s'en expliquer à sa barre. Elles excitèrent en 1828 un mouve-
ment de surprise dans le brillant auditoire de la Sorbonne. M. Vic-
tor Leclerc, M. Villemain, n'en furent-ils pas étonnés eux-mêmes?
M. Guizot protestant abdiquait le langage des centuriateurs de
Magdebourg; il s'éloignait de la doctrine parlementaire des Talon,
des Bignon, des Daguesseau, qui s'était imposée à la science histo-
rique; il s'éloignait de la voie classique tracée par M. Daunou soit
dans son Coiws d'histoire, si autorisé alors, soit dans son Essai sur
la puissance temporelle des papes, qui était en si grand crédit; mais
ce jugement nouveau du célèbre professeur, réintégré par M. de
Martignac, a été le point de départ de l'appréciation de plus en
plus juste, parmi nous, du grand pontife du xi'' siècle. Le point de
vue de M. Guizot était même plus caractérisé que celui de Yoigl, et
à une époque récente un autre éminent historien, M. Mignet, est
arrivé, par sa réflexion puissante et par une connaissance pnifonde
des personnes et des choses, à des conclusions analogues, exprimées
avec une éloquente autorité, lorsqu'il nous a montré, « en passant
par Cluny, l'homme extraordinaire à l'aide duquel devait s'accom-
plir la grande réforme vainement essayée jusqu'alors, et qui exigeait
les profonds desseins d'un génie aussi entreprenant que celui de
Grégoire VII, la fermeté d'une âme aussi altière et aussi religieuse,
la grandeur d'un caractère aussi indomptable. » Deux esprits supé-
rieurs se sont ainsi rencontrés dans le même jugement en arrivant
au but par des chemins divers.
Je pourrais douter à bon droit que telle fût la direction dans la-
quelle M. Villemain entreprit ses études sur Grégoire VII, et je n'en
voudrais pour preuve que l'esprit général de la docte et brillante
introduction, dont le plan remonte à coup sûr aux premiers temps
de ses travaux. Ilallam avait jugé Grégoire VII avec une extrême
sévérité. Un philosophe éminent de notre époque, M. de Rémusat,
a suivi ce courant, dans son livre sur saint Anselme, malgré la
haute impaitialité qui honore son caractère. L s tentatives con-
temporaines de deux grands écrivains, J. de Maistre et Lamennai?,
pour faire admettre à l'état de dogme invariable et absolu la doc-
trine purement relative et historique aujourd'hui autorisée des
maîtres de la science, maintenaient dans l'ancienne voie ga'licane
beaucoup d'esprits peu disposés pour les opinions uUramontaines.
A Dieu ne plaise que je veuille moi-même m'écarter de la ligne tra-
ditionnelle de nos docteurs, ni abjurer la foi gallicane, que je crois
GRÉGOIRE VÎT ET SON TEMPS. hhi
conforme à la vérité comme aux grands intérêts de mon pays; mais,
comme l'a dit un historien qui est mon garant en histoire, « tout
ce qui s'accomplit s'explique, et tout ce qui prévaut a sa raison
d'être. » Eh bien ! malgré l(3s obstacles de tout genre et les passions
déchaînées, Grégoire VU a prévalu sur l'empereur Henri IV; la pa-
pauté a triomphé de l'empire dans la plus grande lutte dont l'histoire
ait gardé le souvenir (l). C'est le pht'nomène historique dont l'expli-
cation est agitée depuis tnnt d'années, et dont l'investigation sera
l'objet de ces études. Remarquons toutefois que, dans cette longue
et dramatique lutte du sacerdoce et de l'empire, si les fidèles furent
pour le pape contre l'empereur dans la période grégorienne, si
sous Innocent III l'opinion publique força Philippe-Auguste à cé-
der, si sous l'empereur Frédéric II Grégoire IX et Innocent IV eurent
encore assez de puissance pour détacher les peuples d'une race
illustrée par le génie et l'héroïsme, au xiv^ siècle au contraire nous
voyons les rois prendre appui sur les peuples contre les prétentions
politiques du saint-siége. Tout cela s'explique et se justifie. A la
doctrine de Boniface VI!I et du livre célèbre de Regimine prinri-
pian s'est substituée la doctrine qui a eu pour organe, dans l'ordre
civil, le Traité de Vaulorité des rois de Denis Talon, et dans l'ordre
ecclésiastique la déclaration du clergé de France de 1682, si admi-
rablement défendue par Bossuet (2); mais la cause de Grégoire VII
n'en fut pas moins la meilleure en son temps, du moins parce qu'elle
(1) Ce triomphe arrachait à Macaulay les éloquentes paroles que tout le monde a
lues avec un sentiment d'émotion profonde dans la Revue d'Edimbourg d'octobre 1840,
au sujet de Vllisloire de la papauté de M. Rankc. Voyez Essaijs, critical and miscel-
laneons, by T. Babington Macaulay; Paris, Baudry, 1853, p. 401.
(2) On lit dans le de Regimine principum, dont les premiers livres sont attribués
à saint Thomas d'Aquin, et dont les derniers sont d'un continuateur contemporain de
Boniface VllI : « La puissance temporelle n'existe que par la puissance spirituelle, de
même que le corps ne vit que par l'âme. Dès que la chrétienté fut constituée, un mi-
racle força Constantin à céder la domination du monde au pape, qui la possédait déjà
de droit, car Jésus-Christ était tout ensemble roi et prôtrc. Depuis lors, les deux pou-
voirs n'en font plus qu'un seul dans les mains du souverain pontife, à qui sont sou-
mis tous les rois de la terre. » Au rebours de cette théorie théocratique, on lit dans
le livre de Talon ces maximes qui ont été la règle de la monarchie française pendant
mille ans : « L'église peut se considérer en deux manières, ou comme un corps poli-
tique, ou comme un corps mystique et sacré : comme un corps politique, par relation
à l'état, dont elle est un membre; comme un corps mystique par relation à Dieu.
Comme un corps politique, c'est une assemblée de peuples unis sous les mêmes lois
et sous un même chef temporel pour contribuer ensemble à la conservation de l'état
et à la tranquillité publique; comme un corps mystique, c'est une assemblée de fidèles
unis par une même foi et sous un chef spirituel pour travailler ensemble à la gloire
de Dieu et chacun à son salut. Ainsi deux puissances sont associées au gouvernement
de l'église : la temporelle, qui est la première dans l'ordre naturel, car, comme dit un
fameux évêque (saint Optât, de Milève), c'est l'église qui est dans l'état, et non 1 état
dans l'église, — et la spirituelle, qui est la première dans l'ordre surnaturel, mais qui
ne s'applique qu'aux choses surnaturelles et divines, etc. »
442 RliVUE DES DEUX MONDES.
empêcha le triomphe de la cause opposée, et le grand pape put dire
avec tristesse, en rendant le dernier soupir: Dile.ii justiliam et
odivi iniquitatemj ideo morior in exilio.
Lors donc que, le but sérieux et réel de la lutte étant atteint et
l'œuvre de Grégoire VII accomplie par la conquête de l'indépendance
de l'église, jjro libertate ecclesiœ decertare^ la papauté, voulant ob-
tenir après la liberté la domination, a franchi les limites d'une équi-
table défensive pour entrer dans la voie contestable des ambitions
mondaines, alors la lice a changé d'aspect et le combat de nature.
Alors l'esprit humain s'est ému et ravisé; les sages, qui avaient été
circonspects, ont passé à la résistance, et les pouvoirs légitimes, se
mettant en garde à leur tour contre des prétentions excessives, ont
engagé une nouvelle lutte pour rétablir l'équilibre entre les puis-
sances qui se disputaient le monde. Le gouvernement de l'église
avait dévié de sa mission et compromis son autorité; alors de nou-
veaux conflits se sont élevés, au grand dommage de la chrétienté,
et cette fois avec des échecs nombreux et irrémédiables pour la
papauté. Le spectacle affligeant des ardeurs de la lutte contre les
Hohenstaufen avait rendu réservé le sage Louis IX lui-même. L'in-
tempérance intempestive de Boniface \I1I détermina les manifesta-
tions gallicanes, et les abus de l'administration spirituelle, joints
aux schismes et aux scandales des papes politiques du xv* et du
xvi" siècle, ont susciié la réforme de Luther et provoqué la scission
de la chrétienté européenne.
La prudence et la mesure sont donc bien difficiles à garder,
même par le génie, môme par la vertu, dans la conduite des meil-
leures causes. C'est une loi de la vie humaine, et tous en ont subi
plus ou moins la fatale destinée. L'adversaire de Grégoire YII,
l'empereur Henri IV, a été moins encore à l'abri des reproches et
des fautes. Il a été la première et déplomble victime de la lutte
entre l'empire et la papauté. La même animosilé est restée attachée
à sa mémoire. Les contemporains ont mis cà sa charge les plus
odieuses imputations; s'il n'a pas été toujours et définitivement
défendu avec le même zèle que Grégoire VII, il a été attaqué avec
la même passion, et les ultramontains modernes l'ont voué à l'in-
famie. Rétablir la vérité historique est quelquefois aussi diOTicile à
l'égard de l'un qu'à l'égard de l'autre. Au milieu des récrimina-
tions et des accusations des partis déchaînés, la notion du vrai a
souvent disparu de la controverse. M. VilUmain s'est étudié à la
rechercher avec une patiente et consciencieuse application. Dé-
tourné de son œuvre laborieuse par sa réintégration dans le grand
enseignement littéraire qui a fait sa gloire, les distractions de la
politique ont ajouté, après 1830, un nouvel obstacle à l'accomplis-
sement immédiat de la tâche qu'il s'était imposée. 11 n'en a jamais
GRÉGOIRE VU ET SON TEMPS. hf\Z
pourtant abandonné la poursuite : entraîné pendant plus de dix ans
dans le mouvement actif de la vie parlementaire et des agitations
ministérielles, il n'en a pas moins continué ses recherclies et ses
travaux historiques, souvent interrompus, toujours repris avec un
constant attachement. Il avait presque terminé sa grande composi-
tion ]ors(fu'il daigna m'en montrer le manuscrit en 18A3 et me de-
manda mon impression, — non que son esprit supérieur eût besoin
de mes humbles avis, mais parce qu'une vague incertitude planait
encore dans ses informations et résolutions sur certains points de-
meurés obscurs à ses yeux. Depuis sa retraite du monde politique
en iShb jusqu'à sa mort, il n'a cessé d'élaborer son ouvrage, remis
vingt fois sur le méiier; il en donna même quelques extraits dans la
Bévue, entre autres le récit du célèbre et dramatique enlèvement
du pape Grégoire ^'1I dans la nuit du 25 décembre 1075 (l). Il a lu
maintes fois des fragmens de son œuvre dans le sein de l'Académie
française, et M. Mignet, en 1861, annonçait dans le Journal des
Savans la prochaine publication de ce livre tant attendu.
Mais ce qu'il apprenait à chaque instant de publications sur le
même sujet, qu'il ne pouvait plus facilement contrôler, lui donnait
sérieusement à penser. Il avait étudié à fond les sources qui étaient
à sa disposition. Toutefois il avait suivi, à travers les préoccupations
politiques et d'un regard presque inquiet, la rénovation dont la
science historique était l'objet en France et surtout en Allemagne,
et une certaine hésitation scientifique augmentait l'indécision qui
lui était presque naturelle. La perfection littéraire, à laquelle il
était si sensible, ne le consolait donc pas de ce qui semblait man-
quer aux inslrumens de son travail. S'il avait pu se faire une idée
juste de la valeur de l'ouvrage de Voigt, il n'a pas été aussi favorisé
en ce qui touche les œuvres capitales de Gfiôrer et de Giesebrecht,
sans compter une foule de productions secondaires qui sont d'une
certaine considération pour des détails particuliers.
Les savantes et décisives recherches de Giesebrecht sur le Regis-
triim de Grégoire VII ont tranché la question, douteuse pour les
savans qui l'avaient précédé et pour M. Yillemain après eux, rela-
tivem.ent à l'authenticité du célèbre Dictalus. Les maximes qui com-
posent le Bictatus se retrouvent dans la correspondance du pon-
tife, mais la composition isolée de ces pages fameuses n'est pas de
Grégoire VU. Une autre œuvre de Giesebrecht a non moins d'impor-
tance, je veux parler de son essai de restitution des vieilles annales
perdues de la célèbre abbaye bavaroise d'Altaha, celles qui sont
arrivées jusqu'à nous ne datant que du xiu'' siècle. Il est regrettable
que M. Pertz et M. Jaffé, qui après M. Bôhmer nous ont donné les
(1) Voyez la Revue du 1" octobre 1833.
A M REVUE DES DEUX MONDES.
annales d'Hermann, abbé d'Altaha, et leur continuation, n'aient pas
cru pouvoir insérer dans la collection des Scriptores rerum germa-
nicarum le travail d'érudition de Giesebrecht, qui aurait ainsi servi
d'introduction aux annales consignées. Réunissant tous les sou-
venirs des contemporains et toutes les indications éparses. dans les
monumens dispersés, M. Giesebrecht s'est identifié avec le chroni-
queur primitif, s'est pénétré de l'esprit qui dirigeait sa plume, a
cousu habilement les traditions subsistantes dans d'autros chroni-
queurs de ce temps, qui avaient puisé à la même source que le
moine anonyme d'Altaha, et du tout a fait un livre du plus haut
intérêt pour l'histoire du xi* siècle. Enfin le talent mûri de M. Gie-
sebrecht, l'un des plus ingénieux et des plus savans historiens formés
à l'école de M. Ranke, s'est exercé dans un ouvrage de haute por-
tée, lentement élaboré et non encore achevé, Y Histoire de V empire
allemand [Gescldclde derdeutschen.Kai.serzeil), dont le troisième vo-
lume tout entier (de 1,22/i pages) est consacré à l'histoire du conflit
de l'empire avec la papauté sous les deux derniers empereurs franco-
niens. Ce remarquable volume laisse loin de lui le livre de Luden(l),
qui mérite toujours cependant une lecture attentive, et qui donne
sur l'époque franconienne des conclusions si précieuses. Luden et
Giesebrecht ont fait oublier lescompilationsde ^lascovet de Struve (2),
sans ébranler la réputation acquise des histoires spéciales de Stenzel
et de Floto. Enfin la volumineuse et très savante histoire de Gré-
goire VII et de ses contemporains, composée par l'érudit Gfrôrer,
professeur d'histoire à Fribourg en Brisgau, est un immense réper-
toire où les événemens qui ont agité l'Europe pendant le siècle
grégorien sont retracés quelquefois avec un enthousiasme partial,
toujours avec un savoir profond. Les sept volumes de ce livre sont
un monument historique d'une grande valeur. Tous ces trésors ont
manqué à M. Villemain, et l'on ne s'en doute que rarement en le
lisant.
Les textes améliorés ou nouveaux insérés dans la grande collec-
tion de M. Peilz ne pouvaient plus être qu'entrevus par lui à l'épo-
que où ils ont été livrés à la publicité. Les Monamenta gregoriami
de M. Jaffé lui sont restés inconnus. Il n'avait pu même faire usage
de la belle publication des œuvres de Gerbert, de M. Olleris, quoi-
qu'il ait tiré dans son introduction grand parti des actes du syno-
dus remcnsisy où Gerbert a joué un rôle si marqué. jN'ayant pas
disposé des abondans documens récemment mis au jour sur l'his-
toire de la dynastie franconienne, les agitations intérieures de l'Al-
lemagne pendant le xi" et le xir' siècle laissaient des doutes dans
(1) Luden, Geschichte des deutschen Volkes. Gotha, Ô vol. in-8°.
Ci) Corpus lùsturiœ germanicœ , auct. B. G. Struve; lena, 1730, 2 vol. in-fol. —
1. 1. Mascovii, De reb. imperii germamci, sub Henrico IV et V; Lips. 1748, in-i".
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. hhb
son esprit, et cependant il avait saisi avec une remarquable habi-
leté le rôle que doit jouer l'histoire d'Allemagne dans une étude
approfondie de Grégoire. VIL Ilâtons-nons de le dire, cet inventaire
des desiderata du livre de M. Villemain n'a pour objet que d'expli-
quer ses sciupules et le long espace de temps qu'il a mis à couver
son œuvre de préililection, dont il ne fut jamais complètement sa-
tisfait malgré l'assurance qu'il lirait de la méditation de Baronius,
du volume (1) des Bollandistes relatif à Grégoire VU, des princi-
paux annalistes ou chroniqueurs connus, pour le xi" siècle, et par-
dessus tout de son admirable intelligence des situations et de sa
belle faculté de manier la grande langue de nos chefs-d'œuvre lit-
téraires. Son talent est tout entier, brillant d'éclat et de fraîcheur,
dans ces deux volumes dont nos mains ont peine à se détacher. L'in-
troduction qui précède l'histoire proprement dite de Grégoire VII
est à elle seule un beau morceau d'érudition et d'éloquent langage.
L'esprit général est peut-être trop empreint des impressions de jeu-
nesse de M. Villemain, car, chose singulière, le brillant écrivain
français s'est rencontré généralement d'accord avec le manifeste
éclatant du parti catholique libéral en Allemagne, publié sous le
pseudonyme de Janus, mais sorù pour la meilleure part de la plume
savante et respectée de M. Dôllinger, presqn.e au moment où mou-
rait M. Villemain. La prépondérance obtenue par le parti ultra-
montain en 1869 a rejeté beaucoup de talents distingués vers les
appréciations sévères d'une autre époque.
Nous avions sincèreiiient applaudi, avec la génération libérale
de 1828, au jugement équitable et vrai de M. Guizot sur le grand
personnage et sur l'époque mémorable dont il s'agit. JNos impres-
sions étaient fondées sur des raisons d'une nature trop élevée pour
céder à de petites et accidentelles objections : aussi, malgré l'abus
qu'un parti rétrograde a voulu faire de l'impartialité de notre grande
école historique du xix* siècle, nous suivrons l'exemple de M. Mi-
gnet, que nulle autre considération n'a détourné de la voie de jus-
tice dont est marquée son érudite et supérieure appréciation de la
lutte du sacerdoce et de l'empire sous les Franconiens et sous les
Hohenstaufen. Nous serions cependant moins rigoureux que lui pour
la maison de Souabe, que M. Huillard-Bréholles a trop maltraitée
peut-être dans un monumental ouvrage, et dont M. de Raumer
nous semble avoir mieux compris le génie et l'ambition que M. de
Cherrier lui-même; mais là n'est point la question dont il s'agit
(1) M. Villemain n'a pas employé non plus la compilation indisppnsable : Vitœ roma-
norum ponti[icum , publiée par M. Watterich. Elle paraissait à peine lorsque. M. Vil-
lemain achevait de polir son ouvrage. Il est plus regrettal^le qu'il n'ait pas usé des
Begestaijontificum romanorum, que Jaffé avait publiés en 1«51. Ils lui auraient épargné
quelques erreurs et l'auraient utilement guidé sur bien des points.
llllô REVUE DES DEUX MONDES.
aujourd'liui. Restons dans ce grand sujet de Grégoire V
tière est assez ample pour mériter un cours d'exploration appro-
fondie. Je ne veux point toutefois refaire par le menu l'iiistoire du
pontife, reprendre toutes les questions d'érudition aujourd'hui ré-
solues, ni même discuter à nouveau toutes celles qui sont encore
contestées, en un sujet dont la littérature est à cette heure si abon-
dante et si riche. Un simple coup d'ceil sur les deux excellons ar-
ticles de M. Rocquain, dans le Journal des Savans de 1872, don-
nera la mesure de l'état des connaissances et des controverses de
détail a(lmiï,es à cet égard. C'est sur des points de vue parùculiers,
ou non encore suffisamment éclaircis, que je voudrais diriger l'at-
tention et faire ainsi franchir un pas de plus à la science, déjà si
avancée en cette partie. L'exposition de quelques recherches per-
sonnelles sera donc l'objet principal de ces études en même temps
que l'examen critique de certaines idées actuellement en circulation.
II.
Il est tout d'abord acquis et convenu qu'une histoire de Gré-
goire YII ne saurait se boincr à l'histoire des douze années de son
pontificat, de 1073 à 1085. Il a été dans la destinée de ce grand
personnage de régner sur l'église bien longtemps avant d'être pape,
et de prolonger son empire bien longtemps après sa mort. Je con-
sidère connne une véritable lacune du bel ouvrage de M. Yiilemain
de s'arrêter et de couper court à la mort de Grégoire VII. En iso-
lant même le conflit de la papauté avec la maison de Franconie du
conflit ouvert plus tard avec la maison de Souabe, ce qu'avec rai-
son s'est abstenu de faire M. Mignet, il est impossible d'avoir une
idés juste du premier et d'en fixer le caractère sans en poursuivre
l'histoire jusqu'au traité de 1122, qui a mis fin à la célèbre querelle
des investitures, sous l'empereur Henri V; on n'en aurait même
qu'une im[)arraite notion, si l'on s'arrêtait à la mort tragique et mi-
sérable de l'empereur Henri IV (110(5). Qu'on juge par ce seul et
premier mot de l'étendue historique du sujet! Eh bien! l'ombre de
Grégoire YII plane sur cette époque entière, son souffle anime tout
jusqu'à la fin de la lutte; il en a la gloire et la responsabilité. C'est
ainsi que l'ont compris Gfrôrer et Giesebrecht, et, envisagée sous cet
aspect, la lutte est une vaste épopée qui est marquée souvent de
l'empreinte fatidique des temps antiques et primitifs (1). Le conilit
(1) Sauf quelques préjugés que je ne partage pas, cette épopée historique a été
exposée avec beaucoup de talent par un écrivain belge dont, le mérite et les travaux
ne sont pas assez appréciés en France. Je veux parler de M. F. Laurent, profe'=;seur à
l'université de Gand. Voyez ses Études sur ihistoire de l'humanité, t. VI : la Papauté
et l'empire, 1865, in-S".
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. ÛÛ7
est même devenu plus ardent et plus acharné, après la mort de
Grôgoire VU, qu'il ne l'était de son vivant. Les grandes misères
d'Henri IV sont postérieures à 1085; mais la pensée, les ordres,
la résolution de Grégoire Vil, dominent tous les événemens; ses suc-
cesseurs ne reciilent devant aucune extrémité. Grégoire est incom-
plet, si on le sépare de la principale conclusion de son entreprise,
qui est l'émancipation de la papauté; or l'alTranchissement n'est
obtenu qu'à l'extinction de la maison de Franconie. La transition
de la liberté à la domination est à la vérité dans le programme,
mais elle marque une autre phase de la lutte, tout en s' enchaînant
avec elle. L'histoire spéciale de Grégoire Vil commence donc néces-
sairement à l'époque où le moine Hildebrand part de Cluny ou de
Worms avec le pape Léon IX, en 10/i9, et se prolonge jusqu'au
premier quart du siècle suivant. Telle est la carrière à parcourir
pour arriver seulement au dénoûment du premier acte de ce grand
drame.
Mais, avant de prendre la voie qui nous y mène, il faut connaître
quelle était la condition de la papauté antérieurement à cette
époque, afin d'apprécier la profondeur de l'abîme d'où Grégoire VII
a retiré l'église et le pontificat. Il est juste pourtant d'avouer, ce
qu'on a trop oublié de constater, que l'empire avait été le pre-
mier sauveur de la papauté. Sans parler de l'empire franc, qui,
dans la personne de Charlemagne, a délivré les pontifes romains de
la tyrannie lombarde et du joug de l'arianisme italien en assurant
au saint-siége une indépendance protégée (1) par l'empire, la pa-
pauté a été redevable aux Ottons d'être purgée des abominables
souillures dont l'avaient couverte les factions féodales des comtes
de Tusculum et autres châtelains établis dans les quartiers fortifiés'
de la Rome des césars ou dans sa banlieue. Les désordres com-
mencent à l'époque où décline et s'.éteint la descendance masculine
de Charlemagne sur le trône de l'empire. Pendant cette période de
désorganisation où tout a tourné au fief, resté la seule garantie
d'ordre social au milieu de la décomposition de la société carlo-
vingienne, le démembrement féodal, que n'avait pu empêcher ni
maîtriser la maison de Spolète, héritière nominale de l'empire, fit
passer la papauté de la protection canonique des empereurs à la
sujétion des petits dominateurs seigneuriaux de la campagne ro-
maine (2). La papauté comme l'épiscopat tombèrent en régime féo-
dal, et les feudataires latins exploitèrent comme un fief l'élection
(1) Voyez les lettres 77 et suiv. d'Adrien I" dans les Monumenta caroUna de Jaffé.
(2) L'histoiie des comtes de Tusculum et des Crescenzi est encore à faire. Le Vatican
en recèle les matériaux inédits. Cependant Gregorovius en a donné les élémens princi-
paux. Voyez sa Gesch. der Stadt Rom, t. IH. — Cf. aussi les Memorie istoriche deW
antico TuscolOj da Dom Barn. Mattel; Roma, 1711, in-i".
IlhS REVUE DES DEUX MONDES.
papale, qui jadis était l'attribut de la municipalité romaine et du
clergé, sous l'approbation ou confirmation impériale, comme on le
voit dans les annales d'Éginhard et dans le continuateur de Paul
Diacre (1).
Les scandales inouis dont la dépravation féodale a souillé la pa-
pauté, les déportemens de tout genre dont Rome a été le théâtre à
cette époque et qui se sont prolongés pendant trois quarts de
siècle, sont connus de tout le monde : ils sont écrits partout, et
ma plume se refuse à les écrire encore. Sans recourir à Baronius,
qui n'a pu ni voulu les voiler, un simple coup d'œil sur les notices
des papes du monument bénédictin de VArt de vérifier les dates,
ou mieux encore le tableau indigné que la vérité arrache à l'impar-
tialité de M. Mignet (2), en fourniront le récit aux curieux. M. Ville-
main en a retracé les principaux détails avec l'accent éloquent de
l'honnêteté révoltée. La dissolution de la Rome des césars n'a pas
donné le spectacle de plus odieux débordemens que la Rome des
papes du x*" siècle. Si quelques âmes timorées sont affligées de ces
paroles, ceux qui savent les choses me trouveront prudent et
réservé de n'en pas dire davantage. On se demande comment la
papauté a pu survivre à une telle crise, et la grande image de
durée par laquelle Macaulay a exprimé la vitalité de cette institution
se présente spontanément à l'esprit. Le péril que courait la papauté
n'a point échappé aux contemporains : aussi, lorsqu'à la fin de ce
X® siècle s'assembla dans les Gaules le concile célèbre de Saint-
Basle près Reims, convoqué pour juger un prélat accusé de prévari-
cation, en présence des deux rois Hugues Capet et Robert, un
évêque éloquent et irréprochable, celui d'Orléans, s'écriait doulou-
reusement :
« Oh! déplorable Rome, qui, après avoir éclairé nos aïeux de la
lumière des saints pères, as versé sur nos temps agités de noires
ténèbres qui seront diflamées dans les siècles à venir! nous avons
appris qu'il exista jadis sur ton siège des Léon, des Grégoire, des
Gélase, des Innocent. Elle est longue, la suite de tes pontifes qui
remplirent l'univers de leur doctrine, et c'est avec justice que l'église
universelle était confiée à la direction de tels hommes qui, par leur
science et leur vertu , surpassaient tous les mortels, et cependant,
même à une si heureuse époque, le privilège de la suprématie te
fut contesté par les évoques d'Afrique, redoutant, je le crois, les
misères que nous souffrons aujourd'hui, — car que n'avons-nous
pas vu dans ces derniers ans? INous avons vu Jean Octavien, vautré
dans le bourbier de la débauche (3);... des dynasties de femmes
(1) Voyez aussi la constitution d'Adrien F', dans le Décret de Gratien, dist. l. siii. c.22.
(2) Voyez le Journal des Savans, janvier i87l.
(3j « Vidimus Johannem, cognomento Octavianum, in volutabro lihidinum versatum.»
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. hll9
perdues disposant du pontificat, occupé par des monstres remplis
d'ignominie (1) et dépourvus de la science des choses divines et
humaines!.. Et au milieu de ces vices, Rome est devenue une ville
vénale, qui pèse ses jugemens dans la balance au poids des écus...
0 temps infortunés où l'église est frustrée d'un si grand soutien !
A quelle source faut- il désormais recourir pour y trouver la science
et la doctrine? Rome, après la chute de l'empire romain, a perdu
l'église d'Alexandrie, celle d'Antioche, ces lumières des temps apo-
stoliques. Ne parlons de l'Afrique pas plus que de l'Asie. Voilà que
maintenant Constantinople s'est séparée d'elle, et que l'Espagne
s'éloigne de son giron. L'Europe chrétienne se déchire; les mys-
tères d'iniquité du temps final sont-ils près de s'accomplir (2)?»
Le rédacteur de ces doléances était le célèbre Gerbert, qui fut
pape plus tard sous le nom de Sylvestre IL Eh bien ! c'est de cet
abaissement que les Ottons ont relevé la papauté. Appelé en Italie
par les papes eux-mêmes pour mettre à la raison la faction puis-
sante des comtes de Tusculum et pour imposer le frein d'une règle
tutélaire aux élections pontificales de la m.unicipalité romaine, Otton
le Grand, par son énergie, rétablit la papauté dans son ancienne
dignité, et s'érigea en réformateur de l'église, aux applaudissemens
de la chrétienté. L'empire d'Occident fut rétabli en son honneur et
à son profit après une longue interruption, et les anciens droits de
patronage sur l'église, qu'avaient exercés Constantin et Cbarle-
magne, furent ravivés en l'honneur et au profit de la maison im-
périale de Saxe. Otton le Grand fut provoqué à se poser comme
arbitre de la papauté. Afin d'assurer le triomphe des bonnes mœurs
à Rome, et la sincérité de l'élection du pape, le puissant roi de Ger-
manie fut non-seulement invité à reprendre l'ancien droit carlovin-
gien de la confirmer, mais encore à exercer le droit nouveau d'y
pourvoir. Léon YIII, qu' Otton le Grand avait fait élire en remplace-
ment de Jean XII, lequel fut déposé, proposa dans un concile con-
voqué à Rome et décréta le canon qui suit, en 963 : « Nous Léon
évêque, episcopiis, servus servorum Dei, assisté du clergé romain
et avec l'adhésion de tout le peuple de la ville, à l'exemple de ce
que notre prédécesseur Adrien avait établi en faveur du roi des
Voyez les actes du concile de Saint-Basle dans les œuvres de Gerbert, tidit. de M. 011e-
ris, m-4», p. 173 à 23G (1867), et dans la collection de M. Pertz, t. III, p. G58.
(1) « Succedit Ronise in pontlficatu horrendum monstrum, Bonifacius, cunctos rnor-
tales nequitia superans. » Ihid., p. 205, OUeris. — Baronius, parlant d'un autre pape
de ce tomps, rappelle Sergius ille nefandus. Annal., ad Serg. III.
(2) « O infelicia tempera, quibus patrocinio tantœ frustramur ecclesiœ! Ad quam
dciaceps urbium confugiemus, cum omnium gentium dominam humanis ac divinis
destitutam subsidiis videamus?.. Fit ergo discessio, non solummodo gentium, sed
etiam ccclcsiarum... Jam mysterium iniquitatis operatur, ctc.n—Ibid., p. 213, OUeris.
TOME civ. — 1873. 29
450 RETUE DES DEUX MONDES.
Francs et des Lombards, Charles le Grand, nous concédons, éta-
blissons et confirmons en faveur d'Otton I", victorieux roi des peu-
ples teutoniffues, et de ses successeurs dans le royaume d'Italie, la
perpétuelle faculté d'élire et d'ordonner nos successeurs pontifes, du
siège apostolique romain, et par conséquent aussi les archevêques
et évêques de ses états, sauf aux élus à obtenir l'investiture et con-
sécration des mains de qui il appartiendra (1). » Léon VIII ajoutait
l'excommunication contre tout contrevenant à son décret. Il mit
l'épiscopat et la papauté à la discrétion de l'empereur Otton le
Grand et de ses héritiers dans l'empire. Le pape n'était plus qu'un
fonctionnaire impérial.
Quelque énorme qu'il paraisse aujourd'hui, cet acte a été le sa-
lut de la papauté au x* siècle malgré les obstacles qu'en a rencon-
trés l'exécution. La maison de Saxe était une famille religieuse, fort
attachée au catholicisme, et qui fut secondée par tous les hommes
persuadés de la nécessité d'une réforme dans le régime de l'église.
Grâce à la terreur de l'empire, les grands scandales de Rome dis-
parurent; mais la turbulence féodale et municipale ne put être
définitivement comprimée, les violences locales se reproduisirent,
et la dynastie saxonne s'éteignit avec Henri le Saint, sans avoir ré-
tabli l'ordre dans la succession et l'administration régulière du
pontificat romain. Un seul point était acquis, c'était le droit poli-
tique de l'empereur sur félection pontificale, droit reconnu salu-
taire alors par la papauté, qui par là fut préservée du retour des
événemens détestables du x'^ siècle. L'assujettissement de la pa-
pauté à l'autorité des Saxons était en effet un mal moindre que sa
dégradation morale sous l'influence des Marozie et des Theodora;
seulement un autre abus se lit jour, protégé par l'action persistante
de l'oligarchie féodale, la simonie appliquée à toutes les charges de
l'église et spécialement au pontificat romain. Benoît IX vendit la
papauté à Grégoire VI. Le commerce des dignités de l'église rem-
plaça les désordres de la débauche dans l'administration de la chré-
(1) L'authenticité de cet acte, dont on trouve le texte dans le fameux Décret de Gra-
tien {Dist. lxui, c. 23), a été contestée. Voyez le Corp.jur. canonici de Richter, p. '209,
Leipzig 1839; mais tous les manuscrits de la compilation célèbre du moine bénédictin
de Bologne en renferment l'insertion, et le texte a été retrouvé dans d'autres manu-
scrits antérieurs à l'époque où vécut Gratien (J150), lequel ayant composé sou livre dans
l'intérêt de la papauté, y ayant donné place à des actes faux, favorables à la cour de
Rome, ne peut être tenu pour suspect quand i! s'agit d'un décret favorable à l'empire.
Ni le savant canoniste Antoine Augustin, ni Baluzc n'ont récusé la véracité du décret de
Léon VIII, qui concorde avec tous les actes de l'histoire contemporaine. Voy. De enien-
dat. Gratiani, édit. de Riegger, 2 vol. in-12, 1704. Tbéod. de Niem a publié Vin-
strumentum complet de l'acte du synode romain, d'où Gratien a extrait le texte dont
il s'agit. Voyez les Constit. imper, de Goldast, 1. 1", p. 221 et suiv. (4 vol. ia-f", Franc-
fort 1713).
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 451
tienté. On acheta un évôché comme on achète aujourd'hui une
charge de notaire.
Telle était la situation à l'avènement de la maison de Franconie
au trône impérial, en iO'lh. La simonie était le fléau de l'église; de
l'Italie, elle se répandit en Allemagne et partout. Le dernier des
Ottons et Henri le Saint eurent la main trop faible pour la réprimer;
la pratique en devint universelle. Les premiers Franconiens avaient
la main forte, ils pouvaient remédier au mal, étant d'accord avec
le saint-siége; mais Conrad III n'eut que des intentions : il était
trop affairé en Allemagne par l'établissement de sa dynastie pour
se laisser détourner à des réformes difficiles et même à celles de
l'église romaine. Son fils Henri III, plus heureusement placé, porta
vers l'un et l'autre objet l'attention d'un esprit vigoureux et droit,
car les choses de l'église avaient alors une importance politique
dont on se rend difficilement un compte exact aujourd'hui. En ce
faisant, non-seulement l'empereur agissait en habile politique, il
agissait encore en souverain armé de la force des lois. Il était
évêque extérieur et plus encore, d'après les décrets d'Adrien P"" et
de Léon VIII, et l'intérêt de l'état exigeait son intervention. En
effet, le relâchement de la discipline religieuse n'avait plus de
limite; de la simonie, le sacerdoce passait au concubinat. La plu-
part des évêques et une bonne part du clergé séculier donnaient
cet exempls déplorable. Au x" siècle, la corruption était à Rome
plutôt que dans l'épiscopat; on se souvient du langage de l'évêque
d'Orléans au synode de Saint-Basle. Au xi^ siècle, la régularité se
rétablissait à Rome, mais la corruption avait pénétré dans les degrés
inférieurs de la hiérarchie. L'Allemagne et l'Italie en étaient le plus
infectées en Europe. L'administration de Henri III est sous ce rap-
port un modèle de sagesse, de prévoyance et de fermeté. Ce prince
éclairé avait compris son temps et son intérêt. Notre époque est
travaillée à cet égard de bien des chimères que ne partage point
la masse des populations, la philosophie étant une vertu privée et
non une condition sociale. Le désintéressement de l'état en matière
de religion est un appel à une révolution religieuse, et l'état ne peut
qu'y perdre, à moins qu'il ne fasse lui-même la révolution.
Ces maximes n'auraient pu être politiquement contestées au
XI'' siècle. L'esprit religieux était l'esprit général du temps, l'objet
de toutes les préoccupations, et non-seulement toute force sociale
en émanait, mais le destin de la civilisation en dépendait, car c'était
l'unique correctif de la violence féodale et militaire qui débordait
partout. Dans l'église d'ailleurs étaient alors les lumières de l'esprit
humain, et l'organisation ecclésiastique concentrait en ses mains
toutes les ressources morales de la société. L'église apparaissait en
tout et partout, et les armées nombreuses de l'ordre monastique
452 REVUE DES DEUX MONDES.
mettaient à sa disposition des moyens d'action incomparables, car
chez les peuples la foi était vive, profonde (1), et la disposition à l'ad-
mission du merveilleux était universelle. L'histoire de la propaga-
tion monastique en Europe est une étude du plus haut intérêt pour
l'histoire de la civilisation elle-même ; elle a fait depuis longtemps
l'objet des travaux érudits des hommes les plus éclairés, et dans ces
derniers temps elle a été traitée avec un grand talent par un illustre
écrivain auquel je ne reprocherai que d'y avoir porté une préoccu-
pation moderne qui entache les conclusions de ses recherches his-
toriques. En Allemagne, la fondation et la multiplication des mo-
nastères avaient été l'œuvre de Pépin et de Charlemagne, puis des
Ottons, qui avaient fait, comme on l'a dit, de la Saxe jadis si rebelle
une école de christianisme (2). Les moines et les seigneurs avaient
pris partout possession de la propriété territoriale, mais les premiers
la défrichaient , tandis que les seconds en négligeaient le soin et
souvent la dévastaient. Les monastères et les châteaux-forts cou-
vraient le sol de l'Europe, et les moines, jadis les soldats des évêques,
alTranchis plus tard de leur juridiction, devenaient insensiblement
d'actifs auxiliaires de la suprématie romaine, qui s'appuyait sur eux.
Ces résultats s'étaient produits en Allemagne plus qu'ailleurs encore.
Les moines y formaient la démocratie du christianisme; l'épiscopat
en était l'aristocratie, par les mœurs, la naissance et l'autorité, qui
se confondait avec l'autorité féodale, car nulle part l'épiscopat n'é-
tait plus riche en fonds de terre qu'en Allemagne, où la sécularisa-
tion des évêchés a payé bien des révolutions. Le pontificat papal et
épiscopal relevait de l'empire par le droit d'élection, mais le cou-
vent ne relevait que de l'église, c'est-à-dire du pape. Les empereurs
étaient donc obligés par la nécessité des choses à se mêler beau-
coup du gouvernement de l'église, qui s'identifiait avec le gouverne-
ment de l'état, en un siècle où l'église était tout et partout. C'était
un grand écueil.
Ces difficultés se compliquaient de circonstances nouvelles et cri-
(1) Elle était quelquefois d'une singulière naïveté. Le respectable Pierre Damiani
exhorte un moine à ne pas manquer de réciter le petit office de la Vierge, et rapporte
à ce sujet l'exemple d'un clerc qui, étant malade à lextrémité, fut visité par la sainte
Vierge qui lui fit couler de son lait dans la bouche et le guérit à l'instant. Voyez
Fleury, Hisl. eccL, liv. LX, 54.
(2) J'ai donné, dans le premier volume de mon Histoire du droit français au moyen
âge, le tableau de la propagation mona<;tique pour la France. M. Mignet avait avant
moi publié le savant mémoire dans lequel il expose la conversion de l'Allemagne au
christianisme et l'établissement de l'ordre monastique en ce paj's. Ozanam a traité le
mûme sujet à un autre point de vue, et M. de Montalcmbert après lui, dans ses Moines
d'Occident. Ponr les matériaux de l'histoire générale du sujet, voyez Mabillou, Annales
ord. S. Benedicti, 6 vol. in-fol., et Acta sanctoj-um ord. S. Benedicti, 9 vol. in-fol.,
enfin Cf. la Coîlectio script, rer. hist. monast. écoles, de Kuen, 6 vol. in-fol., Ulm 1753
et suiv.
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 453
tiques qui se manifestaient dans l'église et dans l'état. Dans l'église,
il était malaisé d'éviter l'envahissement des passions et des abus de
la féodalité, et le concours de l'autorilé impériale k la réforme
ecclésiastique suscitait le conflit ainsi que la rivalité du saint-siége
lui-même, amoindri par l'action impérative et coercitive du souve-
rain, lequel était en réalité pape autant qu'empereur; si le souverain
n'était pas habile, religieux et circonspect, la tutelle impériale se
transformait en un joug oppressif, insupportable pour l'église. Ainsi
le mal de l'église était grave, et le remède aussi périlleux que le
mal. En ce qui touche l'empire, l'immixtion du pouvoir politique
dans la discipline religieuse pour réprimer la simonie et le concu-
binat sacerdotal exposait l'empereur à la haine d'une classe puis-
sante, à une époque où le pouvoir impérial éprouvait un affaiblis-
sement notable par l'hérédité des fiefs arrachée au fondateur de la
dynastie franconienne, à Conrad III. L'unité, l'efficacité du pouvoir
impérial était ébranlée par cette conquête de la féodalité alle-
mande , et la discipline politique devenait aussi difficile à maintenir
que la discipline religieuse à rétablir. A cet embarras adminis-
tratif se joignait pour les Franconiens un embarras politique, non
moins sérieux, par la substitution de leur dynastie à la dynastie
saxonne. La prudence de Conrad III et l'habileté ferme d'Henri III
avaient conjuré ces dangers divers ; mais la mort prématurée
d'Henri III, laissant un enfant de cinq ans pour héritier, détermina
l'explosion des orages.
La connaissance de ces embarras politiques de l'Allemagne est
indispensable pour expliquer l'entreprise de Grégoire "Vil. Elle me
semble avoir été négligée par les historiens de ce pontife. Voici
l'origine et les traits principaux de ces difficultés.
m.
A l'extinction de la race masculine de Charlemagne sur le trône
de Germanie, par la mort de Louis V Enfant, en 911, l'hérédité fai-
sant défaut, les peuples germaniques recoururent à l'élection,
d'après les anciennes coutumes du pays. Deux peuples ou races et
deux maisons princières se trouvèrent en concurrence pour obtenir
la couronne. Les peuples alors en lutte de prépondérance étaient
les Saxons d'une part, les Francs orientaux ou Franconiens de
l'autre. Les deux maisons princières étaient celles qu'on a désignées
depuis sous le nom de maison impériale de Saxe et de maison de
Franconie. Ces deux maisons, puissantes par l'étendue de leurs do-
maines, leur influence et le nombre de leurs hommes, descendaient
de Charlemagne par les femmes, et à ce titre elles se recomman-
45/l REVUE DES DEUX MONDES.
daient au choix des Allemands, si respectueux pour le sang du grand
empereur envers lequel ses descendans avaient eu si peu de respect
eux-mêmes; mais chacune avait des titres particuliers aux yeux des
peuples dont ils étaient les candidats. La maison de Saxe descen-
dait aussi par les femmes de Wittikind, l'indomptable champion de
l'indépendance saxonne. Elle avait hérité en partie des grands biens
que Charlemagne avait abandonnés à ce dernier après sa soumis-
sion, et la Saxe, qui comprenait alors presque tout le nord de l'Alle-
magne, leur était profondément dévouée. La maison conradinique
ou de Franconie avait élevé et maintenu la haute estime dont jouis-
saient les Francs orientaux, qui avaient été l'appui principal de la
royauté de Germanie créée par le traité de Verdun, et récemment
elle avait frappé l'imagination allemande par sa lutte à toute ou-
trance contre la maison célèbre de Bamberg, dont elle avait triom-
phé et qu'elle avait obligée de transporter bien loin sa demeure et
sa destinée, sur la marche orientale [OEsierreich) où elle a fondé la
première maison d'Autriche. L'origine de cette maison, appelée
conradinique parce que presque tous ses premiers membres s'ap-
pelèrent Conrad, se perdait dans la nuit des temps, mais son siège
principal avait été le comté de Worms et pays avoisinans. Le Nassau
est un débris de ce patrimoine primitif. Les Francs orientaux, parmi
lesquels se confondirent les Thuringes, et les Saxons devenus chré-
tiens civilisés étaient alors les peuples prédominans en Germanie.
Les autres nations, comme elles s'appelaient elles-mêmes, telles
que les Lorrains, les Bavarois, les Allemani, n'étaient point en me-
sure de disputer la prépondérance aux deux premières.
La maison de Saxe avait alors pour chef le duc Otton, dit l'Illustre,
gendre de l'empereur Arnoul, vieillard magnanime qui, craignant
pour l'Allemagne des divisions fatales, si l'élection était emportée
de haute lutte par l'un des compétiteurs, donna l'exemple de la
générosité, et conseilla aux Saxons de laisser passer un Franconien
à cette première épreuve de l'éligibilité du trône. — Sur les conseils
et l'impulsion du vénéré duc de Saxe fut donc élu Conrad I", dit de
Fritzlar, duc de la France rhénane, lequel a inauguré le système
électoral qui fut pendant plus de neuf cents ans la loi de l'empire
germanique. A la mort de Conrad I", fidèles à l'engagement d'hon-
neur qu'il avait contracté, les Francs orientaux portèr^^nt leurs suf-
frages sur Henri, appelé l'Oiseleur, duc de Saxe, fils d'Otton l'Il-
lustre et père de l'empereur Otton le Grand; mais, malgré cet
échange de procédés et de générosité, les deux peuples et les deux
maisons restèrent en froideur. La possession de plusieurs duchés
avait paru à la maison de Franconie une compensation incomplète
de ce qu'elle avait perdu, et des relations peu affectueuses s'étaient
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. /Il 55
maintenues entre les Francs et les Saxons. Lorsque s'éteignit la
dynastie ottonienne, la maison de Franconie se représenta aux suf-
frages des Allemands réunis dans une plaine près du Rhin, et em-
porta non sans peine l'élection en 102/i. L'élu fut Conrad II, dit le
Salique ou de Waiblingen, qui se concilia l'estime par l'extension
des limites germaniques en assurant à l'empire allemand la suc-
cession du royaume de Bourgogne ou d'Arles, mais qui fut obligé
de consacrer l'usurpation de l'hérédité des fiefs de la part de la
grande féodalité allemande, enhardie par le rétablissement des
grands duchés qu'elle avait obtenu des derniers Ottons.
La Saxe souffrit avec une impatience non déguisée le retour des
Franconiens à la couronne de Germanie. II y avait encore sur son
vaste territoire des familles illustres qui étaient du sang de ses
ducs, et que la tradition rattachait à la race de Wittikind. De ce
nombre étaient la puissante maison comtale de Nordheim et la
première maison margraviale de Brunswick, qui descendaient de
Henri le Querelleur, frère d'Otton le Grand, — la maison de Bil-
lung, titulaire du duché de Saxe depuis l'élévation des Ottons à l'em-
pire, leur égale en influence dans l'Allemagne du nord, et dont les
immenses possessions ont formé plus tard les états de plusieurs mai-
sons princières, — les comtes de Vettin, palatins de Saxe, mar-
graves de Misnie, alliés des Nordheim et aïeux de la maison de
Saxe d'aujourd'hui. Vainement les Franconiens avaient transporté
leur résidence à Goslar, la ville chérie de Henri l'Oiseleur, au
centre de la Saxe. Le contact de la race franque n'avait fait qu'ai-
grir les Saxons, et la translation bienveillante de la demeure royale
à Goslar avait été prise comme une insulte. Vainement encore
Henri III avait cru satisfaire l'ambition des Nordheim en conférant
au chef de leur maison le beau duché de Bavière ; la race querel-
leuse des Nordheim avait pris pour un exil la collation de ce riche
gouvernement. Tous ces grands feudataires n'avaient qu'à lever leur
bannière pour entraîner encore les peuples à leur suite, comme
avaient fait jadis leurs devanciers les herzogs ou ducs des vieilles
bandes teutoniques. L'influence des uns et l'entraînement des au-
tres étaient restés dans les mêmes conditions. Quant aux nombreux
monastères de la Saxe, si opulens, si populeux, ils étaient aussi res-
tés fidèles à la mémoire des Ottons, et leur sympathie pour les pas-
sions saxonnes n'était douteuse pour personne; la postérité en garde
le témoignage dans les chroniques parvenues jusqu'à nous, par
exemple celles d'Hildesheim. Les prélats originaires des bords du
Rhin que les Franconiens avaient transférés sur les sièges épisco-
paux de l'Allemagne du nord étaient odieux aux populations. L'an-
tipathie populaire accueillait tous les actes de la souveraineté fran-
conienne.
A56 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le sud de l'Allemagne, des symptômes d'agitation prove-
nant d'autres causes se manifestaient. La société féodale y était plus
avancée que dans le nord, où l'on se ressentait davantage de la
condition sociale de l'ancienne Germanie. Sur les débris des con-
structions romaines, la féodalité édifiait des tours menaçantes, des
châteaux-forts, et transportait sur les pics des montagnes les centres
d'action que la société romaine avait établis dans les cités, dans les
plaines fertiles, au bord des fleuves majestueux. Les monastères
s'entouraient de moyens de défense contre la violence armée, et
tous les intérêts réclamaient la protection des possesseurs de fiefs
assez forts, assez redoutés, pour imposer le respect et la subordi-
nation. En ces contrées s'agitaient pleins d'ambition, cherchant la
fortune et construisant leur puissance, des feudataires passant alter-
nativement de la chevalerie au brigandage, toujours prêts à la ré-
volte ou à la soumission envers la royauté, selon que celle-ci était
impuissante à les réduire ou énergique à réprimer leurs désordres.
On remarquait dans l'Alemannie ou Souabe les descendans des an-
ciens bénéficiers, des ducs ou Kmnmerbotoi supprimés par les
Carlovingiens, continuels agitateurs d'une contrée où ils semblaient
identifiés avec le sol, et rivaux secrets de tout pouvoir qui s'élevait
sur les ruines de leur puissance passée; la guerre y était prête à
éclater à chaque instant suivant les tentations de la passion ou les
chances du succès.
Près du Rhin et dans sa longue vallée, ou sur les passages des
montagnes, se montraient menaçans les Zàringhen, race turbulente,
audacieuse, avide, aspirant à reprendre une domination que, selon
la tradition, ses ancêtres avaient perdue, prête à tout entreprendre
pour retrouver la puissance et l'éclat, — en Alsace, des dyuastes
remuans qui tramaient d'intelligentes et hardies intrigues, tantôt
dans la Basse-Lorraine, tantôt en Helvétie, tantôt dans l'Alp de
Souabe. C'étaient les Rhinfelden, rameau détaché peut-être ou du
moins allié de la vieille race de Gontran le Riche, — les comtes de
Habsbourg, à qui le puissant évêque Werner de Strasbourg venait
de construire leur célèbre forteresse sur les cimes de l'Aar, avec
les pierres de Vindonissa, et qui cherchaient à développer sous
l'empire de la maison de Franconie l'influence qu'ils avaient ac-
quise sous la maison royale de Bourgogne, — les Kibourg , autre
race brave et guerroyante, qui jouissait d'un grand crédit dans la
vallée de la Thur, — la maison d'Alsace proprement dite, liée d'af-
finité à toutes les familles déjà nommées, et dont Henri III venait
d'apaiser les désirs en confiant à Gérard , son chef, le duché de la
Haute-Lorraine , où ses descendans ont régné pendant tant de siè-
cles avant d'aller s'asseoir sur un des premiers trônes de l'Europe,
— les Welfs d'Altorf, qui s'éteignaient à Weingarten, mais en se
GRÉGOIRE VU ET SON TEMPS. 457
substituant les Welfs de Modène, qui s'unissaient par mariage aux
Nortllieim, et qui bientôt allaient, ennemis jurés des AVaiblingen,
bouleverser l'Allemagne et l'Italie, non moins dangereux ennemis
de l'empire d'Occident du moyen âge que l'avait été le Welf lieu-
tenant d'Odoacre pour l'empire romain d'Âugustule. Les roules fa-
meuses de Goire, de Bregenz et de l'Adige étaient souvent envahies
par des bandes féodales qui entravaient les communications de l'Al-
lemagne et de l'Italie. Sur d'autres points abordables des Alpes,
les marquis de Suse ou de Turin, maîtres de passages qu'ils ven-
daient chèrement à l'occasion, se montraient redoutables à l'em-
pire, et les comtes de Maurienne, issus des Bosonides, étaient du
haut de leurs donjons à l'affût des bonnes rencontres et d'une puis-
sance à conquérir. Sous ces chefs accrédités, une multitude bel-
liqueuse de nobles aventuriers suivait le destin des entreprises et
les chances des combats.
En Bavière, de vieilles races nationales s'émouvaient de leur côté.
Les ducs carlovingiens y avaient été aussi dépossédés jadis, et leurs
héritiers ou alliés étaient prêts à passer toujours du mécontentement
à la révolte. Les couvens y étaient riches et nombreux, ouvertement
hostiles à la maison de Franconie, et leur inimitié est venue jusqu'à
nous, dans les fragmens échappés de la très ancienne chronique
d'Altaha, et surtout dans la chronique de Beichensperg, où le fou-
gueux moine Gerhoh avait répandu le fiel de la haine et de la ca-
lomnie contre l'empereur Henri fV. Au nord comme au midi, la
dynastie franconienne était donc sourdement menacée; il lui restait
les vallées de la Meuse, de la Moselle et du Rhin, où la sympathie
pour les Francs orientaux était prononcée. L'épiscopat de ces con-
trées était surtout très favorable aux Franconiens, de même que
l'épiscopat de la Haute-Italie. Nonobstant de tels embarras, Henri III
avait gouverné d'une main ferme; il allait réformer l'état et l'église
pour son compte et de son autorité, lorsque la mort le surprit à la
fleur de l'âge et après onze ans de règne, le 5 octobre 1056, lais-
sant pour lui succéder un enfant de six ans, qui a été l'empereur
Henri IV, sous la tutelle d'une mère intelligente, honorée, que l'Al-
lemagne a payée d'ingratitude, peut-être parce qu'elle était origi-
naire d'Aquitaine, et qu'il avait entourée des conseils de l'épiscopat
du Rhin. A cette époque apparaît sur la scène de l'histoire le moine
Hildebrand.
Ch. Giraud.
[La seconde partie au prochain n".)
L'ARCHÉOLOGIE ET L'ART
I. Fouilles et découvertes, par M. Beulé, 2 vol. in-S"; Paris 18"73.
n. Exposition à l'École des Beaux-Arts des dessins de Léon Vaudoyer.
On sait quels progrès ont été accomplis de nos jours dans l'étude
raisonnée, dans l'intelligence intime des œuvres de l'art ancien, et
avec quel profit pour tout le monde ce qu'on pourrait appeler l'ar-
chéologie esthétique a remplacé la science sans portée philoso-
phique, comme sans application immédiate, dont quelques initiés
se contentaient autrefois d'échanger entre eux les témoignages. Le
temps est loin déjà où les érudi^ts n'interrogeaient guère les monu-
mens antiques qu'afin d'en établir la date, d'en constater les carac-
tères matériels, ou tout au plus d'en expliquer la destination pri-
mitive par des éclaircissemens historiques fort indépendans des
questions de doctrine et d'art proprement dit. Le temps est bien
passé aussi où le public se désintéressait de ces problèmes si mai-
grement posés, si sèchement résolus, où son indifférence s'étendait
même aux objets mis en cause et punissait en quelque sorte l'anti-
quité tout entière des torts que s'étaient donnés ceux qui s'occu-
paient d'en inventorier les ruines au lieu d'en ressusciter l'esprit.
Aujourd'hui l'opinion, à la fois mieux conseillée et plus active, n'a
garde de se détourner d'études qui n'ont plus, Dieu merci, pour
objet l'ordre purement chronologique ou la simple nomenclature
des choses. Grâce à cette nouvelle école archéologique dont les tra-
vaux, à peu près contemporains des tableaux d'Ingres et des des-
sins de Duban, tendent, comme ces nobles œuvres, à nous révéler
les grandeurs morales aussi bien que les coutumes extérieures de
l'antiquité, celle-ci a cessé d'être pour nous une lettre morte et
pour les savans eux-mêmes une énigme dont ils se croyaient seuls
en droit de posséder la clé. Les défiances ou les préjugés ont été
ainsi écartés de part et d'autre. Ceux qu'effarouchaient les ha-
l'archéologie et l'art. 559
bitudes un peu pédantesques où la science affectait de se cantonner
se sont facilement laissé prendre aux avances qu'elle leur a faites
de bonne grâce. De leur côté, les antiquaires de profession ont re-
noncé à leur rôle de docteurs à huis-clos pour celui d'instituteurs
publics, d'initiateurs à la façon des artistes, et l'on serait mainte-
nant aussi mal venu à se passer du beau dans l'exposé ou l'inter-
prétation des faits archéologiques qu'à négliger l'examen de ces
faits mêmes, sous le prétexte qu'ils n'ont qu'une utilité indirecte ou
qu'ils n'intéressent qu'une étroite curiosité.
Parmi les hommes qui dans notre pays se sont appliqués à déter-
miner cette réforme, à stimuler ou à confirmer ces progrès, M. Beulé,
on le sait, a depuis longtemps déjà marqué sa place. Lorsque, il y a
plus de vingt ans, les fouilles entreprises par lui avec une hardiesse
véritablement inspirée aboutissaient à la découverte de l'entrée et
des murs de l'Acropole, le nom du jeune membre de l'École d'A-
thènes acquérait du jour au lendemain une notoriété que devaient
accroître bientôt d'autres recherches aussi résolument tentées sur
le sol qui avait porté Garthage. Plus tard, la publication d'ouvrages
dans lesquels l'histoire de l'art grec et celle de l'art romain aux
grandes époques était racontée ou commentée avec une simplicité
habile et une érudition courtoise , — un cours d'archéologie fait
à la Bibliothèque devant, un auditoire plus nombreux d'année en
année et d'autant mieux converti aux vérités scientifiques qu'elles
lui étaient présentées sous des formes moins systématiquement
austèreS; — d'autres travaux, d'autres services encore, ont achevé
de justifier la réputation que M. Beulé avait conquise dès le début
et de rendre presque populaires des études que, sauf les gens du
métier, personne jadis ne se serait avisé d'aborder.
Suit-il de là que les procédés d'enseignement employés par
l'école dont M. Beulé est un des repvésentans les plus accrédités
courent le risque de compromettre la gravité nécessaire de la
science et de lui faire perdre en majesté ce qu'elle peut gagner
d'ailleurs en publicité ou en agrément littéraire? Faut-il confondre
ces efforts pour intéresser chacun de nous aux questions archéolo-
giques avec les tendances de certains peintres contemporains qui
n'envisagent dans l'antiquité et ne savent rendre que les menus
traits de mœurs, les curiosités anecdotiques? Ce serait se méprendre
beaucoup. En voulant mettre à la portée de tous les exemples de
l'art antique, les écrivains du groupe auquel appartient M. Beulé
se gardent, dans le fond comme dans la forme, de sacrifier le devoir
d'instruire l'intelligence au désir de la séduire ou de l'amuser.
C'est la cause du beau, non celle du joli qu'ils plaident; ce sont les
nobles souvenirs, les plus hautes traditions qu'ils entendent nous
transmettre, même par les moyens en apparence les moins solen-
llQO REVUE DES DEUX MONDES.
nels, et, quelle que soit l'élégance des termes ou la familiarité du
ton, les idées exprimées n'en demeurent pas moins, comme il con-
vient en pareille matière, invariablement sérieuses, les doctrines
supérieures aux petites vérités d'exception ou d'accident.
De là, sous des dehors d'innovation, le caractère foncièrement
classique des entreprises de l'érudition moderne et la signification
générale qu'elles comportent au point de vue des principes, tout en
paraissant avoir pour objet l'étude spéciale d'un ordre de monu-
mens, d'une localité, d'une époque. Les ouvrages entre autres que
M. Perrot et M. Heuzey ont publiés sur Vile de TJuisos, sur/f mont
Olympe et l'Acar naine, les travaux de M. Victor Place et de M. Tho-
mas sur JSinive et V Assyrie, ne se recommandent pas seulement
par l'authenticité ou la nouveauté des documens produits : ils nous
apprennent à démêler certaines conditions morales sans lesquelles
l'art et le beau n'existent pas, à reconnaître les lois immuables qui
régissent au fond toute conception architectonique ou pittoresque,
toute œuvre fondée sur l'expression de la forme, quelles que puis-
sent être d'ailleurs la diversité des moyens d'exécution et l'inéga-
lité des succès obtenus. Ils nous montrent enfin que, malgré l'ex-
trême différence des temps, des civilisations, des croyances ou des
habitudes nationales, l'unité de l'art se perpétue sans démenti, se
manifeste sans équivoque. La grandeur colossale des édifices asia-
tiques aussi bien que l'admirable proportion des temples grecs,
procède d'intentions dont seront animés à leur tour les vrais artistes
de tous les âges, parce que ces inspirations ou ces pensées tiennent
à la nature même des choses, et correspondent à d'éternels besoins
de l'âme humaine.
Je m'explique. Certes, à ne considérer que la beauté relative
des résultats, on sera peu tenté de confondre les travaux d'archi-
tecture et de sculpture qui ont survécu à la ruine des villes de
l'Assyrie et de la Grèce. Personne ne s'avisera d'étudier au même
titre et avec le même zèle les restes du palais de Khorsabad et le
Parthénon, les bas-reliefs ninivites et les Panathénées de Phidias;
autant vaudrait professer une admiration égale pour les peintures
des hypogées égyptiens et pour les fresques du Vatican. Ce que
nous voulons dire seulement, c'est que, depuis les premiers efforts
de l'art en Afrique et en Asie jusqu'à ses plus glorieux chefs-d'œuvre
à Athènes et à Rome, tout atteste le développement continu de
principes une fois révélés, d'instincts communs aux peuples ou aux
générations qui se succèdent, comme les sentimens mêmes et les
passions du cœur, — c'est que, sauf la variété des modes d'applica-
tion et les influences plus ou moins fécondes exercées à de certains
momens par les hommes de génie, la même foi, les mêmes désirs
au moins inspirent chaque nouvelle entreprise, et que, s'il y a eu.
l'archéologie et l'art. h'M
depuis que le monde existe, bien des œuvres dissemblables quant
aux formes, bien des talens inégaux, bien des écoles, les élémens
essentiels du beau et la fonction de l'art n'en ont pas été pour cela
et n'en pourront jamais être absolument changés.
Le livre que M. Beulé vient de publier sous ce titre : Fouilles et
dêcourertcs, a, entre autres mérites, celui de nous rappeler ces vé-
rités, bien qu'elles n'y soient nullement exposées à l'état de thèse,
et qu'elles ressortent des faits rapportés par l'auteur plutôt que
d'enseignemens formels et théoriques. Il semble même qu'en nous
parlant des monumens qu'il a retrouvés ou des travaux qui honorent
le plus ses confrères, M. Beulé se défende de produire des théories
avec autant de soin que d'autres mettent parfois d'empressement à
les étaler. Ce n'est pas assurément qu'il se contente d'analyser un
à un les événemens qu'il nous.raconte ou de décrire sans en déga-
ger le sens les objets d'art qui ont passé sous ses yeux. Il explique
à souhait le caractère, la beauté, la raison d'être de ces objets par
la civilisation même à laquelle ils ont appartenu ; il rattache ces
événemens particuliers à la vie générale et à l'histoire du peuple qui
les a vus s'accomplir, mais tout cela d'une manière si discrète, avec
une telle crainte des insistances superflues ou de l'ostentation scien-
tifique, qu'il faut en quelque sorte entendre l'écrivain à demi-mot et
développer à part soi les données esthétiques qu'il livre, comme on
complète par la réflexion les pensées d'un moraliste ou les juge-
mens succincts d'un historien.
C'est par là, c'est par cette sobriété fort contraire aux procé-
dés de critique usités ailleurs que la méthode de M. Beulé est
conforme aux saines traditions françaises, et qu'elle renouvelle dans
ce qu'ils ont de meilleur certains exemples que nous a légués le
passé. Nous disions tout à l'heure que, jusque vers la seconde moi-
tié de ce siècle, la sécheresse des enseignemensetle parti pris par les
savans de n'écrire à peu près que pour les académies avaient amené
ce double résultat de supprimer le rôle de l'art dans les questions
d'archéologie et d'ôter au public, avec les occasions d'apprendre,
l'envie même de s'enquérir. Rien de plus vrai si l'on se rappelle par
exemple ce qui se passait en France au temps du premier empire.
Sauf Émeric David, Millin et peut-être un ou deux autres, les an-
tiquaires croyaient devoir s'interdire comme un commentaire au
moins inutile tout essai de démonstration, en dehors de la des-
cription ou de l'appréciation strictement technique des types, des
monumens donnés. Chacun d'eux pensait avoir assez fait quand il
avait restitué d'un bout à l'autre le texte d'une épitaphe, assigné
une date à un fragment d'architecture, une destination spéciale à
une statue; mais il n'en allait pas ainsi dans le siècle précédent.
Gaylus, Pierre Mariette, l'abbé Barthélémy, Falconet lui -môme,
/i62 REVUE DES DEUX MONDES.
malgré le ton tranchant de sa critique, encouragée d'ailleurs aux
paradoxes par les exemples et par l'amitié personnelle de Diderot,
■ — tous avaient à cœur de faire tourner au profit de l'art moderne
les souvenirs et les leçons de l'art antique; tous sentaient qu'en
évoquant ces souvenirs, en proposant de pareils modèles à l'étude,
ils n'avaient pas seulement la mission d'en prouver l'authenticité
ou d'en grossir la liste, et qu'il s'agissait aussi pour eux d'en gé-
néraliser l'influence par des explications plus amples que la simple
interprétation littérale, plus éloquentes que l'analyse purement
scientifique. Avec des élémens d'information nouveaux et le plus
souvent avec un talent littéraire supérieur à celui des érudits du
xviii^ siècle, les archéologues de notre temps ont repris cette tâche
interrompue pendant une cinquantaine d'années par les tentatives
mesquines de l'esprit qui animait leurs prédécesseurs immédiats.
Comme Pierre Mariette et comme Caylus, ils travaillent et ils réus-
sissent à faire prévaloir l'autorité de ce qui est beau sur la significa-
tion limitée de ce qui n'est que rare; comme eux encore, ils étendent
le champ de leurs observations au-delà des bornes fixées en appa-
rence par la nature spéciale des objets à examiner. Contrôlant les
œuvres de la statuaire ou de l'architecture antique par les œuvres
de la peinture, les caractères d'un art local par l'histoire politique
du pays où il s'est développé ou par les conditions ethnographiques,
ils élèvent ainsi la critique partielle à la dignité d'une doctrine d'en-
semble et l'étude des choses matérielles à la hauteur d'un exercice
philosophique, d'un moyen de progrès pour les idées.
Une différence considérable toutefois est à noter dans les procé-
dés employés aux deux époques pour se procurer des documens.
Au xviii" siècle, tout se passait à peu près sous le toit des musées
ou des bibliothèques. Les savans, comme les simples curieux, ne
consultaient guère que des monumens isolés de leur milieu primi-
tif, ou, s'ils interrogeaient les ruines antiques sur le sol même
qu'elles couvraient, c'était après que d'autres mains que les leurs
les avaient recherchées et mises en lumière. Aujourd'hui les tra-
vaux de l'érudition sont les résultats d'entreprises tentées à force
ouverte, d'efforts directs pour reconquérir ce que la terre avait en-
seveli. C'est à des ruines déblayées par leurs soins, à des fouilles
poursuivies sous leurs yeux, que les archéologues demandent les
secrets qu'on se contentait autrefois d'étudier en face de morceaux
recueillis d'avance et déjà classés. Quelque chose de l'ardent inté-
rêt qu'excitent la chasse et ses incertitudes, des espérances fié-^
vreuses qu'éprouve le navigateuràla recherche d'un rivage inconnu,
se mêle ainsi aux supputations scientifiques, aux patiens calculs de
l'esprit. Tandis que le cœur bondit à chaque coup de pioche et que
le regard plonge avidement dans chaque tranchée, la tête travaille
l'archéologie et l'art. A63
pour tirer parti des circonstances imprévues qui se produisent,
ou, le cas échéant, pour avoir raison des obstacles. Et combien
d'autres émotions peuvent s'ajouter encore à celles-là ! Quelles im-
pressions profondes l'explorateur ne recevrat-il pas du silence solen-
nel qui l'environne, de l'aspect des lieux où il opère, de l'aube
pleine de promesses d'un jour qui éclairera peut-être sa victoire ou
du crépuscule attristé qui vient clore une série d'heures stériles !
M. Beulé, qui a bien connu ces émotions, les a plus d'une fois dé-
crites en homme dont le temps et de nouveaux devoirs n'ont pas
plus refroidi l'enthousiasme que déconcerté les souvenirs. 11 y a
quelques années, dans une solennité académique où il rendait
hommage à la mémoire et aux travaux de son confrère M. Hittorff,
il parlait avec une chaleur communicative des agitations saines, des
légitimes ivresses réservées à celui qui entreprend de remuer un
sol consacré par l'histoire pour y découvrir les restes vénérables de
l'antiquité... « Les jours même, ajoutait-il, où la pioche de ses
ouvriers ne rencontre que des gravois et des tessons, il entend des
voix sans paroles, il entrevoit des ombres colorées Il n'est ja-
mais seul dans sa solitude. Les cigales qui chantent dans l'olivier
voisin, la bise qui fait siffler doucement le feuillage des pins, les
Ilots qui expirent sur la plage avec un murmure cadencé, tout lui
parle, tout a un sens, tout est pour son oreille comme le bruit de
la société antique qui s'agite autour de lui. La beauté du climat
ajoute à l'illusion des souvenirs, et la poésie des ruines devient à
son tour une source d'inspiration. »
Les deux volumes récemment publiés témoignent à chaque page
de cette sagacité du savant vivifiée par les passions de l'artiste,
soit que M. Beulé nous retrace jour par jour les difficultés de plus
d'une sorte qu'il lui a fallu vaincre, les découvertes partielles dont
il s'encourageait, chemin faisant, avant d'arriver dans ses fouilles
de l'Acropole à la pleine possession du trésor pressenti, — soit que,
résumant les recherches qui devaient ailleurs encore aboutir à la
justification de ses hypothèses érudites, il décrive l'effort tenté par
lui pour retrouver à Garthage sous les ruines des constructions ro-
maines quelque chose des anciennes constructions puniques, et
pour reconnaître, pour relever avec une entière certitude le plan
des ports de la ville. Enfin, s'agit-il de faire ressortir les mérites
d'autres entreprises, la valeur d'autres trouvailles auxquelles il n'a
point: eu de part, de démontrer par exemple l'importance des con-
quêtes de M. Newton en Asie-Mineure, de M. Mariette en Egypte,
de MM. Smith et Porcher à Cyrène, l'auteur des Fouilles et dé-
couvertes ne marchande pas plus la louange à ses rivaux qu'il ne
renonce, même en traitant des sujets d'archéologie pure, à ses in-
clinations esthétiques et à ses habitudes littéraires. S'il examine de
llQll REVUE DES DEUX MONDES.
près chaque question spéciale, il ne la sépare pas pour cela des
faits plus propres encore à intéresser la pensée, et les succès d' au-
trui le touchent d'autant mieux qu'il fait à cette occasion un retour
sur lui-même et sur les joies du même genre qui lui ont été données.
A vrai dire, tout n'est pas bonheur pourtant, tout n'est pas joie
sans mélange dans ces succès, quelque sécurité qu'ils semblent
promettre à ceux qui les ont obtenus, quelque légitime orgueil
qu'ils doivent d'abord leur inspirer. Veut-on savoir quelles décep-
tions cruelles, quels inconsolables regrets peut laisser après soi l'é-
vénement archéologique le plus heureux en apparence? Qu'on lise
dans l'ouvrage de feu M. des Vergers, lEtrurie et les Etrusques,
ou dans l'analyse de cet ouvrage par M. Beulé, le récit de ce qui a
suivi la découverte presque merveilleuse faite en 1857 sur le terri-
toire de Vulci. Au commencement, les fouilles entreprises par
M. des Vergers aux lieux mêmes où s'étendait la nécropole de la
ville antique n'avaient révélé d'autre excavation souterraine qu'une
grotte artificielle, entièrement vide, et dont les parois, sans aucune
trace d'ornemens, n'indiquaient nullement la destination d'une
chambre sépulcrale. A quoi bon toutefois cette excavation, résultat
évident d'un travail de main d'homme? Peut-être, à défaut de si-
gnification en elle-même, avait-elle, par rapport à ce qui favoisi-
nait, l'utilité d'un moyen préservatif; peut-être avait-elle été faite
pour empêcher l'humidité de la terre d'atteindre en s'infiltraiit
quelque crypte inférieure préparée pour recevoir les corps. Les
fouilles furent donc reprises et poussées au-delà du sol de cette
première grotte. A 12 mètres de profondeur, on trouva une ave-
nue conduisant à une autre salle, à une véritable tombe cette fois,
dont la pierre qui en fermait l'entrée depuis plus de vingt siècles
allait, en se brisant sous les derniers coups de pic, livrer les solen-
nels mystères aux regards des explorateurs stupéfaits.
Qu'on se figure l'émotion que durent éprouver ceux qui péné-
traient ainsi tout à coup les secrets si longtemps respectés de cet
asile de la mort, en voyant le passé se présenter à eux face à face
pour ainsi dire, en contemplant à la lueur des torches non-seule-
ment ces voûtes dont rien depuis plus de deux mille ans n'avait
troublé l'obscurité et le silence, mais les hôtes eux-mêmes de cette
nécropole, avec les vêtemens qui les couvraient cà l'époque où leurs
corps y avaient été déposés, avec tout ce qu'ils avaient gardé à tra-
vers les âges de la civilisation à laquelle ils avaient appartenu!
(c L'antique Étrurie, dit M. des Vergers, nous apparaissait comme
au temps de sa splendeur. Sur leurs couches funéraires, des guer-
riers recouverts de leurs armures semblaient se reposer des com-
bats qu'ils avaient livrés aux Romains ou à nos ancêtres les Gaulois.
Formes, habillemens, étoffes, couleurs, » tout était nettement vi-
l'archéologie et l'art. /i65^
sible, toutes choses étaient demeurées telles que les avaient connues
ou faites les contemporains de ces morts; mais, hélas ! à peine le
miraculeux spectacle a-t-il ébloui les yeux et rempli les cœurs
d'une sorte d'admiration épouvantée , qu'il commence à perdre sa
précision. Déjà l'air extérieur, en pénétrant dans la crypte, altère
l'aspect de ces frêles dépouilles; déjà chaque contour semble vacil-
ler, chaque couleur s'éteindre, chaque forme s'affaisser. Encore
quelques minutes, quelques secondes peut-être, et rien, qu'un peu
de poussière, ne restera plus de cette surprenante vision. La vie du
dehors n'aura envahi l'antique sépulcre que pour y apporter comme
une seconde mort, et bientôt, sous l'action d'une atmosphère en-
nemie, tout ce qu'il contenait achève de se dissoudre, tout est
anéanti, tout a disparu. Si les peintures qui décoraient les murs et
que M. des Vergers a reproduites dans son ouvrage ne subsistaient
pour nous transmettre quelque chose de la découverte, on se défie-
rait presque des souvenirs que les explorateurs en ont gardés, et
ceux-ci mêmes, au sortir de ce caveau où ils s'étaient trouvés en
contact direct avec le monde antique, auraient pu croire qu'ils ve-
naient d'être trahis par leurs sens ou trompés par les rêves de leur
imagination.
Nous pourrions citer d'autres exemples des mésaventures qu'en-
traînent parfois pour les plus courageux et les mieux inspirés ces
fouilles d'ailleurs si attrayantes. Sans parler de ce qu'ils y compro-
mettent ou y perdent de leur santé, de leur fortune, nous pourrions
rappeler quels efforts d'énergie ou de patience il leur arrive de dé-
penser, et trop souvent de dépenser vainement, pour lutter contre
le mauvais vouloir ou l'apathie des ouvriers, contre les défiances
niaises ou la cupidité des autorités locales. Tantôt, si la scène se
passe en Grèce, c'est à qui parmi les descendans de Thémistocle ou
de Léonidas s'avisera cki moyen le plus ingénieux pour traîner la
besogne en longueur ou pour s'épargner une fatigue, a Pendant
qu'on remplit de poussière et de plâtras leur panier de jonc qui con-
tient la charge d'un enfant, ils font, dit ]\'I. Beulé, à celui qui manie la
sape, des observations affectueuses : « mon frère, ce sera trop lourd.»
Le frère retire l'excédant, un voisin aide à charger et reçoit le même
service. Les voilà partis d'un pas mojestueux, gravissant le rocher
jusqu'au point « d'où les débris sont précipités dans la plaine; mais
le panier, qu'ils maintiennent d'une seule main sur leur épaule, est
tellement incliné pendant ce voyage que la terre retombe derrière
eux en pluie continue et serrée; ils ne jettent par-dessus le mur
qu'une pincée de poussière semblable à celle qu'Antigone jetait sur
le cadavre de son frère; ils contemplent un instant l'horizon et la
vaste mer, se montrent un navire aux voiles blanches, échangent
TOME civ. — 1873. 30
Il66 REVUE DES DEUX MONDES,
quelques réflexions, soupirent, et redescendent vers la tranchée plus
lentement encore qu'ils ne sont montés. » Tantôt, si le lieu des ex-
plorations est quelque bourgade au fond de l' Asie-Mineure ou de la
Babylonie, les convoitises s'excitent, les exigences s'augmentent en
proportion des succès obtenus et du prix que semble y attacher
celui qui a dirigé les fouilles, — ou bien quels obstacles n'op-
pose pas à la poursuite des travaux cette croyance tout orientale
que les ràonumens retrouvés, surtout quand ils portent des sculp-
tures, sont des œuvres de l'enfer et du démon! Est-il besoin néan-
moins d'insister? De pareils souvenirs ne sauraient sans doute dé-
courager personne, et d'ailleurs le nombre et l'éclat des conquêtes
faites de nos jours sont propres bien plutôt à stimuler le zèle de
nouveaux soldats de la science qu'à les détourner du combat, à les
exhorter au repos.
Dans cet ensemble de services rendus, dans cette série de tra-
vaux et de belles découvertes, une grande part, la part la plus
considérable même, revient à des savans de notre pays. Si l'on tient
compte de l'importance relative des monumens retrouvés, ceux
d'entre eux qui. intéressent le plus l'art et l'histoire, le Scraprum de
Memphis, les constructions déterminant l'enceinte et l'entrée de
l'Acropole à Athènes, les restes des palais de iNinive, — d'autres
ruines illustres encore ont été rendues à la lumière par des mains
françaises. Ce sont des Français qui, sur la foi de quelque ancien
texte ou par des inductions tirées de la simple configuration des
lieux, ont osé tenter la recherche de ce que, depuis tant de siècles,
on croyait, on déclarait anéanti. Périlleuse aventure en raison même
de l'ambition des projets, et bien autrement compromettante en cas
d'échec qu'une entreprise sans programme fixe, sans connexité di-
recte avec d'aussi grands souvenirs ! Passer ainsi, au moment venu,
de l'idée au fait, du rêve à la preuve, et, ^mme dit M. Beulé avec
l'autorité de son expérience, « courir aux yeux du monde, qui vous
regarde, cette chance redoutable qui s'intitulera succès ou ridicule, »
en un mot trouver non pas ce qu'on s'est seulement proposé de re-
cueillir au hasard de l'heure et des rencontres, mais précisément
ce qu'on a deviné, annoncé, cherché, — n'est-ce pas faire un acte
assez méritoire pour que ceux qui l'ont accompli aient droit à une
gratitude exceptionnelle ?
Que si, pour apprécier la valeur des résultats obtenus, on se place
à un autre point de vue, si l'on examine les formes de publicité
choisies et les caractères mêmes de la mise en œuvre, de ce côté
encore notre orgueil patriotique aura lieu d'être satisfait. Nulle part
aujourd'hui mieux qu'en France on ne réussit à débarrasser l'ar-
chéologie de tout appareil pédantesque pom- en rendre l'étude ac-
cessible aux « honnêtes gens, » comme on aurait dit au xvii" siècle;
L ARCHEOLOGIE ET LAUT.
nulle part on ne sacrifie d'aussi bonne grâce au désir d'instruire la
tentation d'afficher son propre savoir. Tandis qu'ailleurs, sous pré-
texte d'éclaircir jusqu'au bout chaque question, on n'arrive guère
qu'à multiplier les détails inutiles ou à rassembler sans choix les
témoignages, ici l'on procôrle avec une érudition d'autant plus ré-
servée qu'elle est en réalité moins égoïste et au fond mieux munie.
Cette sobriété dans les explications scientifiques aussi bien que
dans la méthode littéraire, ce goût et cet esprit de mesure en toutes
choses tiennent sans doute aux privilèges naturels du génie natio-
nal, mais ils tirent aussi de certaines circonstances une raison
d'être nouvelle et un surcroît de certitude.
N'est-il pas juste par exemple d'attribuer, au moins en partie,
l'heureux renouvellement de la science archéologique dans notre
pays à l'influence exercée par l'école d'Athènes? institution excel-
lente qui, en élevant le niveau des études sur l'antiquité, a permis
en même temps aux jeunes savans, membres de cette école, d'en-
trer par leurs travaux réglementaires en communication avec le
public, comme l'Académie de France à Rome fournit à la fois aux
artistes pensionnaires les moyens de perfectionner leurs talens et
les occasions de les faire connaître : institution rapidement féconde,
puisque en moins de trente années elle a produit dans le domaine
de la philosophie, de l'histoire ou de l'érudition proprement dite,
les remarquables travaux auxquels MM. Charles Lévêque, Mézièies,
Beulé, Perrot, Heuzey, Wescher et plusieurs autres ont attaché
leurs noms. De leur côté, les pensionnaires de l'Académie de France
à Rome ne trouvent-ils pas le plus utile complément pour leur
éducation d'artistes dans le séjour momentané que les règlemens
les autorisent à faire auprès des membres de l'École d'Athènes?
De même que ceux-ci, en venant à Rome, achèvent de s'initier aux
secrets de l'art par un commerce familier avec les hôtes de la villa
Médicis, de même les jeunes peintres, les jeunes architectes sur-
tout, ne peuvent que gagner à visiter la Grèce en compagnie de
ceux qui font profession d'en étudier l'histoire et d'en consacrer
scientifiquement les souvenirs. Il y a là mieux qu'un élément d'ému-
lation entre gens appelés à cheminer dans des voies différentes et
n'ayant de commun entre eux que le désir d'atteindre leur but; il y
a une action directe et réciproque, un échange d'influences profi-
table au progrès, puisque la science se trouve ainsi ranimée par
le sentiment raisonné de l'art, et que l'art à son tour, en s'appuyant
sur la science, devient par cela même plus robuste et plus sûr
de lui.
Dira-t-on que, pour faire acte d'artiste, il n'est pas nécessaire
après tout d'être si grand clerc en matière d'érudition, que les ap-
titudes instinctives suffisent, qu'enfin la faculté de sentir forte-
IlQS REVUE DES DEUX MONDES,
ment dispense jusqu'à un certain point celui qui la possède de l'o-
bligation de savoir? Soit, s'il ne s'agissait que du génie et de ses
œuvres. Encore pourrait-on répondre que depuis Leo-Battista- Al-
bert! jusqu'à Michel-Ange, depuis Léonard jusqu'à Poussin, les
maîtres les plus illustres, — architectes, sculpteurs ou peintres, —
ont été en réalité parmi les hommes les plus instruits de leur
temps; mais il s'agit ici surtout du talent et des moyens de le dé-
velopper. Or je ne suppose pas qu'on regarde comme une précau-
tion superflue, encore moins comme un danger, de l'approvisionner
d'informations historiques et morales aussi bien que de renseigne-
mens purement extérieurs. S'il fallait d'ailleurs citer un exemple
des progrès que peuvent déterminer, môme au point de vue des in-
spirations personnelles, les études archéologiques envisagées de
haut et résolument poursuivies, nous le trouverions dans ces tra-
vaux successifs de feu M. Léon Vaudoyer, qu'une exposition ouverte
à l'École des Beaux-Arts livrait, il y a quelques jours, aux regards
du public.
L'ensemble des dessins laissés par l'éminent architecte se com-
pose de deux séries, l'une comprenant tout ce qui se rattache à la
reproduction textuelle ou à la restauration des monumens du passé,
l'autre tout ce qui est proprement de l'invention de l'artiste, depuis
le Tombeau du général Foy jusqu'aux nouveaux corps de bùtimens
du Conservatoire des arts et métiers, à Paris, jusqu'à cette impo-
sante cathédrale de Marseille qui sera certainement dans l'avenir
un des plus beaux témoignages, un des plus éloquens souvenirs de
l'art au xix*" siècle. Comment ne pas être frappé en examinant ces
deux séries de l'étroite connexité qui existe entre elles? Comment
ne pas reconnaître dans les œuvres de ce talent, à l'époque de sa
maturité, l'influence qu'exerçaient encore sur lui les exemples an-
tiques, étudiés de si près, si profondément médités pendant les an-
nées de la jeunesse? Je ne prétends pas dire assurément que
M. Vaudoyer n'ait rien fait de plus que s'approprier ces exemples
et en transcrire la lettre avec une sorte de piété superstitieuse.
Son admiration pour l'antiquité ou le souvenir des leçons que lui
a fournies l'art du moyen âge ne le domine i)as si bien qu'il y sa-
crifie les droits de sa propre imagination ou le respect des condi-
tions imposées par les caractères tout modernes de ses tâches. En
construisant une église, il ne veut nous donner ni la contrefaçon
d'un temple païen, ni celle d'un édifice chrétien au temps où, pour
maintenir debout les murs qu'on avait élevés, on ne savait que re-
courir à l'emploi de certains appuis naïvement apparens. La cathé-
drale de Marseille prouve assez à cet égard les ressources person-
nelles de celui qui en a conçu les plans. La majestueuse originalité
de l'ordonnance générale, le choix des élémens décoratifs ou des
L ARCHEOLOGIE ET L ART.
procédés de construction, le moyen pris entre autres pour établir
les contre-forts à l'intérieur au lieu de les faire saillir au dehors,
suivant la tradition de l'architecture ogivale, — tout révèle chez
l'auteur de cette œuvre immense des mérites fort supérieurs sans
doute aux simples facultés de la mémoire; mais tout cela ne ré-
sulte-t-il pas aussi, ne se ressent-il pas manifestement du long
et solide apprentissage fait par M. Vaudoyer en face des monu-
mens de Rome et des monumens du midi de la France? N'y a-t-il
pas là le résumé et la mise en pratique des amples doctrines,
des grands principes que l'artiste avait puisés jadis dans l'étude
réfléchie de la méthode et du génie antiques? Il lui arrivera bien
parfois de chercher ailleurs ses modèles ou, tout au moins, de
demander avis à des œuvres d'un caractère tout différent. Sans
parler des beaux travaux de restauration qu'il a exécutés à Paris
dans l'ancien prieuré de Saint -Maitin-des-Champs, plusieurs des
dessins exposés à l'École des Beaux -Arts sont des hommages
rendus par lui à la délicatesse de notre art national au xv* et au
xvi" siècle, et les charmans portraits en particulier de certaines
maisons d'Orléans et de Bîois montrent que , loin de se raidir
dans les habitudes d'un esprit exclusif, M. Vaudoyer savait ac-
cepter tous les genres de mérite et s'assouplir à toutes les tâches.
II n'en est pas moins vrai que ses inclinations naturelles comme ses
préférences acquises le portaient à estimer partout dans l'art l'ex-
pression de la grandeur, de la force, que, là même où il cherchait
et trouvait la finesse, il ne dépouillait pas dans le style la fierté ac-
coutumée de son goût. De là cette place à part qu'on a justement
attribuée à M. Vaudoyer dans le groupe des architectes ses amis,
— on dirait presque ses coreligionnaires, — qui personnifient le
mouvement de notre école à partir des dernières années de la res-
tauration.
On connaît l'esprit et l'objet de la réforme entreprise par ces no-
vateurs, qui devaient bientôt devenir des maîtres et que les repré-
sentans officiels de la légitimité classique considéraient alors comme
des séditieux. Les tentatives de Duban, de M. Labrouste, de M. Duc,
n'avaient rien de commun avec les ambitions avouées de la nou-
velle école de peinture et le parti-pris qu'elle affichait de chercher
ses inspirations partout ailleurs que dans les souvenirs de l'anti-
quité. Loin de déclarer la guerre aux traditions grecques ou ro-
maines, les architectes dont nous venons de rappeler les noms
travaillaient au contraire à les faire d'autant mieux prévaloh' que
la signification intime en serait plus exactement comprise et l'in-
fluence moins subordonnée à l'emploi de certaines recettes, de
certaines formules invariables. Ce qu'ils entendaient s'approprier
par l'étude des grands monumens du passé, c'était le secret non
Zl70 REVUE DES DEUX MONDES.
des procédés extérieurs, mais des principes; ce qu'ils voulaient
enfin, aussi contrairement aux témérités romantiques qu'à l'inerte
despotisme exercé depuis la fin du xviu'' siècle par les apôtres d'une
fausse érudition, c'était reconnaître scientifiquement les conditions
de l'art, en observer les progrès, en consulter attentivement l'his-
toire, et, comme on le disait assez récemment ici même (1), s'au-
toriser de cette expérience pour agir plus sûrement dans le sens de
nos mœurs ou de nos besoins.
Associé le dernier à l'entreprise, M. Vaudoyer s'y dévoua, dès
son arrivée à Rome en 1827, avec toute l'ardeur de ses jeunes es-
pérances, et plus tard avec une énergie croissante, à mesure que
cette lutte engagée contre l'esprit de routine intéressait plus direc-
tement l'honneur de ses amis et le sien; mais, en défendant ainsi la
cause commune, il savait agir pour son propre compte, j'entends
en raison de ses aptitudes spéciales, de son goût, de ses prédi-
lections. Aussi, quelle que soit la conformité de sa doctrine et de
ses croyances générales avec les préceptes soutenus par les trois
artistes dont il a si utilement secondé les efforts, il garde au milieu
d'eux, nous le répétons, sa physionomie propre, comme eux-mêmes
d'ailleurs ont chacun une fonction distincte et, dans le talent, un
caractère dominant. On a dit de Duban qu'il était pompéien, de
M. Labrouste qu'il avait francisé l'art étrusque, de M. Duc qu'il re-
présentait dans l'école moderne l'art grec modifié et rajeuni; on
dirait à meilleur droit encore que, par ses inclinations principales,
par le tempérament qu'il accuse, le talent de M. \'audoyer est de
race romaine. Non-seulement c'est à Rome que ce talent s'est formé,
non-seulement la belle restauration du Temple de Vénus et Ro7ne,
les études si consciencieusement faites d'après l'arc de Septime
Sévère et plusieurs monumens antiques du même genre, beaucoup
d'autres dessins encore exposés h l'École des Beaux-Arts attestent
la profonde connaissance que l'artiste avait acquise sur place de
l'architecture romaine et de ses œuvres; mais les grands travaux
exécutés sous sa direction à Paris et à Marseille montrent claire-
ment que l'expression de la majesté était chez lui le résultat d'une
faculté naturelle aussi bien que le fruit de l'éducation. En restant
fidèle aux souvenirs de sa jeunesse, il obéissait en même temps à
ses plus impérieux, à ses plus vrais instincts.
L'exposition des dessins de M. Vaudoyer présente sous des formes
visibles, elle confirme par un exemple pratique les enseignemens
que les écrits de la nouvelle école archéologique tendent à pro-
pager parmi nous. En face de ces œuvres inspirées à la fois par un
respect passionné pour l'art antique et par un désir non moins vif
(1) Voyez, dans la Revue du 1" février 1872, Félix Duban.
l'archéologie et l'art. Il7
d'en adapter les leçons aux exigences de notre civilisation, on con-
çoit mieux l'utilité que peuvent avoir les livres consacrés à l'histoire
de cet art, et les rapprocliemens nécessaires qu'ils impliquent entre
les traditions du passé et les progrès à poursuivre dans le présent.
N'est-ce pas en effet la relation exacte de ces deux termes qui consti-
tue, à vrai dire, l'archéologie, ou qui du moins réussira seule à en fé-
conder les travaux ? N'est-ce pas à la condition d'être comprise comme
Ingres l'entendait dans son art ou André Chénier dans le sien , que
l'imitation de l'antique peut et doit avoir force de loi? Sans invoquer
d'aussi hauts exemples, et pour ne parler que de ce qui s'opère
autour de nous, nous rappellerons combien les études qui ont l'an-
tiquité pour objet se sont développées et perfectionnées dans notre
pays depuis un certain nombre d'années. Aucun archéologue ne
songerait aujourd'hui à réduire sa tâche aux chétives proportions
ou à l'emploi des moyens conventionnels dont on s'accommodait
autrefois, — pas plus que dans le domaine de l'architecture ou
dans celui de la poésie dramatique on ne s'aviserait de contrefaire
les chefs-d'œuvre grecs ou romains à la façon de Peyre et de Chal-
grin, de Luce de Lancival ou d'Arnault. Que l'érudition étran-
gère n'ait pas été sans influence sur ce progrès, que le mouvement
scientifique accompli en France ait puisé au dehors , particulière-
ment en Allemagne, une force d'émulation qui devait à certains
égards l'activer, c'est ce qu'il est juste de reconnaître. Les travaux
sur la Grèce d'Ottfried Muller et de quelques autres ont sans doute
préparé en partie les recherches ou les découvertes qui ont suivi,
et M. Beulé ne manque pas de signaler dans son livre le profit que
nos compatriotes ont pu tirer quelquefois des indications fournies
ou des exemples donnés par des savans allemands ou anglais ; mais
il sera au moins aussi juste de tenir compte des occasions où tout
s'est passé sans ces secours ou ces stimulans préalables, où tout a
été l'œuvre d'inspirations spontanées , le résultat d'observations
indépendantes. Incessamment accrue par des travaux de plus en
plus propres à cimenter l'alliance de l'art et de l'archéologie, la
somme des services qu'a rendus la science française contempo-
raine est devenue assez considérable pour qu'il soit plus que difîî-
cile d'en trouver ailleurs l'équivalent. Au mille* de nos désastres,
cette supériorité du moins nous reste , ces titres d'honneur nous
appartiennent bien, et l'on est certes fondé à dire que, comme
notre art national reconnu aujourd'hui sans rival en Europe, notre
école archéologique tient et mérite d'occuper aux yeux de tous le
premier rang.
Henri Delaborde.
LE JAPON
DEPUIS L'ABOLITION DU TAÏCOUNAT
Au moment où éclata la rupture entre la France et l'Allemagne,
les personnes que l'approche d'une lutte funeste ne détournait pas
de l'étude des questions internationales ne songeaient pas sans de
vives appréhensions à nos rapports avec les contrées de l'extrême
Orient. La nouvelle du massacre de Tien-Tsin causait une émotion
profonde; on y voyait un sinistre présage, et l'on se demandait avec
inquiétude si le fanatisme qui avait fait explosion dans la ville chi-
noise ne se répandrait pas sur d'autres points de ces lointaines ré-
gions. La France, forcée de faire face à de si grands périls sur sa
propre frontière, pourrait-elle exercer à l'autre extrémité du monde
l'influence nécessaire à la protection de son commerce? Les gouver-
nemens asiatiques n'allaient-ils pas profiter des difiicultés avec les-
quelles nous nous trouvions aux prises pour réagir contre des résul-
tats si laborieusement obtenus? Grâce à Dieu, de pareilles craintes
ne se soutpas réalisées. Les événemens de Tien-Tsin n'ont eu nulle
part leur contre-coup, nos relations avec la Chine se sont mainte-
nues sur un bon pied; notre marine a conservé son renom, l'acti-
vité de notre commerce ne s'est pas ralentie, et nos désastres, loin
de nous nuire auprès de ces peuples, ont peut-être contribué à nous
les concilier, en dissipant chez eux les appréhensions que notre
puissance leur avait d'abord inspirées. Ils ont peut-être enfin com-
pris que nous sommes en définitive leurs amis véritables, et qu'au
lieu d'entretenir des projets égoïstes ou des arrière-pensées ambi-
tieuses, nous n'avions d'autre but que de nous créer avec eux des
rapports sincèrement pacifiques.
C'est au Japon surtout que nous pouvons constater cet heureux
symptôme. Depuis 1868, année où le taïcounat fut renversé, on a
vu se produire au Japon un ensemble de faits qui constituent cer-
LE JAPON EN 1873. A'H
tainement une des révolutions morales les plus curieuses de notre
époque. Les vieilles murailles s'abaissent, non plus sous les coups
du canon , mais sous l'action puissante des intérêts et du com-
merce. A des antipathies traditionnelles et séculaires, on voit suc-
céder dans l'empire japonais une sorte d'engouement pour les
coutumes étrangères, et la civilisation européenne semble main-
tenant inspirer à cette race intelligente et industrieuse autant de
sympathie qu'elle y excitait autrefois de répulsion. Il n'y a pas
vingt ans que le Japon était encore le dernier pays inexploré de
l'extrême Orient, que ses côtes inhospitalières, semées d'écueils,
éloignaient les navires, que, lorsqu'un bâtiment de guerre ou de
commerce s'aventurait à venir mouiller sur une des rades japo-
naises, une flottille d'embarcations armées l'entourait sur-le-champ
d'un cordon sanitaire, les canons de batteries menaçantes étaient
braqués sur lui, et des ofliciers venaient à bord notifier les décrets
impériaux qui, depuis des siècles, fermaient le pays aux étrangers.
Yokohama n'existait point avant 1858; il n'y eut là d'abord qu'un
village, une agglomération de quelques cabanes de pêcheurs sur
un terrain marécageux. Voici que cette bourgade est devenue en
quelques années une grande ville de 80 à 100,000 âmes, où près
de 2,000 étrangers se livrent à un commerce aussi profitable à eux-
mêmes qu'aux divers pays dont ils sont originaires. Il y a vingt
ans, les transactions entre le Japon et l'étranger étaient à peu
près nulles, et voici que les échanges se sont élevés au chiffre de
200 millions par an, chiffre dans lequel le commerce français figure
pour plus de 60 millions. Le moment est venu pour l'Europe d'é-
tudier dans tous leurs détails l'organisation intérieure, les res-
sources, les besoins des pays de l'extrême Orient. C'est pour elle
le moyen de se tracer à leur égard une ligne de conduite ration-
nelle et de développer par les voies pacifiques les progrès qu'elle
n'avait dus d'abord qu'à l'intimidation et à la force des armes. La
Bcviie a déjà publié de nombreux travaux sur le Japon; elle en a
retracé la physionomie générale (1). Les études de M. Layrle (2) et
de M. Roussin (3) ont fait connaître les heureux efforts de nos sta-
tions navales et les événemens qui ont fini par amener la sup-
pression de l'autorité taïcounale et le système de centralisation
fortement établi par le gouvernement du mikado. Cet événement
décisif, dont les conséquences se sont produites si rapidement, a
été l'inauguration d'une politique qu'il importe d'examiner dans
ses origines, dans ses développemens et dans ses résultats.
(1) Voyez Un voyage autour du Japon, par M. R. Lindau, dans les livraisonij des
1" mai, 1" juillet, \" août, l*"- septembre et 15 octobre 1863.
(2) Voyez la Revue des 1" et 15 février 1868.
(3) Voyez la Revue du 1" mars et du 15 octobre 1865 et du l'"" avril 1869.
h7^ REVDE DES DEUX MONDES.
I.
C'est aux États-Unis que revient l'honneur d'avoir ouvert le Ja-
pon aux étrangers. Jusqu'en 1853, époque à laquelle parut de-
vant les côtes japonaises l'escadre du commodore Perry, nous ne
connaissions ce lointain empire que par les récits des Hollandais
enfermés dans l'îlot de Décima, où. ils avaient obtenu le di'oit
exclusif de commerce. Toutes les transactions s'effectuaient par
l'intermédiaire des autorités indigènes et à travers une série de
formalités, de restrictions qui les rendaient aussi difficiles qu'oné-
reuses; la licviie a exposé le détail des négociations qui amenèrent
en 1858 (1) l'ouverture des ports de Kanagawa, de Hakodadé et de
Nagasaki. Les traités signés par M. Harris au nom des États-Unis,
par le comte Poutiatine, par lord Elgin et par le baron Gros au
nom de la Piussie, de l'Angleterre et de la France, furent le point
de départ d'une période nouvelle. Ce sont les conventions qui ré-
gissent encore nos rapports avec le gouvernement japonais; elles
doivent être l'objet d'une prochaine révision qui sera faite à Yeddo,
mais dont l'ambassade extraordinaire envoyée par le mikado en Eu-
rope prépare en ce moment même les bases principales. Faculté
d'entretenir des missions diplomatiques à Yeddo et des consulats
dans les ports ouverts aux étrangers, reconnaissance de la juridic-
tion consulaire, permission de faire les achats et ventes directe-
ment avec les Japonais sans l'intervention du gouvernement, ad-
mission des monnaies étrangères, droit pour les agens diplomatiques
et consuls généraux de voyager librement dans tout le territoire de
Pempire japonais, telles étaient les clauses principales des traités
de 1858. Ils ouvraient immédiatement les ports de Kanagawa, de
Hakodadé et de Nagasaki, et stipulaient pour les étrangers l'auto-
risation de résider à Yeddo à partir du 1" janvier 186-2, et à Osaka
à partir du 1" janvier 1863. On se rappelle les diilicultés de tout
genre que rencontra la mise en vigueur de ces traités, l'hostilité
dont firent preuve contre les étrangers tantôt le mikado, tantôt le
taïcoun, tantôt les daïmios, les assassinats commis sur divers étran-
gers, le pillage de la légation anglaise de Yeddo en 1863. — On se
souvient des actes de vigueur auxquels les puissances signataires
des traités de 1858 se crurent obligées de recourir, le bombarde-
ment de Kagosima par l'amiral anglais Kuper et la brillante expé-
dition navale dirigée en 186/i contre le prince de Nagato par l'es-
cadre combinée de l'Angleterre, de la France et des Pays-Bas. La
prise des forts de Simonoseki dissuada le Japon de l'idée d'une
plus longue résistance.
(1) Voyez VAnnuaire de 1858-1859.
LE JAPON EN '1873. lÙh
Jusque-là, les choses étaient restées dans un état précaire,
et les ambassades japonaises envoyées à l'Europe en J862 et en
I86Z1 n'avaient abouti qu'à des aterinoiemens et à des hésitations.
Les traités ne passaient encore au Japon que pour l'œuvre du taï-
coun, et la sanction du véritable souverain, le mikado, n'y était pas
encore donnée. Ce monarque avait même lancé un décret d'expul-
sion contre les étrangers. Les conventions de 1858 n'étaient point
acceptées par les princes dont l'autorité constitue la féodalité ja-
ponaise : elles rencontraient l'opposition d'une grande partie du
peuple, animé d'un sentiment de défiance et même d'hostilité invé-
térée contre tout ce qui n'est pas indigène. Les agens diplomatiques
et les consuls n'avaient pour auxiliaire que le gouvernement du taï-
coun, auxiliaire mécontent et tiède, obligé de se défendre contre
les protestations nationales. A partir de 1865, les choses commen-
cèrent à changer de face; le mikado donna sa sanction officielle aux
traités. Le paiement de 18 millions de francs imposé au prince de
Nagato, après l'affaire de Simonoseki, fit faire des réflexions aux
autres daïmios. Le prince de Nagato avait eu l'imprudence de lut-
ter simultanément contre les étrangers et contre le mikado lui-
même, dont il avait fait attaquer la capitale. Cet incident amena
une communauté d'intérêts entre le mikado, le taïcoun et les re-
présentans étrangers, tous ennemis à litres divers de l'audacieux
daïmio. D'autre part, les puissances devaient profiter de la jalousie
qu'inspirait l'autorité taïcounale à l'aristocratie japonaise. Seul, le
taïcoun traitait avec les cours de l'Europe, seul il signait des con-
ventions par lesquelles il prétendait engager le Japon tout entier, et,
en n'ouvrant au commerce étranger que les ports situés sur le ter-
ritoire taïcounal, il s'arrogeait le monopole des produits japonais.
Les amiraux et les agens diplomatiques européens profilèrent des
jalousies excitées par cet état de choses. Après les affaires de Kago-
sima et de Simonoseki , ils n'avaient pas trouvé dans l'attitude des
princes de Satzouma et de Nagato cette méfiance farouche à laquelle
on se serait attendu, et il fut dès lors facile de se convaincre que les
grands daïmios se rapprocheraient volontiers des étrangers le jour
où ils y verraient leur intérêt. L'hostilité contre les puissances eu-
ropéennes avait été de la part des chefs de l'aristocratie un moyen
de Qatter les passions nationales et surtout de battre en brèche le
pouvoir du taïcoun. Les fausses notions que l'Europe s'était d'abord
formées sur la situation intérieure du Japon commençaient d'ail-
leurs à faire place à une appréciation plus exacte des hommes et des
choses. On reconnaissait enfin que le mikado, loin d'être, comme
on l'avait cru d'abord, une sorte de souverain théocratique nanti
d'une autorité purement religieuse, était en réalité le seul souverain
véritable du pays, que son prestige était à la fois religieux et po-
fl~6 REVUE DES DEUX MONDES.
litique, et que le taïcoun, loin d'être le souverain temporel de l'em-
pire, n'avait d'autre caractère que celui d'un agent du pouvoir exé-
cutif exercé au nom du mikado. Sans doute les taïcouns, dont
l'autorité remonte, dit-on, au xvi'' siècle, avaient fini par dominer
l'aristocratie japonaise en forçant les dix-huit grands daïmios à
venir habiter pendant plusieurs mois de l'année Yeddo, capitale du
territoire taïcounal, et à y laisser comme otages pendant leur ab-
sence un certain nombre de parens et de serviteurs. Les taïcouns
étaient devenus une sorte de maires du palais; mais le mikado ac-
tuel, qui a de l'intelligence et de l'audace dans le caractère, refusa
d'accepter le rôle d'un roi fainéant. Il choisit avec habileté le mo-
ment opportun pour réduire le taïcoun à la situation d'un simple
daïmio, et pour organiser en face de la féodalité japonaise une au-
torité incontestable et une puissante centralisation.
Ce fut en 1868 que cette révolution importante s'opéra. Le
taïcounat était alors aux mains de Stotsbachi, qui avait succédé à
Yémoutchi au mois d'août 1806. Hardi et entreprenant, le taïcoun
avait pour but d'établir sa domination absolue sur les grands daï-
mios, et, dans cet espoir, il cherchait à s'attirer les sympathies des
puissances maritimes, celles de la France surtout. Il abrogeait la
loi fondamentale de la constitution japonaise qui interdisait aux in-
digènes, sous peine de mort, de sortir du territoire de l'empire: il
prodiguait aux chefs des légations étrangères des témoignages d'a-
mitié et de confiance; il secondait de tout son pouvoir l'établisse-
ment d'une société franco-japonaise, composée de capitalistes des
deux nations; enfin il envoyait à Paris en 1867 son jeune frère, que
nous avons vu figurer, à côté des princes de l'Europe, dans toutes
les solennités de notre exposition universelle. Le caractère de Stots-
bachi, ses projets, ses tentatives pour constituer d'importantes
forces navales et militaires, ne tardèrent point à soulever les jalou-
sies et les défiances des grands daïmios, et il se trouva devant eux
dans une situation analogue à celle des maires du palais à l'égard
des grands vassaux carlovingiens. L'un des plus riches et des plus
puissans daïmios du sud, le prince de Nagato, qui avait déjà en-
vahi le nord de la frontière du territoire taïcounal au moment de la
mort de Yémoutchi , reprit les hostilités à l'expiration des six mois
de trêve que l'étiquette japonaise impose en signe de deuil aux bel-
ligérans. Les autres princes du sud suivirent son exemple, et, dé-
clarant qu'ils n'agissaient que dans l'intérêt du mikado, dont l'in-
dépendance et la souveraineté étaient, disaient-ils, menacées par le
taïcoun, ils quittèrent tous à la fois Yeddo, chef-lieu du territoire
taïcounal, pour se rendre à Kioto, résidence du mikado, et pour
décider ce monarque à se prononcer contre le taïcoun. Ce dernier,
laissé ainsi dans l'isolement, abdiqua, en septembre 1867, et an-
LE JAPON EN 1873. 47X
nonça qu'il s'en remettait à la justice du mikado pour statuer entre
lui et les princes du sud. Cette abdication n'était peut-être qu'une
ruse de guerre. Ce qui est certain, c'est que, peu de semaines après,
Stotsbachi, sans tenir compte de la décision que pourrait prendre
le souverain, lançait ses troupes contre les daïmios; mais son armée
était battue, à la fin de 18(37, entre Kioto et Osaka, et il était forcé
lui-même de s'embarquer nuitamment pour revenir en toute hâte à
Yeddo. Il ne put y rester longtemps. Le mikado déclara que, pre-
nant en considération les services d'une famille illustre, il voulait
bien lui pardonner et lui accorder la vie, mais que le château de
Yeddo devait être rendu, ainsi que les armes et les navires de
guerre. Stotsbachi n'hésita plus à se soumettre. Le 3 mai 1868, il
se mit en marche, à pied, pour sortir de son ancienne capitale, et
se rendit dans la province de Sourounga, où, cessant d'être taïcoun
pour n'être plus que le chef de la famille de Tokoungawa, il vécut
comme un simple daïmio.
Enfermé dans un palanquin qui le tenait caché à tous les yeux,
le mikado, accompagné des grands daïmios et de sa cour, fit
son entrée solennelle à Yeddo le 25 novembre 1868. Le taïcoun
était décidément vaincu; mais les difficultés ne se trouvaient pas
encore aplanies. Les daïmios du nord, qui à forigine n'avaient pas
pris part à la lutte, allaient la recommencer pour leur compte. Le
prince de Aidzou et ses confédérés, levant l'étendard de la révolte,
déclaraient en principe qu'ils respectaient l'autorité du mikado,
mais qu'à leurs yeux ce souverain n'était plus libre, que les daïmios
du sud, à la tête desquels se trouvait le prince de Satzouma, exer-
çaient une influence pernicieuse sur ses actes, et qu'en cet état de
choses les daïmios du nord se voyaient dans l'obligation de se tenir
sur leurs gardes. Au milieu d'une situation si confuse et si impar-
faitement connue, les représentans des puissances étrangères eurent
la sagesse d'observer une attitude impartiale et prudente dont tous
les partis en lutte au Japon apprécièrent le caractère correct. Ils
annonçaient hautement qu'ils n'interviendraient pas dans les dé-
mêlés intérieurs du pays, mais ils affirmaient en même temps de la
manière la plus énergique l'intention de ne tolérer, quel que fût le
parti qui l'emportât, aucune infraction à des traités reconnus suc-
cessivement par le taïcoun et par le mikado. Cette déclaration pro-
duisit une impression salutaire, augmentée encore par l'apparition
de forces navales imposantes. Les auteurs de violences partielles
dont des sujets anglais, français et américains avaient été victimes
subissaient un châtiment exemplaire. Enfin le mikado, loin de té-
moigner de l'hostilité aux étrangers, leur ouvrait la ville de Yeddo,
ainsi que les ports d'Osaka et de INiegata. Ceux des anciens parti-
sans du taïcoun qui, même après sa déchéance, avaient continué
A78 REVUE DES DEUX MONDES.
la lutte étaient complètement dispersés ou battus. Le prince de
Aidzou et les autres daïmios du nord n'essayaient plus de combattre.
Les princes du sud se groupaient fidèlement autour du trône du
mikado. La tranquillité se rétablissait partout dès le commencement
de 1869, et à la fin de la même année le gouvernement de ce sou-
verain amnistiait le prince de Aidzou et tous les daïmios qui avaient
pris part à l'insurrection du nord, ainsi que tous leurs officiers et
tous leurs adhérens. Énergiquement appuyé par les quatre grands
chefs de l'aristocratie du sud, les princes de Satzouma, de Nagato,
de Hizoïi et de Tosa, le mikado était devenu absolument le maître
de la situation. Ce fut à partir de ce moment qu'il inaugura avec
une vigueur remarquable la politique réformatrice qui s'est déve-
loppée depuis trois ans.
IL
La première pensée du gouvernement après la chute du taïcou-
nat fut d'accomplir une réforme complète dans l'organisation poli-
tique et administrative du Japon. Le mikado et ses ministres se
proposèrent de réaliser l'unification, non pas nominale, mais réelle
de l'empire, en centralisant les pouvoirs entre les mains du souve-
rain dont personne ne conteste la légitimité, mais qui en fait, sinon
en droit, avait laissé échapper au profit du taïcounat une partie des
prérogatives impériales. Le taïcoun une fois renversé, il fallait re-
construire sur les débris de son autorité toute celle du mikado. Ce
n'était point là d'ailleurs une tâche très facile. On devait agir avec
une [prudente lenteur, tenir compte des élémens hétérogènes du
pays, ne pas heurter de front les coutumes féodales, et ne pas frois-
ser les susceptibilités des grands daïmios. La suprématie religieuse
et politique du mikado a toujours été reconnue en principe; il s'agis-
sait de la faire entrer en pratique. La plupart des daïmios remirent
leurs pouvoirs entre les mains du chef de l'état, et firent abandon
en sa faveur d'une grande partie de leurs revenus. C'était là le
point de départ d'une centralisation des finances publiques. Il fallait
ensuite organiser une force militaire compacte. Ce fut à la création
de cette armée impériale que tendirent les efforts du gouvernement.
Il pensa que le moyen le plus pratique pour arriver à ce but était
de faire appel au concours de ceux des daïmios qui avaient déjà des
troupes organisées, et le prince de Satzouma, donnant l'exemple,
consentit à fournir les quatre bataillons qui devaient former le
noyau de la nouvelle armée. En 1871, le mikado avait écrit à ce
prince une lettre où il lui disait dans le style figuré de l'extrême
Orient : « Deviens le soutien de mon pouvoir. Sois pour moi ce que
sont les ailes d'un oiseau à ses jambes. Viens prêter à mon autorité
LE JAPON EN 1873. A79
ce qui lui manque. Sois d'accord avec les seiTiteurs qui sont à mon
côté, et joins ta force à la leur. Travaille h la gloire de mon gou-
vernement, et fais en sorte que je n'ussisse à accomplir jusqu'au
bout l'œuvre de la réforme. » La réponse du prince de Satzouma se
ressentait du prestige que le mikado exerce sur les grands feuda-
taires. « C'est en me prosternant, disait le daïmio, que j'ai écouté
la parole impériale. Des questions d'une pareille importance ne
sont-elles pas bien au-dessus de l'obscure intelligence d'un servi-
teur tel que moi? » Il exprimait ensuite ses vœux sincères pour le
succès de la réforme. Le prince Tosa et le prince de Nagato suivi-
rent l'exemple du prince de Satzouma, et fournirent chacun trois
bataillons de leurs troupes pour former le noyau de l'armée impé-
riale. II s'agissait de fondre ces divers détachemens en un seul
corps, sans distinction de clan ou d'origine, de leur donner une
tenue et des règlemens uniformes, en laissant le choix des officiers
au gouvernement du mikado et en appliquant aux nouvelles troupes
l'instruction militaire française. Chose bien digne de remarque, nos
derniers revers ne portèrent point atteinte à la sympathie des Ja-
ponais pour notre armée. Le ministre des affaires étrangères du
mikado disait à notre représentant après notre lutte fatale contre
l'Allemagne : « Nous connaissons les malheurs que la guerre a in-
fligés à la France, mais cela n'a changé en rien notre opinion sur
les mérites de l'armée française, qui a montré tant de bravoure
contre des troupes supérieures en nombre. » On aurait pu croire
que les Japonais, comme tant de courtisans de la fortune et d'ado-
rateurs du succès, n'auraient plus désormais d'admiration que pour
la Prusse, et que tout dans leur armée se ferait à la mode prus-
sienne. Ce fut précisément le contraire qui arriva. Le mikado nous
demanda une mission militaire française, et voulut que notre langue
fût la langue du commandement de ses troupes. IN'est-il pas curieux
qu'au moment où tant de Français blasphèment contre leur patrie,
elle trouve dans l'extrême Orient des peuples qui lui rendent jus-
tice et qui respectent ses malheurs?
Le gouvernement du mikado fit acte d'autorité. 11 procéda rigou-
reusement à de nombreuses destitutions. Un des principaux daï-
mios, le prince de Tchikouzen, fut relevé de ses fonctions par dé-
cret, en juillet 1871, et remplacé par un oncle du mikado. Peu de
jours après, un décret bien autrement radical encore transformait
tous les han ou daïmiats en simples ken ou départemens. Jusqu'à
nouvel ordre, ces circonscriptions territoriales conservaient l'ancien
nom du clan, mais le gouvernement central se réservait le droit d'y
envoyer des gouverneurs. Le mikado annonçait cette résolution aux
divers daïmios par un message en date du 29 août 1871, dans
lequel il manifestait formellement l'intention de placer son empire
A80 REVUE DES DEUX MONDES.
au niveau des civilisations étrangères les plus perfectionnées. « Nous
avions la conviction, ajoutait le souverain, que, pour atteindre ce
résultat, il fallait que ce qui existait de nom existât de fait, et que
l'autorité gouvernementale émanât d'un même centre. »
Il ne faudrait pas croire cependant que la suppression de la
féodalité japonaise fût complète. On a beau changer le nom des
daïmiats, les grands chefs de l'aristocratie nationa'e, surtout dans
les provinces du sud, conservent, dit-on, tout leur prestige et
toute leur influence. A la fin de l'année dernière, le prince de
Satzouma a été nommé généralissime des troupes du mikado. Ce
choix paraît avoir eu pour objet de donner une satisfaction au
clan que le prince représente, et qui ne compte pas moins de 8 rail-
lions d'individus. Le mikado ne semble pas oublier les services que
lui ont rendus les grands daïmios du sud dans sa lutte contre le
taïcoun, et il compte, dit-on, sur leur concours pour faire prévaloir
la politique inaugurée depuis 1868.
Suivant certains observateurs, le Japon, bien loin de suivre une
voie rétrograde, paraît tomber dans un excès contraire au système
de routine qui est reproché au Céleste-Empire, et se jette dans les
réformes et les idées européennes avec une ardeur qui ne serait
peut-être pas suffisamment tempérée par un sentiment exact des
besoins du pays. Ce qui est certain, c'est que le gouvernement ja-
ponais entreprend beaucoup de choses à la fois, et que chaque
branche de l'administration semble rivaliser d'eflorts pour s'assi-
miler les bienfaits de la civilisation occidentale. Le ministre de
l'instruction publique juge avec raison qu'il faut introduire la con-
naissance des langues étrangères pour élever le niveau des études.
Aussitôt on se met à la recherche de professeurs, et presquj tous
ceux qui se présentent sont bien accueillis. Le ministère des tra-
vaux publics, à l'instigation d'un Anglais, décide d'introduire au
Japon des voies de communication rapides. Aussitôt on déploie
une carte, et, séante tenante, on fait des contrats pour 150 ou
200 lieues de chemins de fer. Le grand conseil, désireux de lut-
ter contre les préjugés qui existeraient encore à l'égard des na-
tions étrangères, prend une mesure excellente en elle-même : il
invite chaque clan à désigner un certain nombre de jeunes gens
qui doivent aller, aux frais de l'état, en Amérique et en Europe
pour j s'y instruire les uns « par les études, » les autres « par la
vue; » mais tout le monde veut voyager dans de si belles condi-
tions, et en 1871 il y avait près de cinq cents Japonais qui cir-
culaient sur tous les points du globe avec un traitement de
5,000 francs par an, sans compter les frais de voyage. C'est ainsi
qu'on a vu plusieurs journaux européens, annoncer tous les jours
l'arrivée de prétendues missions japonaises.
I.E JAPON EN 1873. llHi
On assiste dans l'empire du mikado à un véritable engouement
pour les coutumes, pour les modes, pour les langues étrangères.
L'instruction de l'armée doit se faire en Jrançais, celle de la marine
en anglais, l'école de médecine sera allemande, celle d'agriculture,
américaine. Tout le monde reconnaît la nécessité de recourir aux
lumières et à l'expérience des étrangers. C'est à un ingénieur fran-
çais, M. Verny, qu'est due la création de l'arsenal maritime de
Yokoska, qui a été inauguré officiellement le 28 mars 1871 et qui a
complété son organisation par l'ouverture d'un magnifique bassin
de radoub. Après cinq années d'efforts persévérans, cet ingénieur,
qui avait sous ses ordres un personnel français, atteignit complète-
ment le but qu'il s'était proposé. L'inauguration fut faite avec un
grand éclat par Ironsounngawamia, oncle du mikado et ministre de
la guerre. Les représentans étrangers répondirent avec empresse-
ment à l'invitation qui leur avait éfé adressée, et la petite baie de
Yokoska vit arriver des navires de guerre de toutes les nationalités.
Après avoir assisté à l'ouverture du bassin et au lancement d'un
navire sur une cale à sec, les autorités visitèrent tous les ateliers
destinés non-seulement à la réparation, mais aussi à la construc-
tion des vaisseaux du plus grand modèle; la cérémonie fut com-
plétée par un banquet de cent couverts, qui, pour la première fois,
réunissait à la même table les plus hauts dignitaires du Japon et
les notabilités de la colonie étrangère de Yokohama.
Presque au même moment fat créé un autre établissement d'une
réelle importance. Le gouvernement a l'intention d'introduire au
Japon un système monétaire en rapport avec les développemens de
ses relations commerciales. En 1868, il achetait à Hong-kong tout
un matériel qui était sans emploi par suite de l'insuccès des tenta-
tives faites en Angleterre pour répandre en Chine de nouvelles
pièces à l'effigie anglaise, et, à la suite de cet achat, un magnifique
Hôtel des Monnaies fut installé à Osaka sous la direction d'ingé-
nieurs britanniques. Cette nouvelle réforme n'étant pas sans difTi-
cultés dans un pays où les droits de souveraineté sont l'objet de
tant de litiges, les autorités japonaises obtinrent que les repré-
sentans étrangers prêtassent leur concours moral en assistant à
l'inauguration solennelle de cet établissement, qui eut lieu en avril
1871 avec la même pompe que celle de l'arsenal de Yokoska.
C'étaient là des symptômes qui furent suivis de faits plus signi-
ficatifs encore. On connaît l'importnnce que les questions d'éti-
quette ont dans l'extrême Orient, et l'on sait de quel mystère pour
ainsi dire religieux s'enveloppait depuis des siècles la personne des
mikados. Quel ne fut donc pas l'étonnement de la colonie euro-
péenne quand tout à coup le souverain se montra non-seulement
TOME civ. — 1873. 31
A82 REVUE DES DEUX MONDES.
aux regards de ses sujets, mais encore à ceux des étrangers eux-
mêmes! D'après l'antique tradition japonaise, le mikado, considéré
comme descendant des dieux et comme participant de la nature
divine de ses ancêtres, était en communication directe avec les ré-
gions célestes qui inspiraient ses actes, et jamais cet être supérieur
ne devait être souillé par le regard des mortels. Dans les rares oc-
casions où il était obligé de présider aux cérémonies du culte, il ne
sortait du palais de Kioto que rigoureusement enfermé dans une
chaise à porteurs, qui lui permettait de voir sans être vu. Par sur-
croît de précaution, sur tout le parcours de son cortège, les portes
et les fenêtres étaient fermées, et ceux des liabitans qui se trou-
vaient dans les rues devaient, sous peine de mort, se prosterner la
face contre terre. En 1871, tout cela fut changé. L'on vit le mikado
circuler, comme un souverain d'Europe, dans les rues de Yeddo,
en calèche découverte, et n'ayant pour escorte qu'un détachement
de 30 ou AO cavaliers équipés à l'européenne. Sur son passage, les
postes lui rendaient les honneurs militaires sans se prosterner, et
les habitans eux-mêmes n'étaient plus obligés de donner au mo-
narque cette marque extérieure de respect. C'était là une véritable
révolution dans les mœurs du pays; au point de vue des relations
internationales, on ne pouvait que s'en féliciter.
La fête du mikado, célébrée le h novembre 1871, fut marquée à
Yeddo par une innovation qui n'excita pas moins de surprise. Le
souverain passa une revue des différens clans formant le noyau de
l'armée impériale. Il y avait là cinq bataillons d'infanterie et quatre
bataillons d'artillerie fort bien armés. Ils étaient équipés d'après
des modèles se rap])rochant beaucoup de ceux de l'armée fran-
çaise, et les honneurs qu'ils rendirent au souverain offraient beau- -
coup d'analogie avec les usages de l'Europe. Le soir, les hauts di-
gnitaires et les membres du corps diplomatique assistaient à un
banquet présidé par le premier mini^tre, Sandjo Ou Daï Djin, et
par Ivvakoura, ministre des affaires étrangères.
Peu de jours après, le 16 novembre, une autre innovation pro-
duisait un effet favorable sur la colonie étrangère. Pour la première
fois, le mikado parlait directement à un diplomate européen, et
cette dérogation aux anciens usages de la cour japonaise se faisait
en faveur du ministre de France, M. u\lax Outrey. Sur le point de
quitter le Japon, après une mission utile et laborieuse, cet agent
diplomatique obtint une audience de congé du souverain, dans un
des pavillons du parc du Siro. Le mikado annonça lui-même à notre
représentant l'envoi d'une ambassade extraordinaire en France. 11
dit quelques paroles courtoises au sujet du président de la répu-
blique, en exprimant la satisfaction avec laquelle le gouvernement
japonais avait appris que l'ordre se rétablissait et que le calme ré-
LE JAPON EN 1873. A 83
gnait en France. Après l'audience, le mikado Taisait olTrir à M. Ou-
trey quelques présents diplomatiques : des boîtes de laque, des
étoiles de Kioto, des porcelaines de Satzouma.
Une des principales préoccupations du mikado paraît être d'ac-
climater au Japon l'étiquette en vigueur dans les grandes cours de
l'Europe : comme les souverains européens, il passe des revues, il
préside le conseil des ministres, il visite les provinces de son em-
pire; il assiste aux grandes cérémonies, il reçoit le corps diploma-
tique. En 1872, à l'occasion du premier jour de l'an japonais, il
donna une audience solennelle aux représentans étrangers, et le
ministre d'Italie, en sa qualité de doyen du corps diplomatique, lui
adressa des souhaits de bonne année, auxquels il répondit par
quelques paroles courtoises. Au mois de juin dernier, il reçut le
chargé d'aifaiies de France, M. le comte Paul de Turenne, qui lui
présenta l'amiral Garnaud, et, à leur entrée dans la salle du trône,
il se leva, au lieu de rester assis, ainsi que cela se pratiquait autre-
fois. Le surlendemain, le souverain quittait Yeddo, avec une flotte
composée de huit navires, pour se rendre dans la mer intérieure et
visiter les provinces du sud. 11 portait, en partant, l'uniforme de
général de division français. Le voyage dura deux mois. Partout les
populations se pressèrent sur le passage du monarque, en lui pro-
diguant les marques de leur respect. Le 15 octobre, il assistait à
l'inauguration solennelle du chemin de fer de Yokohama à Tokio (1).
Il avait près de lui, en cette circonstance, un des frères du dernier
taïcoun. C'était la première fois qu'un des princes de la famille
déchue paraissait dans une cérémonie publique. On en concluait
qu'un remarquable apaisement s'était fait depuis quelques mois, et
que dans les conseils du gouvernement les idées de conciliation
tendaient de plus en plus à prévaloir.
Chaque jour apporte une nouvelle preuve de la marche progres-
sive du gouvernement. Le ministre de la justice, qui s'est attaché
la collaboration de plusieurs Français, préside une commission de
légistes et de conseillers d'état chargée de libeller un code de pro-
cédure civile conforme au nôtre. Quand ce premier travail aura été
terminé, la même commission s'occupera de rédiger en langue ja-
ponaise nos codes d'instruction criminelle et de commerce. Le che-
min de fer reliant les faubourgs de Yeddo à Yokohama a été livré
au public en juin, et il amène les voyageurs, non pas à l'extrémité,
mais au centre même de la capitale du Japon. L'on presse les tra-
vaux de la ligne ferrée qui doit mettre en communication directe
Hiogo et Osaka d'une part, et de l'autre Osaka et Kioto. Depuis la
(1) Tokio est le nouveau nom de la capitale, c'est-à-dire Yeddo; l'ancien nom est le
seul connu en Europe.
hSh REVUE DES DEUX MONDES.
fin de l'année deniièie, la ville de Yokohama est éclairée au gaz.
C'est un ingénieur français qui a été chargé de l'installation des
appareils commandés en Europe. D'autres améliorations de même
nature sont en voie de réalisation tant à Kioto qu'à Yeddo.
Le grand-duc Alexis de Russie s' étant rendu au Japon en no-
vembre, le gouvernement du mikado mit un certain plaisir à mon-
trer à ce prince l'ensemble des progrès accomplis. Deux jours après
son arrivée à Yeddo, le grand-duc fut reçu par le souverain au pa-
lais du Siro, et le lendemain le mikado lui rendit sa visite. Parmi
les fêtes qui eurent lieu à cette occasion, la plus caractéristique fut
peut-être une revue des troupes japonaises passée par le mikado
et son hôte, qui étaient tous deux assis dans la même voiture. La
mission militaire française assistait à cette revue. Après le défilé, le
grand -duc félicita le colonel Marquerie de la bonne tenue des
troupes placées sous les ordres de cet officier. En sortant du ter-
rain de manœuvre, les agens diplomatiques furent invités à se
rendre au palais en même temps que le grand-duc Alexis, et ce ne
fut pas sans surprise qu'ils se virent tout à coup en présence de
l'impératrice, à laquelle ils furent présentés par le mikado son
époux. C'est la première fois que la souveraine du Japon se mon-
trait en public.
III.
Quelles que soient les réformes adoptées au Japon, il ne faudrait
pas juger ce pays avec un optimisme exagéré; ce serait une grande
erreur de croire que l'ancienne intolérance n'ait laissé aucune trace,
et que les sentimens de défiance invétérés dans la population contre
toute idée étrangère se soient complètement dissipés. Si la nouvelle
politique a de nombreux adeptes, elle a aussi des adversaires
acharnés, et certains faits partiels attestent çà et là combien les
haines aveugles sont encore vivaces dans un pays qui considéra si
longtemps les éti'angers comme des barbares. C'est surtout en ma-
tière religieuse qu'on a de la peine à détruire les vieux préjugés.
Le christianisme a toujours éveillé au Japon des susceptibilités très
vives, et les dernières années ont vu se produire des faits d'intolé-
rance et de persécution dont les puissances ont eu raison de s'émou-
voir. M. de Rémusat a eu récemment l'occasion de fournir à la
tribune de l'assemblée nationale quelques explications sur des évé-
nemens dont le caractère n'avait pas été toujours très exactement
apprécié; on avait été jusqu'à dire que les représentans des puis-
sances étrangères, notamment ceux de la France, n'avaient pas
protégé avec assez de vigueur les intérêts du christianisme au Ja-
pon. Il suffit de jeter un coup d'œil sur la question religieuse dans
LE JAPO\ EN 1873. A85
ce pays et sur les dlIFicultés qu'elle y soulève, pour se convaincre
qu'un tel reproche n'est pas fondé.
En 1867, on découvrit que quelques groupes de chrétiens échap-
pés à la grande persécution du siècle dernier s'étaient conservés
secrètement dans l'intérieur du pays, où ils s'étaient transmis de
génération en génération le dépôt de la foi et des pratiques du
culte mêlées à quelques cérémonies idolâtres. Ces chrétiens natu-
rellement cherchèrent à se mettre en rapport avec les missionnaires,
vinrent les consulter dans les villes où ils résidaient et renouveler
leur adhésion religieuse. Les autorités japonaises s'en émurent,
des mesures sévères furent édictées contre eux, et le gouvernement
du mikado publia un décret pour défendre l'exercice de la religion
chrétienne, qualifiée par eux d'abominable.
M. Léon Roches, qui représentait alors la France au Japon, re-
leva énergiquement les termes insultans de ce décret, qui atteignait
dans leur croyance toutes les puissances chrétiennes en relations
avec le mikado, et il fut soutenu dans cette démonstration par plu-
sieurs de ses collègues, notamment par le ministre des Etats-Unis.
Il y a lieu toutefois de remarquer que le traité du 9 octobre 1858,
qui règle nos rapports avec l'empire du mikado, ne nous confère
aucun droit spécial de protection sur les Japonais qui embrassent
la religion chrétienne. Il n'y a qu'une seule des clauses de ce traité,
l'article /11, qui ait trait au culte catholique, et cetie clause n'a en
vue que les sujets français. Elle est ainsi conçue : « Les sujets fran-
çais au Japon auront le droit d'exercer librement leur religion, et à
cet effet ils pourront y élever, dans le terrain de leur résidence, les
édifices convenables à leur culte, comme églises, chapelles, cime-
tières, etc. Le gouvernement japonais a déjà aboli dans l'empire
l'usage des pratiques injurieuses au christianisme. » M. Roches et
les agens qui s'associèrent à sa demande rappelèrent cette dernière
phrase de l'article !i du traité, et ils s'efforcèrent de faire sentir aux
ministres du mikado combien il serait impolitique en toute circon-
stance, et particulièrement dans les débuts d'une administration
nouvelle, d'indisposer ainsi gratuitement les puissances étrangères;
ils présentèrent en outre des observations purement amicales en
faveur des chrétiens persécutés, qui faisaient appel à la modération
du gouvernement japonais. H y a lieu d'ailleurs de constater que
nos missionnaires, au lieu de tomber dans les exagérations d'un
zèle intempestif, se sont tracé une ligne de conduite prudente. Ils
ne réclament rien au-dehà de ce qui est stipulé en leur faveur par
les traités, de ce qui leur est assez justement dû, car, si le com-
merce européen pénètre aujourd'hui dans les vastes marchés de
l'extrême Orient, ce sont eux qui depuis longtemps lui ont frayé la
voie.
486 REVUE DES DEUX MONDES.
Les démarches commencées par le représentant de la France,
M. Léon Roches, furent énergiquement continuées en i8C8 et en
1869 par M. Outrey, son successeur. Le gouvernement du mikado
fit d'abord des promesses, et parut se montrer favorable aux idées
de tolérance et d'humanité qu'on s'efforçait de lui suggérer. II écri-
vait au représentant de la France, dans les premiers jours de 1869,
que l'on ne maintiendrait pas contre les chrétiens des lois cruelles
et qu'on aurait recours à des mesures plus humaines. Lorsque de
telles déclarations étaient corroborées par ce fait qu'un certain
nombre de chrétiens emprisonnés dans les îles Goto se voyaient
mis en liberté, lorsqu'il était constant que, depuis le mois de sep-
tembre 1868, aucune nouvelle poursuite n'avait été exercée contre
les habitans d'Ourakami, n'était-on pas autorisé à croire que le
gouvernement japonais désirait sincèrement donner satisfaction à
l'Europe et aux États-Unis en entrant désormais dans une voie plus
conforme aux principes de la civilisation moderne? En effet la ques-
tion resta relativement calme jusqu'au mois de septembre 1869. A
cette époque, le ministre d'Angleterre envoya dans les îles Goto
un bâtiment de guerre, qui se contenta d'y faire une simple appa-
rition. II aiTÎva que cette démarche fut suivie presque instantané-
ment de l'arrestation d'une centaine de chrétiens.
C'était le premier signe apparent d'une nouvelle attitude de la
part du gouvernement japonais. Le l" janvier 1870, les ministres
du mikado, répondant à une note des représentans étrangers,
n'hésitaient pas à reconnaître que, plusieurs milliers d'individus
ayant embrassé la religion chrétienne dnns les îles Goto, les uns
avaient renoncé à cette croyance après les observations qui leur
avaient été faites, d'autres étaient incarcérés, d'autres enfin s'étaient
échappés de prison. Cette communication ne précéda que de quel-
ques jours une autre plus grave encore dans laquelle on ne gardait
plus guère de ménagemens. On se bornait à prévenir purement et
simplement les agens étrangers que le décret de juin 1868 contre
la religion chrétienne, décret dont l'application avait été suspendue
« à cause de l'état de trouble du pays, » allait être exécuté dans
toute sa rigueur, et qu'en conséquence les chrétiens d'Ourakami
seraient répartis entre certains daïmios pour être employés par eux
à des travaux publics.
Tous les représentans des puissances protestèrent spontanément
et isolément contre cette décision. Chacun d'eux se réservait d'ail-
leurs d'agir en commun avec ses collègues au moment où ils se
trouveraient tous réunis à Yokohama. Le ministre d'Angleterre, sir
Henry Parker, qui était alors, depuis quelque temps déjà, dans le
sud du Japon, et qui venait précisément de visiter les îles Goto, se
trouvait dans les environs de Nagasaki quand les ordres du gouver-
LE JAPON EN 1873. 487
nement central contre les chrétiens y étaient parvenus. II protesta
immédiatement contre les mesures prescrites par les autorités japo-
naises. Peu de jours après, il rejoignit à Yokohama les autres
membres du corps diplomatique. D'après les informations que rap-
portait sir Henry Parker, il y avait lieu d'esp''>rer que les autorités
locales auraient de grandes difficultés à mettre leur funeste projet
à exécution. En effet, les chrétiens étaient dispersés et cachés, et,
à moins qu'ils ne vinssent volontairement se constituer prisonniers,
il fallait un assez long temps pour déporter trois ou quatre mille
personnes. La première pensée des agens diplomatif|nes fut de de-
mander au gouvernement du mikado l'envoi d'ordres immédiats
pour suspendre les mesures édictées. Dans le milieu de janvier
1870, ils rédigèrent une note collective par laquelle ils réclamaient
cette suspension et demandaient en même temps une entrevue aux
principales autorités du gouvernement. Le surlendemain, les mi-
nistres de France, d'Angleterre, des États-Unis et de la confédéra-
tion de l'Allemagne du nord se trouvaient réunis dans un des palais
de Yeddo, où ils avaient une conférence de cinq heures avec le
premier ministre et plusieurs des plus hauts fonctionnaires de l'em-
pire. Il résultait clairement de cette entrevue que les accusations
de querelles ou d'insubordination formulées contre les chrétiens
d'Ourakami n'étaient que des prétextes; on les déportait unique-
ment parce qu'ils professaient la religion chrétienne et pour les
éloigner du voisinage des Européens. Les agens des puissances es-
péraient, comme nous venons de le dire, qu'une partie au moins
des chrétiens auraient pu échapper aux recherches des autorités.
Ils insistèrent donc pour que les ordres de suspendre les mesures
prescrites fussent envoyés sans délai à Nagasaki, et se réservèrent
d'examiner en commun ce qu'il serait possible de faire pour les
malheureux qui avaient déjà été déportés. Les ministres japonais
pro!uireiît de faire partir le lendemain le contre-ordre demandé.
Cependant la persécution conservait le caractère le plus grave;
elle était d'autant plus injustifiable que, d'après dos rapports au-
thentiques, les chrétiens, s'ils refusaient de se soumettre aux exi-
gences des bonzes, n'en étaient pas moins très exacts à remplir tous
les devoirs envers l'autorité. Leurs impôts étaient payés très ré-
gulièrement, et ils résistaient si peu à la police qu'à la première
injonction ils étaient venus se livrer eux-mêmes aux autorités de
Nagasaki pour être déportés. Quant aux querelles avec les habi-
tans, les seuls faits articulés parles ministres japonais étaient de
la dernière insignifiance et n'avaient pas même donné lieu à des
poursuites. Depuis les premières persécutions de 1867, les mis-
sionnaires avaient cessé de dire l'office dans les maisons japonaises
ou de s'y livrer à la prédication, et ces deux griefs écartés, on ne
hSS REVUE DES DEL'X MONDES.
voyait pas sur quel article des traités le gouvernement japonais
pourrait s'appuyer pour exiger l'interdiction de tout rapport entre
les missionnaires et les chrétiens dans les limites des ports et ter-
ritoires dont l'accès est permis aux étrangers. En résumé, les ha-
bitans d'Ourakami avaient été déportés parce qu'ils professaient la
religion chrétienne et pas pour autre chose. Dans les premiers jours
de février 1870, les ministres japonais, revenus à Yokohama, avaient
encore une longue conférence avec les agens étrangers, et l'impor-
tance qu'ils attachaient à leur fournir des explications supplémen-
taires, le soin avec lequel ils s'efforçaient d'atténuer la portée de
la mesure prise contre les chrétiens, indiquaient à quel point ils
étaient eux-mêmes préoccupés de la question. Cette fois encore,
les représentans des puissances pl.iidèrent avec la plus grande vi-
gueur la cause de la tolérance religieuse et de l'humanité. Ils s'en-
gagèrent toutefois à faire respecter les traités par les missionnaires
et à empêcher de leur part toute propagande en dehors des ports
ouverts aux étrangers, si de son côté le gouvernement japonais réin-
tégrait dans leurs foyers les chrétiens qui en avaient été arrachés.
Cette proposition ne fut pas acceptée, le gouvernement japonais
déclara au bout de quelques jours qu'à ses yeux le retour des chré-
tiens à Ourakami aurait les plus graves inconvéniens, et qu'en con-
séquence il se montrait résolu à ne se relâcher de sa rigueur que
pour ceux des déportés qui auraient donné des preuves de ce qu'il
appelait leur bonne conduite. C'était là une manière détournée de
dire que le gouvernement ne rendrait à la liberté que ceux des chré-
tiens qui auraient apostasie.
Bien que les efforts des agens diplomatiques n'aient pas été d'a-
bord couronnés de succès, ils n'ont pas été inutiles. Dans les pre-
miers jours de l'année dernière, soixante-dix chefs de famille qu'on
avait déportés de Nagasaki en qualité de chrétiens y ont été réin-
tégrés. Une dépêche télégraphique du chargé d'affaires de France
au Japon annonce que les chrétiens d'Ourakami, arrachés à leur
demeure en février 1870, et condamnés aux mines malgré les dé-
marches des ministres de toutes les puissances, vont être mis en
liberté. Il résulte de la même dépêche, expédiée de \okohamale
24 février, que le gouvernement japonais vient d'abroger les édits
contre la religion chrétienne. 11 est évident que les persécutions
contre les chrétiens se rattachaient au système d'hostilité générale
dont les étrangers furent si longtemps victimes dans l'empire japo-
nais; aujourd'hui que des principes civilisateurs semblent devoir
s'y acclimater définitivement, il y a lieu d'espérer que la tolérance
religieuse finira par n'y plus rencontrer d'adversaires. L'ambassade
japonaise, qui étudie en ce moment les mœurs et les institutions
de l'Europe, se convaincra des avantages qui découlent de la liberté
LE JAPON EN 1873. 489
de conscience, la première et la plus sacrée de toutes les libertés.
Au reste la révision prochaine des traiU'S consacrera d'une manière
plus explicite que par le passé des principes que la diplomatie euro-
péenne doit se faire un honneur de défendre.
IV.
La révision des traités préoccupe extrêmement le Japon. II sent
que ce sera le point de départ d'une politique nouvelle pour l'ave-
nir, et il attache, dit-il, la plus grande importance à discuter d'une
manière sérieuse les points essentiels qui doivent servir de bases
aux relations extérieures. C'est pour cela que, vers la fin de 1871,
le gouvernement du mikado décida l'envoi d'une ambassade extraor-
dinaire, composée des hommes les plus considérables de l'empire,
et chargée de se rendre successivement en Amérique, en France,
en Angleterre, en Allemagne, en Autriche et en Russie. Elle devait
être munie de pleins pouvoirs pour régler les bases des traités.
Toutefois les lois du Japon ne permettent pas que des stipulations
engageant le pays soient souscrites en dehors du centre d'action
dans lequel s'exerce l'imtorité du souverain; les traités eux-mêmes
ne pourront être signés qu'à Yeddo, après qu'on se sera entendu
sur les détails avec les représentans des puissances.
Un des hommes politiques les plus distingués de l'empire, Iwa-
koura, qui venait d'être noranié ministre des aflaires étrangères,
fut mis à la téie de l'anîbassade. Iwakoura jouit d'une grande ré-
putation au Japon. Lors des difficultés avec les grands daïmios du
sud, c'est lui qui fut envoyé en mission auprès des princes de Sat-
zouma et de Nagato, et c'est à lui qu'on doit, pour une grande part,
l'accord dont le système actuel paraît être le résuli.at. On adjoignit
à l'ambassade le ministre des finances, le vice-ministre des travaux
publics, un directeur du ministère des affaires étrangères, un con-
seiller privé et plusieurs secrétaires. Cette mission se rendit d'abord
aux Ltats-Unis, puis en Angleterre, et arriva en France au mois de
décembre dernier. Le président de la république lui fit le plus cour-
tois accueil et entoura d'un grand cérémonial la réception officielle,
qui eut lieu le 26 décembre au palais de l'Elysée.
L'ambassadeur extraordinaire et son personnel ont profité de leur
séjour à Paris pour visiter non-seulement les établissemens de l'é-
tat, mais les ateliers et les usines. Ils ont pris un grand nombre de
notes et ont montré l'esprit observateur qui est une des marques
distinctives de la race japonaise. Ils ont quitté notre capitale en
janvier pour se rendre à Bruxelles. Ils comptent visiter la Hollande,
l'Allemagne, l'Autriche, la Russie, pour étudier et comparer les di-
verses civilisations, ainsi que pour préparer les bases de la révision
490 BEVUE DES DEUX MONDES.
des traités. Avant son dé|)art de Paris, Iwakoura a eu encore une
conférence avec notre ministre des affaires étrangères; il en a pro-
fité pour indiquer le caractère général des transformations opérées
dans l'empire japonais et pour insister sur les sentimens d'amitié
que cet empire professe à l'égard de la France. On ajoute que
M. de Rémusat de son côté a développé les considérations qui doi-
vent décider le gouvernement du mikado à s'inspirer, en matière
religieuse, des principes de tolérance et d'équité.
L'ambassade extraordinaire a quitté Paris; mais il y reste une lé-
gation permanente dirigée par un ministre plénipotentiaire, M. Sa-
mejima (les fonctionnaires japonais prennent maintenant le nom
de monsieur). Les diplomates qui font partie de cette mission par-
lent correctement le français; ils portent les mêmes vêtemens que
les Européens, et on les a vus s'assimiler aisément tous les usages
en vigueur dans le corps diplomatique. La légation de Japon ne
pourra pas manquer de se convaincre des int^.ntions loyales et des
sentimens amicaux d'un peuple qui désire sincèrement la prospé-
rité de ce lointain pays.
Sans aucun doute les Japonais ont de l'avenir. Braves, intelligens,
actifs, poussant le point d'honneur jusqu'à l'exagération, à la fois
mercantiles et chevaleresques, hommes du moyen âge et hommes
modernes, entreprenans, hardis, curieux de nouveautés, très ha-
biles à s'approprier les découvertes de la science, observateurs et
voyageurs, pratiques dans leurs idées, patiens dans leurs études,
ils pourront, d'un moment à l'autre, exercer une sérieuse influence
dans l'extrême Orient. Défendus par la mer, ils dominent tout l'est
du continent asiatique. Leurs troupes mises sous le commandement
d'officiers français distingués s'aguerrissent et se perfectionnent
chaque jour. Leurs navires cuirassés, leurs chemins de fer, leurs
lignes télégraphiques se multiplieront rapidement. En communi-
cation directe avec Marseille par les paquebots des Messageries na-
tionales, avec San-Francisco par la nouvelle ligne des paquebots
américains, le Japon voit s'ouvrir devant lui de larges perspectives.
Grâce à la douceur de son climat, à sa position insulaire, h. la ri-
chesse de son sol, à ses aptitudes industrielles, il peut imprimer
un remarquable essor à ses transactions commerciales. Le temps
n'est peut-être pas éloigné où il échangera ses produits non-seule-
ment avec ceux des États-Unis et de l'Europe, mais encore avec
ceux des différentes contrées de l'Asie, de l'Océanie et de l'Afrique.
On trouve en grande quantité au Japon du thé, du coton, de la
soie, du cuivre, du fer, de la houille, du camphre, du salpêtre, de
la porcelaine, du papier, de la laque, du tabac. L'industrie et l'a-
griculture y sont en progrès. Le commerce international y est assuré
d'un accroissement considérable.
LE JAPON EN 1873. Ii9l
Le peuple japonais a de grands élémens de force et de vitalité.
L'aristocratie est fière, courageuse, pénétrée de respect pour ses
ancêtres. L'ouvrier et le paysan sont robustes et vifs. La race n'est
pas flétrie par les travaux excessifs et l'atmosphère malsaine de la
vie des manufactures. La polygamie n'existe point au Japon. Si le
divorce y est facile, l'adultère y est rare. L'instruction publique
est très répandue. Presque tout le monde sait lire et écrire, et il y
a des écoles jusque dans les plus petits villages. Un peuple de cette
intelligence doit nécessairement comprendre les avantages de la
civilisation européenne, surtout depuis que, dans notre propagande,
il a vu succéder aux moyens matériels les moyens moraux, à la
guerre le commerce, à l'intimidation la persuasion. Ce qui nous
guide vers cette contrée si longtemps mystérieuse, ce n'est pas
l'esprit de conquête, c'est la recherche d'un vaste champ de tra-
vail. Le gouvernement du mikado commence à s'en convaincre, et
c'est là ce qui le rapproche de nous. Cette conviction, nous devons
tout faire pour l'affermir et pour la rendre inébranlable. Il faut
nous montrer au peuple japonais sous un aspect sympathique,
bienveillant, amical; il faut lui persuader qu'entre nos intérêts et
les siens il y a non point antagonisme, mais solidarité. Il faut qu'a-
près avoir fécondé le Nouveau-Monde sur son passage, la civilisa-
tion, que l'Europe a reçue d'Asie, retourne à son berceau, fortifiée,
enrichie de toutes les découvertes modernes. Après nous être fait
craindre, il faut tâcher de nous faire aimer. iNous devons savoir gré
au mikado d'avoir compris que le prestige d'une nation conmie la
France ne se détruit pas en un jour, et que nos désastres ne seront
que momentanés. De notre côté, nous devons encourager le gou-
vernement japonais dans la politique réformatrice qu'il s'attache à
faire prévaloir. Espérons que le goût qu'il témoigne pour les insti-
tutions et les progrès des nations de l'Europe ne sera pas une simple
mode ou un engouement passager, et que le pays, trouvant son
avantage dans la politique récemment inaugurée, se l'appropriera
d'une manière permanente et définitive. Ainsi tombent une à une
les barrières qui s'étaient élevées autour de nos comptoirs le len-
demain de leur création. Les chemins de fer et les paquebots, la
vapeur et l'électricité auront raison peu à peu de l'esprit d'exclu-
sion ou d'intolérance qui gêna pendant tant de siècles les rapports
réciproques des différons pays, et les peuples de l'extrême Orient,
eux aussi, comprendront peut-être un jour la vérité du principe
ainsi formulé par Vattel : la première loi générale est que chaque
nation doit contribuer au bonheur et à la perfection des autres.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 mars 1873.
Constituer, ne pas constituer, organiser, ne pas organiser, que ré-
soudre? que faire? Il faut vivre pourtant. Vivre, et comment? Sera-ce
le définitif? sera-ce le provisoire? la république, la monarchie peut-être,
voilà la question! Ainsi, nouveau Hamlet, notre parlement de France,
qui réside à Versailles, est occupé à raisonner et à délibérer avec lui-
même depuis des semaines et des mois. 11 a quelque peine, convenons-en,
à mettre un peu d'ordre dans sa conscience , parce qu'à dire vrai il a
plusieurs consciences qui ne vivent pas en parfait accord. 11 a la con-
science qui parle par la voix de M. de Belcastel ou de M. Dahirel, et il
a la conscience représentée par M. Gambetta ou M. Louis Blanc, sans
compter une multitude d'autres consciences plus calmes, plus modestes,
qui heureusement finissent par avoir le dernier mot au scrutin. Depuis
quinze jours particulièrement, toutes ces consciences bruyantes, discor-
dantes, ont été acharnées à commenter, à interroger, à peser cette
œuvre mystérieuse et terrible de la commission des trente, qui conte-
nait , à ce qu'il paraît, le grand secret, quoiqu'on se soit si bien ap-
pliqué à la faire iuoffensive et acceptable pour tout le monde. Inoffensive,
elle l'était par elle-même à coup sûr, elle ne contenait ni piège ni se-
cret; mais c'est le malheur du moment où nous vivons, on ne peut se
contenter de voir les choses dans leur simple réalité, de les prendre
pour ce qu'elles sont et de rester dans les limites de ce qui est possible;
on éprouve le besoin de se jeter, à propos de tout, dans l'absolu, dans
l'insoluble, et de venir réciter à tour de rôle devant le sphinx redou-
table de la destinée l'éternel monologue des consciences qui ne peuvent
arriver à rien : être ou n'être pas, constituer ou ne pas constituer!
Elle est enfin terminée, cette discussion assez dramatique d'abord, in-
finiment trop prolongée ensuite, et oi!i la contradiction a porté encore
plus sans doute sur ce qu'on a réservé que sur ce qu'on a dit. Les ex-
plications ont succédé aux explications, les manifestes ont répondu aux
manifestes, les défis eux-mêmes n'ont pas manqué, les ameudemens
REVUE. — CHRONIQUE. ^93
sont tombés sur les amendemens, et somme toute l'œuvre primitive,
telle qu'elle avait été préparée et convenue, est sortie à peu près in-
tacte de ce tumultueux conflit. Commission et gouvernement ont donné
jusqu'au bout le salutaire exemple d'une complète intelligence, et en
restant d'accord ils n'ont point eu de peine à trouver au terme une suf-
fisante, une large majorité, pour sanctionner un acte un peu subtil en
certains points, si l'on veut, un peu vague sur d'autres points, nous en
convenons, mais en définitive un acte de haute transaction politique,
qui marque une étape de plus dans la laborieuse carrière que nous par-
courons depuis deux ans. Non certes, ce n'est point une solution défini-
tive, personne ne se fait de ces illusions puériles; c'est une halte sur
cette longue route semée de tant de malheurs et de tant d'épreuves,
c'est une manière de fortifier un peu notre campement, de planter notre
tente à l'abri des plus violons et des plus imminens orages. A cette
œuvre des trente, qui devient désormais une loi de l'état, il ne faut pas
demander en effet si elle a tout réglé, l'avenir et le présent, si elle a
résolu des problèmes que chaque parti a la prétention de résoudre à
son profit sans en avoir la puissance ; il faut lui demander si elle suffit
à une nécessité du moment, si elle crée des conditions où tous les
hommes de bonne volonté puissent travailler au bien du pays simple-
ment et pratiquement. Hélas! l'œuvre des trente ne résout rien, cela
est bien clair; du moins elle ne compromet rien sérieusement. C'est
là l'essentiel pour le moment. La loi des trente a le mérite de ne réser-
ver que ce qui pouvait déchaîner la guerre immédiate des opinions et
des passions en permettant tout ce qui peut être fait utilement, et ce
qu'elle avait de vague, d'indécis, les partis lui ont rendu le service de
l'éclaircir, de le préciser par l'excès même de leurs prétentions, par la
confusion de leurs querelles et de leurs représailles, par l'indigence ar-
rogante de leurs revendications et de leurs récriminations.
Les partis se sont donné rendez-vous autour de cette pauvre œuvre
des trente, qui n'était pas trop bien venue au premier abord, et ils ont
fini par lui donner une certaine valeur au moins momentanée, la valeur
d'un traité de paix qui a maintenant la sanction d'une majorité de plus
de quatre cents voix contre la coalition des opinions extrêmes les plus
opposées, de tous ceux qui étaient décidés à chercher dans la voie nou-
velle ce qu'ils ne pouvaient y trouver. Ce qu'il y a de plus étrange, ce
qui est un des phénomènes curieux de cette discussion qui vient de
finir, c'est que tout le monde paraissait altéré de vérité, de clarté; tout
le monde appelait les explications décisives, et à chaque explication
c'était à recommencer. Ce qui contentait ceux-ci ne pouvait conten-
ter ceux-là; ce qui semblait clair pour les uns n'était plus pour les
autres que la continuation de l'équivoque. A-t-on assez répété cette
éternelle et bruyante sommation: le pays a besoin de voir clair, il veut
savoir où il va, où on le conduit; il faut que la commission dise sa
Û94 REVUE DES DEUX MONDES.
pensée sur ce statut nouveau qu'elle propose, il faut que le gouverne-
ment s'explique! Eh bien! soit; le gouvernement s'est expliqué. Une
première fois, c'est M. Dufaure qui est monté à la tribune, et il a parlé
avec ce nerf et cette sobriété vigoureuse qui donnent une si forte sa-
veur à son éloquence. Il a interprété de la façon la plus simple, la plus
judicieuse et la plus pratique l'œuvre qu'on avait à discuter, sans con-
tester naturellement le droit souverain de l'assemblée, sans exagérer
son pouvoir, sans dissimuler les nécessités de prudence conservatrice
qui s'imposaient à tout le monde. La droite a été à demi satisfaite, la
gauche a grondé sourdement, et puis, comme M. Dufaure n'avait parlé
que de ce qui était en question, on s'est dit que cela ne pouvait suf-
fire, qu'il fallait des explications nouvelles. Cette fois, c'est M. le prési-
dent de la république qui s'est vu obligé d'intervenir, et qui n'en a pas
été sans doute trop contrarié, quoiqu'il y ait gagné une indisi)Osition,
heureusement passagère. Pour les habiles tacticiens de la gauche, l'es-
sentiel était d'agacer M. Thiers, de l'amener peut-être à désavouer in-
directement M. Dufaure. C'était assez puéril de croire que, trois jours
après des déclarations délibérées en conseil, le chef du gouvernement
viendrait désavouer M. le garde des sceaux. M. Thiers n'a pas tout à fait
exécuté le programme si discrètement insinué à sa sagesse. 11 a parlé
avec cette séduisante familiarité de bon sens et d'esprit qui ne manque
jamais son effet, disant leurs vérités aux uns et aux autres, rudoyant
d'une façon piquante et paternelle les prétentions ou les illusions des
partis, ellleurant les points les plus délicats avec une dextérité infinie,
restant toujours néanmoins, comme M. Dufaure, sur le terrain de trans-
action défini et adopté en commun avec la commission des trente. M. le
président de la république a résumé sa pensée sur la loi nouvelle en di-
sant que c'était toujours le pacte de Bordeaux continué et un peu étendu
dans la mesure des circonstances. Pour le coup, ni la droite ni la gauche
n'ont été entièrement satisfaites. Oui sans doute, s'est-on dit, M. Thiers
est un habile homme, qui sait ce qu'il veut et qui nous éblouit en nous
racontant des anecdotes; il trompe tout le monde, ce n'est pas là ce
qu'on attendait. Voilà à quoi servent les explications!
Décidément la clarté ne semblait guère venir, on feignait du moins de le
croire ainsi dans les camps de tous les radicaux de gauche ou de droite,
tandis qu'au contraire elle se faisait peu à peu et à demi pour tous les
hommes sensés et modérés. Et pourquoi cette clarté n'apparaissait-elle
pas aux esprits extrêmes? A quoi tenait ce malentendu obstiné entre le
gouverneinent marchant d'accord avec la commission d'un côté, et les
interpellateurs, les provocateurs d'explications d'un autre côté? La rai-
son est bien simple, c'est parce que dans cette œuvre des trente, tortu-
rée dans tous les sens et par tous les bouts, on cherchait ce qu'on ne
pouvait trouver, ce qui n'y était pas. Ce qu'on cherchait , c'était ce qui
pouvait flatter la droite ou la gauche, ce qui répondait à l'arrière-pen-
REVUE. — CHRONIQUE. /i95
sée qu'on portait dans le débat, la monarchie on la république. Ce qu'on
demandait au gouvernement, c'était un gage qu'il n'avait pas le droit
de donner, c'était une aflirmation dont on pût se servir dans l'intérêt
d'une restauration monarchique ou au profit de l'affermissement défi-
nitif du régime républicain. Tout est là, c'est la clé de notre histoire
parlementaire depuis deux ans, depuis quatre mois surtout. On oublie
ce qui fait les affaires du pays, il s'agit d'abord de savoir ce qui peut
conduire à la monarcliie restaurée ou à !a république définitivement
fondée. On suit le vent et les circonstances pour tirer parti de tout; tan-
tôt on a l'air d'^ se rapprocher d'une possibilité monarchique, tantôt on
paraît s'établir plus que jamais dans la république. Seulement, dès que
l'un des partis semble prendre l'avance et toucher à la terre promise
du définitif qu'il rêve à son profit, il se sent aussitôt impuissar.t, i! se
voit de nouveau rejeté en arrière, soit par sa propre faute, soit par le
veio de tous les autres partis, et de toutes ces luttes, de ces oscilla-
tions, que reste-t-il périodiquement? On revient tout simplement à ce
provisoire que la loi nouvelle cherche à organiser, à cette trêve des
opinions dont on se moque lorsqu'on croit n'en avoir plus besoin, qu'on
invoque de nouveau lorsqu'on s'aperçoit qu'on ne peut pas faire ce qu'on
voudrait.
C'est la ruine de la France, s'écrient à l'envi les grands docteurs de
la légitimité et du radicalisme, le pays ne peut supporter ces incerti-
tudes, il aspire à être fixé sur ses destinées. Ce qui est admirable, c'est
l'assurance avec laquelle les esprits absolus se jettent à la poursuite
de ce mystérieux définitif dans un temps et dans un pays où depuis
quatre-vingts ans tous les régimes se sont succédé, oi^i ils ont tous été
plus définitifs les uns que les autres, et où le sol est couvert des ruines
qu'ils ont laissées derrière eux. M. Thiers a donné finement cette leçon
à tous les partis en leur racontant leur propre histoire et en leur con-
seillant la modestie. Ils n'en peuvent croire l'histoire, et ils ne sont guère
disposés à être modestes. Ils ne s'aperçoivent pas que leur ignorance et
leur présomption ne changent rien. A l'heure où nous sommes, en
fait de définitif ou de provisoire, il n'y a qu'une chose vraie, la sou-
veraineté nationale, qui domine tout, et une bonne, une prévoyante
politique donnant à la France des institutions de première nécessité
faites pour la soutenir dans les crises qu'elle peut avoir encore à tra-
verser. C'est là en définitive, à part la puérilité de certains détails, Ig
sens tout simple et tout pratique de cette loi des trente : elle met hors
de cause la souveraineté nationale représentée par rassemblée, et elle
offre à tous les esprits sj.ieiix ce programme où elle a inscrit, d'accord
avec le gouvernement, la création d'une seconde chambre, la réforme
de la loi électorale, la transmission des pouvoirs publics.
Voilà justement toujours la question. Les monarchistes admettent
''<-■■ bien cette réserve faite par la loi des trente en faveur du droit consti-
liQd REVUE DES DEUX MOiNDES.
tuant de l'assemblée, parce qu'ils gardent la secrète espérance de pou-
voir s'en servir. Ce qu'ils n'admettent plus du tout, c'est ce programme
(i'institiilions politiques à créer, parce qu'ils craignent que, si on donne
une apparence d'organisation régulière au régime actuel, la république
ne finisse par s'établir insensiblement , de façon à être acceptée sans
avoir même besoin d'être proclamée!.. Ce n'est point impossible. 11
faut bien s'entendre cependant : si les monarcbisles se croient en me-
sure de se servir de ce pouvoir constituant qu'ils revendiquent avec une
sorte d'âpre jalousie, que le vigilant M. de Belcastcl a voulu même, par
un amendement, soustraire au terrible et menaçant droit de vélo conféré
à M. le président de la république, si les monarchistes, usant de ce
pouvoir constituant qu'ils ont réservé dans toute son intégrité, croient
pouvoir rétablir la royauté, pourquoi ne la rétablissent-ils pas? S'ils se
sentent impuissans, à qui la faute, si ce n'est à eux-mêmes? Si la mo-
narchie n'a pas été restaurée depuis deux ans, ce n'est à coup sûr ni par
la faute du gouvernement, ni même par la faute des républicains, qui
ne leur ont certes pas opposé des prodiges de génie et d'habileté. Ils
n'ont rien fait, parce qu'ils ne pouvaient rien faire, et même aujour-
d'hui ils ne trouvent rien de mieux que de se succéder à la tribune pour
réciter des litanies plus ou moins bien cadencées en l'honneur d'un
droit royal tout platonique. C'est tout ce qu'ils peuvent, surtout au len-
demain du nouveau mécompte qu'ils ont trouvé dans cette fusion tant
de fois essayée et tant de l'ois avortée. Les monarchistes ont viaiment
tort de faire trop de bruit, ils devraient suivre les conseils de modestie
que M. Thiers a donnés à tout le monde, parce qu'en fln de compte on
pourrait prouver que, si la monarchie n'existe pas depuis deux ans,
c'est qu'ils ont été absolument au-dessous du rôle que les circonstances
semblaient leur avoir un moment attribué. C'est là le fait brutal; mais
si les royalistes de l'extrême droite ne peuvent rien pour leur principe,
de quel droit refuseraient-ils à la France les institutions organiques dont
elle a besoin? Pourquoi ces récriminations si vives et si amères contre la
commission, qui n'a eu d'autre tort que de se prêter à l'étude de ces
institutions nécessaires? La vérité est que les royalistes de l'extrême
droite se sont fait un instant l'illusion qu'ils allaient trouver dans la
commission des trente un instrument de leurs desseins ou de leurs pas-
sions. Ils ont été déçus en voyant la transaction qui s'est produite, et
alors, irrités contre les membres de la commission, qu'ils ont traités de
défectionnaires, ils sont tombés dans cette opposition acrimonieuse dont
le dernier mot est de tout refuser, de tout empêcher, puisqu'ils ne pou-
vaient arriver à leur but. Les légitimistes à outrance reviennent à cette
politique toute négative qu'ils ont si longtemps pratiquée et qui leur a
si bien réussi !
A quel mobile ont obéi de leur côté les républicains de l'extrême
yauche, les radicaux, en combattant l'œuvre de la commission des
RliVUE. — CllROiNlQUE. h97
treille, en se rep.coiitraiit dans la plupart des voles et dans le scrutin
définitif avec les royalistes de l'extrême droite? Que les radicaux con-
testent à l'assemblée le droit constituant, on le comprend encore; mais
ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils n'admettent pas même ce pro-
gramme d'institutions organiques qui est une partie de la loi nouvelle,
c'est qu'ils semblent considérer l'idée de revoir la loi électorale, de
créer une seconde chambre, comme une sorte d'attentat à la république,
dont ils sont naturellement les seuls interprètes jurés. Kn quoi donc une
réforme de la loi électorale connue de façon à garantir la sincérité et
l'iionnêteté du vote en respectant le suffrage universel est-elle incom-
patible avec la république? En quoi le régime républicain exclut-il for-
cément l'institution d'une seconde chambre? M. Gambetta, qui com-
iiience à parler un français assez baroque dans ses discours, assure
qu'une seconde chambre ne cadre pas avec la république, M. Louis
Blanc l'a répété; mais ni l'un ni l'autre n'ont prouvé absolument rien.
Une seule chose reste vraie, il y a dans le monde deux républiques
sérieuses, les Éiats-lJuis et la Suisse, et en Suisse comme aux États-
Unis il y a deux chambres.
Quand on rélléchit un peu, une seconde chambre, institution de ré-
sistance, de contrôle ou de pondération, comme on voudra l'appeler, est
un des ressorts essentiels de tout régime régulier, république ou mo-
narchie, de même qu'une loi électorale assurant la sincérité du suffrage
populaire est une nécessité de toutes les organisations politiques qui as-
pirent à durer. Voilà pourquoi la commission et le gouvernement, sans
mettre en question le régime définitif de la France, ont pu proposer ces
grands objets d'étude, ces réformes ou ces créations nécessaires qui
dans toutes les circonstances et dans toutes les conditions peuvent être
une garantie ou une force. Les partis extrêmes, en combattant jusqu'au
bout la loi nouvelle, ont achevé de lui donner le caractère politique qui
lui manquait peut-être à l'origine, ou qui disparaissait sous des minuties
d'étiquette parlementaire. Assurément c'est une coalition édifiante et in-
structive que celle qui peut réunir dans un même vole M. de Belcastel et
M. Naquet, M. le duc de La Rochefoucauld et M. Ordinaire, les confidens
de M. le comte de Chambord, les compagnons de M. Gambetta et les
sarvivans de l'empire. La loi des trente n'y perd pas, elle y gagne au
contraire de mieux apparaître comme une œuvre acceptée par tous les
esprits sensés et modérés de la monarchie constitutionnelle et de la ré-
publique. Ce n'est pas une majorité invariable sans doute, c'est du
moins le large et solide point d'appui d'une politique qui peut se con-
sacrer désormais à préparer la libération du territoire d'abord, à garan-
tir ensuite la sécurité et la paix intérieure de la France.
La saison parlementaire est ouverte à peu près dans tous les pays. Elle
s'est inaugurée assez vivement en Angleterre; elle est ouverte en Alle-
TO-ME civ. — 1873. 32
h98 REVUE DES DEUX MONDES.
magne, à Berlin, où à côté des chambres prussiennes le parlement fédéral
se réunit en ce moment; elle se déroule en Espagne au milieu des péri-
péties d'une révolution, et en Portugal au milieu des craintes qu'excite
cette révolution d'où est sortie la république espagnole.
Reprenons un instant. 11 est certain qu'en Angletene tout d'abord,
dans ce pays des fortes institutions et de la liberté pratique, le parle-
ment s'est ouvert sous les plus favorables auspices. Le uiinislt're Glad-
stone, ce ministère qui a vécu cinq ans, ne semblait poiiit très menacé,
quoiqu'il ait traversé de formidables crises extérieures, quoique dans
ces crises et dans la plupart des affaires qu'il a conduites il n'ait pas as-
suré à l'orgueil britannique les plus victorieuses satisfactions. Sa force,
c'était d'avoir donné la paix à l'Angleterre au milieu de tous les conflits
et d'être un ministère libéral. C'est à peine si lord Derby dans la chambre
des pairs et M. Disraeli dans la chambre des communes l'avaient elTleuré
au début de la session de quelques critiques sommaires et générales, qui
ne l'avaient guère ébranlé, qui ne révélaient même pas un plan de cam-
pagne sérieusement organisé contre lui. Les vraies difficultés sont sur-
venues lorsque le ministère a présenté un biil sur la réorganisation de
l'université d'Irlande. Ces questions irlandaises ont assez souvent le pri-
vilège de soulever les passions, de devenir des occasions de conflits, et
elles ont coûté la vie à plus d'un cabinet anglais. Le nouveau bill a eu
dès son apparition le tort de toutes les œuvres de transaction : il n'a
contenté personne, ni les catholiques qui se sont irrités de voir l'instruc-
tion sécularisée, ni les protestans qui se sont révoltés contre les conces-
sions faites aux catholiques, ni les libéraux qui ont trouvé que, par un
esprit de ménagement excessif pour les influences religieuses, on met-
tait trop de restrictions dans les programmes d'enseignement. 11 en est
résulté aussitôt une situation parlementaire assez laborieuse, que M. Glad-
stone caractérisoit suffisamment l'autre jour dans un banquet en disant
que le gouvernement n'était pas sur un lit de roses. 11 était menacé en
effet de se voir abandonné de nombre de ses amis, tandis que le parti
conservateur saisissait naturellement l'occasion de lui livrer bataille en
aggravant les dissidences et les conflits.
Malgré tout cependant, le ministère, disposé comme il Tétait à tous
les accommodemens possibles, pourvu que le principe du bill fût main-
tenu, le ministère se croyait encore maître du terrain. Il se fiait peut-
être à sa fortune, et il s'est trompé. Au moment décisif, dans une des
dernières nuits, la lutte s'est resserrée et animée entre M. Gladstone et
M. Disraeli. Le ministère est resté en minorité de deux ou trois voix; il
a perdu la bataille! M. Gladstone a dû demander sur-le-champ à la
chambre des communes de s'ajourner pendant quarante-huit heures
pour laisser au gouvernement le temps de prendre une résolution. Une
question naissait effectivement de ce vote presque imprévu. La reine
appellerait-elle le chef de l'opposition victorieuse, M. Disraeli, pour lui
REVUE. — CHRONIQUE. A99
remettre le pouvoir? Laisserait-elle an contraire à M. Gladstone le soin
de rétablir la position momentanément ébranlée? C'est là ce qu'on s'est
demandé tout d'abord. La majorité qui s'est prononcée contre le cabi-
net était, à la vérité, fort peu significative, elle se composait d'élém^ens
très incohérens, elle était le produit instantané et fortuit de circon-
stances où la politique générale du gouvernement n'était point en jeu.
D'un autre côté, la dissolution du parlement, cette dissolution qui semble
peu en faveur dans l'opinion, apparaissait désormais comme une né-
cessité, soit pour raffermir le ministère actuel, soit pour donner à un
ministère nouveau les moyens de gouverner. Ainsi se présentaient subi-
tement les choses dans cette récente nuit de combat parlementaire où
M. Gladstone a essuyé une défaite à laquelle il ne s'attendait peut-être
pas. Quel sera le dénoûment de cette crise? Jusqu'ici il n'y a que deux
faits certains. M. Gladstone a décidément offert sa démission et M, Dis-
raeli a été appelé par la reine-, mais c'est là moins une solution que le
préliminaire d'une solution. Évidemment M. Disraeli ne pourrait exer-
cer le pouvoir avec quelque chance de succès dans les condtions où il se
trouve placé. Il n'a point de majorité dans la chambre des communes. La
majorité qui a renversé le ministère ne lui appartient pas. Il ne reste
donc que trois issues: ou une dissolution immédiate du parlement sui-
vie d'élections auxquelles présiderait M. Disraeli, ou la rentrée de
M. Gladstone au pouvoir avec la même faculté de dissoudre au besoin
le parlement, ou un ministère de transition conduisant la session jus-
qu'à la fin de l'été, de façon à ne rien précipiter. Dans tous les cas, la
politique anglaise n'en sera pas sans doute sérieusement affectée.
Le parlement fédéral de l'empire d'Allemagne vient de s'ouvrir à
Berlin. Que l'empereur Guillaume parle dans son discours de la réor-
ganisation du système de fortification, de la répartition de l'indemnité
de guerre, des projets pour la création de la flotte , d'une loi militaire
générale, ce sont là des questions qui regardent surtout l'Allemagne. Il
y a du moins dans le discours d'inauguration une parole faite pour avoir
un certain retentissement en France. L'empereur Guillaume ne mécon-
naît pas la fidélité scrupuleuse de la France à ses obligations, ni même
l'empressement qu'elle met à devancer les termes du paiement de l'in-
demnité qui lui a été infligée. Il laisse entrevoir la possibilité de règle-
mens financiers dont la conséquence doit être l'évacuation complète
des territoires occupés à une époque plus rapprochée qu'on ne l'avait
cru. C'est une sanction indirecte et souveraine des négociations qu'on
prétend être déjà engagées, quoiqu'elles ne puissent conduire à un ré-
sultat définitif qu'après l'acquittement complet, et maintenant assez pro-
chain d'ailleurs, du quatrième milliard de notre lourde rançon. Nous en
sommes là, l'empereur Guillaume lui-même ne refuse pas cet hommage
à la vérité. Après deux années qu'on dit quelquefois si mal employées,
nous aurons payé quatre milliards! L'Allemagne peut se les partager. Le
500 REVUE DFS DEUX MONDES.
parlement de l'empire va sans doute s'occuper de ces questions, et en
attendant le parlement prussien, qui est depuis quelque temps en ses-
sion à Berlin, est tout entier aux affaires particulières de la Prusse, si
la Prusse a aujourd'liui des affaires particulières. La chambre des sei-
gneurs vient de voter une modification des articles de la constitution
qui règlent les rapports de l'état et de l'église. M. de Bismarck a cru
devoir intervenir lui-même dans le débat, et il a fait le plus singulier
discours pour démontrer au parti conservateur que c'est lui qui, par ses
divisions, par ses résistances aux volontés du gouvernement, contribue
le plus aux progrès indubitables du libéralisme. La seconde chambre de
son côté a été surtout occupée dans ces derniers temps d'une question
soulevée par un député libéral, M. Lasker, qui a fait les plus graves,
les plus étranges révélations sur les abus des concessions et des admi-
nistrations de chemins de fer. Il s'est même trouvé qu'un haut fonc-
tionnaire, très favorisé du gouvernement, ancien directeur de la Gazelle
de la croix, M. Wagener, a été fort compromis dans tous ces tripotages
de finance et d'industrie. On s'est hâté de nommer une commission
d'enquête pour désarmer M. Lasker, et M. de Bismarck a même fait dé-
cider que désormais tout ce qui avait trait aux chemins de fer serait
soumis non pas au seul ministre des travaux publics, mais au conseil
des ministres tout entier. Il est donc vrai, la vertu allemande n'est pas
à l'abri des faiblesses, et les moralistes germaniques qui sont toujours
occupés à chercher la corruption en France feraient bien de regarder
un peu dans les affaires de leur propre pays, de surveiller de près l'a-
giotage effréné qui est devenu depuis quelque temps une des plaies de
la société berlinoise.
La république a pu naître assez facilement à Madrid dans le vide laissé
tout à coup par l'abdication imprévue du roi Amédée; elle a plus de
peine à vivre, à s'établir d'une façon respectable ou même saisissable,
à se dégager à demi victorieuse des difficultés qui l'ont assaillie dès sa
naissance. Le ministre des affaires étrangères de la république nouvelle,
M. Emilio Castelar, fidèle aux usages diplomatiques, n'a point négligé
sans doute de parler à l'Europe sous la forme d'une circulaire adressée
aux reprôsentans de l'Espagne à l'étranger. Il s'est efforcé de décrire le
déclin moral de la monarchie au-delà des Pyrénées, l'origine légale et
régulière de la république. Sa circulaire est assurément l'œuvre d'un
homme de talent et même d'un esprit sagnce et habile, qui sent par-
dessus tout la nécessité de dissiper les défiances, de rassurer les gou-
vernemens sur les caractères du régime qui vient de s'inaugurer un peu
brusquement à Madrid. M. Castelar n'hésite point à demander le con-
cours moral de l'Europe en retour de l'énergie que l'Europe a le droit
de demander au gouvernement dont il fait partie. Malheureusement la
brillante diplomatie de M. Emilio Castelar, un peu modelée sur la di-
plomatie de Lamartine en 18/|8, n'a point eu jusqu'ici un succès décisif.
REVUE. CHRONIQUE. 501
La république espagnole n'a point encore conquis son rang parmi les
puissances régulières, et, sauf les États-Unis et la Suisse, les cabinets
semblent mettre une prudente lenteur à la reconnaître. Il s'est même
produit ces jours derniers dans le parlement de Londres un incident
qui témoignerait assez du peu d'empressement de l'Angleterre à s'en-
gager au-delà de simples relations de fait avec la république de Madrid.
Les autorités judiciaires anglaises se sont précisément fondées sur l'ab-
sence de toute reconnaissance ofiicielle pour se refuser à des mesures
de répression contre un comité carliste fonctionnant publiquement et
organisant des souscriptions à Londres. En un mot, tout semble indi-
quer jusqu'ici que l'Europe n'est pas pressée de répondre aux éloquentes,
aux pathétiques avances de M. Castelar, et de sortir d'une certaine atti-
tude de circonspection. La vraie question d'ailleurs n'est point dans les
chancelleries, elle est en Espagne même, dans ce malheureux pays livré
à toutes les agitations, à toutes les anxiétés de l'avenir le plus obscur.
La question de l'existence de la république espagnole est à Barce-
lone, à Malaga, aux camps des carlistes en Navarre et en Catalogne,
dans les faubourgs de Madrid. Si la politique se faisait avec de bonnes
intentions, les hommes qui sont au pouvoir ont certes montré de la
modération et de la prudence. Ils n'ont rien fait pour exciter les pas-
sions, ils ont fait ce qu'ils ont pu pour les contenir, pour empêcher
qu'une guerre civile de démagogie vînt se joindre à la guerre civile en-
gagée par les carlistes; ils ne peuvent cependant pas changer les con-
ditions d'incohérence où ils vivent, d'où peut sortir à tout moment la
crise qu'ils redoutent, qui a failli déjà éclater à plusieurs reprises et
qu'on n'a pu conjurer qu'en subissant des pressions extérieures mena-
çantes. C'est en effet une situation pleine de sourdes complications. La
république est née de l'alliance des anciens républicains et des radi-
caux qui avaient soutenu jusque-là la monarchie du roi Amédée, qui
sont restés en majorité dans les cortès réunies à Madrid. Le premier
ministère formé après le départ du roi était le résultat de ce rappro-
chement des deux partis dans la périlleuse vacance du pouvoir. Sous
les dehors d'une alliance, c'était en réalité un antagonisme organisé qui
devait inévitablement aboutir à la défaite d'un des deux élémens coa-
lisés. Tout est là depuis un mois.
Une première fois il s'agissait, dans l'intérêt de l'unité du gouverne-
ment, de créer un ministère républicain homogène, c'est-à-dire d'ex-
clure les ministres radicaux qui étaient passés sans façon du dernier
cabinet du roi Amédée dans le cabinet de la république naissante. Les
radicaux résistaient naturellement et ils étaient appuyés par leurs amis
de la majorité des cortès. Alors les républicains de Madrid, formant
ce qu'on pourrait appeler le parti d'action, commençaient à s'agiter,
prenaient leurs positions de combat, faisaient des barricades, mena-
çaient l'assemblée, et la bataille était sur le point de s'engager dans les
502 REVUE DES DEUX MONDES.
rues, quand les radicaux finissaient par céder. Première victoire de la
pression extérieure! Le ministère républicain homogène était conquis, il
ne restait pas moins en présence d'une majorité assez hostile retranchée
dans les certes et irritée de sa défaite. Ces jours derniers la lutte s'est
ravivée plus dangereuse encore peut-être. Cette fois il s'agissait de dé-
créter l'élfiction d'une assemblée constituante, et en attendant le minis-
tère voulait obtenir la suspension des cortès actuelles. Les radicaux se
sont montrés aussitôt fort récalcitrans; ils ont nommé une commission
opposée au projet du gouvernement; le rapport était déjà prêt. Le mi-
nistère de son côté déclarait qu'il se retirerait s'il voyait ses proposi-
tions repoussées. Jusqu'à la dernière heure un conflit a paru inévitable.
Qu'est-il arrivé au moment décisif? Toute cette opposition s'est évanouie.
Le président même des cortès, M. Martos, qu'on disait le promoteur de
cette résistance, a rendu les armes devant le ministère. Le projet du
gouvernement repoussé par la commission a été voté. Le secret de cette
soumission de la majorité, c'est que, tandis qu'on délibérait, la multi-
tude ameutée se répandait dans Madrid et autour de l'assemblée, prête
à courir aux armes s'il y avait un vote hostile. Il y a mieux, à Barcelone
déjà on faisait mine de proclamer la république fédérale, « l'état auto-
nome catalan; » on se disposait à secouer l'autorité de Madrid, et plus
d'une grande ville allait en faire autant. Il a fallu que le chef du gou-
vernement, M. Figueras, allât lui-même à Barcelone pour essayer de
calmer cette effervescence provoquée par la simple possibilité d'un acte
d'indépendance de la majorité des cortès, et une apparence de paix a
été rétablie pour le moment. M. Figueras a été reçu avec toutes les
pompes usitées, au milieu des « ovations populaires; » il représentait
aux yeux des républicains catalans le triomphe du gouvernement sur
une chambre réputée désormais réactionnaire.
Certainement après cela les radicaux de l'assemblée n'ont plus rien à
faire à Madrid. Ils sont au bout de leur rôle et, il faut le dire , ce rôle
n'a pas été brillant. Depuis deux ans, ils ont servi la monarchie d'Amé-
dée de façon à la perdre, et le jour est venu où ils se son: vus aban-
donnés par cette royauté môme dont ils se faisaient un jouet. Ils se sont
faits les parrains de la république, et ils sont aujourd'hui évincés par la
république malgré la majorité dont ils disposent dans le parlement. Ils
n'ont point eu tort de se résigner, puisque, s'ils avaient résisté jusqu'au
bout, c'était la guerre civile dans les vingt-quatre heures, comme on l'a
dit, et qu'ils n'avaient aucune autorité morale pour faire face à l'im-
mense anarchie qui allait éclater; mais enfin c'est ainsi, il n'y a plus
désormais de représentation nationale à Madrid. L'assemblée qui existe
encore va se séparer après avoir voté pour la forme deux ou trois lois
qu'on lui demande, et elle ne laissera derrière elle qu'une commission
de permanence qui n'aura qu'un caractère consultatif. Les élections
doivent se faire le 10 mai, une assemblée constituante doit se réunir le
REVUE. — CHRONIQUE. 503
1" juin. Que reste-t-il dans cet intervalle de près de trois mois? Le
gouvernement plus ou moins omnipotent, |)las ou moins ballotté d'une
république qui ne sait pas elle-même ce qu'elle sera. Voilà la vérité des
choses I
Le parti républicain reste donc seul maître de la situation après ces
dernières crises. C'est là justement pour lui le danger. Que peut-il faire?
S'il se rapproche des classes conservatrices dans un intérêt d'ordre pu-
blic, il est exposé à provoquer toute sorte de manifestations fédérales,
de sécessions anarchiques, de résistances à main armée. S'il donne des
gages à ses amis les républicains de toutes les nuances, il risque fort
de jeter aussitôt dans une hostilité déclarée et peut-être active toutes
les opinions modérées, tous les intérêts conservateurs. S'il ne fait rien,
il met tout le monde contre lui. Pendant ce temps, l'insurrection car-
liste profite de la confusion pour s'étendre et s'organiser. En Catalogne
elle gagne chaque jour du terrain, et on en est réduit à ne j)lus même
la combattre pour le moment. En Navarre et dans les provinces basques
elle coupe les télégraphes et les chemins de fer, si bien que les rela-
tions entre l'Espagne et la France n'ont plus rien de régulier. Les car-
listes ont leur quartier-général, leurs postes dont ils sont maîtres.
L'autre jour, à Madrid même, il s'est formé une bande qui est allée tenir
la campagne, et ce qu'il y a de plus dangereusement significatif, c'est
que dans cette bande il y avait d'assez nombreux déserteurs de l'armée
régulière. L'armée en est là, elle est démoralisée et ne sait plus sous
quel drapeau elle marche. Les bataillons se débandent et refusent de
marcher contre les carlistes, on l'a vu sur certains points. Le général
qui commande en Catalogne a renvoyé récemment une multitude d'offi-
ciers dont il se croyait sans doute peu sur. Le gouvernement a demandé
aux cortès les moyens nécessaires pour lever 45,000 volontaires. Il fera
sa levée s'il peut, et il est fort à craindre que ces volontaires, suivani
leur nom, ne fassent que ce qu'ils voudront. Jusqu'ici l'impuissance mi-
litaire semble complète à iMadrid.
On a fait dernièrement un certain bruit de l'adhésion de quelques-
uns des anciens chefs de l'armée, du général Serrano, du général Cou-
cha, qui auraient offert leur épée. Ce n'est point impossible assuré-
ment que des chefs militaires qui ont eu de l'autorité sur les troupes
aient fait offre de leurs services dans une telle crise où s'agitent les
destinées de leur pays. Le fait est qu'ils ne figurent encore nulle part,
à aucun titre, et le gouvernement reste seul avec une armée qui se
décompose, avec son projet de lever des volontaires, avec des moyens
d'action qui diminuent chaque jour, en face de cette insuiTeclion car-
liste qui n'aurait aucune chance de succès, qui ne serait même pas sé-
rieusement redoutable, si elle trouvait devant elle toutes les forces libé-
rales et conservatrices de l'Espagne unies sous un même drapeau. Voilà
la situation au milieu de laquelle se débat cette nation espagnole qui,
50i REVUE DES DEUX MONDES.
avant de rentrer dans les conditions fixes des puissances régulières, a
besoin de se défendre de la désorganisation complète dont elle est teiïi-
poraireiuent menacée. ch. de mazade.
LES RUSSES DANS L'ASIE CENTRALE.
L'EXPÉDITION DE KHIVA.
L'attention de la Russie et de l'Angleterre se porte de nouveau du côté
de l'Asie centrale. L'Europe ne saurait rester indifférente. Il s'agit là
d'une question qui, en d'autres temps, aurait éveillé la sollicitude de
toutes les chancelleries, car elle se rattache directement au grand pro-
blème de l'équilibre européen. Deux grandes puissances se disputent la
pre'pondérance en Asie. La Russie, fidèle aux traditions de Pierre le
Grand, poursuit sa marche vers le sud; l'Angleterre, maîtresse de l'Inde,
s'avance vers le nord. Les deux états doivent se rencontrer, se heurter
peut-être, et cette éventualité, qui chaque jour se rapproche, est grosse
de couiplications pour l'avenir de la politique européenne. Depuis plus
de trente ans, c'est un petit pays, le khanat de Khiva, oasis fertile
plantée au milieu des déserts, qui est le principal théâtre de la lutte d'in-
lluence à laquelle se livrent la Grande-Bretagne et l'empire des tsars.
Khiva est, pour ainsi dire, le nœud de la question asiatique. La Revue
a déjà consacré d'importans travaux à l'étude de ces lointaines régions.
Un publiciste qui avait fait un long séjour dans l'Inde, M. de Jancigny,
et un homme d'état éminent , M. Thouvenel, ont exposé, dès I8/1O et
1841 (1), les plans de la politique russe et les manœuvres de la diplo-
matie anglaise à l'intérieur de l'Asie. Il n'est pas sans intérêt de rap-
peler aujourd'hui ce court fragment de l'article remarquable publié en
1841 par M. Thouvenel : « Le commerce avec l'Asie centrale serait sus-
ceptible d'une grande extension, si la Russie parvenait, sinon à conquérir
la province de Khiva, du moins à y faire prédominer son influence. 11
serait facile alors d'ouvrir à travers les stoppes des Turcomans, qui de
la mer Caspienne à Ourghendj couvrent une étendue de 800 verstes, une
route protégée par plusieurs forts. On a même songé à lier par un canal
rOxus à la mer Caspienne... L'un ou l'autre de ces travaux une fois
achevé, la mer Caspienne verrait renaître son ancienne activité, et la
Russie, mise en contact avec le Turkestan, la Chine et le Caboul, n'au-
rait plus qu'un pas à faire pour étendre son commerce jusque dans les
factoreries de l'Inde anglaise. On comprend donc aisément toute l'im-
(1) L'Hindoustan, l'expédition de Khiva, par M. A. de Jancignj', livraison du 15 mai
1840; — Progrés de la liussie dans l Asie centrale, par M. Thouvenel, livraison du
15 décembre 1841.
REVUE. — CHRONIQUE. 505
portance qu'elle doit attacher à la possession de ce khanat, et tôt ou
tard sans doute elle tentera de nouveaux efforts pour se le procurer. »
Ces prévisions étaient fondées. La Russie est à la veille d'entreprendre
une expédition contre Kbiva. Les notes qui vont suivre nous ont été
transmises par M, Arminius Vambéry, professeur à l'université de Pesth,
qui a visité, il y a plusieurs années, les contrées de l'Asie centrale. Il
serait superflu de faire ressortir l'intérêt que présentent, dans les cir-
constances actuelles, les renseignemens géographiques et les observa-
tions politiques de M. Vambéry.
La population du khanat de Khiva ne saurait être évaluée ^ plus de
500,000 habitans. La portion sédentaire comprend les Eiizbcgs, proprié-
taires du sol, et les Saris, qui exercent généralement les professions
commerciales. La portion nomade se compose de diverses tribus, parmi
lesquelles il convient de citer les Yomouths, qui habitent la région du
sud-ouest, où ils commencent à se livrer à des travaux agricoles, les
Tchaoudors, qui promènent leurs tentes sur le plateau de Ust-Yort et se
considèrent comme les maîtres du désert qui s'étend de la rive gauche
de rOxus à la mer Caspienne, les Kirghiz et les Karakalpaks, qui er-
rent avec leurs troupeaux sur la rive droite de l'Oxus et dans les envi-
rons du lac d'Aral, sur la côte est, où la domination de Khiva n'est que
nominale.
Le khanat comptait autrefois plusieurs villes importantes ; ses écoles
jouissaient même d'une grande renommée : Zamakhchari, le plus sa-
vant lexicographe arabe, et le célèbre médecin Avicenna ont professé
dans les universités de Kharezm. Il ne reste plus rien aujourd'hui de
ces brillantes traditions. L'invasion mongole a tout emporté; puis sont
venues les hordes turques, qui ont chassé la population iranienne en in-
troduisant dans cette malheureuse contrée la barbarie et le désordre.
L'histoire de Khiva ne présente après cette période qu'une série non
interrompue de révolutions. Tantôt ce sont les Euzbegs ou les Kirghiz ou
même les nomades Karakalpaks qui s'emparent du pouvoir; tantôt c'est
la Boukharie ou la Perse qui domine. La dynastie actuelle, de la branche
Kungrat, occupe le trône depuis les premières années de ce siècle;
mais elle n'a pu maintenir son autorité qu'au prix de luttes continuelles.
Les villages sont constamment à la merci des tribus nomades, qui les
pillent ou les rançonnent impunément. Les ruines s'accumulent, les
champs autrefois bien cultivés demeurent en friche, et la steppe gagne.
Dans de telles conditions, Khiva ne peut entretenir de relations ami-
cales ni même régulières avec les états voisins. La cour de Téhéran ne
saurait voir avec indifférence les marchés du khanat, où les hordes du
Turkestan viennent vendre comme esclaves les prisonniers enlevés dans
les villages de la frontière persane. On a compté jusqu'à 20,000 de ces
prisonniers qui étaient occupés à labourer les champs des Euzbegs ou à
506 REVUE DES DEUX MONDES.
travailler dans les petites fabriques du pays. Il çst probable que ce
chiffre n'a point dinainué, car le marché des esclaves est toujours
très actif. Plus d'une fois le gouvernement de Téhéran a menacé de de-
mander compte au khanat des déprédations qu'il protège ou qu'il tolère;
il a projeté des expéditions et commencé quelques armemens. Il u'a
jamais en la force d'aller jusqu'au bout, mais son ressentiment contre
Khiva p.'en est que plus vif. Quant à la Boukharie, elle a également à
se plaindre des incursions auxquelles se livrent sur son territoire les
tribus khiviennes; ses émirs en sont réduits à une guerre d'escar-
mouches, qui n'a d'autre effet que de perpétuer l'animosité séculaire
entre les deux pavs sans réprimer le brigandage. Une seule puissance
peut agir efficacement contre Khiva, c'est la Russie.
Maîtresse d'une partie de l'Asie centrale, la Russie a toujours consi-
déré que l'indépendance de Khiva, indépendance qui ne se maintient
que dans le désordre et par le pillage, est une disgrâce pour elle, un
défi, presque un péril. Elle ne peut conserver son influence dans ces
régions qu'en y exerçant une sorte de police et en protégeant contre les
incursions khiviennes les populations qui lui sont plus ou moins direc-
tement soumises. En outre Je khanat est devenu le refuge des tribus
kasaks qui occupent les environs de la mer Caspienne, et qui se met-
tent fréquemment en révolte contre le gouvernement russe. Bien que
les droits de ce gouvernement sur les Kasaks et sur la plupart des au-
tres tribus des steppes soient fort contestables, l'hospitalité bienveil-
lante dont jouissent à Khiva les fugitifs et les prétendus rebelles est
très mal vue par la Russie. Enfin il n'est pas douteux que le commerce
européen, c'est-à-dire le commerce russe, dans une partie de l'Asie
centrale est entravé par la détestable administration de Khiva. La Rus-
sie veut y mettre ordre. Son intérêt, comme sa dignité, lui conseille de
ne point se laisser braver par un état aussi faible. Elle assure d'ailleurs
qu'elle prend en main la cause de la civilisation européenne contre
l'insolent exclusivisme de la doctrine asiatique, doctrine que les gens
de Khiva aiment à répéter : « à nous, le droit d'aller sur vos terres
avec nos caravanes, d'y porter nos marchandises, d'en tirer vos pro-
duits; à vous, défense de mettre le pied sur notre sol; sinon, vous êtes
les fils de la mort ! » La Russie, qui a besoin de conserver et d'étendre son
influence en Asie, n'est pas d'humeur à subir ces ridicules sommations.
Dans les premiers temps, alors que la Russie n'avait pas encore porté
son drapeau dans le Samarkand et dans le Krasnovodsk, les khans de
Khiva ne s'inquiétaient guère des menaces du tsar. Ils accueillaient les
envoyés russes avec une apparente courtoisie, leur faisaient mille pro-
messes, sauf à n'en tenir aucune, et s'engageaient très facilement à
contenir les pillards de la frontière. Au fond de leurs déserts, ils se
croyaient suffisamment garantis contre toute attaque. Depuis que la do-
mination russe s'est rapprochée par la conquête et par les entreprises
REVUE. — CHRONIQUE. 507
commerciales, le gouvernement khivien a compris le péril, et il s'est
appliqué à le conjurer. Il a d'abord envoyé de nombreuses députations
dans le Khokand, dans l'Yarkend et au Caboul, pour solliciter des al-
liances. Des émissaires ont parcouru, durant ces dernières années,
toutes les régions duTurkestan, afin d'organiser la guerre sainte contre
les infidèles. En même temps, le khan s'adressait à Constantinople; puis
il se rabattit sur Calcutta, implorant l'intervention amicale du vice-roi
de l'Inde ou un envoi d'armes et d'argent. Lord Northbrook se contenta
de lui transmettre de bons conseils sur la nécessité de vivre eu paix avec
ses voisins, de respecter le droit des gens et de protéger le commerce.
Ces avis charitables, mais peu compromettans, n'étaient point de nature
à rassurer le khan de Khi va contre la perspective d'une attaque russe
qui lui apparaissait déjà très menaçante. La Russie venait en 1869 d'é-
tablir des postes militaires sur la côte orientale de la mer Caspienne;
elle avait construit, à la limite du déser-t, un fort considérable, d'où
étaient déjà sorties, comme avant-gardes sur la route de Khiva, plusieurs
explorations scientifiques. Après avoir vainement invoqué l'assistance
de ses voisins, prêché la guerre sainte et frappé à toutes les portes,
même à celles des infidèles, le khan jugea qu'il ne lui restait plus qu'à
fléchir son redoutable adversaire et à se mettre à sa merci.
Vers la fin de 1871 , le khan expédia en Russie deux ambassades.
L'une, composée de six personnes, sous la direction de Mehemmed-
Emin, arriva le 27 février à Alexandrovsk, pour de là se rendre à Tiflis
et remettre au grand-duc une dépêche très amicale, par laquelle on s'en-
gageait à rendre à la liberté les sujets russes retenus en esclavage à
Khiva. Bien accueillis par le colonel Lamakin, commandant la place
d'Alexandrovsk, les envoyés ne purent dépasser Temir-Khan-Choura,
dans le Daghestan; le grand-duc fit dire qu'il n'était pas disposé à les
voir, et il leur ordonna de rebrousser chemin. L'autre ambassade ne
fut pas plus heureuse. Son chef, Atalik-Irnazar, gouverneur du district
des Karakalpaks, devait aller à Saint-Pétersbourg, et il portait au tsar
da nombreux cadeaux, parmi lesquels figurait une paire de magnifiques
chevaux; mais, arrivé à Orenbourg, il reçut l'ordre de s'en retourner.
L'échec était donc complet, le khan voyait repousser ses diplomates, ses
promesses et ses cadeaux; après ce double affront, il ne lui était plus
permis de se faire illusion sur les visées de la politique moscovite, et il
ne lui restait qu'à préparer ses moyens de défense.
Khiva peut mettre en campagne près de 25,000 hommes de cavalerie
fournis par les Euzbegs, et quelques escadrons auxiliaires provenant
des tribus qui parcourent les steppes. Il n'est pas besoin de dire que
ces troupes sont mal commandées, indisciplinées et pourvues d'armes
très primitives ; elles n'ont pour elles que l'habitude du climat et la
connaissance parfaite du terrain ; ces avantages, si précieux qu'ils soient,
ne leur suffisent pas pour lutter avec quelque chance de succès contre
508 REVUE DES DEUX MONDES.
(les troupes européennes. Le meilleur rempart pour Khiva, c'est le dé-
sert qui l'entoure. Voilà le seul obstacle quj soit de nature à contrarier
la marche de l'expédition russe, mais il est des plus sérieux.
Il ne saurait être question de rechercher sur la carte leg routes mili-
taires qui de la frontière russe aboutissent à Khiva; il n'y a là que des
traces de caravanes, dont les lignes indécises sont noyées à chaque sai-
son sous la mer de sables. On peut seulement indiquer les principales
directions entre lesquelles l'expédition devra faire son choix pour péné-
trer à l'intérieur du pays. — De la rive gauche de l'Oxus aux rivages de
la mer Caspienne, une route, ou du moins ce qu'on appelle une route,
longue d'environ 100 milles, conduit d'un côté à Tach-Kale (la forteresse
de pierre) ou au fort russe Alexandrovsk, et de l'autre, par Mangichlak,
au promontoire de Karagan, sur la baie du même nom. Elle était an-
ciennement fréquentée par les caravanes, mais elle paraît impraticable
l)our une armée. Il faut quelquefois franchir des étapes de trois journées
de marche sans rencontrer d'eau potable; en hiver, le froid est glacial,
et la neige tombe abondamment; pendant l'été, les chaleurs sont acca-
blantes. — Une seconde route part de la station de Saraïtchik sur le cours
inférieur de l'Oural. Ce fut celle que suivit au xvii* siècle Hetman Nets-
chay et dans laquelle s'engagea, en 1817, la malheureuse expédition de
Bekovitch Tclierkafsky; mesurant une longueur de 1,000 verstes envi-
ron, d'après les calculs de Venyukoff, elle commence dans les plaines
basses de Sagich, se dirige en ligne diagonale vers le plateau d'Ust-Yort,
par Barsa-Kilmez, le long de la côte occidentale du lac d'Aral, et abou-
tit à Kungrat. On ne trouve un peu d'herbe et d'eau salubre que sur un
tiers de ce grand parcours. — H y a une troisième route qui d'Oren-
bourg conduit également à Kungrat en passant par le fort Embinsk élevé
en 1839 contre les invasions des tribus khiviennes et en contournant le
lac Ay-Beugur. Elle a une longueur de 1,395 verstes, et, d'après les indi-
cations des itinéraires russes, l'eau et le fourrage y sont extrêmement
rares. — 11 existe enfin une quatrième route, d'Orsk à Kazalinsk
(739 verstes) et de Kazalinsk à Khiva (770 verstes) ; la distance totale
entre les deux points extrêmes est de 1,509 verstes. La première partie
du parcours, fréquentée par les tribus nomades et par les caravanes de
la Boukharie, est relativement assez facile ; mais de Kazalinsk à Geur-
ien, sur la frontière du khanat, ce n'est plus qu'un pays de steppes
arides et sablonneuses. — Telles sont les routes dont le savant géo-
graphe Venyukoff a étudié les différentes directions.
Dans le cours de ces dernières années, le gouvernement russe a cher-
ché à faire ouvrir une nouvelle voie du fort Perovsky à Khiva; ce projet
n'a pas eu de suite. Les mêmes obstacles se rencontrent sur d'autres
points, notamment dans les steppes de Kizil-Koum et de Batkak-Koum
qui séparent la Boukharie du Khokand, ainsi que dans les steppes hyr-
caniennes. J'ai traversé ces diverses régions qui sont décrites dans la
Ki:VUE. — CllHOMQUli. 509
relation de mon voyage, el je n'ai plus à rclracor les tribulations et les
souffrances réservées au voyageur qui s'aventure au milieu de ces af-
freuses contrées. Croirait-on cependant que certains politiques russes,
de faciles rêveurs qui du fond de leur cabinet à Saint-Pétersbourg en-
treprennent la conquête de l'Asie centrale pour la plus grande gloire
des tsars, avaient imaginé de lancer un chemin de fer à travers les
steppes, des monts Balkans aux rives de l'Oxus! Quand ce beau projet fît
son apparition, — il y a environ trois ans, — je crus devoir en dire ma
façon de penser et déclarer qu'il était ridicule. Toute la presse moscovite
se déchaîna contre moi. J'avais eu l'audace d'exprimer un doute sur la
puissance de la sainte Russie ! Fort heureusement la récente expédition
scientifique de MM. Stebnitski et Radde a confirmé mon témoignage :
ces savans, partis du fort Krasnovodsk, ont pénétré assez loin dans l'in-
térieur des steppes, et leur rapport non suspect a mis à néant le projet
de voie ferrée.
Je viens d'indiquer avec des détails géographiques qui ont peut-être
semblé trop arides, mais que mon voyage dans ces régions m'a permis
de rendre plus précis, les diverses routes qui aboutissent à Khiva, j'ai
décrit en même temps les obstacles de toute nature qui rendent cette
région à peine abordable. Il paraît toutefois certain que le gouverne-
ment russe, après avoir successivement avancé ses stations et ses forts
jusque sur la frontière, est décidé à pénétrer sur le territoire du khanat
et à frapper au cœur ce peuple, ou plutôt cette peuplade, qui, se croyant
abritée par ses déserts, l'a si longtemps bravé. Les préparatifs ont été
faits avec un soin et une patience qui, en dépit des difficultés, donnent
lieu de compter sur le succès de l'expédition. Selon toute apparence, le
khanat sera envahi par trois côtés à la fois. L'attaque principale partira
du fort n" 1, et suivra la rive orientale du lac d'Aral : c'est la voie la
moins pénible; les deux autres points d'attaque seront à la ligne de for-
tification sur le cours inférieur de l'Emba et à Krasnovodsk sur la côte
orientale de la mer Caspienne. Le printemps est la saison la plus con-
venable pour la traversée des steppes; l'herbe nouvelle est assez épaisse
pour donner des fourrages suffisans, les fondrières creusées dans le ter-
rain argileux contiennent encore des mares d'eau qui proviennent des
pluies de l'hiver ou de la fonte des neiges, enfin les ouragans sont
moins à craindre. Quant aux opérations militaires, il n'est pas probable
que les Khiviens osent risquer une bataille rangée, leur tactique ne peut
consister que dans une guerre d'escarmouches; ils lanceront dans le
désert leurs colonnes mobiles qui tenteront des coups de surprise sur les
flancs de l'armée ennemie, sur les détachemens isolés et sur les convois.
Le jour où, après avoir franchi les steppes, l'expédition russe aura gagné
les régions cultivées et enlevé les premiers villages, Khiva sera complè-
tement sans défense, et le khan n'aura plus qu'à faire sa soumission.
Dans la correspondance diplomatique échangée récemment entre lord
510 REVUE DES DEUX MONDES.
Granville et le comte Schouvalof, ce dernier a déclari^ que la Russie ne
songeait à diriger contre Khiva qu'un détachement de quatre batail-
lons et demi de troupes régulières. Si lord Granville et la presse an-
glaise ont bien voulu ajouter foi à cette modeste déclaration, il faut
qu'ils se soient bien mal rendu compte des conditions nécessaires de
l'expédition ou qu'ils aient le parti-pris d'accepter, de la part du cabinet
russe, les assertions les plus invraisemblables. Quatre bataillons et demi
pour aller à Khiva! Quatre bataillons et demi ayant à leur tête un prince
impérial, le frère du tsar! Ajoutons que, d'après les appréciations les
plus modérées et en supposant que l'attaque s'effectue seulement sur
im ou deux points, l'on devra emmener 5,000 à 6,000 chameaux pour
transporter l'artillerie de campagne démontée pièce à pièce, les vivres
et les approvisionnemens d'eau potable. iNon, ce n'est pas avec d'aussi
faibles troupes que la Russie s'engagera dans cette entreprise où elle ne
veut certainement pas s'exposer à un échec, et l'Angleterre, qui s'y con-
naît en fait d'expéditions asiatiques, ne saurait croire un seul instant à
cet effectif ridicule de quatre bataillons. Ce qui est vrai, c'est que les
deux gouvernemens ont intérêt à donner le change sur l'importance de
cette expédition; ils pensent rapetisser la question, — une question
qui engage les susceptibilités internationales, — en réduisant au chiffre
le plus minime l'effectif du corps d'armée qui doit porter dans l'Asie
centrale le drapeau de la Russie.
Il y a dix ans, au retour de mon voyage dans les contrées asiatiques,
j'exprimais toute ma surprise au sujet de l'indifférence, de l'apathie des
Anglais devant les progrès incessans de la Russie. Témoin de l'état
de .barbarie dans lequel se trouvaient le Turkestan et la plupart des
régions de l'Asie centrale, je n'hésitais pas à déclarer que l'influence
européenne pouvait seule y ramener l'ordre, la civilisation, l'échange
fructueux des produits. La domination de toute puissance européenne,
de la Russie à défaut d'une autre, était mille fois préférable à l'anarchie
qui désolait ces contrées. Tel est mon sentiment fondé sur un principe
général et non pas inspiré par une prédilection particulière et systéma-
tique en faveur de la puissance russe. D'un autre côté il convient, dans
l'intérêt de la paix du monde, d'éviter les conflits, les chocs entre les
deux grandes nations, l'Angleterre et la Russie, qui sont destinées par la
situation géographique et par la force des choses à s'étendre en Asie, et
qui, s'avançant l'une par le nord, l'autre par le sud, finiront par se
rencontrer. Pourquoi dès lors ne point tracer à l'avance une zone inter-
médiaire entre les Indes et le Turkestan russe, zone qui serait neutra-
lisée, respectée par les deux puissances, ouverte par leur double in-
fluence aux communications du commerce et creusant pour ainsi dire
entre les frontières de chacune d'elles un large fossé qui limiterait leur
ambition et conjurerait les périls du contact? Cette politique prévoyante
a été dédaignée par les ministères whigs et par l'école de Manchester; il
REVUE. — CHRONIQUE. 511
est juste de reconnaître qu'elle avait été entrevue par le ministère
tory et qu'elle avait même reçu un commencement d'exécution.
Lord Mayo, vice-roi des Indes, nommé par le minisière tory, s'était
mis en relations avec le roi des Afghans. Chir-Ali-Klian, fils et succes-
seur de Dost-Mohammed, vint à Umballah, et, dans une entrevue avec
le vice-roi, il se plaça sous le protectorat britannique, duquel il obte-
nait en retour le paiement d'un subside annuel et la garantie de sa cou-
ronne. On s'en émut à Saint-Pétersbourg. La presse russe vit dans l'al-
liance conclue entre Ghir-Ali et lord Mayo le prélude d'une ligue offensive;
elle rappela que précédemment l'Angleterre avait accordé son appui
moral et son concours matériel à la Boukharie contre la Russie; alléga-
tion inexacte, mais bien faite pour réveiller en Russie la défiance de l'o-
pinion publique. Afin de couper court à de fauses inteipréLations, le
cabinet de Saint-James crut devoir envoyer à Saint-Pétersbourg l'un des
fonctionnaires les plus éminens de l'administration anglo-indienne,
M. F.-D. Forsyth, avec mission d'exposer la nature et la portée réelle des
engagemens contractés avec Chir-Aii, et de proposer un règlement gé-
néral de ja question asiatique par l'établissement d'une zone intermé-
diaire qui garantirait, en le limitant, le champ d'action et d'influence
des deux pays. La chute du ministère tory mit fin à ces négociations,
que les whigs ne jugèrent pas à propos de poursuivre. — Pas dt; dis:us-
sions! pas d'embarras! Laissez faire! Ce mot d'ordre de l'école de Man-
chester devait recevoir son application dans les affaires d'Asie comme
dans les affaires d'Europe. L'histoire dira si cette politique, uniquement
vouée aux intérêts matériels et aux choses du présent, est bien conforme
à la dignité et à la prospérité de la Grande-Bretagne. Quoi qu'il en soit,
depuis la chute du ministère tory tout examen des questions asiatiques
était relégué au dernier plan; les interpellations faites au parlement
n'avaient point d'écho et ne recevaient que d'évasives réponses; la presse
anglaise se détournait de ces questions lointaines et fâcheuses. Le Hmes
lui-même, peu de jours avant l'arrivée du comte Schouvalof à Londres,
traitait de rêves, de contes de fées, les préoccupations que certains es-
prits ressentaient au sujet de l'Asie centrale; il déclarait même qu'après
tout il valait mieux pour l'Angleterre avoir pour voisins dans i'inde les
Russes que les Afghans!
Cette indifférence, plus ou moins feinte, fit place au désappointe-
ment le plus vif lorsque l'on apprit à Londres que décidément la Rus-
sie allait entreprendre une expédition contre Khiva, Il ne s'agissait
plus cette fois de paroles, de projets, de combinaisons à longue
échéance; c'était un acte immédiat, dont l'opinion nationale en Angle-
terre, si longtemps froide sur ces questions, allait maintenant exagérer
la portée et les conséquences. Le ministère de M. Gladstone fut donc
obligé de sortir de sa réserve et d'inviter le cabinet de Saint-Pétersbourg
à faire connaître ses intentions sur l'ensemble de la politique asiatique,
512 BEVUE DES DEUX MONDES.
ainsi que le but de l'expédition annoncée contre Khiva. En même temps,
il offrit de reprendre les négociations engagées par le ministère précé-
dent pour arriver à une délimitation de frontière, et à la création d'une
zone neutre qui pourrait, à l'avenir, prévenir les conflits. Si lord Gran-
ville, au nom du cabinet anglais, avait voulu préciser les griefs et pro-
voquer une discussion définitive, il aurait dû serrer la question de plus
près, notamment exiger que la Russie cessât de donner asile et de payer
des subsides aux princes afghans qui n'ont pas accepté le compromis
stipulé entre Chir-Ali et lord Mayo, demander quelques explications
sur les postes que la Russie a établis à Krasnovodsk et àTchekrichlar, sur
la côte orientale de la mer Caspienne, postes dont la création doit avoir
nn lout autre objet qu'une simple campagne contre Khiva. Rref, il y
avait, dans ce dossier que M. Gladstone avait laissé grossir depuis trois
ans, une série de questions à éclaircir et à résoudre. La correspondance
échangée entre lord Granville et le comte Schouvalof se garde bien d'y
toucher. Il semble même que le diplomate russe ait eu quelque pitié
bienveillante pour le ministère anglais, qu'il voyait aux prises avec l'o-
pinion publique; il a promis, pour rassurer le parlement et les Anglais,
que l'expédition contre Khiva ne se composerait que de quatre batail-
lons et demi, et que cette petite troupe se retirerait de Khiva aussitôt
après avoir infligé au khan le châtiment qu'il mérite; il a offert de
laisser à l'Afghanistan, allié et tributaire de l'Angleterre, une province,
celle de Bedakhchan, qui n'appartient à personne, ni à la Russie, ni à
l'Angleterre, ni aux Afghans, et qui ne contient que des montagnes sé-
parées par d'incultes vallées de sables. Ces assurances, ces engagemens,
ces dons n'ont en eux-mêmes aucune valeur; mais ils sont destinés à
fournir à lord Granville de beaux argumens devant le parlement, à tirer
le ministère de M. Gladstone d'une situation épineuse et à endormir
l'opinion publique. Entre gouvernemens alliés, on se doit de tels ser-
vices. Le cabinet de Saint-Pétersbourg laisse volontiers au cabinet an-
glais l'apparence d'une sorte de victoire diplomatique, pourvu qu'il
conserve en l'éalité les coudées franches dans les manœuvres de sa po-
litique asiatique.
Lorsque les Russes seront entrés à Khiva, nous verrons quand et à
quelles conditions ils en sortiront. Ce sera le plus sûr commentaire des
négociations qui se sont récemment poursuivies entre les cabinets de
Saint-Pétersbourg et de Saint-James. arminius vambéry.
Le di'recleur-gérantj C. Buloz.
JEAN DE THOMMERAY
FELICIK SANDEAU.
C'est à toi, sœur chérie, mon refuge et ma consolation, que je dédie ce récit,
commencé sous tes yeux. Étions-nous assez tristes et malheureux alors! Tu m'as
appris que les plus mauvais jours, lorsqu'ils sont traversés près des ôtros qu'on aime
laissent encore de bien doux souvenirs. J. Sandeau.
C'est à la campagne, près des bois, non loin de îa Seine, dans le
modeste enclos où je comptais achever de vieillir, que je le vis pour
la première fois. Il avait vingt-deux ans à peine. Quelques pages
signées de mon nom avaient suffi pour me gagner son cœur : il se
présentait sans autre recommandation que sa bonne mine et son
désir de me connaître. Les sympathies de la jeunesse ont un attrait
irrésistible ; il est doux surtout de les inspirer lorsqu'on touche soi-
même à l'arrière-saison. Je l'accueillis le mieux que je pus sans qu'il
m'en coûtât grand effort, car en vérité il était charmant. Je le vois
encore m'abordant au pas de ma grille, svelte, élancé, la figure au
teint mat ombragée d'un duvet naissant, le nez fin, l'œil bleu, le
front pur, avec de beaux cheveux d'un blond cendré qui foisonnaient
aux tempes; sa tenue, ses manières et son langage, l'élégante sim-
plicité qui paraissait dans sa personne, tout chez lui témoignait en
laveur du foyer où il avait grandi. Il faisait une claire journée d'a-
vril ; nous la passâmes ensemble dans les bois de Meudon , sur les
coteaux de Sèvres et de Bellevue. Malgré tant d'années qui nous
séparaient, nous causions bientôt comme deux amis. Fortune rare
dans une époque où la jeunesse du cœur et de l'esprit ne se retrou-
T©UE CIV. — 1" AVRIL 1873. 33
515 REVUE DES DEUX MONDES.
vait en général que chez les vieillards, dans une époque où les sou-
venirs donnaient plus de fleurs que les espérances, où les soirs je-
taient plus de flamme que les matins, fortune bien rare en efTet et
qui mérite d'être signalée, ce jeune homme était jeune; il avait tous
les entraînemens généreux, toutes les saintes illusions, toutes les
heureuses passions de son âge. Il croyait au bien, il admirait le
beau, il rêvait l'amour et la gloire. Je l'écoutais en souriant, et, par
momens, avec une sorte de stupeur. D'où venait-il? sous quelle lati-
tude avait-il vu le jour? quelle étoile avait lui sur son berceau?
Qu'était-ce enfin que ce Jean de Thommeray qui, au bout d'une
heure d'entretien, n'avait encore parlé ni de filles, ni de chevaux,
ni même du cours de la rente ?
Grâce aux confidences qu'il n'était pas besoin de provoquer, j'ar-
rivai promptement à me rendre compte du phénomène que j'avais
sous les yeux.
M. de Thommeray, le père, d'une bonne maison de Bretagne,
avait commencé la vie dans un temps où l'ivresse du renouveau
s'emparait de tous les esprits. Étudiant à Paris, c'est là qu'il avait
traversé les dernières années de la restauration et les premières qui
suivirent la révolution de 1830, belles années que le siècle n'a pas
revues depuis, qu'il ne reverra pas. Le culte des intérêts maté-
riels n'avait pas envahi les cœurs, la richesse ne s'imposait pas
comme le but suprême de la destinée ; la patrie et la liberté avaient
pris rang parmi les muses, l'éclat des lettres et des arts passait
pour le plus beau luxe que pût convoiter une nation intelligente et
fière. La jeune génération qui fut témoin de cette aurore en a con-
servé jusqu'au déclin de l'âge un lumineux reflet, et, si elle vaut
encore aujourd'hui quelque chose, c'est pour s'être baignée dans
ses clartés. Henri de Thommeray faisait partie d'un groupe déjeunes
gens étroitement unis, tous possédés des mêmes ardeurs, tous animés
de nobles ambitions. Ses goûts et ses instincts le portaient vers le
monde des écrivains et des poètes : il avait pénétré dans leur inti-
mité; sa nature prompte à l'enthousiasme et à l'admiration lui avait
aisément ouvert tous les sanctuaires. Entraîné par des convictions
raisonnées et par le mouvement général, il avait, au contact des
hommes et des choses, laissé tomber un à un, comme les pièces
d'une armure dévissée, ses préjugés de caste, et, sans abjurer les
traditions d'honneur de sa famille, il était entré à pleines voiles
dans le courant des idées modernes. L'amour vrai n'était pas rare
alors : sincère jusque dans ses écarts, loin d'abaisser les âmes,
il les élevait même en les égarant. Le gentilhomme breton avait
ressenti toutes les influences d'une époque de floraison et d'épa-
nouissement universel. Il avait aimé d'un amour pur, délicat, ro-
JEAN DE TUOMMERAY. 515
manesque, une jeune fille pauvre et bien née, d'origine irlandaise,
qu'il devait épouser plus tard. Voilà comment il avait fait son
droit. Ses études terminées, on n'était pas bien sûr qu'il les eût
commencées, il s'était décidé, après de longs atermoiemens, à re-
tourner dans sa province. 11 se retirait à propos, au moment où
tant d'espoirs et de promesses, tant de conquêtes déjà réalisées
menaçaient de sombrer dans les excès et les débordemens. De la
société qu'il quittait pour ne plus y rentrer, il n'avait vu que les
côtés éblouissans, il emportait avec lui une ample provision de sou-
venirs enchantés et d'images ineffaçables. A quelque temps de là,
maître de son patrimoine et pouvant disposer de lui-même à son
gré, il épousait la jeune fdle qu'il aimait. L'un et l'autre n'avaient
consulté que leur inclination mutuelle; ce qui ne semblera pas moins
surprenant, c'est que ni l'un ni l'autre n'eurent sujet de s'en re-
pentir.
Le domaine héréditaire où ils avaient abrité leur tendresse s'éten-
dait dans une des vallées les plus sauvages et les plus silencieuses
de la vieille Armorique. L'habitation s'élevait à mi-côte, et tenait
de la ferme autant que du château; un bois de chênes la protégeait
contre les vents qui soufflaient des grèves prochaines. M. de Thom-
meray vivait, comme ses pères, en gentilhomme campagnard, chas-
sant, montant à cheval, visitant ses paysans, faisant valoir ses
terres, pendant que sa femme, la belle Irlandaise, ainsi qu'on l'ap-
pelait dans le pays, s'appliquait aux soins domestiques et gouver-
nait la maison avec grâce et autorité. Bien qu'il eût fini par s'ac-
climater et prendre racine dans la réalité, cependant il demeurait
fidèle aux goûts de sa jeunesse : seulement il s'était cloîtré, pour
ainsi dire, dans l'époque de son séjour à Paris. Enfermé dans le
cercle de ses souvenirs, il n'en sortait jamais; rien, en dehors,
n'existait pour lui : le temps, qui ne s'arrête pas, l'avait oublié en
chemin. J'ai connu un parfait gentleman qui ne voyageait point sans
traîner avec lui l'ameublement complet de l'appartement qu'il oc-
cupait à Londres. A peine arrivé dans une ville où il comptait sé-
journer pendant quelques mois, que ce fût Rome ou Naples, Cadix
ou Madrid, Genève ou Lausanne, il s'installait à l'hôtel avec son
mobilier, et n'éprouvait de satisfaction sans mélange que lors-
qu'après des miracles d'arrangement et de symétrie, il était parvenu
à s'établir exactement comme chez lui. Dès lors, l'âme rassérénée,
il reprenait ses habitudes britanniques, et ne mettait le nez dehors
qu'autant qu'il y était forcé. Je ne sais trop pourquoi M. de Thom-
meray me rappelait ce fils d'Albion. Autour de lui, tout portait la
date et la marque de la période du siècle dans laquelle il s'était
cantonné. Sa chambre renfermait un échantillon de l'art qui floris-
516 REVUE DES DEUX MONDES.
sait à la fin de la restauration : dessins d'Alfred et de Tony Jo-
liannot, aquarelles de Devéria, eaux-fortes de Paul Huet, médaillons
de David, statuettes de Barre et de Pradier, esquisses de SchefTer
et de Delacroix, tout un petit musée qu'il n'eût pas troqué contre
la tribune des offices ou la galerie du Louvre. Les portraits litho-
graphies de ses illustres amis tapissaient les murs du salon. Ils
étaient tous là, romanciers et poètes. La bibliothèque se composait
uniquement de leurs productions avec hommage de l'auteur. Les
lettres qu'il avait reçues de chacun d'eux étaient collectionnées dans
un album richement relié, et qui remplaçait à ses yeux les archives
de sa maison. Pas une de ces épîtres qui n'aiïirmàt le dévoùment le
plus profond, pas une qui ne respirât l'amitié la plus exaltée; quel-
ques-uns même avaient poussé la politesse jusqu'à l'assurer de
leur admiration, bien que pour la mériter il n'eût jamais fait autre
chose que de leur prodiguer la sienne. Grâce aux bahuts sculptés,
aux crédences et aux dressoirs, grâce aux vieilles ferrures dont la
demeure était suffisamment pourvue, il avait pu sans beaucoup de
frais ajuster ses pénates au goût du moyen âge, que la littérature
nouvelle venait de remettre en honneur. Le soir, à la veillée, il re-
lisait avec sa femme les ouvrages qui n'avaient pas cessé de les
charmer, ou, mieux encore, il refeuilletait avec elle le plus char-
mant de tous les livres, celui qu'ils avaient fait ensemble, le poème
de leurs amours. La douce conformité de leurs idées et de leurs
sentimens, la tendre affection et le constant respect qu'ils avaient
l'un pour l'autre, donnaient un éclatant démenti au moraliste qui
prétend qu'il n'existe pas de ménage délicieux. C'est par là seule-
ment qu'ils se séparaient de l'esprit de leur temps; le bonheur con-
jugal élait le seul anachronisme qu'on eût trouvé à relever dans
cet intérieur où se perpétuaient les traditions de 1830.
Assurément c'étaient des gens heureux; ils faisaient du bien,
voyaient peu de monde et se suffisaient à eux-mêmes. Les revenus
du domaine n'étaient pas assez considérables pour leur permettre
de longs déplacemens; leurs besoins et leurs désirs ne dépassaient
point leur avoir. Enlin les bénédictions du ciel s'étaient multipliées
autour d'eux. Ils avaient trois fils, tous les trois bien portans et bien
venus : le bruit, le mouvement, la fête du logis. En dépit du milieu
où ils étaient nés, les deux premiers n'avaient jamais montré un
goût bien vif pour les délices de l'étude et les plaisirs de l'intelli-
gence. Enfans, c'étaient de vrais petits bandits en insurrection per-
manente contre l'alphabet, amoureux de l'air libre, impatiens de
tout frein, coureurs de bois et batteurs de buissons, enfourchant à
cru les chevaux de ferme, galopant à travers la lande, et ne ren-
trant au gîte qu'avec quelque avarie. La mère les grondait, puis les
JEAN DE TIIOMMERAY. 5^7
embrassait, et ils recommençaient le lendemain; au demeurant, les
meilleurs diables du monde. Tout en modifiant leurs habitudes d'in-
dépendance et de vagabondage, l'éducation n'avait pu les apprivoi-
ser aux choses de l'esprit. Ils étaient pour leur père un continuel
sujet d'étonnement par la profonde indifférence qu'ils témoignaient
en matière de littérature. Quand celui-ci faisait en famille une des
lectures qui abrégeaient les soirées d'hiver, ils trouvaient toujours
un prétexte pour s'esquiver, à moins qu'ils ne prissent le parti plus
commode de s'endormir au coin de l'âtre. M. de Thommeray se
demandait parfois de qui tenaient ces jeunes drôles. En revanche,
le dernier, c'était Jean, avait manifesté dès l'âge le plus tendre des
instincts tout contraires et des penchans tout opposés. Moins ro-
buste que ses aînés, nature délicate, un peu frêle, il avait grandi
sous l'aile de sa mère, qui, sans préférence marquée, l'enveloppait
pourtant d'une sollicitude inquiète et raffinée dont se passaient vo-
lontiers les deux autres. Il échappait à peine à l'enfance qu'il était
déjà sensible aux beautés et aux harmonies de la création. A vingt
ans, il avait dévoré tous les volumes qui composaient la biblio-
thèque du manoir. Romans, poésies, pièces de théâtre, il avait
tout lu et relu, tantôt le long des haies, au versant des vallées,
tantôt en présence de l'Océan, sur les plages retentissantes. Il
s'était enivré de ces récits ardens et passionnés, de ces drames
étranges où bouillonnaient la sève et la vie, de ces beaux vers
qui mêlaient leur musique au concert des vents et des flots. Na-
turellement, sans efforts, il bégayait lui-même la langue des poètes.
On se représente la joie du père, qui se sentait revivre dans ce fils.
M. de Thommeray ne se possédait plus. Ses souvenirs, vieillis,
un peu fanés, avaient recouvré leur éclat et leur vivacité mati-
nale. Les années écoulées, les mœurs transformées, la scène du
monde occupée par de nouveaux acteurs, les révolutions accom-
plies depuis qu'il avait quitté Paris, tout cela ne comptait absolu-
ment pour rien : il était revenu au lendemain de son départ, et
dans ses entretiens avec Jean, entretiens qui ne tarissaient pas, il
retraçait en traits épiques l'histoire des grands jours qu'il avait tra-
versés, les foyers célèbres où il s'était assis, les hautes amitiés qui
avaient été le lustre de sa jeunesse, les aspirations d'une époque
de renouvellement et de renaissance, tous les épisodes, tous les in-
cidens de la société brillante et lettrée à laquelle il s'était mêlé, et
qu'embellissaient encore les féeries de la perspective et les enchan-
temens de la mémoire. Le fils s'était de bonne heure imprégné des
souvenirs du père : il en avait nourri ses premiers rêves et ses pre-
miers espoirs. Il faut le dire, ces peintures, ces vives images n'é-
taient point pour inspirer le goût et l'amour de la vie rustique» Ce
518 REVUE DES DEUX MONDES.
qui ressortait bien clairement des longues confidences que me fai-
sait mon jeune compagnon, c'est qu'il avait été de tout temps con-
sidéré dans sa famille comme objet de luxe; il était le lis qui ne
file pas. Pendant que ses aînés, toujours levés dès l'aube, s'occu-
paient à la terre et dirigeaient l'exploitation rurale, Jean lisait,
songeait ou composait de petits poèmes bretons que sa mère com-
parait avec orgueil aux Mélodies irlandaises de Thomas Moore, et qui
arrachaient à M. de Thommeray des cris d'admiration. Ses frères
chérissaiemt en lui la grâce un peu féminine qui semblait inviter
leur protection, le charme et l'élégance, tous les dons extérieurs,
toutes les séductions dont ils étaient à peu près dépourvus et que
la nature lui avait départies d'une main prodigue. On a remarqué
que les cadets sont en général les plus beaux; leur moulage est,
dit-on, plus net et plus sûr. Frères, parens, amis, ils reconnais-
saient tous qu'une plante si rare appelait le soleil, que cet enfant
n'était pas né pour végéter à l'ombre, au fond de la province. Un
beau matin, Jean avait embrassé les êtres excellens qui pleuraient
en lui disant adieu, et vingt heures après il entrait dans Paris avec
toutes les illusions que son père en avait emportées.
Il arrivait sans parti-pris. Dans la pensée de sa famille, il s'agis-
sait pour lui du choix d'une carrière, de s'y préparer longuement
par l'examen sérieux des divers états de la société. Il n'eût pas déplu
à M. de Thommeray, — c'était, semblait-il, sa secrète ambition, —
que ce fils s'illustrât sur le grand théâtre où il n'avait joué, lui,
qu'un rôle de comparse. Quant à Jean, il n'avait pas de programme
arrêté. Il était impatient de vivre, impatient d'aborder la vie par
tous ses côtés élevés. Le monde l'attirait; la fortune des lettres le
tentait; il aspirait par-dessus tout aux ivresses de la passion : son
cœur frémissant était plein d'amour sans objet. Chaque époque a
ses expressions familières et son accent qui lui est propre. Je tres-
saillais parfois en l'écoutant; il avait certains tours de phrase qu'il
tenait de son père, certaines notes dans la voix qui me reportaient
brusquement en arrière et réveillaient en moi des mondes ense-
velis. Il me récita quelques-uns de ses petits poèmes bretons : j'y
pris un vif plaisir, et, plaisir non moins vif, je pus les louer avec
sincérité ; le poète de la Bretagne, Brizeux , ne les eût pas désa-
voués. Ainsi nous cheminions tous deux par une tiède après-midi
d'avril. Les enclos, les vergers en fleurs se réjouissaient au soleil;
les villas, désertées pendant l'hiver, commençaient à se repeupler,
et, tout en marchant, tout en causant, nous apercevions à travers
les grilles de jolis enfans qui s'ébattaient autour des pelouses, sur
le sable fin des allées. Jours tranquilles! heures fortunées! quel-
ques années plus tard, seul et la mort au fond de l'âme, je parcou-
JEAN DE THOMMERAY. 519
rais ces paysages d'où l'invasion m'avait chassé, il n'y restait plus
que des ruines : seuils désolés, maisons béantes, intérieurs pillés,
salis, déshonorés. Quels hôtes, quels vainqueurs! Non moins mau-
dite et non moins exécrable, la guerre civile avait achevé l'œuvre
de destruction. La nature seule, quoique mutilée, elle aussi, sou-
riait encore comme autrefois et réparait dt'Jà ses désastres : la bê-
tise et la férocité des hommes n'avaient pas pu supprimer le prin-
temps.
Des semaines, des mois s'écoulèrent, Jean ne revint qu'à la fm
de l'automne. 11 me parut changé; ce n'était plus chez lui l'en-
thousiasme et la foi qui m'avaient frappé lors de notre première
entrevue, mais le trouble, l'hésitation du voyageur qui cherche à
s'orienter, et qui ne reconnaît pas les sites décrits dans son itiné-
raire. Il s'était présenté chez les illustres amis de son père, chez
ceux que la mort avait épargnés ou que la vie n'avait pas dispersés
au loin. M. de Thommeray lui avait répété maintes fois qu'il n'au-
rait qu'à se nommer pour se voir adopté par tous et de prime saut
introduit dans l'intimité des cénacles; il avait même engagé son fils
à n'user qu'avec discrétion du crédit, du patronage, du zèle em-
pressé de ces grands amis. Jean, qui avait feuilleté souvent, tou-
jours avec un pieux respect, l'album où les précieuses lettres étaient
conservées comme des reliques, ne doutait pas qu'en effet les bras
et les cœurs ne s'ouvrissent pour lui faire accueil. Chacune de ses
visites avait été marquée par une déception. Les cénacles n'exis-
taient plus. Les génies qu'il aimait à se figurer avec une auréole au
front s'éteignaient pour la plupart dans l'abandon et la tristesse.
Aucun d'eux ne se souvenait de M. de Thommeray; ils avaient oublié
jusqu'à son nom. Le plus grand, le plus glorieux de tous, bien
digne d'une fin meilleure, se débattait misérablement sous l'étreinte
des plus dures nécessités. 11 se rappelait qu'autrefois, à l'âge des
chimères, il avait écrit quelques vers : il n'en parlait qu'avec dédain.
Il avait conseillé à Jean de renoncer à la poésie et de se lancer dans
les affaires. Il regrettait de n'avoir pas suivi cette voie : il avait
méconnu sa vocation. Un autre, retiré dans sa tour, où il officiait
encore de loin en loin devant un petit groupe de fidèles , lui avait
démontré avec beaucoup de courtoisie qu'il n'y avait pas de place
pour les poètes dans la société moderne, qu'ils naissaient hors la
loi sous tous les régimes et fatalement réservés au sort de Gilbert,
d'André Chénier ou de Chatterton : c'était sa thèse de prédilection,
il y revenait d'autant plus volontiers qu'elle lui permettait de s'é-
tendre sur quelques-uns de ses anciens ouvrages. Jean avait tourné
le dos au passé chagrin et morose, et s'était mis en relation avec
la jeunesse du jour et quelques-uns des beaux esprits qui lui don-
520 REVUE DES DEUX MONDES.
naient le ton; son caractère expansif et loyal, sa bonne grâce, sa
générosité, ses manières de grand seigneur, lui avaient créépromp-
tement des liaisons d'amitié légère dans un monde qui ne se mon-
trait pas difiicile. Une génération avortée, des âmes sans souffle
et sans essor, des cœurs sans haine et sans amour, la littérature
remplacée par le commérage, une philosophie d'antichambre, qui
consistait à rabaisser tout ce qui relève la nature humaine, voilà
ce qu'à l'entendre il avait rencontré dans ce monde sceptique et
railleur. Telle était sa candeur qu'il avait pu le fréquenter pendant
plusieurs mois sans s'apercevoir ni même se douter du personnage
qu'il y jouait; il n'en était instruit que de la veille. — Tenez, dit-il
en dépliant un journal qu'il avait tiré de sa poche, et m'indiquant
du doigt l'article qu'il souhaitait que je lusse, prenez connaissance
de ce petit morceau : je suis curieux de savoir ce que vous en
pensez.
Ce petit morceau avait pour titre : Le Iluron de Quimpcr-Co-
rentin. Bien que Jean de Thommeray n'y fût pas nommé, c'était
évidemment lui qu'on avait voulu peindre : cela sautait aux yeux
de quiconque le connaissait. Divisé en chapitres comme le conte de
Voltaire qui en avait suggéré l'idée, l'article n'était qu'une charge
d'un bout à l'autre, mais une charge faite avec humour, de celles
qui sont œuvres d'art et qui, par l'exagération même du trait, don-
nent plus de saillie à la réalité, et la rendent, pour ainsi parler,
plus visible et plus saisissante. Mon ami Jean se trouvait là couché
tout de son long. Dès l'âge de cinq ans, il apprenait à lire dans les
romans néo-chrétiens de M. Gustave Drouineau. On lui taillait ses
premières jaquettes dans une collection de vieux journaux qui por-
taient la date des dernières années de la restauration. Le milieu dans
lequel il avait été élevé, l'éducation qu'il avait reçue, son départ de
Quimper-Corentin, son arrivée à Paris, ses pérégrinations à la re-
cherche des cénacles, tout cela était raconté à la diable, de la façon
la plus fantasque et la plus hilare. Après une série de déconvenues
plus drolatiques les unes que les autres, dégoûté à jamais d'une
société dépravée, où les manches à gigot, les grands sentimens et
les robes courtes n'étaient plus de mise, le nouvel Ingénu reprenait
la route de Quimper-Corentin, emportant dans sa valise le manuscrit
de ses petits poèmes, roulé et ficelé comme un saucisson d'Arles. Sa
rentrée au pigeonnier paternel le vengeait de tous les déboires qu'il
avait essuyés à Paris. Il était complimenté sous un dais de feuil-
lage par une députation de jeunes Huronnes toutes attifées à la
mode de 1830. Le soir, sur la pelouse, deux troupes d'indigènes
simulaient un combat qui était censé représenter la lutte des clas-
siques et des romantiques; à travers la foule erraient mélancoli-
JEAN DE THOMMERÂY. 521
quement quelques Hurons en costume de saint-simoiiiens. Tableau
final : pluie de fleurs, pétards et fusées, cris de vive Lafayettc^ bi-
nious et bombardes exécutant l'air de la Parisienne, et, pour tout
couronner, au-dessus de la porte d'honneur, un magnifique trans-
parent sur lequel se détachaient en caractères de feu ces dates glo-
rieuses : 27 , 28, 29 Juillet, et cette déclaration immortelle : une
charte sera désormais une vérité.
Je n'avais pu m'empêcher de sourire. — A votre aise! monsieur,
à votre aise! s'écria Jean, le prenant sur le ton d'Alccste, la pasqui-
nade vous paraît plaisante; riez-en, mais souffrez que, moi, je
n'en rie point. Que ces petits messieurs échangent entre eux de
semblables aménités, qu'à tour de rôle ils s'accommodent les uns
les autres et s'offrent en régal à l'appétit des méchans et des sots,
cela les regarde, c'est leur affaire; moi, je ne suis pas du bâtiment,
je n'appartiens pas au public ! Il est possible que je ne sois qu'un
niais, et même je commence à comprendre que je ne suis pas autre
chose; mais jusqu'ici je n'ai donné à personne le droit de l'écrire
dans les gazettes. Croyez-le bien, monsieur, c'est un acte de félo-
nie, un indigne abus de confiance : j'étais leur hôte, ils m'avaient
accueilli. Qu'allais-je faire dans celte galère? Que ne suis-je resté
où j'étais!
Tout en reconnaissant ce qu'il y avait de légitime au fond de son
ressentiment, je ne laissai pas pourtant de lui parler en homme
qui n'est point étranger aux pratiques de la vie littéraire, et qui
sait de longue main la part d'importance qu'il convient d'accorder
à ces sortes de choses. De quoi s'agissait-il? Jean n'était pas
nommé; son honneur n'était pas atteint. Le procédé était plus que
leste, l'article en lui-même était inoffensif; l'aiguillon s'arrêtait à
fleur de peau, il n'entamait pas l'épiderme. L'esprit avait ses mo-
mens d'ivresse, ses démangeaisons et ses entraînemens, auxquels il
n'était pas toujours maître de résister; dans tous les temps, la presse
légère avait commis de ces petites iniquités. Qu'y faire? Empêchait-
on le vin nouveau de fermenter et de pétiller dans les cuves? Dé-
fendait-on aux merles de siffler? Le sage se bouchait les oreilles
ou levait les épaules et passait son chemin. Jean coupa court à
l'apologie.
— Mais, monsieur, vous n'y songez pas; qu'importe que mon
nom ne se trouve point au bas du portrait, si chacun peut l'y
mettre? Qu'importe que je ne sois pas nommé, si le masque est assez
ressemblant pour que tous ceux qui me connaissent me nomment
en l'apercevant? Hier, au saut du lit, j'ai reçu par la poste vingt
numéros de la feuille que vous tenez entre les mains; je les ai
comptés, je ne me doutais pas que j'eusse tant d'amis. Pour attiiser
522 REVUE DES DEUX MONDES.
mon attention, pour m'épargner l'ennui d'une recherche, presque
tous avaient eu le soin de marquer à l'encre ou au fusain le mor-
ceau en question : raffinement de délicatesse qu'en vrai Huron je
ne soupçonnais pas. Mon honneur n'est pas atteint, dites-vous?
C'est bien ainsi que je l'entends. Il serait curieux que l'honneur
d'un galant homme fût à la merci de pareils drôles. S'il ne s'agis-
sait que de moi, leurs vilenies ne me toucheraient guère, la dis-
tance qui nous sépare est telle que j'en conçois l'idée de l'infini;
mais ce n'est pas seulement ma personne qu'ils ont jetée en pâ-
ture à la risée publique, c'est aussi l'intérieur où je suis né, c'est
mon berceau, c'est ma famille. Les illusions qu'on raille si agréa-
blement me venaient du cœur de mon père ; même après les avoir
perdues, je les chéris, je les vénère comme la beauté de son âme,
et qui s'amuse à les outrager mérite mieux que mon dédain. Vous
ignorez encore d'où le coup est parti. J'ai vu de près la jeunesse
de mon époque; si l'été répond au printemps, le pays peut s'at-
tendre à de riches moissons. Eh bien! dans ce monde où je viens
de vivre, je me flattais d'avoir rencontré un ami. J'avais fait de lui
le confident de mes rêves et de mes mécomptes; je n'avais rien de
caché pour lui. C'est lui, monsieur, qui m'a trahi! C'est lui qui m'a
berné comme Sancho sur un drap d'auberg3. Que parlez-vous d'en-
traînemens et de démangeaisons auxquels l'esprit n'est pas toujours
maître de résister! Où nous mèneraient ces lâches complaisances?
Le bandit qui me guette au coin d'un bois a ses démangeaisons,
lui aussi, et je n'admets pas, pour ma part, qu'il y ait à l'usage
des gens d'esprit un autre code de morale que celui des honnêtes
gens; mais voilà beaucoup de bruit pour un article de journal.
Cette âpreté de langage ne me déplaisait pas; j'aimais la saveur
de ce fruit encore vert. J'avais craint un instant que l'afiaire ne
tournât au tragique et ne se terminât sur le pré ; heureusement il
n'en fut pas question. Jean s'était apaisé; son regird s'était adouci.
Je profitai du tour qu'avai^t pris l'entretien pour toucher à quelques
vérités que m'avaient enseignées l'expérience et la réflexion. Je n'é-
tais ni le détracteur ni le courtisan du temps où nous vivions ; je
savais que le fonds de l'humanité varie peu, que les passions ne
changent guère, qu'en dehors des grandes commotions qui renou-
vellent de loin en loin les conditions de l'atmosphère, le bien et le
mal, le bon grain et l'ivraie, les rayons et les ombres se retrouvent
à toutes les périodes presque dans la même mesure et dans les
mêmes proportions. Les époques les plus fécondes avaient leurs
tares et leurs plaies cachées, les plus déshéritées leurs perfections
et leurs vertus secrètes ; il y avait place dans toutes pour le travail
et le talent, pour le dévoûment et le sacrifice, pour les bonnes ac-
JEAN DE THOMMERAY. 523
tions et pour les belles œuvres. Jean écoutait, d'un air résigné, ré-
pliquait sans trop d'amertume, mais paraissait peu désireux de
pousser plus avant ses excursions à travers le monde. Il en avait
assez, et se tenait pour satisfait. Déjà la gloire ne le tentait plus;
déjà la poésie se mourait en lui. La muse qu'il avait rencontrée un
matin dans la lande embaumée refusait désormais de le suivre; ses
pieds délicats étaient en sang, les premiers grêlons de la réalité
avaient meurtri son sein et brisé ses deux ailes. Il avait cherché
l'amour, et n'en avait pas même trouvé les apparences. 11 me par-
lait de sa famille avec une tendresse émue, et je me sentais porté
vers ce jeune homme que je voyais pour la seconde fois par quelque
chose de semblable à l'affection que j'avais pour mon fils. La jour-
née était avancée. Je le retins à dîner, et l'accompagnai le soir jus-
qu'à la gare de Bellevue. J'étais avec lui, sur le quai. Au moment
de nous séparer : — Il peut se faire, me dit Jean, que je reste long-
temps sans vous voir, il est même possible que je ne vous revoie
jamais. Je compte voyager, et, de retour en France, me retirer chez
mes parens. Conservez de moi un bon souvenir : je n'oublierai pas
l'accueil que j'ai reçu de vous.
Là-dessus, il m'embrassa et se jeta dans un wagon. La vapeur
siffla, et le train partit.
Ce brusque adieu, cet élan de tendresse, m'avaient donné à ré-
fléchir : je m'en allai pensif et fort troublé. La nuit me sembla
longue. Dès le grand matin, j'accourais chez Jean : il était déjà
sorti. Le domestique n'était instruit de rien : son maître ne pou-
vait tarder à rentrer, et il m'engageait à l'attendre; je me laissai
mener au salon. L'aspect seul de cette pièce aurait suffi pour justi-
fier mes appréhensions. Tout y dénonçait les préoccupations de
l'homme qui se dispose à jouer sa vie dans une partie sérieuse. Un
monceau de papiers récemment brûlés obstruait l'âtre. Les bougies
consumées jusqu'au ras du cristal témoignaient d'une veille obsti-
née. Sur le marbre de la cheminée, plusieurs lettres sous pli fermé,
destinéas à la poste; des factures acquittées, quelques autres qui
ne l'étaient pas : à chacune de celles-ci était jointe la somme due.
On devinait que Jean ne s'était pas déshabillé, le divan avait servi
de lit de repos; un médaillon où s'encadrait un portrait en miniature,
celui de sa mère qu'il avait eue présente jusqu'au dernier moment,
était resté sur un des coussins. Le doute n'était plus permis, Jean
était sorti pour aller se battre. J'attendis longtemps. Les heures se
traînaient; je comptais les minutes. Je m'asseyais, je me levais, je
ne tenais pas à la même place; tantôt j'errais de chambre en chambre,
prêtant l'oreille aux bruits du dehors; tantôt, penché sur le balcon, je
plongeais dans la rue un regard avide. Il faisait une brume épaisse,
524 REVUE DES DEUX MONDES.
je ne distinguais que des ombres. De temps en temps, le domes-
tique, un plumeau à la main, traversait la pièce où j'étais; sa figure
souriante, bêtement épanouie, m'inspirait un désir immodéré de lui
sauter à la gorge et de le jeter par la fenêtre. Je venais d'ouvrir
un livre, je m'eiïorçais d'en lire une page, lorsque je crus entendre
le roulement d'une voiture sous le vestibule. Quelques instans
après, une sourde rumeur montait dans l'escalier. J'étais déjà sur
le palier, et j'aperçus Jean qui gravissait péniblement les dernières
marches, soutenu par ses deux témoins et la pâleur de la mort sur
la face. Un troisième personnage dirigeait avec autorité les mou-
vemens de l'ascension funèbre : c'était un élève interne du Val-
de-Grâce qui avait assisté au combat et fait sur le terrain le pre-
mier pansement. — Ce n'est rien, dit Jean d'une voix éteinte en
faisant un effort pour me tendre sa main blanche comme l'ivoire :
une piqûre d'aiguille. — A peine achevait-il ces mots qu'une mousse
rosée teignit ses lèvres, et il s'affaissa sans connaissance entre les
bras qui le soutenaient.
La blessure était grave : l'épée avait atteint le poumon. Toutes
les mesures à prendre, je les pris. J'adressai sur l'heure une dé-
pêche au fils aîné de M. de Thommeray, et ne quittai Jean qu'après
avoir vu sa mère et son frère installés tous deux à son chevet. L'af-
faire avait fait du bruit, j'en ignorais certains détails; je les appris
par un journal du monde élégant. Dans la soirée du jour où le fatal
article avait paru, Jean s'était rendu au théâtre des Variétés, où
l'on représentait une pièce nouvelle; il comptait y trouver ce qu'il
cherchait. En effet, pendant un entr'acte, il avait aperçu au foyer
le seigneur qui l'habillait si galamment; il était allé droit à lui, et,
de son gant qu'il tenait à la main, l'avait touché par deux fois au
visage. Je savais la suite. Le plaisant de l'aventure fut qu'il sortit
de là avec une réputation de noblereau et un sobriquet ridicule; on
a dit longtemps Thommeray le Huron, de même que Scipion l'Afri-
cain. Durant une semaine ou deux, il côtoya les sombres bords : la
jeunesse, la science, l'amour et les soins maternels le ramenèrent à
la vie. La guérison fut prompte, et vers le milieu de novembre il
partait avec sa mère pour aller passer l'hiver à Pise.
Jean avait promis de m'écrire : il tint sa promesse. Rien de plus
aimable que l'accent de ses lettres. Gomme chez tous les convales-
cens, un mystérieux travail d'apaisement s'était accompli dans son
cœur. Il plaisantait avec enjouement sur la campagne qu'il venait
de faire et ne s'autorisait pas de ses espérances trahies pour in-
sulter à l'humanité tout entière. Il ne prétendait point connaître
à fond le monde; il ne le jugeait pas sur l'échantillon qui avait passé
sous ses yeux. Toutefois ce qu'il en avait vu l'effrayait, et il persis-
JEAN DE THOMMERAY. 5'25
tait dans sa résolution de n'y rentrer jamais. La santé de l'âme
n'était pas plus assurée que la santé du corps; plus d'une fois, dams
le milieu malsain qu'il n'avait fait pourtant que traverser, il avait
senti des fumées grossières monter à son cerveau. Qui pouvait se
croire à l'épreuve de la contagion? De -plus forts que lui avaient
succombé ; il s'arrêtait à temps sur la pente qui mène aux abîmes.
Revenu de toute ambition, il se rappelait les bruyères natales et
n'aspirait qu'à retourner dans le domaine de son père : des idylles
sans fin ! Il aimait aussi à me parler de Pise. Je revoyais la ville aux
ponts de marbre, aux palais silencieux, aux larges quais déserts. Il
jouissait avec délices du ciel clément, des chaudes après-midi, de
l'air gras et pur qu'il buvait à longs traits comme le lait fumant des
vaches de Bretagne. Il vivait et se laissait vivre.
Cependant, au bout d'un mois à peine, un intérêt nouveau se
glissait dans sa vie. Il y avait à Pise une jeune femme venue, comme
lui, pour y passer l'hiver et rétablir sa santé chancelante. Elle était
d'une beauté rare, et paraissait appartenir à l'élite de la société pa-
risienne : elle en avait les élégances, et son air languissant, la tris-
tesse de son regard, une teinte de mélancolie répandue sur ses
traits, ajoutaient encore au charme de sa personne. Elle habitait un
petit palais sur le bord de l'Arno, et ne sortait que suivie d'un do-
mestique ou accompagnée d'une femme de chambre. On ne savait
rien de son rang; mais sa présence seule en disait assez, et nul ne
songeait, en la voyant, à s'enquérir de son origine. Il ne s'écou-
lait pas de jour où Jean et sa mère ne la rencontrassent, soit aux
Caséines, soit au Campo-Santo, autour du Dôme ou du Baptistère.
C'est sur le sol de l'étranger que la patrie est le lien des âmes. Ils
étaient arrivés promptement à échanger un salut silencieux, puis
un sourire d'intelligence, puis quelques mots de politesse; des re-
lations s'en étaient suivies, et ils se réunissaient fréquemment.
Cette jeune femme en effet appartenait à la fleur de la société pa-
risienne : c'était la comtesse de R... L'imagination de Jean s'égarait
déjà dans le bleu; ses lettres, qui avaient passé presque sans tran-
sition du ton de l'églogue au style flamboyant, et dans lesquelles
je retrouvais toute la phraséologie sentimentale qui avait cours en
1830, n'étaient plus remplies que des perfections de la belle com-
tesse; il n'hésitait point à voir en elle une des poétiques héroïnes
que ses lectures lui avaient révélées. J'eus comme un pressenti-
ment qu'il courait à de nouveaux mécomptes. Sans connaître M'"^ de
R..., je connaissais assez mon temps pour savoir que la passion n'en
était pas la note dominante, et que jamais l'amour n'avait causé
moins de dégâts ni fait si peu de victimes, surtout parmi les femmes
du monde. Bientôt les lettres de Jean devinrent de moins en moins
526 REVUE DES DEUX MONDES.
fréquentes, et bref, il cessa de m'écrire. Que d'amitiés j'ai vu finir
ainsi! Je parle des meilleures et des plus anciennes, de celles qui,
ayant commencé avec la vie, promettaient de ne s'éteindre qu'avec
elle.
Deux ou trois ans s'étaient passés. J'ignorais ce que Jean était
devenu; je supposais qu'il avait donné suite à ses projets de re-
traite, et qu'il vivait en paix chez son père. Il m'avait oublié, et je
trouvais cela tout simple : dans la saison des longs espoirs, on fait
généralement bon marché de ce qu'on laisse derrière soi. De mon
côté, il faut le dire, je ne pensais à lui que de loin en loin. Le cou-
rant des choses humaines, les préoccupations, les soucis dont aucun
âge n'est exempt et qui semblent se multiplier avec le nombre des
années, l'avaient presque effacé de ma mémoire : une tournée que
je fis en Bretagne raviva dans mon cœur le souvenir de ce jeune
ami. Un jour, dans une bourgade du Finistère, j'appris par aven-
ture que je n'étais qu'à quelques lieues du domaine de Thommeray.
Je cédai à la tentation de voir de près un ménage heureux, une fa-
mille unie. J'aflrétai le jour môme une carriole du pays, et sur le
soir, un peu avant la tombée de la nuit, j'arrivais au manoir que
j'aimais à me représenter comme l'asile du bonheur. Ma bienvenue
ne faisait pas question; j'aiTivais joyeux et le cœur en fête.
L'antique demeure, de construction bizarre, était à peu près telle
que je me la figurais : une vaste ferme entre cour et jardin, avec
tours et donjon, et qui respirait à la fois la mélancolie du passé et
l'activité de la vie moderne. Il restait encore des vestiges de fossés
et de pont-levis. La porte d'honneur, chargée de trophées cynégé-
tiques, têtes de loups, de renards, de sangliers, était surmontée d'un
écusson rongé par le temps et dont les armoiries se distinguaient
à peine. Quand je me présentai, la famille était réunie au salon. Le
valet de ferme qui m'avait introduit s' étant dispensé du soin de
m' annoncer, je poussai la porte qu'il avait entr'ouverte , et d'un
regard aussi prompt que l'éclair, avant que ma présence eût été si-
gnalée, j'embrassai dans son ensemble le tableau qui s'offrait à mes
yeux : M. de Thommeray, en veste de chasse, droit comme un peu-
plier, robuste comme un chêne, debout et adossé à la cheminée, la
taille haute, l'attitude sévère, ses bras croisés sur sa large poitrine;
M'"^ de Thommeray, affaissée plutôt qu'assise dans un fauteuil, et
vieillie de vingt ans depuis que je ne l'avais vue; enfin les deux
fils aînés penchés sur le fauteuil, et observant leur mère. Il ré-
gnait dans la salle un silence lugubre; la figure de Jean manquait
seule au tableau. Certes ce n'était point l'image du bonheur que
j'avais devant moi. J'arrivais à point, le moment était bien choisi!
J'admirais une fois de plus l'esprit d'à-propos qui me suit partout,
JEAN DE TIIOMMERAY. 527
je songeais à me dérober quand M'"^ de Thommcray, en levant la
tête, m'aperçut et me reconnut aussitôt. Elle passa précipitamment
son mouchoir sur ses joues flétries, fit vers moi quelques pas ra-
pides, et saisit ma main, qu'elle étreignit par un mouvement con-
vulsif, tandis que son regard m'interrogeait avec avidité et semblait
vouloir me fouiller les entrailles. J'étais au supplice. Cette scène
muette n'avait duré qu'une seconde. J'expliquai en peu de mots le
hasard qui m'avait amené. Dès qu'elle eut compris qu'il s'agissait
seulement d'une visite de passage, ses traits, qui s'étaient animés
un instant, reprirent tout à coup leur expression désespérée. Elle
eut cependant le courage d'ébaucher un pâle sourire, et, sans quit-
ter ma main qu'elle tenait encore, elle me conduisit à son mari. J'en-
visageai M. de Thommeray : avec sa crinière de lion toute blanche,
ses sourcils noirs, sa prunelle sombre et sa barbe grisonnante par
places, qu'il portait tout entière, il avait grand air et me parut ad-
mirablement beau.
— Monsieur, dit-il en me saluant avec une grave politesse, vous
n'êtes pas un étranger chez moi; M'""" de Thommeray m'a souvent
parlé de vous. Je sais que vous avez été excellent pour elle pendant
son séjour à Paris, et c'est ajouter encore à ma reconnaissance que
de m'olTrir ici l'occasion de vous l'exprimer.
Cet accueil un peu magistral acheva de me démonter. Je n'étais pas
venu quêter des complimens; mais, puisque M. de Thommeray avait
cru devoir tout d'abord m'entretenir de sa gratitude, je m'étonnais
qu'il n'eût pas même fait allusion à celui de ses fils que j'avais soi-
gné et veillé comme s'il eût été le mien. J'hésitais moi-même, sans
m'expliquer pourquoi, à prononcer son nom. J'étais dans la position
d'un homme qui sent lé terrain miné sous ses pieds, et qui n'ose
plus faire un pas. Enfin je m'informai de Jean, mais à peine l'eus-je
nommé que M. de Thommeray me ferma la bouche.
— Monsieur, me dit-il d'un ton bref, il ne nous reste plus que
deux fils, ils sont tous les deux devant vous. iNous ne parlons ja-
mais de celui que nous avons perdu.
Je demeurai un instant comme anéanti. Jean était mort... mais
non ! L'attitude de M. de Thommeray, sa voix, son geste, son lan-
gage, n'étaient pas d'un père qui a eu l'affreux malheur d'ense-
velir un de ses enfans. S'il était vrai que Jean fût mort , ma pré-
sence inattendue aurait provoqué chez la mère une explosion de
désespoir ou une crise d'attendrissement plutôt qu'un mouvement
d'ardente curiosité. Je l'avais assistée au chevet de son fils, j'avais
partagé ses angoisses; elle n'eût pas été maîtresse de son émotion,
elle se serait jetée dans mes bras, nous aurions pleuré ensemble.
J'avais fait toutes ces réflexions en moins de temps qu'il ne m'en
528 REVUE DES DEUX MONDES.
faut pour les écrire. Jean vivait, et pourtant il n'avait plus sa place
au foyer dont il était naguère la parure et la joie. Je ne savais que
m'imaginer ni que dire. Mon regard allait de l'un à l'autre et ne
rencontrait que des visages consternés. M. de Thonimeray seul se
tenait impassible; mais ses lèvres, violemment crispées, trahis-
saient l'eflort d'une douleur hautaine qui se contraint pour ne pas
éclater. Je me disposais à prendre congé, lorsqu'une porte du fond
s'ouvrit à deux battans, et une servante parut sur le seuil : les plus
dures afflictions de l'âme ne changent ni les habitudes ni les condi-
tions de la vie, et tous les jours, aux mêmes heures, on se met à
table, si malheureux qu'on soit. — Vous dînez avec nous? dit M'"'^ de
Thommeray qui s'était emparée de mon bras. Et, comme je cher-
chais à m'excuser : — Par pitié, ajouta-t-elle à mi-voix, ne partez
pas avant que j'aie pu vous parler. — Je ne résistai plus et me
laissai conduire.
Malgré ces préliminaires, les choses se passèrent moins triste-
ment que je n'aurais pu l'espérer : à défaut d'entrain, le dîner ne
manqua pas de cordialité. Les cœurs et les esprits s'étaient déten-
dus peu à peu. Remis de la gêne que leur avait causée ma visite
inopportune, mes hôLes n'avaient pas tardé à comprendre que je
n'étais pas, moi non plus, sur un lit de roses, et, avec un tact dont
je leur sus gré, tous à l'envi s'efforçaient de me faire oublier ce
qu'il y avait dans ma position de pénible et d'embarrassé. Chacun
y mit du sien. Tous me traitaient comme un ami qui eût été at-
tendu. M'"* de Thommeray n'était plus la belle Irlandaise, telle en-
core que je l'avais vue h Paris. Les dernières années qui venaient de
s'écouler avaient éteint ce qui restait en elle d'éclat et de beauté;
mais elle était toujours la belle âme que j'avais été à même d'ap-
précier. L'honneur de sa vie pouvait se résumer en quelques mots :
elle avait été l'unique amour d'un honnête homme qu'elle avait uni-
quement aimé. Cela dit tout, et n'est point banal. Les deux fils,
deux colosses, sans avoir aucune des grâces de leur jeune frère,
n'étaient pas cependant dépourvus de tout charme : ils avaient ce-
lui de la douceur unie à la force. J'étais frappé surtout de la défé-
rence et du respect qu'ils témoignaient à leurs parens jusque dans
les plus petites choses : ces habitudes de soumission, qui tendent
de plus en plus à se perdre dans les familles, avaient un caractère
particulièrement touchant chez de jeunes hommes qui semblaient
faits pour commander. Leur esprit était sans apprêt, je dirais
presque sans culture, mais l'élévation de leurs sentimens n'en res-
sortait que mieux, et ils parlaient avec un grand sens de tout ce
qui se rattachait à leurs occupations journalières. Quant à M. de
Thommeray, il y avait un terrain sur lequel nous devions néces-
I
JEAN DE THOMMERAÏ. 520
sairement nous entendre. Nous étions du môme âge. Étudiant à
Paris en même temps que lui, j'avais assisté comme lui h la résur-
rection des lettres, aux fêtes de la renaissance; nos deux jeunesses
s'étaient épanouies à la même heure, dans les mômes clartés. En
rapprochant nos souvenirs, il se trouvait que nous avions vécu
côte à côte, et que plus d'une fois nous avions dû nous coudoyer.
C'était pour lui, comme pour moi, un sujet d'étonnement que
nous fussions restés étrangers l'un à l'autre, que sa main et la
mienne ne se fussent point rencontrées. Nous avions bu aux mômes
sources, ressenti les mêmes ivresses; mais le passé dont il faisait
jadis ses plus chères délices, dans lequel il s'était si longtemps
confiné, ne lui disait plus rien : il n'en parlait qu'avec tristesse.
Il avait vieilli doucement en présence d'un splendide décor qu'il
prenait pour la réalité, et voilà qu'un orage venu sur le tard avait
tout emporté; comme le laboureur qui retrouve sa ferme brûlée et
son champ dévasté, il contemplait d'un œil morne l'édifice de toute
sa vie foudroyé et réduit en poudre. Il y avait des momens où, en
dépit des efforts communs, la conversation tombait tout à coup et
s'éteignait comme un feu de chaume. Il se faisait alors un long si-
lence, plus lourd, plus accablant que le vent du Sahara. Chacun de
nous pensait à Jean, les yeux de la mère le cherchaient à sa place
vide, et le nom qu'il était interdit de prononcer, que nul ne pro-
nonçait, ce nom proscrit remplissait tous les cœurs, oppressait toutes
les poitrines.
A l'issue du dîner, pendant que le gentilhomme campagnard al-
lait avec ses fils surveiller la rentrée des récoltes, M'"'' de Thom-
meray, restée seule avec moi, m'entraînait au jardin. L'après-midi
avait été brûlante. La soirée était chaude encore; derniers souffles
embrasés du jour, de pâles éclairs blanchissaient l'horizon. A peine
avions-nous fait quelques pas le long des charmilles, qu'elle se
laissait tomber sur un banc, et là, brisée par la contrainte qu'elle
venait de s'imposer, elle donna un libre cours aux larmes qui l'é-
touffaient. Je m'étais assis auprès d'elle, et je tenais ses mains dans
les miennes. Je me taisais : il y a des douleurs qu'on n'ose pas in-
terroger. — Ainsi, dit-elle enfin, vous ne l'avez pas vu? Yous ne
savez rien de sa vie? Yous ne savez rien, vous n'êtes au courant de
rien? Quand vous êtes entré, je me suis imaginé, en vous aperce-
vant,' que vous veniez me parler de lui, j'ai cru que vous m'appor-
tiez de ses nouvelles.
— Je venais en chercher, madame. Je me réjouissais à la pensée
de le trouver ici, heureux dans sa famille heureuse. Je ne sais rien,
je ne suis au courant de rien. La dernière lettre que j'ai reçue de
lui 'était datée de Pise, et depuis...
TOME av. — 1873. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES,
— Ah! fatal séjour! ville à jamais maudite! s'écria-t-el!e avec
un geste de désespoir; c'est là qu'on me l'a pris, c'est là qu'on m'a
ravi mon enfant. — Et d'une voix fiévreuse elle se mit à raconter
ce que je savais déjà, tout ce que j'ignorais encore, la rencontre
qu'elle avait faite à Pise, ses relations avec M'"* de R..., la passion
de Jean qu'elle n'avait pas su prévoir, le trouble et le remords dont
elle avait été saisie en voyant clair dans le cœur de son fils. — J'é-
tais sans défiance, rien ne m'avait avertie du danger. Cette jeune
femme semblait aussi peu faite pour inspirer la passion que pour la
ressentir. Nulle exaltation dans les idées, l'imagination la plus calme,
un cœur parfaitement rassis, avec cela un esprit ingénu, une âme
vide et sans détours, étalant naïvement sa nudité, trop satisfaite
d'elle-même pour recourir à des vertus d'emprunt, enfin beaucoup
d'assurance, et pas l'ombre de coquetterie : elle ne se donnait pas
même la peine de chercher à plaire. Il n'était pas jusqu'au caractère
de sa jolie figure qui ne contribuât à ma sécurité : il y manquait l'é-
tincelle divine, la flamme de l'intelligence. Je ne voyais ses traits s'a-
nimer, ses beaux yeux prendre feu que lorsqu'elle entamait le récit
des fêtes mondaines qui avaient été jusque-là l'unique occupation
de sa vie, et qui représentaient pour elle le seul côté sérieux de la
destinée. Elle n'avait pas d'enfans, s'applaudissait de n'en point
avoir, et parlait de son mari juste assez pour rappeler de temps en
temps qu'elle était mariée. Les arts et la nature l'intéressaieTit mé-
diocrement; quelques journaux de mode, qu'elle se faisait adresser
de Paris, composaient toutes ses lectures. Je l'observais avec curio-
sité; elle était pour moi un sujet d'étude. Ce qui me frappait sur-
tout chez elle, c'était l'amour de la toilette et le génie de l'ajuste-
ment. Elle avait fait de la parure une espèce de culte qu'elle rendait
à sa beauté. Peu lui importait le public; elle se parait pour se parer,
pour sa propre satisfaction et son agrément personnel. Quoique
souffrante et résignée à passer dans la retraite le temps de son
exil, elle était arrivée avec toute une cargaison de caisses à chif-
fons, absolument comme s'il s'agissait de passer l'hiver à la cour.
Je me souviens qu'un soir je la trouvai chez elle en toilette de bal.
Toutes les bougies étaient allumées; elle était seule et n'attendait
personne. Parfois, à la veillée, dans le petit appartement que j'oc-
cupais à la locanda, tandis que je travaillais sous le bec d'une
lampe de cuivre, elle entrait tout à coup comme un tourbillon, ha-
billée tantôt en espagnole, tantôt en bohémienne, tantôt en marquise
de Pompadour, éblouissante dans tous ces costumes, qui étaient
autant de souvenirs des derniers bals auxquels elle avait assisté et
qu'elle me décrivait dans leurs plus minutieux détails. Elle n'était
pas futile, elle était la futilité. Eh bien! monsieur, Jean l'adorait.
JEAN DE THOMMERAY. 531
II avait découvert dans ce joli néant une victime de la société,
un cœur dépareillé, une âme incomprise. Il devinait des trésors
de mélancolie dans le mortel ennui qui la consumait. Ces appa-
rences de frivolité n'étaient que le déguisement d'une douleur qui
cherche à s'étourdir; il pressentait sous la grâce de ces mensonges
des abîmes sans fond de passion contenue, de tendresse et de poé-
sie. Que sais-je encore? C'était la femme de ses rêves ! Vous jugez
cependant quel effroi fut le mien dès que j'ouvris les yeux. M'"^ de
R... eût été libre que je n'aurais pas vu sans frémir mon fils se
jeter tête baissée dans une semblable aventure. De toute façon, ma
place n'était plus à Pise. A force de prières et de remontrances,
j'avais amené Jean à partir avec moi. Nous partîmes ensemble, et
même à présent je veux croire qu'il était sincère dans sa résolution
de me suivre. Je m'en allais triomphante et heureuse de le sauver
encore une fois; mais à Livourne, au moment de quitter l'hôtel pour
nous rendre au bateau, il ne se contint plus, sa passion éclata en
cris de révolte. Était-ce lui, Jean, mon dernier-né, que j'avais en
secret préféré aux deux autres, était-ce lui qui me sacrifiait, moi,
sa mère, à qui et à quoi, juste Dieu ! Tout ce que je pus dire fut inu-
tile : il résista même h. mes larmes. Je continuai seule mon voyage,
je rentrai seule dans la maison qui ne devait plus le revoir.
Elle s'interrompit un instant, et ses pleurs recommencèrent de
couler. — Ce qu'est devenue cette liaison, comment elle a vécu,
comment elle a fini, je ne puis vous l'apprendre. Je sais seulement
que mon fils y a laissé jusqu'à la fierté de son âme. Il n'existe
plus, le jeune homme que vous avez connu. Ah! malheureux en-
fant, combien sa chute fut rapide ! Il quittait Pise vers la fm de l'hi-
ver et rentrait dans Paris. Il devait n'y séjourner qu'une semaine ;
des mois s'écoulèrent, et nous l'attendions encore. J'avais tout dit
à mon mari. L'un et l'autre nous avions vieilli dans la foi de notre
jeunesse ; nous nous étions toujours figuré que l'amour, le premier
des biens, était assez riche de ses joies et de ses douleurs pour
pouvoir se suffire à lui-même : Jean se chargea du soin de nous
désabuser. M'"^ de R... l'entraînait dans un courant où notre avoir
ne lui permettait pas de la suivre. Nous l'avions trop aimé; à la pre-
mière résistance un peu sérieuse, il se cabra et mordit le frein. Aux
objurgations de son père, il répondait avec aigreur; les remontrances
de ses frères ne faisaient que l'irriter; mes plaintes le touchaient à
peine. Je lui envoyais en secret tout ce dont je pouvais disposer;
nous étions épuisés, à bout de sacrifices. Un jour enfin il poussa
vers nous tous un cri d'effarement, le cri d'une âme où la vie se
brise : il renonçait à reprendre sa place au milieu de nous, et, dans
un adieu suprême, il demandait qu'on lui pardonnât. Reviens, re-
532 REVUE DES DEUX MONDES.
viens! s'écria la famille éplorée. Oui, nous te pardonnons. Reviens,
mon fiîs! Reviens, mon frère! La maison qui te pleure s'ouvrira
pour te recevoir, et nous fêterons, nous aussi, le retour de l'enfant
prodigue. Ainsi nous 1-e rappelions tous, et pourtant il ne revint
pas. Le lien fatal semblait rompu; quel autre charme pouvait le
retenir? 11 avait mis fin à ses exigences et parlait vaguement d'un
long travail qu'il avait entrepris; il remettait de mois en mois, et
nous l'attendions toujours. C'est là, monsieur, qu'en étaient les
choses. Il n'écrivait qu'à longs intervalles; il y avait dans le ton
de ses lettres je ne sais quoi de sec et de banal qui me glaçait le
cœur. Nous ne vivions plus; une sourde inquiétude nous minait
lentement. Nos deux aînés allaient partir pour s'enquérir de sa
situation et tenter auprès de lui un dernier effort, quand tout à
coup de sinistres rumeurs, qui depuis quelque temps couraient
dans le pays, pénétrèrent jusque sous notre toit. Ce fut le curé du
village qui, le premier, nous donna l'alarme. Il avait vu grandir
nos enfans; il était le confident, le consolateur de nos peines. On
disait, on affirmait tout haut que Jean de Thommeray, notre fils,
traînait son nom dans un monde où ne se fourvoient ni les esprits
droits ni les cœurs honnêtes, qu'il passait à Paris pour un des
princes de la jeunesse désœuvrée, qu'il avait un hôtel, qu'il avait
des chevaux, que le jeu fournissait à ce luxe éhonté. Le ciel s'é-
croulait sur nos têtes. Ce n'était plus aux frères de partir, mais au
père. Il revint au bout de quelques jours : ses cheveux avaient
achevé de blanchir. Je le vois encore rentrant dans sa demeure, où
dix générations successives avaient conservé intact le culte de l'an-
tique vertu, où pas un n'avait failli, où de tout temps la bonne
renommée avait tenu lieu de richesse. Il vint à moi et me dit :
Femme, il ne nous reste plus que deux fils. Ce fut tout. Je n'ap-
pris que plus tard ce qui s'était passé. Comme il allait franchir
le seuil de l'hôtel où Jean nous avait laissé croire qu'il s'était logé
modestement, un break, attelé de quatre chevaux, sortait à grand
fracas de la cour. Deux laquais poudrés et galonnés occupaient le
siège de derrière; Jean conduisait lui-même l'attelage : assise au-
près de lui, une créature insolemment parée répandait jusque sur
les roues les vastes plis de sa robe flottante. Après avoir vu l'étalage
de notre honte s'éloigner et se perdre dans l'avenue des Champs-
Elysées, M. de Thommeray avait remis sa carte à un valet de pied,
et il était reparti le jour même. Vous savez le reste. Toutes relations
ont cessé entre nous et le fils indigne; nos serviteurs ont ordre de
ne plus prononcer son nom. Eh bien! tout indigne qu'il est, je ne
puis pas l'arracher de mon cœur; je suis sa mère, il est mon en-
fant. On a été trop dur, on ne s'est pas souvenu des paroles du
JEAN DE THOMMERAY. 533
Christ, on a manqué de charité. Pour le relever, il ne fallait peut-
être que lui tendre la main : le farouche honneur, l'implacable or-
gueil ne l'ont pas voulu. Vous irez le trouver, monsieur. Vous me
le promettez? poursuivit-elle d'une voix suppliante. Ne le heurtez
point, cherchez plutôt à l'attendrir. Vous connaissez la vie qu'il nous
a faite : elle était hier, elle sera demain ce qu'elle est aujourd'hui.
Racontez-lui ce que vous avez vu, mettez sous ses yeux le tableau de
notre intérieur désolé. 11 n'est pas méchant; dites-lui que je l'aime
encore, et, si déchu qu'il vous paraisse, ne l'abandonnez pas, allez
à lui sans vous lasser. Le mal, comme le bien, a ses heures de dé-
faillance; pour sauver une âme en détresse, pour la ramener au ri-
vage, il suffît parfois du brin d'herbe que la colombe jette à la
fourmi qui se noie. Enfin, monsieur, vous m'écrirez; ne me cachez
rien, mais parloz-moi de lui; que je sache qu'il vit, que je le sente
vivre, dussé-je achever d'en mourir!
Je m'attendais à des révélations douloureuses, et pourtant, je
l'avoue, ces confidences dépassaient toutes mes prévisions. Était-ce
bien de Jean qu'il s'agissait? Par quelle pente, par quels degrés ce
jeune homme était-il descendu des hauteurs où je l'avais laissé?
Quel choc imprévu avait pu le jeter dans les bas-fonds d'un monde
dont le contact seul eût révolté jadis tous ses instincts? Sans avoir
là-dessus aucune donnée certaine, M'"" de Thommeray, avertie par
l'instinct maternel, le plus sûr des instincts, attribuait à M'"^ de
R... la chute de son fils. Que la jolie comtesse y fût pour quelque
chose, je n'étais pas moi-même éloigné de le croire; mais que cette
bulle de savon eût pesé d'un tel poids sur une destinée, que cette
folle brise eût déraciné l'espoir d'une famille, démantelé l'honneur
d'une maison , voilà ce qui ne s'expliquait pas. Ma raison s'y per-
dait. Il se faisait tard. Nous avions rejoint M. de Thommeray au
salon; je serrai la main de mes hôtes, trop généreux pour chercher
à me retenir, et je m'éloignai pénétré de tristesse, en repassant
dans mon esprit tout ce que je venais de voir et d'entendre.
De retour à Paris, je pensai à m'acquitter sans retard de la mis-
sion qui m'était confiée; mais, avant d'agir, je désirais savoir au
juste quelles étaient les habitudes de Jean et quelle existence il
menait. Malgré tout ce qui avait frappé mes yeux et mes oreilles,
j'hésitais à croire le mal aussi profond que je l'avais jugé d'abord
sous l'influence du milieu austère où je venais de passer quelques
heures : je tenais à m' assurer si M. et M'"^ de Thommeray ne s'exa-
géraient pas involontairement la portée des écarts de leur fils. Quoi-
que étranger au monde des affaires, j'y comptais pourtant des amis:
les renseignemens que j'obtins ne me laissèrent malheureusement
aucun doute. Tout était vrai et au grand jour : Jean ne cachait rien
534 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa vie. Il ne faudrait pas pourtant s'imaginer qu'on ne parlât
de lui qu'avec mépris; nous avons des trésors d'indulgence pour la
corruption élégante et prospère. Ses coups de bourse, son bonheur
au jeu, lui valaient sur Ja place moins de contempteurs que d'en-
vieux, et, tandis que sa famille le rejetait, il y en avait plus d'une
qui l'eût adopté volontiers. Du reste, l'opinion de ses contemporains
lui était fort indifférente; le vice avait rarement affiché de si vertes
allures. Il vivait publiquement avec une sorte de créature que ses
aptitudes et sa dextérité à dévorer les fils de famille avaient ren-
due célèbre sur le turf parisien. Fiametta était son nom de guerre;
son nom de paix, nul ne l'a jamais su. L'histoire de leur rencontre
ne mériterait pas d'être rapportée, si l'on ne pouvait y voir un
trait des mœurs de notre temps. Un dimanche, en plein soleil d'été,
la Fiametta traversait seule le jardin du Palais- Royal. La hardiesse
de sa démarche, le carmin de ses lèvres, le caractère de sa beauté,
qu'accentuait encore l'éclat de sa toilette, auraient suffi pour at-
tirer tous les regards; mais ce qui la signalait surtout à la curio-
sité des promeneurs, c'était la masse énorme de cheveux roulés
dans un filet de soie qui tombait du sommet de la tète jusqu'au
milieu du dos, et qu'elle portait littéralement comme une hotte.
Jamais la folie du cheveu n'avait été poussée si loin. L'extravagance
de ce luxe d'emprunt avait mis le public en gaîté, et, la donzelle
n'ayant dans sa personne rien qui commandât le respect, un instant
vint où elle se trouva enfermée dans un cercle de quolibets. Chacun
disait son mot, les femmes s'en mêlaient. D'honnêtes bourgeoises à
qui les appointemens de leurs maris ne permettaient qu'un modeste
chignon plat comme une galette criaient au scandale, et se ven-
geaient ainsi des rigueurs de la destinée. Elle cependant, l'air hau-
tain et superbe, demeurait impassible au milieu de la foule qui
grossissait. L'arrogance de son attitude ne faisait qu'exciter la
verve des assistans, quand tout à coup, sous le feu croisé des rires
gouailleurs et des malins propos, elle enleva d'un tour de main le
filet où la masse de cheveux était emprisonnée, et toute sa cheve-
lure, entraînée par son propre poids, se déroula en larges nappes
et l'enveloppa comme un manteau. Les rires avaient cessé, un cri
d'étonnement sortit de toutes les poitrines. Jean, qui passait par là,
avait été témoin de cette scène. Il s'approcha gracieusement de la
belle qu'il voyait pour la première fois, et que son triomphe échevelé
ne laissait pas d'embarrasser un peu. — Madame, lui dit-il du ton le
plus courtois, ma voiture est à deux pas d'ici, et, si vous le per-
mettez, j'aurai l'honneur de vous y conduire. — Sans hésiter, elle
avait accepté le bras de Jean, et, à partir de ce joui', ils ne s'é-
taient plus quittés.
JliAN DE TIIOMMERAY. 535
Attractions du ruisseau ! éternelle puissance de la putréfaction
morale! cette fille, d'une beauté douteuse et d'un âge incertain,
aussi dénuée de cœur que pourvue de cheveux, exerçait sur Jean
un empire absolu. Il se montrait partout avec elle, au bois, aux
courses, au théâtre; c'est elle qui tenait sa maison, elle y était maî-
tresse et souveraine. On peut d'après cela se former une idée de la
société qu'il recevait chez lui : femmes déclassées, gens de bourse,
auteurs peu considérables, journalistes peu considérés, petits gen-
tilshommes à bout de patrimoine, et qui, sans emploi ni ressources
avouables, faisaient grande chère et beau feu, tels étaient les com-
mensaux habituels de la place où je me préparais à pénétrer. La
démarche était scabreuse, je n'en espérais aucun résultat. Je n'avais
rien de ce qu'il faut pour travailler fructueusement à la conversion
des pécheurs; mais, outre que j'obéissais à M'"*" de Thommeray, je
ne pouvais me défendre d'un mouvement de compassion pour ce
jeune homme qui m'avait été cher et que j'avais connu si aimable. Il
y avait dans le déraillement de sa destinée un mystère qui m'attirait.
J'éprouvais l'impérieux besoin d'interroger le gouffre qui l'avait en-
glouti : je voulais lui donner jusque dans son abaissement, à défaut
d'estime, un témoignage d'intérêt.
Donc, un matin, je me rendais chez Jean. Son hôtel était situé
dans une des rues encore assez désertes qui aboutissent à l'avenue
des Champs-Elysées. L'habitation se composait d'un seul étage; le
boulingrin qui s'étendait devant le perron, les massifs de verdure
qui masquaient les écuries et les remises, lui donnaient un air de
cottage. Un domestique en culotte courte et en habit à la française
avait pris mon nom : quelques instants après, j'étais introduit dans
un salon d'attente qui n'eût point déparé l'intérieur d'un palais.
OEuvres d'art et tableaux de maîtres, tentures de damas de soie,
tapis de Smyrne, émaux de la renaissance, vieilles faïences ita-
liennes; une bougie brûlait à l'intention des fumeurs sur une table
de marqueterie couverte de journaux, de brochures et de bulletins
portant les derniers cours de la Bourse. Jean me suivait de près, je
n'eus pas l'ennui de l'attendre longtemps; une porte s'ouvrit, et je
le vis paraître.
Il vint à moi la main tendue, avec beaucoup d'aisance et de dé-
sinvolture, sans le moindre trouble apparent, comme si le luxe au
milieu duquel je le surprenais eût été le prix avéré d'un travail
glorieux ou honnête. Il commença par s'excuser de m'avoir si long-
temps négligé. — Vous êtes tout excusé, lui dis-je. J'arrive de Bre-
tagne, j'ai eu l'occasion d'y voir votre famille, et, comme vous ne
m'avez jamais parlé de vos parens qu'avec amour et respect, je
crois remplir un devoir en venant vous entretenir de l'état d'af-
fliction où je les ai trouvés.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
Je partis de là pour lui rendre compte du spectacle navrant dont
j'avais été le témoin; mais lui, m'interrompant presque aussitôt:
— De grâce, monsieur, n'allez pas plus avant, me dit-il avec un
grand calme et d'un ton d'urbanité parfaite. Je rends justice à vos
intentions, mais je sais depuis longtemps tout ce que vous pensez
avoir à m'apprendre, vous ne m'apprendriez absolument rien. C'est
entendu, ma façon de vivre est pour tous les miens un sujet de
trouble et de scandale. Mes frères me renient, ma mère pleure
en secret sur moi, mon père ne me connaît plus. Parlons à cœur
ouvert, je suis le désespoir et la honte de ma famille. Eh bien! mon-
sieur, soyez mon juge. Qu'ai-je fait pour provoquer cet appareil de
deuil et ce déploiement de rigueurs, pour mériter de perdre l'affec-
tion des êtres qui m'aimaient et pour tomber si bas dans leur es-
time? J'aurais commis quelque grand crime que je ne serais pas
traité plus durement. Est-ce ma faute, à moi, si mes parens, enfer-
més et murés dans le souvenir de leur jeunesse, ont vieilli sans
s'apercevoir du travail qui s'accomplissait autour d'eux? Est-ce ma
faute si, après avoir été élevé comme dans un cloître, bercé d'illu-
sions, nourri de contes bleus et gorgé d'idéal, je me suis éveillé
un beau matin en présence d'une société où il n'y avait de vrai que
l'argent, et qui démentait par la fureur de ses convoitises toutes les
croyances, toutes les rêveries dont on m'avait farci la ceiTclle? Est-
ce ma faute enfin si, dans cette terre promise où j'arrivais la lèvre
en feu et le cœur plein de flamme, je n'ai trouvé que des sources
taries et des brasiers éteints? Je n'étais pas un saint. Las de courir
après les chimères, de n'embrasser que des fantômes et de laisser
un lambeau de ma chair dans chacun de ces embrassemens, je me
suis accoutumé peu à peu aux réalités. INe pouvant prétendre à ré-
former le siècle, j'ai fini par me faire à ses mœurs et par endosser
sa liviée; il m'a paru que, dans une société où l'argent était dieu,
ne pas être riche serait une impiété. Le temps n'est plus du bien
longuement et laborieusement amassé. Tout va vite aujourd'hui.
On ne conquiert plus la fortune, on la surprend ou on la force. J'ai
joué, je ne. m'en défends pas : si c'est un cas pendable, voilà beau-
coup de gens en l'air. J'avais l'audace et le sang-froid, le coup
d'œil prompt et sûr, la décision rapide, tout m'a réussi : où est le
mal? Je soutiens par le jeu l'état de maison que le jeu m'a donné :
parmi les fortunes du jour, combien en comptez-vous qui puissent
invoquer une autre origine et qui se maintiennent par une autre in-
dustrie? Si vous consultiez le carnet de mon agent de change, vous
m'y verriez en nombreuse et bonne compagnie. Mes parens ont vécu
des passions de leur époque : je vis des passions de la mienne.
Quelle action cependant peut-on me reprocher? Me suis-je enrichi
au détriment de l'honneur? Mon nom a-t-il servi d'enseigne à quel-
JEAN DE THOMMERAY. 537
que entreprise douteuse? M'a-t-on surpris me glissant le soir dans
quelque tripot clandestin? Je travaille en pleine lumière et vais
partout tête levée. Si ma richesse est fille du hasard, je la légitime
et l'anoMis par l'usage que je sais en faire. Je dépense en grand
seigneur, et l'or qui passe par mes mains n'a pas le temps de les
salir. Quant au monde dont je m'entoure, croyez-moi, de quelque
nom qu'il vous plaise de l'appeler, il ne vaut ni plus ni moins que
celui qui s'intitule modestement le meilleur monde. On peut sans
risque ni péril se laisser choir de celui-ci dans celui-là : on ne
tombe pas de bien haut. Que ma famille se rassure, les petites
dames ne coûtent pas plus cher que les grandes : elles offrent cet
avantage, qu'on sait tout de suite à quoi s'en tenir sur leur désin-
téressement. Avouons-le, ces diverses catégories de monde ne sont
que nominales : au fond, elles n'existent pas. Plus ou moins gros-
siers, plus ou moins hypocrites, plus ou moins effrontés, les appé-
tits sont partout les mêmes. Il n'y a plus d'âmes; c'est la matière
qui nous mène. La société n'est plus qu'une immense bohème :
d'un côté, la bohème crottée, haineuse, envieuse, qui aiguise ses
dents et qui guette son heure; de l'autre, la bohème dorée, qui se
dépêche de vivre et de jouir comme si elle se sentait emportée fa-
talement vers le cap des tempêtes, comme si chaque jour qui s'é-
coule n'était pas sûr du lendemain. Yoilà, monsieur, la vérité vraie :
le reste n'est que songe et mensonge.
C'était une grande pitié d'entendre ce jeune homme exalter sa
chute et glorifier sa déchéance. Je ne le quittais pas des yeux, et
l'examen de sa personne ne démentait point son langage. Tout chez
lui trahissait les habitudes de sa vie nouvelle. Les veilles, les excès,
les émotions du jeu, avaient fané son teint, flétri ses tempes et dé-
pouillé son front. Le regard, autrefois si doux et si limpide, prenait
par instans le reflet bleuâtre et le dur éclat de l'acier. La précision
du geste, le son métallique de la voix, le ton sec et cassant, l'as-
surance et l'aplomb que donne la richesse, faisaient de lui un des
types accomplis du monde qu'il venait de peindre. Lorsqu'il était
parti pour Pise, j'avais dit adieu à un poète, je retrouvais un homme
d'affaires. — Vous vous êtes complètement mépris, répliquai-je,
sur la pensée qui m'a conduit auprès de vous. Je n'apportais ici ni
plaintes ni sermons : vous n'aviez pas à vous défendre. Vous vivez
comme il vous convient, je n'ai point qualité pour apprécier vos
•actes. Je crois seulement que vous ne vous faites pas une idée nette
et claire de l'état d'affliction où votre famille est plongée : c'est
mon devoir de vous en instruire. Souffrez donc que je reprenne les
choses où je les ai laissées quand vous m'avez interrompu, car il
faut que vous m' écoutiez. Je serai bref, et, ma tâche remplie, vous
n'aurez d'autre juge que vous-même, je vous livrerai à vos ré-
538 BEVUE DES DEUX MONDES,
flexions. — Et, sans m'arrêter au geste d'impatience dont il n'avait
pas été maître, j'entamai à nouveau le récit de ma visite chez ses
parens. Je m'adressais, hélas ! à une âme déjà bien endurcie. Tandis
que je parlais, il allait et venait par la chambre, tordant et mor-
dant sa moustache, et je lisais dans sa pensée qu'il n'eût pas été
fâché de voir surgir un incident qui m'aurait obligé de quitter la
place. Quand j'en vins cependant à parler de sa mère, quand je la
lui montrai usée par le chagrin, quand je lui rappelai qu'il avait été
son enfant de prédilection, quand je lui affirmai qu'il l'était encore
malgré ses fautes et ses égaremens, je le vis par degrés changer de
maintien, ses traits se contractèrent, il se jeta sur le divan où j'é-
tais assis, et prit sa tête entre ses mains. J'avais touché le point
vulnérable, mais, pour y arriver, il m'avait fallu fouiller en plein
roc, et dans son attendrissement même je sentais encore je ne sais
quoi de farouche et de résistant.
Je le regardai quelque temps en silence, puis je l'attirai douce-
ment vers moi. — Est-ce vous, Jean, que je retrouve ainsi, vous
qui m'aviez laissé voir une âme si haute et si fière? Vous n'êtes
point la dupe des sophismes et des paradoxes que vous mettiez
tout à l'heure en avant. Un groupe d'individus vivant aux crochets
du hasard ne représente pas toute la société : vous vous noyez dans
une mare, et vous accusez l'océan. C'est ce que vous-même appe-
liez jadis une philosophie d'antichambre. Pour que vous en soyez
venu là, il a dû se passer dans votre vie quelque chose d'affreux,
quelque chose d'irréparable. Eh bien! mon enfant, un poète l'a
dit, on se console en se plaignant, et parfois une parole nous a dé-
livrés d'un remords. Au nom de la sympathie qui vous avait en-
traîné vers moi, au nom du sérieux intérêt que vous n'avez pas
cessé de m'inspirer, confiez- moi le secret du mal que vous a"vez
souffert. J'en connais déjà l'origine. Vos dernières lettres m'avaient
appris ce que peut-être vous ignoriez alors. Yous aimiez M'"'' de R...
Yous êtes resté seul avec elle à Pise, vous l'avez suivie à Paris.
Dites, Jean, que s'est-il passé? On vous a fait au cœur une bles-
sure bien profonde, plus profonde que celle dont vous aviez failli
mourir. S'il est trop tard pour la fermer, s'il ne m'est pas donné de
pouvoir la guérir, ne puis-je du moins, cette fois encore, y porter
une main amie?
Au nom de M'"® de R..., il avait tressailli : un sourire étrange
effleura ses lèvres. Ce fut l'affaire d'un instant. Il se leva, roula,
entre ses doigts une cigarette, l'alluma à la llamme de la bougie,
puis, avec la familiarité du parvenu, il se mit à cheval sur une
chaise en point de Beauvais, et les bras appuyés sur le dossier, d'un
air aussi dégagé que s'il débitait la nouvelle du jour ou l'anecdote
de la veille : — Mon Dieu, monsieur, s'il peut vous être agréable
JEAN DE THOMMERAY. 539
d'entendre raconter cette petite drôlerie, je veux bien vous la dire.
Je doute, à ne vous rien celer, qu'elle réponde à votre attente.
C'est une histoire toute simple, et qui n'a pas, au temps où nous
sommes, le mérite de l'originalité; vous la prendrez pour ce qu'elle
vaut. Voici la chose dans sa grâce naïve. J'aimais M""' de R...; je
l'aimais d'un amour craintif et discret. Je ne m'arrêtais pas, ainsi
que le faisait ma mère, à l'apparente frivolité de ses goûts; quelques
soupirs mai étouffés, quelques réflexions inspirées par l'instabilité
des affections humaines m'avaient ouvert sur le passé de cette jeune
femme des perspectives désolées. J'étais tout pénétré des premières
lectures dont ma jeunesse avait été nourrie : je voyais en elle un
cœur brisé et qui n'aspire plus qu'au repos. Mon amour n'avait pas
encore osé se déclarer, lorsque ma mère en surprit le secret. Elle
n'eut plus dès lors qu'une pensée, m'arracher au danger qu'elle
pressentait, et quitter Pise en m'entraînant avec elle. Je résistai à
ses remontrances, je finis par céder à ses prières. J'étais de bonne
foi. M'"^ de R... n'avait rien dit, rien fait pour encourager ma pas-
sion ni pour en provoquer l'aveu. En avait-elle seulement le soup-
çon? Je n'aurais pas voulu l'affirmer, tant elle semblait morte au
sentiment qui remplissait ma vie. L'annonce de mon prochain dé-
part ne l'avait émue ni troublée; elle ne songeait pas plus à s'en
étonner qu'à s'en plaindre. Il ne me déplaisait point d'aller ense-
velir dans la retraite l'éternelle tristesse d'un amour malheureux :
je partis sans esprit de retour. Cependant, à mesure que je m'éloi-
gnais, un flot de pensées tumultueuses montait à mon cerveau. Je
m'indignais contre moi-même : je m'accusais d'imbécillité. Une voix
intérieure me criait que je laissais le bonheur derrière moi : qu'a-
vais-je fait pour le saisir? En me reportant à l'heure des adieux, je
me figurais que son dernier regard renfermait un reproche, que la
dernière étreinte de sa main essayait de me retenir. A Livourne,
au moment d'abandonner le pays où fleurit l'oranger, la terre où je
l'avais connue, où je l'avais aimée, je sentis que le sacrifice était
au-dessus de mes forces : je m'échappai des bras de ma mère et
repris la route de Pise. A peine arrivé, je courus au palais qu'ha-
bitait M'"^ de R..., je me jetai à ses genoux, je couvris ses mains
de baisers et de larmes, et il faut bien qu'elle ait été touchée d'une
passion si méritante, car je lui dois cette justice qu'elle ne tarda
pas à m'en octroyer le prix.
Je ne le nie point, je connus d'heureux jours. En amour, aussi
bien qu'en matière de foi, il n'est rien que de croire, l'objet du
culte importe peu; tout ce que l'on croit est vrai, il n'y a de vrai
que ce que Ton croit. J'aimais, j'étais aimé : mon rêve s'était fait
chair, il palpitait sous mes caresses. Jamais lune de miel ne brilla
d'un si doux éclat. Je vivais dans l'extase, je marchais sur les nuées,
54 0 REVUE DES DEUX MONDES.
je goûtais dans leur plénitude les joies et les ivresses qui mettent
l'homme au rang des dieux. L'heure était proche où j'allais re-
prendre ma place parmi les mortels. Le printemps s'annonçait à
peine que. déj^ Valentine, c'était son nom d'ange, se montrait im-
patiente de retourner en France. Je me disposais à l'accompagner;
elle me fit entendre qu'elle avait vis-à-vis du monde des ménage-
mens à garder. En même temps elle me conseillait, avec toute la
tendresse imaginable, d'aller passer deux ou trois mois chez mes
parens : nous devions tous les deux cette réparation à ma mère,
elle insistait beaucoup là- dessus. J'étais inquiet sans savoir pour-
quoi; j'éprouvais le sourd malaise qui précède la fin du bonheur.
La veille du départ, comme elle achevait ses préparatifs avec l'ar-
deur d'une pensionnaire qui s'apprête à quitter le couvent : —
Vous partez sans moi, vous partez ! lui dis-je. Que vais-je devenir
loin de vous? Je ne le comprends que trop, nous ne nous verrons
plus qu'à travers mille obstacles. Si vous le vouliez bien, nous ne
nous séparerions pas. Je sais qu'il y a dans la Sabine ou dans les
gorges du Mont-Cassin des solitudes enchantées faites pour servir
de refuge aux âmes que la société opprime ou méconnaît : c'est là
que nous irions vivre tous deux, libres, ignorés, oubliés du monde
qui n'est pas digne de vous posséder. — Toute séduisante qu'elle
était, cette proposition n'obtint pas le succès que j'en espérais. —
La Sabine ! le Mont-Cassin ! je n'y avais jamais pensé; nous en re-
parlerons, me dit-elle. —Cette réponse, à laquelle j'étais loin de
m'attendre, aurait dû m' éclairer : l'impression douloureuse se dis-
sipa dans l'attendrissement des adieux. Je rentrais en France quel-
ques jours après elle; mais au lieu de me rendre en Bretagne,
comme j'en avais l'intention, j'allai fatalement la rejoindre à Paris.
Ici, monsieur, changement de décor! J'étais de retour depuis
près d'un mois, et il ne m'avait encore été permis de contempler
ma divinité qu'à ses heures de réception, quand la cour et la ville
faisaient cercle autour d'elle et défilaient dans ses salons. Un mot,
un regard, un sourire, pour toute allusion au passé une pression
de main furtive, tel était le régime frugal auquel je me trouvais
soumis après tant de jours d'abondance. J'avais loué, dans un des
quartiers les plus retirés et les plus solitaires, un pavillon isolé au
fond d'un jardin, où vainement j'attendais l'heure du berger : comme
l'ours qui pendant l'hiver se nourrit de sa propre graisse, mon bon-
heur en était réduit à subsister de ses souvenirs. Dernière ressource,
consolation suprême des amans en retrait d'emploi, j'écrivais des
lettres que j'oserai qualifier de brûlantes, et qui, pour la plupart,
demeuraient sans réponse. Disons-le en passant, nous avons perdu
l'habitude des entretiens épistolaires qui furent longtemps les dé-
lices d'une société aujourd'hui disparue. En général, les hommes
JEAN DE THOMMERAY. 5itl
n'écrivent plus que des lettres d'aiïaires, la furie du luxe a tué chez
les femmes le goût et le génie de la correspondance. Valentine oc-
cupait avec son mari un hôtel de la rue de Courcelles. Cette âme
opprimée n'obéissait qu'à ses caprices, ce cœur brisé n'offrait pas
trace de fêlure, cette destinée flétrie dans sa fleur et que je m'étais
donné pour tâche de réconcilier avec la vie s'épanouissait au sein
de l'opulence comme dans son élément naturel. Je ne pouvais m'em-
pêcher de reconnaître que, si M""^ de R... était en eifet une victime
de la société, la société traitait assez doucement ses victimes. Quant
au mari, je n'avais fait que l'entrevoir : c'était un homme de trente
ans à peine, fatigué avant l'âge, d'un aspect élégant et froid, et qui
laissait volontiers à sa femme toutes les libertés dont il usait large-
ment pour lui-même. Ils menaient grand train chacun de son côté,
et vivaient sous le même toit à peu près étrangers l'un à l'autre. Voilà
l'intérieur que je me plaisais à remplir de tragédies bourgeoises,
d'épopées domestiques. Toutes mes idées étaient renversées. L'ange
de Pise se dérobait et m'échappait par tous les bouts, et chaque
fois que j'essayais de le ressaisir, les plumes de ses ailes me res-
taient dans la main. La résignation n'était pas mon fait. Irrité par
les obstacles et les diflicultés qu'il rencontrait à chaque pas, mon
amour prenait de jour en jour un caractère plus tenace et plus âpre.
Cet amour, né dans mon cerveau, avait envahi tout mon être;
l'image des voluptés perdues obsédait mon cœur et mes sens. Bien
que déchu de son prestige, l'objet était encore d'assez haut prix
pour mériter d'être disputé ; comme Henri IV, je me mis en cam-
pagne pour reconquérir mon royaume. Tous les jours, aux mêmes
heures, je battais à cheval les allées du bois, et j'avais parfois la
satisfaction d'apercevoir mon inhumaine nonchalamment assise sur
les coussins de sa voiture et distribuant autour du lac sourires et
saints familiers. Je me reportais aux longues promenades que nous
faisions ensemble, par les après-midi silencieuses, sur les bords de
l'Arno ou sous les chênes verts des Caséines; mes réflexions étaient
amères. J'avais noué des relations qui m'ouvraient la société pari-
sienne. Les plaisirs de l'hiver promettaient de se prolonger jusqu'à
l'été; c'est au milieu du bruit et de l'éclat des fêtes que je la re-
trouvais le soir, et qu'il m'était accordé d'échanger quelques paroles
avec elle. Je la suivais à travers la foule, et lorsqu'enfin je pouvais
l'aborder, lorsque, dans un tête-à-tête enlevé d'assaut et dont les
instans étaient comptés, j'osais me plaindre à mots voilés et lui
rappeler discrètement ce qu'elle semblait avoir oublié, elle avait
avec moi des ingénuités d'enfant ou des étonnemens de vierge qui
coupaient court à tout et me désarçonnaient. J'étais bientôt obligé
de céder la place, et je m'éloignais la rage dans le cœur, ne sachant
ce que je devais admirer le plus, de ma bêtise ou de ma lâcheté.
542 REVUE DES DEUX MONDES.
La splendeur de ses toilettes toujours nouvelles, l'inaltérable séré-
nité de ses traits, sa beauté de statue et ses airs de vestale ache-
vaient de m' exaspérer; il y avait des momens où je sentais s'allu-
mer en moi des appétits de fauve prêt à se jeter sur sa proie. J'étais
jaloux, et je n'aurais pu dire ni de qui ni de quoi. Également in-
différente à tous les hommages, elle avait la froideur du marbre,
de même qu'elle en avait la blancheur; ma jalousie s'agitait et se
consumait dans le vide. J'avais été vingt fois sur le point de me
retirer : l'orgueil m'y poussait et me retenait tour à tour. Il me res-
tait un espoir auquel je m'accrochais comme à une dernière branche.
Le monde élégant allait se disperser : rendue à elle-même, "Valen-
tine me reviendrait peut-être, et j'entrevoyais d'heureux jours.
Un soir, à l'ambassade d'Autriche, dans une de ces fêtes prési-
dées avec tant de grâce , et qui réunissaient toutes les étoiles de
première grandeur, je profitai d'un moment où le vide s'était fait
autour d'elle, je la saisis, pour ainsi dire, au vol; je l'attirai dans
une embrasure, et tout d'abord je m'informai de ses projets. —
Voici l'été, vous ne le passerez pas à Paris : où irez-vous? que
pensez-vous faire?
— Ce que je fais tous les ans, dit-elle. Les bains de mer me sont
ordonnés...
— Et vous les prendrez?..
— A Trouville.
— A TrouvJlle! m'écriai-je : c'est h Trouville que vous comptez
aller !
— Sans doute. Où voulez-vous que j'aille? Dans la Sabine ou
dans les défilés du Mont-Cassin? — Et elle se mit à énumérer et à
décrire les amours de costumes qu'elle emporterait avec elle. Le
grand artiste s'était surpassé. Costumes du matin, costumes de
l'après-midi, costimies du soir : il y en avait pour toutes les heures
de la journée.
— Ainsi, lui dis-je, vous retrouverez au bord de la mer l'existence
que vous menez ici?
— Au bord de la mer comme ici, je mène l'existence d'une
femme de mon rang : quel mal y voyez-vous?
Poussé à bout par l'imperturbable assurance de son attiturle et
de ses réponses, je laissai se répandre en reproches amers toutes
les humiliations qui depuis six semaines s'amassaient dans mon
cœur. Se jouait-elle de moi? Pour qui me prenait-elle? Avais-je
rêvé ce qui s'était passé à Pise? Était-ce la comtesse de R... que
j'avais tenue dans mes bras? N'avais-je possédé que son ombre?
Tout cela était dit à voix basse, d'un ton agressif, avec le sourire
sur les lèvres : on ne pouvait nous entendre, mais on pouvait nous
observer. — Je ne sais pas ce que vous avez, répliqua- 1- elle sans
JEAN DE TIIOMMERAY. 5AS
paraître autrement émue d'une si vive attaque. Je n'ai pas cessé
d'avoir pour vous une affection véritable. Je n'oublierai jamais que,
si je ne suis pas morte d'ennui à Pise, c'est à vous que je le dois.
J'ai fait tous mes efforts pour élever mes sentimens à la hauteur des
vôtres. Malheureusement ce qui était possible à Pise ne l'est plus
à Paris. J'ai des devoirs envers le monde, envers mes proches,
envers ma maison. J'aurai toujours grand plaisir à vous voir : de
quoi vous plaignez- vous?
Nous étions enveloppés, pressés de toutes parts. — Madame, lui
dis-je de l'air le plus gracieux, vous ne m'aimez pas, vous ne m'a-
vez jamais aimé et n'aimerez jamais personne : vous n'avez ni cœur
ni âme. Moi, je ne suis ni d'âge ni d'humeur à m'accommoder plus
longtemps du rôle d'amant honoraire. Souffrez donc que je vous
dise ici un éternel adieu : je ne vous reverrai de ma vie. — Et je
m'en allai.
Le croirez-vous? Au bout de quelques jours, j'étais la proie d'un
incommensurable ennui. L'amour ne meurt pas fatalement avec les
illusions qui l'ont fait naître; il vit encore par les racines longtemps
après qu'il s'est découru nné. Je m'étais promis de partir; je restai.
Je m'étais juré de ne plus mettre le pied dans le monde, j'y retour-
nai avec l'espoir inavoué de retrouver M""" de R.... Le monde était
désert, Valentine avait cessé de s'y montrer. Je la cherchai au bois,
le bois s'était changé en une vaste solitude; Valentine n'y venait
plus. Je m'informai discrètement à son hôtel; madame la comtesse
vivait enfermée et ne recevait personne. Je me demandais avec une
secrète complaisance si je n'étais pour rien dans ce brusque revire-
ment. Un jour, je rôdais autour de sa demeure lorsque je rencon-
trai la femme de chambre qu'elle avait emmenée avec elle à Pise
et qui avait été témoin de mon bonheur. — Ah! monsieur Jean, je
ne sais pas ce qu'a madame la comtesse; depuis quelques jours elle
ne fait que gémir et pleurer. — Bonne créature, que je l'aurais em-
brassée volontiers ! Je n'en doutais pas, j'étais la cause de ces larmes.
Je m'élançai sur les pas de la chambrière, et j'arrivai éperdu jusque
dans le boudoir où se tenait ma chère désolée.
Moment plein de promesses! je n^ puis y penser sans un frisson
de volupté. Uniquement parée de sa beauté et n'ayant pour tout vê-
tement qu'un peignoir qui l'enveloppait comme un nuage de mous-
seline, elle était à demi couchée sur un divan de soie capitonnée,
la tête renversée sur une pile de coussins, les cheveux en désordre,
les paupières brûlées de larmes, la poitrine gonflée de soupirs. En
m'apercevant, elle se souleva d'un air languissant et me regarda
sans colère : de longs pleurs coulaient de ses yeux. J'embrassais
ses genoux, je laissais déborder mon cœur. — Pardonnez-moi, di-
sais-je d'une voix suppliante, J'ai été dur et cruel envers vous; mais
544 REVUE DES DEUX MONDES.
fallait-il en croire un malheureux égaré par le désespoir et qui n'a-
vait plus sa raison? J'étais fou. INe pleurez pas. Vous savez bien que
je vous aime! Dites que vous me pardonnez. — Je continuai quelque
temps- sur ce ton avec l'éloquence qui manque rarement à l'ex-
pression des sentimens sincères, et, sans me flatter, je doute que
l'amour ait trouvé souvent des accens plus soumis et des notes plus
tendres. Valentine pourtant se taisait, ses larmes ne tarissaient pas,
et la situation commençait à devenir embarrassante, lorsque je m'en
tirai par une explosion de lyrisme endiablé : — Mais puisque je
t'aime, mais puisque je t'adore, puisque tu es mon âme, mon unique
trésor, mon seul bien, ma vie tout entière, pourquoi donc pleures-
tu? m'écriai-je en la saisissant violemment dans mes bras. Oublie
ce que j'ai pu te dire, vis dans le monde, puisqu'il te plaît d'y vivre;
sois la reine de toutes les fêtes, reine par l'élégance aussi bien que
par la beauté; tu n'entendras plus une plainte sortir de ma bouche,
tu ne surprendras plus un reproche dans mon regard. J'applaudirai
à tes triomphes, et lorsque, fatiguée de vains hommages, tu éprou-
veras le besoin de te reposer sur un cœur aimant et fidèle, tu n'au-
ras qu'à faire un signe et tu me verras h tes pieds.
Tout en exécutant ces variations brillantes sur un thème vieux
comme le monde, je pressais dans mes bras son corps souple et
charmant. Je baisais tour à tour son front et ses cheveux, je séchais
sous le feu de mes lèvres la céleste rosée qui baignait son visage, je
m'enivrais du parfum sans nom qui s'exhale de la femme aimée, et
qu'il suffit de respirer une fois pour en être à jamais imprégné.
J'entendais le chant des séraphins, le paradis s'entr' ouvrait de-
vant moi, quand Valentine, se dégageant d'assez mauvaise grâce :
— Laissez-moi, dit-elle, ces propos sont hors de saison. Vous m'a-
vez fait beaucoup de chagrin l'autre soir, je vous ai trouvé fort
méchant; mais plût à Dieu que je n'eusse pas d'autres sujets de
peine! — Cet aveu si touchant, parti du fond de l'âme, m'avait
subitement dégrisé. — Ainsi, lui dis-je avec un peu d'amertume et
de confusion, je n'étais pour rien dans votre désespoir? Ces larmes,
que je recueillais précieusement comme des perles dans mon cœur,
ce n'était pas pour moi que vous les répandiez? — Puis, oubliant
ma déconvenue pour ne penser qu'à sa détresse : — Eh bien, Va-
lentine, quels autres sujets de peine avez-yous? Quels qu'ils soient,
je veux les connaître.
— A quoi bon? répliqua-t-elle; je suis perdue, et vous n'y pou-
vez rien.
— Perdue! m'écriai-je, et je n'y puis rien! Quelle idée vous
faites-vous donc de l'amour, et n'est-il pas étrange que, aimée
comme vous l'êtes, vous désespériez de la sorte? L'amour peut
tout; ma vie vous appartient. Parlez, expliquez-vous. Le monde est
JEAN DE TIIOMMERAY. 5^5
rempli de lâchetés et de trahisons. De quoi s'agit-il? Quel danger
vous menace? Que vous a-t-on fait?
Les questions se pressaient et se succédaient coup sur coup. Je
fouillais jusque dans son passé pour tâcher d'y saisir le secret dou-
loureux qu'elle s'obstinait à me taire. — Vous n'y pouvez rien ! vous
n'y pouvez rien ! disait-elle. — Je priais, je suppliais ; mon ima-
gination s'enflammait à la pensée du rôle que j'étais appelé à rem-
plir. J'échappais aux alladissemens de la vie mondaine. Je respirais
l'air des hautes régions pour lesquelles je me sentais né. J'abor-
dais les entreprises chevaleresques, je me préparais aux grands
sacrifices, aux poétiques dévoûmens que j'avais tant de fois rêvés.
Valentine m'était rendue; malheureuse, elle se relevait à mes yeux
et recouvrait tout son prestige. Elle n'était plus l'ombre légère
que je poursuivais de salons en salons; c'était une âme atteinte et
souffrante, l'âme que j'avais devinée, l'héroïne que j'avais pres-
sentie lors de nos premières rencontres. La sauver à tout prix, lui
servir d'appui, de refuge, mourir pour elle s'il en était besoin, telle
était désormais mon ambition. Elle parut enfin touchée de ma ten-
dresse ; à bout de résistance, son cœur éclata, et voici, monsieur,
les confidences qui s'en échappèrent... M""^ de R..., avant qu'il fût
question de son voyage à Pise, devait à ses fournisseurs, couturier,
modiste, parfumeur et lingère, quelques menues sommes dont
l'addition donnait au total une bagatelle de cent soixante-quinze
mille francs. Pour sortir de presse, elle avait, à l'insu de son mari,
contracté un emprunt, et, pleine de confiance en la Providence,
dont la bonté s'étend sur toute la nature, s'était reposée sur elle
du soin de faire honneur à ses engagemens. Or les engagemens
arrivaient à terme, le juif repoussait tout accommodement. Valen-
tine se trouvait au dépourvu en présence de deux cent mille livres
à rembourser, intérêts compris, et il ne semblait pas que la Provi-
dence témoignât beaucoup d'empressement à se déranger pour lui
venir en aide. Le comte avait lui-même des affaires assez em-
barrassées, et je démêlais sans peine que cette maison si fas-
tueuse ne se soutenait qu'à force d'expédiens. Valentine, avec une
candeur adorable, m'en dévoilait les plaies et les misères dans
un réquisitoire où l'égoïsme et les déréglemens de son mari m'é-
taient présentés sous un jour peu clément. Lui seul était coupable;
quant à l'insanité de ses propres dépenses, elle n'en avait pas con-
science et n'y faisait pas même allusion. Je l'écoutais, bouche
béante et complètement ahuri. J'avais offert ma vie, et en l'offrant
j'étais sincère; mais deux cent mille francs, où les prendre?
— Je sens pour la première fois, lui dis-je enfin avec tristesse,
toutes les amertumes de la pauvreté.
TOME civ. — 1873. 3S
bhQ REVUE DES DEUX MONDES.
— Pensez-vous donc que, si vous étiez riche, je vous aurais choisi
pour confident? répliqua-t-elle d'un air hautain.
L'heure n'était pas aux harangues. Après avoir réfléchi un in-
stant : — Voyons, lui demandai-je, vous n'êtes pas au pied du
mur? Vous avez devant vous quelques jours de répit?
— Huit jours, ni plus ni moins, dit-elle.
— Huit jours! m'écriai-je; il n'en a fallu qu'un pour sauver la
France à Denain.
Je la quittai sur ces admirables paroles qui durent lui mettre
martel en tête, car la pauvre enfant connaissait plus à fond les
modes de son temps que l'histoire de son pays.
J'employai le reste de la journée à faire, comme on dit, flèche
de tout bois. H m'avait suffi de pénétrer dans le milieu où vivait
M""^ de R... pour comprendre que je ne pouvais plus, sous peine
de déchéance, mener l'existence de bachelier dont je m'étais con-
tenté jusque-là. Dans une société où tout repose sur l'argent, l'a-
mour ne saurait se passer de luxe, pas plus que les fleurs de soleil.
Je m'étais donné un cheval et un coupé; je les vendis. Je vendis les
objets d'art et tous les jolis riens qui embellissaient ma retraite.
Je vendis d'anciennes armes qui provenaient de ma famille, quel-
ques bijoux, quelques émaux que je tenais d'une vieille tante, des
gravures, des dessins de prix que j'avais rapportés d'Italie. Je ven-
dis jusqu'à ma montre. Sans être considérable, le produit de ces
ventes, visiblement faites sous le coup de la nécessité, me permet-
tait pourtant de jeter le gant à la fortune et d'entrer en lice avec
elle. Le soir même je partais pour Bade, et le lendemain je me
présentais à la Conversation... Vous ne jouez pas, monsieur? vous
n'avez jamais joué?
— Si fait, pardieu! lui répondis-je; j'ai beaucoup joué dans ma
jeunesse. Ma mère aimait à faire sa partie de bésigue, et je me
prêtais finalement à cette innocente récréation. Encore aujourd'hui
il ne me déplaît pas, le soir, à la campagne, de faire avec un vieil
ami une partie de dominos.
— Je vous plains, reprit-il; vous mourrez sans avoir connu les
plus grandes émotions qu'il soit donné à l'homme d'éprouver. Le
jeu est la passion souveraine. Qu'est-ce auprès que l'amour? La dis-
traction d'une heure, le passe-temps des faibles âmes. Le jeu est la
passion des forts. Rien ne la dompte, rien ne l'entame; la perte
l'aiguillonne et le gain ne l'assouvit pas. J'étais comme vous; je
n'avais jamais joué qu'à des jeux enfantins. Je pc-nétrais pour la
première fois dans une salle de roulette. Je sentis d'abord mon
cœur défaillir et mes jambes se dérober sous moi, comme si je
commettais quelque chose d'énorme. Valentine à racheter me soutint
JEAN DE TIIOMMERAY. 547
et me releva. Je m'étais ouvert un passage à travers la foule; il y
avait autour du tapis un siège inoccupé, je le pris, et j'étudiai d'un
œil ardent le champ de bataille où j'allais manœuvrer. Avant d'en-
gager la lutte, j'attendis. J'hésitai longtemps; je tourmentais d'une
main fiévreuse l'or et les billets que j'avais tirés de ma poche. Maître
enfui de moi-même, je me jetai dans la mêlée, et, pour me rendre
les dieux favorables, je débutai par une offrande à ma jeunesse.
Ce jour-là, j'avais vingt-cinq ans : c'était le jour anniversaire de
ma naissance. Je plaçai cinq pièces de vingt francs sur le numéro
vingt-cinq. Presque aussitôt la machine tourna; il me sembla que
toute la salle tournait avec elle. Involontairement j'avais fermé les
yeux. Le bruit sec de la bille d'ivoire s'arrêta tout à coup, et la
voix du croupier proclama l'arrêt du destin. J'avais gagné; on me
compta trente-six fois ma mise : les dieux étaient pour moi! Vous
n'exigez pas que je vous raconte une à une les péripéties par les-
quelles je passai durant mon séjour à Bade. Je déjeunais à la Res-
tauration. Sur le coup d'onze heures, je m'installais à la roulette,
et n'en bougeais jusqu'à onze heures de la nuit. Je ne dînais pas,
je soupais à peine, je ne dormais plus; la fièvre me brûlait les os;
j'avais parfois au jeu des hallucinations étranges. Le tapis vert me
faisait l'effet d'un océan où je me débattais, tantôt soulevé, tantôt
englouti par la vague. Quand je pensais toucher au but, un flot
contraire me rejetait loin du rivage et me replongeait dans l'abîme.
Le terme fatal approchait : il ne me restait plus qu'un jour. J'étais
en gain de quatre-vingt mille francs; pour compléter la rançon de
Yalentine, il me fallait encore en gagner cent vingt mille. Je me
sentais porté par la fortune. Je montai d'un pas léger les degrés du
temple, et, le cœur gonflé par les résolutions suprêmes, j'entrai
fièrement dans la salle où j'allais livrer mon dernier combat. A
peine assis, pareil au capitaine qui s'apprête à frapper un coup dé-
cisif, je massai devant moi tout mon corps d'armée et ne réservai
pas même de quoi assurer ma retraite. La galerie était frémissante.
Je lançai au chef de partie un regard de défi, et je précipitai mes
bataillons dans la fournaise. Ce fut une grande journée; les habi-
tués de Bade en conservent le souvenir. Je fis sauter deux fois la
banque. Yalentine était sauvée, je n'en demandai pas davantage.
La foule me porta en triomphe comme si je venais d'accomplir une
action d'éclat, et moi-même, dois-je l'avouer? je n'étais pas éloi-
gné de me prendre pour un personnage. Quelques heures après, je
partais pour Paris : on ne m'eût pas beaucoup surpris en m'annon-
çant que ma rentrée y serait saluée par le canon des Invalides.
Je ne vous peindrai point les enchantemens du retour. Il me sem-
blait que j'avais des ailes, et qu'au lieu d'être emporté par la va-
bkS RtVUE DES DEUX MONDES.
peur, je volais à travers l'espace. Le trajet fut une longue suite de
rêves enivrés. Je me représentais la joie de Yalentine, et aussi le
doux prix qui m'attendait sans doute. En le méritant, j'avais perdu
le droit de le solliciter; mais il ne m'était pas défendu d'en caresser
secrètement l'espoir. J'avais d'autres pensées. Je me disais qu'il y
a des orages féconds, des douleurs salutaires. Instruite et corrigée
par les épreuves qu'elle venait de traverser, Yalentine renoncerait
aux vanités qui l'avaient conduite à deux doigts de sa perte. Elle
comprendrait que la vie n'est pas une exhibition de toilettes. Déjà
Tfouville ne l'attirait plus, et je me voyais passant avec elle la sai-
son d'été sur quelque plage solitaire de Bretagne ou de Normandie.
Nous vivions comme deux pêcheurs. J'en étais là lorsque j'arrivai
dans Paris. Encore tout couvert de la poussière du voyage, les traits
défaits, les cheveux en broussailles, je courus droit à son hôtel. Je
forçai la consigne, et, sans donner au valet de chambre le temps de
m'annoncer, je me précipitai chez elle comme un ouragan. Elle était
seule. A ma vue, elle poussa un cri d'étonnement qui touchait à
l'effroi. — A qui en avez-vous? dit- elle; qu'est-ce qui vous amène
dans un si bel état?
— Vous allez le savoir, m'écriai-je. — Et me voilà entassant sur
une table à ouvrage en laque du Japon des liasses de billets de
banque au fur et à mesure que je les tirais de mes poches. J'en ti-
rais de partout; ma poitrine en était bardée. J'entassais, j'empilais,
et encore, et toujours ! Je ressemblais à la mère Gigogne : je ne ta-
rissais pas.
Après que j'eus vidé mes coffres : — Vous étiez perdue, vous
êtes sauvée, lui dis-je.
Et en peu de mois je racontai ce que j'avais fait. Elle demeura
quelque temps interdite : — Vous avez fait cela! s'écria-t-elle
enfin.
— Le beau miracle ! repartis-je en riant; j'ai joué pour vous, et
vous avez gagné. Je me suis fort diverti là-bas.
— Vous avez fait cela! vous avez fait ce^a! répétait-elle de plus
en plus troublée. En vérité, je ne sais si je dois...
Elle n'acheva pas. La porte du salon s'ouvrit, on annonça le mar-
quis de S... Par un bond de panthère, Valentine se jeta sur les
billets amoncelés, et, les saisissant à poignées, les enfouit pêle-mêle
dans le tiroir à fond de sac qu'elle avait ouvert et qu'elle referma
sans négliger d'en ôter la clé. — Demain, chez vous... chez toi ! me
dit-elle à mi-voix. — En ce moment le marquis entrait.
Je le connaissais pour l'avoir vu aux réceptions de M'"* de R...,
et dans quelques salons où j'avais remarqué, sans m'en préoccuper,
ces assiduités auprès d'elle. C'était un homme de belles manières,
JE\N DE TIIOMMERAY. 549
qui en avait fini depuis longtemps avec le matin de la vie, mais
qui se défendait vaillamment contre les approches du soir. Posses-
seur de grands biens, il s'était fait une réputation d'habileté dans
le monde diplomatique auquel il appartenait. Il avait l'air indolent
et narquois, la lèvre sensuelle et l'œil fin avec ce clignotement de
paupière particulier aux hommes habitués à cacher leur pensée et
qui se défient même de leurs regards. Il boitait légèrement, non
sans une certaine grâce, et on assurait qu'il en tirait vanité comme
d'un point de ressemblance avec M. de Talleyrand, qu'il s'était
donné pour modèle. J'avais lu dans un journal que le marquis de
S... était appelé à un poste important. Je pensai qu'il veniiit pour
prendre congé, et je me retirai. J'avais hâte d'ailleurs de réparer
mes avaries. A la lettre, j'étais rompu. J'allai au bain, je dînai au
Café anglais, et, rentré chez moi, je me roulai dans mes draps, où
je ne tardai pas à m'endormir d'un profond sommeil : je l'avais
bien gagné.
Il faisait grand jour quand je me réveillai. Demain, chez vous...
chez toi ! avait-elle dit. Demain, c'est aujourd'hui ! m'écriai-je. Et
je préparai tout pour la recevoir et fêter sa présence. Je remplaçais
par des massifs de plantes rares les objets de luxe dont je m'étais
dépouillé pour elle. Je disposais sur un guéridon les fruits, les vins
dorés et les friandises qu'elle aimait. Pour un peu, j'aurais jonché
de lis, de jasmins et de roses le sable de l'avenue qui devait la con-
duire à ma porte; mais c'était dans mon cœur que se donnait la vé-
ritable fête. J'allais rentrer en possession de ma jeune et belle maî-
tresse : j'allais retrouver les joies que j'avais goûtées sous le ciel
d'Italie. Tous mes sens étaient ravis. Les oiseaux chantaient dans
mon petit jardin, le soleil inondait ma chambre, et avec l'air frais
du matin, chargé des senteurs de l'héliotrope et du réséda, je hu-
mais à pleine poitrine l'amour, le bonheur et la vie. Cependant les
heures s'écoulaient, la journée touchait à sa fin, et Valentine n'avait
point paru. La nuit tomba, je vis les étoiles s'allumer une à une,
j'entendis les bruits de la ville décroître et se perdre au loin : j'at-
tendais encore Valentine. J'eus le pressentiment de quelque cata-
strophe. Je ne me couchai pas. J'attendis encore toute la matinée.
Dévoré d'inquiétude, je sortis pour me rendre chez elle. A mesure
que je m'enfonçais dans la rue de Courcelles, mes appréhensions
redoublaient. J'arrive enfin : toutes les portes, toutes les persiennes,
tous les volets étaient fermés. J'avais collé mon front aux barreaux
de la grille : la cour était silencieuse et déserte. On eût dit que la
vie s'était tout à coup retirée de cette demeure habituellement si
bruyante. Je sonnai : rien ne bougea, pas une âme ne répondit. Je
restais immobile, me demandant si je rêvais, quand je sentis une
550 REYOE DES DEUX MONDES.
main familière qni s' appuyait sur mon épaule : je me retournai et
reconnus un de nos auteurs comiques les plus en renom que j'avais
rencontré maintes fois dans le monde,. — Veniez - vous faire vos
adieux? me dit-il. Dans ce cas, mon bon, vous n'êtes guère en re-
tard que de vingt-quatre heures : ils sont partis hier au matin.
— Partis! m'écriai-je; de qui parlez-vous?
— Du comte et de la comtesse, parbleu!
— Et vous dites qu'ils sont partis?
— En compagnie du marquis de S..., qui les emmène avec lui
dans sa nouvelle résidence; mais, mon cher, d'où sortez-vous? Il
n'est bruit que de cela, on ne parle pas d'autre chose.
— Si l'on ne parle pas d'autre chose et s'il n'est bruit que de
cela , je crois pouvoir sans indiscrétion vous prier de me mettre
dans la confidence.
— Comment donc ! reprit-il , deux mots y suffiront. Tout là de-
dans allait à la diable. On y brûlait depuis longtemps la chandelle
par les deux bouts, si bien que les deux bouts avaient fini par se
rejoindre. La petite comtesse était aux abois : deux cent mille francs
d'arriéré, sans compter le courant, c'est dur! De quoi s'est avisé le
satané marquis? 11 connaissait la place, il en avait surpris les côtés
faibles. Le vieux renard attendait son heure : il l'a saisie. Il a payé
la dette de madame, et s'est fait attacher monsieur en qualité de
premier secrétaire. Si vous aviez besoin de quelques explications...
— Grand merci! lui dis-je; j'ai compris de reste. Voilà, monsieur,
une comédie toute faite.
— Vieux habits, vieux galons! Le sujet n'est pas précisément
Eouveau.
— Si pourtant, ajoutai-je, vous vous décidez un jour à le traiter,
}e pourrai vous fournir un dénoûment qui le rajeunirait peut-èlre.
Nous nous quittâmes là-dessus. Je marchai longtemps au hasard
dans un état d'hébétement complet. Quand je repris mes sens, ma
jeunesse était morte, un homme nouveau venait de naître en moi.
C'est tout. — Que pensez-vous de ma petite histoire?
— Voilà, m'écriai-je, une abominable aventure; mais franche-
ment je n'y vois rien qui justifie votre métamorphose* Parce qu'on
a eu le malheur de rencontrer sur son chemin une créature per-
verse ou pervertie...
— Eh! non, monsieur, eh! non, reprit-il avec l'accent d'une
douce insistance, vous êtes dans l'erreur, M'"^ de R... n'était pas
une créature perverse ou pervertie; c'était tout simplement un pro-
duit naturel, quoiqu'un peu raffiné peut-être, de notre civilisation.
Pourquoi lui jeter la pierre? Inoffensive autant que nulle, ni fausse,
m rusée, ni perfide, aussi incapable d'un sentiment profond que d'une
JEAN DE TIIOMIIERAY. ' ' 551
pensée sérieuse, sans notion exacte du bien et du mal, elle était
naïvement et sincèrement ce que la société l'avait faite. Vous au-
riez tort de voir en elle une exception. Le règne des femmes est
fini. Au lieu de pousser l'homme aux grandes choses, elles ne lui
demandent plus que l'entretien de leurs vanités. Les besoins d'ar-
gent ont étouffé les besoins du cœur. L'amour qui autrefois enfan-
tait des prodiges acquitte aujourd'hui des factures. Il n'y a plus
de femmes.
— Vous vous trompez, lui répllquai-je. Il y a chez nous des
mères, des sœurs, des amies, des épouses, qui, tous les jours et
à toute heure, accomplissent dans l'ombre des miracles de bonté,
de dévoûment et de charité. Il y en a dans tous les rangs, de-
puis le plus humble jusqu'au plus élevé. Quoi! parce que vous
avez eu la simplicité de prendre une poupée pour une femme, il
faut que toutes les femmes servent d'excuse à votre aveuglement!
Vous insultez à tous nos respects, à toutes nos vénérations! La so-
ciété est moins malade que vous ne voulez bien le dire, mais vous,
monsieur, vous l'êtes encore plus que je ne le craignais. Pourquoi
n'êtes-vous pas retourné dans votre famille?. Vous aviez jeté vers
elle un cri de détresse et de désespoir, elle vous rappelait, \otre
jeunesse n'était pas morte : elle vous attendait.
Jean secoua la tête. — Il était trop tard, monsieur. Je vous dois
un dernier aveu. Depuis mon séjour à Bade, la fièvre du jeu ne
m'avait pas quitté : à mon insu, pour racheter M'"^ de R..., j'avais
vendu mon âme au diable. Qu'aurais -je fait parmi les miens? Je
n'avais plus le goût des émotions paisibles : je serais bientôt mort
de chagrin. Vivons et jouissons, après nous le déluge! Voici l'heure
deja bourse, et à mon grand regret je suis forcé de vous laisser.
— Encore un mot, lui dis-je en me levant, et vous irez à vos af-
faires. Jusqu'à présent, tout vous a réussi, mais vous ne vous flat-
tez pas d'avoir enchaîné la fortune. Autrement vous joueriez à
coup sûr, et où seraient l'honneur, la probité? Vivons et jouissons,
c'est très joli, cela. Que ferez-vous le jour où la fortune vous tra-
hira? Car il viendra, ce jour, n'en doutez pas.
— Qu'il vienne, je suis prêt.
— Vous vous tuerez, lui dis-je.
11 ne répondit pas. — Et Dieu?.. Et votre mère?
Après un moment d'hésitation, Jean me tendit sa main : je la
pris. — Vous êtes bien déchu, mon enfant! Je m'explique la dou-
leur de votre famille; je la comprends et je la partage. Eh bien !
même à cette heure je ne veux pas désespérer de vous. — Il sourit
tristement, et je le quittai.
A quelques jours de là, j'écrivais à M"' de Thommeray, et, tout
552 REVUE DES DEUX MONDES.
en m'appliquant à ménager son cœur, je lui rendais compte de
mon entrevue avec Jean. Je ne cherchai pas à le revoir; d'autres
pensées me préoccupaient. La guerre venait d'éclater. Déjà l'en-
nemi marchait sur Paris : le monde était rempli du bruit de nos
désastres.
Qui n'a pas vu Paris pendant les derniers jours qui précédèrent
l'investissement ne saurait se faire une idée de la physionomie qu'il
présentait alors. A la confusion, au désarroi, à l'ellarement qu'a-
vait jetés dans les esprits la nouvelle de nos défaites, succédaient
les mâles pensées et les fermes résolutions. On se tenait prêt
pour les grands sacrifices; un courant d'héroïsme avait traversé
tous les cœurs. Déjà les hommes veillaient sur les remparts. Les
squares, les jardins publics étaient transformés en parcs d'artil-
lerie, les places en champs de manœuvres où les citoyens deve-
nus soldats s'exerçaient au maniement du fusil, toutes les classes
mêlées et confondues ne formant plus qu'une âme, l'âme de la pa-
trie. Les tambours battaient et les clairons sonnaient sur les berges
du fleuve. Canons et .mitrailleuses, traîn'^s sur leurs affûts, ébran-
laient les quais et les boulevards. Armées de leur tonnerre, les ca-
nonnières sillonnaient la Seine. Les débris de nos armées mutilées
apportaient au service de la défense le dernier sang de la France
guerrière. Des bataillons de marins traversaient la ville pour aller
occuper les forts; les gardes mobiles des départemens, accourus du
fon;] de leurs provinces, bivouaquaient çà et là sous des tentes im-
provisées. A côté de ces spectacles fortifians, il y en avait d'autres
d'une réalité navrante et qui marquaient à toute heure les progrès
de l'invasion. Refoulées sur la capitale par l'approche des armées
ennemies, les campagnes environnantes se réfugiaient dans son en-
ceinte. Ce n'était partout que longues files de voitures chargées de
meubles et d'ustensiles de ménage enlevés précipitamment. J'ai vu
de pauvres gens attelés eux-mêmes à la charrette qui portait toute
leur richesse et ne sachant pas où ils iraient coucher le soir; d'autres
poussaient devant eux les troupeaux de leurs étables. Par un des
contrastes où la nature semble se complaire, un ciel resplendissant,
un gai soleil d'automne éclairaient ces scènes désolées.
J'étais rentré depuis une semaine. En ces jours de fiévreuse at-
tente où personne ne tenait chez soi, je vivais dans la rue, attiré par
tous les bruits, me mêlant à tous les groupes, recueillant toutes les
nouvelles. Un matin, sur le quai Voltaire, entre le Pont-Royal et le
pont des Saints-Pères, je me trouvai face à face avec Jean. — A la
bonne heure! lui dis-je en l'abordant, vous êtes resté, c'est bien.
— Oui, je suis resté, répliqua-t-il; j'avais à liquider ma fortune.
JEAN DE TIIOMMERAY. 553
Aujourd'hui, c'est chose faite. Toutes mes mesures sont prises : je
pars ce soir pour aller vivre à l'étranger.
— Vous partez 1 m'écriai-je; c'est quand votre patrie agonise que
vous songez à la quitter!
— La patrie, monsieur! L'homme sage l'emporte partout avec
lui. Vous-même, que faites-vous ici?
— Je n'y suis pas rentré pour en sortir. Je ne vaux plus grand' -
chose; mais c'est ici que j'ai connu les bons et les mauvais jours.
Paris a fait de moi le peu que je suis. Je veux m'associer à ses pé-
rils, ne fût-ce que par ma présence. Je vivrai de ses émotions, je
partagerai ses angoisses, et, s'il doit souffrir de la faim, j'aurai
l'honneur d'en souffrir avec lui; mais vous, Jean de Thommeray,
mais vous ! Je vous savais bien malade, mais je ne pensais pas que
vous fussiez tombé si bas. Le pays est envahi, — et vous, jeune
homme, au lieu de sauter sur un fusil, vous vous jetez sur votre
portefeuille ! La fortune de la France est près de sombrer, et vous
n'avez d'autre souci que de réaliser votre avoir ! Demain l'ennemi
sera à nos portes, et vous bouclez votre valise, vous vous enfuyez
lâchement ! Ce n'était pas assez d'avoir plongé votre famille dans le
deuil et le désespoir : vous lui infligez cette honte !
Une vive rougeur lui monta au front, un éclair brilla dans ses
yeux. — Pardon, monsieur, pardon! Voilà de bien grands mots,
ce me semble. Vous êtes trop jeune, et moi trop vieux, pour que
nous puissions nous entendre. Je ne m'enfuis pas, je m'en vais. Ce
qui se passe n'est pas fait pour me retenir. Paris ne m'intéresse
point. Qu'il soit châtié, ce n'est que justice. Quant à ma famille,
elle est à l'abri des tracas de la guerre, et je ne vois pas pourquoi
il me serait interdit d'aller chercher pour mon propre compte, soit
à Bruxelles, soit à Londres, soit à Florence, la paix et la sécurité
dont ils continueront de jouir en Bretagne.
Je sentais mon cœur submergé de dégoût. J'allais m'éloigner
quand tout à coup Jean tressaillit. — Ecoutez ! dit-il. — Je prê-
tai l'oreille et j'entendis une musique étrange, dont les accens,
vagues d'abord et presque indistincts, grandissaient et semblaient
se diriger vers nous. Je regardais en même temps que j'écoutais :
j'aperçus en avant du pont de Solférino une masse confuse et qui
s'avançait en chantant. C'était un chant lent et grave, d'un carac-
tère presque religieux, et qui n'avait rien de commun avec les éclats
de voix auxquels nous étions habitués. Jean s'était accoudé sur le
parapet. Je l'observais, il était très pâle. Cependant la masse de
moins en moins confuse se rapprochait de plus en plus. Je reconnus
enfin un chant de la Bretagne et le son du biniou : les gardes mo-
biles du Finistère faisaient leur entrée dans Paris. L'hermine au
554 REVUE DES DEUX MONDES.
képi, vêtus de toile grise, le bissac de toile grise au dos, ils s'avan-
çaient d'un pas net et ferme, marchant par pelotons et occupant le
quai dans toute sa la^rgeur. Eu tête, à cheval, le chef de bataillon;
derrière lui, l'aumônier et deux capitaines. La tête de colonne n'é-
tait plus qu'à quelques pas de nous. A mon tour, j'avais tressailli.
Je regardai Jean : sa main s'abattit sur la mienne. — Mon père!.,
mes deux frères! dit-il d'une voix sourde. — Et Jean vit passer
devant lui, sous leurs formes les plus saisissantes, les éternelles
vérités qu'il avait si longtemps méconnues : Dieu, la patrie, le de-
voir, la famille. Tout le cortège de ses années honnêtes défilait sous
ses yeux en chantant. Je portai le dernier coup. A l'un des balcons
du quai, je venais d'apercevoir sa mère. — M.alheureux! m'écriai-je,
vous disiez qu'il n'y avait plus de femmes. Tenez, en voici une, la
reconnaissez-vous? — M'"^ de Thommeray agitait son mouchoir, le
chant breton redoublait de ferveur, et le chef de bataillon, avec
la courtoisie d'un vieux gentilhomme, s'inclinait sur son cheval et
la saluait de son épée. Muet, immobile, l'œil morne et la paupière
aride, Jean paraissait changé en pierre : je le laissai à la merci de
Dieu.
Le lendemain, dans la cour du Louvre, le commandant de Thom-
meray assistait à l'appel de son bataillon. L'appel terminé, il pas-
sait devant les rangs, lorsqu'un mobile en sortit et lui dit : — Com-
mandant, on a oublié d'appeler un de vos hommes.
— Gomment vous nommez-vous ?
— Je m'appelle Jean, répondit le mobile en baissant les yeux.
— Qui êtes-vous?
— Un homme qui a mal vécu.
— Que voulez-vous?
— Bien mourir.
— Étes-vous riche ou pauvre?
— Hier encore je possédais une richesse mal acquise : je m'en
suis dépouillé volontairement. Il ne me reste que mon fusil et mon
bissac.
— C'est bon ! — Et d'un geste il le fit rentrer dans les rangs.
U y eut un long silence. Le commandant était venu se placer de-
vant le front du bataillon. — Jean de Thommeray! cria-t-il.
Une voix mâle répondit : — Présent!
Jules Saadeau.
L'ENSEIGNEMENT EXCEPTIONNEL
I.
L'INSTITUTION DES SOURDS-MUETS.
Le devoir de tonte civilisation est de donner aux hommes la plus
grande somme d'instruction que leur intelligence et leur état social
peuvent comporter. Dans une étude précédente, on a vu comment
l'enseignement à tous degrés est distribué à Paris; mais il existe
des êtres que l'on croirait destinés à échapper aux bienfaits du
développement intellectuel, cai' ils sont frappés d'une infirmité in-
curable. Pour ceux-là, il a fallu inventer des méthodes exception-
nelles, afin de leur rendre dans l'humanité la part dont ils sem-
blaient déchus pour toujours. Deux hommes de bien, Français tous
les deux, mettant en œuvre des procédés fort simples, basés sur
l'observation, confirmés par l'expérience, sont parvenus à neutra-
liser les effets d'une maladie localisée qui le plus souvent est le ré-
sultat d'un état général défectueux : l'abbé de l'Épée et Valentin
Haûy ont des noms immortels ; leur génie et leur charité ont fait
ce miracle de rendre la parole aux muets et la vue aux aveugles.
Profitant avec une patiente habileté des sens qui subsistaient chez
ces malheureux répudiés par la nature, ils ont obtenu dans l'or-
ganisme une sorte de transposition qui permet aux yeux de rem-
placer l'oreille, et au toucher de remplacer la vue. Il y a un siècle
à peine que ces découvertes ont été faites pour le plus grand hon-
neur de l'esprit humain ; elles ont produit de très sérieux résultats
que l'on peut constater en visitant l'institution des sourds-muets et
celle des jeunes-aveugles.
556 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
L'art de parler à l'aide de signes a dû exister de tout temps. Des
hommes de langue différente, mis face à face par le hasard de la
vie, ont pu toujours exprimer des propositions simples et se faire
comprendre en exécutant certains gestes indicatifs; c'est la mi-
mique. En outre, lorsque des enfans ont été réunis sous la disci-
pline d'une règle silencieuse , ils ont cherché un moyen de causer
à distance sans faire de bruit, et ils ont inventé un alphabet visible
dont chaque lettre est représentée par un geste particulier des
doigts, c'est la dactylologie; nous l'avons tous «parlée » au collège.
La combinaison raisonnée de la dactylologie et de la mimique con-
stitue le langage des sourds-muets. Ce langage artificiel est un
bienfait inappréciable pour ces infortunés, car il leur permet de
communiquer méthodiquement entre eux , et , comme il sert de
base cà l'enseignement de l'écriture et de la lecture, il leur fournit
un instrument de relation avec les autres hommes. C'est grâce à
lui que le sourd-muet échappe à l'isolement, et qu'il peut, dans une
mesure, participer à la vie générale jusqu'à subvenir aux besoins
de sa propre existence.
Avant l'apostolat de l'abbé de l'Ëpée, on trouve trace dans l'his-
toire de quelques efforts individuels qui semblent avoir eu pour but
plutôt de frapper l'imagination publique que d'appeler toute une
catégorie d'individus déshérités à la jouissance des droits communs.
Rodolphe Agricola, professeur de philosophie à Heidelberg (l/iSO), ra-
conte dans son livre de Inveniione dialectica qu'il a connu un sourd-
muet qui lisait et écrivait. Jérôme Cardan (1591) pose dans ses
Paralipomènes la question de savoir si l'on peut instruire les sourds-
muets, et la résout affirmativement. Le bénédictin Pedro de Ponce
(15S0) publie une méthode pour leur instruction; ses idées sont
reprises par J. Bonnet, secrétaire du connétable de Castille, qui
fait paraître en 1610 Y Artc para enscnar a habUir los mudos. Dans
le XVII* siècle, Fabrizio d'Acquapendente, professeur à Padoue, les
Anglais Bulwer, J. Wallis, W. Holder, le Hollandais van Helmont,
Conrad Amman de Schaffouse, s'occupent de ce sujet et formulent
des théories que la pratique ne justifie pas ; leur principe paraît
avoir été de forcer les sourds-muets d'articuler des sons ; le livre
de van Helmont est intitulé Sardus loqueiis (1692). G. Raphel,
en Allemagne, élève et instruit ses trois enfans frappés de surdi-
mutité, et publie en 1718 la méthode qu'il a employée. Il est diffi-
cile de savoir jusqu'où furent poussées ces tentatives isolées, qui
l'institution des sourds-muets. 557
ne s'adressaient qu'à des individualités. C'est à Paris même que le
premier succès fut scientifiquement prouvé; il est dû à un Espa-
gnol de l'Estramadure, nommé Jacob Rodriguès Pereire. Le 11 juin
1749, il présente un sourd-muet instruit à l'Académie des Sciences;
le 13 janvier 1751, il en présente un second; encouragé par Buiïon,
par Mairan, par Diderot, par Jean-Jacques Rousseau, il continue
son œuvre sans vouloir révéler le secret de sa méthode, et donne
l'enseignement à douze sourds-muets. Il se servait de la dactylologie
et de l'articulation; il obtint du roi une pension de 800 livres, et
fut nommé son interprète pour les langues espagnole et portugaise.
H olïjitde vendre son procédé au gouvernement; la négociation
fut entamée, et n'aboutit pas.
L'idée gagnait de proche en proche : faire parler les muets ne
semblait plus une œuvre miraculeuse; c'était de quoi tenter plus
d'une ambition. Le succès de Pereire excita l'émulation d'un nommé
Ernaud, qui, lui aussi, parvint à instruire deux sourds-muets, qu'il
produisit en 1757 devant l'Académie. Il ne savait lien du système
de Pereire, et ne se servit guère que de l'articulation; les malheu-
reux qu'il exhiba en public répétaient sans doute des phrases toutes
faites, apprises par cœur, qu'on leur avait enseigné à lire sur les
lèvres qui les prononçaient très lentement : c'est l'alphabet labial.
L'abbé de l'Épée entendit- il parler de Pereire et d'Ernaud? C'est
fort douteux, car, à l'époque même où celui-ci recevait l'éloge du
monde savant, il perfectionnait la méthode à laquelle son nom reste
attaché pour toujours. 11 vivait assez pauvrement à Paris; il s'était
soumis à la bulle Um'genùus, mais il avait confessé en même temps
qu'il croyait aux miracles du cimetière Saint-Médard; il n'en fallait
pas plus pour lui faire interdire le droit de prêcher et de confes-
ser. — Vers 1753, il se rendit, pour une affaire insignifiante, chez
une femme veuve qui habitait rue des Fossés-Saint-Victor; elle
était absente, il l'attendit dans une chambre où se trouvaient deux
sœurs jumelles. Vainement il essaya de causer, elles gardèrent un
silence absolu. Quand la mère rentra, le mystère fut promptement
dévoilé à l'abbé de l'Épée; il apprit qu'il était en présence de deux
sourdes-muettes, et que celles-ci étaient désolées, car récemment
la mort leur avait enlevé leur professeur, un père de la doctrine
chrétienne, nommé Vanin, qui les instruisait à l'aide d'estampes
qu'il essayait de leur expliquer. Cet instant décida du sort des
sourds-muets et de la vocation de l'abbé de l'Épée; il se sentit ap-
pelé, et de cette heure jusqu'à celle de sa mort il se consacra
exclusivement à son œuvre.
C'était un homme très doux et d'une extrême bienveillance, ses
portraits en font foi : l'œil saillant, la joue pleine, la lèvre épaisse
558 REVUE DES DEUX MONDES.
et souriante, le menton carré et le front haut indiquent une grande
ténacité, une bonté et une charité inépuisables; mais au milieu de
ces belles qualités apparentes on démêle quelque chose de naïf et
même de crédule qui explique avec quel entraînement il se laissa
duper dans la fameuse mystification du faux comte de Solar. Cette
aventure fit bien du bruit en son temps, elle prit à l'abbé de l'Épée
des loisirs qu'il eût mieux occupés ailleurs, et fournit à Bouilly le
sujet d'une comédie mélodramatique qui eut grand succès jadis. Il
fallait peut-être cette foi aveugle, — la foi qui soulève les mon-
tagnes, — pour n'être point découragé dès le début par des obsta-
cles qui pouvaient être considérés comme insurmontables. Repre-
nant la dactylologie que Bonnet avait publiée en IGIO, et dont
chaque signe correspondait à une lettre de l'alphabet, mais s' atta-
chant surtout à réunir en un groupe méthodique et raisonné tous
les signes dits naturels (1) à l'aide desquels les sourds-muets expri-
ment leurs besoins et leurs impressions, il inventa un langage
réel, facile à comprendre, facile à enseigner , et qui devint un
moyen de communication très suffisant pour les malheureuse dont il
s'était fait le père, et que de tous côtés il appelait autour de lui.
Lorsqu'il entreprit cette tâche, admirable entre toutes, de rendre
l'exercice de l'intelligence à des êtres que l'oblitération d'un sens
en avait privés, obéit-il à l'idée de les mettre à même de gagner
leur vie sans recourir à la bienfaisance publique? Je ne le crois pas.
Il était surtout préoccupé de leur faire connaître Dieu, de leur
donner des notions de métaphysique chrétienne et de leur révéler
les mystères de la religion catholique. Pour beaucoup de docteurs
d'esprit pharisaïque et étroit, le sourd-muet ne pouvait faire son
salut; on citait un texte positif, car saint Paul a dit au chapitre X,
verset 17, de l'épître aux Romains : a Ergo fidcs ex auditu, — la
foi vient donc de ce qu'on entend. » Ce texte suffisait à rejeter les
sourds-muets hors de la communion des fidèles, et dans beaucoup
de cas leur interdisait même les actes authentiques; on a cité comme
un fait exceptionnel et sans précédent qu'en 1679 le parlement de
Toulouse eût validé le testament qii'un sourd-muet avait écrit de sa
main (2).
(1) L'expression « signes naturels n est impropre. Il n'y a pas de signes naturels,
chaque peuple ou plutôt chaque race a les siens. Nous secouons la tête pour dire non,
l'Arabe la lève.
(2) Certaines lois religieuses ont repoussé le sourd-muet hors du droit commun.
« Les aveugles et les sourds-muets de naissance, les muets et les estropiés, ne sont
point aptes à hériter; mais il est juste que tout homme sensé qui hérite leur donne,
autant qu'il est en sou pouvoir, de quoi se couvrir et subsister jusqu'à la fin de leurs
jours; s'il ne le faisait pas, il serait criminel. » [Lois de Manou, livre IX.) — A une
époque toute récente, on a cherché à faire invalider une élection parce qu'un sourd-
l'institution des sourds-muets. 559
Il est certain qu'une telle opinion troublait fort un homme aussi
profondément convaincu que l'abbé de l'Épée. Un passage de saint
Augustin lui montra la route qu'il avait à suivre pour sauver ces
pauvres âmes qu'on pouvait croire condamnées à l'avance. « Siirdus
natus litteras, qiiîbus leclis fidem concipiat, discere non potest, le
sourd-muet de naissance ne peut apprendre à lire les livres qui lui
feront concevoir la foi. » Donc, pour croire, il n'est point nécessaire
d'entendre lorsque l'on peut lire, puisque la foi peut pénétrer
dans l'âme parles yeux aussi bien que par les oreilles. La voie était
tracée; à la mimique, à la dactylologie, il fallait ajouter la lecture
et l'écriture, et il n'y avait alors notions si abstraites, mystères si
compliqués, que l'on ne pût expliquer et peut-être faire comprendre
à un sourd-muet. Cette conception, la plus élevée de toutes pour une
âme fervente, devait avoir des conséquences pratiques que l'abbé
de l'Épée n'avait sans doute pas entrevues, et dont tout ce peuple
infirme a profité.
L'abbé n'était point riche. Il avait distribué dans quatre pension-
nats ceux qu'il nommait ses enfans, et auxquels il avait réussi à
intéresser quelques personnes charitables. Deux fois par semaine,
de sept heures du matin à midi, on les lui amenait, au nombre de
75 environ, dans l'appartement qu'il habitait au second étage d'une
maison sise rue des Moulins, n° lA; c'est là qu'il les instruisait,
qu'il leur apprenait à attacher aux mêmes gestes une signification
toujours semblable, signification qu'il traduisait par l'écriture, de
façon à leur donner un signe écrit correspondant au signe mimé.
En un mot il les douait d'un langage que, sans lui, ils n'auraient
peut-être jamais connu. Les progrès étaient lents, mais déjà remar-
quables, et cependant nul ne se préoccupait de l'abbé de l'Épée,
qui succombait sous le double fardeau de son labeur et de sa pau-
vreté. Ce fut un étranger qui, attirant sur lui les yeux de la cour,
comme on disait alors, le fît sortir de son humble position. Le
comte de Falkenstein, c'est-à-dire Joseph II, visita l'école de
l'abbé de l'Épée, s'y intéressa, et en parla à sa sœur Marie-An-
toinette. On n'eut pas de peine à entraîner Louis XVI, dont le cœur
était volontiers ouvert aux œuwes de bienfaisance, et un arrêt du
conseil en date du 21 novembre 1778 déclara que le roi prenait sous
sa protection l'établissement fondé en faveur des sourds -muets.
Le présent et l'avenir de l'institution étaient assurés. Le 25 mars
1785, un nouvel arrêt autorisait l'abbé de l'Épée à installer son
pensionnat dans l'ancien couvent des Gélestins, et attribuait une
muet avait pris part au vote; le motif ne fut pas admis par la chambre des députés
dans la séance du 25 décembre 1833.
560 BEVUE DES DEUX MONDES.
rente de 3,û00 livres à l'entretien des élèves. On quitta la butte
des Moulins, et l'on vint prendre gîte au quartier de l'Arsenal.
Ce petit institut en chambre, que l'on transportait dans de vastes
bâtimens aujourd'hui convertis en caserne, fat en réalité la maison-
mère et le prototype des écoles de sourds-muets qui s'élevèrent
successivement dans toutes les parties du monde, et d'abord en
Autriche. La gloire en revient tout entière à l'initiative persistante
d'un homme pauvre, humble, obscur, dont rien ne lassa le courage
et que l'amour du bien dévorait. La seconde maison française fut
fondée à Bordeaux en 1783 par l'archevêque Champion de Cicé, qui
envoya l'abbé Sicard à Paris, afin que celui-ci pût recevoir les le-
çons et apprendre la méthode de l'abbé de l'Épée. Sicard revint à
Bordeaux en 1785 et fut rappelé à Paris en avril 1790 pour prendre
la succession de l'abbé de l'Épée, qui était mort le 23 décembre
1789. Le nouveau directeur était un prêtre fort intelligent et pas-
sionné pour l'œuvre à laquelle il allait se vouer. Il paraît avoir été
fort ardent en toutes choses et avoir conservé dans ses façons d'être
la vive impulsion qu'il devait à son origine méridionale. 11 ne
tarda pas à reconnaître le terrain sur lequel il avait à se mouvoir,
et il excella bientôt dans une mise en scène qui sans doute est né-
cessaire à Paris, où la curiosité blasée a toujours besoin d'être sur-
excitée, même lorsqu'il s'agit de venir en aide aux entreprises les
meilleures. Toutefois il ne put échapper aux poursuites dont la plu-
part des membres du clergé étaient l'objet, et dans ces jours de
confusion il fut plusieurs fois arrêté et emprisonné. Il était à l'Ab-
baye pendant les sinistres journées de septembre 1792; il n'échappa
aux massacres que par une sorte de miracle. La relation qu'il a écrite
de sa captivité, malgré le côté personnel et trop extérieur qui la
dépare, est une des pages les plus curieuses de notre histoire ur-
baine (1).
Pourtant la révolution n'avait point dépossédé les sourds-muets;
loin de là, une loi des 21-29 juillet 1791 les avait conlirmés dans
la jouissance de l'ancien couvent des Gelestins, mais en leur adjoi-
gnant les jeunes aveugles par une contradiction que l'on s'explique
difficilement, car l'enseignement qui convient aux uns est fatalement
stérile pour les autres. Cette étrange et déplorable confusion ne fut
pas de longue durée: le 25 pluviôse an ii (13 février 179/i), un décret
prononça la séparation des deux écoles, qui n'auraient jamais dû
être réunies, et le séminaire de Saint-Magloire fut attribué à l'in-
stitution des sourds-muets; la même année, les comités d'aliéna-
(i) Relation adressée par M. l'abbé Sicard, instituteur des sourds-muets, à un de
ses amis sur les dangers qu'il a courus les 2 et 3 septembre 179^. — Collection des
mémoires relatifs à la révolution française^ t. XXII, p. 85.
l'institution des SOURDS-iMUETS. 561
tion et de bienfaisance publique ordonnent la translation, qui ne
devient définitive qu'après une nouvelle loi du 15 nivôse an m
(5 janvier 1795). Les sourds-muels prirent alors possession du local
qu'ils occupent aujourd'hui. La maison où ils venaient de s'instal-
ler a une histoire qui n'est pas sans intérêt. Ce fut d'abord un
hôpital dans le sens originel de lieu de refuge pour les voyageurs,
les pèlerins et les malades; il avait été fondé par des moines appar-
tenant au couvent de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, dont le chef-lieu
était situé à Lucques en Italie; c'étaient ceux que le peuple appelait
vulgairement frères pontifes, et auxquels on doit l'édificalion de
presque tous les ponts construits dans l'Europe occidentale pendant
le moyen âge. Leurs abbés prenaient le titre de commandeurs et
portaient sur l'épaule « la croix de potence, » comme s'ils avaient été
combattans en terre-sainte. Ils restèrent tranquilles possesseurs de
leur domaine jusqu'en 1572. A cette époque, Catherine de Médicis,
voulant faire bâtir un nouveau palais, qui devint l'hôtel de Soissons
et fit place à la halle aux blés, délogea les filles repenties et les
installa à la place des religieux qui occupaient l'abbaye Saint-
Ma gloire de la rue Saint-Denis; ces derniers furent envoyés à
Saint- Jacques-du-IIaut-Pas, et n'eurent pas de peine à supplanter
les frères pontifes, car il n'en restait plus que deux. Les nouveaux
hôtes ne menaient pas, il faut le croire, une conduite irréprochable,
puisqu'ils furent expulsés en 1618 par l'évêi^ue de Paris, qui éta-
blit dans leur demeure le premier séminaire de prêtres de l'Ora-
toire qui ait existé à Paris; il fallut la révolution pour les détruire;
les sourds-muets leur succédèrent.
L'institution, prenant façade sur la rue Saint-Jacques, forme un
quadrilatère qui s'appuie sur les jardins de l'ancien hôtel de
Ghaulnes, sur la rue d'Enfer et sur la rue de l'Abbé-de-lÉpée, qu'on
appelait autrefois la rue des Deux-Églises. Après avoir franchi la
porte de l'institution, on se trouve dans une vaste cour où s'élève
un arbre célèbre, le fameux ormeau que l'on voit de tout Paris, et
qu'on a surnommé « le panache de la montagne Sainte-Geneviève.»
La tige de cet arbre file droit à une hauteur de 50 mètres et est cou-
ronnée d'une touffe de verdure en forme de bouquet; il a sa légende :
on prétend que Sully lui-même l'a planté en venant un jour faire ses
dévotions à Saint-Magloire. Cette historiette n'est rien moins que
certaine, mais la tradition qui le fait remonter à 1600 n'est pas
improbable. On est étonné, non pas en admirant cet arbre géant,
non pas en regardant les constructions, qui ont un caractère vague
d'hospice, de caserne, de collège ou de couvent, mais en n'aperce-
vant pas là à la place d'honneur, au seuil de cette institution, qui
est un sujet d'orgueil pour l'humanité entière, au sommet de cette
TOME CIY. — 1873. 38
562 REYVE DES DEUX M0NDE5.
colline que le moyen âge appelait Mons scolarum, devant la mai-
son où l'on renouvelle chaque jour le plus grand miracle que l'en-
seignement ait jamais pu faire, on est étonné de chercher en vain
une statue de l'abbé de l'Épée. La surprise est pénible, presque
douloureuse, surtout si l'on se rappelle les marbres qu'on a taillés,
le bronze qu'on a coulé pour des hommes dont le nom n'est resté
dans aucune mémoire.
II.
Aux débuts de l'institution et sous la direction de l'abbé. Sicard,
les sourds-muets ont excité un intérêt qui parfois dégénéra en en-
gouement. Ces jours de fête sont passés, une sorte de réaction s'est
faite, et aujourd'hui ils inspirent un sentiment qui souvent dépasse
l'indifTérence, tant nous avons de peine à rester dans un juste-
milieu sincère et positif. Il est assez difficile, lorsqu'on n'a pas
longtemps vécu avec ces malheureux, de s'en former une opinion
désintéressée. Doux courans d'idées contraires se heurtent actuel-
lement, et semblent être une cause du malaise qui plane sur la
maison. La question qui s'agite sous toute sorte de formes peut se
réduire à un terme fort simple : le sens de l'ouïe est- il indispen-
sable au développement de l'intelligence? — Les savans, les philo-
sophes, les professeurs, les administrateurs, tous ceux en un mot
qui par fonction ou par goût se sont occupés des sourds-muets,
sont divisés sur la solution du problème, et s'appuient sur des ar-
gumens qu'il est utile de faire connaître. Pour les uns, que j'appel-
lerai pessimistes, l'infirmité domine, elle oblitère les voies intellec-
tuelles et enferme l'enfant dans des limbes obscures dont jamais il
ne parvient à sortir complètement. Selon eux, le sourd-muet côtoie
les choses et ne les pénètre pas, car l'ouïe est l'ouverture de l'en-
tendement; l'action d'tntendre conduit à l'action de concevoir : les
yeux voient, l'esprit conçoit, et ne conçoit que: par la parole, dont le
champ est illimité. Les premières idées naissent chez l'enfant en
même temps que se forme son vocabulaire, et l'éducation cérébrale
se fait au fur et à mesure que ce vocabulaire s'augmente. Il faut
peut-être avoir bégayé les puériles onomatopées du premier lan-
gage pour pouvoir dans la suite s'élever à la conception de l'idée
de Dieu et à la compréhension des phénomènes naturels. Un sourd-
muet qui recouvrerait miraculeusement l'ouïe et par conséquent la
parole à l'âge de vingt ans ne pourrait jamais s'assimiler un cer-
tain nombre d'idées ab&traites. C'est le don de la parole qui fait de
l'homme un être humain. Saint Jean a dit : in principio erat ver-
l'institution des sourds-muets. 5(33
bwn; en exagérant le sens, on peut dire que le verbe est principe
de tout; sans lui, le monde physique est souvent incompréhen-
sible et le monde moral ne s'ouvre pas. On n'élève le sourd-muet
que bien difficilement au-dessus de la sensation ; l'idée avec toutes
ses conséquences lui échappe le plus souvent. Le sens de la vue
ne transmet que des images; celles-ci sont expliquées, commentées
par une série de signes conventionnels, écrits ou mimés, qui eux-
mêmes ne sont aussi que des images, et, s'il confond l'une avec
l'autre, il entre dans un dédale dont il a grand'peine à sortir. C'est
là le vice radical auquel il n'y a pas de remède : on est en présence
d'un malade; on l'amène progressivement à une convalescence qui
sera perpétuelle, car il ne parvient jamais à la guérison complète.
La mimique, la lecture, lui rendent une partie de la parole, la
partie visible, tangible, pour ainsi dire, la partie matérielle; mais
la partie métaphysique, celle qui, à l'aide de déductions logiques,
conduit sans peine à l'abstraction et à l'absolu, elle lui est inter-
dite, et par cela seul il reste confiné dans un rang inférieur qui
le réduit à n'être qu'une sorte de créature intermédiaire, intéres-
sante, capable de recevoir une éducation limitée, qu'un accident
pathologique enferme dans des ténèbres relatives, dont l'instinct
pourra ressembler à de l'intelligence et sur lequel pèsera toujours
la fatalité d'une origine viciée; en un mot, ce ne sera jamais qu'un
infirme, un être incomplet.
Les optimistes au contraire, sans nier l'infirmité, déclarent qu'elle
n'est plus qu'apparente, puisque la méthode de l'abbé de l'Épée,
émondée par Sicard, vivifiée par Bebian (1), fécondée chaque jour
par les professeurs spéciaux, parvient facilement à la neutraliser.
L'écriture est le langage écrit, de même que la parole est l'écriture
parlée : lire ou entendre, c'est tout un. Les notions qui pénètrent
dans le cerveau par le sens de l'ouïe, on peut les acquérir par le
sens de la vue. L'opération matérielle seule est plus longue, ce qui
imprime une certaine lenteur à l'enseignement, mais le développe-
ment intellectuel du sourd-muet peut être poussé au moins aussi
loin que celui des entendans-parlans, — c'est une simple affaire de
temps et de patience. L'effort même que l'infirme est obligé de faire
pour échapper aux conséquences de son infirmité est une preuve
péremptoire de l'acuité de son intelligence. Le mal qui l'atteint est
local et ne touche en rien aux facultés du cerveau. Certes cette obli-
tération complète d'un sens le paralyse en plus d'un cas et le rend
(1) Bebiaa lut répétiteur (1817) et censeur à l'institution, qu'il fut obligé de quitter
en 1821 à la suite d'une discussion dégénérée en querelle; le plus impor;aiit de ses
ouvrages est le Manuel d'enseignement pratique des sourds-muets, 1827.
564 REVUE DES DEUX MONDES.
impropre à bien des fonctions; pourtant il en est de même des boi-
teux, des aveugles et des manchots : ceux-là aussi sont rejetés à
un plan inférieur, seulement c'est par suite d'un accident physique;
le sourd-muet est comme eux. Donc les sourds-muets, sauf l'action
d'entendre qui leur est refusée, occupent dans l'humanité un rang
égal à celui des autres. Il y a parmi eux des êtres plus ou moins
intelligens, plus ou moins bien doués par la nature; il y a des ma-
lades, des faibles, des inconsistans; si quelques-uns sont fermés à
un développement normal, la moyenne est ouverte à toute instruc-
tion, et plusieurs même ont pu s'élever à un niveau remarquable;
parmi ces derniers, on compte des écrivains, des sculpteurs, des
peintres, des ouvriers habiles. En un mot, l'infirmité cesse de pré-
dominer, puisque l'intelligence du malade devient, par l'enseigne-
ment, semblable à celle des autres hommes, et qu'elle peut s'ap-
proprier n'importe quelles notions, excepté celles qui ont trait à
l'acoustique.
Ce procès est débattu depuis longtemps, et n'est pas près d'être
jugé. Il me semble qu'on ferait bien de transiger, et qu'il ne s'agit
que de s'entendre. Ces deux opinions adverses concordent plus
qu'elles n'en ont l'air, il faut seulement savoir de quel genre de
sourds-muets l'on parle. On croit généralement que ces malheu-
reux ont tous été frnppés pendant l'obscure période de la gestation,
ou dès l'heure même de la naissance; c'est une erreur. Plusieurs
d'entre eux ont entendu, ont parlé pendant leurs premières années,
et sont devenus sourds-muets à la suite de fièvre cérébrale, de fièvre
typhoïde, de fièvre nerveuse, de rougeole, de scarlatine, de chutes;
quelques-uns ne sont pas absolument sourds; d'autres, — le cas
n'est pas fréquent, — entendent parfaitement, mais sont aphasiques,
et ne peuvent émettre une seule parole, comme si toutes les cordes
vocales avaient été brisées. Ici le mal est accidentel; il n'a frappé
qu'une âme déjà ouverte, et, s'il l'a fermée tout à coup, il n'en a
pas chassé certaines notions acquises. A l'époque où le sens de l'ouïe
subsistait encore, ils avaient « emmagasiné » un certain nombre
d'idées dont l'embryon, développé par l'âge, par l'enseignement,
leur constitue un état intellectuel qui les fait égaux à la moyenne
des entendans-parlans. Nulle spéculation de l'esprit ne leur semble
interdite, et ils parviennent à briser les liens qui les enchaînent.
Ceux-là sont très intéressans; les efforts qu'ils accomplissent pour
ressaisir, malgré des obstacles sans nombre, la part d'intelligence
et de savoir à laquelle ils sentent qu'ils ont droit, sont très tou-
chans à voir; je crois en effet qu'ils peuvent parcourir toutes les
routes où l'intelligence, la réflexion et la vue sulTisent pour se guider.
Je n'en dirai pas autant de ceux qui sont enveloppés dans une
l'institution des sourds-muets. 565
surdi- mutité congénitale, dont le nerf auditif n'a jamais porté aucun
son jusqu'au cerveau. Ils se dénoncent d'eux-mêmes; leur tête mal
conformf^e, leur front et leur menton fuyans, leurs oreilles très
saillantes, les tics nerveux que beaucoup ne peuvent modérer, sont
une sorte d'indication que l'animalité domine; certes elle a été di-
minuée par l'enseignement, mais elle n'a pas été détruite, on la re-
connaît aux gestes irréfléchis et à ces accès de colère qui semblent
le résultat d'une impulsion irrésistible. De notre double origine, ces
pauvres enfans ont surtout gardé souvenir de l'origine terrestre; le
souffle divin ne les a pas touchés tout entiers. On sait combien il est
facile de trouver des points de rapport entre lo visage humain et la
tête de certains animaux; c'est là un élément comique dont la cari-
cature a souvent tiré bon parti. Chez les sourds-muets de naissance
cette similitude pénible s'accentue parfois d'une façon extraordi-
naire : ils ont des figures de lièvre, de singe, de taureau; parfois avec
leur nez crochu et leurs gros yeux arrondis, avec les mouvemens
rapides de leur tête qui paraît pivoter sur les vertèbres de leur cou
engoncé, ils ont l'air d'énormes chouettes. Là, il y a plus que la
surdité, il y a, je le crains, lésion dis facultés de l'entendement :
ils ne sont pas seulement infirmes, ils sont malades; l'intelligence,
aussi incomplète que les sens, semble ne plus être que de l'instinct.
On redouble d'eflbrts envers eux, efforts stériles qu'on renouvelle
sans cesse avec un dévoûment dont on ne saurait trop faire l'éloge.
L'obstacle n'est pas dans la surdi-mutité; ces êtres chétifs auraient
beau entendre et parler, ils n'acquerraient jamais un 'développe-
ment que leur construction vicieuse repousse à jamais loin d'eux.
Dans ce cas, la surdi-mutité n'est pas une cause, elle est un effet,
et si le nerf acoustique est paralysé, c'est que la cervelle ne vaut
guère mieux. Rentreront-ils jamais dans l'humanité? On peut en
douter et croire qu'ils resteront toujours sur le seuil. Tous ne sont
point ainsi, je me hâte de le dire; parmi eux, on rencontre des ex-
ceptions qu'il est juste de signaler; mais cette impression m'a saisi
très vivement, et, malgré mes efforts, je n'ai pu m'y soustraire.
Selon qu'on se trouve en présence des uns ou des autres, l'im-
pression varie, et l'on penche alternativement vers l'opinion des
optimistes et vers celle des pessimistes. Il n'en serait point ainsi,
et l'institution y gagnerait singulièrement, si l'on n'y admettait que
des enfans aptes à recevoir un enseignement rationnel et normal.
Au lieu d'en faire une sorte de lieu de refuge destiné à recueillir
des enfans infirmes, souvent grossiers, parfois vicieux , on aurait
pu constituer là un institut modèle qui eût attiré les sourds-muets
riches, dont la présence, tout en dégrevant le petit budget spécial,
aurait imprimé à l'établissement une activité sérieuse et en quelque
566 REVUE DES DEUX MONDES.
sorte élégante. Une autre partie de la maison ou une de nos nom-
breuses institutions de bienfaisance eût reçu, soigné, façonné ceux
qui, frappés aux sources profondes, sont pour le professeur un em-
barras sans compensation. Aujourd'hui en réalité l'institution des
sourds-muets n'est qu'un hospice dans lequel, sous la haute direc-
tion de l'administration, on distribue un enseignement approprié
aux êtres incomplets qui l'habitent.
L'établissement contenait autrefois deux divisions, l'une pour les
garçons, l'autre pour les filles; mais, en vertu d'un décret du 11 sep-
tembre 1859 celles-ci ayant été transportées à Bordeaux, il est
maintenant réservé aux sourds-muets; il est emménagé de façon
à en abriter 250, et en renfermait 177 lorsque je l'ai visité au com-
mencement de cette année (1). Vastes jardins, larges préaux décou-
verts, gymnase, bibliothèque proprette, chapelle, salle d'apparat
pour les exercices publics et les distributions de prix, réfectoire,
dortoirs, infirmerie gardée par trois sœurs de Bon-Secours et visi-
tée par deux médecins, classes, ateliers, salon orné de quelques
bustes et de tableaux représentant Bodriguès Pereire et l'abbé Si-
card avec leurs élèves, grands escaliers à belle rampe en ferronne-
rie Louis XVI, admirable vue sur tout Paris, que l'institution do-
mine, la maison est bien distribuée ,. quoique l'on reconnaisse
facilement qu'elle ait été installée dans des bâtimens que l'on a dû
approprier après coup. La vie y est réglée comme dans une ca-
serne; on se lève à cinq heures et demie, on se couche à neuf, la
journée est divisée d'une façon uniforme entre la prière, l'étude,
les repas, les récréations et l'apprentissage; comme dans une ca-
serne aussi, tous les signaux indiquant une évolution générale sont
donnés à l'aide du tambour. Cela peut paraître étrange, rien ce-
pendant n'est plus rationnel : le sourd-muet n'entend pas le son,
mais il perçoit les vibrations que le jeu des baguettes frappant sur
la peau d'/ine imprime aux couches de l'air environnant; cette per-
ception le frappe à l'épigastre, et encore plus souvent à la paume
des mains et à la plante des pieds. C'est une loi physiologique que
les centres nerveux renvoient la sensation aux extrémités; si nous
nous heurtons le coude, nous éprouvons immédiatement un « four-
millement » au bout du petit doigt. La trépidation physique qu'ils
ressentent est assez forte pour les réveiller lorsqu'ils dorment; dans
les classes, quand les élèves sont distraits et ne regardent pas le
professeur, on agite vivement une table : l'ébranlement atmosphé-
rique suffit pour rappeler leur attention.
(1) Sur ce nombre, 18 seulement paient pension, dcmi-pensiou ou quart de pension;
Ict. autres sont boursiers.
L'fNSTITUTION DES SOURDS-MUETS. 567
Le sé']ouY dans l'institution est r(^glementairemf3nt limité à sept
ans; cependant on ne refuse jamais, surtout pour un écolier stu-
dieux, une prolongation d'une année. L'âge le plus favorable pour
commencer cette pénible éducation est dix ans : plus jeune, l'enfant
comprend fort peu et n'est guère qu'un élément de trouble pour ses
camarades; plus âgé, il a déjà de mauvais principes, ou, pour mieux
dire, de mauvaises habitudes de chirologie, qu'il substitue invo-
lontairement à la mimique raisonnée qu'on lui enseigne, — en un
mot, il gesticule patois et ne peut plus que très difficilement arriver
à gesticuler français. Avec le sourd-muet, l'instruction est bien
lente; il faut quatre ans avant de commencer l'explication du sys-
tème métrique, et sept années pour parvenir à des exercices sur
les formes de la conversation et de la correspondance. La première
année tout entière est consacrée à enseigner les formes du présent,
du passé, du futur, et à compter jusqu'à mille. 11 suffit parfois
d'une heure pour faire comprendre à un entendant-parlant ce qui
exigera plusieurs mois lorsqu'on s'adresse à un sourd-muet. La
plupart de ces malheureux arrivent à l'institution dans un état de
santé fort compromis; ils sont nés dans de mauvaises conditions so-
ciales, sortent de familles ordinairement très pauvres ; ils ont pâti
dès l'enfance, ils sont anémiques, scrofuleux, rliumatisans, mal-
sains, et paraissent avoir une disposition organique vers les affec-
tions des voies respiratoires et de l'encéphale (1). Ils se refont assez
vite, extérieurement du moins, avec la vie régulière de la maison,
les jeux violens au grand air et la nourriture, qui paraît suffisante.
C'est là le côté physique, il n'est point négligé. L'hospice fait son
œuvre, et l'enfant s'en trouve bien; mais le but poursuivi est le
développement intellectuel, et le rôle de l'école va commencer.
Les méthodes d'enseignement des abbés de l'Épée et Sicard ont
été successivement modifiées, améliorées, surtout par Bebian, qui
leur a donné une sorte de corps philosophique en partant d'un
principe qu'on peut formuler ainsi : l'instruction donnée aux sourds-
muets doit faire naître les circonstances concordant à l'idée qu'on
veut fixer ou déterminer chez l'élève. L'enfant qui entre à l'institu-
tion ne sait rien, on ne lui a enseigné ni à lire ni à écrire; dans sa
famille, on l'appelait en le touchant du doigt. Le premier acte est
de lui apprendre comment il se nomme. Dès qu'il est admis dans
la classe, où trois pans de murailles sont couverts par d'immenses
tableaux noirs, on le prend, on le place devant un de ces tableaux,
(1) Une statistique datant de 1832 indique 1 sourd-muet sur 40 atteint de trouble
mental. Troisième circulaire de l'institution royale des sourds-muets de Paris, 1832,
p. 123.
568 REVUE DES DEUX MONDES.
sur lequel on écrit son nom en caractères bien formés, puis on lui
fait comprendre à l'aide de la mimique que ce signe lui est attribué
spécialement; il doit donc le reconnaître pour sien et se présenter
toutes les fois qu'il le verra tracé sur le tableau. C'est là la première
opération, le baptême scolaire du sourd-muet. Ce nom est pure-
ment officiel; entre eux, les enfans se désignent, — je n'ose dire par
des surnoms, — par un geste qui indique toujours un fait exclusi-
vement physique : une dent de moins, une surdent, une cicatrice,
une claudication, une déformation du visage ou d'un membre. Une
fois que le sourd-muet est nommé, on procède à son instruction, et
on lui apprend du môme coup à lire, à écrire, à se servir de la mi-
mique et de la dactylologie. On emploie une proposition fort simple,
d'abord à l'impératif; on écrit sur le tableau : saute. Quand l'enfant
a bien regardé, qu'il s'est bien « imprégné » du dessin qu'il a sous
les yeux et qui pour lui n'a encore aucune signification, le pro-
fesseur fait un saut, et par cela seul explique à l'enfant la concor-
dance qui existe entre le mot et l'action; puis à l'aide de la dacty-
lologie, il dicte le mot en désignant les lettres les unes après les
autres, s, a, u, t, e-, il essuie le tableau, remet la craie à l'enfant,
qui reproduit le dessin qu'il a vu et saute à son tour pour prouver
qu'il a compris. Tel est le principe de l'enseignement des sourds-
muets, il procède avec lenteur, mais avec certitude, et produit un
résultat excellent, car il éveille les idées latentes et fait naître celles
qui n'existent pas encore.
En général, un sourd-muet apprend à lire et à écrire presque
instantanr'ment. Il voit un mot, le considère attentivement et le re-
produit. Cela s'explique; pour lui, c'est un dessin qui a un sens
complet, absolu. Ces sortes de jeux de mots que nous appelons ca-
lembours n'existent pas pour lui, il ne connaît pas la similitude des
sons; sot et saut, fête et faite, qui pour notre oreille vibrent de la
même manière et n'ont une acception différente que par la distri-
bution même d'une phrase entière, sont devant ses yeux des ob-
jets qui n'ont entre eux aucun rapport. Aussi il est très rare que
les sourds-muets fassent une faute d'orthographe, qui est la faute
phonétique par exellence.Ils ignorent la valeur abstraite et relative
des lettres dont la tonalité se modifie selon qu'elles sont isolées ou
juxtaposées; si on leur expliquait sur le tableau que a et u réunis
font 0, ils ne le croiraient pas et se mettraient à rire. Il suffit qu'un
mot soit écrit d'une façon irrégulière pour qu'ils ne puissent abso-
lument pas le comprendre. Cela est tellement vrai qu'on est obligé,
à la direction, de traduire « en orthographe » les lettres souvent fort
illettrées qu'ils reçoivent de leurs familles; sans cette précaution,
ils se fatigueraient vainement et n'en devineraient pas le sens.
l'institction des sourds-muets. 509
Le langage qu'ils emploient de préférence entre eux, et qu'on ne
saurait développer avec trop de soin, car il est bien réellement
pour eux un admirable moyen de communication et d'instruction,
c'est la mimique. Il a sur la dactylologie un inappréciable avan-
tage, celui d'une rapidité extraordinaire. Quelles que soient l'acti-
vité, riiabileté des doigts, on n'opère que lentement. Je citerai le
mot homme et le mot femme : la mimique le dit d'un geste; la
main portée à hauteur du front comme pour saisir un chapeau et
saluer, c'est homme^ femme se dit en passant le pouce entre l'oreille
et la pommette, (indication de la biide du bonnet). La mimique peut
aussi, par un premier signe, expliquer de quoi il s'agit; la dactylo-
logie laisse l'attention en suspens, et il faut par exemple attendre
un temps appréciable avant de reconnaître si l'on parle d'un chape-
lier, d'un chapeau, d'une chapelle ou d'un chapelet. Dans la mi-
mique, on procède du connu à l'inconnu, et l'on gesticule d'abord
le fait, le point sur lequel on veut attirer l'attention, ce qui amène
des inversions perpétuelles et forcées. — J'ai été hier à la maison
se mime : hier moi aller Hre à maison. Pourtant, malgré toutes les
ressources de la mimique, malgré la précision mathématique de la
dactylologie, ces malheureux enfans font des confusions de mots
bien plus fréquemment que les écoliers ordinaires. Un exercice
utile consiste à kur faire écrire sur le tableau différentes opérations
réfléchies que l'on met en action devant eux. Faisant rendre compte
d'une série de mouvemens que j'avais exécutés, j'ai obtenu cette
phrase étrange : « d'abord vous avez sorti votre montre, ensuite
vous avez regardé votre montre, enfin vous avez rentré votre montre
dans votre gilet de votre gousset. » J'ai brusquement effacé cette
phrase pour prouver qne je la trouvais incorrecte, et je demandai ce
que je venais de faire; l'élève écrivit : « Vous avez essayé l'éponge
avec le tableau. » Un sourd-muet dira qu'il a nettoyé la brosse avec
son habit, qu'il a mangé la cuiller avec sa soupe, sans faire sour-
ciller ses camarades.
A les regarder attentivement a causer » entre eux, on parvient
facilement à distinguer des gestes fréquemment renouvelés qui cor-
respondant à ces locutions que nous employons de préférence; comme
nous, ils emploient des phrases toutes faites, des lieux-communs,
des paradoxes. Selon les natures, la gesticulation est accentuée,
vive, éteinte, élégante ou grossière. Ils ont à leur façon des voix,
— des gestes, — de ténor ou de basse. Rarement, pour désigner
un objet, ils se servent de l'index; ils ne le montrent pas, on dirait
plutôt qu'ils le présentent par la main tout entière, étendue la
paume vers le ciel. Leur manière de saluer est un peu théâtrale; le
corps demeure presque immobile, et le bras droit décrit, de haut
570 REVUE DES DEUX MONDES.
en bas, un quart de cercle emphatique. J'ai assisté à des dictées
faites à l'aide de la dactylologie; elles ne donnent pas toujours des
résultats irréprochables. Si l'enfant n'a pas été initié d'abord au
sujet dont on va l'entretenir, si le professeur se hâte, s'il ne sépare
pas chaque mot par un mouvement suspensif, si par une trop ra-
pide inflexion des doigts les lettres ne sont pas exactement formées,
l'élèvÊ se trouble, se préoccupe uniquement de suivre de l'œil les
signes isolés, n'a plus le temps de saisir la corrélation qui existe
entre eux, et il commet des erreurs qui parfois sont de véritables
non-sens; mais dès que ces enfans reprennent possession de la mi-
mique, c'est-à-dire de leur langage naturel, de celui que leur infir-
mité même perfectionne de la façon la plus ing'nieuse, comme ils
sont maîtres d'eux et quelle sagacité ils Idrploienl! On m'a a récité»
des fables; j'ai vu jouer le Renard et le Corbeau, le Bouc et le Re-
nard, le Savetier et le Financier; le geste avait des inflexions comme
la voix; la finesse du renard, la vanité du corbeau, la bêtise du
bouc, la gaîté, l'inquiétude, le marasme du savetier, l'importance
du financier, étaient rendus avec des nuances quelquefois très fines.
C'était Là le résultat d'une étude, je Je sais : on apprend à mimer,
comme on apprend à déclamer; je n'en restai pas moins frappé de
voir avec quellb précision la mimique parvenait à faire comprendre
dans tous les détails un petit drame à deux personnages.
Les exercices de français qu'on leur impose pour les forcer à
émettre leurs idées, leur enseigner à raconter un fait, à écrire une
lettre, sont intéressans à parcourir, car ils prouvent combien la
plupart de ces pauvres âmes sont arides et dénuées; c'est d'une sté-
rilité qu'on ne peut que très diflicilement se figurer. J'ai entre les
mains plusieurs de ces « compositions » où rien n'est composé :
jamais je n'ai vu, môme dans les administrations les moins lettrées,
des procès-veibaux plus secs. Ce sont des récits de promenade, de
voyage, l'emploi d'une journée: la date, l'heure, le fait, rien de
plus; un seul temps de verbe, le prétérit indéfini : « nous nous le-
vâmes, nous sortîmes, nous jouâmes, nous mangeâmes, nous nous
couchâmes. » Trois adverbes reviennent incessamment, d'abord,
ensuite, enfin-, on cherche une impression, un mouvement quelcon-
que, une réflexion, wni pensée, un éclair, rien! — Dans une seule
de ces narrations, je trouve une observation : « le temps paraissait
favorable; » c'est peu de chose, et cela détonne sur l'uniformité
générale, comme une touche de vermillon sur une grisaille.
S'ils ont peu d'imagination intellectuelle, ils possèdent par com-
pensation une sorte d'imagination musculaire qui semble être pour
la plupart une prédominance organique. Il n'y a pas d'exercices cor-
porels, de tours de force et d'adresse qu'ils n'inventent pour satis-
l'institution des sourds-muets. 571
faire ce besoin, qui, bien dirigé et utilisé, en ferait des gymnastes
de premier ordre. Le gymnase de l'institution est grand et bien ap-
proprié, mais il est interdit aux élèves, qui ne peuvent s'y rendre
que pendant une heure chaque semaine sous Ja surveillance d'un
professeur spécial. Autrefois les cordes lisses, les cordes à nœuds,
les perches pendantes, les trapèzes, flottaient en liberté accrochés
au portique; il n'en est plus ainsi aujourd'hui : tous ces engins, sé-
vèrement serrés, ne sont remis en place qu'au moment de la leçon.
On a cru devoir prendre ce parti cruel pour décourager les enfans
qui se sauvaient de la classe, et s'en allaient seuls grimper le long
des mâts, se balancer "dans les airs et manœuvrer les haltères. La
plus grande récompense qu'on puisse accorder à un sourd-muet,
c'est de l'autoriser à [se rendre à la gymnastique. N'est-ce pas là
une indication très sérieuse et dont il faut tenir compte? Ces pauvres
êtres trouvent dans ces exercices à la fois violens et habilement
combinés une jouissance salutaire qui les apaise et les fortifie. Je
voudrais, au double point de vue de l'hygiène et de la morale, que
les leçons de gymnastique fussent multipliées jusqu'à devenir quo-
tidiennes, et que pendant les récréations réglementaires le gymnase,
outillé de tous ses agrès, ne fût jamais fermé. I! en est de même de
la natation, qui constitue pour eux un plaisir sans pareil, et qu'il est
bon de leur procurer sans restriction. Les professeurs savent bien
que leurs élèves les plus turbulens, les plus portés à toute sorte de
désordres, deviennent patiens, attentifs et convenables lorsqu'ils
ont pu dépenser aux bains froids le trop-plein de force qui les
étouffe.
lïl.
Le but de l'institution n'est pas seulement de donner une in-
struction théorique à ces infirmes. C'est déjà beaucoup, en leur
montrant à lire et à écrire, de leur fournir un moyen de commu-
nication générale, mais ce n'est pas assez, et l'on s'efforce de
leur apprendre un état qui plus tard sera leur gagne-pain. Après
quatre ans de classe, lorsque l'enfant commence à sortir de sa
gangue, on l'étudié au point de vue de ses aptitudes, on l'interroge
sur la carrière qu'il veut embrasser, on consulte sa famille, et on le
fait entrer dans un atelier, de façon à partager son temps entre
l'apprentissage et la continuation des études. L'hésitation ne doit
pas être longue, car le choix est singulièrement limité et ne peut
s'exercer que sur sept métiers différens : jardinier, cordonnier, me-
nuisier, lithographe, tourneur, relieur et sculpteur sur bois. Les
572 REVUE DES DEUX MONDES.
trois premières professions sont généralement réservées aux sourds -
muets destinés à vivre à la campagne, les quatre dernières sont
gardées au contraire pour ceux qui habiteront Paris ou une grande
ville. Je suis surpris qu'on n'ait pas essayé de leur donner un en-
seignement professionnel plus étendu; tous les états où l'adresse et
l'attention suffisent peuvent leur convenir. 11 y a des méti'M's, celui
de vannier par exemple, où l'outillage ne coûte rien, et qui rappor-
tent un salaire acceptable; ils pourraient devenir sans peine de bons
ouvriers tailleurs, ébénistes, dessinateurs de broderie, forgerons,
cloutiers, et voir s'ouvrir ainsi devant eux un avenir plus large et
meilleur. Quoi qu'il en soit, ils sont dirigés dans les ateliers par des
contre-maîtres extérieurs appartenant à des patrons qui fournissent
les instrumens et les élémens de travail, touchent les bénéfices, de
plus reçoivent une indemnité pour les notions indispensables qu'ils
donnent aux élèves et pour les matières premières que ceux-ci
ont détériorées. Il n'y a d'exception que pour l'horliculture, qui est
enseignée par le jardinier môme de l'institution, et pour l'atelier de
cordonnier, dont le chef trouve une rémunération suffisante en fa-
briquant les souliers nécessaires aux écoliers.
Les sourds -muets m'ont paru fort attentifs à leur besogne et
bien à leur affaire qnand ils rabotent une planche ou battent une
semelle. Ils font tout par imitation; on travaille devant eux, ils
essaient do reproduire ce qu'ils ont vu, et parfois y parviennent
adroitement. A l'atelier de lithographie, on obtient de bons résul-
tats; on écrit, on dessine avec pureté et précision, on imprime avec
soin. J'y ai vu des estampes à la chromolithographie qui avaient
nécessité l'emploi de plus de douze pierres différentes et qui étaient
bien réussies. L'atelier de reliure aurait fait sourire Bauzonnet et
Cape; mais les ouvriers ne sont point responsables de la qualité
défectueuse des cartons employés. J'ai remarqué que l'assemblage
était soigné, que la couture était solide, que le laminage ne causait
point de macu'atures. Los sculpteurs sur bois sont habiles : ils co-
pient bien et savent dérouler gracieusement une branche de lau-
rier sur la baguette d'un cadre; les cordonniers fabriquent des
chaussures où il m'a semblé qu'il y avait plus de clous que de cuir;
ce n'est certainement pas parmi eux que ce bottier fameux qui fai-
sait des souliers pour aller en voiture et non pas pour marcher au-
rait été chercher des ouvriers.
Il est une classe-atelier que je m'attendais à trouver organisée
d'une façon supérieure, et que j'ai été douloureusement surpris de
trouver moins bien outillée que la dernière de nos écoles primaires,
c'est la salle de dessin. Quelques vieux modèles en ronde bosse,
deux ou trois bustes à pans coupés, épaves de cette méthode Dupuis
l'institution des sourds-muets, 573
dont le temps a heureusement fait justice, quelques mauvaises es-
tampes sans style ni caractère, qu'on dirait achetées au hasard et
au rabais sur les quais, c'est là tout ce qu'on olTre à des enfans
pour qui l'étude du dessin devrait être poussée aussi loin que pos-
sible. Il y a là certainement une erreur, un oubli qu'il est facile de
réparer. Les modèles d'ornementation sont aussi pauvres que les
modèles d'art; toutes ces vieilleries doivent être jetées au panier
sans délai et renouvelées au plus tôt. C'est là du reste le vice très
apparent de l'institution; l'élément plastique, utile à tout le monde,
indispensable à des enfans qui demandent tout au sens de la vue,
fait radicalement défaut. Je n'y ai aperçu que deux ou trois vieilles
cartes géographiques. Un seul tableau emphatique et prétentieux
occupe le fond d'un couloir; sous prétexte d'histoire, il représente
un fait romanesque, absolument faux, emprunté non pas à la bio-
graphie de l'abbé de l'Épée, mais à la comédie de Bouilly. Sur ces
vastes murailles, dont la nudité est désolante, je voudrais voir des
séries de gravures et de lithographies, de cartes et de planches
d'histoire naturelle; je voudrais qu'on pût montrer à ces malheu-
reux les principaux épisodes de notre histoire nationale, l'aspect
des diverses contrées du globe, l'image des différentes nations,
qu'ils eussent, une fois par semaine, une séance de microscope à
gaz. Ne pourrait-on pas utiliser une portion du jardin à faire mo-
deler une carte de France en relief par les sourds-muets eux-mêmes?
Quelques tombereaux de terre glaise suffiraient, et l'on obtien-
drait ainsi un double résultat qu'il est bon de signaler. Ce serait
d'abord pour les élèves un exercice excellent qui développerait leur
adresse, exciterait leur émulation et leur donnerait des notions po-
sitives sur la configuration de notre pays; de plus ce travail, une
fois terminé, attirerait l'attention du public et exciterait son inléiêt
en faveur d'une institution qui, après avoir joui pendant de longues
années d'une réputation universelle, est aujourd'hui comme délais-
sée. On dirait qu'elle n'a plus de vitalité propre, qu'elle ne subsiste
plus qu'en vertu de l'impulsion reçue jadis. Elle est la maison-
mère, et elle n'a aucuns rapports avec les quarante établissemens
qui abritent environ 1,500 sourds-muets en France, où les statis-
tiques en constatent plus de .30,000. Les théories d'enseignement
pratiquées dans ces différens instituts sont vagues et sans liens entre
elles : ici c'est la dactylologie qui prévaut, là c'est la mimique,
ailleurs c'est l'articulation; pourquoi ne pas former un corps de
doctrines expérimentées, et ne pas mettre tous les professeurs en
relation les uns avec les autres par un journal mensuel, afin que
chacun pût formuler les améliorations dont ces pauvres enfans profi-
teraient? C'est une école, et je n'y vois aucun livre spécial, pas même
574 REVUE DES DEUX MONDES.
le dictionnaire indiqué, obligatoire, où la gravure, venant en aide
à rimprimerie, donnerait le jsens de tous les mots par la figuration
de l'objet ou de l'action, comme cela existe en Angleterre. C'est
un hospice où l'on reçoit des enfans que le lymphatisme et l'ané-
mie épuisent; il y a une salle de bains, il est vrai, mais comment
expliquer que l'on n'ait pas traité avec l'assistance publique pour
avoir le droit d'envoyer les sourds-muets à l'établissement des bains
de mer de Berck? Ne sait-on pas qu'en fortifiant leur constitution,
on raffermirait leur système nerveux affaibli, et que par ce seul
fait on les rendrait moins violens, plus attentifs et plus intelligens?
La maison est triste, et malgré ses deux cents habilans elle paraît
solitaire ; on croirait volontiers que l'institution subit une crise,
qu'elle n'est plus ce qu'elle était, qu'elle n'est pas encore ce qu'elle
doit être. Elle paie en ce moment les erreurs passées, car il faut
reconnaître que pendant longtemps on a fait fausse route. Au lieu
de se contenter de donner aux sourds -muets de sérieuses notions
élémentaires, on a voulu en faire des prodiges. Ils s'y sont prêtés
dans une certaine mesure, entraînés par la vanité, qui est un de
leurs caractères particuliers. On n'a obtenu que des résultats néga-
tifs, et l'on a peut-être contribué ainsi à décourager l'intérêt pu-
blic. On s'est acharné à les faire parler, ou, pour mieux dire, à leur
faire prononcer des mots dont ils lisaient la forme visible sur les
lèvres du professeur. Ce n'était guère là qu'un tour de passe-passe
fait pour étonner les gens naïfs. Pour comprendre la parole, il ne
suffit pas de la voir, il faut l'entendre : on est arrivé à former quel-
ques perroquets humains qui ont pu répoudre des phrases remar-
quables sur Dieu et sur les destinées de l'âme, mais ils ne les ré-
pondaient pas, ils les récitaient, car on les leur avait fait apprendre
par cœur. L'abbé de l'Épée écrivait à l'abbé Sicard : « iNe vous
flattez pas, mon cher ami, de pouvoir amener le sourd -muet à
écrire de lui-même et spontanément; il n'écrira jamais que de sou-
venir. » Ceci est bien plus vrai encore pour la parole que pour
l'écriture.
On eut la manie de l'articulation, on l'eut jusqu'à la cruauté. Le
malheureux enfant que l'on condamnait à suivre ces inflexions la-
biales qui ne sont que la forme extérieure, l'apparence de la parole,
revenait malgré lui à son langage naturel, à celui qui naît de son
infirmité même, à la mimique, car, avant d'essayer d'articuler, il
traduisait en gestes, compréhensibles pour lui, les vocables qu'il
avait regardés. On lui infligea alors un martyre réellement barbare;
on lui lia les pieds, on lui attacha les mains derrière le dos, et on
n'arriva qu'à le dégoûter d'une méthode qui commençait par un
supplice. II y a quarante ans de cela, et il est inutile de nommer le
l'institution des SOURDS-JIUETS. 575
fonctionnaire obtus qui se livrait à des actes pareils. Quelques
sourds-muets parlent, quoique la parole leur soit antipathique et
qu'ils lui préfèrent toujours. la gesticulation et l'écriture. Je ne sais
rien de plus douloureux à entendre; si on les questionne, on ,peut
reconnaître les efl'orts qu'ils sont obligés de l'aire avant de ré-
pondre, pour traduire la mimique du geste en mimique des lèvres,
car pour eux la parole n'est pas autre chose, puisqu'ils. ne se ren-
dent pas compte du son qu'ils émettent. 11 y en a qui, à force de
labeur et de patience, parviennent à réciter une fable : ils ne par-
lent pas; quelque chose parle en eux dont ils n'ont pas conscience,
quelque chose de guttural, de rauque, d'inflexible. Si la mécanique
parvenait à faire parler un automate, il parlerait ainsi.
Est-ce à dire qu'il faut bannir l'articulation et la supprimer de
l'enseignement spécial réservé aux sourds-muets? Non pas; mais il
faut l'appliquer avec une extrême réserve et une sagacité pré-
voyante : elle doit servir de complément d'éducation au malade
qui a entendu et parlé aux premières années de son enfance et pour
lequel le phouéLisme n'est pas un mystère insondable. Celui-là
pourra peut-être s'en servir et y trouver un secours dans quelques
rares occasions; mais essayer d'enseigner la paro'e au sourd-muet
de naissance, c'est semer sur le roc; c'est fatiguer un malheureux
enfant sans profit, c'est le troubler d'une façon cruelle et peut-être
dangereuse, en un mot c'est vouloir enseigner l'art de la peinture
à un aveugle-né. On a été bien loin dans celte théorie, et l'on a
prétendu que le tact pouvait suffire aux sourds-muets pour apprendre
à parler; cela dépasse la mesure. Le toucher remplace l'ouïe, rien
n'est plus simple : on met la main devant la bouche d'un parlant,
on compte le nombre de vibrations produites par chaque mot, que
dis-je? par chaque syllabe, on répète exactement le nombre des vi-
brations observées, on parle, et « voilà pourquoi votre fille est
muette! » La température joue un grand rôle dans cette méthode
d'enseignement qu'on a essayé d'appliquer. L'auteur, dont le nom
n'a pas à trouver place ici, a écrit : « Nos expériences ont démontré
que le tact commence à s'affaiblir au-dessous de 10 ou 12 degrés
centigrades et .au-dessus de 18 ou 20 degrés. » C'est un mode d'in-
struction qui ne convient qu'aux saiso.ns.. moyennes; l'hiver et l'été
ne lui sont pas favorables.
Tout sourd-muet qui se sent des dispositions réelles pour l'arti-
culation et qui croit pouvoir en tirer un, bon parti, tout sourdTmuet
qui, ayant une intelligence plus ouverte > que celle de ses compa-
gnons, voudra, pousser ses études au-delà du programme officiel,
trouvera, à l'institution des professeurs dévoués, très disposés à
favoriser les teutativesde développement iatellectael, et qui y ré,us-
576 REVUE DES DEUX MONDES.
siront d'autant mieux qu'ils seront parlans, car en matière d'in-
struction il faut savoir beaucoup pour enseigner un peu; sous ce
double rapport, l'aide ne manquera pas à ceux qui viendront la ré-
clamer. Quoique les sourds-muets ne soient point aimables, on les
aime dans leur institut, et quelques professeurs intelligens ont pour
eux une commisération touchante. Il est fâcheux qu'il n'existe pas
une sorte de société ayant son point de départ et de ralliement à
l'institution même, qui serait chargée de surveiller le sourd-muet
quand il a terminé ^ on apprentissage et de le suivre dans la vie, où
tant de difficultés l'attendent, où tant d'obstacles peuvent le jeter
dans la misère. Une société s'est, il est vrai, fondée en 1850 : elle a
été reconnue d'ulilité publiqun par décret impérial du 16 mars 1870;
mais elle est par-dessus tout société d'assistance, de bienfaisance.
C'est un grand mérite de secourir les malades, de donner du pain à
ceux qui en manquent et de faire l'aumône à ceux qui ont besoin,
mais le mérite est peut-être supérieur de mettre un individu à môme
de gagner honorablement sa vie en exerçant le métier qu'on lui a
enseigné. Réparer est bien, prévoir est mieux. Ne pourrait-on s'en-
tendre avec les patrons et exercer conjointement avec eux une ac-
tion décisive sur la destinée du sourd-muet, lui faciliter l'entrée de
certains ateliers et le maintei)ir au rang d'homme en lui fournissant
les moyens de se procurer le pain quotidien? — Le groupe très bien-
faisant qui s'est réuni pour porter secours aux sourds- muets s'ap-
pelle actuellement la Société centrale d'éducation et d'assistance; si
à ce dernier mot on substituait celui de patronage, on serait plus
utile, et on atteindrait un but plus élevé.
Il y aurait lieu aussi de songer au sort des professeurs, car il
n'est vraiment pas digne d'envie. Il faut beaucoup de dévoûment,
de perspicacité, une patience sans égale, et parfois même une
grande ténacité pour forcer, l'une après l'autre, toutes les barrières
que l'infirmité a dressées entre l'enseignement et l'intelligence de
ces écoliers d'une nature si particulièrement spéciale. Un profes-
seur titulaire touche au début 2,400 francs par an, et de quatre
années en quatre années voit son traitement augmenter jusqu'à un
maximum infranchissable de 3,800 francs; c'e&t dérisoire. 11 semble
que l'administration pèse un peu sur l'enseignement; celui-ci de-
vrait être plus libre, c'est par l'elTort individuel encouragé que
l'on arriverait à perfectionner des méthodes excellentes, et qui n'ont
point encore dit leur dernier mot. A ce sujet, je regrette que l'on
ne réunisse pas à la bibliothèque les diverses publications étran-
gères qui s'occupent des sourds-muets. Gela est de toute nécessité
pour les professeurs, pour les administrateurs, qui de cette façon
pourraient profiter des progrès accomplis ailleurs dans cette ma-
l'institution des sourds-muets, 577
tière difficile. Il en était ainsi autrefois : la guerre a naturellement
interrompu ce genre de service, qui était régulièrement fait; pour-
quoi n'y pas revenir et ne pas nous mettre à même, par l'étude
comparative des diffcrens systèmes, d'améliorer les destinées in-
tellectuelles et physiques de ces pauvres enfans?
L'institution, telle qu'elle est organisée aujourd'hui, malgré son
double caractère qui a quelque chose de déplaisant, est appelée à
rendre de sérieux services aux jeunes infirmes qu'elle accueille, si
l'on consent à l'outiller des livres et des modèles plastiques dont
elle a impérieusement besoin; mais il est bon que la leçon du passé
profite, et qu'on ne rentre pas dans des erremens que la raison et
l'expérience ont condamnés. Un programme limité aux notions de
l'enseignement primaire doit suffire au plus grand nombre des éco-
liers, car ceux qui dénotent une intelligence supérieure trouveront
toujours à compléter leurs études en suivant un cours supplémen-
taire. L'enseignement professionnel au contraire réclame les soins
les plus attentifs; il faut le développer, le surveiller, le fortifier,
l'éclairer par la connaissance et l'exemple des hommes spéciaux; il
languit un peu à cette heure, il est confiné dans des corps de mé-
tiers trop peu nombreux, il ne pousse pas l'enfant dans des voies
assez larges et ne cherche peut-être pas à faire naître des aptitudes
qui s'ignorent. 11 n'est pas aussi fécond que je voudrais, et res-
semble trop à ce que l'on peut appeler « un acquit de conscience. »
Il faut ne pas oublier que le but de l'institution n'est pas d'obtenir
des tours de force propres à étonner des curieux réunis en séance
solennelle; l'objet qu'elle poursuit est meilleur et plus humain. Elle
doit par l'enseignement scolaire éclairer des intelligences que la
nature semblait avoir obscurcies, et former des ouvriers laborieux,
adroits, qui puissent subvenir à leurs besoins et ne jamais tomber
en charge à la charité publique.
Maxime Du Camp.
TOME civ. — 1873. 37
LORD PALMERSTON
The life of Henry J«hn Temple, viseotmt PalmerHon, ivilh sélections from his àiaritt
toi-rtspondtnte, by sij Besry Ljtton Balwer (lord UalUng); 2 toL, lEfTl.
« Je VOUS attaquerai. — Cela dépend de vous. — Je vous anéan-
tirai. — Cela d(^pend de nous. » Tels sont les termes dans les-
quels Napoléon, premier consul, et le plénipotentiaire de l'Angle-
terre, lord Wliitworth, s'étaient séparés à la rupture de la paix
d'Amiens, et, dans ce conflit de vingt ans qui éclatait ainsi de nou-
veau, chaque nation s'appliqua de son mieux à justifier la mémo-
rable parole de son représentant. Les grands triomphes lurent
d'abord pour la France. Déjouée et terrassée à Auslerlitz, écrasée
plus complètement encore à léna et à Friedland, la coalition euro-
péenne dut subir la loi du vainqueur; mais sur mer la fortune res-
tait fidèle aux armes de nos adversaires. La victoire de Trafalgar,
en détruisant notre marine, força le maîlie de l'Europe d'ajour-
ner tout projet d'invasion, et l'Angleterre, grâce à sa position in-
sulaire, à ses 600,000 citoyens armés, à ses 200,000 marins, à
ses 900 bâtimens de guerre, put attendre, sans courber le front,
les occasions que les témérités de Napoléon ne tarderaient point à
lui offrir. Cependant ses sacrifices étaient écrasans, ses pertes
cruelles. Dans une seule année, ses trois illustrations principales
succombèrent à la peine, lord Nelson, M. Piit, M. Fox. 11 fallut dès
lors continuer la guerre avec un roi aveugle et atteint déjà d'une
folie intermittente, mais incurable, avec un héritier du trône aussi
peu considéré qu'il méritait de l'être, sans un seul homme d'état d'un
ordre supérieur, sans un chef renommé ni sur terre ni sur mer. Tels
LOUD PALMERSTON. 57d
étaient pourtant le génie et les ressources de la nation et la vitalité
puissante de ses institutions que le terrible conflit se poursuivait
avec une ardeur comme avec une confiance à toute épreuve.
I.
Henry Temple, vicomte Palmerston, entra dans la vie publique au
plus fort de ces conjonctures critiques (1). 11 avait pour lui tous les
avantages que donnent la naissance, la fortune, une robuste consti-
tution et l'extéiieur le plus attrayant. Sa famille s'était depuis
longtemps distinguée dans les diverses branches du service public,
et avait produit, entre autres célébrités, le chevalier Temple, dont
les mémoires, bien connus en France, ont ajouté une page si inté-
ressante aux annales de la grande lutte de Guillaume III contre
Louis XIV. Il fit ses études d'abord au collège de Ilarrow, qui dis-
pute à celui d'Eton l'éducation des jeunes patriciens anglais, et il
y rencontra pour condisciples lord Byron, sir Robert Peel €t plus
d'une notoriété future de sa génération. Ses qualités dominantes,
le courage, l'assiduité, la persévérance, ne tardèrent point à se
faire remarquer. On cite encore dans les traditions de Harrow un
combat sanglant que livra Henry Temple à un élève « deux fois
plus fort que lui. » On a publié des lettres qui constatent qu'à qua-
torze ans, tout en se distinguant dans les études obligatoires du
collège, il cultivait en outre l'italien, l'espagnol et sans doute aussi
le français, qu'il devait parler et écrire plus tard avec une rare
correction. En quittant Harrow, il passe dans l'intimité de Dugald-
Stewart, à l'université d'Edimbourg, trois années durant lesquelles,
comme il l'a écrit lui-même, « il jette les fondemens de toutes les
connaissances utiles et de toutes les habitudes d'esprit qu'il ait ac-
quises. » On a rappelé, comme témoignage de son application, que,
quand sir W. Ilamilton voulut recueillir les conférences de Dugald-
Stewart après la mort du célèbre professeur, qui n'en avait laissé
aucun manuscrit, il en rétablit surtout le texte d'après les notes
sténographiées d'abord et soigneusement mises au clair ensuite par
Henry Temple.
Il n'avait point encore terminé à Cambridge ces fortes études
quand déjcà la vie publique et la lutte des partis le réclamèrent. En
1806, la mort de M. Pitt laissait vacant au parlement le siège
universitaire que l'illustre homme d'état n'avait cessé d'occuper, et
Palmerston, bien qu'il n'eût point encore passé tous ses examens,
fut convié à revendiquer cette noble succession contre deux jeimes
(1) Né en 1784, mort en 1865.
580 REVUE DES DEUX MONDES.
rivaux politiques qu'il devait retrouver, durant toute sa carrière,
soit comme adversaires, soit comme collègues. Les suffrages obtenus
dans ce premier essai de leurs forces par les trois ministres futurs
sont intéressans à rappeler. Lord H. Petty, plus connu comme mar-
quis de Lansdowne, depuis président du conseil et chef si honoré
de la chambre des lords, obtint 33! voix, — lord Allhorp, depuis
lord Spencer, et ministre dirigeant la chambre des communes pen-
dant les grands débats de la réforme, eut ikb voix, — lord Pal-
merston enfin 128. On voit que la lutte, si elle ne fut point heu-
reuse pour lui, fut du moins des plus honorables et témoigne
d'autant plus des espérances qu'il avait déjà fait concevoir de lui
que ses compétiteurs disposaient pour lors de l'appui gouverne-
mental. Nullement découragé par ce premier échec, il en essuya un
second la même année k Horsham, et en définitive la carrière offi-
cielle s'ouvrit pour lui avant la carrière parlementaire.
La mort de M. Fox avait profondément ébran'é la coalition mi-
nistérielle qui, sous ses auspices, avait remplace M. Pitt. Le grave
différend qui survint l'année suivante entre lord Grenville et le roi
sur la question catholique détermina la retraite du « chef de tous
les talens. » Le duc de Portland fut appelé à former un nouveau
cabinet, et, secondés par la réaction qui se manifestait dans tout le
pays en faveur de la mémoire du grand patriote, les principaux
élèves de M. Pitt, lord Gastlereagh, M. Canning, lord Liverpool,
furent rappelés au pouvoir, qu'ils devaient exercer si longtemps
et avec un succès si complet au dehors. Lord Malmesbury, le cé-
lèbre diplomate, dont les mémoires ont versé des flois de lumière
sur les négociations de cette époque, était l'ami intime du duc de
Portland, et obtint de lui pour lord Palmerston, dont il était le
tuteur, la position d'un des lords de l'amirauté. Dans une nouvelle
lutte à Cambridge, ce dernier échoua encore, mais cette fois par
trois voix seulement, et bientôt après il entra enfin au parlement
d'une façon qui caractérise bien les mœurs politiques de l'époque.
Sir Léonard Holmes, propriétaire à l'île de Wight, possédait un de
ces bourgs où sa famille était toute-puissante et que l'on désignait
alors comme ;( bourgs fermés » ou « bourgs pourris. » 11 offrit le
siège au jeune Palmerston à la condition que jamais, même pen-
dant l'élection, il ne se présenterait à ses commettans. C'est ainsi
que, comme M. Pitt et tant d'illustres émules, il put débuter dans
La vie parlementaire au sortir presque de l'adolescence, et apporter
plus tard au service de son pays une longue expérience, une
pratique consommée des affaires, quand ses forces et ses facultés
étaient encore dans toute leur vigueur, et à une époque de la vie où
tant d'autres en étaient encore à leur laborieux apprentissage.
LORD PALMERSTON. 581
Souvent la raison accepte ce que le raisonnement condamne.
L'inexorable logique de l'esprit novateur a fait disparaître les der-
niers vestiges de l'ancien système électoral en Angleterre, et elle ne
reviendra pas sur son arrêt; mais le cours des siècles et les progrès
apparens dont ils se glorifient n'ouvrent point toujours pour les na-
tions une voie sans cesse ascendante de grandeur et de prestige. Le
temps seul pourra démontrer si, plus heureuse que Rome, plus heu-
reuse que Venise, l'Angleterre trouvera un profit sans mélange dans
le déclin des influences aristocratiques sur la conduite de ses af-
faires. Sans doute, le système des bourgs fermés donnait lieu à
quelques abus de la prépondérance des grandes familles. Telle était
toutefois la sévère discipline des partis que plus souvent encore les
sièges étaient réservés pour telle notabilité victime de l'incon-
stance populaire, trop convaincue et trop fière pour fléchir devant
elle, ou pour telle jeune ambition dont la capacité naissante frap-
pait les regards de tous ceux qui l'approchaient sans pouvoir pré-
tendre encore s'imposer au public. L'équitable histoire dira quels
furent les hommes que portèrent au pouvoir ces anomalies incon-
testables, ce qu'ils firent pour la grandeur de leur pays, à quel
degré de puissance et de gloire il leur fut donné de l'élever. Un
avenir encore éloigné pourra seul décider si, sous un régime dans
lequel les preuves réclamées ne peuvent être fournies qu'à un âge
où les forces vitales les plus précieuses pour le service de l'état
sont déjà consumées, où les idées commerciales et économiques
prévaudront dans ses conseils sur les altières traditions du passé,
la patrie des deux Pitt saura maintenir tout le renom qu'ils ont
acquis pour elle.
Nous avons quitté le jeune Palmerston, à vingt-deux ans, déjà
membre du parlement comme du gouvernement qui, sous l'égide
de mémoires vénérées, poursuivait à outrance la lutte contre la
révolution française et son représentant couronné. Ses débuts ora-
toires ne se firent pas longtemps attendre, et ceux qui ont suivi
de près sa carrière ne s'étonneront point que son premier effort ait
été consacré à justifier, à préconiser même l'inique agression de
l'Angleterre en 1807 contre Copenhague et la flotte danoise. Voici
en quels termes familiers il rend compte de l'incident à une de ses
sœurs : « Vous verrez par les journaux de ce matin que j'ai été
tenté par quelque mauvais génie de donner la comédie pour mon
compte hier soir à la chambre des communes. Il m'a semblé pour-
tant que l'occasion était bonne pour rompre la glace, au risque
même de patauger quelque peu, car il était difficile de se compro-
mettre beaucoup, tant la cause était bonne. Le discours de Canning
est un des plus brillans et des plus persuasifs que j'aie encore en-
582 REVDE DES DEUX MONDES.
tendus; il a duré trois heures (1). » Le maiden speech de lord
Palmerston paraît avoir été bien accueilli, et il marqua dès lors sa
place, non point pnrmi les orateurs éloquens de son époque, titre
auquel il n'a jamais prétendu, mais parmi les dcbaiers les plus
diserts et les mieux écoutés.
Une autre de ces expéditions par lesquelles l'Angleterre s'effor-
çait de tenir tête à l'ascendant, irrésistible alors, de Napoléon vint
donner un éclat inattendu à la carrière officielle de lord l'almerston.
Voyant en 1809 les principales armées de l'empire engagées dans sa
nouvelle guerre contre l'Autriche et dans sa guerre interminable
contre l'Espagne, le cabinet anglais avait dirigé sur les côtes de la
Hollande des forces de terre et de mer; mais les lenteurs de lord
Chatham, fils du célèbre ministre, qui les commandait et auquel nos
soldats avaient donné le sobriquet assez mérité de lord falicnds,
les fièvres redoutables du littoral et les rapides triomphes de Napo-
léon entraînèrent pour cette aventure le résultat le plus désastreux.
L'opinion publique s'émut, de graves dissentimens, portés en dé-
finitive jusque sur le terrain, éclatèrent entre iM. Canning et lord
Castlereagh, qui se renvoyaient la responsabilité de la catastrophe,
et le cabinet du duc de Poriland tomba en pleine dissolution.
Le parti tory n'en restait pas m.oins maître incontesté de l'arène
parlementaire, et M. Perceval fut désigné pour former dans ses
rangs un nouveau ministère. Frappé de la capacité de lord Pal-
merston, il lui proposa les importantes fonctions de chancelier de
l'échiquier, c'est-à-dire la direction effective des finances avec un
siège au conseil. C'était la position même que le second Pitt avait
occupée moins âgé encore de deux ans; mais Henry Temple n'avait
rien de cette ardente vocation qui avait porté a le jeune prodige »
dès l'abord de la vie politique à considérer le gouvernement de son
pays comme sa mission providentielle, le premier rang dans le par-
lement comme sa place prédestinée. W n'avait rien, comme nous
(1) Si l'oTtpédition de Copenhague a été justement flétrie comme un abus de ses
forces indigne d'une nation généreuse, il faut malheureusement convenir que la con-
duite de Nupoléoii ne fournissait pour de tels actes que trop de précédons. La lettre
suivante, devenue publique depuis, signale les motifs qui ont déterminé alors le cabi-
Bet anglais.
« Au maréchal Bernadotle, gouverneur des villes anséaliques.
n Saint-Cloud, 2 août 1807.
« Je ne veux pas tarder à vous faire connaître mes intentions, qu'il faut tenir se-
crètes jusqu'au dernier moment. — Si l'Angleterre n'accepte pas la médiation de la
Russie, il faut que le Danemark lui déclare la guerre ou que je la déclare au Dane-
mark. Vous serez destiné, dans ce dernier cas, à vous emparer de tout le continent
danois. « Napoléon. »
LORD PALMERSTON. 683
l'avons vu, de cette éloquence incomparable dont les premiers ao-
cens arrachèrent des larmes d'admiration à la chambre des com-
munes, et qui devait exercer sur elle cette noble domination de
vingt ans. Préoccupé surtout du soin d'avancer sûrement et à pas
sagement mesurés, lord Palmerston, non point par défaut d'ambi-
tion, mais par les inspirations d'une ambition circonspecte et réflé-
chie, refusa un avancement prématuré, et préféra le poste aussi
laborieux, quoique moins éminent, de secrétaire d'état de la guerre.
Les lettres qu'il échangea sur ce point avec son fidèle conseiller,
lord Malmesbury, sont intéressantes à relire : elles accusent une mo-
destie méritoire, un vif désir d'exercer des fonctions importantes qui
développent ses forces présentes sans les surpasser, un plus grand
désir encore de ne s'exposer à aucun échec mérité, la crainte enfin
de tout compromettre par une élévation périlleuse et prématurée.
En définitive, il se prononça, comme nous l'avons dit, pour le poste
de secrétaire d'état de la guerre, et il déclina l'entrée au coa-
seil, qui lui fut offerte en même temps. Les motifs de ce dernier re-
fus, tels qu'il les indique à lord Malmesbury, caractérisent son
esprit pratique et sérieusement assidu : ses relations intimes avec
le premier ministre lui permettront de savoir tout ce qui se passera
de réellement intéressant dans le cabinet; pour le reste, son temps
sera plus utilement employé à se rendre maître absolu de tous les
détails de son département. Ses nouvelles fondions ne comprenaient
point, il est vrai, tout ce que le titre semblerait annoncer. Le dé-
partement général de la guerre était partagé alors en trois direô-
tions très distinctes. Le commandant en chef, le duc d'York, fort
aimé et fort considéré malgré ses insuccès dans les Pays-Bas, était
chargé de tout ce qui tenait au personnel et à la discipline de l'ar-
mée; un secrétaire d'état présidait aux opérations actives; un autre
était chargé de la comptabilité et de tous les rapports du départe-
ment avec la chambre des communes. Ces dernières attributions
furent celles de lord Palmerston, et il les exerça durant dix-neuf
années consécutives avec une distinction et un succès signalés.
Associé ainsi plus directement à la grande lutte de son pays
contre Napoléon, lord Palmerston, comme sa correspondance intime
en fait foi, ne douta jamais du résultat final. Le triomphe définitif
confirma pour longteujps la toute-puissance du parti et du gouver-
nement qui l'avaient remporté; à la mort tragique de M. Perceval,
assassiné en 1812 par un solliciteur à l'entrée de la chambre des
communes, lord Liverpool avait été appelé au premier rang, et il ne
cessa aussi de l'occuper jusqu'à sa mort, en 1827. Cependant la
prépondérance de l'école de la résistance extrême qu'il représentait
déclinait sensiblement depuis quelque temps. L'Angleterre avait
5SA REVUE DES DEUX MONDES.
approuvé, elle avait exigé même l'ajournement de toutes les ques-
tions intérieures pour se livrer tout entière au souci de son duel à
mort contre la France révolutionnaire et impériale; mais, la paix
survenue, le premier prestige de la victoire éclipsé, les partisans
des sages et équitables réformes trop longtemps ajournées devaient
reprendre leur légitime ascendant. M. Canning n'avait jamais cessé
de les représenter loyalement dans le ministère comme dans le
parlement, et c'est à lui que, d'un consentement, presque unanime,
incomba la tâche de les faire prévaloir avec toute l'autorité du gou-
vernement. Le concours de lord Palmerston lui était assuré d'a-
vance. Sur la question catholique, sur les réformes financières et
économiques, sur l'aspect complètement modifié des relations exté-
rieures du pays, il n'avait cessé de professer publiquement les
doctrines de son nouveau chef. Après avoir accepté la coopération
de la sainVe-alliance pendant la grande guerre, l'Angleterre avait
hâte, la paix pleinement rétablie, de s'affranchir de toute apparence
d'appui prêté à ses alliés couronnés dans leur lutte contre les justes
revendications de leurs sujets. La fermeté avec laquelle M. Canning
s'était rendu l'organe transcendant de cette aspiration avait beau-
coup contribué à sa grande popularité, non moins au dehors qu'à
l'intérieur ; mais elle avait éloigné de lui une portion notable des
tories, portés à le considérer comme un transfuge, sans lui rallier
suffisamment les whigs, qui ne pouvaient pas le voir avec indiffé-
rence leur dérober ainsi leur programme. Au bout de quelques
mois, il succombait à la peine, nouvel et lamentable exemple des
exigences dévorantes du premier rang. Lord Goderich, mieux connu
plus tard comme lord Ripon, essaya de maintenir la fortune du parti
intermédiaire; toutefois les dissensions intérieures et les attaques
combinées du dehors devaient bientôt rendre impossible une tâche
au-dessus de ses forces. Le duc de Wellington, momentanément
éloigné des affaires, fut appelé par le roi 'et chargé de former un
ministère où l'élément conservateur reprendrait une prépondérance
décisive. Il écarta cependant lord Eldon et quelques autres repré-
sentans de la résistance extrême; il fit à M. Huskisson et aux princi-
paux adhérens de M. Canning une position qui leur permît d'abord
de s'associer à lui sans aucun sacrifice de leurs vues ou de leur
influence, mais la lutte des deux tendances si distinctes ne tarda
point à paralyser l'action du gouvernement nouveau. L'intéressant
journal de lord Palmerston, qui a été publié par sir H. Bulvver, et
dont nous aurons à parler plus tard, donne à cet égard les plus pi-
quans renseignemens. Tous les jours, de profonds dissentimens, des
controverses prolongées, se terminant le plus souvent soit par des
concessions réciproques plus apparentes que réelles, soit par l'a-
LORD PALMERSTON. 585
journeiïient de décisions urgentes! Malgré la modération naturelle
de son caractère et de sa politique, le tenr)pérament du duc de
Wellington, habitué à l'autorité incontest(^e du commandement mi-
litaire, était peu propre à un pareil régime. Animé par le plus pur
dévoùment à son pays et à son souverain, il manquait dans les re-
lations journalières de souplesse, d'entregent, et surtout de cette
qualité primordiale d'un premier ministre au dire de M. Pitt, la
patience.
La querelle définitive éclata sur un vote donné dans le parle-
ment à l'occasion de la question bien secondaire d'un bourg sup-
primé et d'une démission offerte en conséquence par M. Huskisson
avec plus de précipitation que de parti-pris. Lord Palmerston four-
nit à l'histoire sur cette crise les plus précieux détails, d'où il
résulte, contrairement à l'opinion reçue, que la séparation finale
fut l'œuvre du duc de Wellington et de sir Robert Peel plus que
des sectateurs de M. Canning. Dans tous les cas, elle fut irrévo-
cable, et détermina éventuellement pour le parti tory la perte de
la prépondérance parlementaire qu'il avait si longtemps exercée.
Le groupe qui se séparait ainsi de lui ne comprenait pas plus
d'une dizaine de pairs et une trentaine de membres de la chambre
des communes; mais leur influence personnelle était considérable, et
ils représentaient alors la volonté croissante de la nation d'imprimer
une direction nouvelle à sa politique au dedans comme au dehors.
Rendus à leur entière liberté, ils gravitèrent naturellement vers les
whigs, et après l'explosion de 1830 se confondirent définitivement
dans leurs rangs. Tout en se séparant ainsi consciencieusement de
la portion la plus nombreuse de son parti, lord Palmerston, que
tous les aspirans au pouvoir commençaient dès lors à se disputer,
resta fidèle à ses amis intimes dans les mauvais jours comme dans
les bons. Il quitta le ministère avec eux malgré les bienveillantes
dispositions que lui témoignaient le duc de Wellington et sir Robert
Peel. 11 refusa plus tard les offres isolées de ces derniers, et, s'étant
signalé dans plus d'un discours sur la politique nouvelle de l'An-
gleterre au dehors, il prit naturellement sa place auprès de lord
Grey en 1830 comme ministre des affaires étrangères, fonctions dont
il s'acquitta encore avec une grande notoriété dans les ministères
subséquens de lord Melbourne et de lord John Russell. Enfin, dans
le gouvernement de lord Aberdeen, il occupa durant deux ans le
département de l'intérieur.
Nous aurions bien incomplètement retracé cette rapide esquisse
de la vie de lord Palmerston, si nous ne parlions que de sa labo-
rieuse application à ses devoirs politiques et parlementaires. Il ne
séduisait pas moins ses compatriotes par son dévoùment sincère à
&86 RETUE DES DEUX MONDES.
leurs occupations et à leurs passe-temps favoris. Toujours très ré-
pandu dans le monde, il ne se refusait à aucun des plaisirs de la
fashioUy dont il était l'idole. Sans beaucoup parier lui-même, il ne
cessait d'élever et de faire courir des chevaux, et d'apparaître devant
le public avec tout le prestige d'un des patrons du tu?-f; jt^une, ex-
cellant dans tous les exercices du corps, il se distinguait dans toutes
les chasses, dans toutes les branches du sport. Son château de
Broadlands, en Angleterre, se remplissait d'objets d'art et servait de
rendez-vous aux notabilités les plus diverses. Dans la terre inculte
et délaissée dont il avait hérité à l'extrémité de l'Irlande, un port
et des routes tracés sous ses ordres, des écoles construites, une
impulsion prodigieuse donnée à l'exploitation, en firent un bienfai-
teur dont le renom lui survivra longtemps. Esprit sagace, clair-
voyant, mais essentiellement plaisant et critique, il n'avait rien,
comme on le sait, de cette généreuse exaltation dont s'inspire la
véritable éloquence. Toutefois, sans jamais cesser d'ànonner péni-
blement, il arriva, par un long exercice de la parole publique, à la
manier avec un grand art, avec un succès toujours croissant jus-
qu'à la fin, et la chambre des communes ne pouvait que lui savoir
gré d'avoir refusé deux fois, pour demeurer dans ses rangs, les
grandes fonctions de gouverneur de l'Inde; mais dans la conversa-
tion ses vives et piquantes railleries, ses traits imprévus, cachant
sous quelque formule en apparence frivole des profondeurs incom-
mensurables de fine et judicieuse réflexion, lui assuraient partout
le premier rang. La plume à la m.ain, il était plus brillant et plus
redoutable encore. C'est incontestablement le maître le plus ac-
compli du langage diplomatique qu'il nous ait été donné de ren-
contrer, soit qu'il voulut semer les mille embûches que recouvre
l'idiome internatiorial, soit qu'il s'agît de les mettre au jour. 11 se
faisait un jeu de rédiger lui-même, séance tenante, au forcign office^
ces pièces importantes qui sont habituellement livrées à l'élabora-
tion professionnelle des bureaux, h \ousêtes à peu près infatigable,
m'écriai-je un soir, témoin de la rapidité avec laquelle il avait ac-
compli, par pur délassement, un de ces véritables exploits litté-
raires. — Ce que je fais me fatigue rarement, répliqua-t-il en sou-
riant; c'est ce que je n'ai pas encore pu faire, » parole étrange qui
témoigne de toute l'ardeur qui se combinait dans son tempérament
avec une persévérance peu commune. Quand il vit le terme de sa
longue carrière approcher sensiblement, il dit à ceux qui l'entou-
raient : « Je crois être aujourd'hui l'homme politique de l'Europe
qui a le plus travaillé. » Où trouver une plus modeste fierté?
En 1855, lord Palmerston avait soixante et onze ans et près de
cinquante ans de vie parlementaire et officielle; mais ses forces, ses
LORD PALMERSTON. 687
facultés, semblaient croître avec l'âge sans en recevoir encore au-
cune atteinte sensible. C'est alors que pour la première fois ses
amis et son pays songèrent à lui comme chef incontesté du gouver-
nement. Les circonstances étaient critiques. La nation s'était lan-
cée avec une aveugle précipitation dans la guerre contre la Russie,
et des retards souvent inévitables, comme des échecs et des mé-
comptes imprévus, exaspéraient l'opinion surexcitée. Lord Aberdeen,
chef du cabinet, portait au service de son pays toute la supériorité
que donnent une longue expérience, une rare capacité pour les
questions internationales, une loyauté et une élévation de caractère
incomparables; mais il avait vu de près, très jeune, les horreurs de
la guerre, et cette folie suprême de l'humanité lui inspirait la plus
profonde aversion. Il ne s'était point laissé entrauier d'ailleurs sans
de graves scrupules dans un conflit qui devait, quel qu'en fut le
résultat, convertir pour longtemps en ennemi de l'Angleterre un
de ses plus puissans alliés. Toutefois, la lutte engagée, il était fort
naturel que le pays en souhaitât le succès avec passion, et qu'il
s'adressât de préférence à ceux que leur goût, leurs habitudes d'es-
prit et leur aptitude spéciale lui désignaient comme les plus pro-
pres à l'assurer. Lord Palmerston accepta le mandat avec empres-
sement et l'accomplit pleinement. Rendons hommage en passant à
cette noble et patiente ambition qui ne prétendit au premier rang
qu'après avoir épuisé, durant un demi-siècle, toutes les épreuves.
Nous nous étonnons souvent de voir l'Angleterre résoudre, sans
convulsions violentes, tant de problèmes sociaux et politiques qui
ne s'élaborent chez nous qu'avec la guerre civile, l'incendie de nos
villes et les plus désastreuses aventures au dehors. N'oublions point
avec quelle jalouse circonspection elle accorde sa confiance soit aux
hommes, soit aux classes qu'elle appelle au périlleux honneur de la
responsabilité politique. Etre bien et dignement gouverné, préoccu-
pation si médiocre pour nous, tel est son principal souci : tout le
reste à ses yeux n'est que secondaire. L'entrée sans doute est ou-
verte à tous, mais l'accès reste sévèrement interdit à quiconque n'a
point donné des garanties en rapport avec l'importance vitale de la
tâche assignée. Ce n'est point à l'équipage tout entier ou au pre-
mier venu tiré de son sein qu'elle attribue le commandement du
plus faible de ses bâtimens; elle ne disposera pas plus légèrement
de la direction du navire qui porte sa fortune. Appelé au poste de
premier ministre, lord Palmerston le conserva pendant plus de dix
ans, sauf une année d'intervalle. Sa présence marqua une trêve
dans la lutte sérieuse des partis comme dans la discussion des ré-
formes constitutionnelles. Les libéraux voyaient en lui un allié tou-
jours fidèle, un chef timide, mais convaincu. Les conservateurs ap-
588 REVUE DES DEUX MONDES.
préciaient son affectueux dévoûment aux institutions fondamentales
du pays, et lui savaient gré de n'avoir jamais recherché une funeste
popularité en précipitant le cours des idées novatrices. Il exerçait
ainsi, toujours le souriie sur les lèvres et sans aucun effort apparent,
une domination presque incontestée quand les approches de la mort
triomphèrent enfin de ces forces qui avaient dépassé de si loin les
conditions ordinaires de l'humanité.
Nous avons envisagé jusqu'ici lord Palmerston dans ses relations
avec les affaires purement intérieures de son pays. Ce n'est point de
là cependant que lui est venue sa grande notoriété, ce n'est point
par là qu'il a provoqué les plus vives censures ou excité les plus
ardentes sympathies. Avant de diriger, à diverses reprises pen-
dant près de vingt ans, les relations extérieures de l'Angleterre,
lord Palmerston avait été associé, durant un intervalle presque
aussi considérable, au département de la guerre. L'école n'était
pas très bonne pour la conduite des affaires internationales à une
époque où, remise à peine d'une lutte désespérée, l'Europe entière
ne demandait qu'une tranquillité définitive. Les habitudes de sa jeu-
nesse, agissant sur un tempérament impérieux, violent, vindicatif
et d'une activité fébrile, imprimèrent à une politique qui lui appar-
tient presque en propre son caractère dominant. Le repos lui parais-
sait interdit, et il l'interdisait non moins formellement aux autres.
Ne respirani que le conflit jusque dans les moindres détails de la
vie internationale, il semblait avoir pris à tâche de justifier les im-
putations les plus exagérées contre l'action de l'Angleterre au de-
hors, de démentir ceux qui en auraient entrepris la défense. L'or-
gueil, le souci exclusif de ses intérêts, une prépotence excessive à
l'égard des puissances faibles et sans défense, une affligeante ab-
sence de scrupules et parfois même de loyauté, tels sont les traits
généralement reprochés alors à la politique extérieure de la Grande-
Bretagne, et lord Palmerston paraissait s'appliquer avec une étrange
persistance à les mettre chaque jour en relief. Sa longue expérience
l'avait pénétré outre mesure de cette triste conviction, que la force
permet tout, et que le succès justifie tout. Dès qu'il rentrait aux
affaires, la moindre divergence devenait un différend qui, soigneu-
sement exploité, dégénérait bientôt en querelle flagrante. Le ton
ainsi donné dans toutes les cours, on voyait les représentans de
l'Angleterre partout en conflit, soit avec les autorités constituées,
soit avec leurs collègues, et plus ils manquaient aux bienséances
reçues, plus ils étaient sûrs d'être approuvés. Les amis intimes de
lord Palmerston citaient avec complaisance les légitimes émotions
ainsi soulevées comme une preuve de l'influence exceptionnelle
que l'Angleterre exerçait sous ses auspices; mais c'était l'influence
LORD PALMERSTON. 580
de l'orage sur la nature, une pure perturbation sans profit. Si la
guerre a ses exigences, la paix a aussi les siennes, et l'intérêt des
nations se compose de trop d'intérêts combinés pour qu'il soit per-
mis aux hommes d'état de les mettre aussi téméraiieuient en péril.
Nous reconnaissons volontiers chez lord Palmerslon une grande
énergie, une intrépidité peu commune, une sagacité politique très
remarquable. Il a été souvent le fidèle allié de la France. Sur les
principales questions de notre époque, la création des royaumes de
Grèce et de Belgique, l'appui donné aux dynasties constitutionnelles
en Espagne et en Portugal, et jusqu'à un certain point même, sur la
question italienne, ses vues étaient les noires; mais en politique la
mesure et l'opportunité font tout, et les meilleures causes peuvent
être cruellement desservies quand des moyens répréhensibles sont
mis avec persistance à leur service. Lord Palmerston se refusait ha-
bituellement à distinguer entre les légitimes aspirations des peuples
en souffrance et les passions purement révolutionnaires qui surgis-
saient derrière elles. Trop souvent il faisait appel à ces dernières
avec un cynisme surprenant sans être en mesure de leur offrir la
moindre protection quand survenait l'explosion provoquée par ses
paroles, par ses agens ou par ses auxiliaires. Ceux-ci se plaignaient
alors, non sans raison, d'avoir été abandonnés et sacrifiés, tandis
que les gouvernemens, outragés dans leurs sentimens et dans leurs
intérêts, se vengeaient par de sanglantes représailles ou par des ré-
pressions redoublées. C'est précisément pour n'avoir point voulu
suivre f Angleterre jusqu'au bout dans ces voies compromettantes
que le roi Louis-Philippe et ses principaux ministres ont été en
butte tant de fois aux diatribes de lord Palmerston et de la presse
dont il disposait. Nous ne contestons nullement aux gouvernemens
réputés justement les plus éclairés le droit de contribuer au progrès
général de leurs principes, non-seulement par leur exemple invo-
qué et par leurs conseils, mais au besoin par de légitimes remon-
trances; nous admettons même que dans certains cas exception-
nels ils prennent ouvertement fait et cause pour l'insurrection,
comme dans la guerre d'Amérique et les soulèvemens de la Grèce et
de la Belgique. Cependant le peu de repos que la guerre et les dif-
ficultés intérieures laissent aux états deviendrait à peu près illu-
soire, s'il était érigé en doctrine et en pratique que chaque nation a
le droit de faire prévaloir, à toute heure et par tous les moyens,
chez les autres les vues et les institutions qui lui paraissent les
meilleures. Une pareille ingérence ne serait point tolérée par les
puissances en état de la repousser, par l'Angleterre moins que par
toute autre; était-il équitable ou généreux de l'imposer aux faibles
par cela seul qu'ils n'étaient point capables d'y résister?
590 REVUE DES DEUX MONDES.
Il serait di(TîciIc de caractériser la politique extérieure de lord
Palmerston sans pailer du blue-book, qui en était la fidèle exposi-
tion et quelquefois le mobile même. L'Angleterre est la première
nation qui ait contracté la louable habitude de soumettre chaque
année au parlement et au public une série de documens oiïiciels
sur ses relations au dehors; mais sous lord Palmerston cette publi-
caiion prenait des proportions toutes nouvelles et un aspect tout
différent. Les conflits sans cesse renaissans dans lesquels il se pré-
cipitait, les querelles personnelles où ils aboutissaient trop souvent,
en faisaient alors les principaux frais. Dieu sait à quelles extrémi-
tés il fallait recourir pour que le beau rôle deme^urât toujours à
l'Angleterre et à son ministre! Tantôt c'était une communication
marquée « particulière et confidentielle, » et garantie à ce titre
contre toute publicité par les règles universelles de la diplomatie,
qui était mise en relief sans le moindre concert avec l'auteur; tan-
tôt c'étaient des paragraphes entiers insérés dans des dépêches
étrangères pour en dénaturer l'esprit plus encore que le texte, et
pour fournir matière à des réfutations irréfragables; tantôt c'é-
taient des lettres d'agens éloignés dont le sens était perverti par
des erreurs de copiste et d'impression fort regrettables, au point
de présenter au public le contre- pied même de ce qu'ils avaient
écrit, et de faire reporter sur eux des responsabilités dont le
gouvernement central avait intérêt à se décharger. Il fallait ac-
cepter ces déplorables expédiens ou s'engager, en les signalant,
dans des controverses et des querelles nouvelles, et en dehors du
blue-book les représentans des puissances étrangères à Londres
avaient assez à faire pour maintenir avec le secrétaire d'état des
relations personnelles conformes aux bienséances. Le plus agressif
des hommes, lord Palmerston était aussi le plus impressionnable.
L'équilibre de ses grandes facultés, dont il était si admirablement
le maître dans toutes les épreuves parlementaires, ne résistait point
aux discussions diplomatiques les plus élémentaires. INe rappelons
point les fâcheux emportemens de son entretien et de sa corres-
pondance, reproduits avec une singtilière fidélité, dès le lendemain,
dans les nombreux journaux dont il se servait. Un pareil vocabu-
laire nuit surtout à celui qui a le tort d'y recourir; mais il rendait
bien difficile la tâche des jeunes diplomates qui se trouvaient en
relations avec lui, n'apportant que le plus sincère désir de té-
moigner au représentant d'une si grande puissance la déférence
qui lui était due, et de préserver leurs deux pays des maux incal-
culables d'une rupture flagrante. 11 est vrai que les ambassadeurs
auxquels leur âge et leur illustration personnelle devaient assurer
au moins les égards ordinaires n'étaient guère mieux partagés. En
LORD PALMERSTOIt« 591
parlant des inconvenances calculées que lord Palmerston se per-
mettait souvent envers M. de Talleyrand lui-même, son biographe
se borne à dire que « chez lui la bosse de la vénération n'était pas
fort prononcée.» Ce n'est pas précisément la vénération que la
France demande pour ses agens au dehors; il lui est pourtant bien
permis de levendiquer pour eux la courtoisie que le souci de leur
propre dign K' porte les cours européennes à pratiquer comme à
réclamer en faveur du caractère repiésentatif, et dont les voya-
geurs rencontrent des manifestations si touchantes jusque chez les
Arabes du désert et dans la cabane des Peaux-Rouges.
De pareils défauts, de pareils travers, bien qu'imparfaitement
connus et compris du public, n'ont cessé d'être déplorés et stigma-
tisés en Angleterre par tout ce qui était le mieux placé pour se for-
mer sur la matière une opinion compétente. Les chefs du parti con-
servate-ur, alors le moins rapproché de la France par ses tendances
générales, saisissaient toutes les occasions de faire leurs réserves,
et le même sentiment se manifestait souvent dans une portion
notable du parti whig, comme dans le sein même du ministère;
mais, tout-puissant sur l'esprit de lord Melbourne, son beau-frère,
lord Palmerston s'était fait dans les rangs du parti libéral avancé
une clientèle qui forçait ses collègues à compter avec lui et à subir
sa direction presque exclusive dans les limites de son département.
Les crises n'en étaient pas moins fréquentes, et quelquefois elles
faisaient explosion. Ainsi en 18/i6 la première tentative de lord
John Russell pour constituer un gouvernement libéral, lors de la
dissolution du cabinet de sir Robert Peel sur la question des corn
laits, échoua par la résistance décidée de lord Grey contre la ren-
trée de lord Palmerston aux affaires étrangères. Lord John Russell
s'efforça de son mieux plus tard de régler et de contenir tout ce
que sa nature élevée n'avait cessé de répudier; mais la tâche n'é-
tait point facile. Enfin la rupture éclata, et l'acte de haute politique
et de haute justice longtemps différé put s'accomplir. Le noble
souci de répandre en Europe tous les bienfaits dont l'Angleterre
avait joui sous le régime parlementaire était le motif proclamé et
généralement accepté de la politique à laquelle lord Palmerston
avait alors donné son nom, mais sa sincérité devait être mise à une
double épreuve. Lorsqu'en I8/18 le premier essai des forces mo-
dernes de la commune de Paris triompha du gouvernement consti-
tutionnel, les plus avertis furent étonnés de voir lord Palmerston,
cédant aux plus mesquines animosités, applaudir seul et très hau-
tement à la catastrophe. Quand, trois ans après, un acte d'une
violence et d'une perfidie inouïe rétablit en France le plus fatal des
despolismes, presque seul encore lord Palmerston apportait ses fé-
592 REVUE DES DEUX MONDES.
licitations publiques et empressées. La mesure était comblée dès
lors, et il fut contraint de quitter la direction des affaires étran-
gères pour ne plus la reprendre. Encore une fois, en 1858, la con-
descendance dont, premier ministre, il fit preuve à l'égard du gou-
vernement impérial de France, qu'il avait pris en affection toute
particulière, le précipita du pouvoir; mais, quand il y rentra en
1859, l'Europe, parla présence de l'illustre lord Russell aux affaires
étrangères, fut délivrée de ses anciennes inquiétudes aussi efficace-
ment qu'elle l'est aujourd'hui par celle de lord Granville.
II.
Le recueil édité par sir H. Bulwer se compose de deux parties
très distinctes. Le premier volume contient des passages d'un journal
de lord Palmerston, une courte autobiographie de lui et des frag-
mens de sa correspondance très intime avec des membres de sa fa-
mille. Le second renferme des extraits de sa correspondance diplo-
matique ayant trait surtout à la formation du royaume de Belgique
et aux négociations qui aboutirent à la prise d'armes contre Méhémet-
Ali en 18/iO. Une nouvelle série est promise au public, mais la mort
prématurée de sir Henry Bulwer, appelé récemment à la pairie sous
le titre de lord Dalling, en aflligcant profondément ses nombreux
amis des deux côtés de la Manche, a interrompu le travail qu'il pour-
suivait avec le zèle le plus aff'ectueux. Le contraste que nous avons
signalé dans la politique intérieure et extérieure de lord Palmerston
se révèle d'une façon non moins accusée dans sa correspondance.
Rien de plus agréable, de plus enjoué, de plus profondément sagace
et judicieux que tout ce que renferme le premier volume; mais,
quelque soigneusement triés et expurgés qu'aient évidemment été
les extraits publiés dans le second, les défauts du tempérament di-
plomatique de lord Palmerston ne cessent de s'y trahir. Il est pi-
quant de retrouver, sous la plume de celui que notre génération a
vu si longtemps en scène, des détails sur la mort de Fox, sur les
manœuvres électorales de ses successeurs. Voici les renseignemens
authentiques sur la campagne d'Iéna qui arrivent jour par jour en
Angleterre par l'entremise de ses agens ou des réfugiés mêmes de
la défaite. Au moins, dans nos récens désastres, la constance de
nos soldats durant leurs plus rudes épreuves a été pleinement re-
connue par nos ennemis; mais en 1806, quel sacrifice de l'honneur
militaire dans les rangs des armées formées à l'école du grand
Frédéric! Elles n'affrontent même pas le choc; dès les premières
décharges de la mitraille, la panique est au comble, la débandade
LORD PALMERSTON. 593
partout. Écoutons cette voix impartiale. Les Prussiens ignoraient
absolument les mouvemens de l'armée française deux jours avant la
bataille. « On donne pour motif, dit le journal de Palmerston, que
l'esprit de désertion était tellement répandu dans l'armée qu'il
était inutile d'envoyer en reconnaissance des patrouilles qui pas-
saient le plus souvent à l'ennemi au lieu d'en rapporter des nou-
velles. ... L'aide-de-camp du duc de Brunswick, dans les bras du-
quel il est tombé mortellement blessé, et qui est venu remettre au
roi ses insignes de l'ordre de la Jarretière, rapporte qu'au premier
feu de la mitraille les Prussiens ont fui comme des 2Jerdreaux.
... Après une déroute pareille à celle d'iéna, il est naturel d'en
chercher les causes dans la trahison ou l'incapacité des officiers et
des chefs, et il arrive souvent que des hommes dont la seule faute
est de n'avoir pas réussi sont en butte à la plus grande injustice;
mais ici il est hors de doute que ce sont ces raisons qui ont déterminé
en grande partie les désastres. » En effet, Napoléon s'annonçait
comme devant réorganiser l'Allemagne, et il est constant que le
désir de pactiser avec le vainqueur ne se manifestait que trop visi-
blement. On sait que, parmi ses projets, celui de faire disparaître
entièrement la Prusse de la carte européenne a été conçu et dis-
cuté (1); cependant des conseils plus modérés finirent par préva-
loir. — Trois fois depuis Paris a vu les Prussiens dans ses murs. Qui
douterait encore de l'inconstance de la fortune et de ce^que peut,
pour l'enchaîner, l'énergie d'une race régénérée par le malheur? —
On a beaucoup parlé de la cigarette de Sedan; que dire de la partie
de chasse d'Osterode? « Le roi se réfugia d'abord à Custrin, puis à
Osterode, dans les environs de Dantzig. Telle était son apathie à
l'égard de ses affaires que, quand le comte Voronzof, qui lui était
envoyé en mission de Saint-Pétersbourg, le rejoignit, il fut invité
sur-le-champ à suivre le roi dans une partie de chasse. — Le sport
fat bon : on tua un loup et un élan. La reine, quoique souffrante et
indignée de ce divertissement inopportun, fut contrainte d'y assis-
ter (2). » Voyons maintenant quelle fut la générosité du vainqueur,
t Cette journée, la dernière de la monarchie prussienne, fut égale-
ment fatale à son héroïque vétéran, le duc de Brunswick. Son régi-
(1) J'ai connu dans ma jeunesse un employé supérieur du département des affaires
étrangères, M. Dumont, qui m'a raconté que Napoléon, à son retour à Paris, avait
donné à traiter dans les bureaux cette question même de la répartition entière de
toutes les provinces de la Prusse. Berlin l'embarrassait surtout; qu'en faire et à qui
l'attribuer? Le meilleur mémoire fut celui de M. Gérard de Piayneval, père du premier
ambassadeur de ce nom et grand-père du second. Napoléon eu fut tellement content
qu'il écrivit au bas, de sa main : « '25,000 francs pour l'auteur. »
(2) Note de lord Palmerston.
TOME civ. — 1873. 38
59Â REYUE DES DEUX MONDES.
ment de grenadiers, un corps d'élite, refusnit de charger. Exaspéré
par cette disgrâce et résolu de ne point survivre à tant de calamités,
il saisit un étendard et se précipita à cheval dans la mêlée. Un chas-
seur français l'abattit d'un coup de feu presque à bout portant. La
balle lui avait traversé le nez, et il fut emporté sans connaissance
par quelques-uns de ses oiïiciers, qui l'avaient suivi. 11 fut con-
duit à Altona, où il languit durant quelques semaines dans les plus
grandes angoisses et aveuglé par sa blessure; enfin il expira, épuisé
par les tortures de l'âme autant que par celles du corps. Avant sa
mort, il écrivit une lettre à Bonaparte, le suppliant de iaire respec-
ter la neutralité de ses états, puisqu'il n'avait pris aucune part à la
guerre, où lui-même il avait servi non comme duc de Brunswick,
mais comme général au service de la Prusse. Bonaparte, ayant lu '
la lettre, la jeta sur une table et répondit du ton le plus hautain à
roiïicier qui l'apportait : — Cette excuse ferait très bien pour un
conscrit, mais pas pour un prince souverain; ni lui ni aucun de ses
enfans ne remettront jamais le pied dans le duché de Brunswick.
— La fin survenue, on réclama la permission d'ensevelir le duc au-
près de ses ancêtres : l'usurpateur refusa avec la même arrogance,
disant qu'il était indigne de reposer auprès d'eux. (Journal de
4806.) » On sait quel serment fut prêté sur cette tombe par son
fils, et comment il le tint dans nos revers à la tète des « hussards
de la mor((i^) jusqu'au jour, funeste pour nous, où il devait trouver
à son tour sur le champ de bataille la fin glorieuse qu'il y avait
tant de fois cherchée.
Le second volume de la publication de lord Dalling se compose
de la correspondance de lord Palmerston devenu ministre des af-
faires étrangères. La grave question européenne soulevée par l'in-
surrection de la Belgique réclama ses premiers soins. Le royaume
des Pays-Bas, tel qu'il existait précédemment, avait été créé en 181A
par l'Europe coalisée contre la France dans le même esprit que les
anciennes « barrières » que la diplomatie des temps antérieurs éle-
vait avec tant de sollicitude contre l'ambition de nos rois. Une ligne
formidable de forteresses réparées et armées avec une défiance ja-
louse était confiée à la garde fidèle de cette sentinelle avancée dont
l'alliance héréditaire avec nos ennemis leur ouvrait le territoire dès
la première alerte. Ils ne devaient donc pas voir sans un profond
déplaisir leur œuvre anéantie parle souffle révolutionnaire, et leur
sentiment était vivement partagé par le duc de Wellington comme
par le parti dont il était le chef en Angleterre. Lord Palmerston, on
ne saurait trop le reconnaître, fut de ceux qui admirent dès l'abord
l'impossibilité de sacrifier plus longtemps aux appréhensions de la
sainte-alliance le vœu unanime et l'intérêt incontestable des plus
LORD PALMERSTOrf. 5^5
belles provinces de l'Europe ; mais sa position était difficile. La
fièvre révolutionnaire était partout ; l'esprit d'aventure et les pas-
sions belliqueuses se réveillaient, se combinaient avec elle en
France, où des modifications plus profondes aux traités de 1815 ne
tarderaient sans doute pas à être réclamées. Il fallait s'unir à nous
pour imposer à l'Europe l'effraction limitée du pacte européen qu'en-
traînait l'établissement d'une Belgique indépendante. Il fallait s'unir
aux grandes cours rivales contre nous pour nous maintenir dans le
respect de ces mêmes traités quant à tout ce qu'ils stipulaient à
notre préjudice. Il fallait, en face des critiques constantes et de»
sinistres prédictions du parti conservateur, garantir l'Angleterre
contre tout profit résultant de sa politique nouvelle pour le compte
delà France au-delà des avantages de la substitution, sur notre
frontière septentrionale, d'un état bienveillant et neutralisé à une
puissance fatalement bostile.
Avec quelle légèreté ce bienfait, dû à la fermeté, à la constance
de la monarchie de juillet, qui n'avait pas craint dès l'abord de
jeter son épée dans la balance encore incertaine, fut accueilli
dans des temps plus heureux! Notre génération devait apprendre
ce qu'il en coûte de défendre, dans les mauvais jours, une fronr-
tière habilement restreinte; qu'eût-ce été s'il eût fallu protéger la
ligne entière qui s'étend de la Suisse à l'Océan! Telle fut l'œuvre
salutaire de notre diplomatie durant les premières années d'un
règne que l'on accusait jadis d'un souci trop médiocre pour nos in-
térêts au dehors. — Hélas! qui nous rendra la France du roi Louis-
Philippe telle qu'il sut si bien la maintenir et la garantir? Peu de pu-
blications récentes ont offert l'intérêt que présentent les dépêches et
les lettres de lord Palmerston sur cette laborieuse négociation de sept
ans que son biographe a livrées au public. La pensée la plus secrète
de la cour de Londres et de ses alliés s'y révèle tout entière, et si la
clarté et la fermeté de vues de lord Palmerston s'y manifestent fré-
quemment, les défauts déjà signalés de son tempérament diploma-
tique n'y sont pas moins apparens. On se trompe tout autant dans
les grandes affaires par une méfiance excessive que par une coii'-
fiance imprudente, et il est singulier de voir combien peu l'esprit de
lord Palmerston, généralement sagace, était à l'abri de cette dan-
gereuse erreur. On croit rêver quand on voit le roi Louis-Philippe
et ses principaux ministres de cette époque accusés chaque jour de
vouloir, par leur ambition effrénée ou leurs menées souterraines,
mettre en péril la paix européenne, qu'ils ont maintenue au prix de
tant d'efforts. Les expressions, bien entendu, ne sont point ména-
gées. « Soult est un bijou » [Soull is a jewel) quand les vues de
l'illustre maréchal concordent avec celles du ministre de l'Angle-
596 REVUE DES DEUX MONDES.
terre, mais il redevient comme les autres un traître de mélodrame
quand les inévitables divergences se manifestent. « Sébastiani et
Soult cherchent apparemment à fomenter une querelle à tous leurs
voisins ou à contraindre tout le monde à subir leur insolence et
leurs agressions... » Ils témoignent chaque jour le désir de « nous
traiter d'une façon à laquelle nous ne saurions nous soumettre. )>
Nous pourrions multiplier à l'infini ces témoignages d'une mé-
fiance et d'une susceptibilité personnelles poussées parfois jusqu'à
l'aberration. Comme le général Sébastiani était fort influent alors
dans nos conseils, c'est lui qui est en butte aux plus fréquentes et
aux plus injurieuses imputations, aussi bien qu'à des procédés qui
auraient été jugés assez sévèrement à Londres, si les rôles avaient
été renversés. Que lisons-nous par exemple dans une lettre de l'ex-
cellent et bienveillant lord Granville lui-même, père du ministre
actuel, et alors ambassadeur à Paris? « Quand Perier m'a parlé
de sa majorité dans la chambre comme douteuse, je lui dis que
peut-être l'impopularité de son ministre des affaires étrangères lui
ferait perdre quelques voix... » Telle fut trop habituellement la
politique de lord Palmerston. Des animosités gratuites contre les
ministres dirigeans des cours étrangères, qu'un peu de savoir-vivre
diplomatique aurait suffi pour maintenir dans les plus amicales dis-
positions; puis, la querelle survenue, le sacrifice du ministre était
poursuivi et réclamé sans relâche, — le bon accord avec l'Angle-
terre était à ce prix.
Assurément nous n'entreprendrons pas de venger la série de nos
hommes d'état de cette époque contre les calomnies dont chacun
d'eux a été successivement l'objet de la part de lord Palmerston et
de la presse dont il disposait chaque fois qu'il leur était interdit
d'entrer absolument dans ses vues; mais les circonstances nous ont
permis plus tard de voir de très près le maréchal Sébastiani, accusé
à tant de reprises de « déloyauté, » et d'être associé à ses efforts in-
cessans pour maintenir l'intime alliance des deux états. Nous n'hési-
tons point à le dire en pleine connaissance de cause, non-seulement
l'Angleterre n'a jamais eu un plus fidèle et plus « loyal » allié, mais
il est difficile pour un étranger de concevoir pour un pays qui n'est
pas le sien plus d'estime, de sympathie et d'admiration que n'in-
spirait l'Angleterre au glorieux vétéran qui l'avait tant de fois com-
battue sur le champ de bataille. Nous pourrions en dire au moins
autant du roi Louis-Philippe, qui, plus que personne, a habitué les
deux nations, si longtemps ennemies, à consulter leurs plus chers
intérêts en cultivant des relations amicales, et Dieu sait de quelles
imputations il a été poursuivi par lord Palmerston et par son école
pour avoir rempli à l'égard de la France ses devoirs élémentaires
LORD PALMERSTON. 597
de souverain! Le fait est, et cette correspondance en fournit à
chaque page une preuve nouvelle, que lord Palraerston, sincère-
ment libéral dans l'acception politlquu du mot, était dépourvu de
tout esprit d'équité. La nature, pour compenser tant de dons pré-
cieux, semblait lui avoir refusé la faculté de changer de point de
vue et d'envisager, même momentanément, les devoirs correspon-
dans à ceux qu'il remplissait lui-même avec tant d'ardeur. Évidem-
ment les affaires de l'Europe ne sont pas conduites par des rosières,
et ceux qui traitaient avec lord Palmerston étaient moins que d'au-
tres dispensés de la vigilance et de la circonspection nécessaires
pour protéger ou pour faire prévaloir les intérêts qui leur étaient
confiés (1) ; cependant le monde officiel de l'Europe n'est point un
enfer, ses principales illustrations ne sont point des forcenés contre
lesquels toutes les intempérances du langage et souvent même de la
conduite seraient permises. Ce n'est point avec de tels écarts que
peut s'accomplir dignement et utilement la tâche difficile de conci-
lier tant d'opinions différentes. La conformité absolue de vues entre
les grandes puissances rivales ne peut être après tout qu'un heu-
reux accident, et c'est précisément à les faire concorder dans un
concert suffisant que consiste la mission de la diplomatie.
Considérons un instant par exemple, dans la correspondance de
lord Palmerston, ce qui a trait à la création du royaume de Belgique.
(1) Un incident sommairement rappelé suffira pour caractériser les procédés que lord
Palmerston avait hérités de lord Clive et de quelques notabilités de son pays. Une
grave insurrection menaçait en 1847 le trône de la reine donna Maria. D'après le traité
de la quadruple alliance, le secours de ses alliés pouvait ôtre invoqué, et il le fut
sur-le-champ avec la dernière insistance par son ministre à Londres, le baron de
Moncorvo. Les représentans de la France et de l'Espagne furent convoqués avec lui
au foreign office par lord Palmerston, qui rédigea, séance tenante, le protocole de
l'intervention commune. Quand il nous donna lecture de la pièce, je remarquai que
les puissances prenaient l'engagement d'agir avec les forces maritimes « actuellement
sur les lieux. » Je fis observer que, ne sachant point quels bàtimens la France pouvait
avoir alors dans le Tage, il m'était impossible de laisser limiter à ce point son action.
Mon objection parut juste, et lord Palmerston, qui tenait un crayon à la main, effaça,
en apparence, sur sa minute les mots indiqués. Quand, après les délais de rigueur, les
expéditions furent rapportées, quelle fut ma surprise en retrouvant ces propres paroles!
Lord Palmerston témoigna un égal étonnoment, et me proposa de faire faire des copies
nouvelles. Il était neuf heures du soir, la conjoncture pressai t, le courrier attendait,
le bâtiment chauffait, mes collègues étaient excédés de fatigue. Je les pris dcnc à é-
moin que nous avions affaire à une erreur de copiste qui ne pouvait en rien engager
mon gouvernement, et je rencontrai une adhésion unanime. Deux jours après, je dînais
cliez lord Palmerston. « Guizot est très content de notre protocole, me dit-il. — Cect
ce qu'il a bien voulu m'écrire déjà, répondis-je; mais il approuve surtout ma réserve
quant au mot actuellement, qui reste, comme nous on sommes bien convenus, sans
valeur. — S'il était sans valeur, me répondit lord Palmerston en riant, je ue l'aurais
pas maintenu. » L'école avait ses avantages pour un jeune diplomate.
6f8 REVUE DES DEUX MONDES.
La révolution venait de déchirer violemment sur ce point les traités
de 1815; d'accord avec l'Angleterre, la France était appelée à dé-
fendre et à sanctionner cette violation par sa diplomatie et par son
épée. — Or, parce qu'en ces circonstances mêmes son gouvernement
ne professait pas pour ces mêmes traités le dévouaient à toute
épreuve qui animait l'Angleterre dès qu'elle les invoquait contre
nous, de violentes diatribes étaient adressées à nos représentans.
Les volontés du peuple belge devaient faire loi, quand môme ce
peuple, écrasé parle roi de Hollande, ne devrait son commencement
d'existence qu'à la protection des armes françaises; mais la volonté
du peuple français ne devait compter pour rien. Lord Palmerston
croyait répondre à tout en signalant le désintéressement de l'Angle-
terre. Pouvait-il oublier que ces traités, fondés sur le triomphe le
plus absolu de son pays et de ses alliés, n'auraient jamais pu être
imposés ou même proposés à la France sans les revers accablans
qui les avaient précédés? Pouvait-il oublier que, vingt fois durant
la guerre précédente, la Grande-Bretagne et l'Europe auraient si-
gné des deux mains des arrangemens qui eussent consacré, pour le
moins, à notre égard les stipulations territoriales de la paix d'A-
miens? En 1829 encore, il est constant que la Russie, pour prix de
notre alliance, aurait contribué très eiïlcacement à la reprise par
nous d'une partie de nos anciennes possessions. Lord Palmerston le
gavait mieux que personne, car nous lisons dans son intéressante
correspondance de Paris à celte époque : « Pozzo di Borgo assure
secrètement la France que, si dans le cas d'une guerre générale elle
prend parti pour la Russie, la Russie de son côté l'aidera à re-
prendre la frontière rhénane, » — et ailleurs : « Vous aurez eu, bien
entendu, connaissance de l'entente établie, il y a un an, entre la
Russie et la Prusse, d'après laquelle, dans certaines éventualités, la
France se porterait sur le Rhin au détriment de la Hollande et de la
Prusse. La Prusse se dédommagerait en prenant la Saxe; le roi de
Saxe serait transféré dans le Milanais, et la Hollande obtiendrait
quelque équivalent sur sa frontière septentrionale. J'ai appris ceci
l'autre jour à Paris d'une source qui me donne tout lieu de croire
la nouvelle fondée. »
Bien que la révolution de juillet, en alarmant et en éloignant
de nous tant de souverains, n'ait point été dès l'abord favorable
à notre situation européenne, était-il surprenant que nos hommes
d'état aient songé parfois à demander, dans une mesure très res-
treinte, à l'alliance anglaise les avantages que l'alliance russe leur
offrait avec tant d'empressement? Lord Palmerston était parfaite-
ment libre de s'y refuser; peut-être même nous conseillait-il sa-
gement en nous rappelant les exigences extrêmes dont, grâce à la
LORD t'ALMERSTON. 599
sagesse du duc de Wellington, à la bienveillante action de l'empe-
reur Alexandre et avant tout aux habiles négociations de la maison
de Bourbon, ces mômes traités nous avaient garantis alors. Peut-
être avons- nous trop oublié nous-mêmes, dans des jours plus heu-
reux, que l'arrivée du comte d'Artois à Paris permit à M. de Talley-
rand de stipuler dès le 23 avril I8I/1 V évacuation immcdiale par les
alliés du territoire de l'ancienne France avec quelques additions aux
frontières de 1792 et la conservation des richesses accumulées dont
la victoire avait comblé nos musées. Peut-être la France n'a-t-elle
jamais assez su que déjà en 1815 la Lorraine et l'Alsace avaient été
formellement réclamées par la Prusse. Rien toutefois ne saurait jus-
tifier le langage dans lequel lord Palmerston qualifie le désir fort
légitime qu'éprouvaient le roi Louis-Philippe et ses conseillers de
voir modifier d'un commun accord, après vingt ans d'intervalle, la
situation que son infortune suprême avait faite à notre pays.
Ces réserves nettement formulées, il est certain qu'il y a pour
nous autant d'intérêt que de profit à étudier la publication de lord
Dalling; elle nous fournit les informations les plus authentiques et
souvent les plus précieux avertissemens. Piien n'est plus salutaire
en effet pour les peuples que de connaître le jugement que portent
sur eux et sur leur puissance des adversaires éclairés, et, si notre
amour-propre est parfois mis à l'épreuve, — par exemple quand
le ministre anglais énumère avec une singulière prévoyance (lettre
du 11 mars 18/iO) les maux qu'entraînerait sur la France une guerre
entreprise par elle légèrement et sans motifs sufiisans, — ne crai-
gnons pas de rechercher la précieuse vérité partout où nous pour-
rons la rencontrer. Gomme témoignage des informations curieuses
que renferme la correspondance intime de lord Palmerston, citons
ce seul extrait d'une lettre confidentielle à lord Granville et le pi-
quant aperçu qu'elle donne de la situation diplomatique du mo-
ment. Le roi de Hollande venait de fondre avec toutes ses forces
sur la Belgique, qui eût été perdue alors sans la prompte interven-
tion de l'armée française. Notre succès avait été si rapide que les
plaisans n'avaient pas manqué de placer leur mot. — Est-ce une
campagne? — Non. — Une demi-campagne? — Non. — C'est donc
une partie de campagne! — Le résultat à peine obtenu, les jalou-
sies de lord Palmerston éclataient dans toute leur puérile exubé-
rance. Ici, comme toujours, il considérait les armées, les flottes, les
finances de la France comme à l'entière disposition de la politique
commune, — interprétée par l'Angleterre seule; mais, quand il en
réclamait trop naïvement la direction même, le roi et ses ministres
ne pouvaient avec toute la bonne volonté possible la lui abandon-
ner, et dès lors que de contestations et de récriminations nou-
600 REVUE DES DEUX MONDES.
velles, et aussi quelle étrange ignorance, pour un esprit aussi sa-
gace, des dispositions réelles qui dominaient à Paris!
« Foreign oflkc, 23 août 1831, onze heures du soir.
(( Mon cher Granville, jamais tâche ne fat plus difficile que celle qui
nous est imposée, de faire sortir les Français de la Belgique. Les Fran-
çais veulent y rester. Les Prussiens n'ont encore aucune vue arrêtée :
ils sont toujours animés d'une pensée secrète, que, si les Français res-
tent, la guerre s'ensuivra, le partage en résultera, et qu'ils arriveront
eux-mêmes pour leur part. L'Autriche est la plus rapprochée de nous
par ses seniiraens; mais elle n'a aucun intérêt particulier à poursuivre
dans la question. La Russie, qui, si je ne me trompe, en savait plus
sur l'irruption du roi hollandais qu'il ne lui convient d'avouer, est tou-
jours prêle à lancer les gros mots et à tenir un langage liautain envers
tout le monde, elle ne serait pas fâchée de nous voir tous aux prises
les uns contre les autres. Les Hollandais (ici du moins) affectent de sou-
haiter que les Français restent, prétendant que le désir de s'en débar-
rasser rendra les ïielges plus accommodans, et les Belges disent qu'ils
ont besoin de leur protection, tandis que l'armée belge se réorganise,
et jusqu'à ce que la Hollande ait consenti à un armistice... J'ai eu hier
une longue conversation avec Talleyrand... »
Telles étaient les difficultés, telles étaient les embûches à travers
lesquelles, grâce surtout à la sagesse et à la fermeté du roi Louis-
Philippe, le grand résultat put être pacifiquement assuré, la sécu-
rité de notre frontière septentrionale garantie par l'Europe, six des
forteresses-barrières démolies, et un des états les plus libres, les
plus heureux, les plus exemplaires du monde définitivement con-
stitué. Tout en exagérant, comme d'habitude, la part réelle qu'il lui
fut donné d'y prendre, les amis de lord Palmerston ne rendent en
la signalant qu'un hommage mérité à sa mémoire.
Nous avons parlé de la sagacité et de la justesse d'appréciation
politique qui distinguaient habituellement lord Palmerston. Ces
rares qualités éclatent fréquemment dans la publication de lord
Dalling. N'oublions pas que les tristes emportemens que nous avons
dû rappeler faisaient surtout explosion dans les rapports person-
nels; quant aux questions elles-mêmes, et surtout quant aux situa-
tions générales, il les jugeait et les préjugeait le plus souvent avec
sang -froid, avec perspicacité, avec une ténacité de vues singu-
lière. Les générations nouvelles, ne voyant que des faits depuis
longtemps accomplis, ne sauraient croire quelles résistances le mi-
nistre libéral a dû combattre et surmonter chez ses compatriotes et
LORD PALMERSTOx\. ' 601
ailleurs quand le succès était encore fort problématique et la poli-
tique qu'il poursuivait fort diversement appréciée. Le royaume de
Grèce portait atteinte à l'intégrité de l'empire ottoman, que l'An-
gleterre et l'Europe s'efforçaient de consolider, — le royaume de
Belgique au grand pacte qu'elles n'avaient pas moins d'intérêt à
maintenir; — en Portugal, en Espagne, le traité de la quadruple
alliance était en opposition formelle avec le principe de non-inter-
vention que la Grande-Bretagne invoquait sans cesse ailleurs. Jus-
qu'ici toutefois la France et l'Angleterre marchaient d'accord; mais
dans la question italienne, il est équitable de le rappeler, lord Pal-
merston a prévu l'événement survenu depuis sa mort avec une obs-
tination indomptable jusque dans les plus mauvais jours, et qui lui
fait d'autant plus d'honneur que les intérêts de l'Angleterre étaient
ici en désaccord naturel avec les nôtres. Sur une autre des grandes
questions européennes, son opinion, souvent isolée, a été soutenue
et proclamée contre l'appréciation générale avec une persévérance
encore plus signalée. 11 croyait le conflit avec la Russie fort pro-
bable sur la question d'Orient dans un avenir plus ou moins pro-
chain. « La Russie, écrivait-il dès 1833, est la seule puissance avec
laquelle nous soyons menacés d'une rupture ouverte, et même avec
elle je ne désespère point absolument de maintenir la paix. » Il se
refusait toutefois à considérer l'empire ottoman comme atteint d'un
mal irrémédiable, et n'adoptait point les locutions alarmantes et
médicales que M. de Metternich avait mises fort à la mode alors.
En 1839, il y a plus de trente ans, il écrivait ces mémorables pa-
roles :
« Quant à l'empire turc, si nous pouvons lui procurer dix années de
paix sous la protection collective des cinq puissances, et si ces an-
nées sont employées avec profita réorganiser le système intérieur de
l'état, je ne vois aucune raison pour qu'il ne redevienne pas une puis-
sance respectable. La moitié des conclusions erronées acceptées par le
genre humain proviennent de l'abus des métaphores et de la tendance
à prendre des ressemblances générales ou des similitudes imaginaires
pour une identité réelle. Ainsi on compare une ancienne monarchie à
un vieux bâtiment, à un vieux arbre ou à un vieillard, et parce que le
bàiiment, l'arbre, le vieillard, doivent d'après les lois naturelles néces-
sairement tomber en ruine, dépérir ou mourir, on imagine qu'il en sera
de même d'une société humaine, et que les mêmes règles qui gouver-
nent la nature inanimée ou la vie végétale et animale régiront aussi les
nations et les états. Il est difiicile de commettre une erreur plus absolue
ou plus opposée aux saines déductions. En dehors de tout autre point de
différence, n'oublions pas que les parties constituantes d'un édifice, d'un
602 REVUE DES DEUX MONDES.
arbre ou d'un homme restent les mêmes, qu'elles sont décomposées par
des causes extérieures ou altérées à l'intérieur par le cours de l'exis-
tence de manière à devenir finalement impuissantes pour l'accomplis"
sèment de leurs fonctions primitives. Les parties constituantes d'une so-
ciété humaine au contraire sont soumises, jour par jour, à des procédés
de rénovation matérielle et de progrès moral. Ainsi ce que nous enten-
dons chaque jour de la semaine sur la décadence de l'empire ottoman,
qu'il n'est plus qu'un cadavre, un arbre desséché, et ainsi de suite, n'est
qu'un galimatias pur et absolu. »
Toutefois, pour que cette régénération progressive d'un état
puisse s'accomplir, il est indispensable qu'il jouisse de la tran-
quillité au dedans comme de la sécurité au dehors, et ces deux
conditions manquaient entièrement à l'empire ottoman. Méhémet-
Ali, par ses talens militaires et administratifs, avait non-seulement
réussi à se constituer en Egypte une domination presque indépen-
dante, mais il menaçait sans cesse la Porte de dangers et d'enva-
hissemens nouveaux. Enfin, en 183'2, la victoire de Koniah lui livra
la Syrie, l'Asie-Mineure, et lui ouvrit le chemin de Constanti-
nople. La Porte, éperdue, fit appel à tous ses alliés. Une Hotte
russe se dirigea sur Constantinople, toutefois un arrangement con-
clu sous l'inspiration de l'amiral Roussin, notre ambassadeur, dé-
termina le sultan à renvoyer le secours si promptement offert.
Méhémet-AIi, se refusant à sanctionner le traité de Kataïa, fit
avancer ses armées, la protection de la Russie fut invoquée de
nouveau, sa flotte reparut, et 15,000 hommes de troupes russes
débarquèrent sur les rives du Bosphore. Méhémet-Ali dut se con-
tenter dès lors de la Syrie et du district d'Adana, et le traité d'Un-
kiar-Skelessi, conclu sous ces auspices, livra la Porte à la sauve-
garde dominatrice de son plus redoutable ennemi. Cependant la
paix n'avait amené aucune pacification réelle. Le sultan Mahmoud
brûlait de se venger de son vassal révolté, Méhémet-Ali nourrissait
les projets de conquête les plus chimériques; des deux côtés, toutes
les ressources se consumaient en arméniens exagérés, et les alarmes
de la Porte comme ses aspirations belliqueuses la rejetaient de plus
en plus dans les bras de la Russie. 11 est naturel que celte situation
ait excité les inquiétudes et le mécontentement des autres puis-
sances européennes, qui voyaient un état de choses ruineux pour
le sultan à la veille sans cesse d'être aggravé encore par les com-
plications les plus menaçantes pour la paix générale. Aussi Méhé-
met-AIi, l'auteur incontestable des malheurs passés, le fauteur
incontestable des nouveaux troubles, devint-il l'objet d'une animo-
sité spéciale.
LORD PALME RSTON. ÔOS
III.
La dernière partie de la correspondance de lord Palmerston pu-
bliée jusqu'ici se rapporte à une époque remplie de pénibles sou-
venirs pour la France, mais les révélations ainsi fournies n'en sont
que plus dignes d'une méditation sérieuse. Nous aurons à ce pro-
pos à parler d'un des personnages les plus célèbres de notre temps,
que les circonstances nous ont permis d'approcher d'assez près.
Nous le ferons avec une franchise entière, pénétré toujours d'un
reconnaissant souvenir pour l'accueil que nous avons reçu de lui
dans des momens fort douloureux, porté, sans aucun effort, à
rendre hommage aux grandes et attachantes qualités qui réle-
vaient si haut au-dessus de tout ce qui l'entourait, mais con-
vaincu que l'engouement passionné qu'il a jadis inspiré à notre
pays ne saurait être attribué qu'aux impressions les plus erro-
nées. Quoi qu'il en soit, le prestige des victoires rapides de Mé-
hémet-Ali, son goût éclairé pour tous les produits de la civilisation
occidentale, ses prévenances pour le commerce de la France et
pour tous nos représentans, avaient exalté chez nous le senti-
ment public en sa faveur, au point de créer une de ces alliances
qui, pour n'être écrites nulle part, n'en sont pas moins compro-
mettantes ni même parfois moins obligatoires. Aussi quand, sous
l'ardente instigation de lord Palmerston, les grandes cours se
prononçaient ouvertement contre une situation qui en définitive
constituait un pacha révolté arbitre des destinées de l'empire otto-
man et de la paix européenne, notre gouvernement, entraîné en
sens contraire par un courant irrésistible, épousait de plus en plus
sa cause et ses intérêts. En 1839, la guerre éclata de nouveau, la
victoire de Nezib ouvrit encore une fois à Ibrahim le chemin de
Constantinople, et la trahison livra toute la flotte ottomane à Méhé-
met-Âli. Cette fois, grâce surtout à la fermeté de l'amiral Roussin,
ce fut à tous ses alliés que la Porte s'adressa dans sa détresse, et
une note collective des cinq représentans lui promit, au nom de
leurs cours, la protection désirée. Le traité d'Unkiar-Skelessi se
trouva ainsi virtuellement écarté; mais la France s'engagtait aussi,
en principe du moins, à coopérer aux mesures qui seraient concer-
tées entre ses alliés contre Méhémet-Ali.
La situation devint, pour notre gouvernement et pour notre di-
plomatie, d'une perplexité extrême. La crise récente justifiait plus
que jamais l'animosité de lord Palmerston contre le pacha, et il
s'exaltait d'autant plus dans ce sentiment que les sympathies de la
France se prononçaient plus vivement dans l'autre sens. La per-
604 BEVUE DES DEUX MONDES.
spective de cette divergence profonde et toujours croissante entre
les deux grandes puissances occidentales détermina la cour de Saint-
Pétersbourg à envoyer à Londres le plus habile de ses négocia-
teurs. M. de Brunnow fut chargé d'offrir la coopération la plus effi-
cace de son souverain à toutes les mesures que le cabinet anglais
et ses alliés croiraient devoir prendre contre Méhémet-Ali, d'accord
avec la France ou, mieux encore, sans elle. L'influence du maré-
chal Sébastiani et les résistances d'une portion notable du conseil,
qui attachait plus de prix au bon accord avec la France qu'à la
question d'Orient, firent une première fois échouer la mission de
l'envoyé russe; c'était le moment pour nous de faire un grand effort
afin d'arriver à une entente suffisante avec l'Angleterre. Malheureu-
sement les idées les plus exagérées sur les ressources réelles de
Méhémet-Ali, sur son dévoûment à la France, sur telle mission pro -
videntielle qui lui était attribuée en Orient, dominaient non-seule-
ment le public et les chambres, elles avaient pénétré profondé-
ment dans le conseil, et le plus sage des souverains n'avait pu se
soustraire à cette influence. On conclut un peu témérairement du dé-
part de M. de Brunnow que les propositions dont il avait été l'or-
gane étaient irrévocablement repoussées, et l'on persévéra plus
que jamais dans l'attitude isolée. La cour de Saint-Pétersbourg sai-
sit avec habileté l'occasion nouvelle qui s'offrait à elle, et M. de
Brunnow reparut à Londres, chargé cette fois de consentir à l'abro-
gation définitive du traité d'Unkiar-Skelessi, du moment où la sé-
curité de l'empire ottoman serait garantie par les mesures de rigueur
que proposait lord Palmerston contre le pacha d'Egypte.
Sur ces entrefaites, M. Guizot remplaçait le maréchal Sébastiani
comme notre ambassadeur à Londres. Sans partager toutes les il-
lusions de Paris sur la puissance de Méhémet-Ali et sur l'état réel
de la question générale, il arrivait animé du plus sincère désir de
faire prévaloir, dans la mesure du possible, les vues de la France
et de son gouvernement; mais il ne tarda point à reconnaître la
gravité réelle de la situation. Nous rencontrons avec un extrême
plaisir, dans la correspondance intime qui nous occupe, le témoi-
gnage que le ministre anglais rend à la sagacité persistante de
notre illustre ambassadeur, et une juste appréciation de l'élévation
de son caractère non moins que de ses hautes facultés. Il ne sera
pas toujours aussi équitable, et, quand M. Guizot sera plus tard ap-
pelé à défendre victorieusement contre ses entreprises les intérêts
essentiels de la France sur un autre théâtre, les attaques habituelles
de lord Palmerston ne lui seront point épargnées.
«i Un fait important et que je tiens d'une personne qui a vu les dé-
LORD PALMERSTON. 005
pêches de Guizot depuis le 17 mars jusqu'au 9 de ce mois (juillet 18/|0),
c'est que Guizot a continuellement averti Thiers de ne point se faire il-
lusion sur la conduite du gouvernement anglais; il lui a constamment
dit que, si la France n'entrait pas dans nos vues, nous passerions outre
infailliblement avec les quatre puissances et en dehors de la France.
Guizot a dit de plus que l'événement était imminent, et qu'une conven-
tion conclue sans la France pourrait être signée à chaque jour de chaque
semaine. Thiers ne peut donc dire qu'il a été surpris... »
Plus tard encore :
« J'ai une grande estime et une grande considération pour M. Guizot.
— J'admire ses talens et je respecte son caractère. Je l'ai trouvé un
des hommes les plus agréables que j'aie rencontrés dans les affaires
publiques. Ses vues sont élevées et philosophiques. Il examine les ques-
tions avec lucidité, les discute à fond, et semble toujours pénétré du
désir d'arriver à la vérité... »
Il est à regretter, pour le renom de lord Palmerston, qu'il n'ait
point toujours jugé avec une pareille impartialité et un pareil discer-
nement les hommes éminens que les relations diplomatiques ont
placés en contact avec lui. Quant aux avertissemens que M. Guizot ne
cessait de faire parvenir à Paris durant l'époque dont il s'agit, autant
que personne nous serions en mesure d'en parler. Non-seulement
sa correspondance en est remplie, mais, appelé vers la fin de juin à
une mission lointaine, nous fûmes chargé par lui de les renouveler
de vive voix à Paris avec la dernière insistance; malheureusement
ils furent peu écoutés. Aussi la confiance que Méhémet-Ali était
inattaquable, et que rien ne serait tenté contre lui en dehors de la
France, ne cessa- t-elle de prévaloir dans nos conseils.
Cependant la grande crise approchait sensiblement à Londres.
Décidé à la précipiter, lord Palmerston voulut surmonter toutes les
résistances de ses collègues pour n'agir qu'au nom d'un gouverne-
ment ouvertement unanime. Le 5 juillet, la lettre suivante fut dé-
posée sur la table du conseil.
« Au très honorable vicomte Melbourne.
« Carlton Terrace, le 5 juillet 1840.
« Mon cher Melbourne,
« La différence d'opinion qui paraît exister entre moi et quelques
membres du cabinet sur la question turque et l'extrême importance que
j'attache à cette question m'ont conduit, après mûre réflexion, à la con-
606 REVUE DES DEUX MONDES.
viction qu'il est de mon devoir envers moi-même comme envers mes
collègues de vous délivrer, vous et d'autres, de la nécessité de décider
entre mes vues et celles de certains membres du cabinet sur ces ma-
tières, en plaçant, comme je le fais en ce moment, ma démission entre
vos mains.
« Je me suis en effet trouvé pendant quelque temps dans une situa-
tion difficile par rapport à celte question.
«La note collective du mois de juillet dernier, — la décision du cabinet
tenu à Windsor au mois d'octobre, — la suite et la teneur de mes commu-
nications écrites avec les gouvernemens étrangers, dont les membres du
cabinet ont eu connaissance, — nos communications verbales avec les
envoyés et les ministres de ces gouvernemens dans ce pays et avec
Brunnow^ en particulier, — les deux projets de convention que, si je ne rae
trompe, j'ai lus il y a quelque temps au cabinet, celui qui a été rédigé
par moi-même, l'autre par Briinnow et Neumann, étaient tous conçus au
même point de vue : l'avantage de maintenir l'indépendance et l'inté-
grité de l'empire ottoman; et je me suis considéré, en suivant cette
voie, comme agissant avec la connaissance et la sanction du cabinet.
D'autre part, quelques membres du cabinet, dars leurs conversat'ons
avec ces mêmes ministres étrangers avec lesquels j'étais ainsi en négo-
ciation, ont tenu des propos et formulé des opinions qui dénotaient une
différente manière d'envisager la question, et j'ai appris de divers côtés
que des personnes n'appartenant pas au gouvernement, mais connues
pour entretenir des relations intimes avec des membres du conseil,
avaient eu soin, tant en Angleterre qu'à l'étranger, de faire croire que
ma manière de voir n'était pas celle de la majorité de mes collègues,
que par conséquent, dans la circonstance, je ne devais pas être consi-
déré comme l'organe des sentimens du gouvernement britannique.
u Le but particulier et immédiat que je me suis efforcé depuis quel-
ques mois d'aiteindre, d'accord avec les représentans de l'Autriche, de
la Russie et de la Prusse, a été de persuader au gouvernement français
d'entrer dans quelque plan d'arrangement entre le sultan et Méhémet-
Ali, que les quatre autres puissances pussent considérer comme compa-
tible avec l'intégrité de l'empire ottoman et l'indépendance politique de
la Porte. En cela, j'ai définitivement échoué. Peut-être le but était-il
dans tous les cas impossible à atteindre, au point où en était l'affaire;
mais les circonstances dont je viens de parler n'étaient pas faites pour
diminuer mes ditiiculiés.
« La question qui se présente maintenant pour le gouvernement an-
glais est de décider si les quatre puissances, n'ayant pas réussi à per-
suader à la France de se joindre à elles, veulent ou ne veulent pas
ptoursuivre l'accomplissement de leurs projets, non-seulement sans le
secours de la France, mais avec la certitude, d'après les déclarations
LORD PALMERSTON. 607
positives et répétées du gouvernement français et d'après des considé-
rations politiques concluantes, qu'elles ne trouveront aucun appui au-
près de la France dans l'exécution de leur plan.
« Mon opinion sur cette question est distincte et absolue. Je crois que
le but proposé est de la plus haute importance pour les intérêts de
l'Angleterre, pour la conservation de l'équilibre général et pour le
maintien de la paix en Europe. Je trouve les trois puissances entière-
ment prêtes à se rallier à mes vues sur cette matière, si ces vues doi-
vent être celles du gouvernement britannique. Je ne puis douter que
les quatre puissances, agissant d'accord avec le sultan et dans son inté-
rêt, ne soient parfaitement en état de mettre ces vues à exécution, et
je crois que les intérêts commerciaux et politiques de la Grande-Bre-
tagne, l'honneur et la dignité du pays, la bonne foi envers le sultan,
une juste appréciation de la politique européenne, tout exige que nous
adoptions cette conduite. J'estime d'autre part que, si nous nous reti-
rons et que nous nous refusions à une coopération avec l'Autriche, la
Russie et la Prusse dans cette affaire, parce que la France se tient à
l'écart et ne s'unit point avec nous, nous donnerons à ce pays l'humi-
liante position d'être tenu en lisières par la France, nous reconnaîtrons
virtuellement que, même lorsque nous sommes soutenus par les trois
autres puissances du continent, nous n'osons nous engager dans aucun
système politique en opposition avec la volonté de la France, et que
nous considérons son concours positif comme une condition nécessaire
de notre propre action. Or il me semble que ceci est un principe de po-
litique qui ne sied pas à la puissance et à la position de l'Angleterre,
et qui devra fréquemment conduire ce pays, comme dans la circon-
stance actuelle, à se subordonner aux vues de la France pour l'accom-
plissement de desseins nuisibles aux intérêts britanniques.
« Notre refus de continuer à marcher d'accord avec les trois puis-
sances parce que la France ne se joint pas à nous aura pour résultat
immédiat que la Russie retirera ses offres de se rallier aux trois puis-
sances pour la solution des affaires de la Turquie, qu'elle reprendra, à
l'égard de ces affaires, sa position isolée, et vous verrez le traité d'Un-
kiar-Skelessi renouvelé sous quelque forme encore plus répréhensible.
De cette manière, nous perdrons sur ce point les avantages qu'il nous
a fallu des efforts longs et compliqués pour gagner, et l'Angleterre réta-
blira volontairement, de propos délibéré, ce protectorat séparé de la
Russie sur la Turquie, dont l'existence a été longtemps pour les autres
puissances de l'Europe un sujet de jalousie et d'appréhensions bien fon-
dées.
u Le résultat final d'une telle décision sera la division effective de
l'empire otioman en deux états séparés, dont l'un sera dans la dépen-
dance de la France, l'autre un satellite de la Russie, dans chacun des-
608 REVUE DES DEUX MONDES.
quels notre influence politique sera annulée, nos intérêts commerciaux
seront sacrifiés, — et ce démembrement soulèvera inévitablement des
luttes, des conflits locaux, qui entraîneront les puissances de l'Europe
dans les dissenti mens les plus périlleux.
« J'ai donné à ces matières pendant quelques années l'attention la
plus suivie et la plus consciencieuse. Je ne sacbe pas que j'aie jamais eu
une conviction plus arrêtée sur aucun sujet d'une importance égale,
et je suis très sûr que, si mon jugement sur cette question est erroné,
il ne peut être que de peu de valeur sur aucune autre.
« Deux fois mon opinion sur ces affaires a été écartée par le conseil,
deux fois la politique que je conseillais a été rejetée : 1» en 1833, lors-
que le sultan envoya demander notre appui avant que Méhémet-Âli eût
fait aucun progrès matériel en Syrie, et lorsque la lîussie exprima le dé-
sir que nous vinssions au secours du sultan, disant néanmoins que, si
nous nous y refusions, elle se porterait elle-même en avant, 2" en 1835,
quand la France était prête à s'unir à nous dans un traité avec le sultan
pour le maintien de l'intégrité de son empire. Les événemens qui sur-
vinrent ensuite, dans chaque cas, ont démontré que je n'avais point
exagéré l'imminence du péril que je voulais conjurer, ni l'importance
des diflicultés que je voulais prévenir. Nous sommes aujourd'hui en
présence d'une troisième crise où la résolution du cabinet britannique
exercera une influence décisive sur les événemens futurs; mais cette'
fois le danger est plus apparent, moins déguisé, — le remède est plus
eflicace, plus complètement à notre disposition.
« La question est de celles qui appartiennent à mon propre départe-
ment; je serais personnelieuient et d'une façon toute particulière respon-
sable de toute conduite dont j'entreprendrais la direction. Je suis donc
certain que vous ne sauriez vous étonner si je me refuse à être l'instru-
ment d'une politique que je désapprouve, et qu'en cons.'quence je me
sois arrêté à la détermination que j'ai formulée au commencement de
cette lettre.
« Croyez-moi , mon cher Melbourne, votre tout dévoué,
« Palmerston. »
Les considérations ainsi développées furent décisives, et entraî-
nèrent jusqu'au bout tous les collègues de celui qui les présentait
si habilement. Elles étaient assez plausibles, assez péremptoires
peut-être pour justifier la politique de lord Palmerston, mais elles
ne sauraient expliquer ses procédés. Le secret profond avec lequel
le traité du 15 juillet fut préparé et signé constituait en lui-même
une bien gratuite offense pour la France, pour son gouvernement et
pour l'ambassadeur dont le ministre anglais parlait avec une si
juste considération. Nous n'avons trouvé nulle part une excuse ad-
LORD PALMERSTON. 609
mîssible pour cette violation de toutes les règles de la courtoisie
internationale, et nous sommes réduits encore une fois à conclure
que le tempérament de lord Palmerston le portait à ne trouver
qu'un mobile de plus dans les léf^iiimes ressentimens qu'il provo-
quait chez ses alliés, dans les difficultés intérieures qu'il leur susci-
tait à plaisir. Cependant le succès justifia complètement en Orient
sa téméraire entreprise. Toutes les prévisions de la France furent
déçues, toutes celles de l'Angleterre s'accomplirent merveilleuse-
ment, et, devant le premier souffle de l'ouragan déchaîné contre
lui, la fantasmagorie de la puissance de Méhémet-Ali s'évanouit
comme par enchantement. Les informations précises et techniques
que, mieux que personne, lord Palmerston savait recueillir lui
avaient inspiré depuis longtemps une grande confiance dans l'ef-
ficacité des seuls moyens maritimes. Dès 183^, nous trouvons dans
sa correspondance intime : « Méhémet-Ali ne peut pas faire la
guerre en Asie-Mineure si ses communications par mer avec l'Egypte
ne sont pas libres, et nous sommes toujours en mesure de couper
celles-ci de la façon la plus efficace. » En effet, la croisière ne fut
pas plus tôt établie que l'armée d'Ibrahim tomba en dissolution, et
une terrible insurrection éclata contre elle en Syrie. Quelques en-
gagemens sur la côte démontrèrent l'irrésistible supériorité de l'ar-
mement et de la discipline de l'Occident, et Saint-Jean-d'Acre,
à qui le maréchal Soult lui-même avait attribué une force de ré-
sistance de premier ordre, succomba dans une seule et courte
journée. Le triomphe de lord Palmerston fut donc complet et, nous
n'hésitons point à le reconnaître, décisif pour le repos prolongé de
l'Orient. Dispensé désormais des charges écrasantes d'un armement
excessif, le jeune sultan Abdul-Medjid put poursuivre la salutaire
réorganisation entreprise par son père. De son côté, l'Egypte, non
moins cruellement accablée, put aussi respirer, et Méhémet-Ali est
convenu avec nous que, maître héréditaire et incontesté du grenier
de l'Orient, il pourrait goûter lui-même et faire goûter désormais
à ses sujets un repos et un bien-être qui leur avaient été depuis
longtemps inconnus. Les amis de lord Palmerston citèrent donc et
citent encore son entreprise de 1840 comme le grand exploit de
sa carrière; mais l'Angleterre ne s'associa, il faut le reconnaître,
qu'avec une réserve extrême et des scrupules manifestes à leurs
cris de triomphe. Les procédés gratuitement mis en œuvre contre
la France attristaient les esprits réfléchis, et le bon sens public ne
vit pas sans regret la paix de l'Orient assurée aux dépens de la sé-
curité et de la bonne intelligence de l'Occident. Quelques mois
après, lord Palmerston tombait du pouvoir avec ses collègues, et ce
ne serait pas trop d'avancer que, dans les élections où ils succom-
TOMB civ. — 1873. 39
610 REYUE DES DEUX MONDES.
bêrent, pas une voix ne fut perdue pour la grande réaction conser-
vatrice, pas une voix ne fut gagnée par le parti whig à raison de
ses succès dans le Levant. Le premier soin de sir Robert Peel et de
lord Aberdeen fut de rétablir avec la France, en tant qu'il pouvait
dépendre d'eux, les plus cordiales relations. La confiance des autres
cours leur assurait sans effort une prépondérance au dehors dont
ils ne se servirent que pour écarter tous les sujets d'inutile et pué-
rile discorde au lieu de la fomenter sans relâche. L'Europe eut dès
lors quelques années d'une précieuse tranquillité diplomatique, et
le foreign office put reprendre ces traditions de dignité et de mo-
dération qui après tout lui sont habituelles.
Il s'agissait ici bien moins d'analyser à fond la publication de sir
H. Bulvver que de la recommander à la méditation du public fran-
çais. S'il est vrai que nous soyons de toutes les nations celle qui
voyage le moins et avec le moins de fruit, qui s'occupe le moins
sérieusement de tout ce qui tient à la puissance et la situation rela-
tives des grands rivaux européens, les documens et les informations
qui nous ont été livrés par lord Dalling sont pour nous d'un intérêt
de premier ordre. En les examinant, j'ai été conduit à remettre en
scène un homme justement célèbre, qui fut quelquefois l'allié, mais
plus souvent l'adversaire de la France, et avec lequel je me suis
personnellement trouvé en longues et assez intimes relations. Je me
suis efforcé de parler de lui avec impartialité. J'ai résisté à l'entraî-
nante admiration que m'inspire partout et toujours le spectacle
d'une virile, mais légitime ambition, d'une existence laborieuse-
ment consacrée au service de la couronne et de la patrie, surtout
quand des avantages accidentels rendaient indifférons les vulgaires
attraits du pouvoir et multipliaient les plus redoutables séductions
de la vie ordinaire. Je n'ai point cédé davantage, je l'espère du
moins, au souvenir de conflits depuis longtemps terminés, ni à la
juste indignation que m'ont causée d'inqualifiables imputations pro-
pagées contre ce que notre génération a produit de plus digne de
respect. Si j'ai critiqué, surtout dans les procédés qui lui étaient
familiers, une politique qui a rencontré tant d'adulateurs, j'ai la con-
fiance d'avoir exprimé le jugement réfléchi de quiconque en Europe
a été en mesure de former une opinion compétente. En Angleterre
même, j'ai signalé les résistances qu'elle a soulevées, les réserves
sous lesquelles elle a été acceptée par le sentiment public dans ses
manifestations les plus éclairées et les plus élevées. Qu'il me soit
permis en terminant de citer à ce propos les paroles mêmes d'un
illustre compatriote de lord Palmerston, quelque temps son collègue,
jamais son ennemi, et qui auront l'avantage de n'être point, en ce
LORD PALMERSTON. 611
qui le concerne, de provenance étrangère. Il s'agissait d'une pro-
position de M. Roebuck pour fonnuler l'adhésion explicite du par-
lement à la politique étrangère du cabinet whig.
« La motion de l'honorable membre est claire et précise. La
chambre des communes est invitée à déclarer qu'elle épouse dans
le monde la cause des gouvernemens libres, qu'elle est favorable
aux efforts sérieux que tenterait partout et toujours une agrégation
respectable d'individus pour assurer à leur pays les bienfaits d'un
régime semblable au nôtre. On me convie d'adhérer à cette décla-
ration. On me somme, à défaut de mon assentiment, de formuler
le principe contradictoire qui règle ma conduite. J'accepte le défi qui
m'a été plus d'une fois adressé sur ce point : je réponds à l'appel plus
d'une fois renouvelé dans ce débat. Le principe que j'oppose à celui
de l'honorable membre est le principe même qui depuis cinquante
ans a été revendiqué et mis en pratique par tous les hommes d'état
éminens de mon pays, le principe de la non-intervention dans les
affaires domestiques des états voisins et indépendans, sauf le cas
où notre ingérence serait commandée par tels intérêts essentiels de
l'Angleterre. Voilà le principe que j'oppose à la motion de l'hono-
rable membre... Sa formule n'est pas nouvelle. 11 y a cinquante-
huit ans, une autre assemblée a déclaré comme lui, ou du moins
dans le même esprit que lui, qu'elle accorderait fraternité et assis-
tance à tous les peuples qui s'efforceraient de se procurer la liberté,
que ses représentans au dehors, ses généraux même, seraient char-
gés de seconder partout ces efforts. Telle fut en effet la déclaration
de la convention française en i792. Faut-il vous rappeler les con-
séquences de cette déclaration? faut-il envisager avec vous les con-
séquences de celle que nous discutons?.. Quels sont les bienfaits
d'un gouvernement libre? qui les définira, qui les caractérisera?
Vous avez à vos côtés une grande république dont il est impossible
de prévoir aujourd'hui les destinées, mais qui comprendra tout au-
trement que vous ces principes. A ses yeux, ils sont incompatibles
sans doute avec tout établissement monarchique. Doit- elle, à votre
exemple, vouer toute son influence, tous ses efforts, à la destruction
de la royauté chez ses voisins? Vous avez dans l'Amérique sep-
tentrionale une autre république non moins puissante qui avoisine
de fort près vos florissantes et monarchiques colonies; lui sera-t-il
également loisible de vouer ses efforts à la subversion chez elles de
l'autorité royale? Votre immense empire dans l'Inde doit-il à son tour
être soumis à des expériences semblables? Et, si vous réclamez le
principe pour les états dont la forme est libérale, comment le contester
à ceux qui assurent ou croient assurer le bonheur de leurs peuples
par des institutions différentes? Gomment empêcher les grandes mo-
612 REVUE DES DEUX MONDES.
narchies autoritaires de porter à leur tour chez leurs voisins les in-
stitutions qui leur semblent les plus tutélaires, de revenir aux doc-
trines du traité de Pilnitz et du congrès de Vérone?.. On a parlé,
il est vrai, de l'action de la diplomatie. Permettez-moi de le de-
mander, qu'est-ce que la diplomatie? C'est un instrument assez
dispendieux pour maintenir la paix. C'est une organisation particu-
lière à laquelle les nations civilisées ont recours pour les préserver
des malheurs et des alarmes de la guerre. A moins qu'elles ne s'en
servent pour apaiser les animosités des individus, pour calmer les
passions qu'engendre chez les peuples le sentiment exalté de la na-
tionalité, si, je le répète, nous ne nous en servons point dans cet
esprit, c'est un instrument à la fois fort coûteux et fort pernicieux. Si
votre diplomatie n'est employée qu'à irriter chaque blessure, à en-
venimer les ressentimens au lieu de les amortir, si vous placez dans
chaque cour de l'Europe un ministre, non point dans le dessein de
prévenir des querelles ou d'y mettre un terme, mais afin d'entrete-
nir d'irritantes correspondances, ou afin, dans tel intérêt supposé de
l'Angleterre, de fomenter des dissensions avec les représentans des
puissances étrangères, alors, je le répète, non-seulement cette in-
stitution est maintenue à grands frais par les peuples en pure
perte, mais une organisation adoptée par les sociétés civilisées pour
assurer les bienfaits de la paix est pervertie en une cause nouvelle
de troubles et d'hostilités... »
Ainsi s'exprimait sir Robert Peel, le 28 juin 1850, dans un dis-
cours qui fut en quelque sorte son testament politique, car le lende-
main même eut lieu la chute de cheval dont il ne devait jamais se
relever. Les vues exposées dans cette circonstance avec une auto-
rité qui ne saurait nous appartenir ont été de tout temps les nôtres.
Nous croyons qu'elles ne peuvent trop constamment inspirer la po-
litique extérieure des grandes rivales européennes. De longues
années de réflexion n'ont pu que confirmer à cet égard les ardentes
convictions de notre jeunesse. Nous les plaçons sans crainte sous
l'égide d'un nom qui, tout étranger qu'il soit à la France, est digne
parmi nous, comme partout, d'une considération et d'une confiance
exceptionnelles,
O' DE Jarnac.
ÉTUDES NOUVELLES
SUR
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS
I. Histoire de Grégoire VII, préeédée d'un discours sur l'histoire de la papauté jusqu'au onzième
siècle, par M. Villemain, 2 vol. in-8»; Paris 1872. — II. Ponlificum romanorum vilœ ab
œqualibus conscriplœ; edidit J.-M. Watterich, 2 -vol. gr. in-8*; Lipsise 1862. — III. Monu-
menta gregoriana; edid. Phil. Jaffé, in-8» maj.; Berlin 1865. Du même auteur : lîegesla pon-
lificum romanorum, ab A. 1 ad H98, in-4»; Berlin 1851. — IV. J. Voigt, Ilildebrand als Papst
Gregor VII, 2 vol. in-8»; Halle 1815. — V. H. Floto, Kaiser Heinrich IV und sein Zeilaller,
2 vol. in-8»; Stuttgart 1855-56. — VI. Fr. Gfrorer, Papsl Greyoïius VII und sein Zeitaller,
7 vol. in-8»; Schaffouse 1859-61. — VII. H. Stenzel, Gescliicltle Deulselitands unter den
Frànkisclien Kaisevn, 2 vol. in-8»; Leipzig 1828. — VIII. W. V. Giesebrecht, Geschickie der
deutschen Kaise)-zeit, 4 vol. in-8°; Brunswick 1864-72. — IX. M. Mignet, La lutte des papes
contre Us empereurs d'Allemagne, 1861 à 1865.
IL
LE MOINE HILDEBRAND (1).
On n'a pu déterminer encore la date de la naissance du moine
Hildebrand, devenu plus tard Grégoire VII; mais on est générale-
ment d'accord d'en rapporter l'époque entre les années 1013 et
i02h (2). Le lieu de sa naissance est même contesté; Hugues de
Flavigny le fait naître à Rome, mais d'autres témoignages le font
naître avec plus de vraisemblance à Soano en Toscane. La légende
(1) Voyez la Revue du 15 mars.
(2) Sur cette question, débattue par les BoUandistes (6» vol. de mai, p. 107), sur
laquelle Voigt s'est abstenu, qu'a examinée M. Jaffé dans ses Monum. gregoriana,
p. 433, voyez la discussion nouvelle de M. Rocquain, Journal des Savans, avril 1872.
614 REVUE DES DEUX MONDES.
s'est attachée à ses premiers ans, et M. Villemain a judicieusement
réfuté plusieurs fables de ce genre, entre autres celle du songe
d'Henri III, relatif aux futurs périls que le jeune Hildcbrand réser-
vait à la postérité de ce monarque. Il est difficile, surtout au moyen
âge, qu'un homme frappe vivement l'imagination des peuples sans
que l'exagération ou le merveilleux se mêlent de la partie. Le nom
d'Hildebrand a fait croire à l'origine germanique de sa famille :
rien ne l'indique dans les monumens qui nous restent; tout porte à
croire plutôt à une origine italienne, natione Tuscus, mais on
ignore en l'honneur de qui ou pourquoi lui fut donné au baptême
le nom d'Hildebrand, qui, prononcé différemment, a été pour les
uns interprété en jJUf^ flamme, et pour les autres en tison d'enfer.
Il est certain que son père Bonizo était d'humble condition : char-
pentier, peut-être chevrier, vb^ de plèbe sans aucun doute. L'abbé
de Saint-Arnulphe de Metz lui en faisait un titre d'honneur au mo-
ment de son élévation au pontificat. « La sagesse divine, lui di-
sait-il, ne pourvoit jamais plus utilement aux choses humaines que
lorsque, choisissant un homme du peuple, elle l'élève à la tête de
la nation, comme un modèle dont la vie et la conduite montrent
aux plus humbles où peuvent tendre leurs efforts (I). » Ainsi se
manifestait par les moines la démocratie religieuse au moyen âge.
Hlldebrand n'était pas d'une taille héroïque, et ses adversaires
n'ont pas oublié de nous l'apprendre. L'évêque Benzo et Guil-
laume de Malmesbury (2) l'appellent homuncio exilis slaturœ, et
le premier ajoute qu'il était ventre lato, criire curto. C'est par l'es-
prit qu'il devait remuer le monde. Son teint était brun et ses che-
veux noirs; fuscus erat, disent les annales de Paliih (3), dont l'indi-
cation n'a pas été relevée, à ma connaissance. Il est assuré qu'il a
été attaché de bonne heure, et à Rome même, au monastère de
Sainte-Mario-Majeure sur le mont Aventin. C'est dans ce couvent,
où il a reçu la première éducation, que l'a pris l'affection du pape
Grégoire VI, auquel Hildebrand a voué une reconnaissance éter-
nelle, et c'est une des singularités de ce grand personnage d'avoir
dû sa fortune, lui qui a été l'exterminateur inexorable de la simonie
dans l'église, à un pape simoniaque, déposé pour ce fait, et de lui
avoir conservé dans le malheur une inviolable fidélité. Il est vrai
que rien n'a été plus touchant que l'humilité repentante de Gré-
(1) Voyez le texte dans les Bollandistes, vol. cité, et dans le livre de M. Villcmain,
I, p. 261.
(2) Dans Pertz, XI, p. 659-60, et X, p. 474.
(3) Annales Palidcnses, dans Pertz, XVI, p. 69. On y trouve sur la jeunesse d'Hil-
debrand d'autres détails, la plupart légendaires, qu'il faut conférer avec les Bollan-
distes et, avec Watterich.
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 615
goire VI, acceptant sa déposition par ces chrétiennes paroles pro-
noncées au synode de Sutri, et qu'on lit dans Bonlzon en la collec-
tion d'OEfele : « Moi, Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de
Dieu, je me confesse indigne du pontificat romain, à cause de la
honteuse simonie et de la vénalité qui, par la perfidie du démon,
l'antique ennemi des hommes, s'est glissée dans mon élection au
saint-siége. » Ilildebrand suivit dans l'exil son bienfaiteur, qui mou-
rut sur les bords du Rhin, probablement en 10Zi7. Ilildebrand dut à
cette circonstance d'avoir une première idée de l'état des esprits en
Allemagne.il vint ensuite s'enfermer à Cluny (1), l'une des grandes
métropoles des monastères de l'Occident, et c'était là où, comme
dit M. Mignet, « soumis à l'autorité de la règle monastique, nour-
rissant dans son âme des sentimens pieux et amers, il s'indignait
des désordres de l'église, et il gémissait en pensant que la ville des
apôtres était devenue la servante des jo rinces. La violence, la cruauté,
les passions effrénées des hommes de guerre, qui ne reconnaissaient
aucune règle au-dessus de la force et qui opprimaient partout les
pauvres et les faibles, le pénétraient de douleur et de tristesse. Il
était encore plus troublé par la dégradation du sacerdoce. L'achat
des dignités ecclésiastiques, les mœurs violentes et désordonnées
des évoques féodaux et des prêtres incontinens, soulevaient tous ses
sentimens chrétiens. Il rêvait dans le cloître de Cluny la régénéra-
tion de l'église, l'indépendance et la grandeur du pontificat. 11 sou-
haitait de voir arriver le jour où la loi chrétienne pourrait réprimer
la puissance militaire, où le pape, son interprète, dominerait l'em-
pereur, où l'on imposerait le frein de la morale aux rois, le respect
de la faiblesse aux puissans, et l'habitude du sacrifice aux prêtres. »
Oui, voilà bien, tracé d'une main ferme, le plan de réforme de
Grégoire "VII; il porte l'empreinte austère du cloître, aussi le cloître
sera-t-il l'un des puissans instrumens de son exécution. Une circon-
stance spéciale a dû contribuer à la conception de ce profond des-
sein pendant les deux années (1047 et 1048) que Hildebrand a
passées à Cluny. L'habile Henri III, fatigué des embarras que lui
donnait la tutelle de la papauté, a pris à cette époque la résolution
de placer sur la chaire de saint Pierre des évêques allemands qui
lui inspiraient plus de confiance que les Italiens. Il y nomma Clé-
ment II, après la déposition de Grégoire YI, et le prit sur le siège de
Bamberg, en Franconie. Clément II ne régna qu'un an, et Henri III
désigna pour le remplacer Poppon, évêque de Brixen, en Tyrol, et
natif du Norique : aussi l'appela-t-on le Bavarois. Damase ne régna
(1) Voyez, sur Cluny, la Bihlioth. Cluniacensis de Marrier et Duchesne, Paris, l'614,
in-f, et VHist. de l'abbaye de Cluny, par M. Lorain, Pai-is, 1845, in-8».
616 REVUE DES DEUX MONDES.
que six mois, et l'empereur désigna en décembre 1048 Brunon d'E-
gisheim, descendant d'Étichon d'Alsace et son parent, lequel fut
pape sous le nom de T.éon IX : teutonicum natione et slirpe regali
progcnitum, dit le moine du Mont-Cassin. Stilon la chronique fran-
çaise d'Aimé, « cesiui pape Lyon estoit chéri de lo impéreor, estoit
moult bel et estoit roux, et estoit de stature seignoriable. » Par une
nouvelle bizarrerie de la fortune, ce fut ce pape allemand, parent de
l'empereur, qui produisit Hildebrand, ardent patriote romain, sur la
scène du monde. Beaucoup de versions ont couru dans les chroni-
ques au sujet de cette mémorable et provideniielle rencontre. Je ne
crois pas à celle qui fait trouver HildelDrand à Worms, au moment de
l'élection de Léon IX; je ne crois pas davantage à celle qui fait pas-
ser Léon IX par Cluny, en allant à Rome. Si l'on pèse attentivement
la valeur et la probabilité des témoignages, on doit s'arrêter à ceux
qui nous montrent Léon IX arrivant de Worms à Besançon et y re-
cevant l'abbé de Gluny accompagné du moine Hildebrand, accourus
pour lui rendre hommage (1). Quoi qu'il en soit, il est de tradition
bien établie qu'à partir du moment où Hildebrand eut entretenu
Léon IX il exerça sur l'esprit du pape élu l'ascendant d'un esprit su-
périeur; mais encore ici la légende a sa bonne part, elle nous dé-
peint L^^on IX voyageant de A^ orms à Rome avec un luxe oriental,
revêtu de riches habits pontificaux et mitre ou tiare en tête, comme
s'il était déjà pape consacré, lui qui n'avait encore que la nomina-
tion impériale, ce qui lui aurait attiré une vertueuse remontrance
d'Hildebrand. M. Watterich a déjà signalé l'invraisemblance de ce
fait, présenté par des légendaires préoccupés comme le premier acte
public de l'agression grégorienne contre le pouvoir impérial. Hil-
debrand était trop habile pour entamer à ce moment des hostilités
intempestives contre un prince irréprochable, investi d'un pouvoir
émané de ce décret de Léon VIH, dont nous avons parlé. Le génie
d'Hildebrand choisissait mieux son temps pour engager la lutte.
Des monumens irrécusables nous le montrent très soigneux de mé-
nager le pouvoir électif de l'empereur, et dans sa correspondance
il nous apprend lui-même qu'il a eu les meilleures relations avec
l'empereur Henri III (2j. La légende a donc ici au moins exagéré,
bien qu'il soit permis de croire à quelque fond de vérité dans cette
affaire. Hildebrand, zélé Italien (3), aura probablement réclamé
(1) Voyez la collection de Watterich, t. P', et Jaffé, Regesta, p. 367.
(2) Heinricus imperator, inter italicos in curia sua speciali honore me tractavit.
Registr., I, 19. — Imperator Heinricus, pater fuus, dit-il à Henri IV, ex qno me co-
gnovit, pro sua magnitudine honorifice, et prœ ceteris sanctœ romanœ ecclesiœ filiis
caritative habuit. Registr., II, 44.
(3) Jam ab ineunte œtate terrain vestram et libertatem hujus gentis valde dilexi-
mus, etc., dit-ii aux Romains, dans le Registrum, II, 39.
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 6l7
pour l'intervention du clergé romain dans l'élection ou dans la
consécration religieuse qui jusqu'à son accomplissement devait
suspendre l'eiïet de la nomination impériale. Les Indices Vaticani
cités par Baronius-Theiner, ne parlent que de la consécration ro-
maine. Tel paraît être le sentiment de Jaffé. C'était en effet dans un
synode à Worms, sous la présidence de l'empereur et avec la par-
ticipation des députés de la ville et clergé de Rome, que Léon IX
avait été proclamé pape, et non par un acte purement arbitraire de
l'empereur. H est certain du moins que le moine Hildebrand fut
emmené par Léon IX à Rome (1), où immédiatement il fut créé
cardinal sous-diacre de l'église romaine. Il n'a point empêché ce-
pendant Léon IX de commettre des fautes, et notamment celle de
la guerre contre les Normands, où le pape conduisit de sa personne
ses troupes à la bataille et fut fait prisonnier. Il n'y a pas trace de
l'opposition qu'aurait faite Hildebrand à cette témérité politique
compliquée d'une irrégularité canonique contre laquelle Pierre Da-
miani ne craignit pas de lever la voix pour la blâmer. Hildebrand
était à coup sûr du même avis que Pierre, mais la prudence a dû
lui fermer la bouche. Le moment où il exerça la plénitude de son
influence dirigeante n'était pas encore venu en 1053.
C'est un type original et remarquable dans l'histoire que celui de
Léon IX, et M. Villemain lui a consacré une étude particulière,
qu'il a ornée de tout l'éclat de son talent d'écrivain. Léon IX était
un saint dans la vie privée. Nul chrétien n'a plus vivement été pé-
nétré de la foi. Son approche de Rome, ses appréhensions de res-
ponsabilité, la pureté de ses mœurs, sont de la primitive église et
fournissent les scènes les plus édifiantes; puis, dans la vie publique,
Léon apporte les habitudes guerrières des prélats féodaux et no-
tamment des évêques d'Allemagne, presque tous enfans de maisons
nobles et puissantes, possesseurs de vastes domaines en leur église,
habitués à les défendre par les armes, et souvent par nécessité!
contre le brigandage de l'époque. Les mœurs guerrières des évê-
ques du moyen âge sont un trait de caractère. Léon IX en montra
l'exemple dans sa campagne contre Robert Guiscard, où l'habile et
rusé Normand triompha du pontife, très saint homme, mais malha-
bile capitaine. Il paraît qu'il confia spécialement à Hildebrand la
réforme et la surveillance des monastères romains, où s'étaient
glissés le relâchement et même la corruption. Il faut lire dans
{\) M. Villemain et d'autres avec lui ont cru que Hildebrand était à ce moment
"abbé de Cluny. C'est une erreur démontrée aujourd'hui; il paraît même qu'il y a eu
deux moines du nom d'Hildcbrand dans ce monastère, ce qui amène des confusions
dans les chroniques et légendes. Voyez l'article de M. Rocquain dans le Journal des
Savans de 1872 déjà cité.
618 REVUE DES DEUX MONDES.
l'ouvrage de M. Villemain le tableau animé de cette décadefice et
la relation de l'œuvre réparatrice d'Hildebrand. Le mélange singu-
lier d'une naïve dépravation, de visions merveilleuses et de scènes
touchantes de résipiscence donne à ce récit un intérêt que rehausse
l'éclat de la plume du brillant écrivain. « On concevra sans peine,
dit- il, combien dans un siècle d'ignorance et de barbarie cet exer-
cice du gouvernement monasticpie devait donner de ressources et
d'expédiens pour subjuguer les esprits, et l'on ne s'étonnera pas de
voir, à cette époque et longtemps après, sortir d'un cloître presque
tous les hommes qui exercent le plus de pouvoir sur leurs contem-
porains. Us n étaient pas seulement prêtres, ils étaient moines, et
la vie du cloître, ce mélange de méditation et d'activité, la pratique
de l'obéissance et du commandement parmi des égaux, leur avaient
donné quelque chose de plus habile ou de plus calme. » La réforme
accomplie par le sous-diacre lïildebrand dans le monastère de Saint-
Paul de Rome n'était point d'ailleurs une œuvre isolée. Elle était
essayée par Léon IX partout où son autorité pouvait commander
l'obéissance, et d'ardens apôtres de rénovation en portèrent l'entre-
prise à cette époque sur tous les points de la chrétienté par une
sorte d'élan gi^néral qu'a très bien saisi et signalé M. Guizot dans
son cours de 18'2S. Tous les esprits éminens dans li clergé avaient
compris que la dissolution des ecclésiastiques devait anaiblir leur
crédit (1), et que les concussions impies les rendirent odieux. Pierre
Damiani,' à qui M. Villemain consacre des pages aussi curieuses
qu'éloquentes, a été l'un des organes les plus autorisés et les plus
écoutés de cette opinion, et ses ouvrages renferment l'indication la
plus complète des vices et des qualités dominantes dans cette pé-
riode mémorab'e de l'histoire. Il est plus chrétien quelquefois qu'Hil-
debrand. Hildebrand est plus politique, il domine, il est le grand
homme d'action de la réforme en même temps que son puissant
organisateur.
Je ne saurais quitter Léon IX sans parler de sa mort, qui fournit
à M. "Villemain un épisode poétique et hagiographique à la fois du
plus émouvant caractère. Le pieux pontife voulut mourir dans son
église même, au son du glas funèbre, au pied de l'autel, y fit
transporter son lit mortuaire aux yeux du peuple accouru pour se
/epaitre du spectacle d'un pape agonisant, bénissant la tombe ou-
(1) Dans un ouvrage spécial adressé à Léon IX, Pierre Damien dénonce énergique-
ment des vices infâmes dont étaient infectées les églises chrétiennes d'Italie. Voyez
dans l'ouvrage de M. Villemain, t. 1", p. 303, de curieux détails sur une correspon-
dance ouverte à cet égard entre Pierre et le pape. Dans un concile de cette époque,
on décréta que toute femme convaincue de s'être prostituée à un prêtre serait adjugée
comme esclave, £oit au palais de Latran, soit au profit de l'évéque. Labbe, XMI, p. o?.
GREGOIRE TII ET SON TEMPS. 619
verte qui va le recevoir, et rendant enfin le dernier soupir après
une lutte fantastique de la vie et de la mort, où la nature et l'exal-
tation spirituelle déploient pendant plusieurs jours leur étrange
puissance. C'est une scène de Shakspeare dont notre illustre écri-
vain a tiré le parti qu'on pouvait attendre de son talent, et qui n'a
d'analogue dans aucune littérature. L'histoire de Léon IX est pleine
de singularités de ce genre, et non moins curieuse est la relation
de sa captivité chez les Normands, pendant laquelle il releva par
une austère et sainte piété la dignité de son caractère compromise
et déchue par sa défaite à la guerre (1). A part cetie fitale entre-
prise, Léon IX redonna au siège pontifical son ancien caractère.
« Il fut le premier pape, dit M. Mignet, qui agit de nouveau en
pasteur universel. »
A la mort de Léon IX (avril 105/i), Henri III, poursuivant son
système, désigna, pour succéder à Bruno d'Egisheim, un autre Alle-
mand de grande maison, très cher à son cœur et son parent, neveu
même de Léon IX, Gebehard de Calvv, Souabe d'origine, évoque
d'Eichstadt, proposé au concile de Mayence en mars 1055, et accepté
à Rome avec applaudissement. Ce fut le sous-diacre Hildebrand (2)
lui-même qui fut député par les Romains pour en faire la demande
instante à l'empereur (3) qu'il fut chercher à Goslar, ce qui prouve
bien que son génie savait se plier aux circonstances. L'élu de l'em-
pereur fut le pape Victor II, lequel n'eut pas le temps d'accomplir
tout le bien qu'on attendait de son crédit et de sa vertu. Muratori,
d'après un chroniqueur, a cru que Victor II se fit réélire par le
peuple romain et le clergé, comme on a dit qu'avait fait L'^on IX;
mais je crois que l'indication du Bonizo ad amicum est erronée, et
pour s'en convaincre il n'y a qu'à lire <son récit, qui fourmille
d'inexactitudes. Tous les autres biographes de Victor II, recueillis
par Watterich, ne parlent que de la consécration romaine. Baro-
nius-Theiner ne mentionne pas de réélection, et M. Jaffé suit le
même sentiment. La politique d'Hildebrand justifie cette conduite,
car Victor II donna plus de confiance encore que Léon IX à Hilde-
brand dans la direction de l'église. C'est lui qui l'a invesii pour la
première fois d'une grande mission de réforme, en l'envoyant
comme légat a latere dans les Gaules, pour expulser les simoniaques
(1) Voyez Léo der Neunte und seine Zeit, de X. Hunkler; Mayence 1851, in-S". On
voit encore non loin de Rouffach, sur les pitons des Vosges, les ruines du château
d'Egisheim , où naquit Léon IX. Il en subsiste trois tours qu'on nomme les dreien
Exen, et qui remontent au x* ou xi* siècle.
(2) Sur le sous-diaconat d'Hildebrand, il a été publié un ouvrage ■savant qu^ doit être
recommandé aux érudits : De Hildcbrando subdiacono ecclesiœ romance, auct. Jul.
Schirmer, Berlin 1861», in-8».
(3) Voyez Watterich, loc. cit., t. I", p. 183 et suir.
620 REVUE DES DEUX MONDES.
et les concubinaires de leurs charges et dignités d'église. Hilde-
brand avait conservé un profond souvenir de cette légation, dont
Pierre Damien nous a transmis quelques détails touchans et cu-
rieux qu'il tenait d'Hildebrand lui-même (1). Baronius-Theiner, en
ses Annales (1055, § 15), nous donne le récit complet de cette croi-
sade réformiste, qui fut marquée par des prodiges, à laquelle le lé-
gat associa l'abbé de Cluny, son ancien supérieur, et qui fit au sous-
diacre romain une immense réputation dans le monde chrétien.
Victor II revint en Allemagne visiter l'empereur Henri III (1056),
et s'y trouva à point nommé pour recevoir les derniers soupirs
du monarque mourant à trente-neuf ans (2). Le pape accompagna
son cercueil à la cathédrale de Spire (3) , fondée par Conrad II
pour recevoir les sépultures impériales, et il mourut lui-même,
jeune encore, l'an d'après (1057) en Toscane, après avoir régné
deux ans et trois mois. Ces deux décès, presque simultanés, ont
changé la face des choses dans l'empire et dans l'église.
Le tableau de l'état intérieur de l'Allemagne, qui termine notre
première étude, explique la situation compromise où la fin pré-
maturée d'Henri III a laissé la dynastie franconienne malgré les
qualités éminentes de ce prince et les actes glorieux de son règne.
L'influence qu'avait prise à cette époque le moine Ilildebrand dans
le gouvernement de l'église explique les événemens qui vont se
développer après la mort d'Henri III. Ce dernier eût réformé l'é-
glise au profit de l'empire. De son vivant, l'œuvre de Grégoire VII
était impossible; ce n'eût été qu'une intrigue, au plus une conspi-
ration. Henri HI mort, Hildebrand était délivré d'un concurrent re-
doutable. C'était d'ailleurs dans un autre dessein que Grégoire VII
devait agir, et l'occasion s'en présenta tout d'abord pour l'élection
du successeur de Victor II. Hildebrand, le vrai directeur depuis
plusieurs années de la papauté vacillante encore dans son allure de
rénovation, était le promoteur d'une forte opinion romaine sur la-
quelle il s'appuyait, et qu'il avait su s'attacher (/i) par la revendi-
(1) Voyez les Epistolœ de Pierre Damien, p. 23, édition de 1610.
(2) Quelques auteurs, Luden entre autres, font mourir Henri III à trente-trois ans;
c'est une erreur. Voyez Struve, Corp. hist. cjerman., I, p. :{02, et Stenzel, loc. cit.
(3) Les empereurs saxons ont été enterrés un peu partout : Henri l" dans Tabbaye
de Quedlinbourg, Otton V à Magdebourg, Ottou II à Rome, Otton III à Aix-la-Cha-
pelle, Henri le Saint à Bamberg; la dynastie franconienne tout entière a été ensevelie
à Spire. Les cendres des Hohenstaufen ont été disséminées : Conrad III à Bamberg,
Frédéric I" à Tyr, Henri VI et Frédéric II à Palerme, Philippe à Spire, Conrad IV à
Foggia,^onradin à Naples. Les deux premiers Habsburg, Rodolphe et Albert I", repo-
sent aussi à Spire avec quelques autres empereurs.
(4) Omnem populum ad sequendum quidquid diceret promptissimum. Texte d'un
contemporain dans Baronius-Theiner, XVII, p. 132.
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 021
cation des anciens privilèges de la ville éternelle, même par des
caresses d'habile chef de parti , aux héritiers des factions de Tus-
culum (1), qu'il devait réduire plus tard à l'impuissance définitive.
Ilildebrand allait profiter adroitement de la minorité débile du fils
d'Henri III pour faire franchir un degré de plus à la réforme qu'il
méditait. Cette grande œuvre était multiple et compliquée; en af-
fronter d'un seul coup tous les points attaquables eût été folie.
L'audace d'Hildebrand est méthodique et prudente. Les difficultés
s'accumuleront certes assez tôt pour précipiter les acteurs dans les
hasards d'une explosion formidable. Hildebrand n'est pas prêt en-
core à la bataille universelle; cependant les opérations préliminaires
peuvent être essayées. Il va préparer le terrain par une entreprise
isolée, mais hardie.
A peine Victor II avait fermé les yeux, en Toscane, à la suite
d'une courte maladie due aux fatigues de son voyage d'Allemagne,
qu'à l'instigation d'Hildebrand le peuple et le clergé romain, sans
s'occuper de ce qu'en dirait la cour impériale, procédèrent à l'élec-
tion directe du pape qui devait succéder à Victor II; dans les vingt-
quatre heures même la consécration lui fut donnée. Le pape élu
était un moine qui, après avoir été cardinal chancelier de l'égfise
romaine du choix de Léon IX, s'était retiré dans le cloître célèbre
du Mont-Cassin, où il méditait depuis trois ans sur les misères hu-
maines. Nous dirons bientôt quel était ce personnage; insistons ici
sur la forme de son élection. L'empereur avait nommé le pape jus-
qu'à ce jour, et l'avait fait accepter par les Romains. Hildebrand
fait nommer directement par le peuple et le clergé de Rome, et par
une sorte de mouvement populaire, le successeur de Victor II, ré-
duisant à l'approbation du fait accompli la fonction de l'empire,
c'est-à-dire que les rôles sont renversés; c'est le retour au droit
carlovJngien, en tenant comme non avenu le droit ottonien. L'élu
était sans doute un saint homme, mais son élection n'en était pas
moins une élection politique au point de vue électoral; elle l'était
encore au point de vue de la personne de l'élu et de ses dispositions
à l'endroit des désordres de l'église. Il était aussi fort attaché aux
intérêts italiens, presque Italien par adoption de patrie.
Le nouveau pape, qui fut Etienne IX, était de fort grande mai-
son, comme ses derniers prédécesseurs. 11 était de la noble maison
d'Ardennes ou d'Anvers, issue d'un maire du palais, et troisième fils
de Gothelon dit le Grand, duc de la Basse-Lorraine, lequel, grand
agitateur sous Conrad II et visant à l'empire, avait légué son ambi-
fl) Albericus et Cincius... ab ipsa pêne adolescentia in romand palatio nobiscum
enulrili, Reg. greg., VII, lib. I, i, et Giesebrecht, D. K., t. III, p. 1050.
622 REVUE DES DEUX MONDES.
ion à son fils aîné Godefroi le Barbu, qui s'attira des coups très
rudes de la part d'Henri 111, contre lequel il s'était révolté. C'est
sur les ruines de la fortune de Godefroi le Barbu que s'étaient éle-
vées les maisons d'Alsace-Lorraine et de Luxembourg (1038-10Zi8);
mais Godefroi, privé de son duché, avait été chercher fortune ail-
leurs. Parent de Léon IX, il fut lui offrir sa bonne épée dans la
guerre contre les Normands, et se fit un nom en Italie, où il
épousa, vers 1053, Béatrix, veuve de Boniface, marquis de Toscane,
mère et tutiice de la fameuse et grande comtesse Maihilde, dont
nous aurons bientôt à parler. Léon IX, qui avait réparé les affaires du
Barbu, s'occupa aussi de celles de son frère Frédéric, le fit d'église
et cardinal, et en légua la protection à Victor II, qui lui confia une
importante mission à Constantinople, où il s'acquit tant d'honneur
et d'où il rapporta tant d'argent qu'il devint suspect à Henri III,
toujours très méfiant à l'endroit de cette race active et entrepre-
nante. C'est alors que, dégoûté d'un monde injuste et soupçonneux,
Frédéric s'était retiré au Mont-Cassin , dont bientôt il avait été
nommé abbé. Poursuivant sa bonne œuvre, Victor 11 avait réconci-
lié Godefroi et le moine son frère avec Henri 111, et dissipé les om-
brages de la maison de Franconie à l'endroit d'une compétition,
pendant le dernier voyage qu'Henri fit en Allemagne (1056-1057),
et Frédéric était entré pendant ce temps dans l'intimité d'Hilde-
brand, dont il partageait la passion pour la réforme de l'église [i),
— Lorsque l'évêque d'Albano vint annoncer à Home la nouvelle im-
prévue de la mort de Victor II, les amis d'Hildebrand, lequel était
auprès du pape mort, se réunirent aussitôt chez le cardinal Frédé-
ric à Borne. Il y fut dit que, l'empire étant vacant par le décès
d'Henri III, ils pouvaient procéder directement d'eux-mêmes à l'é-
lection d'un pape, sans attendre les ordres de la cour de Germanie.
L'argument était subtil, mais il y avait apparence de droit, le suc-
cesseur d'Henri III n'ayant pas encore été couronné empereur. La
délibération conclut à passer outre à l'élection immédiate. Frédé-
ric proposait Hildebrand au choix des Bomains, mais ceux-ci, en-
traînés par les amis d'Hildebrand lui-même, pioclamèrent à l'in-
stant Frédéric, qui prit le nom d'Etienne parce que c'était le jour
commémoratif de la mémoire de ce saint apostolique.
Le nouveau pape dépêcha Hildebrand à Balisbonne pour expli-
quer l'affaire avec les ménagemens convenables à la cour de Ger-
manie, où l'on sentit le coup, mais où l'on avait des préoccupations
plus particulières qui imposaient la réserve et l'attente du moment
(1) Sur toute cette affaire d'Etienne IX, voyez Gfrôrer, t. I", passim; — l'Art de
vérifier les dates, t. III, p. 101, et t. I", p. 178; Baronius-Tlieiner, XVII, passim, et
Saint-Marc, Abrégé chronologique de l'histoire générale d'Italie, t. III, p. 23C et suiv.
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 623
opportun. M. Villemain a quelques pages excellentes sur celte mis-
sion délicate. Brûlant de zèle pour la réforme, Etienne IX signala
de son côté snn avènement par deux grands actes, la promotion du
respectable Pierre Damiani à l'évôché d'Ostie, et l'entreprise de la
réforme du clergé de Milan, où les plus grands déréglemens désho-
noraient l'église. « On y voyait, dit Baronius d'après un contempo-
rain, des prêtres passant leur vie à chasser au chien ou à l'oiseau;
d'autres hantaient les tavernes et les maisons suspectes, d'autres
étaient connus comme usuriers déhontés; presque tous vivaient pu-
bliquement en concubinat réglé ou avec des filles perdues, tous pra-
tiquaient scandaleusement la simonie, du plus humble au plus grand,
nul n'était exempt de reproche. » Tel était l'état déplorable où était
tombée l'église de saint Ambroise (1). Etienne, dirigé par Ililde-
brand, assembla des conciles et frappa de coups répétés le diocèse
de Milan. Arrêté par une fin trop prompte après quelques mois de
pontificat, Etienne IX réunit les évêques et les grands autour de son
lit de mort, et leur enjoignit, sous peine d'analhème, de ne pas lui
nommer un successeur avant le retour d'Hildebrand de son voyage
d'Allemagne, — ce qui n'empêcha pas la nomination d'un anti-
pape éphémère de la part de la faction, de Tusculum, persistante à
reconquérir sa vieille et pernicieuse domination (2). Cet antipape,
subrepticement intronisé, « siégeait depuis quelques mois, dit
M. Villemain, lorsque le redoutable Hildebrand revint de la cour
d'Allemagne, où il avait déjà reçu les plaintes des hommes attachés
à son parti. Il s'arrêta dans Florence, et de là il écrivit aux Romains
pour leur reprocher une élection faite en son absence, au mépris
d'un décret du dernier pontife. Il parut même qu'il invoquait alors
le droit de V empire à V élection des papes. » Un grand nombre d'é-
vêques se joignirent à lui, et le profond politique fit élire dans leur
assemblée un évêque de Florence, Gérard, né sujet de l'empire,
natione Allobros, qui alio vocabulo Burgundio dicitur (3), candidat
sur lequel s'accordèrent les suffrages germaniques et les suffrages
romains, in quem. et Romanorum et Teutonicorum studia consense-
rant, dit le chroniqueur bien informé Lambert d'Aschaffenbourg.
En effet, Hildebrand avait rencontré chez Agnès d'Aquitaine, veuve
de Henri 111 et tutrice du jeune Henri IV âgé de huit ans, un es-
prit vif et sympathique, prompt à saisir les difficultés de la situa-
tion, et disposé à céder ce qu'elle ne pouvait plus retenir, à savoir
la haute direction de l'église romaine, que son royal époux avait si
(1) Voyez Baronius-Theiner, t. XVII, p. 132, et Watterich, t. P', p. 199.
(2) Voyez Giesebrecht, loc. cit., p. 20 et 1052. L'historien allemand appelle Etienne X
celui que l'Art de vérifier les dates nomme Etienne IX.
(3) Voyez Watterich, loc. cit., 1. 1", p. 204.
624 REVUE DES DEUX MONDES.
fermement gardée en main. Elle voulait d'ailleurs ménager le futur
couronnement de son fils comme empereur à Rome, et le concours
d'Hildebrand lui était nécessaire pour compléter la transmission
des couronnes que Henri 111 avait si noblement portées. Jusqu'à ce
couronnement, son fils n'était que roi de Germanie et roi d'Italie.
Elle crut avoir captivé Hildebrand, qui crut à son tour avoir captivé
l'impératrice, tous deux ayant besoin l'un de l'autre pour arriver à
leurs fins diverses. Agnès se hâta même de renvoyer Hildebrand en
Italie, dès qu'elle apprit la mort du pape Éiienne et la nomination
frauduleuse de son prétendu successeur par la faction éternelle de
Tusculiim. Le très érudit Saint-Marc (2), qui a si profondément
traité l'histoire de la querelle des investitures, et M. Yillemain après
lui, travaillant sur les mêmes documens, ont très bien déroulé,
chacun avec le caractère qui le distingue et avec des nuances di-
verses, le fil de cette négociation particulière d'où sortit l'élection
de Nicolas H, qu'Hildebrand obtint encore, par le bénéfice des cir-
constances, du suffrage direct de la saine partie du peuple et du
clergé romain (1059), soutenus spécialement en cette occurrence
par l'intervention du redouté Godefroi le Barbu, jaloux de sceller
du sceau de ses armes .sa réconciliation avec la cour de Germanie,
et nourrissant peut-être sous le masque du dévoûment quelque am-
bitieux dessein exploité par Hildebrand. Ce dernier présida la cé-
rémonie de la consécration pontificale, où pour la première fois,
dit-on, une double couronne fut posée sur la tète de l'élu, l'une
portant inscrits ces mots : corona de nianu Dei, l'autre portant ces
mots : diadcma imperii de mnmi Pétri.
Hildebrand avait fait en apparence les affaires de l'empire, qui
par son adhésion sembla diriger encore la nomination papale; en
réalité, Hildebrand n'avait fait que les affaires de la papauté, en
consacrant par une nouvelle application la reprise de l'élection di-
recte, en obtenant, pour occuper le saint-siége, un pape dont il
était sûr, et qui ne marchanderait pas son concours à la grande
œuvre de la réforme, enfin en donnant à la papauté en Italie un
appui militaire autre que celui des Allemands; mais cette élection,
tout heureuse qu'il la croyait, n'avait été emportée que \)^v un
habile tour de main, et par une sorte d'expédient politique. Hilde-
brand et Nicolas H se hâtèrent d'assurer pour l'avenir l'indépen-
dance de l'élection romaine en la purgeant de la turbulence com-
promettante du suffrage universel. Par lui, Hildebrand avait obtenu
(1) Voyez le tome III de son Abrégé chronologique de l'histoire d'Italie, p. 262.
C'est xin livre illisible que ce prétendu Abrégé; mais je ne connais pas de plus savant
livre d'iiistoire au xviii' siècle, et les bénédictins l'avaient apprécié à sa valeur. Voyez
e tome III de l'Art de virifier les dates.
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 625
l'émancipation; mais autre chose était la conservation de la liberté
acquise. Hiidebrand était peu curieux d'en remettre le soit aux fac-
tions dont était travaillée la cité romaine. Pour aviser k ce péril, un
concile fut réuni dans l'église de Latran, où le système électoral de
la papauté fut réglé par un décret célèbre, dont la durée s'est per-
pétuée à travers les siècles en ses points principaux parce que la
sagesse politique en était la base essentielle. Le texte de ce décret a
fourni matière à discussion; il faut lire à ce sujet Baronius et Saint-
Marc. Le choix du pape devait appartenir désormais au collège des
cardinaux-évêques, auxquels s'adjoindraient les cardinaux-diacres,
curés de Rome, et un petit nombre de laïques. Le choix serait pour-
tant soumis à l'approbation du peuple et du clergé réunis. Le pape
devait être choisi de préférence dans le sein de l'église de Rome ;
mais, si l'on n'y trouvait pas de sujet digne de cette élévation, il
pouvait être pris ailleurs, « sauf, était-il ajouté, l'honneur et le
respect dus à notre cher fils Henri, présentement roi, et qui, s'il
plaît à Dieu, sera bientôt empereur, comme nous le lui avons ac-
cordé, et comme le seront ses successeurs, auxquels le siège apo-
stolique accordera le même droit. »
Ce décret, dit M. Mignet (1), devait mettre un terme aux an-
ciennes élections démocratiques, qui avaient pris un caractère féo-
dal depuis la fin du ix" siècle, et aux nominations impériales, qui
s'étaient établies sur la ruine de l'élection féodale. « 11 concentra
l'élection des papes dans une petite assemblée de hauts dignitaires
de l'église romaine, lesquels, plus éclairés, plus sages, plus reli-
gieux, furent plus disposés à faire des choix habiles. Il en exclut en
quelque sorte le pouvoir intéressé de l'empereur et le pouvoir tu-
multueux du peuple, car être simplement appelé à confirmer,
comme l'un, ou à approuver, comme l'autre, c'était avoir l'obliga-
tion de consentir et non le droit d'élire. Cette institution, qui se
compléta par la cessation assez prompte des confirmations impé-
riales et un peu plus tardive des consentemens populaires, fonda
dans le collège des cardinaux un corps électoral religieux et aris-
tocratique, qui devint le sénat de la nouvelle Rome, et donna des
maximes suivies à son gouvernement. »
Ainsi la campagne de la réforme et de la liberté de l'église était
partout vivement engagée, dans l'administration intérieure de l'é-
glise avec résolution, dans les rapports avec la couronne impériale
avec modération. Ce n'était déjà plus une aspiration simple, c'était
une cause presque gagnée. La question des mœurs, du célibat sa-
cerdotal, du trafic des charges de l'église, était mûre dans l'opi-
(1) Voyez M. Mignet, loc. cit., janvier 1861, p. 23.
TOME civ. — 1873. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
nion, c'était celle de la rénovation morale de l'église, de la révolu-
tion politique de son gouvernement, c'était une révolution sociale
tout entière. Légalement accomplie, il lui restait la difllculté pra-
tique, et sur ce point la lutte allait se produire avec tous les carac-
tères des habitudes contemporaines. Plans et moyens devaient se
ressentir du conflit passionné des intérêts humains et des disposi-
tions de l'esprit au moyen âge. Si plus tard on put au concile de
Trente, si de nos jours, au xix* siècle, on peut discuter avec calme
sur la controverse du célibat des prêtres, il n'était pas permis de
le faire impunément au xi* siècle. Vainement les prêtres mariés
invoquèrent des traditions de la primitive église. La corruption
d'autres prêtres compromit la question pure du mariage, qui fut
taxée d'hérésie détestable et poursuivie sans miséricorde comme
telle, avec l'inexorable logique de l'époque et la conscience iné-
branlable de la foi. La lutte tourna même bientôt à la forme de
parti, religieux et politique à la fois, et, arrivée à cette condition,
l'ardeur passionnée des adversaires ne respecta plus aucune limite.
Mais n'anticipons pas sur cette triste phase de la querelle du sacer-
doce et de l'empire.
On se demande naturellement si la cour de Germanie a dû rester
silencieuse devant cette prise de possession d'indépendance qu'as-
surait à la papauté le décret de Nicolas U. Hildebrand avait pu se
convaincre par ses observations personnelles et par les informations
qu'il avait recueillies pendant ses deux derniers voyages d'Alle-
magne de l'état des esprits en ce pays et de la situation difficile,
non soupçonnée en Italie, de la royauté franconienne. U ne s'y était
pas trompé. La mort de Henri III avait jeté le désarroi dans le
gouvernement de l'empire. Une femme spirituelle et digne de res-
pect, mais inexpérimentée et jeune encore, étrangère enfin, parlant
à peine la langue du pays, se trouvait en face de complications
inextricables : une aristocratie puissante, revêche, avide, séditieuse,
ingouvernable, sinon par l'autorité; de? populations divergentes
d'intérêt, indociles, soumises à des influences suspectes, au nord et
au sud de l'Allemagne; une armée de moines entre les mains des-
quels était la foice morale du pays, et complètement se imise aux
lois et à l'impulsion d'un pouvoir étranger; un corps épiscopal riche
et princier, uni sans doute d'intérêt avec l'empire, mais profondé-
ment imprégné d'institutions féodales par la possession d'immenses
territoires et par la condition personnelle des évêques, et flottant,
par suite d'une situation équivoque, entre le respect de l'em-
pire, l'autorité de l'église et les entraînemens féodaux; telle était
la situation compromise de l'impératrice Agnès et de son gouver-
nement. C'était pourtant dans le corps épiscopal que Henri III et
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS, Q'17
Agnès avaient placé leur espérance. L'épiscopat allemand dut con-
seiller à l'impératrice-mère de s'entendre avec Ilildebrand. Elle
parut suivre une inclination naturelle en se rapprochant de lui, à la
mort du pape Etienne; mais par les concessions que l'entente exi-
geait, la grande loi ottonienne était sacrifiée, l'autorilé impériale
était ébranlée, la domination de l'empire sur la papauté se trouvait
sapée par la base. Il ne fallait plus qu'une occasion pour émanciper
complètement l'église, et dès lors le règne des Allemands en Italie
était sérieusement menacé. Hildebrand sut épier cette occasion,
l'attendre, la provoquer secrètement peut-être; elle ne tarda pas à
se présenter.
La mort de l'empereur avait surpris tout le monde, et personne
n'était prêt pour une entreprise subversive. On put donc organiser
sans résistance une administration nouvelle. Le gouvernail ne fut
disputé par personne à la régente, ainsi qu'il était advenu lorsque
l'impératrice Théophanie prit la tutelle d'Otton III. L'impératrice
put môme prendre paisiblement possession du duché de Bavière,
qui lui avait été adjugé à la mort du duc Conrad (1056). La pré-
sence du pape Victor II facilita l'inauguration du gouvernement
d'Agnès, dont.la sollicitude maternelle fut bientôt mise à l'épreuve
par les Saxons, qui essayèrent de s'insurger pour enlever la couronne
à un enfant (1057) chez lequel ils craignaient de rencontrer un
jour la main ferme de son père. Cette tentative échoua, mais elle
donna l'éveil à d'autres desseins criminels. Du nord, les complots
passèrent au midi de l'Allemagne. Henri III avait promis naguère
au puissant Berthold de Zâringhen de lui donner le duché de Souabe
après la mort du duc régnant Otton de Schweinfurt, et à titre de
gage lui avait remis son anneau. Cet engagement était-il connu de
l'impératrice? On l'ignore. Tant il y a qu Oiton étant mort (1057),
elle disposa du duché de Souabe en faveur de Rodolphe de Rhinfel-
den, auquel elle donna de plus sa fille en mariage à la suite d'un
enlèvement qu'on crut avoir été simulé pour tromper les Zâringhen.
Cette affaire fit du bruit. Il fallut apaiser Berthold avec le duché
de Carinlhie, dont il ne parut pas satisfait, et les princes allemands
eurent l'œil ouvert sur les périls du gouvernement d'une femme
non suffisamment prémunie contre les surprises, et qu'on accusait
de s'abandonner sans réserve à la direction de l'évêque d'Angsbourg,
soupçonné d'une intimité suspecte avec la jeune veuve d'Henri 111.
Vainement l'impératrice essaya-t-elle de satisfaire l'ambition des
Nordheim et des Brunswick, et de ranger à son parti des évêques
influens, tels qu'Annon, archevêque de Cologne, personnage très
considéré, fort influent dans la région rhénane, et en très bonnes
relations avec Rome; une entreprise malheureuse contre les Hon-
628 REVUE DES DEUX MONDES.
grois acheva de perdre dans l'opinion le gouvernement de l'impé-
ratrice Agnès, et tous s'entendirent pour tramer contre elle un per-
nicieux projet.
C'était vers l'an 1062. La cour était dans l'île de Saint-Suibert,
sur le Rhin, non loin de Nenss. Auprès d'elle se trouvaient Otton de
Nordheim, le margrave Ekbert de Brunswick, l'archevêque de Co-
logne, accompagnés d'autres prélats et princes. Un jour, après un
grand festin, l'archevêque en gaîté proposa au jeune roi, alors âgé
de douze ans à peine, de lui montrer un des bateaux de l'évêché,
qu'il avait fait richement décorer. L'enfant, confiant et entraîné,
accepta l'olTre du prélat, et, accompagné des seigneurs qui étaient
d'accord avec Annon, il monta dans le bateau épiscopal; mais soudain
les rameurs gagnèrent le large, et l'enfant, surpris d'une manœuvre
où il discernait bien l'attentat dirigé contre lui, se jeta bravement
dans le Rhin pour échapper à la violence dont il était l'objet. Le mar-
grave Ekbert s'élança promptement après le roi pour le sauver de la
rapidité du courant, et, non sans péril pour lui-même, il le ramena
dans le bateau, qui poursuivit sa route vers Cologne, et où à force
de caresses on parvint à lui faire oublier l'enlèvement qui l'arra-
chait à la tutelle de sa mère. L'évèque et les princes alléguèrent
l'intérêt public pour se justifier d'avoir violé la majesté royale en
saisissant de force la régence de la personne du roi, et l'impéra-
trice, après avoir éclaté en une vive indignation, dédaignant de se
plaindre davantage, fut demander à Dieu, dans un cloître, des con-
solations contre les outrages et l'injustice des hommes.
Agnès ne trouva ni sympathie ni protection en cour de Rome,
car à l'occasion du fameux décret de jNicolas II elle avait montré
des dispositions inquiétantes. L'évèque d'Augsbourg l'avait même
poussée à une manifestation qui, dans les circonstances présentes,
était une témérité, — manifestation qui devait se perdre en actes
vains, n'étant soutenue par aucune entreprise en Italie, et qui tou-
tefois, justement blâmée par Pierre Damien, excita de l'irritation
chez Hildebrand; M. Villemain en a dévoilé les détails avec intelli-
gence (1). Agnès avait fait plus encore. Nicolas 11 étant mort en
juillet 1061, l'impératrice sollicitée par les évéques de Lombardie,
la plupart simoniuques et concuhinalres, fit élire, dans une réunion
d'évêques et de princes convoqués à Bâle, l'évèque de Parme Cada-
lous, homme de médiocre réputation, qui se posa rival et antipape
de l'élu des cardinaux romains, Anselme évêque de Lucques, cou-
ronné le 30 septembre 1061 sous le nom d'Alexandre IL Ce schisme
engendra beaucoup de troubles malgré l'activité d' Hildebrand et
(I) Histoire de Grégotre VII, t. I", p. 336-337.
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 629
la condamnation des conciles. Annon, archevêque de Cologne, aus-
sitôt après son coup d'état, se hâta de donner des preuves de son
attachement pour la cour romaine en assemblant un synode dans
le château d'Osbor (28 octobre 1062), où de nombreux évèques
d'Allemagne et d'Italie condamnèrent l'antipape Cadalous et don-
nèrent raison au décret de Nicolas II. Aussi l'église de Rome mon-
tra-t-elle beaucoup de faveur à la régence d'Annon, qui pourtant a
été fatale à l'Allemagne et surtout à Henri IV. Si l'acte de violence
de ce prélat a été prémédité avec Hildebrand, on ne saurait le dire;
ce qui est certain, c'est que ce dernier en a profité. A partir de
1062, l'indépendance romaine n'a plus eu rien à craindre de l'Alle-
magne, et la nouvelle constitution électorale de la papauté a eu le
temps de se raffermir. Une bonne cause a été servie par un détes-
table coup de main. Une meilleure politique concilia l'appui des
JNormands de l'Italie inférieure à la papauté, qui plus tard put re-
gretter de s'être livrée à de si rusés et intéressés amis; mais l'Italie
et spécialement les états de l'église étaient désolés par le brigan-
dage. Rome ne pouvait se passer d'appui militaire; elle ne le trou-
vait plus dans l'empire depuis la mort d'Henri III. Godefroi le Barbu
avait quitté l'Italie pour retourner dans la Basse-Lorraine; Hil-
debrand et Nicolas H négocièrent avec l'ennemi intime des Alle-
mands et des Lombards, avec Robert Guiscard, la papauté n'ayant
pas sous sa disposition une puissance temporelle assez imposante
pour réprimer l'audace de la féodalité italienne, favorisée par les
mécontentemens des prêtres simoniaques et concubinaires.
La papauté semblait ne pouvoir se passer de l'empire et ne pouvait
vivre cependant avec son protecteur. Vainement le pape et les évè-
ques prononçaient chaque jour des excommunications contre les
ravisseurs et violateurs des choses saintes, l'autorité pontificale se
perdait en retentissemens inutiles pour le rétablissement de l'ordre
et de la sécurité. « Les prêtres inventaient des récits de merveilles
et d'apparitions pour effrayer les consciences. C'était, dit M. Ville-
main, le texte le plus fréquent des prédications en langue latine et
en langue vulgaire. Hildebrand le traitait surtout avec une vive
éloquence dont les contemporains gardèrent le souvenir. Ils nous
ont même transmis un passage d'un sermon sur ce sujet qu'il pro-
nonça dans l'église d'Arezzo. On y sent ces terreurs d'imngination
dont le Dante fut inspiré un siècle plus tard, et l'on conçoit aisé-
ment que les fictions de la Divine Comédie soient venues à la pensée
du poète dans un pays où la religion entretenait sans cesse le
peuple de semblables images. » L'Italie était donc profondément
agitée et par les circonstarjces politiques et par le mouvement de la
réforme religieuse. Alexandre II, soutenu par le génie inébranlable
630 REYUE DES DEUX MONDES.
d'Hildebrand, avait peine à tenir le timon des affaires. La papauté
résista cependant à l'orage.
L'Allemagne n'était pas moins agitée. Le jeune roi Henri était un
enfant qui donnait de grandes espérances aux uns et de grandes
craintes aux autres. La nature l'avait bien traité sous tous les rap-
ports; elle lui avait donné, avec un corps sain et vigoureux, de
belles dispositions d'esprit. Il y avait en lui beaucoup du génie de
son père, mais un sort cruel et fatal le poursuivit depuis l'enfance
jusqu'au tombeau. L'amour maternel s'était montré indulgent pour
ses caprices d'enfant, et les calculs des courtisans favorisèrent ses
volontés mal dirigées. Lorsqu'il revint de son douloureux étourdis-
sement après l'enlèvement de Saint-Suibert, il se trouva dans un
monde qui lui était étranger et qui lui parut hostile. Il pénétrait à
peine le fond des choses, et, ne pouvant deviner le but final de la
cruauté exercée envers lui, sa jeune âme en était déchirée. Elle
flottait entre la méfiance et le soupçon, l'entêtement et la dissimu-
lation, l'indifférence pour l'opinion du monde et le mépris des
hommes. Les germes de religion et de moralité que la nature et la
première éducation avaient développés en son cœur furent broyés,
presque étouffés. Quel sentiment pouvait-il avoir pour l'archevêque
Annon, réputé saint pourtant aux yeux du grand nombre? 11 paraît
qu'après de premières et inutiles caresses l'enfant royal fut traité
avec une sévérité tout aussi inutile pour le plier au joug d'una di-
rection nouvelle. Le crime vulgaire et presque sauvage dont il avait
été victime ne pouvait sortir de sa mémoire; il n'y songeait qu'avec
effroi, et les princes de l'empire eux-mêmes qui l'avaient exécuté
se trouvèrent bientôt en face de grands embarras. Ce qui avait
paru facile tant qu'on était resté au projet fut reconnu difficile après
le succès, à savoir l'administration de l'empire et le contentement
de chacun. Aucun prince ecclésiastique ou laïque, aucun vassal
puissant ou faible, ne se montra disposé non-seulement à l'obéis-
sance, mais encore au moindre sacrifice dans l'intérêt général de
l'empire ou de la royauté. Nul ne voulut reconnaître l'autorité d'une
régence conquise si violemment. Toute situation devint précaire ou
équivoque, et chacun chercha ses avantages ou sa sûreté dans la
ruse, l'artifice et la menace. Il n'existait plus, à vrai dire, de po-
lice publique, témoin la scène atroce des vêpres de (îoslar, où ba-
taille fut livrée dans l'église sous les yeux du jeune roi, entre deux
dignitaires ecc1é>ia^tiques soutenus par leurs suppôts. De l'Eyder
aux Alpes, de la Meuse à l'Oder, le pays fut en proie à la discorde,
aux guerres privées, à la violence.
Le jeune roi avait été ramené à Goslar, où s'établit un centre
de gouvernement. Annon de Cologne et le duc Otton de îNordheim
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 631
s'en posèrent les chefs. Une cour était rétablie pour le jeune prince,
et Adalbert, archevêfiue de Brème, fut spécialement préposé à son
éducation. La raideur étroite de l'archevêque de Cologne (1) était
déjà une calamité pour la royauté franconienne, bien qu'il fût Saxon
et qu'il eût des liens avec la ville de Goslar, où tout l'esprit de la Saxe
semblait concentré (2); mais le choix d' Adalbert était plus déplo-
rable encore. On peut voir dans Fleury de quelle manière ce prélat
traitait les affaires de l'église (3) en général; il traita celle de l'édu-
cation du prince d'une manière plus singulière, et obtint sur son
esprit une iniluence de suspecte origine et de funeste conséquence.
Annon avait au moins pour lui la pureté des mœurs; la vie privée
d'Adalbert était assez compromise, ce qui n'empêcha pas la cour de
Rome de lui conférer le titre de légat dans les pays septentrionaux.
Il était dévoué au pape, et malgré cela les chroniques monastiques
lui sont hostiles {Ix). Pour capter l'affection de son royal élève, Adal-
bert ne trouva rien de mieux que de lâcher la bride à ses passions
et d'en favoriser même les écarts. Un autre archevêque, celui de
Mayence, partage sa responsabilité devant l'histoire à propos de cette
éducation princière. C'était Sigefroi d'Eppenstein, abbé de Fulde
avant d'être évêque, issu d'une grande famille de Wettéravie dont
l'archevêché de Mayence semble avoir été le patrimoine. Le gou-
vernement de la personne du roi et des choses de l'empire était
donc entre les mains des évêques; educatio régis atque ordinatio
omnium rerum ^yublicarum 2yenes episcojJOs erat, dit Lambert d'As-
chaffenbourg (5). Us avaient livré les confidences et la familiarité
de l'enfant à un jeune chevalier, Werner, parent de l'évêque de ce
nom à Strasbourg, pernicieux ami dont l'influence et le crédit valu-
rent bientôt au prince la haine du peuple et à lui le mépris univer-
sel. Adalbert et le comte Werner disposaient de tout à la cour au
grand scandale des honnêtes gens. Hi duo pi^o rege i^nporitabanl,
dit Lambert; ab his episcopatus et abbatiœ, ab his quidquid eccle-
siasticarum, quidquid secularium dignitatum, est, emebatur.
Ce fut dans cette misérable condition que se développa, au phy-
sique comme au moral, l'adolescence d'Henri IV. La cour du jeune
roi était, selon la coutume, transportée tantôt dans un lieu, tantôt
(1) Sur le caractère et l'histoire d'Annon, voyez la longue notice de VArt de vérifier
les dates, t. III, p. 2(J5; Fleury, loc. cit., t. LX, p. 48, et surtout M. Linder, Anno II
der Heilige, etc. Leipzig 1862, in-8''.
(2) Voyez les Antiquit. GoslarienseSj dans les Rer. germanic. script, de Heineccius
et Leuck.eld, 1707, in-fol.
(3) Fleury, loc. cit., LX, 57.
(4) Voyez par exemple les Annales C'orbeien&es, dans Leibniz, Rer. Brunsio. script.,
t. II, p. 305.
(5) Voyez: pour les dttaile ce chroniqueur dans Pistorius-Struvc, t. I", p. 330-332.
632 REVUE DES DEUX MONDES.
dans un autre, et les grandes fêtes de l'église étaient célébrées suc-
cessivement dans des localités différentes. Cet usage, qui avait pour
mobile la pensée de propager le respect et l'amour du souverain,
n'aboutissait qu'à la désaffection du prince et au despect de ses con-
seillers. Sans doute, dit Luden, ceux-ci pouvaient surveiller le
jeune roi, l'entourer d'un jaloux espionnage, empêcher par tout
moyen que rien n'arrivât à ses oreilles; mais l'enfant avait été
poussé plus avant que ne comportait son âge; il était devenu péné-
trant par la crainte de nouvelles violences. 11 se jeta par distrac-
tion dans les ébats qu'on offrait à son ardeur pour la chasse et les
plaisirs; mais il voyait de trop près les vices et les passions pour
n'en pas garder le mépris de l'humanité. Les chagrins concentrés,
des excès qu'on peut supposer, les crises de l'âge, déterminèrent
chez lui, de 1067 à 1068, une grave maladie dont il eut peine à se
relever. Il atteignait alors l'âge de dix-huit ans. Ce fut après sa
guérison que l'attention publique fut attirée sur un caprice du
prince qui prit facilement le caractère d'une affaire politique. Dès
l'âge de cinq ans, son père avait disposé de lui pour un mariage,
et l'avait fiancé à la fille du puissant marquis de Suse, qui tenait en
ses domaines les passages d'Allemagne en Italie par les Alpes. La
jeune Berthe avait été conduite à la cour de Germanie, et, d'un âge
à peu près égal à l'âge d'Henri, elle avait grandi à côté de lui,
sans inspirer, ce qui n'est pas rare en cas pareil, d'autre sentiment
à son fiancé que celui d'un attrait médiocre. Lors donc que, l'âge
propice arrivant, on voulut les unir par le lien religieux et naturel
des époux, Henri subit la volonté que lui imposèrent les évêques
régens, mais ni son cœur ni ses sens ne se prêtèrent, paraît- il,
aux vœux de ses tuteurs. Les choses en étaient là, lorsqu'en 1069,
ayant recouvré la santé, acquis de l'expérience et pris quelque
hardiesse par l'émancipation politique qu'il venait de recevoir en
revêtant l'armure de l'âge viril, Henri parla de divorce avec son
épouse Berihe, et montra la résolution de satisfaire son désir. Ses
ennemis lui ont reproché cette pensée comme un acte de déprava-
tion. Ce n'est point à dix-neuf ans, et après tant de contraintes
morales, qu'une pareille corruption se glisse dans le cœur humain.
Le langage et les motifs que lui prêtent les chroniques non passion-
nées ont le caractère d'une naïveté pour laquelle on éprouve de
l'indulgence (1) et qui porte l'empreinte de la vérité.
(1) « Rex ad publicum refert, dit Lambert [loc. cit., p. 338), sibi cum u^ore sua non
couvenire, diu oculos hominutn fefellisse, uUra fallere nolle, niillum cjus crimen quo
juste repudium mereatur offerre, sed se, iiicertum quo faio, quo Dei judicio, nullam
cum ea maritalis operis copiam habere, proinde per Deum orare ut se maie oaiinata
compede absolvant. » Dans la lettre de l'archevêque de Mayence au pape, nous lisons :
GRÉGOIKE VII ET SON TEMPS. 633
Les archevêques de Mayence et de Brème se montraient complai-
sans pour la volonté du jeune roi, mais ils n'osèrent prononcer la
dissolution du mariage sans prendre avis de la cour de Rome, où
l'affaire apparut sous un aspect tout différent. En effet, parmi les
services que la papauté a rendus à la moralité européenne au
moyen âge, il faut compter son inexorable sévérité pour maintenir
l'indissolubilité du mariage. Elle a plié la ])arbarie au respect de ce
lien, qui est une des conditions de la sociabilité humaine. L'église s'é-
tait surtout montrée inflexible à comprimer les fantaisies des princes
sur ce point, et, soit qu'elle y trouvât le moyen d'étendre sur eux son
autorité, soit plutôt que ses motifs fussent d'une irréprochable pu-
reté, rien ne put la faire dévier de sa voie à cet égard. Les enfans
de Charlemagne l'avaient éprouvé les premiers; tout récemment, le
fils de Hugues Capet avait dû se soumettre, à Paris, à la loi cano-
nique, et donner l'exemple du respect pour la grande loi morale de
la catholicité. La papauté fut aussi rigoureuse pour le roi de Ger-
manie Henri IV. Ce jeune prince inquiétait déjà le pape Alexandre
et son directeur Hildebrand. Ils redoutaient les représailles de la
violence de Cologne, qui étaient attribuées au parti papal du pays
allemand; ils auraient peut-être obtenu, en cédant, une transac-
tion avantageuse sur le droit impérial, toujours debout, à l'endroit
de l'élection pontificale; mais tel n'était point le caractère de l'al-
tier et religieux Hildebrand. Sur la nouvelle des dispositions du
roi de Germanie, le pieux cardinal Pierre Damieu fut envoyé en
Allemagne et déploya toutes les ressources de son éloquente charité
pour détourner le jeune Henri IV du scandale qu'il était prêt à don-
ner à la chrétienté. Le roi céda devant l'onction puissante du légat,
et M. Villemain a transporté dans son récit de cette scène reli-
gieuse la simplicité sympathique des documens contemporains. La
jeune reine Berihe montra dans cette occasion solennelle un esprit
et une délicatesse au-dessus de son âge, et par son affection habile
autant que par sa sincère résignation, elle fit la conquête de son
époux, auquel elle donna toujours les preuves d'un attachement
dévoué. Des historiens mal informés ont attribué à cette princesse
des aventures et des dissentimens qui appartiennent à un second
mariage d'Henri IV.
Dès cette époque de 1069 commence à poindre dans les chroni-
ques des couvens allemands une malveillance calomnieuse envers
le jeune roi, qui, victime politique du clergé, laissait probablement
échapper des sentimens peu tendres pour les ordres monastiques
<' nie retulit nobis, ea de causa se velle ab ea separari, quia non posset ei tam natu-
rali, quam maritali coitus fœdere copulari. » Voyez Mascov, p. 20, note 5, et Labbe,
ConcU., t. IX, p. 1200.
634 REVUE DES DEUX MONDES.
dévoués aux Romains. Ainsi nous lisons dans les Annales Palidenses,
que nous avons déjà citées, d'absurdes et impossibles accusations
d'idolâtrie, de magie, de monstrueuses débauches et cruautés (1)
dirigées, sous l'an 1068, contre un enfant de dix-huit ans, privé
de sa mère, et odieusement gouverné par des évèques, chez lequel
la compression de la crainte et de perfides provocations ont pu déve-
lopper des vices, mais que les gens d'église moins que personne
avaient le droit de lui reprocher. L'œuvre de désaiïection s'accom-
plissait cependant, et une explosion ne tarda point à se produire.
Elle éclata vers 1070, tout à la fois en Thuringe, où l'archevêque
de Mayence ruinait les peuples par ses exactions, et en Saxe, où
l'archevêque de Brème soulevait les passions locales, et où le jeune
roi suscitait par ses étourderies des mécontentemens fomentés et
exploités par la grande noblesse. La révolte prenait le caractère de
la guerre civile; ses soutiens étaient Otton de Nordheim, maladroi-
tement converti en séditieux déclaré, les Billung plus cauteleux, et
le margrave Thedi (2) de Misnie. C'était l'ancienne opposition dy-
nastique qui se réveillait les armes à la main, et il paraît bien
qu'on en voulait à la vie du roi. Celui-ci était d'âge à payer de sa
personne; il le fit avec bravoure et résolution. Les révoltés n'en
furent que plus acharnés. 11 se commit des horreurs. M. Villemain a
trop glissé peut-être sur cette guerre civile de 1070, qui est le dé-
but de la grande lutte entre Henri IV et la papauté. Giesebrecht et
Gfrôrer lui ont rendu dans l'histoire l'importance que Mascov,
Struve et Saint-Marc lui avaient déjà reconnue et assignée. Il y a
même eu à ce sujet peut-être une légère confusion de dates dans la
savante mémoire de i\I. "Villemain. Les Annales PuUdenscs ont avec
exactitude constaté la révolte des Saxons et des Thuringes en 1070.
Les Annales d'Ilildesheim (3), une des sources les plus précieuses
pour cette époque, malgré la prévention aniifranconienne qui les in-
spire, nous fournissent d'amples détails, et Lambert d' Aschaffenbourg
(1) «Per immoderatam autem carnis petulantiam in tentum a Deo fuit alienatus quod
etiam quandam imagiiiem ad mensuram digiti, ex Egypto allatam, venerahatur, ab illa
quotiens oracula quœsivit, — neccsse habebat aut cliristianum immolare, aut maxi-
mam fornicationem in summa festivitate procurare. » Pertz, t. XVI, p. 70. De sem-
blables imputations se lisent dans d'autres chroniques de ce temps, comme dans celles
de Reichersperg et dans les Annales sax., ce qui prouve que ces tui'pitudes étaient
colportées d'un cloître à l'autre par les préposés à la chronique.
(2) Sur ce marquis Thedi ou Dedi, voyez Eccard, Hisl. généal. sax., p. 63, sous le
nom de Dedo III, et l'Art de vérifier les dates, t. III, p. 4'22.
(3) Voyez Leibniz, Rer. Drunsiv. script., t. I", p. 731, et Pertz, t. III, p. 103 et
suiv., sous la date de 1070. Le marquis Dedi donne le signal de l'insurrection. Lam-
bert raconte l'accusation de complot contre la vie du roi imputée, à tort probablement,
à Ottou de Nordheim.
GRÉGOIRE VU ET SON TEMPS. 635
les complète avec son exactitude ordinaire. Il nous représente l'é-
pous3 du margrave Tliedi de Vettin comme très ardente à la sédition :
elle avait, paraît-il, quelques griefs particuliers contre le jeune roi.
La révolte fut réprimée. Les Billung, si puissans, furent réduits à la
soumission, et Otton de Nordheim paya sa révolte du prix de son
duché de Bavière, qui fut donné à son gendre Welf d'Italie, par le-
quel s'est propagée en Allemagne la seconde maison des Guelfes,
entée par mariage et par adoption sur la première qui venait de
s'éteindre, celle des Guelfes carlovingiens d'Altorf. De là sont par-
ties, comme nous l'avons indiqué dans la première partie de ce tra-
vail, les deux maisons de même souche, de Hanovre en Allemagne,
et d'Esté en Italie.
La royauté de Germanie, quoique victorieuse, resta pourtant très
affaiblie, car la révolte avait laissé un levain vivace; une conspira-
tion nouvelle était près d'éclater, et les moines se mettaient sour-
dement de la partie, irrités contre le luxe et les concussions des
évêques de la cour. Henri, trompé par ses conseils, ne voyait dans
les réclamations contre des évêques agréables que la rébel'ion
contre sa personne, continuée sous un autre prétexte. Son inexpé-
rience le conduisit à d'inévitables fautes. Il n'en a pas, à vrai dire,
la responsabilité morale, car il avait vingt ans, et Adalbert de Brème
était encore en plein crédit. L'archevêque de Mayence excommu-
niait les récalcitrans, et Annon de Cologne administrait souveraine-
ment les affaires. Adalbert n'est mort qu'en 1072, et Annon ne s'est
démis qu'en 1073, pour se retirer dans un couvent. Ces dates sont
précieuses à recueillir (1). On ne peut douter qu'Henri ne regardât
la cour de Rome comme la secrète instigatrice de ses embarras. 11
faisait remonter jusqu'à elle sa tragique aventure du Rhin, et, la
légèreté de la jeunesse aidant, les mécontens de la sévérité romaine
avaient appui auprès de lui. De son côté, la cour de Rome avait l'œil
ouvert sur les dispositions du jeune roi, dont la fierté se dévelop-
pait. Les fauteurs de Cadalous troublaient encore l'Italie, où ce sup-
pôt d'intrigue s'était posé en représentant du droit impérial (2). Les
rapports personnels du jeune roi avec Alexandre II étaient donc fort
tendus, et Hildebrand, tout-puissant auprès du pape, se montrait ir-
rité de certaines velléités d'opposition germanique. Les simoniaques
et les concubinaires relevaient la tête en Allemagne, et l'autorité
(1) Voyez Mascov, p. 29-31, et l'Art de vérifier ias date&r t. III, aux archevêques de
Cologne.
(2) Voyez la scène du concile romain, racontée par Saint-Marc, t. III, p. 406, où
Cadalous attaqua la légitimité pontificale d'Alexandre II, et où le cardinal Hildebrand
s'emporta si vivement contre le pape intrus et contre le droit électoral de l'empire
invoqué par ce dernier.
636 RETDE DES DEUX MONDES.
supérieure du pape y était sérieusement contestée. Deux abbés, ceux
de Fulcle et d'Hersfeld, grands et riches monastères, ayant été con-
damnés pour refus de prestations à l'archevêque de Mayence, dans
un synode provincial, appelèrent de la décision en cour de Rome,
et Henri, voyant dans cet appel un attentat contre l'autorité impé-
riale, promit d'en empêcher l'exécution. Lorsqu'on apprit à Rome
cette résolution, le pape en fut fort offensé. A ce grief se joignait
celui de nourrir les soldats avec les biens des couvens, et de vendre
les bénéfices ou d'en favoriser le trafic. Hildebrand n'en parlait
qu'avec indignation. Il résolut de frapper un grand coup et de dé-
masquer la dernière batterie de son plan d'attaque contre la cor-
ruption du siècle. Il ne suffisait pas d'avoir entrepris la réforme
morale de l'église et d'avoir rendu la papauté indépendante, il fai-
fait encore soumettre l'état à l'église; ce troisième point était le
complément nécessaire et la garantie des deux premiers. Il fallait à
tout événement demander le plus pour s'assurer du moins. L'An-
gleterre résistait, et Guillaume n'était pas d'humeur à céder. En
France, les Capétiens raffermis s'étaient relevés de la docilité du
roi Robert. Pour l'Allemagne, l'occasion était belle. On avait affaire
à un enfant, l'empire était miné par la révolte. Il fallait s'attaquer
vivement à lui, et par lui imposer aux autres rois la suprématie de
la papauté. Le but était-il chrétien (1)? Peut-être, mais les moyens
furent marqués du sceau des passions humaines. Le pape Alexandre,
inspiré par Hildebrand, cita le jeune roi (1072) à comparaître à Rome
pour s'y justifier des actes qui lui étaient imputés. C'était une pro-
cédure inouie encore dans les fastes de l'église. Il y avait eu des
condamnations ecclésiastiques contre des princes régnans, mais le
pape n'avait point encore mandé de roi devant son tribunal. L'en-
treprise parut excessive à de sages esprits. Ce n'était pas au pape
Alexandre qu'il appartenait de la mener à bout; il mourut le
21 avril 1273, avant qu'Henri IV eût répondu à la sommation.
Sa succession ne pouvait échoir qu'à Hildebrand. Il était élu par
l'opinion avant de l'être par les cardinaux, aux termes du décret
organique de Nicolas II. Il fut acclamé presque au moment même
où Alexandre expirait. « Il semble, dit avec raison M. Yillemain,
qu'après tant de pontificats créés et dirigés par lui son tour de ré-
gner était naturellement venu. D'ailleurs, par cela seul que les af-
faires se brouillaient du côté de l'Allemagne, le plus hardi défen-
seur de l'église en devenait le chef nécessaire. Le récent décret
d'Alexandre II, qui mandait Henri IV à Rome, ne laissait plus en
réalité pour l'église romaine d'autre pape qu'Hildebrand, intrépide
(1) Voyez pourtant M. Laurent, ouvrage cité, p. 54 et suiy.
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 637
conseiller de cette audacieuse démarche. 11 n'y avait que lui placé
assez haut pour frapper l'empereur. » Le licgislrum de Grégoire VII
contient le procès-verbal de cette mémorable élection. Elle n'était
pas encore obtenue qu'Hildebrand en éprouva un sincère et pro-
fond effroi, ce qui ne l'empêcha pas de se prêter à l'intronisation
immédiate. M. "Villemain croit que ce fut par une modération affec-
tée qu'il refusa la consécration jusqu'à r.npprobation du chef de
l'empire, dont Yhonnciir et le droit avaient été réservés par le dé-
cret de Nicolas II. Je pense que ce motif consacré par la légende
n'est pas admissible. Hildebrand n'était pas prêtre lorsqu'il fut élu
pape; il n'était que diacre. I! fut ordonné prêtre le 22 mai et consacré
le 30 juin (1). Quant à la lettre hautaine de notification de l'élection
à l'empereur, avec avis que, si l'empereur approuvait l'élection du
pape, le pape ne laisserait pas impunis les crimes de V empereur {^),
cette lettre encore citée partout aujourd'hui est purement imagi-
naire; elle eût été insensée au moment où l'on en rapporte la date.
Grégoire s'est exprimé au contraire avec une paifaite convenance à
l'égard de l'empereur dans ses lettres du 6 mai à Godefroi le
Bossu, duc de la Basse-Lorraine (3), et aux princesses Béatrix et
Mathilde. Il n'y a pas trace dans le Rcgistnim de notification élec-
torale à l'empereur. Le seul écrivain qui en parle est Bonizo, évêque
de Sutri, dont le livre Ad amicum est rempli d'histoires fausses ou
invraisemblables {h). M. "Villemain a raison de croire cette fameuse
lettre supposée. Je ne dois pas dissimuler pourtant que Muratori et
après lui M. Mignet admettent la lettre comme véritable, mais avec
les expressions adoucies du cardinal d'Aragonia, écrivain hagio-
graphe du xiv^ siècle seulement.
Quoi qu'il en soit, on peut considérer la guerre entre l'empire et
la papauté comme ouvertement déclarée par l'avènement de Gré-
goire VII. Les contemporains ne s'y trompèrent pas. Lambert d'As-
chaffenbourg constate qu'à la nouvelle de l'élection d'Hiidebrand,
un sentiment général et profond d'appréhension pénétra tous les
esprits. Le personnage était bien connu; on s'attendait à tout de sa
part. « Après la mort du pape Alexandre, dit-il, les Bomains é\\i-
Tent ùiconsidto rege, pour lui succéder, Hildebrand, virum sacria
lîtleris eniditissimiim, et connu depuis longtemps par la pratique
de toutes les vertus; mais, comme ce personnage était bouillant de
zèle pour les intérêts de Dieu, les évêques de Germanie furent sur-
(1) Voyez Jaffé, Regesta, etc., p. 406.
(2) Nunquam ejus nequitiam portaturum. Watterich, t. I", p. 309.
(3) Voyez Jaffé, Begislrum, p. 19 et 22.
(4) Le livre de Bonizo est imprimé in extenso dans la collection d'Cfflfele, t. II, ot
par extraits dans la collection de Wattericli. Les manuscrits de Munich (le seul qu'ait
connu Potthast) et du Vatican donnent des leçons très différentes.
638 REVUE DES DEUX MONDES.
le-champ saisis d'une grande crainte, episcopi protinm grandi
srnipido permovcri cœperunt, appréhendant que cet homme d'un
génie véhément, ne vir véhément is iiif/enii, et d'une foi ardente en
Dieu, et acris erga Deum fidei, ne les traitât trop rigoureusement
pour leurs négligtinces, et ne discutât leur conduite avec trop de
sévérité. Ils se réunirent donc et, d'un commun accord, comynuni-
hus omnes consiliis regem adorti, vinrent prier le roi, orabant, de
tenir comme non avenue l'élection pontificale, faite sans son ordre
à Rome, iit oleclioncm, quœ ejus injussu fada fucrat, irritam fore
decerneret, affirmant que, si le roi ne prenait les devans sur l'im-
pétuosité du nouveau pape, nisi impelum hominis prœvenire matu-
rare/, le mal deviendrait irrémédiable, et le roi lui-même s'en res-
sentirait, in ipsum l'egein redunduturum csset. A ces conseils, qui ne
manquaient pas de vah^ur politique, que répondit ce jeune roi que
les mohies saxons qualifient déjà de jNéron nouveau (1) et d'être si
pervers que les crimes des plus grands scélérats ne sauraient être
comparés aux siens (2)? 11 sursit à prendre aucune résolution, et
envoya le comte Ëberard à Rome, pour voir les choses par ses yeux
et lui en faire rapport. L'envoyé royal fut bien reçu par le pape,
auquel il donna de rassurans renseignemens, et de si bonnes rela-
tions s'établirent entre le pape élu et le jeune roi, que Grégoire \II
en témoigna lui-même sa satisfaction en une lettre que nous lisons
au Registrum, — de tout quoi l'on peut conclure encore que la lettre
fulminante dont parle Bonizon est apocryphe. Quant à ce qu'ajoute
Lambert au sujet de la consécration retardée, il n'est évidemment
que l'écho d'un bruit qui fut répandu en Allemagne par les amis de
la paix, et ce qui le prouve, c'est qu'il dit qu'en effet le pape re-
tarda sa consécration jusqu'à l'année suivante, tandis qu'il est bien
établi qu'il fut consacié au mois de juin 1073 (3).
Quelles qu'aient été ces premières communications de l'empereur
Henri IV avec le pape Grégoire VU, un fait est assuré, c'est qu'il y
eut un sursis apparent d'hostilités entre les deux potentats, et qu'a-
vant la fin de l'année une nouvelle et formidable insuiTection éclata
dans la Saxe. Les deux grands personnages qui sembla'ent se me-
surer de l'œil avant d'entrer en lice corps à corps se préparaient à
la bataille dans des conditions bien différentes. On a vu depuis lors
Frédéric II et Innocent IV entrer en champ-clos presque avec armes
égales; entre Boniface VIll et Philippe le Bel l'avantage est resté au
(1) Brunon de Magdebourg, De bello saxonico, Pertz, t. V; — Paul de Bernerled,
dans Watterich t. F'; — Albert de Stade, dans Pertz, XVI.
(2) « Henricus archipirata... consaetudinariis crimiuibus, a seculis inaudita excogi-
tabat, etc. » Conrad d Ursperg, dans Struve, t. I^', p. 305.
(3) Voyez la Ckronica Sancti Benedicti, dans Pertz, t. III, p. 203, et Bonizon lui-
même, dans Watterich.
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 639
roi ; mais entre Grégoire YII et Henri IV les situations étaient fort
inégales, et pour la qualité des personnes et pour la cause en li-
tige. D'un côté, c'était un jeune prince de vingt-trois ans, mal élevé
peut-être, ignorant à coup sûr, n'ayant que la fierté d'un sang il-
lustre, dépourvu d'expérience politique, mais pénétré du sentiment
des échecs infligés à sa majesté souveraine; battu en brèche par
les moines, qui étaient les maîtres des entraînemens populaires,
trahi par la grande noblesse d'un pays de féodalité, n'ayant pour
lui que le corps épiscopal , intéressé au maintien des abus, et par
cela même odieux dans l'opinion; dépourvu du prestige qui com-
mande l'obéissance et le respect. En face de ce champion royal,
indécis, impuissant, à demi découronné, se posait un pape éner-
gique et redouté, armé des foudres de la foi, rompu aux affaires et
au maniement des hommes, résolu à tout pour tiiompher des ob-
stacles, disposant de la puissance formidable de la conscience hu-
maine, et obéi par une armée adm.irablement disciplinée. Quant à
la cause en litige, la fatalité avait mis le mauvais rôle du côté du
roi; c'était la résistance des simoniaques et du clergé concubinaire
qu'il protégeait, et la question de l'indépendance politique de l'état
disparaissait sous le masque hideux des concussions impies et de
l'immoralité publique du clergé féodal. Aussi penserais-je volon-
tiers que Grégoire VII, sentant sa force et connaissant la faiblesse
de son adversaire, que je veux croire présomptueux et dissimulé,
a cru n'avoir pas besoin de croiser le fer avec Henri IV, et qu'il
suffisait de le livrer à la révolte d'un peuple mutiné pour en avoir
raison. C'est, à mon avis, ce qui explique la temporisation de Gré-
goire et l'espèca de magnanimité dont il s'est donné le mérite au
début de son pontificat. Il me semble entendre un de ses succes-
seurs regardant passer des hautes tours de Viterbe l'armée de Con-
radin , et s'écriant avec une douteuse pitié : le malheureux jeune
homme, il court à la boucherie. Le justicier du pape était alors
Charles d'Anjou; au temps de Grégoire VII, c'est le peuple de Saxe
et l'ordre monastique d'Allemagne. La grande révolte de 127/i a eu
ses historiens contemporains et passionnés (1). Les chroniques de
cinquante couvens nous ont transmis les impressions populaires de
l'époque avec les infamies que les partis se renvoyaient avec un in-
fatigable acharnement, et tel a été l'effet de ces calomnies qu'elles
ne sont point encore effacées de la mémoire des hommes. Au
xviii^ siècle même, un respectable moine de Saint-Biaise, dans la
Forêt-Noire (2), ressentait l'influence des violentes accusations du
(f) Voyez le De Bello saxonico, du moine Brunon, dans Freher {Script, rer. german.,
I, p. 171 et suiv.), qui a réuni tous les pamphlets relatifs à cet événement.
(2) Voyez dom Gerbert, De Rudolpho Suevico^ 1785, in-4'', p. 13, et les extraits du
fougueux Gerho'h, dans Pçrtz, XVII, p. 446-47.
640 REVUE DES DEUX MONDES.
moine de Reichersperg et reculait d'horreur devant les abomina-
tions dont on avait cru le roi capable. Pour le gros des lecteurs,
qui ne regarde pas aux dates en une époque si obscure et si loin-
taine, il reste que le jeune Henri IV était un monstre enfanté par
Lucifer; mais, quand on examine le fond des choses, on ne trouve
aucun fait grave à lui reprocher, sinon de leprésenter une cause
mauvaise en plus d'un point, et l'on n'a devant soi que l'animosité
violente des partis, et les mœurs à demi sauvages de pays encore
plongés dans l'ignorance et la barbarie.
Lam.bert nous apprend que la Saxe, la Thuringe et la Bavière
furent conduites par Otton de Nordheim, que le duc de Saxe, Ma-
gnus de Billung, quoique retenu en captivité, soutint la révolte par
ses amis, et que les évêques de Zeitz, d'Halberstadt et de Brème
furent expulsés par les Saxons, lesquels sommèrent tous les peuples
d'Allemagne de s'unir à eux pour élire un nouvel emp^^reur. Otton
poussa l'insolence jusqu'à provoquer le jeune roi au combat judi-
ciaire. Il ne resta dans le parti du roi que la Basse-Lorraine, la
France orientale et la Souabe, encore avec peu de zèle. Henri IV
vint passer à Worms les fêtes de ?^oël (107Zi), et y fut réduit à une
telle pénurie qu'il était obligé d'acheter au marché ce qui était
nécessaire à son entretien et à celui de sa cour, pour remplacer les
redevances et prestations féodales, que personne n'acquittait plus.
Les Saxons s'acharnèrent surtout à la démolition des châteaux et
forteresses nouvellement construits pour contenir les populations.
Ils imposaient des conditions humiliantes pour déposer les armes,
exigeaient que le roi chassât ses conseillers et ses maîtresses, qu'il
renonçât à résider en Saxe. Les conférences de Gerstungen et de
Corwey n'amenèrent aucun résultat. Ils détruisirent de fond en
comble les maisons de plaisance de l'empereur, sans ménager les
églises ni les tombeaux; ils jetèrent au vent les os d'un enfant royal
mort en bas âge, et le pape fit la sourde oreille pour frapper de si
odieux excès des censures ecclésiastiques. Au lieu de venir en aide
à Henri, qui invoquait son secours, il présidait (mars 107Zi) un
concile, le premier des conciles grégoriens qui ont été si multipliés,
et anathématisait la simonie et le concubinat, enjoignant aux évê-
ques sous les menaces les plus effrayantes de faire exécuter ses dé-
crets. Ces ordres furent portés en Allemagne par des légats spéciaux
qui s'apprêtaient à convoquer un concile national aux fins d'appli-
quer les canons du synode romain; mais ils durent s'arrêter devant les
résistances locales. Slgefroi d'Eppenstein, archevêque de Mayence,
tint pourtant un synode à Herford, au mois d'octobre (1074), pour
obéir au décret du pape et obliger les clercs à opter entre le ma-
riage et le service de l'autel; mais sa proposition fut très mal reçue,
le synode fut dispersé par une émeute armée, et l'archevêque, me-
GRÉGOIRE YII ET SON TEMPS, ()/il
nacé en sa personne, n'osa plus se montrer. L'évêque de Passau,
ayant suivi l'exemple de celui de Mayence, n'échappa qu'avec peine
à l'emportement tumultueux de la faction des prêtres mariés (1).
Grégoire annonça qu'il ne reculerait devant aucune extrémité (2)
pour avoir raison de ces désordres.
L'année 1075 ne vit pas la fin de la guerre civile et des sou-
lèvemens. Henri IV, déployant des facultés qu'on ne soupçonnait
pas, organisa une résistance efficace et régulière. Rodolphe de
Rhinfelden, son beau-frère et duc de Souabe, battit et dispersa les
Saxons en Thuringe. La révolte parut un instant étoulTée. Henri
convoqua une diète à Goslar, et crut avoir pacifié la Saxe; mais les
légats du pape se présentèrent à la diète, et citèrent de nouveau
l'empereur devant le pape pour se justifier. En présence d'un acte
aussi ouvertement hostile, Henri ne garda plus de mesure; retour-
nant en hâte sur le Rhin, où il était en force, il convoqua un con-
cile à Worms, où sous sa présidence les évêques de la contrée con-
damnèrent et déposèrent le pape pour avoir osé se constituer juge de
son souverain. D'un autre côté, une conspiration éclata dans Rome,
fomentée par les amis d'Henri IV et les Cenci, et dans la nuit de Noël
1075, Grégoire, qui officiait à Saint-Pierre, fut enlevé de l'église par
des hommes armés et renfermé dans une tour, d'où le tira non sans
peine la population, soulevée à la nouvelle de cet attentat. Il faut
lire, dans l'ouvrage de M. Villemain, le récit de ce dramatique
événement, où tout le talent de l'éminent écrivain s'est déployé à
plaisir. En janvier 1076, le pape lance contre Henri l'anathème
dont il l'a menacé, le déclare déposé de la dignité royale et impé-
riale, et délie ses sujets du serment de fidélité à son égard. Les
assemblées tumultueuses se multiplient alors en Allemagne. La
grande féodalité croit le moment venu d'écraser la royauté. Dans
les pays même restés sous l'obéissance de l'empereur, à Utrecht, à
Oppenheim, à Tribur, les princes réunis proposent de déposer l'em-
pereur, juxta jmlatinas leges , s'il refuse de se purger des accusa-
tions qui pèsent sur lui et de se faire relever de l'excommunication.
La fidélité de Rodolphe de Rhinfelden est ébranlée par le mirage de
la couronne impériale qu'on présente à ses regards ambitieux, et le
pape est invité à se rendre à Augsbourg pour être juge et média-
teur entre les états d'Allemagne et le souverain. Les peuples [sont
entraînés dans le parti de la révolte, et la plupart des évêques eux-
(1) Voyez Lambert, édit. citée, p. 328-29, Il faut lire ces deux pages pour avoir une
idée juste des déportemens ecclésiastiques de l'époque.
(2) 11 disait dans une lettre que nous lisons au Begistrum : Tutius nobis est defen-
âendo veritatem... ad usque sanguinem nostrum resistere, quam iniquitatem eonsen-
tiendo... ad interilum riiere.
ToiJE civ. — 1873. 41
6Ô2 REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes qui avaient participé au concile antipapal de Worms recu-
lent devant les anathèmes de Grégoire (1). Tout le monde rejeta
sur Henri seul le crime de la simonie et le désordre du concubinat.
L'excommunication impériale glaça d'effroi l'Allemagne tout entière,
et le malheureux Henri en fut terrifié lui-même.
Paralysé dans tous ses actes, il perdit le calme d'esprit qui seul
pouvait le sauver. Les prières de sa pieuse mère, les larmes de son
épouse, réconciliée avec lui, l'entraînèrent à une résolution qui
faillit ruiner sa cause, celle d'aller à tout prix se faire relever de
l'excommunication. Ou était au cœur de l'hiver, et au printemps la
diète générale des princes allait se réunir à Augsbourg, où le pape
devait se rendre pour prononcer. La Souabe s'entendait avec la Ba-
vière pour fermer les communications du roi avec l'Italie, où le parti
impérial avait en Lombardie de nombreux adhérens. Un seul passage
restait ouvert à Henri, celui du Saint-Bernard, mais en tout temps
de bien difficile accès, et en cette saison de l'année presque imprati-
cable. Frappé de crainte en vue du terme fatal, cédant à une sorte
de vertige, Henri n'hésita pas à se jeter presque seul dans les neiges
des Alpes, accompagné de sa courageuse épouse, qui portait dans
ses bras un enfant en bas âge. 11 fallait encore obtenir le passage
de sa belle-mère, la comtesse de Suse, marquise de Turin, qui lui
fit payer du prix de trois comtés la traversée sur ses terres d'Aoste,
et, après d'incroyables difficultés, Henri pénétra en Lombardie. Les
évêques et les seigneurs du pays le reçurent avec enthousiasme,
croyant que par une audacieuse manœuvre il venait surprendre ses
ennemis et s'attaquer au pape, que la révolte des Bomains avait à
son tour expulsé de l'Italie centrale; mais, hélas! quelle ne fut pas
la déception des Lombards quand ils apprirent qu'Henri venait,
humble et soumis, demander seulement au pape l'absolution de
ses fautes et la levée de l'excommunication! La considération de
l'empereur en éprouva un rude coup, et jamais sa cause ne parut
plus compromise que par cette humilité. Ce qui s'est passé à Ca-
aosse, dans cette forteresse de la comtesse Âlathilde, cousine de
l'empereur, où le pape avait pris refuge et où Henri vint chercher
son pardon, est écrit partout, connu de tout le monde, et je ne
veux pas le raconter encore. M. Villemain en a fait l'objet d'un des
plus beaux récits de son ouvrage. Les deux adversaires y commi-
rent une faute qui pèse encore sur leur mémoire, l'un par sa pro-
stration, l'autre par son orgueil. Grégoire voulut avilir l'empereur;
plus modéré, plus sensé, il eût mieux assuré la victoire. L'empe-
reur et le pape se trompèrent l'un l'autre par une inévitable néces-
(i) On en trouve un exemple remarquable dans deux lettres épiscopales, échappées
à l'attention des historiens, et qu'on peut lire dans la Collectio monumentorum de
Hahn, 1. 1", p. 199 et suiv.
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS, 643
site. Les grandes causes ne se décident pas ainsi d'un seul coup et
par surprise. Ce n'était plus la cause de la réforme des mœurs et
de l'église, c'était la cause de l'assujettissement des rois au sacer-
doce, la cause de la subordination de la société civile à la société
religieuse. Ce n'était plus l'église qui était dans l'état, comme l'a-
vaient proclamé les pères d'un autre siècle, c'était l'état qui était
dans l'église, l'église était l'état lui-même, et son pontife était le
monarque universel. Telle était la signification de la scène de Ca-
nosse, dont le retentissement dure encore (1).
Henri avait reçu l'absolution à la condition qu'il se soumettrait
au jugement des princes et des évêques d'Allemagne, et qu'il rati-
fierait leur sentence, fût-ce même sa déposition; là se borne l'en-
gagement, sur les détails duquel il a été publié beaucoup d'erreurs.
Si le pape voulait passer en Allemagne, Henri lui donnait toutes
les sécurités désirables, soit pour aller, soit pour revenir. Cet acte
indigna les Italiens, et Henri faillit perdre l'empire par la soumis-
sion même à l'aide de laquelle il avait cru le sauver. Les Lombards
parlaient de le déposer et d'élire à sa place son fils Conrad. L'em-
pereur, échappé de Canosse, fut donc bientôt livré à tous les re-
grets de sa fausse terreur et de son humiliation. H éluda l'exécution
de sa parole, et reprit son attitude, en présence des encourage-
mens italiens. De son côté, Grégoire ne dissuada point de leur des-
sein les princes et seigneurs allemands qui persistèrent après l'ab-
solution dans leur révolte, et ces princes se réunirent à la diète de
Forcheim, au pays de Darmstadt, où ils déposèrent Henri IV, élurent
à sa place Rodolphe de Rhinfelden, duc de Souabe, beau-frère de
Henri, et lui firent jurer le maintien des libertés germaniques. Gré-
goire confirma l'élection, et prit ainsi le rôle inverse de la papauté
jusqu'à ce jour. Naguère c'était l'empereur qui confirmait l'élection
du pape; aujourd'hui c'est le pape qui confirme l'élection de l'em-
pereur. Informé de l'élection de Forcheim, Henri rétracte la pro-
messe de Canosse, et se prépare à de nouveaux efforts auxquels il
est excité par les évêques de Lombardie (2). Grégoire fut ému de son
côté par les manifestations italiennes (3); il subissait à son tour ua
sensible revers de fortune. Les Normands de la Fouille l'inquié-
taient; seule en Italie, la grande-comtesse Mathilde, oublieuse du
lien du sang qui l'unissait à l'empereur, soutenait la cause de Gré-
goire avec une inébranlable constance, méprisant les mauvais pro-
(1) Voyez le célèbre engagement signé à Canosse, la promissio canusina, dans le
texte du Begistrum, coUationué au Vatican par Giesebrecht et publié par Jaffé. Il dif-
fère peu de celui qu'avait publié M. Pertz dans le second volume des Leges, de sa
•ollection, p. 50.
(2) Voyez Giesebrecht, Deutsche Kaiserzeit, t. III, passim.
(3) Voye» Pf«ffel, Abr. d« l'hist, d'Allemagne, sur 1077-1080, »t Gfrôrea-, t. UI.
Ghh REVUE DES DEUX MONDES.
pos que la malice n'épargnait pas à son dévoûment (1), car les
henriciens en Italie et en Allemagne n'étaient point en reste de
calomnies avec les grégoriens. La pureté de Grégoire est sortie in-
tacte de ce conflit des passions; plût à Dieu que la réputation de
Henri fût aussi bien vengée par l'opinion !
Cependant plusieurs princes de Lorraine et de Souabe furent
joindre Henri en Italie. — L'empereur assembla une armée contre
Rodolphe, et l'obligea par deux batailles gagnées à se retirer dans
la Saxe. Sur un autre point, le duc de Bohême, fidèle à l'empire,
prit la révolte à revers, et défit un gros détachement de l'armée de
l'anticésar. Grégoire vint à l'appui de la cause ébranlée de Ro-
dolphe en renouvelant l'excommunication de Henri IV avec des
formes terribles. C'étaient les apôtres saint Pierre et saint Paul qui
cette fois intervenaient dans la querelle et dictaient l'anathème à
Grégoire. De cette excommunication célèbre, le texte se trouve par-
tout (2). M. Villemain en fait ressortir le caractère avec un grand
bonheur d'expression. Aux foudres du synode de Rome et de Gré-
goire VII, Henri répondit par une nouvelle manifestation de l'épisco-
pat contre le pape. Il assembla trente évêques à Brixen dans le
Tyrol, sur la fin de juin 1080, et il y proposa pour la seconde fois
la déposition de Grégoire, cette fois pour crime de simonie; puis il
fit élire pape Guilbert, archevêque de Ravenne, qui prit le nom de
Clément III. C'était le même que Grégoire avait excommunié pour
ses déportemens, et qui poussait Henri dans la voie des repré-
sailles. A ce moment, les deux armées de Rodolphe et de Henri étaient
de nouveau en présence en Thuringe. Une bataille décisive fut
livrée à Yolksheim, près Mersebourg, le 12 octobre 1080. L'armée
impériale était commandée par un habile capitaine qui fondait en ce
jour la grandeur de sa famille, Frédéric de îlohenstaufen, et l'é-
tendard impérial était porté par le preux Godefroi de Bouillon, qui
en frappa, dans une lutte corps à corps, le rebelle Rodolphe, et lui
coupa la main droite. Ce malheureux se souvint, dit la chronique,
que c'était la main dont il avait faussé le serment de fidélité à son
roi, et mourut en regrettant sa révolte. Le destin semblait alors se
prononcer pour Henri ; mais l'intrépide Grégoire n'en fut pas trou-
blé ni détourné de sa voie. Comme compensation à ces revers, la
comtesse Mathilde fît donation de ses terres au saint-siége. Ce fut
(1) « Tanquam patri, dit Lambert (p. 418), sedulum exhibebat officium. Unde nec
evadere potuit incesti amoris suspicionem, passim jactantibus régis fautoribus, et
precipuc clericis, quibus illicita et contra scita canonum contracta conjugia prohibebat,
quod die et nocte impudenter papa in ejus volutaretur amplexibus, et illa furtivis
papae amoribus prœoccupata, post amissum conjugem ultra secundas contrahére nup-
tias detrectaret. Sed apud omnes sanum aliquid sapientes luce clarius constabat, falsa
esse qua dicebantur. »
(2) Voyez le remarquable travail de M. Langeron sur Grégoire VII, Paris 1871, ia-S».
GRÉGOIRE VII ET SON TEMPS. 6i5
une source nouvelle de disputes entre les papes et les empereurs,
car la donation pouvait être valable pour les alleux de la comtesse,
mais elle était nulle pour les fiefs mouvant de l'empire.
Henri IV, après avoir soumis l'Allemagne, revint en Italie pour
affermir l'antipape Guilbert sur le si(^ge pontifical. Il assiégea Rome,
que les grégoriens défendirent énergiquement. L'empereur fut obligé
de se retirer en Lombardie après un vain effort contre la ville. Au
printemps suivant, il retourna devant la place avec aussi peu de suc-
cès; un dernier siège fut plus heureux. Henri gagna par argent le
peuple de Rome, et fut introduit dans la ville, où il intronisa l'ar-
chevêque de Ravenne dans la chaire de Saint-Pierre , et reçut de
ses mains la couronne impériale en compagnie de son épouse. Gré-
goire était resté maître du château Saint-Ange; il appela Robert
Guiscard à son secours, et l'habile Normand délivra le pontife, qui
eut beaucoup de peine à se délivrer à son tour de ses libérateurs.
Il se retira, craignant de tomber au pouvoir des troupes impériales,
dans la ville de Salerne, où, consumé d'ardeur pieuse et de cha-
grins amers, il mourut après une courte maladie, le 25 mai 1085,
en prononçant les célèbres paroles qu'on connaît. Grégoire avait
régné douze ans; mais il devait survivre en la personne de ses suc-
cesseurs, et le triomphe momentané d'Henri IV ne pouvait être de
longue durée. Dans la cathédrale de Salerne, en une chapelle du
fond sur la droite, fut enterré Grégoire VII. On restaura son tom-
beau vers 1578, et le cercueil où il reposait fut ouvert. Le corps
était encore enveloppé dans ses habits pontificaux. Sur l'autel
même de cette chapelle, on voit aujourd'hui la statue assise du
pontife, de grandeur naturelle et d'un travail médiocre. Il a rêvé une
société humaine organisée comme un couvent. Moine lui-même, il
a eu pour soldats tous les moines de l'univers : il a mis le pontife
au-dessus du roi. « Une dignité, dit-il, inventée par des hommes
qui ignorent Dieu, ne doit-elle pas être soumise à une dignité que
la Providence à créée pour son honneur, et qu'elle a donnée au
monde en sa miséricorde? » A quoi Bossuet a répondu : « La société
humaine, la subordination des hommes, l'empire des rois sur leurs
sujets, ce n'est pas l'orgueil qui les a établis, c'est la raison; ce
n'est pas le diable, c'est Dieu (1). » Et cependant l'œuvre de Gré-
goire a été dans son temps une œuvre de civilisation, car, réduite
à son expression modérée et vraie, sa cause était celle de l'esprit
et de la liberté contre l'empire de la violence et de l'immoralité.
Gh. GiRAUD, do rinstituti
(La troisième partie au prochain n°.)
(1) Defensio declaralionis, etc., lib. I, sect. i, ch. 10.
UN
DRAME JAPONAIS
LES QUARANTE-SEPT LONINES.
Pendant mon dernier séjour à Yokohama en 1868, je cherchais
à me rendre compte des événemens qui venaient d'agiter le pays,
et dont la conclusion inattendue avait été le renversement du pou-
voir des taïcouns. Au moment même où nous avions jeté l'ancre en
rade, le 9 juillet, les dernières phases de la révolution se dérou-
laient encore près de nous, et parfois la brise, en passant sur les
plaines de Yeddo, nous arrivait chargée des grondemens lointains
du canon. Toutefois le chef de la dynastie taïcounale, conscient de la
désorganisation de son parti, s'était déjà retiré de la scène et avait
souscrit de ses propres mains à la double déchéance de sa famille
et de l'institution créée par ses ancêtres (1). Approfondir les mys-
tères de l'histoire et de la politique intérieure du Japon, surtout au
lendemain d'une crise, a toujours été une entreprise fort ardue; un
mot d'ordre universellement accepté oblige au silence tout indigène
que l'Européen presse de questions à cet égard. Je fus toutefois
aidé dans mes investigations par un officier japonais. Ancien em-
ployé du gouvernement du taïcoun, attaché depuis plusieurs an-
nées comme interprète à la légation de France, Chioda-Sabouro
avait inspiré à nos ministres plus de confiance que la généralité de
ses collègues; mêlé comme spectateur ou même comme agent poli-
(1) Voyez la Revue du l*"" avril 1869, Une révolution au Japon.
UN DRAME JAPONAIS. 647
tique aux récens événemens, il les avait observés de près. Je lis
aujourd'hui son nom parmi les secrétaires de l'ambassade que le
Japon vient d'envoyer en Europe; à cette époque, Ghioda continuait
à exercer près de notre légation ses modestes fonctions. Je renouai
avec lui d'anciennes relations, et passai de longues heures dans sa
maison du quartier de Bentem, où loge le public officiel japonais de
Yokohama. Ses conversations, éclairées de faits puisés à d'autres
sources, me donnèrent peu à peu le fil dont j'avais besoin pour me
guider. Un jour, en remontant à l'origine de la dynastie desTokoun-
gawa, celle des taïcouns, dont le dernier venait de tomber, j'essayais
en vain avec mon interlocuteur de débrouiller les lois si obscures de
la succession dans cette famille, lois compliquées encore par la cou-
tume de l'adoption japonaise. De guerre lasse, j'abandonnai pour
ce jour-là ma poursuite, et ouvris un rouleau de gravures que je
venais d'acheter dans le quartier indigène. Ces gravures, imprimées
en couleur et dans le style de nos images d'Épinal, représentaient
généralement des épisodes du moyen âge japonais; j'en apportais
quelquefois à nos conférences, et Ghioda m'en donnait le sens. C'é-
taient des épisodes de batailles, des vues de cortèges, des scènes
d'intérieur de palais ; les guerres des Guengi et des Héké au
XII® siècle, les hauts faits du héros Yashitzoné, les chasses royales
du chiogoun (1) Yoritomo dans les montagnes d'Haconé. Mon acqui-
sition du jour se composait de douze dessins finement exécutés sur
un papier gaufré, d'apparence singulière, imitant par son grain et
sa souplesse le crêpe de soie; le grenu de sa surface faisait ressor-
tir, comme ce papier qu'emploient les aquarellistes, l'éclat et la
délicatesse des couleurs. Le marchand avait insisté pour me vendre
la collection complète, m'expliquant, dans le patois cosmopolite en
usage à Yokohama, qu'elle représentait une même série d'aventures.
Ghioda y jeta les yeux. — Vous avez là, me dit-il aussitôt, différentes
scènes du drame des Quarante - sept lonùies, un des plus popu-
laires et des plus fréquemment joués sur nos théâtres. Les événe-
mens qui en ont fourni la matière se sont passés à Yeddo, il y a
cent cinquante ans environ; en les transportant sur la scène, les
auteurs du drame ont complété le récit au moyen de quelques in-
trigues accessoires; de plus, par déférence pour plusieurs familles
encore vivantes dont les noms s'y trouvent mêlés, ils ont dû sup-
poser que les faits se passaient quelques siècles auparavant. —
J'avais en effet maintes fois rencontré dans les albums, chez les
marchands de romans populaires, dans les grossières images qui
(1) Chiogoun, ancienne appellation des taïcouns; ce dernier titre ne date que de la
dynastie des Tokoungawa.
658 REVUE DES DEUX MONDES.
tapissent les auberges de village, la reproduction des principales
scènes de cette pièce, dont j'avais déjà de la sorte une vague no-
tion : une troupe de guerriers en armures, revêtus de draperies
bigarrées de blanc et de noir, jouait un rôle prépondérant dans ces
compositions, et leur image me paraissait aussi répandue que peut
l'être dans nos campagnes la figure du Juif-Errant. Je priai Chioda
de me raconter la pièce. — Je n'ai pas, me répondit-il, les détails
présens à la mémoire; mais revenez dans quelques jours, j'en cau-
serai d'ici là avec ma famille. Les femmes suivent beaucoup le
spectacle, et pendant leurs séjours à Yeddo fréquentent assidûment
les théâtres. Ces pièces leur sont familières, et je pourrai, grâce à
elles, vous donner, au moins sommairement, le texte qui manque à
vos gravures.
Je fus fidèle au rendez-vous, et pris des notes pendant que
Chioda parlait. Comme je l'avais espéré, ce récit introduisait l'au-
diteur dans le monde si peu connu de la haute classe japonaise.
Des notions acquises pendant deux années de séjour au, Japon me
permettaient de compléter ce que l'exposition du conteur avait de
court ou d'insuffisant. Rentré chez moi, je mis au net les notes que
j'avais emportées, et formai le projet d'écrire plus tard une ana-
lyse moins sommaire de ce drame, d'essayer de montrer en pleine
vie cette féodalité japonaise que l'invasion européenne faisait déjà
disparaître, les mœurs de ce monde de l'extrême Orient, à la fois
sauvages et raffinées, que nous avons tant de peine à juger saine-
ment avec nos idées. Tel est le but que je me suis proposé dans les
pages qui vont suivre.
I.
Le premier acte du drame se passe au xiii* ou xiv* siècle, dans
la capitale de Kamakoura. Ceux qui ont visité le Japon connaissent
les beaux temples dont la présence sur le bord de la mer, au mi-
lieu d'une verte vallée à quelques lieues de Yokohama, indique en-
core aujourd'hui l'emplacement de la primitive résidence des taï-
couns. C'est là que nous nous transportons en imagination. Une
animation inusitée règne dans les environs du castel, quartier aris-
tocratique de la ville. Les rues, généralement silencieuses et dé-
sertes, voient s'ouvrir successivement les portes massives qui seules
interrompent la ligne monotone des longues enceintes. En levant
les yeux sur chacune de ces portes, on peut y voir, incrustées dans
un cercle en relief, les armoiries du noble propriétaire. Le piquet
de garde s'accroupit des deux côtés de l'entrée, et bientôt le cortège
UN DRAME JAPONAIS. O/lO
du daïmio, faisant son apparition au fond des cours, se déploie
dans la rue sur une longue file. D'abord viennent les deux crieurs,
la tête découverte, prévenant la foule qu'elle ait à s'incliner sur le
passage du cortège, puis des soldats portant au sommet de longues
hampes divers emblèmes, armoiries en cuivre ouvragé, houppes
de plumes blanches ou noires, drapeaux bariolés, où chacun peut
reconnaître le nom et le rang de leur maître; à leur suite, des
gardes armés d'arcs et de lances, et, dans un groupe plus compacte
d'officiers portant les deux sabres à la ceinture, le prince lui-même
dans son palanquin fermé. Après eux, un ou plusieurs chevaux ri-
chement caparaçonnés sont conduits par des palefreniers; enfin
une nouvelle série de gardes, et. une escouade de serviteurs portant
de grandes caisses en laque armoriées terminent le cortège. Ces
caisses, supposées contenir les diverses tenues de rechange du
maître, sont entièrement vides, mais dans une circonstance of-
ficielle le daïmio ne saurait se déplacer sans les traîner à sa
suite.
Sortis à la même heure de leur quartier, tous ces cortèges af-
fluent dans la même direction; le peuple s'est massé sur leur par-
cours, et, à demi prosterné, accroupi sur ses talons, les regarde
défiler dans un respectueux silence. S'agit-il de quelque grand con-
seil auquel le chiogoun aurait convoqué la noblesse? Non sans
doute, car à leur tour on voit passer les cortèges des grandes dames,
reconnaissables à l'ornementation plus coquette de leurs palanquins,
aux garnitures de laque et de métal ciselé, qui donnent aux lances
de leurs soldats d'escorte un aspect moins guerrier. Ces divers
cortèges se dirigent vers le temple d'Hatchiman : les armures des
guerriers célèbres du Japon y sont conservées, et, suivant une cou-
tume périodique, on doit les exposer en grande pompe aux yeux de
cette assemblée choisie.
Pénétrons avec elle dans le parc qui forme au temple et à ses
innombrables annexes, aux bonzeries qu'habitent les desservans,
une ceinture d'ombrages séculaires. Des tribunes revêtues de ten-
tures, parquetées de fines nattes en paille, ont été construites au
pied du grand escalier qui mène à la plate-forme du temple. Au
fond de la tribune centrale, sur un parquet plus élevé de quelques
pieds et ceint de paravens, vient de prendre place, sur un coussin,
le chiogoun lui-même. Quelques membres de sa famille se tiennent
à ses côtés. Devant lui, dans une vaste enceinte rectangulaire, li-
mitée par des tentures blanches aux armes taïcounales, se placent
en longues files les daïmios en costume de cour : une ample robe
de soie de couleur unie, dont la queue traîne à terre, d'énormes
manches cachant entièrement les bras , portant à la hauteur du
650 REVUE DES DEUX MONDES.
coude un écusson large d'un pied où sont brodées les armes; sur la
tête, un haut et mince bonnet de laque noire, garni d'un ruban
dont les deux bouts, noués derrière la tête, flottent sur le dos. Cha-
cun d'eux a laissé son sabre entre les mains des officiers de son es-
corte, relégués en dehors de l'enceinte, et ne porte à la ceinture
que le poignard. Les dames nobles ont pris place dans une galerie
latérale; remarquons en passant leurs hautes coiffures de fleurs ar-
tificielles mêlées à leurs cheveux uniformément noirs, leurs robes
traînantes en crêpe de couleur tendre bariolées de riches dessins
en soie et or. Du lieu où il est assis, le chiogoun peut embrasser
d'un coup d'œil cette foule choisie. Au-delà des tentures, le parc
se déroule avec ses masses de verdure; puis on aperçoit les toits
pressés de la ville, les collines latérales couvertes de temples et de
cimetières verdoyans; enfin au loin les eaux bleues du golfe d'idsou
que couronne la forme vaporeuse du volcan d'Oosima. Une magni-
fique avenue, garnie de temps en temps de toris ou portiques en
bronze et en pierre, se prolonge à travers la ville, dans l'axe du
temple, jusqu'au rivage de la mer. Le dernier tori a ses pieds
baignés dans les vagues, et, par cette merveilleuse disposition, le
temple semble avoir pour seuil l'infini de l'océan.
Cependant les officiers de la cour ont apporté des coffres laqués
dont ils sortent des cuirasses, des casques de toute sorte, semblables
à ceux que portent encore les nobles japonais en temps de guerre (1).
Les dorures ternies, les laques écaillées témoignent que leurs an-
ciens possesseurs portèrent longtemps ces armures dans les com-
bats. Un poète de la cour récite des vers où sont retracés les exploits
du héros, tandis que l'armure est exposée sur un support au pied
de l'estrade. Les guerriers auxquels cet honneur est rendu ont tous
contribué à fonder la puissance des chiogouns. Yoici la lance du
général Omagataro, qui vainquit l'armée des Nitta, restés fidèles
aux mikados. Les principaux honneurs sont réservés au célèbre
Yashitzoné, le frère de ce Yoritomo d'où sortait, deux siècles aupa-
ravant, la première dynastie taïcounale. Ses armes, son casque,
frappent les yeux par leurs faibles proportions; mais on sait que ce
héros rachetait sa petite taille par une adresse et une légèreté mer-
{\) En 1863 cH864, pendant les courtes expéditions que les escadres européennes
durent entreprendre pour forcer les détroits de la mer intérieure, nous eûmes l'occa-
sion de voir les comLattans da prince de Kagato porter encore, derrière leurs canons
des pièces de cet amiement pittoresque et se servir à la fois de l'arc et de la cara-
bine. Des pestes surpris avaient de véritables salles d'armures, où celles-ci étaient sus-
pendues prêtes à être endossées, et quelques morts en étaient revêtus. Depuis lors,
le costume et récpiipemcnt européens ont été adoptés par tout le Japon en môme
temps que notre organisation militaire.
UN DRAME JAPONAIS. 651
reilleuses, et qu'il venait à bout, dans les combats corps à corps,
des plus vigoureux adversaires.
Laissons la cérémonie suivre son cours; aussi bien n'est -elle
qu'une occasion de présenter au public les principaux personnages
du drame. Voici d'abord, au premier rang, parmi les membres du
conseil, le ministre Koono-Moono, l'un des puissans du jour. Ses
rides, ses cheveux gris indiquent qu'il a dépassé l'âge mûr; il
semble pourtant que le vieux seigneur ait gardé les passions de la
jeunesse, à le voir, oubliant la gravité de son rôle dans une céré-
monie d'apparat, porter toute son attention sur la tribune des
nobles dames, et attacher ses regards sur l'une des beautés les
plus en vue. La dame justifie d'ailleurs ces attentions parle charme
de ses traits : la blancheur du teint, le nez aquilin, la finesse et la
distinction de la physionomie en font un modèle de ce type qui se
rencontre parfois dans la classe supérieure, mêlé aux traits de la
race mongole, comme un vestige du peuple inconnu qui conquit
le Japon et forma la noblesse du pays. Cette beauté, nouvelle à la
cour, est la femme du jeune daïmio Egna, et le ministre Koono,
épris de ses charmes, a récemment appelé son époux près du sou-
verain en lui conférant un emploi; il n'a cessé dès lors de pour-
suivre la jeune femme de ses déclarations. Egna n'eût pas soup-
çonné le vieux seigneur sans la confidence que lui a faite sa
femme; la veille encore, elle a doucement éconduit l'amoureux
dignitaire en lui adressant le refus d'une entrevue, formulé dans
une pièce de vers. Egna, prévenu cette fois, observe le manège du
ministre avec une irritation mal contenue. Un de ses amis, le daï-
mio Monomoï, placé à côté de lui, remarque la pâleur de ses traits;
toutefois, esclave de la discrétion japonaise, il ne s'informe pas du
motif de son trouble, et se contente de le regarder à la dérobée.
La cérémonie s'est terminée. Le chiogoun a disparu derrière les
tentures; son nombreux cortège se met en marche dans les avenues
du temple. Les seigneurs se dirigent vers les issues de l'enceinte
pour rejoindre leurs escortes et leurs palanquins. Egna s'est levé
silencieusement, suivi de son ami Monomoï. Le hasard le met subi-
tement en présence du ministre Koono : à sa vue, ses yeux s'allu-
ment; avec un cri étouffé, il dégaine son poignard et s'élance sur
son rival. Un officier qui a vu ce mouvement se précipite sur les
bras de l'agresseur et le retient par derrière. Koono se dégage, le
front saignant d'une légère blessure; on entraîne Egna à l'écart.
Les témoins de cette courte scène se retirent atterrés, car le fait
d'avoir répandu le sang dans une cérémonie publique présidée par
le souverain constitue un crime de lèse-majesté, et doit attirer sur
le coupable un terrible châtiment.
652 REVUE DES DEUX MONDES.
Le lendemain, retiré dans son palais, Egna fait mander son ami
Monomoï; il lui fait le récit des menées amoureuses du ministre
Koono, lui explique la scène de la veille, et lui confie son désespoir
ie n'avoir pas tué son rival, car il n'a plus désormais qu'à subir la
.entence souveraine, dont sa propre mort ne sera peut-être pas
l'article le plus sévère. Chose curieuse et qui représente bien le ca-
ractère japonais, mélange de calme et de frénésie, de soumission
passive et d'irritabilité sauvage, — après cet éclair de révolte et cet
oubli d'un instant qui a mis le poignard dans sa main, le malheu-
reux attend avec résignation le châtiment, sans que la moindre
idée de se soustraire à une loi aussi inexorable ait traversé son es-
prit. Une seule pensée le soutient et le console, c'est que, sous
peine de déshonneur, ses parens et serviteurs devront chercher à
venger sa mort dans le sang du ministre Koono ou des siens.
Monomoï a compris le legs que son ami, à défaut de fils ou de
proches parens, veut lui faire accepter. Il se retire toutefois sans
répondre, hésitant à s'engager par un serment à cette terrible
tâche : Egna n'a-t-il pas d'ailleurs des serviteurs dévoués auxquels
ce devoir incombe avant tout autre? Quelques jours après, tandis
qu'il se promène, tout soucieux, sous la vérandah de ses apparte-
mens, il voit venir à lui un de ses plus fidèles olTiciers. Le vieux
Kawatzou l'a vu naître, et parfois, malgré l'infranchissable distance
des conditions, lui a donné des conseils qui ont été accueillis, i ans
les fréquentes entrevues de Monomoï et d'Egna, il s'est lié d'amitié
avec le karo ou premier officier de ce dernier; c'est lui qui, dans la
scène du temple, s'est jeté sur le bras du daïmio Egna pour em-
pêcher son crime. Kawatzou s'avance avec un air respectueux et
résolu à la fois. Il s'arrête près d'un jeune pin, tire son sabre et
abat la tête de l'arbre; puis, marchant à Monomoï, et lui présen-
tant la branche sur son éventail ouvert : — Seigneur, lui dit-il,
votre humble serviteur Kawatzou est coupable : par sa faute, le
prince Egna n'a pu accomplir une juste vengeance, et il va bientôt
périr. Gomme cette branche de pin tranchée par mon sabre, la tête
du daïmio Koono devra maintenant tomber à son tour; ainsi le veu-
lent les lois d'honneur de l'empire. C'est au coupable à réparer le
mal; votre serviteur Kawatzou, rempli de douleur, vous demande
de pouvoir exécuter lui-même ce dessein.
Ainsi contraint de se prononcer, Monomoï fait des promesses au
vieil officier, et, avant de rien entreprendre, s'informe de ce qu'est
devenu le ministre Koono. Ce dernier, avide de vengeance, a fait
au souverain une déposition où l'origine de sa querelle avec Egna
est dissimulée sous un prétendu différend d'intérêts. Le chiogoun,
avant de se recueillir pour prononcer la sentence, a exilé les deux
UN DRAME JAPONAIS. 653
adversaires dans leurs châteaux. Les deux princes viennent de
quitter la capitale. Il n'y a donc qu'à laisser les événemens suivre
leur cours, et chacun attend avec anxiété le dénoûment inévitable
du drame inauguré au temple d'Hatchiman.
II.
Les navigateurs qui parcourent la mer intérieure du Japon et
qui circulent au milieu de cette série de détroits et d'archipels qui
occupent, au cœur d'un magnifique pays, plus de cent lieues d'é-
tendue, remarquent çà et là, soit au sommet d'une colline, soit au
fond de quelque baie verdoyante, une longue muraille crénelée,
garnie de distance en distance de hautes tours. C'est le château d'un
daïmio, enceinte fortifiée où jadis ces formidables vassaux entrete-
naient de véritables armées. Depuis lors, leur puissance a été bien
réduite; mais peut-être les anciennes velléités d'indépendance et de
révolte germeraient- elles encore derrière ces murs, si le prince
n'avait près du souverain, dans sa résidence de la capitale, une
partie de sa famille en otage (1). Tel est l'asile où Egna s'est retiré,
au centre de son territoire, qui occupe une partie de la populeuse
province d'Arima. A l'extérieur du château, l'enceinte est seule vi-
sible. Elle circonscrit un vaste espace de terrain de forme rectan-
gulaire. La muraille, haute de 30 à liO pieds, formée de ces gros
blocs de pierre irréguliers dont l'architecture désigne l'ensemble
sous le nom de construction cyclopéenne, est surmontée d'une ga-
lerie en bois recouverte d'une épaisse toiture en tuiles noires, re-
vêtue de stuc blanc, et percée de nombreuses meurtrières; de l'in-
térieur, on découvre que cette galerie correspond à la plate-forme
du rempart, et que ses parois et son toit protègent les défenseurs
contre le tir des flèches et l'attaque par escalade, comme les hourds
qui, au moyen âge, garnissaient en temps de guerre les sommets
de nos tours. Le pied des murailles baigne dans de larges fossés
pleins d'eau. Aux angles, et de distance en distance, de hautes
tours, de même apparence que les galeries, élèvent leurs deux ou
trois étages aux toitures recourbées. Une tour semblable, mais plus
importante, apparaît au milieu de l'enceinte, à travers les grands
pins dont on aperçoit les sommets au-dessus des murailles ; c'est
un réduit intérieur isolé, véritable donjon d'où l'on domine tout le
(I) Cette obligation, créée seulement au xvi" siècle par le fondateur de la dernière
dynastie taïcounale, a été abolie en 1863 par ses successeurs, à la veille de la révo-
lution qui a renversé cette institution, et préparé la disparition complète de la féoda-
lité japonaise.
6hh REVUE DES DEUX MONDES.
système de défense. Des ponts-levis mènent à une porte massive,
l'entrée d'honneur, et à plusieurs poternes de service. Aussitôt les
voûtes franchies, on ne remarque rien cependant qui réponde au
caractère monumental de l'enceinte : une série de cours sont rem-
plies par les casernes et les bâtimens de service, construits en bois
et sans étage, comme la plupart des édifices japonais. Les bâtimens
occupés par le daïmio et sa famille se distinguent par de plus
grandes proportions et le soin que l'on a mis dans le choix des ma-
tériaux, tout en gardant le même caractère de simplicité ; situés au
point le plus inabordable de l'enceinte, ils ne sont accessibles qu'à
travers de nombreux passages, couloirs et barrières gardés par des
postes échelonnés. Ils sont entourés de jardins sur lesquels ouvrent
de plain-pied les vérandahs des appartemens; des petits canaux,
des rivières et des étangs en miniature servent à doubler les dé-
fenses intérieures de ce domaine réservé, tout en concourant à l'or-
nementation.
Une population vit là autour du prince : sa famille, ses enfans,
les épouses non légitimes que les mœurs du pays et les obligations
du rang placent à côté de sou foyer, puis une série d'officiers ou
samouraï, d'employés de tout rang et de serviteurs, dont le coû-
teux entretien, joint au train de maison obligatoire de la capitale,
absorbe chaque année le revenu de son territoire. Dans ce pays, où
les conditions sociales sont immuables, la plupart des emplois et
des situations se transmettent héréditairement, à part le cas où le
prince, disposant à son gré des fonctions et des salaires, veut ré-
compenser des services exceptionnels ou sévir contre des coupables.
Ce sont les mêmes familles qui depuis des siècles ont donné à ces
seigneurs provinciaux leurs serviteurs, notamment leurs karos,
sortes de premiers ministres investis de toute la confiance du prince,
et qui sont chargés en mainte occasion de le représenter et d'agir
en son nom. C'est ainsi que, par une organisation toute féodale, vit
autour du daïmio et sur l'étendue de son territoire une petite no-
blesse mihtaire entièrement indépendante du pouvoir central et
prête à tirer l'épée pour son maître le jour où il oserait en donner
le signal (1).
(1) Telle était l'organisation sociale du Japon, lorsqu'il y a quinze ans les Euro-
péens y pénétrèrent de nouveau; elle se maintenait sans changement depuis deux ou
trois siècles de tranquillité extérieure et intérieure. Ensuite tout a changé d'aspect.
Les événemens de ces dernières années semblaient prouver que l'initiative et l'intel-
ligence avaient abandonné les descendans des fiers daimios pour devenir l'apanage de
cette classe des karos et des petits officiers. Comme les mikados il y a cinq ou six siècles,
comme les taïcouns à leur tour il y a cinq ou six ans, les daimios abdiquaient l'cxer-
cice du pouvoir attaché jadis à leur titre : ils n'étaient plus que des iastrumcns entr»
UN DRAME JAPONAIS. ^55
C'est au milieu de ce petit royaume, où il règne en maître,
qu'Egna est rentré silencieux sur l'ordre du souverain, laissant à
Kamakoura sa jeune femme, qu'il ne doit peut-être plus revoir. Sa
famille l'a reçu avec les marques de respect qu'elle doit à un maître
souverain. La discrétion est au Japon la p'-emière des obligations; y
contrevenir serait souvent risquer sa vie. Le prince n'a pas parlé, et
si de vagues rumeurs, des paroles échappées aux gens de l'escorte,
ont pu jeter dans l'esprit des habitans du château l'appréhension de
choses graves, il n'en est pas prononcé un mot. Le premier karo
rend compte au prince des affaires réglées pendant son absence,
des emprunts contractés avec les banquiers d'Osaka sur la récolte
de l'automne, des incidens survenus dans la petite province. Un seul
incident est venu troubler la quiétude du château. Deux de ses ha-
bitans, Shimidzou, officier de la garde d'Egna, et la jeune Yakaïto,
l'une de ses femmes, ont disparu un matin. Ces jeunes gens, épris
d'amour depuis longtemps, empêchés de s'unir par la situation de
la femme, avaient résolu de fuir ensemble, et, indifférens à une
perspective de misère, d'aller chercher une retraite au fond de quel-
que campagne éloignée. Peu d'heures après leur disparition, on
apprit qu'à l'aube ils s'étaient montrés à une poterne de service
qui donne accès par une passerelle sur les dehors du château. L'u-
nique soldat de garde avait dégainé; mais, blessé légèrement par le
sabre de Shimidzou, intimidé par sa contenance résolue, il s'était
laissé garrotter, puis le fugitif avait franchi avec sa compagne les
dernières barrières.
Un mois se passe; l'automne touche à sa fin. Un jour, deux offi-
ciers à cheval accompagnés d'une escorte se présentent à l'en-
trée principale du château. Après de longs pourparlers destinés
à constater l'identité des nouveau- venus , il est rendu compte au
prince que ce sont deux envoyés officiels du chiogoun. Il faut aussi-
tôt que les ponts-levis s'abaissent, que les battans de la grande
porte soient ouverts, et que les deux émissaires soient introduits
avec tout le respect dû, non pas à leur rang personnel, mais à la
suprématie du souverain qui les envoie. Reçus par le maître des
cérémonies, les ambassadeurs font connaître à Egna qu'ils viennent
les mains des karos. Ce sont ces derniers qui paraissaient diriger la guerre civile
en 1808 et 1869; eux seuls figuraient à la tête des troupes. Les événemcns des trois
dernières années sont venus achever le renversement de cette société féodale du Ja-
pon et annuler le pouvoir des daïmios; une organisation administrative, semblable à
celle des nations européennes, est à l'essai (voyez la Revue du 15 mars). Qu'on se
figure la France passant brusquement de la féodalité de saint Louis aux institutions
du xix« siècle, et l'on aura l'idée de cette étrange transformation, dont lee conséquences
ne eauraient encore être bien appréciées.
656 REVUE DES DEUX MONDES.
lui signifier la sentence du chiogoun. L'appartement principal du
château est disposé : les envoyés y prennent place assis sur deux
plians, et celui qui doit porter la parole tient à la main un écrit en-
roulé sur un bâton d'ivoire. Egna, suivi de ses principaux ofTiciers,
paraît devant eux, se pro^^terne sur la natte, et dans cette posture
entend la lecture de sa condamnation. Rendue sur les rapports trop
aisément accueillis du prince Monomoï, puissant ministre et vieux
serviteur des chiogouns, la sentence, que dictent en partie les lois
japonaises, est inexorable dans sa sévérité. Le daïmio Egna s'atten-
dait à la peine capitale et se consolait en pensant que la mort par
l'ouverture du ventre, ou liarakiri, réservée aux nobles qui n'ont
pas dérogé, laisserait au moins à sa famille sa situation sociale et
à son futur héritier, encore enfant, le domaine de ses ancêtres; mais
il paraît que son crime a été plus grand, car l'édit du souverain
prononce qu'avant de mettre fin à ses jours par le harakhi, le daï-
mio doit remettre à ses délégués son château et la possession de
tous ses domaines. Ses serviteurs seront licenciés, sa famille per-
dra ses biens, jusqu'à son nom, et devra se disperser dans l'exil.
Le temps est déjà loin où ces fiers daïmios, à demi indépendans,
jamais réduits et rendus tout-puissans par la possession de pro-
vinces entières, faisaient trembler la vieille autorité des mikados et
le pouvoir naissant des chiogouns. Aussi, malgré les solides mu-
railles de son château et la petite armée d'hommes résolus, frappés
comme lui, qui l'entourent, le malheureux Egna se soumet et obéit.
Les jours suivans sont consacrés, sous la direction des envoyés du
chiogoun, à l'exécution des derniers articles de la sentence. Les
employés du domaine, les officiers, les nombreux serviteurs du
prince et de sa famille sont licenciés; ceux à qui leur naissance ou
leur emploi permettait le port du sabre gardent cette arme pour
seul bien; c'est d'elle qu'ils devront vivre, car des officiers ne sau-
raient déroger en achetant leur subsistance au prix d'un travail
d'artisan. Devenus lonines, c'est-à-dire sans maître qui les paie,
sans ressource d'aucune espèce, il ne leur reste plus qu'à louer
leur bras à toutes les mauvaises causes ou bien à se faire brigands.
Nous les retrouverons bientôt, vivant d'expédiens, les uns périssant
de misère ou dans d'obscures aventures, les autres tombant peu à
peu sous le glaive des officiers de justice. Telles sont les terribles
conséquences de cette loi qui rend toute une population solidaire
de la faute de son chef. Après eux, c'est une file de femmes éplo-
rées, de servantes et d'enfans, qui franchit pour la dernière fois le
seuil du château et prend à pied la route de l'exil. Il ne reste plus
dans l'enceinte qu'Egna et ses plus intimes serviteurs.
Les derniers adieux ont été faits, et le moment est arrivé où la
UN DRAME JAPONAIS. 657
sentence de mort reste seule à exécuter. Un hangar recouvert en
planches a été dressé à la hâte dans une des cours du château; des
tentures blanches en forment la clôture. Dans cette enceinte ont
pris place les deux envoyés du chiogoun. Un tapis de drap blanc
bordé de rouge est à quelques pas devant eux. Dans un coin du
hangar, derrière un paravent, ont été cachés quelques ustensiles :
un petit poignard déposé sur un escabeau, un grand baquet en
laque et un seau plein d'eau, destinés à recueillir et à laver les
restes de la victime. Egna paraît bientôt, uniquement recouvert
d'une longue robe de soie blanche, vêtement que les nobles, dès
l'âge viril, ont tous dans leur garde-robe, et qu'ils devront revêtir
le jour où le suicide leur sera imposé par une sentence ou par le
code d'honneur japonais. 11 vient s'asseoir au centre du tapis et se
prosterne pour écouter une dernière fois la lecture de sa condam-
nation. Deux de ses oiïiders, vêtus de blanc comme lui, ses té-
moins, sont assis plus en arrière; à côté de lui, debout, un autre
se place, seul armé de son sabre ; ce serviteur, choisi parmi les plus
fidèles, a la triste fonction d'ach'^yer son maître et de lui épargner
une lente agonie en lui coupant la tête. La lecture terminée, le
tabouret et son poignard sont déposas devant Egna; il dénoue sa
ceinture et l'enroule lentement autour dq la lame du poignard, lais-
sant à découvert quelques pouces du tranchant à partir de la pointe,
puis, prenant résolument l'arme de la main droite, il se fait d'un
seul mouvement une profonde incision d'une hanche à l'autre dans
les entrailles. Le calme de ses traits pâles ne s'est pas démenti; au
moment où il s'affaisse en avant, la lame du sabre brille, et la tête
du condamné roule aux pieds des juges.
Les serviteurs témoins de cette dernière expiation de leur maître
n'ont plus qu'à disparaître à leur tour, après avoir confié son ca-
davre aux prêtres d'une bonzerie voisine qui lui donneront la sé-
pulture. Une vingtaine environ, et parmi eux le karo Hori et son
jeune fds, franchissent les derniers l'enceinte du château, sur les
murs duquel flotte déjà le pavillon du chiogoun. Hori, se retournant
sur le seuil de la porte, contemple une dernière fois l'écusson de
son seigneur, et reporte les yeux sur un poignard qu'il tient à la
main, présent qu'il reçut de lui dans les jours prospères en témoi-
gnage de son zèle. Ces hommes échangent un regard qui les con-
firme dans la résolution qu'ils ont déjà arrêtée avant de s'éloigner
de ces lieux maudits; sans maître et ne relevant désormais que
d'eux-mêmes, ils viennent de s'engager par serment à venger sa
mort : dans l'âme d'un vrai samouraï, il n'est guère d'autre alter-
native. Us se séparent après s'être assigné un lieu de rendez-vous,
à un mois de là, dans les faubourgs de la capitale.
TOME civ. — 1873. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Le lecteur, à cette période du drame, pressent déjà les tragiques
péripéties qui se préparent. Toutefois les auteurs japonais, se con-
formant aux saines traditions de la composition dramatique, ont
groupé autour de l'action principale une série d'incidens qui nous
font mieux connaître les personnages secondaires déjà entrevus
dans ce récit, et nous intéressent à leur sort. Nous retrouvons tout
d'abord les fugitifs du château d'Egna, Shimidzou et Vakaïto, ré-
fugiés sur les confins de la province, chez les vieux parens de la
jeune femme, qui les ont accueillis; ils prennent part à leurs tra-
vaux, et vivent, heureux jusqu'alors, de l'&xistence du paysan
japonais, pauvre et impuissant à sortir de sa condition, mais pai-
sible et indifférent aux orages qui groncJent au-dessus de lui sans
descendre dans son humble sphère. Pientôt cependant les tristes
nouvelles du château qu'ils ont quitté leur parviennent comme
une vague rumeur; puis des serviteurs lonines de leur ancien
prince dispersés dans le pays, auxquels Shimidzou se dévoile, ne lui
laissent plus de doute; ils lui racontent la catastrophe et l'invitent
à s'affilier à leurs complots de vengeance. Le jour où il revient por-
teur de cette triste nouirelle est un jour de deuil pour la cabane, et
les regrets des fugitifs redoublent à l'idée qu'ils ont abandonné
leurs maîtres dans un pareil moment. Assurément Shimidzou re-
joindra ses anciens frères d'armes, et s'efforcera de racheter sa
faute par sa résolution; mais pour s'éloigner, pour vivre quelques
mois peut-être en divers lieux sans éveiller les soupçons, il faut
une avance de fonds, et dans le misérable intérieur où l'on vit au
jour le jour d'une maigre part de récolte on ne trouverait pas une
pièce d'argent. Yakaïto, saisie d'une inspiration subite, se rappelle
alors que leur fuite a été due principalement à ses prières; elle dé-
clare que, la plus coupable des deux, elle ne doit pas reculer de-
vant sa part de saciifices. Que son père et son époux lui permettent
donc de se vendre pour un certain nombre d'années au yoshivara
de Kamakoura; c'est le quartier des jeux, des maisons de thé, où
sont parquées les courtisanes. Sa beauté, son éducation, assurent à
sa famille une somme assez ronde en échange de sa liberté. Tous
acceptent avec tristesse, mais sans hésitation, cette suprême res-
source. Dans les idées japonaises d'ailleurs, une pareille vie ne doit
pas déclasser irrévocablement la malheureuse femme; viennent des
jours meilleurs, son époux pourra la replacer à son foyer, où elle
retrouvera la même situation que par le passé. N'a-t-elle pas aussi,
pour la soutenir et pour faire accepter son dévoûment, le souvenir
UN DRAME JAPONAIS. 669
de cette noble châtelaine qui naguère, au prix d'un pareil sacrifice
qu'elle fit partager aux femmes de son entourage, acquit de grandes
sommes d'argent, et permit à sa ftimille, engagée dans une guerre
i d'extermination, de trouver son salut dans la continuation de la
lutte? Le portrait de cette grande dame est presque aussi populaire
au Japon que celui de ses héros; il rappelle aux malheureuses exclues
I de la société que celle-ci a encore pour elles certains respects et
' certaines indulgences. Il semble d'ailleurs qu'il n'y ait à cela que
justice, car toutes ou à peu près, à l'âge où a commencé pour elles
cette vie, n'avaient pas la libre disposition d'elles-mêmes.
La résolution consentie par l'époux et les parens de Vakaïto est
immédiatement mise à exécution. La jeune femme se met en route
! portée par deux coulies dans un cango, modeste chaise à porteurs
I usitée par les gens du peuple. Le vieillard a chaussé ses jambières
■ de voyage, pris son chapeau de bambou tressé à larges bords, et
I endossé le rustique manteau de paille que les gens de pauvre con-
dition portent en hiver, et qui les font ressembler de loin à de
grandes gerbes de blé en mouvement; il suit à pied le cango, un
(bâton de voyage à la main. La semaine suivante le voit revenir
Iseul par les mêmes sentiers. Le lugubre contrat a été conclu sans
jdifliculté; il rapporte dans sa sacoche la somme, considérable pour
un homme du peuple japonais, de 50 rios, environ 200 francs. En
■approchant de sa demeure, le vieillard se résout à doubler l'étape
,et à voyager de nuit pour ne pas prévenir les voisins de son retour
jet permettre à son gendre de fuir immédiatement. Ce dernier, jus-
itement à cette heure, est en chasse dans les environs, car, inha-
bile aux travaux des champs, il cherche à retirer de cette ressource,
interdite aux paysans, de précaires moyens de subsistance. A l'affût
au bord du sentier qui traverse un ravin, il attend au passage un
sanglier dont il a observé les traces.
Un autre homme, à la même heure, est aux aguets près de lui, à
;ent pas peut-être : c'est un de ces voleurs de grande route qui ne
reculent pas devant l'assassinat, et qui, désarmés en apparence,
sortent un sabre court et effilé caché sous leurs vêtemens. Ce misé-
rable a observé le paysan à l'hôtellerie de la dernière étape et soup-
çonné son trésor; le voyant partir, il est venu l'attendre sur la
•oute. La nuit est pluvieuse et noire; le vieillard descend pénible-
' nent le ravin, glissant sur la terre détrempée. Tout à coup une
nain le saisit à la gorge; à peine a-t-il articulé un cri étouffé
lu'un violent coup de sabre l'étend à terre. Le voleur s'empare
lu sac du malheureux et s'apprête à fouiller le cadavre. Shimid-
;ou, malgré sa fermeté habituelle, n'a pas entendu sans frissonner
•e cri étouifé; mais aussitôt le froissement de broussailles appelle
660 REVUE DES DEUX MONDES,
son attention : le sanglier est là qui débouche insouciant sur le
sentier ; Shimidzou lui décoche un trait de son arbalète presque à
bout portant. L'animal fait un bond et se précipite à fond de train
dans la pente du chemin; il passe au galop près du cadavre, et dis-
paraît de nouveau dans le fourré, tandis que le meurtrier, effrayé
par l'apparition de l'énorme bête, n'a que le temps de s'élancer
dans les branches d'un arbre.
Cependant Shimidzou s'est levé de sa cachette, et, l'arbalète à la
main, s'avance sur le sentier, où il suit avec difficulté les traces de
l'animal blessé. A un détour du chemin, il tombe subitement sous
le jet de lumière d'une lanterne à main. Un homme armé est devant
lui; à son accoutrement, aux emblèmes peints sut le papier huilé
de la lanterne, Shimidzou a reconnu un porteur de dépêches du
gouvernement. Le courrier vient de passer devant le corps du vieil-
lard; rencontrant à quelques pas un homme d'un aspect misérable
et à la contenance résolue, tenant à la main une arbalète dont l'arc
est détendu, comment douterait-ii qu'il a devant lui le meurtrier?
L'officier se contente néanmoins de l'examiner attentivement,
échange avec lui un bref salut, continue sa route, et fait son rap-
port au poste de police du prochain village.
Pendant ce temps, le véritable assassin s'est éloigné. Shimidzou,
reprenant la piste de l'animal blessé, heurte bientôt du pied le ca-
davre étendu sur le sentier. Il reconnaît le vieillard; la ceinture ar-
rachée, la sacoche disparue, témoignent du vol qui a suivi le crime.
Il rapporte la nouvelle à la cabane, où la vieille femme affolée, se
persuadant qu'il vient de commettre lui-même l'attentat, le couvre
d'imprécations. Le malheureux Shimidzou reste immobile, plonge
dans une morne stupeur, sans songer à lui répondre. Au jour, le
officiers du gouvernement arrivent au village, et, guidés par la ru-
meur publique, que les cris de la vieille femme ont déjà suscitée, st
présentent à la cabane pour saisir celui qu'ils appellent le meur-
trier. A cette accusation, Shimidzou les conduit près du corps rest^
sur le sentier, découvre la blessure qui est celle de la lame tran
chante d'un sabre et leur fait observer que son arbalète n'a pu don
ner un pareil coup. Les officiers de police lui enjoignent néanmoins d(
les suivre à la ville, car leurs préventions se réveillent en observan
mieux cet homme, dont les allures ne sont pas celles d'un paysan
A ce dernier coup du sort, le malheureux se voit compromis san:
espoir et contraint d'abandonner toute idée de rejoindre ses ancien:
compagnons; il rentre un instant au fond de la cabane, tire soi
sabre de sa cachette et se l'enfonce dans la poitrine. Les officiers
abandonnant les deux cadavres, s'éloignent satisfaits, car leur tâche
est accomplie du moment où le prétendu coupable s'est fait justice
UN DRAME JAPONAIS. 661
Dans cette lugubre série de péripéties, il est à peine un tableau
qui repose de ces scènes de meurtre où les acteurs du drame dispa-
raissent l'un après l'autre, victimes volontaires ou non. On ne sau-
rait y voir une exagération dramatique; en dehors de l'enchaîne-
ment fatal des faits, c'est une peinture assez fidèle des mœurs
féodales de ce peuple et l'expression du mépris de la mort, de
l'insouciance de la vie humaine, qui caractérisent ces races de l'ex-
trême Orient. Si parfois le récit paraît tourner à l'idylle, il reprend
bien vite, à la faveur d'un incident, son allure primitive. Une scène
nous montre une jeune fille appartenant à la classe des samouraï^
voyageant sur le tokaido, grand chemin qui relie les principales
provinces du Japon à la capitale. Sa mère et quelques serviteurs
l'accompagnent : de confortables norimons servent de véhicule aux
deux femmes, et souvent, pour rompre la monotonie de ces longues
étapes, elles font à pied, en avant de leurs gens, une partie du
chemin. On est encore à la fin de l'automne, la saison des voyages
au Japon; l'air est vivifié par les premières brises du nord que
tempère un brillant soleil; les arbres résineux, les grands chênes
verts et les lauriers, les bosquets de camélias au sombre feuil-
lage, font encore au paysage à moitié dépouillé un fond de verdure
qui donne à la campagne japonaise, même en hiver, les rians as-
pects d'un parc sans fin : le pic, déjà couvert entièrement de neige,
du Foudsiyama domine l'horizon de sa masse d'une blancheur
éblouissante. Le père de la jeune voyageuse est le vieux Kawatzou,
ce serviteur du daïmio Monomoï, qui a conseillé à son maître de
venger l'honneur et la mort d'Egna sur la personne de son ennemi.
Monomoï, ébranlé par la fin tragique du prince, arrêté par le res-
pect pour la justice souveraine, n'a pas quitté son château. Kawat-
zou y est resté avec lui, lorsqu'un message de Hori, l'ancien karo
d'Egna, est venu lui demander une entrevue secrète entre sa fille
et le fils de Hori, fiancés depuis quelques années. Le rendez-vous
est donné dans un village du tokaïdo à peu de distance de la capi-
tale. La jeune fille est donc partie, le pied léger et le cœur joyeux;
malgré la catastrophe de la maison d'Egna, elle s'est reprise à es-
pérer : son fiancé ne peut -il pas être adopté par Kawatzou, âgé et
sans fils, pour succéder à sa charge dans le château de Monomoï?
Le vieillard ne partage pas les espérances de sa fille ; il connaît le
caractère de son ami Hori, et, jugeant par ses propres sentimens
de ceux des serviteurs d'Egna, devine les projets que son ami doit
poursuivre à cette heure. Déguisé en pèlerin, il part après les deux
femmes, et les suit à une étape de distance. Au village fixé pour le
rendez-vous, une scène nous le montre aux aguets derrière une
cloison, sous la vérandah de la maison où Hori vient de recevoir sa
662 REVUE DES DEUX MONDES.
femme et sa fille. Ce dernier leur expose qu'il a voulu les voir une
dernière fois, mais que toutes relations doivent être rompues entre
les deux familles : Rawatzou n'a-t-il pas en effet, le jour de la cé-
rémonie du temple d'Hatchima, arrêté le bras du daïmio Egna et
sauvé la vie de son ennemi? Sans cette intervention funeste, son
maître serait du moins mort après avoir satisfait sa vengeance.
Kawatzou, qui a tout entendu, ouvre à ses derniers mots ses vête-
mens, prend son poignard, se fait aux entrailles l'incision du hara-
kiri, renoue sa ceinture, et se traîne au seuil de l'habitation. Les
malheureuses femmes, sortant de cette entrevue où elles ont laissé
tout espoir, y trouvent le vieillard sanglant et sur le point d'expirer;
il lui reste la force d'e leur dire : — Je suis intervenu pour le plus
grand des malheurs entre les deux princes; puis j'ai conseillé à
mon maître de venger son ami, il n'a pu suivre mes conseils. Quel
serviteur fidèle, après cela, oserait survivre à son honneur? Je suis
trop vieux pour racheter ma faute; mon bras affaibli ne tient plus
le sabre; il ne me restait qu'à mourir. Moi disparu, Ilori et les siens
pourront encore vous accueillir. — Hori parait à ces mots et pro-
met qu'il en sera ainsi; puis, ayant rendu les derniers devoirs à
son ami avec le concours des deux femmes, il les décide à rega-
gner leur résidence au château du daïmio Monomoï. Tandis qu'elles
s'en retournent, le cœur attristé du présent et inquiet de l'avenir,
Hori et son fils reprennent le chemin de la capitale.
IV.
L'hiver est venu. Les lonines d'Egna, obéissant au mot d'ordre de
leur chef, ont gagné par petits groupes Kamakoura. Accrue par des
affiliations successives, leur troupe se compose désormais de qua-
rante-sept hommes résolus. Les uns, et dans le nombre Hori et son
fils, affectent de vivre dans une insouciance joyeuse et une dissi-
pation qui éloigne tout soupçon de leurs projets. Leurs compagnons
ont quitté leurs armes, et, vêtus en gens du peu pie, se sont dispersés
dans divers quartiers. Un marchand, ancien agent d'afTaires du daï-
mio Egna, en relation depuis longtemps avec les oITiciers du prince,
leur donne accès dans sa demeure : au fond de son habitation se
trouve un de ces vastes magasins aux parois épaisses, à l'épreuve du
feu, où les négocians entassent leurs marchandises précieuses; les
lonines peuvent tenir leurs conciliabules dans ce réduit à l'abri de
toute oreille et de tous regards indiscrets. C'est là qu'ils se réunissent
depuis leur arrivée pour se communiquer les nouvelles et discuter
définitivement l'exécution de leurs projets de vengeance. Le ministre
UN DRAME JAPONAIS. 663
Koono, rappelé dans ses importantes fonctions et rentré complète-
ment en grâce après quelques semaines d'exil, est revenu habiter,
près du souverain, son hiaski (palais) de Kamakoura. Cette circon-
stance est éminemment favorable à ses adversaires; au milieu de sa
province, derrière les murs de son château-fort, entouré d'une po-
pulation de sujets fidèles, le daïmio eût indéfiniment bravé leurs
attaques; une troupe d'étrangers n'eût même pu séjourner quel-
ques heures dans la province sans attirer le soupçon. Ce prompt
retour à la ville change complètement la situation, et nos kérai ne
sauraient choisir de meilleur théâtre pour risquer leur aventureux
projet. Il est surtout, dans ce quartier solitaire qu'habitent les
hauts dignitaires, des ruelles désertes, des avenues bordées par les
grands enclos boisés des bonzeries, propices à une embuscade. Les
conjurés épient de ces cachettes les allées et venues du ministre;
mais ce dernier est sur ses gardes et n'ignore pas qu'à la suite de la
mort de son rival , les officiers lonines de ce prince tenteront à un
moment donné de le surprendre. Il ne sort plus de son palais, où
l'on veille avec soin, que pour se rendre chez le chiogoun; une es-
corte plus forte que d'ordinaire entoure son norimoriy où lui-même
se tient assis, la main sur la poignée de son sabre, tout prêt à
mettre pied à terre et à seconder ses serviteurs. Plus d'une fois,
derrière les piliers d'un temple ou à travers la brèche de quelque
palissade abandonnée, ses gardes ont surpris, à la tombée de la
nuit ou par quelque sombre journée d'hiver, des yeux ardens qui
épiaient le cortège. Leur nombre et leur attitude ont détourné Hori et
ses complices de l'idée d'une agression en plem jour; renonçant
désormais à une lutte au moins trop incertaine dans ces conditions,
les conjurés mûrissent l'exécution d'une attaque de nuit sur le
Tdaski même de leur ennemi, tentative où ils mettent leur dernier
espoir.
Les scènes du drame portent désormais sur un unique objet, la
préparation minutieuse de cette expédition. Les lonines redoublent
de prudence pour cacher leurs conciliabules, et de ruses pour étu-
dier les défenses de l'ennemi. Tantôt nous voyons Hori et son jeune
fils, courbés sur un plan déroulé devant eux, tracer des lignes qui
représentent l'enceinte rectangulaire du hiaski du Koono, ses pa-
lissades intérieures, le plan des édifices privés du palais, avec leurs
couloirs et l'emplacement des postes de soldats. Puis ce sont les cora-
battans qui préparent leurs aimes pour la lutte, qui sera sans doute
opiniâtre : nous les voyons affiler leurs sabres, ajuster les fers de
grandes lances, disposer des crocs en fer et des échelles de corde,
une lourde masse et des haches pour enfoncer les palissades. Ils
se munissent chacun des pièces essentielles d'une armure de com-
QQll REVUE DES DEUX MONDES.
bat, qui comprennent le casque avec son couvre-nuque articulé, la
cotte démailles doublée d'une épaisse couche de ouate, la cuirasse,
les jambières et les brassards en mailles revêtus de lames de fer.
Un secours inattendu leur est venu dans cette ville où ils n'osaient
se fier à personne. Dans cette vie de dissipation que quelques-uns
d'entre eux ont feint de mener jusqu'alors, le hasard d'une prome-
nade au quartier des yoshivara les a conduits en présence de la
malheureuse Vakaïto. Contrarié d'abord, puis rassuré par le dé-
voûment que l'ancienne servante d'Egna montre pour leur cause,
Hori l'emploie comme espion pour surprendre les secrets de l'en-
nemi. Qui se méfierait d'une femme de cette misérable condition,
dont la déchéance sociale n'est connue de personne? Vakaïto attire
chez elle des officiers du ministre Koono. A la faveur des repas
joyeux et des libations de sakki, le plus muet des Japonais perd de
sa réserve; bientôt même la courtisane, à leur suite, passe quel-
ques heures dans l'enceinte du palais du prince; elle y observe les
passages, la disposition des lieux, les habitudes des gens du logis,
et chaque fois en rend à ses amis un compte fidèle. Les conjurés
ont bientôt acquis une parfaite connaissance des dispositions de dé-
fense du palais, et leur chef, dressant un plan définitif de combat,
distribue à chacun son rôle.
Le moment fixé pour l'attaque est enfin venu. Il fait une sombre
nuit d'hiver; toutefois le manteau de neige répandu sur le sol jette
une clarté suffisante pour permettre de se reconnaître entre com-
battans. Dans ce même dessein, les conjurés se sont revêtus de
djinn-baoris, manteaux se portant par-dessus l'armure, tous sem-
blables, à grandes dentelures blanches et noires facilement visi-
bles dans l'obscurité. Réunis pendant la première partie de la nuit
au fond du hangar de leur complice, les quarante-sept guerriers
reçoivent une dernière fois les instructions de leur chef, et, s'ai-
dant les uns les autres, revêtent et assujettissent solidement les
diverses pièces de leur armure; puis, sortant par deux ou trois
ruelles, ils se retrouvent un instant après au carrefour voisin pour
se mettre en marche en un seul groupe. Après deux éclaireurs, Hori
s'avance en tête de ses gens; un silllet de commandement pend à sa
ceinture, et derrière lui un de ses hommes porte le taïko ou tam-
bour de guerre. Le gros des combattans est serré derrière eux et
dissimule autant que possible les longues lances et les crocs barbe-
lés. Devant cette masse sombre, aux profils étranges, qui s'avance
silencieuse sur la neige, les bourgeois attardés s'enfuient épouvan-
tés ; les soldats de veille près des postes de police se blottissent
dans leur réduit, et leur gosier desséché se refuse à articuler le
qui -vive.
UN DRAME JAPONAIS. 665
La troupe a bientôt traversé la ville marchande, franchi la li-
mite du quartier noble, et gagné le palais du daïmio Roono. L'en-
ceinte rectangulaire longe sur trois côtés une ruelle ou une avenue;
le quatrième est contigu à une résidence voisine. La troupe se dis-
tribue suivant les rôles convenus; des hommes se postent pour
surveiller les trois avenues, tandis qu'un petit groupe, prêt à esca-
lader le mur qui sépare les deux hiaskis, observera pendant le com-
bat cette voie de retraite de l'assiégé. Usant de ruse, un des con-
jurés frappe discrètement à une petite porte de service et se donne
pour un domestique attardé dont il emprunte le nom. A peine le
portier a-t-il entre-bâillé l'ouverture qu'il est saisi, entraîné au de-
hors et décapité. En quelques secondes, les assaillans ont envahi
la petite cour qui suit l'entrée, et deux autres serviteurs endormis
ont subi le même sort. Hori pénètre après eux et se fait hisser sur
le toit de la loge des gardiens. Glissant sur les tuiles, il parvient à
passer la tête au-dessus du faîte, et de ce poste il observe quelques
instans les cours et les palissades intérieures. Cette rapide inspec-
tion lui a permis de vérifier l'exactitude de ses renseignemens et
la sûreté de son plan de combat; un coup de sifflet donne le signal
de l'attaque simultanée sur les divers points de l'enceinte.
Cependant les gardiens de veille , au bruit insolite qui parvient
jusqu'à eux, jettent l'alarme dans toutes les cours du hiaski. Les
défenseurs endormis se réveillent, serrent à la hâte la ceinture de
leur vêtement de nuit, et se précipitent sur les lances et les sabres
qui, près d'eux, garnissent les râteliers d'armes. Déjà les assail-
lans, groupés à l'intérieur de l'enceinte et aux prises avec les pre-
miers obstacles de ce dédale que présente toute demeure de noble
japonais, ont repoussé quelques postes extérieurs de gardes, trop
peu nombreux, et qui battent en retraite en combattant mollement.
Hori, sur un point central, surveille les groupes dont le bruit in-
dique la marche progressive, et dirige la principale attaque. Sous
les coups des haches et de la lourde massue, les portes closes et
les palissades volent en éclats; les assaillans se rapprochent ainsi
des appartemens privés du prince. On le devinerait au nombre
croissant des défenseurs qui accourent : armés à la hâte, ils n'ont
pris que le temps de serrer leur ceinture, d'assujettir au corps par
une sorte de bretelle les manches flottantes de leur robe afm de
dégager leurs bras nus et de pouvoir manier le sabre, et de ceindre
leur front d'une forte bande de toile destinée à amortir les coups
de taille de l'adversaire. Le combat devient acharné. Les serviteurs
du prince font bravement leur devoir; mais comment lutter contre
des hommes armés de pied en cap, et qu'atteignent à peine de
légères blessures? Tour à tour ils tombent, réduits à se faire tuer
(5€6 REVUE DES DEDX MONDES.
pour prolonger la résistance et donner à leur maître le temps de
fuir.
Si rapide et si sûre a été l'attaque, que le principal groupe des
assaillans est parvenu aux appartemens privés de Koono. Les
femmes et les serviteurs, affolés de terreur, se sont enfuis dans les
jardins ou cachés sous le plancher des habitations. On prévient le
vieux daïmio que les issues de sa demeure sont cernées; à ce mo-
ment, un de ses gens a la présence d'esprit de soulever un de ces
kakémonos ou longs rouleaux de dessins pendus aux murs de l'ap-
partement, et d'ouvrir avec son sabre la mince cloison de stuc et
de bois; le vieillard s'élance par cette ouverture dans une ruelle
qui mène aux dépendances du logis, puis le rouleau retombe sur le
mur. Dans cette pièce, où sont tombés un à un les défenseurs bai-
gnés dans leur sang, Hori pénètre bientôt à la suite de ses hommes;
derrière un paravent, il aperçoit le matelas et les couvertures du
daïmio , reconnaissables aux armoiries brodées sur les étoffes. Le
lit est vide, et paraît, grâce à l'ordre réparé à la hâte , n'avoir pas
été occupé de la nuit ; mais Hori, saisi d'une inspiration subite , y
plonge la main et trouve le matelas encore chaud à la place du
corps. Le prince n'est donc pas loin, et le gros des conjurés se re-
met à sa poursuite, tandis que quelques autres tiennent en respect
et garrottent les derniers défenseurs.
Une trace de pas solitaires partant des derrières de l'habitation
et suivis sur la neige ne tarde pas à trahir la retraite du fugitif.
Blotti dans un hangar, au milieu de sacs de paille remplis de char-
bon, il a l'angoisse d'entendre l'assaillant se rapprocher peu à peu;
des pas résonnent sous le hangar, le bois des lances en sonde les re-
coins obscurs, et bientôt un bras vigoureux le saisit et l'arrache de sa
cachette. Traîné sur la neige, à demi nu dans son vêtement de nuit,
le prince est amené à Hori, qui accourt et le reconnaît. Se voyant
irrévocablement perdu, le vieillard se laisse tomber à bout de
forces, et sa tête, abattue d'un coup de sabre, roule aux pieds de
son impitoyable ennemi. Un signal du tambour de guerre annonce
aux combattans le succès de l'entreprise; ils se rallient autour de
leur chef, et quittent immédiatement l'enceinte du hiaski. L'un
d'eux emporte, roulée dans une pièce de crêpe de soie, la tête de
celui qui fut le ministre Koono.
V.
Une heure environ après la fin du combat, le gros des lonînes est
venu volontairement se rendre et déposer les armes aux postes de
UN DRAJME JAPONAIS. 667
garde du château du chiogoun. Quelques-uns cependant, et parmi
eux Hori et son fils, ont encore une tâche à remplir. Le jour naissant
les trouve déjà loin sur la route du tokaïdo. Ils ont déposé leurs
armures, et, vêtus en simples voyageurs, ils portent dans une boîte
de laque la tête du daïmio. En quelques journées de marche, ils
ont gagné la province de leur ancien maître; là, près des murs
d'une bonzerie, sous l'ombrage des arbres sacrés, au milieu de
tombes plus vulgaires, s'élève le simple monument où reposent les
restes du prince Egna : ils déposent sur les dalles, au pied de la
pierre funéraire, la tête livide de Koono, et, prosternés sur le sol,
rendent ainsi témoignage à leur maître que sa mort a été vengée.
Ce dernier devoir accompli, Hori et ses compagnons de route ont
bientôt regagné la capitale et rejoint leurs complices dans leur pri-
son volontaire. Une mort inévitable les attend pour avoir porté en
pleine paix la guerre au sein de la cité, sous les murs mêmes du
palais du chiogoun, et fait périr un homme de haut rang. Ainsi le
dit la sentence portée contre eux après un court interrogatoire;
mais, comme le mobile de leur crime a été le noble sentiment de la
vengeance, et que, loin de déchoir, ils se sont montrés dignes de
leur caste, le jugement les admet à se donner la mort par le hara-
kiri (1). Le sentiment public ratifie la sentence; pendant les quel-
ques jours qui leur sont laissés pour mettre ordre à leurs affaires,
les quarante-sept condamnés reçoivent, dans le temple qui leur
sert de prison, les hommages de nombreux visiteurs ; chacun veut
voir les intéressantes victimes et se pénétrer, à la vue de ces servi-
teurs fidèles, d'une noble émulation. Ils sortent une dernière fois,
vont se prosterner devant le tombeau du ministre Koono, et s'ex-
cusent humblement d'avoir, simples samouraï, porté la main sur un
aussi puissant prince; puis le lendemain, devant les officiers de
justice réunis dans l'enceinte du temple, et entourés d'une foule
choisie, ils viennent, l'un après l'autre, s'ouvrir le ventre et subir,
avec la fermeté qui ne les avait pas abandonnés un instant, le sup-
plice des nobles qui n'ont pas forfait à l'honneur.
En terminant ce récit, fidèle tableau des mœurs des classes guer-
(1) En 18C8, en pleine paix, l'équipage de l'embarcation de notre corvette de guerre
le Dupleix fut assailli par une bandç de fanatiques appartenant au cortège d'un daï-
mio. Un aspirant et dix hommes furent massacrés. Les autorités françaises exigèrent
la punition immédiate des coupables. Les Japonais ne purent la refuser; toutefois,
pour concilier cette concession avec les sentimens de la plupart des nationaux, ils
accordèrent aux condamnés la mort par le harakiri. Ces derniers subirent ce supplice
avec la plus grande fermeté devant les officiers de la corvette, délégués pour assister
à l'exécution. Ce genre de punition pouvant avoir pour effet d'exciter une dangereuse
émulation, les autorités étrangères durent exiger qu'à l'avenir, en pareil cas, les cou-
pables seraient exécutés comme de simples criminels.
668 REVUE DES DEUX MONDES.
rières du Japon, il est intéressant de dire combien peu les données
du drame dont on vient de lire le récit s'éloignent des événemens qui
en ont fourni le sujet; j'avais eu soin de le demander au narrateur.
A l'époque déjà indiquée, il y a environ un siècle et demi, une que-
relle survint à la suite de divers motifs de ressentiment entre le
ministre Kira-Kootské-No-ské et le jeune daïmio Asano-Takoumi-
no-Kami. Les procédés du premier avaient profondément blessé
Asano, qui, poussé à bout, se jeta sur lui à la sortie d'une audience,
dans le palais même du triïcoun à Yeddo, et le blessa légèrement
au front de son poignard. Condamné à la mort et à la perte de son
rang, Asano fut le dernier de sa famille. Le ministre Kira-Kootské
tomba bientôt sous les coups des oiïiciers lonines d' Asano, qui atta-
quèrent de nuit son palais de Yeddo; puis après l'attentat ils vin-
rent se rendre à l'autorité, et subirent la peine du harakiri. La
descendance du ministre, laquelle, à la suite de cette catastrophe,
qui avait mis à jour ses torts, a perdu les deux tiers de ses reve-
nus, existe encore parmi les daïmios gofoudui ou d'origine taïcou-
nale du nord du Japon. Quant aux victimes du point d'honneur ja-
ponais, la postérité leur voue un véritable culte. Les quarante-sept
tombes avaient été dressées dans le temple qui servit de lieu d'exé-
cution, et on peut encore y lire aujourd'hui le nom des héros, que
tout Japonais apprend dès son enfance, et que répètent les chan-
sons populaires. Dans le même temple, à côté des tombes, se re-
marque, un peu à l'écart, une autre pierre funéraire; c'est celle d'un
samouraï, ami des conjurés, qui, les voyant après la fin tragique
de leur prince mener en apparence une vie dissipée, leur reprocha
vivement une conduite si peu conforme à l'honneur. Le silence fut
leur seule réponse à ces accusations; puis, quand les lonines eurent
payé de leur vie la vengeance de leur maître, l'accusateur, désolé
de ses injustes soupçons, vint se suicider sur leurs tombes. 11 fut
enterré à côté d'eux, et son nom se lit auprès des leurs, participant
à l'estime que la postérité leur accorde. Depuis lors, il n'est pas rare
que des officiers, honteux d'une faute commise contre l'honneur,
viennent se suicider à la même place. Au moment où je quittai pour
la dernière fois le Japon en 1869, le fait venait récemment de sa
produire.
Alfred Roussin.
LA
PHYSIOLOGIE DE LA MORT
LA MORT APPARENTE ET LA MORT REELLE.
Jadis les dépouilles de la mort étaient le lot de l'anatomiste,
tandis que le physiologiste avait en partage les phénomènes de la
vie. Aujourd'hui on soumet le cadavre aux mêmes expériences que
l'organisme vivant, et l'on recherche dans les débris de la mort les
secrets de la vie. Au lieu de ne voir dans le corps inanimé que des
formes prêtes à se dissoudre et à disparaître, on y découvre des
forces et des activités persistantes dont le travail est profondément
instructif. De même que les théologiens et les moralistes nous in-
vitent à contempler quelquefois face à face le spectre de la mort
et à fortifier notre âme dans une courageuse méditation de l'heure
dernière, la médecine considère comme une nécessité de nous faire
assister à tous les détails de ce drame lugubre pour nous conduire,
à travers les ombres et les obscurités, à une science plus claire de
la vie; mais cela n'est vrai que de la médecine la plus moderne.
Leibniz, qui avait une profonde et admirable doctrine de la vie,
en avait une aussi de la mort, qu'il a exposée dans une lettre cé-
lèbre à Arnauld. Il pense que la génération n'est que le développe-
ment et l'évolution de quelque animal déjà formé, et que la cor-
ruption ou la mort n'est que l'enveloppement et l'involution de ce
même animal, qui ne laisse pas de subsister et de demeurer vivant.
La somme des énergies vitales consubstantielles aux monades ne
varie pas dans le monde; la génération et la mort ne sont que des
670 REVUE DES DEUX MONDES.
changemens dans l'ordre et le concert des principes de la vitalité;
ce ne sont que des transformations du petit au grand et via
versa. En d'autres termes, Leibniz voit partout des germes éter-
nels et incorruptibles de vie, qui ne périssent pas plus qu'ils ne
commencent. Ce qui commence et ce qui périt, ce sont les machines
organiques dont ces germes constituent l'activité première ; les
rouages élémentaires de ces machines sont dissociés, mais non pas
détruits. Telle est la première vue de Leibniz. Il en a une seconde :
il conçoit la génération comme une progression graduelle de la vie;
il concevra la mort comme une régression graduelle aussi du même
principe, c'est-à-dire que dans la mort la vie se retire peu à peu,
de même que dans la génération elle s'est avancée peu à peu. La
mort n'est pas un phénomène brusque, une disparition soudaine,
c'est une opération lente, une « rétrogradation, » comme dit le pen-
seur du Hanovre. Quand la mort nous apparaît, elle travaillait de-
puis longtemps l'organisme, mais nous ne l'avons pas aperçue, parce
que « la dissolution va d'abord à des parties trop petites. » Oui, la
mort, avant de se traduire à nos yeux par la pâleur livide, à nos
mains par la froideur du marbre, avant de paralyser les mouve-
mens et de figer le sang du moribond, se glisse, obscure et insi-
dieuse, dans les plus petites et plus secrètes parties de ses organes
et de ses humeurs. C'est là qu'elle commence à corrompre les li-
quides, à désorganiser les trames, à détruire les équilibres, à com-
promettre les harmonies. Tout cela est plus ou moins long, plus ou
moins perfide, et quand nous constatons manifestement la mort,
nous pouvons être sûrs que l'ouvrage n'a rien d'improvisé.
Ces idées de Leibniz, comme la plupart des conceptions du gé-
nie, ne devaient recevoir que longtemps après l'époque où elles
parurent la confirmation des expériences démonstratives. Avant
Leibniz, on ne disséquait les cadavres que pour y voir la confor-
mation et la disposition normale des organes. Une fois cette étude
terminée, on entreprit l'examen méthodique des altérations que les
maladies déterminent dans les diverses parties du corps. Ce n'est
qu'à la fin du xvin" siècle que la mort en action devint l'objet des
recherches de Bichat,
Bichat est le plus grand des historiens physiologiques de la mort.
L'ouvrage célèbre qu'il a laissé sur ce sujet, les Recherches physio-
logiques sur la vie et la mort, est aussi remarquable par l'ampleur
des idées générales et la beauté du style que par la précision des
faits et l'art des expériences. C'est encore aujourd'hui la mine la
plus riche de documens sur la physiologie de la mort. Ayant éta-
bli que la vie n'est gravement compromise que par l'altération
de l'un des trois organes essentiels, cerveau, cœur et poumon, dont
LA PHYSIOLOGIE DE LA MORT. 671
l'ensemble forme le trépied vital, Bichat recherche comment la
mort de l'un de ces trois organes détermine celle des autres et con-
sécutivement l'arrêt graduel de toutes les fonctions. De nos jours,
les progrès de la physiologie expérimentale, dans la voie que Bichat
avait parcourue avec tant de succès, ont fait connaître dans leurs
plus minutieux détails les divers mécanismes de la mort, et, ce qui
est plus important, révélé tout un ordre d'activités qu'on n'avait
jusqu'alors qu'entrevu dans le cadavre. La théorie de la mort s'est
constituée peu à peu en même temps que celle de la vie, et plu-
sieurs questions pratiques restées indécises, comme celle des signes
de la mort réelle, ont reçu de ces travaux la solution la plus déci-
sive.
ï.
Bichat a fait voir que la vie totale des animaux se compose de
deux ordres de phénomènes, ceux de la circulation et de la nutri-
tion, et ceux qui déterminent les relations de l'animal avec ce qui
l'entoure. Il a distingué la vie organique de la vie animale propre-
ment dite. Les végétaux n'ont que la première; les animaux possè-
dent l'une et l'autre étroitement unies. Or, quand la mort survient,
ces deux vies ne disparaissent point ensemble. C'est la vie animale
qui est frappée tout d'abord; ce sont les activités les plus mani-
festes du système nerveux qui s'arrêtent avant toutes les autres.
Comment cet arrêt se produit-il? 11 faut considérer séparément ce
qui arrive dans la mort de vieillesse, dans la mort par suite de ma-
ladies et dans la mort subite.
L'homme qui s'éteint à la fm d'une longue vieillesse meurt en
détail. Tous ses sens se ferment successivement. La vue s'obscur-
cit, se trouble, et cesse enfin d'apercevoir les objets. L'ouïe devient
graduellement insensible aux sons. Le tact s'émousse. Les odeurs
n'exercent plus qu'une impression faible. Le goût seul persiste da-
vantage. En même temps que les organes sensitifs s'atrophient et
perdent leur excitabilité, les fonctions du cerveau s'éteignent peu à
peu. L'imagination devient obscure, la mémoire presque nulle, le
jugement incertain. D'autre part les mouvemens sont lents et pé-
nibles par suite de la rigidité des muscles, la voix se casse; bref,
toutes les fonctions de la vie externe perdent le ressort. Chacun des
liens qui attachent le vieillard à l'existence se rompt peu à peu.
Cependant la vie interne continue. La nutrition se fait encore; mais
bientôt les forces abandonnent les organes les plus essentiels. La
digestion languit, les sécrétions sont taries, la circulation capillaire
est embarrassée; celle des gros vaisseaux est suspendue à son tour,
672 REVUE DES DEUX MONDES.
et enfin les contractions du cœur s'arrêtent. C'est le moment de la
mort. Le cœur est YuUimum moriens. Telle est la série des morts
partielles et lentes qui chez le vieillard épargné par la maladie
aboutissent à la fin dernière. L'individu qui s'endort dans ces con-
ditions de l'éternel sommeil meurt comme le végétal qui, n'ayant
pas conscience de la vie, ne saurait avoir conscience de la mort. Il
passe insensiblement de l'une à l'autre. Mourir ainsi n'a rien de
pénible. L'idée de l'heure suprême ne nous épouvante que parce
qu'elle met un terme subit à nos relations avec ce qui nous entoure;
mais, quand le sentiment de ces relations est depuis longtemps
évanoui, l'efl'roi ne peut plus exister au bord de la tombe. L'ani-
mal ne frissonne point au moment où il va cesser d'être.
Malheureusement ce genre de mort est peu commun dans l'hu-
manité. La mort de vieillesse est devenue un phénomène extraordi-
naire. Le plus souvent nous succombons à une perturbation tantôt
soudaine, tantôt graduelle, des fonctions de notre économie. Ici,
comme dans le cas précédent, on voit la vie animale disparaître la
première; mais les modes de terminaison sont infiniment variés (I).
Un des plus fréquens est la mort par le poumon; à la suite des pneu-
monies et des phthisies diverses, l'oxydation du sang ne pouvant
plus se faire à cause de la désorganisation des globules pulmo-
naires, le sang veineux retourne au cœur sans s'être révivifié. Dans
le cas des fièvres graves et continues et des maladies infectieuses,
épidémiques ou autres, qui sont avant tout des empoisonnemens du
sang, la mort arrive par une altération générale de la nutrition.
Cela est plus vrai encore de la mort qui survient à la suite de cer-
taines maladies chroniques des organes digestifs. Quand ceux-ci
sont altérés, la sécrétion des sucs affectés à la dissolution des ali-
mens est tarie, et les sucs traversent le tube intestinal sans avoir été
utilisés. En ce cas, le malade meurt d'une véritable inanition. Une
des causes les plus fréquentes de la mort est l'hémorrhagie. Lors-
qu'une grosse artère a été ouverte par une cause quelconque, et que
le sang s'est écoulé en abondance, la peau pàlit, la chaleur dimi-
nue, la respiration devient entrecoupée, des éblouissemens, des
vertiges, se déclarent, la physionomie change d'expression, une
sueur froide et gluante couvre une partie du visage et des mem-
bres, le pouls s'affaiblit graduellement, enfin le ca^ur s'arrête. Vir-
gile a peint avec une saisissante vérité l'hémorrhagie dans le récit
de la mort de Didon.
La mort subite, en dehors des causes extérieures et accidentelles,
(1) Mille modis morimur mortalcs, nascimur uno;
Una via est vitae, moriendi mille figurae.
LA PHYSIOLOGIE DE LA MORT. 673
peut survenir de diverses manières. Des affections très vives de
î'âine arrêtent quelquefois soudain les mouvemens du cœur et dé-
terminent une syncope mortelle. On connaît beaucoup d'exemples
de gens morts de joie, — Léon X en est un, — et de gens qui ont
succombé à la peur. Dans l'apoplexie foudroyante, si la mort réelle
n'est pas immédiate, il y a du moins production rapide de phéno-
mènes mortels. Le malade est plongé dans un sommeil profond,
auquel les médecins donnent le nom de coma. On ne peut le ré-
veiller; sa respiration est difficile, son œil immobile, sa bouche
contournée et déformée. Les battemens du cœur cessent peu à
peu, et bientôt la vie disparaît sans retour. La rupture d'un ané-
vrysme entraîne assez souvent la mort subite. Celle-ci reconnaît non
moins fréquemment pour cause ce qu'on appelle une embolie, c'est-
à-dire un arrêt de la circulation par un caillot de sang qui obstrue
tout à coup un vaisseau de quelque importance. Enfin il y a des
morts subites encore inexpliquées , en ce sens que l'autopsie n'y
découvre rien qui puisse rendre raison de l'arrêt des opérations
vitales.
La mort est ordinairement précédée d'un ensemble de phéno-
mènes auquel on a donné le nom d'agonie. Dans la plupart des ma-
ladies, le début de cette période terminale est marqué par un amen-
dement subit des fonctions. C'est le dernier éclat que jette la flamme
expirante; mais bientôt les yeux deviennent immobiles et insen-
sibles à l'action de la lumière, le nez est effilé et froid, la bouche,
béante, semble faire appel à l'air qui manque, la cavité buccale est
desséchée, et les lèvres, comme flétries, sont collées sur les arcades
dentaires. Les derniers m.ouvemens respiratoires sont saccadés, et
l'on entend à distance des râles et quelquefois un véritable gargouil-
lement dû à l'obstruction des voies bronchiques par d'abondantes
mucosités. L'haleine est froide, la température de la peau s'est
abaissée. Si l'on vient à ausculter le cœur, on constate l'affaiblisse-
ment des bruits et des battemens. La main, appliquée sur la région
précordiale, ne perçoit plus de choc. Telle est la physionomie de
l'agonisant dans la majorité des cas, c'est-à-dire quand la mort suc-
cède à une maladie qui a duré un^certain temps. L'agonie est rare-
ment douloureuse, et le plus souvent ignorée du malade. Celui-ci
est plongé dans un assoupissement comateux tel qu'il n'a plus con-
science de sa situation, ni de ses souffrances, et il passe insensible-
ment de la vie à la mort, de sorte qu'il est quelquefois malaisé d'as-
signer le moment précis où le moribond a expiré. Il en est ainsi du
moins dans les maladies chroniques et en particulier dans celles qui
consument lentement et sourdement le corps de l'homme. Cepen-
dant, quand sonne l'heure de la mort dans les organisations ar-
TOME civ. — 1873. 43
67ll REVUE DES DEUX MONDES.
dentés, — chez les grands artistes par exemple, — et ils meurent
jeunes d'ordinaire, — il y a un réveil soudain et sublime du génie
créateur. Rien n'en témoigne mieux que la fin angélique de Beetho-
ven, qui, avant d'exhaler son âme, cette monade mélodieuse, recou-
vra l'ouïe et la voix qu'il avait perdaes, et s'en servit pour répéter
une dernière fois quelques-uns des suaves accords qu'il appelait ses
« prières à Dieu. » Certaines maladies du reste sont plus particu-
lièrement caractérisées par la douceur de l'agonie. De tous les maux
qui nous tuent à coups d'épingle et nous trompent, la phthisie est
celui qui nous conserve le plus longtemps les illusions de la santé
et nous dissimule le mieux les maux de la vie et les horreurs de la
mort. Rien n'est comparable à cette hallucination des sens et à cette
vivacité d'espérance qui marquent les derniers jours du phthisique.
Il prend l'ardeur de la fièvre qui le consume pour un symptôme sa-
lutaire, il fait des projets, il sourit à ses proches d'un sourire doux
et serein, et tout à coup, au lendemain d'une nuit paisible, il s'en-
dort pour ne plus se réveiller.
Si la vie est partout et si par suite la mort a lieu partout, dans
tous les élémens de l'économie, que faut-il penser de ce point de la
moelle épinière qu'un célèbre physiologiste appelait le Jiœiid vital
où il prétendait localiser le principe même de la vie? Le point que
Flourens considérait comme le nœud vital est situé à peu près au
milieu de la moelle allongée, c'est-à-dire au milieu de la portion de
substance nerveuse qui relie l'encéphale à la moelle épinière. Cette
région est en efi"et d'une extrême et redoutable susceptibilité. Il suf-
fit de la piquer, d'y enfoncer une aiguille pour amener la mort im-
médiate de l'animal, quel qu'il soit. C'est même le moyen qu'on
emploie dans les laboratoires de physiologie pour sacrifier prompte-
ment et sûrement les chiens. Cette susceptibilité s'explique de la
manière la plus naturelle. Ce point est l'origine des nerfs qui vont
au poumon : du moment qu'on y détermine une lésion qr.elconque,
il en résulte un arrêt des mouvemens respiratoires et consécutive-
ment la mort. Le nœud vital de Flourens n'a aucune espèce de pré-
rogative spéciale. La vie n'y est ni plus concentrée ni plus essentielle
qu'ailleurs, seulement il coïncide aVec l'origine des nerfs qui ani-
ment un des organes indispensables de la vitalité, l'organe de la
sanguification; or, dans les organismes vivans, toute altération des
nerfs qui gouvernent une fonction est un péril grave pour l'int'^grité
de celle-ci. Il n'y a donc pas de nœud vital, il n'y a pas de foyer de
vie dans les animaux. Ce sont des collections d'une infinité de vi-
vans infiniment petits, et chacun de ces vivans microscopiques est
à lui-même son propre foyer. Chacun pour son compte se nourrit,
produit de la chaleur et manifeste les activités caractéristiques qui
LA PHYSIOLOGIE DE LA MORT. C75
dépendent de sa structure. Chacun, en vertu d'une harmonie préé-
tablie, se rencontre dans ce que demandent les autres; mais de rnème
que chacun vit pour son compte, chacun meurt pour son compte.
Et la preuve qu'il en est ainsi, c'est que certaines parties prises
sur un mort peuvent être transportées sur un vivant sans avoir
éprouvé d'interruption dans leur activité physiologique; la preuve,
c'est que beaucoup d'organes qui semblent morts peuvent être ex-
cités à nouveau, réveillés de leur torpeur et sollicités à des mani-
festations vitales extrêmement remarquables. C'est ce que nous
allons maintenant considérer.
II.
La mort paraît définitive dès l'instant que les battemens du cœur
sont arrêtés sans retour, parce que, la circulation du sang ne se
faisant plus, la nutrition des organes devient impossible et que la
nutrilion est nécessaire à l'entretien de l'harmonie physiologique;
mais, comme nous l'avons dit plus haut , il y a dans l'organisme
mille petits ressorts qui conservent une certaine activité après que
le grand ressort central a perdu la sienne. Il y a une infinité d'é-
nergies partielles qui survivent à la destruction de l'énergie prin-
cipale et ne se retirent que peu à peu. Dans les cas de mort subite
surtout, les tissus gardent fort longtemps leur vitalité propre. D'a-
bord la chaleur ne disparait que lentement, d'autant plus lentement
que la mort a été plus rapide. Plusieurs heures après la mort, les
cheveux, les poils et les ongles poussent encore; l'absorption ne
s'arrête pas davantage. Enfin la digestion elle-même se continue.
L'expéiience que réalisa Spallanzani pour le prouver est très cu-
rieuse. Il imagina de faire manger à une corneille une certaine
quantité de viande et de la tuer immédiatement après ce repas. Il
la mit ensuite dans un endroit dont la température était égale à
celle d'un oiseau vivant, et il l'ouvrit au bout de six heures. La
viande était complètement digérée.
Outre ces manifestations générales, le cadavre est encore capable
pendant quelque temps d'activités de divers ordres. Il est difficile de
les étudier sur des cadavres d'individus morts de maladie, parce
qu'on ne soumet ceux-ci aux investigations anatomiques que vingt-
quatre heures après la mort; mais les corps des suppliciés, qui sont
livrés aux savans peu d'instans après l'exécution, peuvent servir à
l'étude de ce qui arrive immédiatement après l'arrêt de la machine
vivante. En mettant le cœur à découvert quelques minutes après
l'exécution, on observe des battemens qui persistent pendant plus
d'une heure, au nombre de quarante à quarante-cinq par minute,
676 REVUE DES DEUX MONDES.
alors même que le foie, l'estomac, l'intestin, ont été enlevés. Pen-
dant plusieurs heures, les muscles gardent leur excitabilité et
éprouvent des contractions réflexes sous l'influence du pincement.
M. Robin a constaté sur un supplicié, une heure après l'exécution,
le phénomène suivant : « Le bras droit, dit-il, se trouvant étendu
obliquement sur les côtés du tronc, la main à 25 centimètres en-
viron en dehors de la hanche, je grattai la peau de la poitrine, avec
la pointe d'un scalpel, au niveau de l'auréole du mamelon, sur une
étendue de 10 centimètres, sans exercer de pression sur les muscles
sous-jacens. Nous vîmes aussitôt le muscle grand-pectoral, puis le
biceps, le brachial antérieur, etc., se contracter successivement et
rapidement. Le résultat fut un mouvement de rapprochement de
tout le bras vers le tronc, avec rotation du bras en dedans et demi-
flexion de l'avant-bras sur le bras, véritable mouvement de dé-
fense qui projeta la main du côté de la poitrine jusqu'au creux de
l'estomac. »
Ces manifestations spontanées de la vie du cadavre ne sont rien
à côté de celles qu'on provoque au moyen de certains excitans et
particulièrement de l'électricité. Aldini soumit en 1802 h l'action
d'une pile énergique deux criminels décapités à Bologne. Sous l'in-
fluence du courant, les muscles du visage se contractèrent en pro-
duisant d'horribles grimaces. Tous les membres furent pris de mou-
vemens violens. Les corps semblaient éprouver un commencement
de résurrection et vouloir se lever. Plusieurs heures après la décol-
lation, les ressorts de l'économie avaient encore le pouvoir de ré-
pondre à l'excitation électrique. Ure fit quelques années plus tard
à Glasgow des expériences également fameuses sur le cadavre d'un
supplicié qui était resté suspendu au gibet pendant plus d'une heure.
L'un des pôles d'une pile de 700 couples ayant été mis en communi-
cation avec la moelle épinière au-dessous de la nuque et l'autre pôle
avec le talon, la jambe préalablement repliée sur elle-même fut
lancée avec violence et faillit renverser un des assistans qui la main-
tenait avec effort. L'un des pôles ayant été placé sur la septième
côte et l'autre sur un des nerfs du cou, la poitrine se souleva et
s'abaissa, et l'abdomen éprouva un mouvement semblable, comme
il arrive dans la respiration. Un nerf du sourcil ayant été touché
en même temps que le talon , les muscles de la face se contractè-
rent. « La rage, l'horreur, le désespoir, l'angoisse et d'afl'reux sou-
rires unirent leur hideuse expression sur la face de l'assassin. »
Le fait le plus remarquable de réapparition momentanée des
propriétés vitales, non dans tout l'organisme, mais dans la tête seu-
lement, est l'expérience célèbre proposée par Legallois et réalisée
pour la première fois en 1858 par M. Brown-Séquard. Cet habile
LA PHYSIOLOGIE DE LA MORT. 677
physiologiste déCcapite un chien, en ayant soin de faire la section
au-dessous de l'endroit où les artères vertébrales pénètrent dans
leur canal osseux. Dix minutes après, il applique le courant galva-
nique aux différens points de la tête ainsi séparée du corps. Aucun
mouvement ne se produit. Il adapte alors aux quatre artères, dont
les extrémités se trouvent sur la section du cou, des canules com-
muniquant par des tubes avec un réservoir plein de sang frais et
oxygéné, et il détermine la pénétration de ce sang dans les vais-
seaux du cerveau. Immédiatement des mouvemens désordonnés des
yeux et des muscles de la face se produisent, puis l'on voit appa-
raître des contractions harmoniques et régulières qui semblent di-
rigées par la volonté. Cette tête a recouvré la vie. Pendant un quart
d'heure que dure l'injection de sang dans les artères cérébrales,
les mouvemens continuent de s'accomplir. On arrête l'injection, les
mouvemens cessent, et font place aux tremblemens de l'agonie, puis
à la mort.
Les physiologistes se sont demandé si cette résurrection mo-
mentanée des propriétés vitales ne pourrait pas être réalisée chez
l'homme, c'est-à-dire si on ne pourrait pas, en injectant du sang
frais dans une tète humaine récemment séparée du corps, provo-
quer des mouvemens et rallumer le regard comme dans l'expé-
rience de M. Brown-Séquard. On a songé à l'essayer sur des têtes
de suppliciés par décollation, mais les observations anatomiques, et
particulièrement celles de M. Charles Robin , ont montré que les
artères du cou sont tranchées par la guillotine de telle façon que
l'air y pénètre et les remplit. Il en résulte qu'il est impossible d'y
pratiquer une injection de sang capable de produire les résultats
notés par M. Brown-Séquard. On sait en effet que le sang qui
circule dans les vaisseaux devient, au contact de l'air, spumeux et
impropre à l'entretien des fonctions. M. Robin pense que l'expé-
rience dont il s'agit ne pourrait réussir que sur la tête d'un homme
tué par des balles ayant frappé au-dessous du cou; dans ce cas, il
y aurait moyen d'opérer une section des artères telle qu'il n'y ait
point irruption d'air, et, en séparant la tête à l'endroit indiqué par
M. Brown-Séquard, on obtiendrait probablement par l'injection
d'un sang oxygéné les manifestations fonctionnelles observées sur
la tête du chien. M. Brown-Séquard est convaincu qu'on pourrait
les obtenir, moyennant certaines précautions, même avec une tête
de supplicié par décollation, et il en est tellement convaincu que,
lorsqu'on lui proposa d'exécuter l'expérience, c'est-à-dire de prati-
quer une injection sanguine dans une tête de supplicié, il s'y re-
fusa, ne voulant pas, dit-il, être témoin des tortures de ce tronçon
d'être rappelé momentanément à la sensibilité et à la vie. Nous
678 REVUE DES DEUX MONDES.
comprenons les scrupules de M. Brown-Séquard, mais il est permis
de douter qu'il eût infligé de grandes tortures à la tête du suppli-
cié; il n'y eût réveillé qu'une sensibilité très obscure et très con-
fuse. Cela s'explique. Il suffît pendant la vie de la moindre pertur-
bation dans la circulation cérébrale pour pervertir complètement
les sensations et les pensées. Or, s'il suffit de quelques gouttes de
sang en moins ou en trop dans le cerveau d'un animal en pleine
santé pour altérer la régularité de ses manifestations psychiques,
à plus forte raison l'intégrité du fonctionnement cérébral sera-t-elle
compromise, si celui-ci est réveillé par une injection de sang étran-
ger, et une injection nécessairement impuissante à faire circuler le
sang avec une pression et un équilibre convenables.
La rigidité cadavérique est un des phénomènes les plus carac-
téristiques de la mort. C'est un durcissement général des muscles,
tel que ceux-ci deviennent inextensibles au point que les articula-
tions ne peuvent plus être fléchies; ce phénomène commence quel-
ques heures après la mort. Les muscles de^la mâchoire se raidissent
les premiers; puis la rigidité envahit successivement les muscles ab-
dominaux, les muscles du cou et enfin les muscles thoraciques. Ce
durcissement se fait par la coagulation de la matière albuminoïde
semi-liquide, qui constitue les fibres des muscles, de même que la
solidification du sang a pour cause la coagulation de la fibrine.
Après quelques heures, la musculine coagulée redevient fluide, la
rigidité cesse et les muscles se relâchent. Il se passe aussi quelque
chose d'analogue dans le sang. Les globules s'altèrent, se défor-
ment, éprouvent un commencement de dissociation. Les agens de
putréfaction, vibrions et bactéries, préludent ainsi à leur grand tra-
vail par une sourde désagrégation des parties les plus cachées.
Enfin, quand les résurrections partielles sont devenues impossi-
bles, quand la dernière étincelle de vie est éteinte et quand la ri-
gidité cadavérique a cessé, un nouvel ouvrage commence. Les
germes vivans, qui étaient accumulés à la surface du cadavre et à
l'intérieur du tube digestif, se développent, se multiplient, pénè-
trent dans tous les points de l'organisme et y opèrent une dissocia-
tion complète des tissus et des humeurs; c'est la putréfaction. Le
moment où elle se déclare varie avec les causes de la mort et avec
le degré de la température extérieure. Quand la mort a été la suite
d'une maladie putride, la putréfaction s'établit presque aussitôt
que le cadavre est refroidi. Il en est de même lorsque l'atmosphère
est chaude (1). En moyenne, le travail de décomposition devient
(1) Cependant une température très élevée agit comme le froid. Elle retarde le mo-
ment de la putréfaction en coagulant les matières albuminoides de façon à les rendre
moins putrescibles.
LA PHYSIOLOGIE DE LA MORT. 679
apparent, dans nos climats, au bout de trente-huit à quarante
heures. C'est sur la peau du ventre qu'on en observe les premiers
effets : elle prend une coloration verdâtre, qui bientôt s'étend et
gagne successivement toute la surface du corps. En même temps,
les parties humides, l'œil, l'intérieur de la bouche, se corrompent,
se ramollissent; puis l'odeur cadavérique se développe peu à peu,
d'abord fade et légèrement fétide (odeur de relent), ensuite piquante
et ammoniacale. Peu à peu les chairs s'affaissent, s'infiltrent, les
organes deviennent méconnaissables. Tout est envahi par ce qu'on
appelle le putrilage. Si à ce moment on examine au microscope les
tissus, on n'y reconnaît plus aucun des élémens anatomiques dont
les trames organiques sont composées dans l'état normal. « Notre
chair, s'écrie Bossuet dans l'Oraison funèbre d'Henriette d'Angle-
terre, change bientôt de nature, notre corps prend un autre nom;
même celui de cadavre, parce qu'il nous montre encore quelque
forme humaine, ne lui demeure pas longtemps. Il devient un je ne
sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue. » Quand toute
structure a disparu, il ne reste plus qu'un mélange de matières sa-
lines, de matières grasses et de matières protéiques, qui sont ou
dissoutes et entraînées par les eaux ou brûlées lentement par l'oxy-
gène de l'air et transformées en de nouveaux produits , et petit à
petit toute la matière du cadavre, moins le squelette, retourne à la
terre d'où elle était sortie. C'est ainsi que les ingrédiens de nos or-
ganes, les élémens chimiques de nos corps redeviennent boue et
poussière. De cette boue et de cette poussière émanent sans cesse
une vie nouvelle et une puissante activité ; mais on en peut tirer
aussi du ciment propre aux usages les plus communs, et, comme le
dit Shakspeare dans liamlet, la poussière d'Alexandre ou de César
a pu servir à boucher la bonde d'un tonneau de bière ou à réparer
le trou d'un mur. Ces « vils emplois » dont le prince de Danemark
parle à Horatio marquent les limites extrêmes des transformations
de la matière. En tout cas, les êtres infimes qui travaillent et se
multiplient au sein de la putréfaction absorbent et emmagasinent
réellement la vie, puisque sans eux le cadavre ne pourrait pas ser-
vir d'aliment aux plantes, lesquelles à leur tour sont le réservoir
nécessaire où l'animalité puise la sève et la force. C'est en ce sens
que la doctrine des molécules organiques de Buffon est vraie.
La mort est le terme nécessaire de toute existence organique. On
peut espérer d'en reculer plus ou moins l'instant inévitable, mais il
serait insensé d'en concevoir, dans une espèce quelconque, l'ajour-
nement indéfini. Sans doute il n'est pas contradictoire de se repré-
senter un équilibre parfait entre l'assimilation et la désassimilation,
tel que l'économie serait maintenue dans une éternelle santé. En
680 REVUE DES DEUX MONDES.
tout cas, personne n'a encore entrevu les moyens de réaliser un
tel équilibre, et la mort reste jusqu'à nouvel ordre une loi absolue
du destin. Toutefois, si l'immortalité d'un organisme complet pa-
raît chimérique, il n'en est peut-être pas de même de l'immortalité
d'un organe séparé, et voici dans quel sens. Il a déji été question
ici même des expériences de M. Paul Bert sur la greffe animale.
M. Bert a montré qu'on pouvait greffer sur la tête d'un rat cer-
tains organes du même animal, la queue par exemple. Or ce phy-
siologiste s'est demandé s'il ne serait pas possible, lorsqu'un rat
muni d'un pareil appendice approche du terme de son existence,
de lui enlever cet appendice pour le transplanter sur un jeune ani-
mal, lequel, à son tour, serait dépossédé de la même façon dans sa
vieillesse en faveur d'un individu d'une nouvelle génération, et
ainsi de suite. Cette queue, successivement transplantée sur de
jeunes animaux et puisant dans chaque transplantation un sang
plein de vitalité, se renouvelant constamment sans cesser de rester
elle-même, échapperait ainsi à la mort. L'expérience, difficile et dé-
licate, on le conçoit, a cependant été entreprise par M. Bert, mais
les circonstances n'ont pas permis de la prolonger pendant long-
temps, et le fait de la perpétuité d'un organe, périodiquement ra-
jeuni, reste à démontrer.
III.
La mort réelle est donc caractérisée par l'arrêt définitif des fonc-
tions et des propriétés vitales à la fois de la vie organique ou végé-
tative et de la vie animale proprement dite. Quand la vie animale
disparaît sans qu'il y ait interruption de la vie organique, l'économie
est en état de mort apparente. Dans cet état, le corps est pris d'un
sommeil profond, assez analogue à celui des animaux hibernans;
toutes les expressions ordinaires et tous les indices de l'activité
intérieure ont disparu et font place à une torpeur invincible. Les
excitans chimiques les plus énergiques n'exercent aucune influence
sur les organes, les parois thoraciques sont immobiles; bref, il
est impossible, en voyant le corps dans cette apparence, de ne
point songer à la mort. Les états de l'organisme qui peuvent ainsi
plus ou moins simuler la mort sont assez nombreux; le plus vul-
gaire est la syncope. Il n'y a plus en ce cas ni sentiment, ni mou-
vement respiratoire ou circulatoire apparent; la chaleur est abais-
sée, la'peau décolorée et livide. On cite des cas d'hystérie où l'accès
s'est; prolongé pendant plusieurs jours avec accompagnement de
syncope. Dans ce singulier état, toutes les manifestations physiolo-
giques sont suspendues; cependant elles ne le sont pas complète-
LA PHYSIOLOGIE DE LA MORT. 681
ment, comme on l'a cru longtemps. M. Bouchut a démontré que
dans les syncopes les plus graves les battemens du cœur persis-
tent, plus faibles, plus rares, plus difficiles à entendre que dans la
vie normale, mais nettement perceptibles lorsqu'on applique l'o-
reille sur la région précordiale. D'autre part, les muscles conservent
leur souplesse et les membres leur flexibilité.
L'asphyxie, qui est proprement l'arrêt de la respiration et par
suite de la révivification du sang, a quelquefois pour conséquence
une syncope grave suivie de mort apparente, dont les victimes re-
viennent au bout d'un temps plus ou moins long. Cet état peut être
déterminé soit par la submersion, soit par l'absorption d'un gaz ir-
respirable comme l'acide carbonique du fond des puits, les exhalai-
sons des fosses d'aisances et le grisou des mines, soit par la stran-
gulation. En 1650, on pendit à Oxford une femme du nom d'Anne
Green. Elle avait été pendue durant une demi-heure, et plusieurs
personnes, pour abréger ses souffrances, l'avaient tirée par les pieds
de toutes leurs forces. Après qu'on l'eut mise dans le cercueil, on
s'aperçut qu'elle respirait encore. Les aides du bourreau essayèrent
de l'achever, mais, grâce à l'assistance de quelques médecins, elle
revint à la vie, et vécut encore longtemps. La submersion détermine
une syncope non moins profonde et pendant laquelle, chose cu-
rieuse, les facultés psychiques conservent une certaine activité. Des
matelots noyés, et ensuite retirés à temps, ont raconté que pendant
leur submersion ils s'étaient transportés en idée dans leur famille
et avaient songé avec tristesse aux chagrins dont leur mort allait
être la cause. Après quelques minutes de calme physique, ils avaient
éprouvé de violentes coliques de cœur : celui-ci semblait se tordre
dans leur poitrine; puis à cette angoisse succédait un anéantisse-
ment complet de l'esprit. Il est d'ailleurs assez difficile de préciser
combien de temps la mort apparente peut se prolonger dans un or-
ganisme submergé. Gela varie beaucoup avec les tempérameris.
Dans les îles de l'archipel grec, dont l'industrie consiste à recueillir
les éponges du fond de la mer, les enfans ne boivent de vin que
lorsque, par l'exercice, ils se sont habitués à rester un certain temps
sous l'eau. Les vieux plongeurs de l'Archipel disent que le moment
de venir respirer à la surface leur est indiqué par des convulsions
douloureuses des miembres et un resserrement très pénible de la
région du cœur. Gette faculté de supporter un certain temps l'as-
phyxie et de résister à la suspension volontaire des mouvemens
respiratoires a été observée dans d'autres circonstances. On cite le
cas d'un Hindou qui se glissait dans les endroits palissades du
Gange où les dames de Calcutta vont se baigner, en saisissait une
par les jambes, la noyait et la dépouillait de ses bijoux. On la croyait
682 REVUE DES DEUX MONDES,
enlevée par des crocodiles. Une demoiselle étant parvenue à lui
échapper, on se saisit de l'assassin, qui fut pendu en 1817. II avoua
qu'il y avait sept ans qu'il exerçait ce métier. Un autre cas est ce-
lui d'un espion qui, voyant son supplice se préparer, essaya de s'y
soustraire en simulant la mort. 11 suspendit sa respiration et tous
les mouvemens volontaires pendant douze heures, et supporta toutes
les épreuves qu'on lui fit subir pour s'assurer de la réalité de la
mort. Enfin les anesthésiques, comme le chloroforme et l'éther, pro-
duisent quelquefois plus d'effet que ne voudraient les chirurgiens
qui s'en servent, et amènent au lieu d'une insensibilité passagère
un état de mort apparente (1).
Il est facile de rappeler à la vie les individus qui se trouvent
dans un état de mort apparente; il n'y a pour cela qu'à exciter
énerglquement les deux mécanismes dont l'action est alors plus ou
moins suspendue, à savoir ceux de la respiration et de la circulation.
On imp-ime à la cage thoracique des mouvemens tels que le pou-
mon soit alternativement comprimé et dilaté (2). On pratique sur
tout le corps une espèce de massage qui ranime la circulation ca-
pillaire; on place sous les narines du patient des excitans chimiques
comme l'ammoniaque ou l'acide acétique. C'est ainsi qu'on traite
les noyés qui sont malades non pour avoir absorbé trop d'eau,
mais pour avoir cessé de respirer de l'air. Un traitement très effi-
cace dans le cas de mort apparente due à une inhalation de gaz
toxiques, comme l'acide carbonique ou l'hydrogène sulfuré, consiste
à faire absorber au malade de grandes quantités d'oxygène pur.
Enfin on a proposé dernièrement encore, comme Halle l'avait fait au
commencement de ce siècle sans résultat, d'adopter l'emploi de
forts courans électriques pour réveiller les mouvemens des individus
en état de syncope.
Dans tous les cas de mort apparente que nous venons de signa-
(1) On peut rapprocher de la mort apparente les singuliers phénomènes que pré-
sentent les animaux dits réviviscens. Ces animaux peuvent être amenés à un état de
d essiccation presque complète et perdre toutes les apparences de la vie, puis recouvre"^
l'activité par une simple immersion dans J'eau. Plongés dans un milieu humide, les
an imaux réviviscens ne supportent pas une température supérieure à 50 degrés; mais,
lo rsqu'ils cnt été privés de leurs mouvemens physiologiques par une dessiccation à
l'air libre, ils peuvent, sans perdre leur propriété de reviviscence, résister pendant
quelques instans à une température de 100 degrés. Les principales espèces réviviscentes
80 nt les anguillules des tuiles, les tardigrades et les rotifères. Ces derniers vivent dans
les mousses humides, se dessèchent sans périr, roulés en boule pendant les séche-
resses, et reprennent le mouvement quand il pleut. Tous ces êtres sont d'ailleurs mi-
croscopiques.
(2) C'est ce qu'on appelle la respiration artificielle. On construit depuis quelque
temps, sur les indications de M. Gréhant, des appareils pour pratiquer commodément
c ett« respiration artificielle au moyen d'insufflations d'air bien calculées.
LA PHYSIOLOGIE DE LA MORT. 683
1er, un caractère de vitalité persiste, ce sont les battemens du
cœur. Ces battemens sont plus faibles, plus rares, mais ils restent
appréciables par l'auscultation. On les retrouve constamment dans
les syncopes les plus graves, dans les diverses sortes d'asphyxies,
dans les empoisonnemens par les narcotiques les plus terribles,
dans l'hystérie, dans la torpeur de l'épilepsie, bref dans les états
les plus variés et les plus prolongés de mort apparente et de lé-
thargie.
Toutefois ce résultat, aujourd'hui acquis à la pratique, était in-
connu aux anciens médecins, et on ne peut se dissimuler qu'autre-
fois la mort apparente a été prise assez souvent pour la mort
réelle. Les annales de la science ont enregistré un certain nombre
de confusions de ce genre, dont plusieurs ont eu pour suite des in-
humations de malheureux qui n'étaient pas morts. Et pour une de
ces erreurs que le hasard a fait découvrir soit trop tard, soit à un
moment où la victime pouvait encore être sauvée, combien en est-il,
surtout aux époques d'ignorance et d'incurie, que personne n'a con-
nues! Combien de vivans n'ont rendu le dernier soupir qu'après
avoir vainement essayé de briser leur cercueil! Les faits rassemblés
par Bruhier et Lallemand dans deux ouvrages devenus classiques
composent l'histoire la plus dramatique et la plus lugubre. En voici
quelques épisodes assez singuliers par le rôle qu'y a joué le hasard.
Un garde champêtre, sans famille, meurt dans une petite commune
de la Charente-Inférieure. A peine refroidi, son corps est extrait
de son lit et déposé sur une paillasse recouverte d'un mauvais
drap. Une vieille femme salariée est chargée de garder le lit mor-
tuaire. Aux pieds du corps se trouvaient une branche de buis plon-
gée dans un vase rempli d'eau bénite et un cierge allumé. Vers le
milieu de la nuit, la vieille gardienne, cédant à un insurmontable
besoin de sommeil, s'endormit profondément. Deux heures après,
elle s'éveillait au milieu des flammes d'un incendie qui avait gagné
ses vêtemens. Elle s'élança dehors, appelant au secours de toutes
ses forces, et les voisins, accourus à ses cris, virent bientôt sortir
de la masure enflammée un spectre nu, se traînant avec peine sur
ses jambes couvertes de brûlures. Pendant le repos de la vieille
femme, une flammèche était probablement tombée sur la paillasse
et l'incendie développé avait à la fois rappelé la gardienne de son
sommeil et le garde champêtre de sa mort apparente. Celui-ci,
secouru à temps, guérit de ses brûlures et revint à la santé.
Le 15 octobre 18/i2, un cultivateur des environs de Neufchâtel
(Seine-Liférieure) monta dans un fenil au-dessus de sa grange,
pour se coucher, comme à l'ordinaire, au milieu du foin. Le lende-
main matin, l'heure habituelle où il se levait étant passée, sa femme
684 REVUE DES DEUX MONDES.
voulut connaître le motif de son retard et l'alla rejoindre; elle le
trouva mort. Plus de vingt-quatre heures après, le moment de
l'enterrement étant arrivé, les porteurs chargés des sépultures dé-
posèrent le corps dans une bière, qui fut fermée, et descendirent
lentement, en portant le cercueil, l'échelle qui leur avait servi à
monter dans la grange. Tout à coup un des échelons vint à casser,
et l'on vit rouler ensemble et les porteurs et le cercueil, qui s'ou-
vrit dans la chute. Cet accident, qui aurait pu être fatal à un vi-
vant, fut salutaire au mort qui, réveillé de sa léthargie par la com-
motion, revint à la vie et s'empressa de se débarrasser de son
linceul, aidé par ceux des assistans que sa résurrection soudaine
n'avait pas mis en fuite. Une heure après il reconnaissait tous ses
amis, ne se plaignait que d'un peu d'embarras dans la tète, et le
lendemain il était en état de reprendre ses travaux. — Presque à la
même époque, un habitant de TSantes succombait après une longue
maladie. Ses héritiers firent faire un magnifique enterrement, et
pendant qu'on chantait un Requiem, le mort revint à la vie et s'a-
gita dans son cercueil placé au milieu de l'église. Transporté chez
lui, il recouvra bientôt la santé. Quelque temps après, le curé, qui
ne voulait pas perdre le prix des funérailles, adressa une note à
l'ex-mort, qui refusa de payer et renvoya le curé aux héritiers qui
avaient ordonné le convoi. Il en résulta un procès au sujet duquel
les journaux du temps divertirent beaucoup le public. — Le cardi-
nal Donnet a raconté lui-même au sénat, il y a quelques années,
les circonstances dans lesquelles il faillit être enterré vif.
A côté de ces faits d'inhumation précipitée où la victime a échappé
aux suites épouvantables de l'erreur commise, il en est d'autres où
l'erreur n'a été reconnue que trop tard. On en connaît d'assez nom-
breux exemples, dont quelques-uns sont racontés avec des détails
trop romanesques pour qu'on puisse y ajouter complètement foi,
mais dont beaucoup aussi présentent des caractères incontestables
d'authenticité. Une tradition dont il est assez difficile d'assigner l'o-
rigine a longtemps attribué la mort de l'abbé Prévost à une erreur
de ce genre. Tous ses biographes racontent que, frappé d'un coup
de sang et tombé sans connaissance au milieu de la forêt de Cban-
tilly, le célèbre auteur de Manon Leseaut avait été considéré comme
mort, qu'ensuite un chirurgien du village lui ayant ouvert le ventre,
sur l'ordre de l'officier public, dans l'intention de rechercher la cause
de la mort, Prévost avait poussé un cri, puis était mort; mais il a
été prouvé depuis que ce récit est apocryphe, et qu'il a été inventé
postérieurement à la mort de l'abbé Prévost; aucun des documens
nécrologiques publiés alors ne la rattache aux suites d'une autopsie
prématurée. Si l'histoire de Prévost disséqué vif ne paraît pas cer-
LA PHYSIOLOGIE DE LA. MORT. 085
t aine, il n'en est pas de même de celle qu'on raconte au sujet d'une
opération d'un accoucheur célèbre, Philippe Peu. Une femme était
au terme de sa grossesse et dans un état de mort apparente. Appelé
pour pratiquer l'opération césarienne, Peu rapporte que les assis-
tans, convaincus que la femme était morte, le pressèrent d'opérer.
« Je le crus aussi, dit-il, car je n'avais trouvé aucun battement dans
la région du cœur, et un miroir mis sur le visage ne donna aucun
signe de respiration. » Alors il plongea son couteau dans les chai i s,
et il était au milieu des tissus sanglans quand l'opérée se réveilla
de sa léthargie.
Mais voici des faits plus émouvans. Il y a une trentaine d'années,
un habitant de la commune d'Eymes (Dordogne) était atteint depuis
longtemps d'une maladie chronique peu grave par elle-même et
dont le symptôme le plus pénible était une insomnie continuelle
qui enlevait au malade toute sorte de repos. Fatigué de cet état, il
consulte un médecin qui lui prescrit de l'opium, en lui recomman-
dant d'en user avec précaution. Le malade, imbu de ce préjugé
assez répandu qu'un médicament agit d'autant mieux qu'on en
prend davantage, avala en une seule fois la dose de plusieurs jours.
Bientôt il tomba dans un profond sommeil, dont il n'était pas sorti
plus de vingt-quatre heures après. On appelle le médecin du vil-
lage, qui trouve le corps sans chaleur, le pouls éteint. Ce praticien
ouvre successivement la veiue aux deux bras et n'obtient que quel-
ques gouttes de sang épais. Le lendemain, on procède à l'inhuma-
tion. Cependant au bout de quelques jours de nouveaux rensei-
gnemens font découvrir l'imprudence que le malheureux avait
commise en usant avec excès de la substance narcotique qui lui
a.vait été prescrite. Une sourde rumeur se manifeste parmi les ha-
bitans de la commune, qui demandent et obtiennent l'exhumation.
On se porte en foule au cimetière, on extrait le cercueil, on l'ouvre,
et le plus hideux spectacle s'offre aux assistans. L'infortuné s'était
retourné dans sa bière, le sang qui s'était écoulé des deux veines
ouvertes avait baigné le linceul, ses traits étaient horriblement
contractés et ses membres crispés attestaient la cruelle agonie qui
avait précédé sa mort. — La plupart des faits de cet ordre sont de
date assez reculée. Les plus récens se sont passés à la campagne,
au milieu de populations ignorantes, et généralement dans des lo-
calités où aucun médecin n'était chargé de constater les décès,
c'est-à-dire de distinguer les cas de mort apparente de ceux de
mort réelle.
Comment donc distinguer la mort apparente de la mort véritable?
Il y a un certain nombre de signes certains de la mort, c'est-à-dire
de caractères dont la constatation positive ne laisse place à aucune
08(5 REVUE DES DEUX MONDES.
erreur. Cependant quelques médecins et beaucoup de personnes
étrangères à la science doutent encore assez de la certitude de
ces signes pour souhaiter que la physiologie en d(^couvre d'autres
d'un caractère plus sûr. Un zélé philanthrope a fondé tout derniè-
rement un prix de vingt mille francs à décerner à l'auteur de la
découverte d'un signe infaillible de la mort. Certes l'intention est
excellente, mais on peut dès maintenant considérer sans effroi l'ou-
vrage du fossoyeur : les signes actuellement connus sont suflisans
à prévenir toute erreur et à rendre impossible le danger sinistre
d'une inhumation prématurée.
Il faut distinguer d'abord les signes immhlials de la mort. Le
premier et le plus décisif est l'interruption définitive des battemens
du cœur, constatée pendant cinq minutes au moins, non pas avec
la main, mais avec l'oreille. « La mort est certaine, — dit le rap-
porteur de la commission nommée en 18/i8 par l'Académie des
Sciences pour juger le concours relatif aux signes de la mort réelle,
— la mort est certaine lorsqu'on a constaté chez l'homme la cessa-
tion définitive des battemens du cœur, laquelle est immédiatement
suivie, lorsqu'elle n'en a pas été précédée, de la cessation de la
respiration et de celle des fonctions du sentiment et du mouve-
ment. » Les signes éloignés ne sont pas moins dignes d'attention.
On en considère trois : la rigidité cadavérique, la résistance à l'ac-
tion des courans galvaniques et la putréfaction. Comme nous l'avons
vu, la rigidité cadavérique ne commence que quelques heures après
la mort, l'abolition générale et totale de la contractilité musculaire
sous l'influence des courans et enfin la putréfaction ne sont mani-
festes qu'à une époque encore plus tardive. Ces signes éloignés, et
surtout le dernier, ont l'avantage de pouvoir être constatés par des
personnes étrangères à l'art, et on fait bien d'y prendre garde dans
les pays où la vérification du décès n'est pas confiée aux médecins,
mais ils n'ont plus d'importance partout où il y a des médecins pour
ausculter le cœur et conclure la mort, avec certitude et promptitude,
de la cessation absolue des battemens de cet organe. Au commence-
ment de ce siècle, Hufeland et plusieurs autres praticiens, convaincus
que tous les signes alors connus de la mort étaient incertains, sauf la
putréfaction, avaient proposé et obtenu en Allemagne la création d'un
certain nombre de maisons mortuaires destinées à recevoir et à con-
server quelque temps les corps des décédés. Depuis que ces éta-
blissemens existent, on n'a vu aucun des corps transportés dans
ces asiles, après la déclaration authentique du médecin, revenir à
la vie. L'utilité des maisons mortuaires est encore plus contestable
aujourd'hui où l'on possède un moyen positif et immédiat de recon-
naître la mort réelle. Les mesures de police qui interdisent les au-
LA PHYSIOLOGIE DE LA MORT. 6S7
topsies et les inhumations avant l'expiration complète d'un délai
de vingt-quatre heures à partir de la déclaration du décès restent
d'ailleurs de sages précautions, mais qui n'enlèvent rien à la certi-
tude du témoignage fourni par l'arrêt du cœur. Quand le cœur a
définitivement cessé de battre, il n'y a plus de résurrection possible,
et la vie qui l'abandonne se dispose à entrer dans un nouveau cycle.
lïamiet, dans son célèbre monologue, parle de « la contrée non
découverte dont la frontière n'est repassée par aucun voyageur, »
et il se demande mélancoliquement quels sont les rêves de l'homme
auquel la mort a ouvert les portes des sombres lieux. On ne sau-
rait, au nom de la physiologie, répondre avec plus de certitude que
ne fait le personnage shakspearien. La physiologie est muette sur
les destinées de l'âme après la mort; elle ne nous en apprend rien,
elle ne peut rien nous en apprendre. Il est évident et il serait pué-
ril de nier que toute manifestation psychique ou affective et toute
représentation concrète de la personnalité sont impossibles après la
mort. La dissolution de l'organisme anéantit certainement et néces-
sairement les fonctions sensitives, motrices et volitives, inséparables
d'un certain ensemble de conditions matérielles. On ne peut sentir,
mouvoir et vouloir qu'autant qu'on a des organes de réception, de
transmission et d'exécution. Ces affirmations de la science sont in-
discutables et doivent être acceptées sans réserve. Nous instruisent-
elles de la destinée des principes psychiques eux-mêmes? Encore
une fois, non, et pour cette raison bien simple, que la science n'at-
teint pas ces principes; mais la métaphysique, qui les atteint, nous
autorise, bien plus, nous oblige à croire qu'ils sont immortels. Ils
sont immortels comme les principes de mouvement, comme les
principes de perception, comme toutes les unités actives du monde.
Qu'est-ce qui caractérise ces unités en général? C'est d'être simples,
c'est-à-dire indestructibles, c'est d'être en connexion harmonique
les unes avec les autres, de telle façon que chacune perçoive l'ordre
infini des autres. Si cette connexion n'existait pas, il n'y aurait pas
de monde. Qu'est-ce qui caractérise les unités psychiques en par-
ticulier? C'est d'avoir en outre la conscience d'une telle perception,
le sentiment des rapports qui lient tout, et les facultés plus ou
moins développées qu'impliquent cette conscience et cette percep-
tion. Or pourquoi ces unités seraient-elles plus périssables que les
autres? Pourquoi, si toutes les forces, toutes les activités, sont éter-
nelles, celles-là seules n'auraient point l'éternité qui ont ce noble
privilège, à savoir la conscience des rapports infinis que les autres
supportent sans le savoir?
Pour concevoir l'immortalité de l'âme, il faut donc se placer à
ce point de vue, où les hommes ne s'élèvent qu'avec difficulté, de
68S REVUE DES DEUX MONDES.
la simplicité et de l'indéfectibilité de tous les principes d'énergie
qui remplissent l'univers. Il faut nous habituer à comprendre que
ce que nous voyons n'est rien à côté de ce que nous ne voyons
pas. Toute la force, tout le ressort des mouvemens les plus com-
pliqués, des phénomènes les plus grandioses de la nature et des
opérations les plus délicates de la vie, y compris la pensée, pro-
viennent de l'emmêlement infini d'une infinité de séries de prin-
cipes inétendus et cachés dont les activités vont en se perfec-
tionnant depuis la simple capacité motrice jusqu'à la suprême
raison. La personnalité humaine, telle que nous la voyons et la
connaissons, n'est qu'une résultante complexe et grossière de celles
de ces activités primitives qui sont au plus profond et au meil-
leur de nous-mêmes. Ce n'est pas celle-là qui est immortelle, —
elle ne l'est pas plus que la force motrice d'une machine à vapeur
ou l'électricité d'une pile de Volta alors que cependant le mouvement
et l'électricité sont en eux-mêmes indestructibles. Ce n'est pas
celle-là qui peut aspirer au sein de Dieu. Notre vraie personnalité,
notre vrai moi, celui qui peut sans illusion compter sur une vie
future, c'est l'unité dégagée de tout lien matériel et de tout alliage
concret, c'est l'énergie manifestement simple, qui a la conscience
plus ou moins nette de ses propres rapports avec l'infinité des uni-
tés semblables et s'en rapproche plus ou moins par la pensée et
l'amour. 11 est impossible de nous représenter ce que deviendra la
vie de cette unité le jour où, quittant sa prison de chair et gagnant
l'idéal éther, elle n'aura plus d'organes pour agir; mais ce que
nous pouvons aflirmer, c'est que, précisément à cause de cela, elle
s'élèvera à une science plus claire de ce qu'elle n'avait su qu'obscu-
rément et à une dilection plus pure de ce qu'elle n'avait adoré qu'à
travers le voile des sens. Et cette certitude, qui est l'ennoblisse-
ment de la vie, est aussi la consolation de la mort.
Fernand Papillon.
LES
DÉPORTÉS POLITIQUES
EN AFRIQUE, A LA GUYANE FRANÇAISE
ET A LA NOUVELLE-CALÉDONIE
UN ESSAI DE COLONISATION SANS TRAVAIL.
I. Notices sur la transportation à la Guyane française et à la Nouvelle-Calédonie, publiées
par les soins de M. l'amiral Rigault de Genouilly, ministre de la marine et des colonies,
1867-1869. — II. Un déporté à Cayenne, souvenirs de la Guyane, par M. Armand Jusse-
lain, 1867. — III. De Paris à Cayenne, journal d'un déporté, par Ch. Delescluze, 1872.
— IV. Une évasion de Lambèse, par A. Ranc.
La transportation est née de nos troubles politiq-des. A la suite
des combats de juin I8Z18, le gouvernement se trouva dans un
grand embarras. Les prisonniers étaient nombreux. Si l'on n'eût
consulté que la loi existante, la plupart auraient été exposés à la
peine la plus sévère. Ainsi l'article 95 du code pénal punit de mort
tout individu qui aura incendié une propriété appartenant à l'état;
l'article 96 punit également de la peine capitale quiconque se sera
mis à la tête de bandes armées soit pour envahir des domaines,
propriétés ou deniers publics, soit pour piller ou partager des pro-
priétés publiques, soit pour faire attaque ou résistance envers la
force publique agissant contre les auteurs de ces crimes. Ces' ar-
ticles ne sont pas les seuls qui édictent les peines les plus rigou-
reuses pour des crimes inhérens à toute insurrection. Quel parti
TOMB civ. — 1873. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre, et que pouvait-on faire? Rendre les détenus à la liberté,
c'était donner une armée à l'émeute» qu'on avait eu tant de mal
à réprimer. Les garder en captivité? Les prisons n'y pouvaient suf-
fire. La transportation vint se présenter à l'esprit comme une me-
sure propre à concilier le soin de la sécurité générale avec les droits
de l'humanité. Elle sauvegardait l'intérêt public sans exposer les
captifs aux souffrances d'une détention étroite entre les murs des
prisons; elle leur donnait le grand air et une certaine liberté de
mouvemens sur de vastes espaces, enfin elle utilisait leurs bras au
profit de l'état.
La loi sur la transportation, qui fut rendue à cette époque, porte
les traces de cette préoccupation. On n'avait encore en vue que
l'éloignement des prisonniers politiques, et cette pensée s'accentua
plus encore par le décret du 8 décembre 1851, qui fut promulgué
à la suite de nouvelles commotions. Il y était dit que la France avait
besoin d'ordre, de travail et de sécurité, — que depuis un trop
grand nombre d'années la société était profondément inquiétée par
les machinations de l'anarchie et par les tentatives insurrection-
nelles des affiliés aux sociétés secrètes; en conséquence, tous les
individus reconnus coupables d'avoir fait partie d'une de ces socié-
tés pouvaient être transportés, par mesure de sûreté générale, dans
une colonie pénitentiaire, à Gayenne ou en Algérie. Ils devaient y
être assujettis au travail et soumis à la juridiction militaire.
Plus tard, la transportation prit des développemens qui de-
vaient en faire un puissant instrument de colonisation. Elle cessa
de s'appliquer spécialement aux détenus politiques; elle s'étendit
aux condamnés enfermés dans les bagnes de France. D'abord leur
expatriation fut libre et facultative. On obtint le consentement d'un
grand nombre de forçats par la perspective d'un voyage, toujours
agréable à des prisonniers, et par la promesse d'avantages réels :
ils devaient cesser d'être enchaînés deux à deux ou assujettis à
traîner le boulet, si ce n'est à tilre de punition disciplinaire, et
par-dessus tout ils pouvaient concevoir l'espérance d'échapper au
mépris public dans une colonie peu peuplée. Quant au gouverne-
ment, il ne voyait pas seulement dans cette expatriation des con-
damnés aux travaux forcés un moyen d'éloigner des hommes dan-
gereux; il y cherchait encore, comme nous venons de le dire, les
élémens d'une grande colonisation. Le décret du 27 mars 1852
était fort explicite à cet égard : il disait que les transportés se-
raient employés aux travaux de la colonisation, de la culture, de
l'exploitation des forêts; il leur accordait, après deux années d'é-
preuve, la concession d'un terrain et la faculté de coloniser pour
leur propre compte. La famille du condamné pouvait être autorisée
LES DÉPORTÉS POLITIQUES. 691
à le rejoindre et à vivre avec lui. C'est dans ces conditions que la
transportation des forçats cessa d'être facultative et devint la règle
générale : une loi du 30 mai 185A consacra définitivement cette
mesure, et décida que la peine des travaux forcés serait subie à
l'avenir dans des établissemens créés sur le territoire d'une ou de
plusieurs possessions françaises « autres que l'Algérie, » car déjà,
par des motifs que nous exposerons plus loin, l'Algérie avait été re-
connue impropre à recevoir des transportés politiques ou autres.
Cette réforme pénale fut bien accueillie par tous les partis, à l'ex-
ception du parti radical républicain, qui vit ses coryphées expo-
sés à subir les effets du décret de 1851, Tous étaient membres
des sociétés secrètes, et, comme le gouvernement se montrait alors
leur adversaire résolu, ils sentaient la nécessité de se soumettre ou
d'émigrer : terrible dilemme pour un parti qui n'abdique jamais,
même après les plus fortes épreuves. Aussi le décret fut-il dénoncé
comme un acte de monstrueux arbitraire. Il n'aurait appartenu qu'à
un seul parti, le parti constitutionnel libéral, de faire entendre des
remontrances à cet égard. Quant au jacobinisme, il n'avait qu'à
courber la tête pour ne pas s'exposer à s'entendre dire : ijaiere legem
qiiam ipse fecisti. Le directoire, en l'an vdela république, n'avait-il
pas décrété la déportation sans jugement de cinquante-quatre dépu-
tés, choisis dans les deux assemblées législatives? II n'en put arrêter
que seize, les autres ayant pris la fuite. Ces victimes du radicalisme
de l'époque furent conduites à la prison du Temple, et n'en sortirent
que pour être dirigées sur la Guyane. Leur transport de Paris au
lieu d'embarquement, à La Rochelle, s'effectua dans des cages de
fer placées sur des essieux et non suspendues. Un corps de cava-
lerie les escortait dans ce voyage à travers la France, qu'ils par-
coururent comme une ménagerie d'animaux féroces. Ces hommes
comptaient cependant parmi les plus honorables ou les plus il-
lustres : c'étaient entre autres Siméon, Barbé-Marbois, qui fut plus
tard ministre des finances, le général Murinais, Pichegru, le vain-
queur de la Hollande. Carnot lui-même eût été déporté, s'il ne
s'était pas soustrait par la fuite à cette criminelle iniquité.
En montant à bord, un des déportés demanda du pain; on répon-
dit que le souper allait être servi. Un autre ayant dit qu'il se con-
tenterait de quelques fruits, un mousse se mit à rire et promit de
servir des pêches, des raisins et des oranges; il apporta bientôt
deux auges contenant des gourganes bouillies dans l'eau. Tel fut
pendant la traversée l'ordinaire de ces hommes considérables, la
plupart vieux ou valétudinaires. Ces alimens étaient ordinairement
gâtés et toujours apportés dans des seaux où l'un puisait avec un
t3sson d'assiette cassée, l'autre avec un gobelet de fer-blanc. On
692 REVUE DES DEUX MONDES.
n'avait fait aucun préparatif pour les recevoir à la Guyane. Quel-
ques jours après leur débarquement, on les conduisit jusqu'au
bourg de Sinnamarie, composé d'une douzaine de maisons; on les y
déposa presque nus, affamés, sans abris. La plupart y moururent.
La déportation des seize premiers exilés fut suivie de la transpor-
tation de prêtres, de journalistes et autres réactionnaires de l'é-
poque, au nombre de plus de cinq cents. Ils furent arrêtés, embar-
qués simplement parce qu'ils figuraient sur des listes de suspects.
La mortalité fut effrayante. Jamais gouvernement ne fit preuve
d'un dédain plus cavalier de la justice et d'un tel mépris de la vie
humaine. Les successeurs de ces jacobins avaient-ilS le droit de
crier à l'arbitraire?
Ce qui se dégage de l'examen des lois et décrets sur la transpor-
tation, rendus de 1850 à 1855, c'est la règle suivante, applicable
à tous les transportés sans distinction, politiques ou provenant des
bagnes : l'obligation du travail leur était imposée, et ils étaient
soumis à la subordination et à la discipline militaires. En cela, la
loi était logique; le but étant la colonisation, elle prescrivait le tra-
vail, et dans la prévision de la résistance des condamnés elle les
soumettait aux conseils de guerre. Pourquoi ces sages prévisions
n'ont- elles pas assuré le succès de la transporta tion? C'est ce qu'il
sera facile de faire comprendre.
I.
Nous avons dit que la loi sur la déportation adoptée en 1850 avait
en vue les prisonniers politiques, particulièrement ceux qui étaient
restés entre les mains du gouvernement à la suite des événemens de
juin ISâS. On imagina de les conduire en Algérie. L'occupation de ce
territoire par notre armée répondait aux craintes de ceux qui pres-
sentaient un danger dans l'agglomération d'hommes entreprenans;
d'un autre côté, le caractère hardi de ces prisonniers semblait les
rendre propres à coloniser un pays récemment conquis sur les Arabes
et exposé à leurs incursions. On les distribua dans plusieurs campe-
mens, on leur fournit les vivres, les instrumens et la terre; mais on
ne put obtenir d'eux aucun travail. Pour justifier leur oisiveté, ils
se retranchaient dans leur prétendue dignité de prisonniers poli-
tiques et de conspirateurs. Les fonctionnaires et officiers préposés à
la garde et à la surveillance de ces prisonniers furent promptement
découragés par leur mauvaise volonté et leurs refus opiniâtres, de-
vant lesquels on était désarmé. On ne trouva rien de mieux que
d'envoyer les récalcitrans à Lambessa, dans la province de Con-
stantin e.
LES DÉPORTÉS POLITIQUES. 693
Lambessa était un pénitencier où les détenus vivaient dans de
vastes bâiimens avec toutes les aises que peut comporter une pri-
son. Ils n'étalent pas obligés de rester dans l'enceinte des murs,
ils avaient la liberté de se promener et de travailler au dehors.
Les condamnés de 18ii8 qu'on y avait transportés les premiers
étaient même autorisés à manquer aux appels lorsqu'on les sa-
vait occupés dans quelque établissement industriel ou agricole.
La surveillance n'était ni stricte ni gênante; les dortoirs étaient
vastes, le climat excellent, la nourriture saine, les cours spacieuses.
On fumait, on philosophait et on divaguait; on discutait des projets
d'évasion, et, comme on communiquait librement avec le dehors,
les préparatifs étaient très simplifiés; les complices de l'extérieur
procuraient les déguisemens, fournissaient les bidons, les havre-
sacs, les chaussures, l' eau-de-vie et le pain. Rien n'était plus facile
que de franchir les murs ou les portes, tant la surveillance était dé-
bonnaire. Les portiers étaient insoucians, les sentinelles n'aperce-
vaient jamais les fuyards ; leur danger ne commençait qu'en rase
campagne. Une prime de 25 francs étant promise pour l'arrestation
des prisonniers fugitifs, les Arabes se mettaient en quête sitôt
qu'une évasion était signalée : aussi était-il très difficile d'atteindre
la frontière la plus proche, celle de Tunisie; avant d'y arriver, les
évadés étaient presque toujours pris et livrés à l'autorité française.
Ils passaient devant un conseil de guerre, qui les condamnait inva-
riablement à deux ans de détention dans une forteresse, où ils res-
taient oisifs comme à Lambessa, et c'est ainsi que la déportation
contribuait à coloniser l'Algérie !
Les amnisties, les grâces particulières, éclaircirent les rangs des
prisonniers. Quand il n'en resta plus qu'un petit nombre à Lam-
bessa, le décret de décembre 1851 dont nous avons parlé décida
qu'ils seraient transportés à la Guyane française. Un si long voyage
nécessitait des précautions particulières, non-seulement pendant la
traversée, mais encore après le débarquement. Si l'on avait imité
les procédés de l'an v, on se serait épargné beaucoup d'embarras et
de dépenses. Loin de là, on eut pour les transportés les plus grands
égards; ils n'en furent que plus récalcitrans et plus rogues. De
nouveau on les pria de vouloir bien travailler. Ils avaient bravé les
ordres, ils se rirent des prières.
11 faut mentionner ici l'espèce de complicité que les prisonniers
politiques ont rencontrée dans les agens ou fonctionnaires chargés
de leur garde. C'est une des conséquences inévitables de nos fré-
quentes révolutions. Dans ce chaos de principes contraires qui gou-
vernent tour à tour notre malheureux pays, comment les esprits fai-
bles ou bornés pourraient- ils discerner la vérité? Ils sont fidèles au
694 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvoir existant, mais ils n'ignorent pas qu'il est précaire, et que
les rebelles d'aujourd'hui pourraient bien être le gouvernement
de demain : aussi s'efforcent-ils de les ménager. D'autres, moins
prévoyans, agissent par un mobile différent. S'ils ont prêté ser-
ment à l'état pour la sauvegarde de leur emploi, ils sont tout
disposés à jurer fidélité aux condamnés, dont la politique leur
inspire plus de sympathie. Bref, les transportés ont trouvé soit
dans les prisons de France, soit après leur débarquement, des com-
plaisances exceptionnelles parmi les employés de tout ordre. Ils
n'ignoraient ni la crainte des uns, ni la sympathie des autres, et ils
savaient très bien s'en prévaloir. Les ouvrages publiés par les trans-
portés sont remplis d'exemples de ces compromis avec le devoir. Le
livre qu'a publié notamment M. Delescluze contient à ce sujet plu-
sieurs anecdotes. Si tel agent, qui s'est rendu coupable de ces actes
de faiblesse, avait pu prévoir le mépris qu'il a inspiré par ses
avances, certes il ne s'y serait jamais exposé. On lit par exemple
dans le Journal d'un déporté le récit d'une visite qu'un gardien de
prison vint faire à M. Delescluze, détenu à Toulon, pour lui deman-
der la croix d'honneur quand la république serait proclamée et
qu'il reviendrait au pouvoir. Or le citoyen Delescluze était sur le
point de partir pour Cayenne.
Les transportés ne couraient donc aucun risque en refusant tout
travail. Ils n'y manquèrent pas. Quelles furent les conséquences de
la faiblesse de l'autorité et de l'obstination des condamnés? On a vu
qu'ils étaient restés oisifs en Algérie, et qu'ils n'avaient apporté
aucun secours à la colonisation. En Guyane, on avait réservé pour
leur résidence l'une des trois îles du Salut, nommée l'Ilet-au-Diable.
Avant leur arrivée, ce rocher était couvert d'une végétation abon-
dante; il offrait l'aspect d'une corbeille sortie du sein de la mer.
Les premiers transportés politiques y furent débarqués. Ils y trou-
vèrent une sorte de caserne en planches très habitable; on leur
apporta régulièrement des vi\Tes de la terre ferme. On leur offrit
des instrumens de travail; mais ils ne voulurent pas s'en servir, et
quelque temps après voici le tableau que présentait leur île. Les
bosquets avaient disparu, les arbres avaient été coupés; restaient
quelques broussailles, quelques carrés de verdure, jetés comme des
lambeaux de vêtemens sur le roc nu. Çà et là des huttes formées
de pierres et de boue, percées de trous en forme de portes et de
fenêtres, et plus misérables que les plus pauvres demeures de nos
paysans des contrées stériles; à l'intérieur, quelque table grossière
et un tabouret boiteux : les Esquimaux sont mieux log^^^s. Quant
aux habitans de l'île, aux constructeurs et locataires de ces huttes,
ils erraient les pieds nus, la barbe longue, le teint brûlé, à peine
LES DÉPORTÉS POLITIQUES. 695
couverts de haillons sordides, l'air hagard et farouche, en vrais
sauvages. Les déportés avaient abattu les arbres, afin de construire
des goélettes et tenter des évasions. Sur un terrain naturellement
fécond, ils ne daignaient même pas cultiver quelques légumes, pré-
férant s'en priver plutôt que de travailler. Lorsqu'on apportait des
viandes de Cayenne, de honteuses discussions éclataient au moment
du partage. Ensuite il fallait préparer les alimens ; or dans cette
petite société, image de celle dont on nous menace après le triomphe
du radicalisme, tous les rangs étant confondus, personne ne met-
tait ses services professionnels à la disposition des autres. Point de
travail, c'était la règle : salarié, il eût blessé l'égalité; gratuit, il
portait atteinte à la liberté. Qu'on se représente l'embarras d'un
avocat en possession d'un morceau de bœuf cru! Il faut vivre pour-
tant, et beaucoup de déportés se voyaient réduits à payer de leur
portion de tafia les services des citoyens versés dans l'art culinaire.
A quelque distance de l'Ilet-au-Diable surgit de la surface des
eaux une autre petite île qui servait de dépôt aux déportés des
bagnes. Ceux-ci étaient assujettis au travail, et ils en avaient faci-
lement contracté l'habitude; d'ailleurs ils savaient bien qu'on les y
obligerait partons les moyens. Aussi les détenus politiques avouaient-
ils eux-mêmes que l'île voisine se distinguait par une végétation
luxuriante, par des arbres aux bras gigantesques, aux feuillages
toujours épanouis. On y voyait des maisons soigneusement blan-
chies, reflétant gaîment la lumière et bâties sur le bord de che-
mins « qui serpentaient mollement aux flancs arrondis des collines
et qui semblaient appeler le pas joyeux du libre travailleur. » Pour-
quoi donc les politiques, qui étaient libres de travailler, ne don-
naient-ils pas à leur résidence le même aspect riant? Pourquoi au
contraire avaient-ils transformé l'Ilet-au-Diable en un véritable
enfer? Il est temps d'opposer à la misère et à la désolation du
pays appauvri par l'oisiveté des déportés politiques la situation
alors florissante des pénitenciers fondés sur le sol continental, cul-
tivés et enrichis par le travail des forçats. Sans aucun doute, ces
intéressans essais auraient eu tout le succès qu'on avait le droit
d'en attendre, si l'insalubrité du climat n'avait détruit les plus
belles et les plus légitimes espérances.
La Guyane française est l'estuaire des eaux d'un grand continent.
Lorsqu'un pays tel que l'Afrique, où des chefs inquiets de l'intrusion
européenne interceptent le passage, lorsque le pôle nord, dont
l'accès est interdit par une nature implacable, sont chaque jour vi-
sités par de nouveaux voyageurs, on s'étonne que l'intérieur de la
Guyane, un pays français, soit encore à peu près inconnu. Quelques
missionnaires jésuites ont seuls essayé de remonter le cours de cer-
696 REVUE DES DEUX MONDES.
tains fleuves. Leurs récits constatent l'existence sur toute la surface
du littoral, à partir des montagnes, d'innombrables cours d'eau qui
forment comme un réseau jeté entre de grandes rivières, depuis
rOyapock, au sud, jusqu'au Maroni, à l'autre extrémité de la co-
lonie. Cette partie du pays n'est qu'un vaste marécage entretenu
par les débordemens des rivières et par les torrens qui tombent du
ciel pendant l'hivernage. De novembre en avril, c'est-à-dire pen-
dant la saison froide en Europe, la Guyane est sujette à des ondées
diluviennes qui, vingt fois par jour, alternent brusquement avec la
sécheresse d'un soleil ardent. Ces pluies pénètrent un sol couvert
de détritus végétaux et forment sous cette couche en putréfaction
des nappes humides sans cesse renouvelées. Viennent les mois d'été :
le soleil exerce alors une puissance terrible; il aspire l'humidilé de la
terre et la répand en miasmes pestilentiels. Pendant les premières
semaines de cet empoisonnement périodique éclatent les fièvies
pernicieuses : elles frappent de préférence les plus grands et les
plus robustes et les emportent en quelques heures. Ensuite, quand
les eaux ont été absorbées, la terre devient non-seulement sèche,
mais brûlée, et passe à l'état de cendres. C'est le bon temps de
l'année. Les fièvres ne disparaissent pas, mais elles sont relative-
ment bénignes, et peuvent être combattues. Revient l'hivernage;
c'est l'époque de la grande humidité, c'est aussi celle où les dys-
senteries deviennent une cause sérieuse de mortalité.
Les Africains et les Indiens indigènes résistent seuls à ces redou-
tables influences; les Européens, même acclimatés, en sont tous
affectés. Les créoles ne les bravent pas impunément, et, s'ils ne se
retrempent pas en Europe, on les voit souvent languir, victimes
d'un appauvrissement du sang. Ils sont faciles à reconnaître : pâles,
amaigris, la langueur de leur démarche et le feu sombre de leur
regard trahissent la maladie qui les mine. Quant aux nouveau-
venus, aux étrangers de passage, tels qu'ofliciers, soldats, fonc-
tionnaires civils, ouvriers de toute sorte et de toute origine, leur
sort est fatal. La fièvre les décime, et l'unique remède est la fuite
vers un ciel clément. Or ce changement de climat était la seule fa-
veur qu'il fût impossible d'accorder aux transportés, car d'après
les lois la libération des condamnés n'entraînait pas toujours leur
retour en Europe; ils étaient tenus de séjourner comme colons et
concessionnaires libres dans le pays au moins pendant un certain
nombre d'années. Aussi s'explique -t-on difficilement le choix de la
Guyane française, à moins qu'il n'ait été dicté par la nécessité, nos
îles des Antilles et celles de la mer des Indes étant des centres
d'industrie fort restreints et trop riches pour qu'on y transportât
nos bagnes, et la Nouvelle-Calédonie n'étant pas encore complète-
LES DÉPORTÉS POLITIQUES. , 697
ment conquise sur les indigènes. Écoutons un narrateur intelligent
et fidèle, M. Armand Jusselain, officier d'infanterie de marine :
(( Le soir, lorsque l'ombre commençait à couvrir la forêt, nous vîmes
descendre de tous les points du ciel de longues colonnes de vapeur;
elles s'étendirent peu à peu en une immense nappe horizontale, sous
laquelle la terre entière fut comme ensevelie. Les nègres, toujours su-
perstitieux, soutiennent que ce sont de grands zombies (fantômes)
blancs, qui viennent la nuit s'accroupir sur la coupole de la forêt et y
semer le poison delà fièvre. Pour nous, il nous semblait voir notre cam-
pagne de France dormant une nuit d'hiver sous son manteau de neige;
mais ce manteau, si sain là-bas, porte ici la mort dans ses plis. Savez-
vous comment on l'appelle dans le pays? Le linceul des Européens. Du
sommet de la colline, on voit surgir de cette blanche surface, comme
des rochers sur la mer, les cimes noires de quelques grands arbres.
Au-dessus brille dans toute sa splendeur et sa sérénité le ciel étince-
lant des tropiques; mais bientôt tout cet océan, immobile d'abord, s'é-
branle, les flots montent comme une marée battant les flancs.de notre
colline. Les cases à nègres, les palmiers jusqu'à la cime, notre plateau
où nous semblons les naufragés d'un déluge universel , tout est sub-
mergé. Une à une, les étoiles s'éteignent, et la contrée tout entière est
plongée au fond de cet océan pestiféré. Le lendemain, on aperçoit à tra-
vers ces brouillards, qui ont quelquefois une odeur fétide, un soleil
blafard, tel qu'il dut apparaître à Noé à la fin du quarantième jour. »
Voilà le spectacle d'une nuit à la Guyane. Le jour offre un tableau
bien différent. Le soleil paraît et chasse les vapeurs nocturnes; il
règne bientôt sur la forêt qui couvre le pays. Devant cette majesté,
la nature entière se tait; les créatures animées, depuis l'insecte
jusqu'à l'énorme serpent de ces contrées, restent blotties sous les
feuilles et au bord des marais ; le sol et l'atmosphère sont purifiés
par les rayons de l'éclatante lumière. Le voyageur n'aperçoit de-
vant lui qu'un immense horizon de feuillage sombre; à ses pieds se
déroule le ruban argenté d'une rivière; çà et là il rencontre des
vestiges d'habitation et de culture.
Il n'y a pas plus de trente ans que ces lieux étaient habités. La
crête du coteau portait la demeure du maître avec ses balcons et
ses vérandahs; au-dessous les cases à nègres, ombragées de pal-
miers, d'orangers, de calebassiers, de manguiers et d'arbres à pain;
puis tout en bas de la colline, sur la rive même et encadrés de bam-
bous, les hangars où s'exerçait l'industrie des colons, plus loin des
champs interminables de girofliers. Ces habitations, autrefois pro-
spères, ont été abandonnées depuis l'abolition de l'esclavage, que
698 REVUE DES DEUX MONDES.
les nègres ont comprise comme l'abolition du travail. Les maîtres
ont dû quitter leurs domaines en friche et leurs ateliers sans ou-
vriers, et ils sont partis, ne daignant même pas, tant était grand
leur découragement, fermer les portes derrière eux. La nature a
donc accompli rapidement et sans obstacle son œuvre ordinaire :
elle a lézardé les bâtimens, disjoint les planchers, détruit les toi-
tures par la double action de l'extrême chaleur et de l'extrême
humidité, percé les cuves à cuire le sucre, rongf'î par la rouille
les machines à vapeur, renversé les chaudières, qu'on voit gisant
à terre.
Géhéralement les sites étaient admirablement choisis. Au bon
temps du travail et de la prospérité, il n'y avait rien de plus riant
que ces oasis. Puisque des habitans d'origine européenne y avaient
vécu, puisque des Africains y avaient défriché et cultivé le sol, n'é-
tait-il pas permis d'en conclure que le climat était vaincu dans ces
limites? Le séjour prolongé des hommes, le voisinage d'une rivière
aux eaux limpides et courantes, avaient sans doute assaini ces coins
de terre favorisés, véritable paradis terrestre au sein du chaos.
Telle fut l'illusion d'un des meilleurs gouverneurs de la Guj^ane,
administrée successivement par plusieurs olîiciers-g-néraux de la
marine, qui ont fait preuve d'un grand dévoûment et d'une activité
sans égale. Cette illusion fut auçsi partagée au ministère, où l'on
résolut de créer des pénitenciers au bord de la rivière la Comté,
précisément sur le terrain d'anciennes habitations. L'administration
et ses agens montrèrent dans la poursuite de cette entrepris3 une
sollicitude et une fertilité d'invention bien dignes d'un meilleur
sort. Plusieurs succombèrent, plusieurs y laissèrent leur santé, et
se ressentirent toute leur vie des années passées dans les marais de
la Guyane. Si jamais tentative mérita le succès par la persistance
et par l'intelligence des efforts, ce fut réellement cet essai de trans-
portation utile. Dans tous les cas, on dut à ces soins éclairés d'évi-
ter une épouvantable catastrophe.
Deux pénitentiers furent construits sur les bords de la Comté,
l'un et l'autre avaient été conçus à peu près sur le même modèle.
Qu'on se représente plusieurs groupes de bâtimens en bois et de
cabanes occupées autrefois par les Africains. Voici le quartier de
l'état-major, « petites maisons blanches aux volets verts, d'un aspect
réjouissant. » On accède au premier et unique étage par un escalier
extérieur en forme d'échelle. Les chambres, parfaitement closes,
sont saines, et les fenêtres s'ouvrent de plain-pied sur une galerie;
à mi-côte sont les anciens ateliers de la sucrerie transformés en
magasins, puis la caserne. Les vols sont rares, mais il faut surveil-
ler le tafia. Dans ces camps, l'ivresse des forçats va jusqu'à la folie
LES DEPORTES POLITIQUES. 699
furieuse; on en a vu dans cet état qui, s'emparant d'un outil, frap-
paient de coups mortels, sans choix et sans motifs, officiers, soldats
et même leurs camarades. Les provisions sont abritées sous les
cases, et les basses-cours y sont également installées. Les anciennes
cases à nègres sont dispersées iri'égulièrement sous les ombrages.
On les a restaurées dans leur site pittoresque. C'est la demeure des
habitans soigneux de leur bien-être, des fonctionnaires à qui leurs
spécialités donnent une sorte d'indépendance, tels que les chirur-
giens, le chef du service administratif, l'aumônier. L'hôpital est
fréquenté par les sœurs de charité; c'est un vaste bâtiment construit
avec grand soin et tenu dans un état de propreté minutieux. Yoici
plus loin le camp même des transportés. Yoyez cette double rangée
de cases uniformes. Chacune a 16 mètres de long sur 6 de large,
chacune contient 32 hommes. Toutes sont portées sur des patins ou
piliers, précaution nécessaire contre l'humidité. Dans le sens de la
longueur, deux fortes barres de bois ont été assujetties, laissant
entre elles l'espace d'un couloir pour la circulation et la surveil-
lance. Ces rampes servent à dresstr les hamacs ; ils y sont attachés
solidement du côté des pieds, tandis que la tête du lit est suspen-
due au mur. Chaque prisonnier a sa planchette également fixée à
la cloison extérieure. Il y place ses effets, un numéro d'ordre dé-
signe le propriétaire.
Si le camp des transportés est destiné à recevoir des condamnés
non libérés qui achèvent leur temps de bagne, on l'entoure quel-
quefois de murs crénelés, on élève aux quatre angles des blockaus
en bois dur à l'épreuve de la balle et percés de meurtrières. Ces
blockaus sont une prison et un corps de garde, mais la surveil-
lance ainsi armée n'a jamais empêché l'évasion d'aucun prisonnier.
Ils sont mieux gardés par l'immensité même du désert qui les
étreint et les étouffe, à peine livrés à eux-mêmes. A peu d'excep-
tions près, les évadés périssent en quelques jours, épuisés par la
fatigue, par la maladie et par la faim. D'horribles exemples, des
scènes de cannibalisme, des débris de cadavres de fugitifs rapportés
aux pénitenciers, préviennent les tentatives d'évasion mieux que
les plus solides barrières.
Il est cinq heures du matin; c'est l'heure du lever général. Un
quart d'heure pour la toilette; ensuite distribution d'un peu de
soupe et d'un morceau de pain. A cinq heures et demie, l'appel et
la répartition des hommes par chantiers. Le travail commence à six
heures et finit à dix heures. Déjà il n'est plus permis de braver le
soleil. A dix heures et demie, le déjeuner : du lard, du bœuf frais
ou salé et des légumes. Chaque pensionnaire a droit à 25 centi-
litres de vin par jour, quelquefois cette ration est remplacée par le
700 REVUE DES DEUX MONDES.
tafia. Après le déjeuner, les transportés ont trois heures de liberté,
qu'ils emploient les uns à faire la sieste, d'autres à fabriquer ces
bibelots qu'on vend dans les prisons. A deux heures, les condamnés
se réunissent au son de la cloche et reprennent le travail jusqu'à
six heures du soir; c'est l'instant du dîner, dont le menu ressemble
au déjeuner. Jusqu'à huit heures, liberté complète; à ce moment,
on fait l'appel dans les dortoirs, mais les condamnés sont générale-
ment autorisés, surtout dans la belle saison, à profiter de la fraî-
cheur comparative du soir jusqu'à onze heures. Les Allemands
chantent, les Français causent et rient, il y a toujours quelque bel
esprit qui tient le dé de la conversation.
Telle est la journée des forçats. Ce régime serait fort doux, et le
travail ainsi organisé produirait des merveilles, si le climat était de
ceux où l'on peut vivre. Généralement les transportés arrivaient
pleins d'espoir dans ces charmans villages préparés pour eux,
mais cela durait peu. M. Jusselain raconte qu'un jour 75 transpor-
tés furent débarqués en sa présence. « On les aurait pris, dit-il,
à leur bonne mine, à leur air satisfait, pour des colons venant vo-
lontairement s'établir sur les rives de ce fleuve et non pour des
hommes qui avaient traîné la chaîne des bagnes. Il me semble les
voir encore avec leurs vestes légères, leurs pantalons de toile grise,
leurs chapeaux de paille à larges bords, gravissant le raidillon de
la berge, et jetant autour d'eux un regard de curiosité... Ils por-
taient tous sur le dos un sac de toile renfermant leur hamac, leurs
effets d'habillement et la couverture de laine destinée à les protéger
contre l'humidité des nuits. » Mais ses beautés naturelles font de la
Guyane française une sirène dont les séductions sont mortelles. La
peinture suivante est à peine exagérée : « dans l'eau salée, les re-
quins, — dans l'eau douce, les torpilles et les gymnotes, — dans
l'eau saumàtre, les caïmans, — sur terre, les serpens, les scorpions,
les mille-pattes, — dans l'air, les vampires, les maringouins, les
moustiques. » jN'importe, le travail avait lutté contre cette nature
ennemie et l'avait un instant domptée. Malheureusement la lièvre
et la dyssenterie interrompirent cette intéressante expérience. Après
quelques accès de cette terrible maladie, les hommes dont la consti-
tution était robuste tombaient dans le marasme, et les faibles mou-
raient. Il fallut abandonner le pays; c'est alors qu'on conduisit les
transportés à la Nouvelle-Calédonie. On n'eut d'ailleurs affaire
qu'aux condamnés sortis des bagnes; depuis longtemps, l'amnistie
avait purgé le pays de tous ceux qui y subissaient la peine de la
transportation pour cause politique : ils étaient revenus en France.
L'évacuation de la Guyane clôt la première phase de la transporta-
tion, qui donne les résultats suivans : les transportés politiques re-
LES DÉPORTÉS POLITIQUES. 701
fusent tout travail et laissent tomber dans la misère et la dégrada-
tion les pays de leur résidence. Les transportés de droit commun,
les criminels ordinaires, se livrent sans résistance au travail et
transforment la colonie qu'ils habitent; mais l'insalubrité de cette
colonie détruit leurs forces, et l'œuvre heureusement commencée est
abandonnée.
II.
Cette épreuve aurait dû nous instruire. Le travail étant reconnu
indispensable à tout essai de colonisation, et la loi l'ayant imposé
à tous les déportés sans exception, il fallait la faire exécuter; mais
cette loi, les condamnés avaient pu la braver impunément. Il suffi-
sait donc, en maintenant la loi du travail, de prévoir les moyens
d'y assujettir tous les déportés sans exception. Qu'a-t-on fait? Pré-
cisément le contraire. On a rayé de la loi nouvelle, celle du 23 mars
1872, l'obligation de travailler, que l'ancienne imposait. Cette loi
dit « que les condamnés à la déportation dans une enceinte for-
tifiée jouiront de toute la liberté compatible avec la nécessité d'as-
surer la garde de leur personne et le maintien de l'ordre, et que
les condamnés à la déportation simple jouiront d'une liberté qui
n'aura pour limite que les précautions indispensables pour empê-
cher les évasions et assurer la sécurité et le bon ordre. » Et pour
qu'on ne puisse se méprendre sur la signification et la portée de
ces deux articles, le rapporteur de la loi a pris soin de rappeler
(t qu'au lieu et place de la déportation le transporté n'est soumis à
aucun travail. » Ainsi la loi de l'empire était insuffisante pour obli-
ger les déportés au travail : on la réforme, — et quelle est la dis-
position qu'on adopte? On supprime l'obligation de travailler.
Pourquoi cette inconséquence? Pourquoi la loi est-elle ainsi ti-
mide et prend-elle mille ménagemens? L'esprit public, si mobile
en France, s'est d'abord ému d'horreur à la vue des bandes d'in-
cendiaires et d'assassins d'otages qui traversaient Paris, au mois de
juin 1871, entre deux rangées de soldats. Il y avait des femmes
n'ayant de leur sexe que le nom. Tous les mauvais instincts et par-
ticulièrement la méchanceté et l'envie étaient peints sur leur figure.
Les hommes formaient des groupes qui rappelaient ceux de Callot
ou les recrues de Falstaff. Un grand nombre de ces gens-là étaient
non pas de vrais ouvriers, mais ce qu'on appelle des rôdeurs de
barrières, ces hommes qui font leurs galeries des boulevards exté-
rieurs et résident principalement dans les boutiques de marchands
de vin. Les têtes intelligentes étaient dans cette cohue en infime mi-
702 REVUE DES DEUX MONDES.
norité. On la vit passer avec dégoût; on ne plaignit dans le premier
moment ni les dégradés, ni les inintelligens, ni les déclassés. O.i
avait encore devant les yeux la tyrannie populacière, les vois à do-
micile, les monumens en flammes, les meurtres d'innocens, avec
raffinemens de cruautés, sur les places publiques et dans les prisons.
A ce moment, il semblait que la répression fût à peine assez sévère.
Une année a suffi pour changer tout cela. Les peureux ont oublié
leurs craintes, l'insurrection d'hier est déjà de l'histoire ancienne,
l'horreur des exécutions sans jugement est presque effacée, on s'ha-
bitue aux ruines des édifices encore noirs de pétrole, et la colonne
Vendôme sen)ble n'avoir jamais été qu'un piédestal. La répulsion
qu'inspirait d'abord cette lie de Paris, qu'on vit s'écouler vers nos
ports, a fait place à l'indifférence. Des journaux demandent l'am-
nistie; ils trouvent au palais législatif de Versailles des échos em-
pressés. La complicité tacite des uns, la crainte dissimulée des
autres, l'indulgence aveugle de l'opinion, les aberrations de l'esprit
de parti, maintiennent devant les yeux des transportés la perspec-
tive d'un prochain rappel qui suffirait à rendre illusoires les projets
de colonisation si chèrement subventionnés.
Les déportés politiques sentent bien la crainte qu'ils inspirent, et
qui se révèle si souvent par des manifestations de sympathie. Ils
savent que, sous prétexte de respecter l'humanité et la hberté, on
a pour eux des prévenances et une sollicitude extrêmes. Précau-
tions et ménagemens perdus! bien simples sont ceux qui compte-
raient sur leur reconnaissance. La révolution ne dissimule pas ses
desseins: elle les pubhe dans de gros livres; elle les expose dans les
harangues, elle les produit dans ses journaux; tant pis pour ceux
qui ne voudront pas l'entendre! Les transportés n'ignorent donc
pas les causes des égards qu'on leur montre et des privilèges qu'on
leur accorde; ils savent qu'à moins de révolte ouverte, on ne leur
imposera aucune contrainte; aussi ont-ils été et seront-ils ingou-
vernables, et, bon gré, mal gré, il faudra bien finir pai' les aban-
donner à eux-mêmes. Gomment diriger des gens qui sont à l'état
de protestation permanente, qui protestent par leurs discours, par
leur silence, par leurs gestes, par leur apathie calculée? Tout en
eux, jusqu'à l'apparente résignation, proteste.
Ce qu'il y a de pire, c'est qu'ils croient en conscience que leur
protestation est juste, qu'ils ont reçu dans la rue, derrière les pavés
amoncelés, un baptême d'innocence. Nous laissons àpenser^f^i cette
conviction est compatible avec le repentir, qui est la première con-
dition de la colonisation qu'on se propose. Parler d'une expatriation
volontaire et prolongée, d'un établissement colonial de longue ha-
leine, à des hommes qui comptent recevoir bientôt dans la mère-
LES DÉPORTÉS POLITIQUES. 703
patrie des récompenses nationales et prendre part au gouvernement
du pays, n'est-ce pas perdre son temps? Ce que nous appelons jus-
tice, ils l'appellent vengeance; leur tour de condamner leurs juges
leur semble d'ailleurs imminent, et ils interrogent chaque jour l'ho-
rizon pour y chercher le navire qui va leur apporter des couronnes
civiques. Billaud-Varennes et Collot-d'II.'rbois, proscrits par la con-
vention et embarqués pour la Guyane, se croyaient tellement sûrs
de leur prochain rappel qu'ils demandaient au capitaine si un bâti-
ment partant derrière eux pour les ramener en France pourrait les
devancer à Cayenneî
Que peut-on espérer des transportés politiques dans les îles où
la loi les envoie? Cette loi dit que la presqu'île Ducos, en Nouvelle-
Calédonie, « est déclarée lieu de déportation dans une enceinte
fortifiée, » que l'île des Pins et, en cas d'insuflisance, l'île Mare,
(t sont déclarées lieux de déportation simple. » La fertilité est
grande aujourd'hui dans certaines parties de ce pays. Moins luxu-
riante peut-être et plus sévère qu'à la Guyane française, la végé-
tation y est pourtant vigoureuse, et le climat est sain; mais en cer-
tains endroits la roche ferrugineuse affleure le sol. Les arbres
disparaissant comme à l'Ilet-au-Diable, la couche de terre où ils
croissent pourrait être bien vite balayée par les vents, et laisserait
apparaître le rocher nu, qui signalerait au loin les progrès de la
civilisation importés par nos soins et à grands frais dans l'archipel
néo-calédonien.
La presqu'île Ducos est un espace étroit de terrain qui forme un
des côtés de la baie de Nouméa, chef-lieu de la colonie. Elle est
sous le canon de la garnison et reliée à la grande terre par un banc
de sable. Là vient se perdre dans la mer, par une succession de
collines, un contre-fort de la grande chaîne principale de l'île. Des
vallées qui pourraient devenir productives s'ouvrent entre les hau-
teurs; on les distribuera aux condamnés, et l'on verra s'ils consen-
tiront à cultiver des légumes loin de la banlieue de Paris.
L'île des Pins n'est pas moins fertile. C'est une pointe de ro-
cher d'un diamètre de 3 lieues , dont le centre , dominé par un
sommet assez élevé, est à peu près stérile. Il y poussait sponta-
nément ce genre de pins à tiges droites et très élevées qu'on
appelle « pin colonnaire, » d'où le nom de l'île; mais elle est déjà
dépouillée en grande partie de ses panaches de verdure sombre.
Exploitée sans règle ni prévoyance par les indigènes pour l'appro-
visionnement des navires troqueurs, l'espèce a déjà presque dis-
paru. Reste un anneau de terre végétale qui contourne le pied de
la montagne; couvert d'herbages, il forme un vert tapis le long du
littoral. Il est bien arrosé et propre à nourrir les bestiaux. Que de-
704 REVUE DES DEUX MONDES.
viendrait cette ceinture de prairies sous les pas de transportés oi-
sifs? L'île des Pins est entourée de récifs dont les cavités sont
habitées par un grand nombre de langoustes. Ces crustacés varie-
ront agréablement l'ordinaire dt;s transportés jusqu'au jour où la
dilapidation et la paresse auront chassé les bestiaux de l'île, épuisé
les ressources de la pêch j et remplacé la verdure par le sable rouge
des montagnes. Quant à l'île Mare, elle est située à 15 lieues envi-
ron de la grande terre, et fait partie d'un groupe de trois îles prin-
cipales découvertes par les Anglais vers l'année 1800 et nommées
groupe des îles Loynlty. Elle rentre néanmoins dans notre sphère
d'action; nous y avons étendu notre souveraineté, réprimé certaines
révoltes et laissé un poste. L'île Mare est la moins importante des
trois; la population de 3,000 habitans est moitié protestante, moi-
tié catholique. Les missionnaires catholiques, comme leurs rivaux
des missions évangéliques, ont entrepris la conversion des idolâtres.
Leur dévoûment était assez mal récompensé, lorsqu'en 1869 l'un
des pères ayant creusé un puits, auquel une pompe fut adaptée,
l'eau douce se répandit en ruisseaux pour arroser les terres : pré-
cieuse acquisition sur un rocher où n'existe pas une seule source.
Les habiians, qui étaient réduits pour se désaltérer à l'eau de pluie,
recueillie dans des citernes et souvent insuffisante, ont été sensibles
à ce bienfait. On a profité de leurs bonnes dispositions pour les bap-
tiser. Les missionnaires ne feraient-ils qu'abolir l'abominable pra-
tique de l'anthropophagie, qu'ils rendraient un grand service.
En résumé, il n'est pas difficile de prévoir quels seront sur ces
rochers éloignés les résultats de la transportation des condamnés
de la catégorie dite poliî-ique : la dévastation du sol, la stérilité et
la misère, dont le stigmate a été laissé par eux à l'Ilet-au-Diable, —
des conflits avec les indigènes, — la destruction de l'œuvre des
missionnaires , — un détestable exemple donné aux populations
océaniennes. La transportation nous attirera l'étonnement et les
dédains des marins étrangers, qui, passant à l'occasion devant des
îlots sans végétation, des ruines de bâtiment et des terres désertes,
y reconnaîtront les traces de l'inconséquence et de l'instabilité fran-
çaises, et cela dans des parages où l'Angleterre, en moins d'un siè-
cle, a su fonder la colonisation d'un continent.
Il est évident qu'il faut contraindre les transportés politiques au
travail, ou renoncer à leur transportation. Peut-on les contraindre
à travailler? Posons d'abord en fait que les bandes de transportés
dont nous avons décrit l'aspect et le caractère n'ont absolument
rien de commun avec des journalistes ou des pamphlétaires plus ou
moins distingués, un bon nombre ont pu subir des condamnations
sans que leurs travaux soient complètement oubliés de leur pays,
LES DÉPORTÉS POLITIQUES. 705
tandis que les autres par leurs crimes l'ont couvert de honte. Ces
derniers sont dans la force de l'âge et sortent des rangs de la po-
pulation habituée aux travaux manuels; on les a condamnés pour
crimes de droit commun, punissables des galères, et ces hommes,
on se ferait un scrupule de les employer suit à des ouvrages de
leurs métiers, soit à des travaux de terrassemens! L'état les nour-
rit, les habille, les loge, et n'exigerait rien d'eux en échange!
La loi sur la transportation ne comporte pas, dit-on , le travail
forcé. Et pourquoi ne le comporterait-elle pas? La loi n'est pas tou-
jours si discrète. Voyez celle qui régit l'armée : les soldats et les
marins ne sont pas moins intéressans que les transportés sans doute;
la loi hésite-t-elle pourtant à leur imposer les travaux utiles? Elle
exige bien plus; elle leur demande de s'exposer à des dangers d'où
peuvent résulter la mutilation, les opérations de chirurgie les plus
cruelles, les douleurs renouvelées de longs pansemens et souvent
la mort. Les incendiaires, les pillards, les assassins d'otages, vi-
vront, s'ils le veulent, en rentiers, tandis que les soldats seront sou-
vent assujettis, entre les heures d'exercice et l'accomplissement
des corvées journalières, à construire, des routes, à creuser des
canaux? Qui donc oserait dire que leur dignité en sera atteinte? Ce
qui e&t digne, c'est de travailler, et ce qui est indigne, c'est de vivre
à rien faire aux dépens d'autrui. Le respect de la « liberté » des
transportés politiques qui va jusqu'à les maintenir dans l'oisiveté
est un non-sens. La loi votée le 23 mars 1872 ne contribuera donc
pas à rendre les transportés meilleurs; elle aidera plutôt à dévelop-
per leurs appétits malsains, leur audace criminelle et la stupidité
malfaisante de leurs idées politiques par la conscience de l'indul-
gente faiblesse de la société.
Comment forcer les transportés au travail, lorsque les uns oppo-
sent un refus violent, les autres une inertie systématique? C'est
une question que nous n'avons pas à résoudre. L'état a mille
moyens de se faire obéir : le premier est de le vouloir fermement;
il dispense en général de tous les autres; il suffit à l'Angleterre, qui
n'a pas nos scrupules et nos délicatesses, ce qui n'empêche pas
qu'elle soit le pays du monde où l'on respecte le plus îa liberté in-
dividuelle. Les Anglais regardent îa révolte contre les lois comme
un crime, et ils traitent les criminels comme des criminels, tout en
ayant soin de ne pas confondre les écrits avec la rébellion à main
armée; mais comme les révolutions nous ont blasés, comme elles
ont émoussé notre sens moral à ce point que les révoltes et les con-
spirations nous paraissent l'effet d'ambitions bien naturelles, dont
le pouvoir est souvent le prix, comme nous confondons les simples
écrits avec les voies de fait, nous sommes obligés d'élever les yuI-
Tous CIT. — ltij3. 4S
706 REVUE DES DEUX MONDES.
gaires émeutiers à la hauteur d'hommes politiques, et voilà pour-
quoi nons sommes désarmés devant eux. L'Angleterre ne fait pas
de pareilles confusions. Elle ne poursuit guère les écrits, mais quand
sa [)olice ramasse à Dublin quelque rioter dans une échaufïourée en
l'honneur de la vieille indépendance de l'Irlande, elle l'embarque
pour les colonies, oîi l'on reçoit encore des transportés, et le sou-
met au régime commun de ses compagnons, sans privilège ni fa-
veur. Les rioters cassent les pierres sur les routes en vêiemens
jaunes, ce qui fait que le peuple anglais, peu tendre de sa nature
pour les misères méritées, les appelle des serins.
Toutefois notre loi semble avoir quelque remords d'autoriser
ainsi une oisiveté qui lèse les intérêts de l'état tout en favorisant
parmi les condamnés les progrès de la dégradation morale. Elle a
prévu le cas où le transporté commettrait un délit, où par exemple
il utiliserait ses loisirs pour préparer des moyens d'évasion. Dans
ce cas, le conseil de guerre intervient; s'il prononce une peine,
c'est celle du travail obligatoire. Ainsi le travail, qui devrait êlre
la loi ordinaire et commune, devient une exception et une peine;
mais à quoi bon môme cette exception, si l'on n'a pas les moyens
de l'imposer aux transportés? Et si l'on a ces moyens, pourquoi ne
pas les employer?
11 y a certainement des déportés âgés, valétudinaires ou peu
propres au labeur de chaque jour : ils peuvent être exemptés des
travaux manuels; c'est une affaire de règlement. Qu'on les emploie
selon leurs forces et leurs facultés, rien de plus juste; mais qu'on
ne les entretienne pas dans une paresse malsaine. Les transportés
ont la préteniion di3 diriger la politique et le gouvernement de
l'état; il serait bon avant tout qu'ils apprissent à lire. Un grand
nombre sont illettrés; que leurs compagnons moins ignorans les
instruisent. Astreindre les uns à professer, les autres à étudier, ne
serait-ce pas faire une première et très bonne application du prin-
cipe de l'instruction obligatoire?
Il est certain que la transportation politique ne colonisera jamais
nos établissemens éloignés; il n'est pas moins incontestable qu'elle
coûte fort cher. Le rapporteur de la loi estimait à plus de 700 fr.
par tête le prix de la nourriture et de l'entretien annuel d'un trans-
porté à la Nouvelle-Calédonie. Il faut ajouter à cette dépense celle
de la traversée, soit 1,100 francs pour aller, autant pour revenir.
Dix années de transportation sous le précédent gouvernement ont
coûté à l'état de 50 à 55 millions. Qu'ont-elles produit? Rien. —
Pourquoi continuer un tel régime?
LES DÉPORTÉS POLITIQUES. 707
III.
Cette étude ne serait pas complète, si nous omettions d'y joindre
quelques renseignemens sur le personnel et les élémens de la trans-
portation actuelle. Après l'entrée de l'armée dans Paris, de nom-
breux prisonniers furent dirigés sur Versailles. On les conduisait
d'abord à l'Orangerie, où ils subissaient un premier interrogatoire
qui servait à les classer en trois divisions : les intéressans, les com-
promis et les dangereux. Les uns allaient ensuite à Satory; les au-
tres étaient répartis dans les prisons des Grandes - Écuries de
Noailles, des Chantiers ou autres établissemens et magasins trans-
formés en maisons de détention. La justice militaire, immédiate-
ment saisie, ne tarda pas à commencer son œuvre. Sa tâche était
lourde : plus de ZiO,000 prisonniers ! Autant de dossiers, plus ceux
des contumaces! Jamais enquête ne fut plus complète. "Vingt con-
seils de guerre y prirent part. Malheureusement ils n'avaient sous
la main que le serviim pecus-, ceux qui représentaient la pensée de
l'insurrection, ceux qui en avaient le secret, si tant est qu'elle ait
jamais eu une pensée et un secret, s'étaient soustraits aux inves-
tigations de la justice. Dans les derniers jours de mai, ils avaient
pris la fuite , laissant la foule de leurs adhérens couvrir leur re-
traite en retenant l'armée devant les barricades. D'autres restaient
Cachés dans Paris et déjouaient toutes les recherches avec l'habi-
leté de conspirateurs émérites. Quelques-uns seulement étaient
tombés les armes à la main , comme Delescluze, aussi dégoûté de
son propre parti qu'hostile à tous les autres.
Les tribunaux militaires n'avaient donc en leur présence que des
physionomies insignifiantes et des accusés inconnus qui, comme de
juste, devaient payer pour les autres. L'attitude de ces gens fut
écœurante. On devait attendre d'eux l'affirmation éclatante de prin-
cipes, la protestation de consciences se disant opprimées, la glori-
fication des actes. Loin de là, à part une ou deux exceptions, on
n'eut que des chicanes. Les accusés ergotèrent, ils nièrent l'évi-
dence, ils invoquèrent des alibis ridicules; ils cherchèrent, comme
la foule vulgaire des malfaiteurs, leur salut dans le mensonge. Aussi
les juges, qui avaient d'abord pu croire à un vaste complot poli-
tique, finirent par se borner à des condamnations pour crimes de
droit commun. Le vol, l'assassinat, l'incendie, furent seuls atteints;
on dédaigna déjuger l'insurrection.
De l'ensemble des procès ne résulta donc aucun éclaircissement
sur les principes qui avaient dirigé cette levée de boucliers. Le coîî-
seil de la commune pour&uivait-il un but clair, précis, unanime?
708 REVUE DES DEUX MONDES.
Non certes. Chaque membre avait ses idées personnelles; la plu-
part s'attachaient au mot de république sans être en état de le dé-
finir. Le commun des insurgés y voyait un régime où chacun serait
salarié par l'état sans autre travail que le vote aux élections, la pré-
sence aux clubs, les longues stations devant les comptoirs de mar-
chands de vin, et quelques heures de garde aux mairies pour la
conservation d'un état social si satisfaisant. C'était le résumé du
socialisme pour la masse des combattans. Les autres, fins renards,
comprenaient le socialisme comme devant amener la distribution
des biens entre tous les habitans, et ils commençaient naturellement
à se faire leur part au moyen des réquisitions dans les établisse-
mens publics ou chez les particuliers. 11 y avait aussi de purs jaco-
bins, rêvant le despotisme d'un comité de salut public, dont ils au-
raient fait partie; d'autres haïssaient simplement tout gouvernement
régulier, peut-être parce qu'un gouvernement régulier ne marche
pas sans gendarmes, sans juges et sans prisons. Bref, ni le comité
central qui a précédé la commune, ni la commune, à qui le comité
de salut public a succédé, n'ont laissé un corps de doctrines, un
symbole de foi quelconque. Les nombreux dossiers consultés, les
interrogatoires des prévenus, n'ont rien révélé que l'inanité de ce
mouvement. On y a vu des parodistes de 1793, cerveaux honnêtes à
leur manière, mais vides d'idées, et au-dessous l'ignorance absolue
ou bien des appétits qui, pour s'assouvir, n'ont pas reculé devant
le crime. En un mot, cette enquête judiciaire a prouvé que, si par
surprise ou par faiblesse le gouvernement de notre pays pouvait
encore tomber en de telles mains, ces mains seraient incapables
de le garder, même quelques mois, tant est grande leur impéritie.
Les deux tiers des prévenus, soit 23,000 environ, furent relâchés
par acquittement ou par ordonnance de non-lieu. Dans le nombre
des condamnations prononcées et qui ont varié depuis la peine de
mort jusqu'aux trois mois de prison du peintre Courbet, on compta
quatre mille sentences de déportation. Tel est le contingent que
l'insurrection du 18 mars fournit aux rêves de colonisation par les
déportés ! Quoi qu'il en soit, notre assemblée nationale, émue d'une
grande pitié pour ces transportés, a pris la peine de faire tout un
code de lois à leur usage, et chacun de ces actes législatifs a été
caractérisé par un nouveau progrès dans la voie de la timidité et de
la faiblesse. Il semble en vétité que ces lois s'attachent à détruire
par avance le but que la majorité des législateurs veut atteindre.
Leur intention est d'améliorer le régime de la déportation tel qu'il
fonctionnait sous l'empire, et, pour remplacer des lois inefficaces, ils
en ont adopté de plus insuffisantes encore. Voici que ces jours der-
niers l'assemblée a consacré quatre séances consécutives à régler
LES DÉPORTÉS POLITIQUES. 709
les conditions des concessions de terres, et, qui le croirait? à déter-
miner les droits de succession des veuves des déportés aux biens
que ceux-ci pourront acquérir à la Nouvelle-Calédonie. A quoi sert
donc l'expérience? Avant que les déportés aient défriché un arpent
de terrain, on s'occupe de déterminer les conditions de l'héritage
qu'ils pourront laisser un jour, non pas en France, remarquez-le
bien, mais dans la colonie, par les produits d'une culture qui n'est
pas même ébauchée! Les éminens agriculteurs de la chambre ne
savent-ils pas combien il est difficile de gagner seulement des
moyens d'existence par la petite culture? Ignore-t-on qu'il n'y a
pas de petits agriculteurs en Australie, et que les plus chétifs co-
lons de ce pays, quand ils ne se bornent pas à exercer dans les
villes les industries à salaires journaliers, n'ont pas moins de dix
mille moutons dans des pâturages naturels sans limites? Lorsque
les déportés de la Nouvelle-Calédonie auront consacré des années à
la culture de petits champs, et qu'il y croîtra des légumes, ces pro-
duits serviront à la consommation de la famille, et pendant long-
temps l'excédant, vendu à Nouméa, ne suffira pas pour la vêtir.
Pour que la spéculation s'exerce utilement dans un pays, pour que
l'industrie s'y développe, un élément principal est nécessaire, une
population. Il n'en existe pas en Nouvelle-Calédonie, et avant qu'elle
s'y forme, un long espace de temps s'écoulera, car, en admettant
même de nouvelles révolutions qui amèneraient d'autres contingens
de déportés, ceux-ci n'apporteraient dans la colonie que la misère.
A lire les correspondances déjà parvenues de la presqu'île Ducos et
publiées dans plusieurs journaux de Paris, on voit que les déportés
ne se font pas d'illusion, et que si quelques-uns consentent, — ce
qui est peut-être peu sérieux, — à s'adonner à la culture, la géné-
ralité ne partage pas ces idées, et se propose au contraire d'at-
tendre dans le far niente l'époque de la délivrance! Le motif qu'ils
donnent est spécieux, c'est qu'ils ne sont pas agriculteurs, qu'ils
sont pour la plupart des artisans de Paris, dont le métier ne peut
s'exercer dans une ville rudimentaire comme Nouméa. Il n'en est
pas moins vrai que, d'après les paroles de M. le ministre de la ma-
rine, 170 femmes ont demandé à rejoindre leurs maris. Cela fera
170 ménages. Dieu le veuille! mais cela ne fera pas que la coloni-
sation ait des bases solides. Chacun sympathisera bien volontiers
avec ces personnes, sans doute dignes d'estime, que l'affection en-
traîne vers leurs maris à des milliers de lieues; cependant fallait-il
pour ce nombre infime et pour des intérêts fort problématiques se
livrer, comme on l'a fait, à une consultation judiciaire en quatre ou
cinq discours, où les « grands principes » qui président au règle-
ment des successions dans le code civil ont été longuement discu-
710 REVUE DES DEUX MONDES.
tés, et dans laquelle on a fait intervenir, selon l'usage, « les larmes
de la veuve et de l'orphelin? » Il s'agissait de savoir si l'on accorde-
rait aux femmes des déportés la moitié, le tiers ou la totalité des
successions. Attendez donc qu'il s'en crée! Où il n'y a rien, dit-on,
le roi lui-même perd ses droits. Que la loi accorde aux veuves, par
dérogation expresse « aux grands principes, » même la totalité de
la fortune acquise par leur mari en Nouvelle-Calédonie, tant mieux;
mais, hélas! cela ne déchargera pas l'état de l'obligation où il se
trouvera quelque jour soit de subvenir aux besoins de ces expatriées
volontaires dans la colonie même, soit après leur retour en France
de les utiliser dans quelque atelier national. En attendant, toutes
les belles paroles qui ont été dites ne feront pas avancer l'édifice de
la colonisation d'un pouce ni d'une pierre. Aussi croyons-nous de-
voir engager les représentans du pays à se débarrasser prompte-
ment de la responsabilité d'une entreprise ingrate et sans espoir de
succès dans les conditions où elle s'accomplit, — non que nous joi-
gnions notre voix à celles qui demandent l'amnistie. L'amnistie
jetterait en France des milliers de bras qui sont déshabitués du
travail et qui ne peuvent servir qu'aux insurrections. Ce que nous
voudrions, c'est que notre pays renonçât à des essais de déportation
qui n'ont jamais réussi et qui ne peuvent pas réussir, non-seulement
parce que les transportés ont toujours refusé le travail, mais encore
parce que les grandes colonisations ne se font pas par la petite cul-
ture. Interdisons aux condamnés le sol de la France; c'est déjà une
punition cruelle! Gomme il ne manque pas de pays étrangers où
leur radicalisme rencontre de nombreux adhérons, ils seront cer-
tains d'y trouver, avec de la sympathie, des moyens de travail, et
ils cesseront ainsi d'imposer à nos budgets d'énormes chargea. Nous
bénéficierons de tout ce qu'ils coûtent, nous éviterons la disgrâce
d'un nouvel avortement, et ils n'augmenteront pas beaucoup les
dangers de l'ordre social, car l'armée du désordre n'a malheureuse-
ment pas été désorganisée par l'éloignement de quelques milliers
d'hommes.
Paul Merruau.
LA
PRESSE ALLEMANDE EN 1873
Les journaux allemands sont trop peu lus en France : on en cite
assez souvent des extraits; mais ces traductions ne donnent au pu-
blic qu'une idée fort in'exacte et fort incomplète de l'esprit qui les
anime. On n'y cherche en général qu'un aliment à la polémique, et
il est aisé de recueillir des phrases blessantes pour notre dignité, des
jugemens dont l'injustice nous révolte. Les Allemands, de leur côté,
se plaignent beaucoup de la manière dont on les apprécie en France;
ils s'étonnent assez naïvement de l'hostilité qui les poursuit, ils en
relèvent les témoignages et signalent avec soin les erreurs que l'on
commet en parlant d'eux. De pareils sentimens sont de part et d'autre
trop naturels pour que l'on s'arrête à ces critiques. Il y a pour nous
une tâche plus utile à remplir. Au lieu de rassembler des argumens
pour une discussion. fâcheuse, car elle est superficielle et inoppor-
tune, puisqu'elle ne peut conduire à aucun résultat pratique, ciier-
chons des avertissemens et des leçons. Sous l'un et l'autre rap|)ort,
une lecture attentive des journaux allemands peut être très profi-
table. Cette lecture n'est pas divertissante, elle est souvent pénible
pour un Français; mars elle est instructive. Nous voudrions le mon-
trer ici par quelques exemples, nous les demanderons aux circon-
stances présentes, aux articles publiés depuis le commencement de
l'année 1873.
Les Allemands s'occupaient beaucoup de nous avant la guerre ;
ils s'en occupent encore davantage aujourd'hui. Rien de ce qui s'é-
crit chez nous à leur sujet ne leur échappe. M. Rudolph GoLtschall
a consacré, par exemple, trois grands articles du recueil qu'il di-
rige à la critique des essais publiés dans la Revue de 1870 à 1872
sur les affaires allemandes. La Gazette d' Augsbourg donne périodi-
712 KEVUE DES DEUX MONDES.
quement à ses lecteurs des travaux du même genre. La curiosité
des Allemands ne s'en tient pas là, et leur critique s'appesantit
parfois sur des objets qui, par leur nature même, offraient, à notre
sens, assez peu de prise. C'est ainsi que nous avons vu traduire et
réfuter gravement des chroniques de journaux fantaisistes qui ont
pu s'étonner eux-mêmes d'être pris au sérieux. Du reste, depuis
l'invasion, depuis que pour notre malheur les Allemands ont ap-
pris à nous connaître de plus près, ils sont forcés de nous rendre
justice. Les anciens clichés sur l'immoralité française, la dissolu-
tion des mœurs, l'absence d'esprit de famille, la frivolité endé-
mique, l'adultère passé dans les habitudes, ont à peu près disparu
de leur presse ; ils y feraient, à la vérité, et ils font encore aux
lieux où on les reproduit, une assez étrange figure entre les sta-
tistiques criminelles, le chiffre toujours croissant du « déficit mo-
ral » de Berlin et le récit d'aventures comme celles de M. Wa-
gener. Beaucoup d'Allemands s'inquiètent du désordre moral qui
semble accompagner dans leur pays la prospérité politique et le
progrès de l'industrie. Ils s'effraient de la rapidité avec laquelle
se développent dans le nouvel empire des germes de corruption
sociale. La contagion vient de la France, dit-on, mais on recon-
naît que la France possède encore assez d'énergie latente pour
combattre ce mal. On lisait dernièrement dans un journal prus-
sien : « La vie de jouissance, la féodalité industrielle, la fièvre de
l'or, la fureur de spéculation, sévissent à Berlin autant qu'à ^'ienne;
la corruption croissante, l'impudeur dans la vie publique, dans les
rues, sur les théâtres, dans la presse, l'esprit de frivolité qui em-
poisonne le peuple, voilà l'invasion que la France vaincue conduit
en Allemagne; mais nous ne parlons ici que de la mauvaise France.
L'esprit français a ses nobles qualités ; il est chevaleresque, il est
animé d'une tendance passionnée vers une conception supérieure
de la vie. Dieu a donné des contre-poisons à la nation française :
nous devons espérer qu'il en reste beaucoup dans les provinces. »
I.
Les Allemands s'intéressent aux affaires de l'Europe au moins
autant qu'à leurs propres affaires. C'est un trait remarquable de
leur esprit; c'est aussi le caractère spécifique de leurs journaux. Ils
sont faits pour instruire, non pour amuser. La principale préoc-
cupation des hommes qui les dirigent est d'être bien renseignés
sur ce qui se passe à l'étranger. ISous avons beaucoup à apprendre
sous ce rapport. Nos journaux parlent trop peu de l'Europe; en
général ils n'en parlent que par ouï-dire. Nous empruntons presque
LA PRESSE ALLEMANDE EI>f 1873. 713
tous nos renseignemens sur l'étranger aux journaux étrangers eux-
mêmes. La plupart de nos journalistes se trouvent dans la situa-
tion de ces diplomates qui, envoyés d'Orient en Occident, du nord
au midi, au gré de combinaisons bureaucratiques ou selon les
nécessités de la stratégie parlementaire, ignorent la langue du
pays où ils résident, et ne recueillent que les idées dont on consent
à leur donner l'explication en français. Quelques grands journaux
de Paris entretiennent des correspondans réguliers au dehors; ce
sont des exceptions. La majorité de la nation est plongée à cet
égard dans une ignorance déplorable. Elle se renferme en elle-
même, elle s'éprend de ses qualités, plus souvent encore de ses dé-
fauts; elle s'abuse sur ses forces parce qu'elle ignore les forces des
états rivaux; elle se trompe sur la valeur de ses hommes poli-
tiques, faute de la comparer à celle de leurs adversaires; elle s'en-
dort dans ses illusions, elle demeure à la merci du premier venu
qui sait les exploiter, elle reste exposée aux emportemens d'un
patriotisme aveugle, aux colères funestes, à des coups de passion.
Nous devrions être avertis pourtant; les leçons ont été rudes, et nos
vainqueurs ne négligent aucune occasion de nous les rappeler. Afin
que nul n'en ignore et que nul ne s'y méprenne, la Correspondance
de Berlin, avec une ironie cruelle pour ceux d'entre nous qui en
sentent la morsure, a pris soin de publier en français un article de
la Gazette de V Allemagne du nord où se lisent des choses de ce
genre :
« S'il est vrai, comme aucun homme qui pense ne le contestera, que
l'ignorance véritablement grandiose des Français à l'égard de tout ce qui
se passe en dehors des frontières de leur pays fut pour nous un allié
efficace avant et pendant la dernière guerre, on peut en conclure avec
une justesse mathématique de quelle importance est ce fait, que le même
peuple, le plus agressif de tous malgré les terribles leçons des dernières
années, s'enferme de plus en plus dans son vieil esprit de mandarinisme
{Chinesenthum)... Nous pouvons encore dans l'avenir tirer profit de cette
ignorance nationale; ce n'est pas un simple amusement qui nous est
ménagé, nous y puisons la certitude sérieuse et tranquillisante que la
France, qui n'a pas l'air de devenir une autre France que celle que
nous avons battue, ne peut être dangereuse pour nous. Si le système
général d'abêtissement dont nous pouvons cueillir les fruits succulens
jusque dans les colonnes du principal organe officieux de la Répu-
blique française ne cesse pas vraisemblablement d'être à la mode, nous
sommes sûrs, dans tout conflit que cette nation batailleuse provoquerait
par ignorance absolue des autres pays, des autres peuples et d'elle-
même, de pouvoir conserver après comme avant notre supériorité. »
714 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce conseil vaut la peine qu'on le médite. De nos jours, un peuple
qui veut vivre, se soutenir, s'élever, ne peut plus s'absorber dans
ses affaires privées et s'en rapporter pour les choses du dehors à
l'action de son gouvernement, à la vigilance de sa diplomatie. Tant
que la direction politique des états a été renfermée dans un milieu
social particulier, les diplomates ont suffi; ils vivaient dans ce monde
officiel, dans cette cour, dans ces salons où se concentrait l'activité
politique de l'état. Aujourd'hui l'action est à la fois dans les cours,
dans les cabinets, dans les assemblées, dans la presse : l'opinion
publique en est le facteur principal. Il s'agit de suivre les innombra-
bles courans qui la composent, d'en déterminer la direction et le
mouvement. Les diplomates n'adressent leurs observations qu'aux
gouvernemens, ceux-ci les lisent quelquefois, et n'en profitent pas
toujours. C'est une raison de plus pour l'opinion publique de se tenir
sur ses gardes. L'exercice de la liberté politique entraîne des devoirs
difficiles; le plus sérieux de tous est de veiller aux rapports de l'état
avec les états voisins. Croit-on qu'en 1870, si l'opinion publique en
France avait été mieux avertie, plus grave, plus pénétrée de sa res-
ponsabilité, l'incident llohenzollern aurait abouti aux désastres que
nous avons subis? En droit, le ministère était responsable, les cham-
bres toutes-puissantes, la presse libre. 11 ne suffit pas de dire : L'em-
pire a trompé le pays. Lorsque des hommes possèdent les moyens de
tout savoir et de tout juger, on ne les trompe que s'ils sont frivoles
ou ignorans. Il s'agissait alors de se heurter à tout un peuple en
armes, d'enflammer des passions patriotiques, de faire éclater un
orage qui s'amoncelait depuis des années, et que l'on ne voyait
point par la seule raison qu'on ne le regardait pas. Il nous aurait
fallu des journaux mieux renseignés, plus de voyageurs surtout ayant
visité l'Allemagne et l'ayant décrite avec exactitude, il aurait fallu
ce travail lent, insensible, persistant, cette étude de tous les jours,
cette connaissance des faits qui s'infiltre dans les esprits et peut
seule aux heures de crise arrêter l'élan des passions et donner à
la raison le temps de se raffermir. Tout se tient et s'enchaîne en
ces matières complexes. Si l'opinion publique avait été plus sou-
cieuse des choses de l'étranger, si elle avait tenu à les juger au-
trement qu'avec ses instincts, ses rêves, ses réminiscences roma-
nesques ou ses superstitions politiques, elle aurait exigé avant 1870
de meilleures informations de ses journaux ; les journaux les plus
instructifs auraient été lus davantage; les livres spéciaux, et il y en
avait d'excellens, auraient été commentés partout; on aurait voyagé,
et on n'aurait pas été surpris sans défense.
La raison pour laquelle nos journaux sont si pauvres de rensei-
gnemens sur l'étranger, c'est que le pubhc français y donne peu de
LA PRESSE ALLEMANDE EN 1873. 715
prix. Les feuilles les plus répandues à Paris sont les plus légères,
celles qui fournissent le moins de détails précis et parlent le moins
longuement des choses du dehors. En Allemagne au contraire
les grands journaux ont à Paris, quelquefois môme à Versailles,
un ou plusieurs correspondans qui écrivent tous les jours chacun
à son point de vue. La Gazette de Cologne publie par momens
jusqu'à cinq lettres de Paris. Tous les pas de M. Thiers, tous
les mots qu'on lui attribue, tous les travaux de l'assemblée, les
moindres incidens de la vie politique, ce qui se fait et ce qui
se raconte est rapporté au fur et à mesure, le plus souvent sans
réflexions. Les lettres en général sont assez médiocrement com-
posées; mais les faits y abondent. Tout article un peu remarqué
à Paris est immédiatement traduit en allemand et expédié aux
journaux. Les documens surtout sont soigneusement collection-
nés; il n'y a pas une des épîtres de M. Barthélémy Saint-Hilaire
qui n'ait été reproduite in extenso dans la presse allemande. Ajou-
tez des revues financières publiées périodiquement et des chro-
niques de Paris où l'on rassemble les nouvelles du théâtre et de la
littérature, les historiettes du monde, les procès retentissans. La
Femme de Claude a tenu autant de place dans les gazettes alle-
mandes que la harangue de l' ex-préfet de Lyon; le fameux tue-la
de M. Dumas n'a pas été moins commenté que le fusillez-moi ces
gens-là de M. Ghallemel-Lacour. Les mots de ce genre sont tou-
jours cités en français. Pour comprendre les correspondances pa-
risiennes des journaux allemands, il faut non-seulement être au fait
des affaires françaises, connaître le personnel politique de la
France, il faut savoir, au moins à moitié, la langue française. Le
chroniqueur de la Gazette d" Augsbourg citait dernièrement à ses
lecteurs dans leur texte original tous les vers qui l'avaient frappé
dans les Erinnyes.
Ce n'est pas seulement de Paris que les gazettes reçoivent ces cor-
respondances complètes et minutieuses, elles en ont de Londres, de
Vienne, de Saint-Pétersbourg, de Rome, de Madrid, et cela tous les
jours. Le nombre des faits et des documents qui s'accumulent ainsi
dans les archives des journaux est prodigieux. Le gouvernement se
garde bien de négliger une aussi précieuse source d'informations.
La presse alimente dans une très large mesure le fameux bureau de
statistique dont l'état-major prussien a tiré un parti si remarquable
dans la dernière guerre. Rien n'échappe au bureau de statistique :
journaux allemands et étrangers, publications de tout ordre et de
tout pays, rapports des agens, tout ce qui peut instruire le gouver-
nement sur l'état économique, social, militaire de l'Europe est com-
pulsé soigneusement et dépouillé jour par jour. C'est un fonds com-
716 REVUE DKS DEUX MONDES.
mun où les hommes d'état prussiens peuvent puiser à tout moment.
La politique réaliste que l'on applique à Berlin a trouvé là son tré-
sor de guerre.
Nous n'avons jamais eu à nous louer de la presse allemande ; sous
l'empire, elle était peut-être encore plus malveillante à notre égard
qu'elle ne l'est aujourd'hui ; mais nous ne sommes pas assez aveugles
pour méconnaître qu'à son point de vue elle s'est montrée depuis
1866 fort intelligente et très patriote. Son patriotisme est souvent
exclusif et arrogant : il se dirige toujours suivant une ligne très
droite et ne s'égare pas souvent hors du chemin. Dans le domaine
de l'imagination et du sentiment, l'Allemand se pique d'une spon-
tanéité absolue ; dans la vie pratique, il est parfaitement positif.
Don Quichotte est très lu en Allemagne et commenté fort savam-
ment; rien n'est plus rare chez les Allemands que le genre de
folie auquel le héros de Cervantes a donné son nom. Depuis la
transformation réaliste que l'Allemagne a subie sous la main de
M. de Bismarck, cette folie a complètement disparu. Les Allemands,
qui ont tant gagné au principe des nationalités, sont devenus le
moins cosmopolite des peuples. Us n'ont jamais écouté les protes-
tations des Polonais : ils avaient pour cela de bonnes raisons ; mais
ils professent un scepticisme assez hautain à l'endroit des « nou-
velles couches politiques. » Les Serbes, les Croates, les Ruthènes,
les Tchèques, toutes les races méconnues ou opprimées, « l'Europe
de l'avenir, » ne trouvent pas en Allemagne beaucoup d'apôtres
désintéressés pour soutenir leur cause. Il ne faut pas s'en prendre
seulement à l'esprit médiocrement chevaleresque de la nation : les
Allemands entendent la chevalerie à leur manière; ils ne reculent
pas devant les croisades, mais ils les conçoivent selon la méthode
des chevaliers porte-glaive qui fondèrent la puissance prussienne;
ils tiennent pour la tradition de Beaudoin de Flandre, qui partit
pour la terre-sainte et conquit Constantinople.
Pour les Allemands, dans les rapports de leur patrie avec l'Europe,
il n'y a qu'une Allemagne, celle de l'empire, et qu'une politique,
celle du chancelier. Loin d'être un aliment à leurs divisions, la po-
litique étrangère est pour eux un terrain commun sur lequel ils se
tiennent fermement unis. C'était autrefois le caractère particulier
de la presse prussienne; ce caractère s'est étendu à toute la presse
allemande, et c'est une des grandes forces du nouvel empire. M. Be-
nedetti, qui a été, malgré les calomnies de certains journaux, un
observateur très perspicace de l'Allemagne, écrivait le 5 janvier
1868 : « La presse, vigoureusement disciplinée, habilement con-
duite, a secondé le gouvernement avec autant de patriotisme que
de dévoûment; souvent divisée sur les questions de politique inté-
LA PRESSE ALLEMANDE EN 1873. 717
rieure, elle s'est montrée constamment unanime dans sa polémique
à notre sujet; quelquefois ardente, rarement modérée, mais s'inspi-
rant toujours de l'attitude des journaux officieux. » Rien de plus
intéressant à observer que ses évolutions dans la question italienne.
En 1859, les patriotes allemands n'étaient pas éloignés de considé-
rer les places fortes du quadilatère comme des forteresses fédé-
rales, et c'était alors un mot d'ordre qu'il fallait défendre le Rhin
sur le Mincio. Dans son manifeste du 28 avril, l'empereur d'Au-
triche, faisant appel à l'Allemagne, évoquait les souvenirs de 1813.
« La seule politique alors possible, dit un historien unitaire de l'Al-
lemagne, était d'appuyer l'Autriche en stipulant des conditions pro-
fitables à l'Italie et à l'Allemagne. » Les choses ont bien changé :
les intérêts se sont déplacés; la Prusse et l'empire allemand ont
trouvé dans l'Italie un allié fort utile. Il n'y a pas d'éloges que
les feuilles allemandes ne lui décochent à tout propos; elles ne né-
gligent aucune occasion de déclarer à l'Europe l'amitié qui unit les
deux pays. C'est un concert parfait; personne n'y saurait trouver
une note qui détonne. L'ensemble n'a pas été moins complet quand
il s'est agi tout récemment de montrer à l'Angleterre qu'on n'avait
pas oublié sa conduite envers la France en 1870-71. Un journal
anglais avait reproché aux Allemands leurs sentimens hostiles à
propos de l'affaire de Khiva. La Gazette de Cologne s'expliqua à ce
sujet de la manière la plus catégorique.
« Que l'Allemagne, disait-elle, professe à l'endroit de l'Angleterre une
véritable haine, c'est un jugement fondé sur des observations partiales.
Pour étudier le développement complet de la haine contre un peuple
voisin, il faut se tourner vers la France, où l'on voit, ce qui n'est ail-
leurs le fait que des couches sociales les moins cultivées, la haine in-
ternationale se tourner contre chaque membre de la race détestée, où
l'Allemand, fût-il en politique l'être le plus inoffensif du monde, n'est pas
seulement évité, mais encore exclu de la société. Les Anglais ne sont ex-
posés à rien de pareil en Allemagne. Le mot de haine est trop fort pour
caractériser l'éloignement politique qui s'est produit chez nous à leur
égard. La faute en est à eux. Leur conduite dans notre guerre nationale
avec le Danemark était presque oubliée, lorsque l'Angleterre a de nou-
veau provoqué la susceptibilité des Allemands par son attitude dans la
guerre contre la France; elle avait d'abord condamné énergiquement
l'outrageuse agression des Français; mais elle ne permit pas moins à
un misérable esprit mercantile de prolonger la guerre en fournissant
des armes à notre ennemi. Le sang allemand a été répandu par les
balles anglaises; l'Allemagne en a ressenti beaucoup de mauvaise hu-
meur. Toutefois nous ne croyons pas être en droit de dire qu'un abais-
718 REVUE DES DEUX MONDES.
sèment profond de l'Angleterre provoquerait une grande joie en Alle-
magne, n
Les Etats-Unis ont vendu à la France bien plus de canons et de
fusils que l'Angleterre, Garibaldi et ses Italiens ont versé bien plus
de sang allemand que les armes anglaises; la presse germanique
n'a pourtant que des paroles d'amitié pour l'Italie, et, en général,
que des phrases sympathiques pour les États-Unis : c'est que la po-
litique lui conseille de ménager dans le royaume d'Italie et dans la
république américaine des amis et des alliés de l'empire allemand.
Il ne faut pas cependant que les Américains se vantent plus que de
mesure et se donnent trop d'importance; ils sont alors rappelés à
l'ordre tout comme les autres. Le président Grant avait dit dans
son dernier message : Le monde civilisé tend à la république, l'Amé-
rique sera son guide. La Gazette de Cologne le tance vertement et le
raille fort de ce qu'elle nomme son idéalisme. « Pour le fond et la
forme, c'est un plagiat au trésor de phrases de la France. Le pré-
sident Grant peut s'arranger avec les premiers possesseurs du
« nous marchons à la tête de la civilisation. » Voilà la France dé-
trônée : l'Amérique prend sa place, et le trône est la république.
L'Espagne a prouvé au président Grant qu'il a raison... Ce peut
être une innocente distraction pour un poète ou un romancier de
se bercer de ces rêves bleus; un homme d'état devrait y regarder
à deux fois. Si le message était arrivé un mois plus tard, nous l'au-
rions pris pour un poisson d'avril. »
Le ton sur lequel les journalistes allemands le prennent avec
l'Angleterre et le président Grant nous avertit de contenir les ira-
pressions que nous éprouverons en lisant leurs écrits sur la France.
Beaucoup d'entre eux paraissent encore croire qu'une grande pro-
bité littéraire ne saurait s'associer avec une exquise courtoisie. Ils
sont donc sévères dans leurs jugemens et rudes dans leur langage.
Comme ils en usent ainsi avec tout le monde, nous devons d'avance
faire une large part, dans la forme de leurs articles, à ce caractère
particulier de leur sincérité.
II.
L'unanimité est le premier caractère qui nous frappe dans les
articles que les journaux allemands nous consacrent. A part cer-
taines nuances de forme, tous s'expriment de même sur notre
compte. Le journal qui fait en Allemagne l'opposition la plus vive à
M. de Bismarck, 1q journal des intérêts catholiques, la Germania,
LA PRESSE ALLEMANDE EN 1873. 719
parle de nous sur le même ton que la Gazelle de V Allemagne du
nord. Les deux gazettes ne difTèrent que sur des points de détail.
Par exemple la Gennunia approuvait fort notre conseil supérieur de
l'instruction publique : un directoire des esprits où siégeraient
quatre évêques lui semblait une institution remarquable; elle l'ad-
mirait d'autant plus qu'au môme moment, à Berlin, l'état mettait la
main sur l'éducation ecclésiastique et fermait aux évêques la porte
des séminaires. C'était un thème excellent pour une série d'articles
d'opposition, et la Gennania n'avait garde de le laisser échapper.
IN'en concluons pas cependant que la Germania nous aime et nous
souhaite un retour de fortune politique, même au profit de l'ul-
tramontanisme et de l'infaillibilité papale; elle ne tient au fond ni
pour M. Thiers, ni pour la droite de l'assemblée. Si M. Thiers pa-
raît dominer la situation, elle le critique aussitôt et crie au pouvoir
personnel ; si la droite a l'air de l'emporter, c'est qu'il y a malen-
tendu : l'accord ne peut s'établir, l'entente ne saurait durer; la
droite est impuissante, la gauche est incapable, M. Thiers ne sortira
jamais du système de bascule, et la France est condamnée à pié-
tiner sur place. Voilà l'impression que doit garder sur nos affaires
un lecteur de la Germania; si ce lecteur cause avec un abonné de
la Gazette nationale, il n'y a pas de doute que, sur ce point, leurs
jugemens ne se rencontrent, qu'ils ne s'entendent parfaitement,
aussi bien sur notre état présent que sur la politique à suivre avec
nous dans l'avenir.
La mort de l'empereur Napoléon III a été pour les journalistes al-
lemands une occasion de découvrir une partie du mépris que leur
inspire la France. On a pu voir alors combien, malgré leur connais-
sance précise du détail des faits, ils manquent souvent de critique
dans la recherche des causes et se méprennent dans leurs apprécia-
tions d'ensemble. Les raisons profondes du succès et de la chute de
Napoléon III paraissent leur avoir échappé. Us se plaisent à opposer
aux récriminations des journaux français le jugement mesuré de
l'Allemagne, bien qu'elle eût eu « le droit » de se montrer sévère.
Aux yeux des Allemands, la France a voulu la guerre; elle y a con-
traint l'empereur, qui ne la désirait pas. « La haine fanatique des
Allemands, dit une revue très-sérieuse, Unsere Zeit, la jalousie
excitée par les agrandissemens de la Prusse après Sadowa, au-
raient influencé un observateur même moins pénétrant que ne
l'était Napoléon III. Il crut sauver sa dynastie en suivant le cou-
rant. » De même qu'après Sedan la Prusse a poursuivi les hosti-
lités contre la France, de même après la mort de Napoléon III
la presse allemande continue de faire peser sur nous tout le poids
de la guerre. Elle oublie les cris de haine que provoquait ea Aile-
720 REVUE DES DEUX MONDES.
magne au mois de juillet 1870 le seul nom de l'empereur ; elle
efface d'un trait de plume le souverain déchu du nombre des « en-
nemis héréditaires. » Il y aurait en ceci quelque grandeur d'âme, si
l'arrière-pensée n'apparaissait aussitôt. Si l'on élève Napoléon III,
c'est pour abaisser la France; tout ce qu'on raie du compte de
l'empire, on le passe à notre compte. Pour beaucoup d'Allemands,
Napoléon III était supérieur à la nation qui l'a renversé.
« Le malheur de Napoléon, dit un correspondant de la Gazette d'Augs-
bourg qui date ses lettres de Florence, a été de s'élever au-dessus de son
peuple et de sa condition : nul mortel ne le fait impunément. Comme les
femmes, la France ne considérait en toute chose que l'avantage immé-
diat, l'intérêt prochain, le gain et la puissance : Napoléon III a dû la con-
traindre aux bénéfices de la liberté commerciale. Comme les joueurs, la
France croit que le voisin ne peut s'enrichir que par la perte du voisin.
Si la nation avait laissé fafre l'empereur, l'unité allemande eût été fon-
dée en 1866, et l'Allemagne comme l'Italie aurait honoré les grandes vues
de Napoléon. La nation au contraire a vu dans la politique impériale
en Allemagne et en Italie un crime contre la patrie; elle n'a pas voulu
comprendre ce qu'aurait été pour elle l'amitié de deux voisins comme
une Allemagne grandissante, forte, unifiée, et une puissante Italie;
comme elle n'a pas compris, elle s'est abandonnée à une colère aveugle
contre des faits inévitables, elle est tombée et elle a entraîné son sou-
verain dans sa chute. »
Cependant la catastrophe a été profitable à l'Allemagne, et elle
en témoigne à la mémoire de l'empereur une reconnaissance rela-
tive. La fin de l'empire français, dit un recueil, a été le commence-
ment de l'empire allemand, et dans cette mesure l'empire allemand
est un fruit de la politique napoléonienne. C'est une considération
faite pour adoucir la haine et affaiblir la rancune. La Gazette de
l'Allemagne du nord le déclarait en un langage solennel, <; la
nation, dans le sentiment de son bonheur si ardemment désiré, a
volontiers oublié le défi téméraire qui lui a été jeté à la face. »
Le tableau serait incomplet, s'il ne s'y mêlait quelque couleur
locale, si nous n'y trouvions cette nuance de prud'homie scien-
tifique qui distingue souvent la critique allemande. Ce n'est pas
seulement par dignité, par un sentiment juste des intérêts na-
tionaux, qu'il convient aux Allemands de se montrer modérés à
l'égard de Napoléon III; « un caractère aussi intéressant, dit VUn-
zere Zeity aiguillonne la psychologie allemande; elle cherche
moins à le condamner qu'à le pénétrer. Napoléon sur la table de
dissection, telle doit être la devise de la presse allemande daias l'é-
LA PRESSE ALLEMANDE Ei\ 1873. 721
tude de ce caractère. » Quant aux découvertes auxquelles aboutiront
cette anatomie comparée et cette psychologie pénétrante, le lec-
teur les pressent déjà; elles sont aussi rassurantes pour l'Alle-
magne que décourageantes pour nous : l'empire est mort avec
l'empereur, les partis monarchiques se font échec, la république
n'est pas viable, et il ne reste à la France qu'une pompeuse anar-
chie. La Gazette de Spcner a fort ingénieusement développé ce
thème dans un article de fond intitulé les Partis politiques en
France après la mort de l'empereur. Lorsqu'ils nous parlent de si
haut, les journalistes allemands font preuve de bien peu de mé-
moire : sans remonter au saint-empire, l'histoire présente peu
d'exemples d'anarchie et d'impuissance politique plus complets
que celui de la confédération germanique. L'histoire de France
est remplie de vicissitudes semblables à celles que nous traversons
depuis cent ans; lorsqu'on a vu des revers si profonds et des res-
taurations si surprenantes, il faut se garder des jugemens témé-
raires et des condamnations anticipées.
Les journaux allemands s'en tiennent à la situation présente, et
ils la déclarent compromise pour nous au dedans comme au dehors.
La politique de l'empereur, disent-ils, l'alliance franco-italienne de
1859 aboutissent à l'union intime de l'Allemagne et de l'Italie contre
la France et la papauté; les anciens ennemis s'allient contre des
ennemis communs. L'Italie avait montré quelques velléités de re-
connaissance envers la mémoire de l'homme auquel elle devait en
grande partie son affranchissement. La presse allemande s'attache
à faire ressortir que c'était une reconnaissance toute personnelle et
qu'elle s'éteint avec le souverain qui en était l'objet. La Correspon-
dance de Berlin relève ce passage de la Gazette d' Italie : « la
mort de Napoléon III brise, à quoi bon le cacher? un des plus forts
liens entre l'Italie délivrée et la France enfiévrée. Puisse le souve-
nir du vainqueur de Solferino rester chez nous assez puissant
pour nous empêcher d'oublier que nous lui devons plus qu'à la
France tout entière!» La Gazette d'Augsbourgy dans un article
spécial, prend soin de développer les motifs de cet arrêt. L'auteur
est indulgent aux naïves démonstrations des Italiens; il les explique
à ses compatriotes, afin qu'ils ne conçoivent aucun doute sur l'at-
tachement de leurs nouveaux alliés; il les défend en même temps
contre les reproches d'ingratitude que pourrait leur adresser la
France.
« Naturellement, dit-il, il ne faut pas en vouloir aux descendans de
Machiavel, s'ils profitent de roccasion pour se déclarer, d'un seul coup
et pour toujours, quittes de toutes dettes envers la nation qui a laissé
TOME CIV. ~ 18'/ 3. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
malgré elle son chef marcher au secours de l'Italie. Elle a été payée
jusqu'au dernier centime par la cession de deux provinces. Dès qu'elle
a eu les mains libres, elle a voulu contraindre le bienfaiteur de l'Italie
à reprendre morceau par morceau ses bienfaits. Depuis la mort de
Napoléon, ses journaux prêchent la croisade contre le chef-d'œuvre du
gouvernement impérial, contre l'Italie. L'Italie n'a jamais manqué de
se montrer reconnaissante envers la civilisation française, à laquelle elle
doit sa renaissance, envers la révolution française, qui a posé en Italie
les fondemens de l'état moderne, envers les soldats français, qui ont
donné à Solferino et Magenta leur vie pour la délivrance de l'Italie,
envers l'empereur enfin, qui, en dépit de son peuple, a ouvert à la pa-
trie de Dante le chemin de la liberté. »
L'Italie peut voter des couronnes d'immortelles à Napoléon III ;
mais il ne faut pas qu'elle songe à lui dresser des statues. « Les
feuilles étrangères, dit un grave recueil allemand, peuvent bien
reconnaître que Napoléon III a été le promoteur, l'agent prin-
cipal dont le destin s'est servi pour former une nouvelle Europe,
pour rendre l'unité et l'indépendance aux deux grandes nations
du centre. Les Italiens vont plus loin; ils voient dans Napoléon III
non-seulement l'instrument, mais en partie le créateur de leur
fortune historique. Nous ne les chicanerons pas aujourd'hui sur
ce point-là, nous n'essaierons pas de consoler dans son deuil une
nation lorsque l'homme qu'elle pleure est renié par son propre
peuple; mais l'Italie considère comme une tragédie émouvante le
sort de Napoléon : à nous autres Allemands , il n'est pas permis de
trouver tragique ce que nous ne pouvons pas trouver grand. » Un
journal italien, la Perseveranza, avait exprimé le regret que l'Italie
eût été incapable en 1870 de nous rendre une partie de nos ser-
vices de 1859. «Il n'y a pas, disait-elle, un Italien sur dix mille
qui n'ait souffert à la pensée que nous étions impuissans lorsqu'on
reformait aux dépens de la France, sur les rives du Rhin, cette
Lombardie et cette Vénétie que la France avait affranchies à notre
bénéfice sur les rives du Pô. » Parler du Rhin! songer à l'Alsace!
Pour le coup la Gazette cC Augsboiirg n'y tient plus, et elle mori-
gène la Perseveranza de la même manière qu'une gazette de Paris,
« C'est une phrase insipide; il faudrait la laisser aux journalistes
français. Nous plaindrions l'Italie, si elle n'avait sur la Lombardie
et la Vénétie d'autres droits que ceux que la France s'arroge sur
l'Alsace. Que diraient les nobles citoyens de Milan et de Venise qui
opposèrent une si héroïque résistance au joug étranger, que
diraient-ils s'ils savaient que leurs compatriotes comparent leurs
souffrances avec la légère incommodité qu'éprouvent pour un temps
lA PRESSE ALLEMANDE EN 1873. 723
l'Alsace et la Lorraine quand on les rend à leur mère-patrie?»
Du reste, poursuit la gazette, ces considérations importent peu;
l'Italie a besoin de l'Allemagne, et elle en aura besoin tant qu'elle
ne sera pas plus forte. « 11 peut se rencontrer des Italiens qui, par
sentimentalité pure, pour avoir étudié l'histoire dans les livres
français, déplorent le sort de l'Alsace; mais il n'est pas un Italien
qui ne se dise au fond : Mieux vaut les Allemands en Alsace que les
Français en Italie. » Tel est le dernier mot des polémiques alle-
mandes au sujet de l'Italie : l'Italie ne doit rien à la France, ses
intérêts l'éloignent de l'alliance française et lui commandent de
s'unir à l'Allemagne. C'est grâce aux victoires de la Prusse que
Victor-Emmanuel a pu aller à Rome, il ne peut s'y maintenir
qu'avec l'alliance prussienne. « Au-delà des Alpes, disait derniè-
rement un article reproduit par la CorresjJondance de Berlin^ on
ne devrait pas se faire plus d'illusions qu'en Allemagne sur les sea-
timens du président de la république. Chaud patriote français,
M. Thiers est anti-allemand, anti-italien et clérical. Heureusement
il réfléchit, et c'est une garantie pour la paix; malheureusement il
est vieux. La France est catholique et ultramontaine; sa politique
implique le rétablissement du pape. L'Italie est italienne et libé-
rale : sa politique exige que le pape reste dans sa position actuelle.
Une alliance est donc impossible entre la France et l'Italie. »
La France est vouée à la politique ultramontaine, et cette poli-
tique lui sera fatale; le parti conservateur français est un parti clé-
rical, et comme tel sans avenir, ce sont là deux idées sur lesquelles
les feuilles allemandes reviennent constamment quand elles parlent
de nos affaires intérieures. L'empire allemand est engagé dans une
guerre à mort contre l'église romaine; la presse le soutient avec
énergie, surtout dans les escarmouches où cette guerre l'entraîne
avec les états étrangers. Certains journaux français, dans des in-
tentions très patriotiques assurément, ont l'imprudence de témoi-
gner à l'opposition catholique en Allemagne une sympathie fort in-
tempestive et nullement payée de retour. Il n'en faut pas davantage
pour que les publicistes prussiens transforment les catholiques du
sud en alliés de la France; c'est un moyen de déconsidérer du
même coup l'ennemi du dehors et l'adversaire du dedans. Il n'y a
pas de jour où les gazettes nationales-libérales ne déclament contre
les jésuites. Elles ne voient, en France, dans la droite conservatrice
qu'une vaste « congrégation, » une conspiration permanente contre
le progrès moderne représenté par l'empire allemand. Elles se mon-
trent assez peu effrayées d'une monarchie orléaniste : elles n'y
croient pas. Elles sont un peu plus préoccupées d'un retour à l'em-
pire; « ce despotisme bigot, dit une gazette, n'est pas en dehors des
724 REVUE DES DEUX MONDES.
plans ultramontains, » mais ce despotisme a peu de chances de se
rétablir. Toutes les craintes se concentrent sur une restauration de
la monarchie légitime. Les journaux allemands suivent pas à pas les
faits et gestes des conservateurs monarchiques. Il n'y a guère de
gazette qui n'entretienne ses lecteurs de « la fusion; » on s'acharne
sur ce fantôme. Lorsqu'on parle de M. le comte de Chambord, c'est
.sur le ton de nos feuilles radicales. « Le comte de Chambord, disait
la Gazette de Cologne, n'est que l'homme de paille des papistes,...
une machine de guerre dans la grande bataille que le jésuitisme en-
gage contre l'avenir de l'Europe... Les purs légitimistes, ceux qui
dirigent le comte de Chambord, considèrent la France comme la
terre promise de l'ultramontanisme... » — « Les partisans du dra-
peau blanc ont un but qu'ils poursuivent avec fermeté, la restaura-
tion de la monarchie et de la hiérarchie sur la base du Syllabiis. la
transformation de la France en une sorte de Paraguay européen.
Pour les légitimistes, c'est une affaire de fanatisme religieux; on
est pour la restauration parce qu'on est pour le pape : on veut faire
des Français un peuple élu de Dieu. »
Une aversion commune pour les nobles, les prêtres et le pape
explique jusqu'à un certain point les tendances de quelques jour-
nalistes allemands vers le radicalisme parisien. Ces tendances vien-
nent encore de se déclarer à propos des débats sur la commune de
Lyon et des négociations de la commission des trente avec la pré-
sidence. La Gazette d'Augshoiirg elle-même prend le parti des
démagogues lyonnais contre la commission d'enquête. « Si folle
qu'ait pu être l'administration de Lyon, écrivait la plus modérée
des gazettes allemandes, le patriotisme de la population et de ses
administrateurs doit être respecté par tout Français pour lequel le
patriotisme n'est pas un motif de haine nationale, comme c'est le
cas de la coalition m.onarchique et cléricale. » La plupart des jour-
naux allemands tiennent pour la république contre la monarchie,
pour M. Thiers contre la droite de l'assemblée, pour la gauche
de l'assemblée contre M. Thiers. Selon VUnserc Zeit, M. Thiers a
pour lui la logique des faits lorsqu'il déclare que la république est
de première nécessité pour les Français; les partis n'ont rien à lui
opposer, ils ne sont unis que par des idées négatives. La Gazette
de Spener est du même avis. « L'opinion de ceux qui connaissent le
mieux M. Thiers et les Français est que la vicioire demeurera au
régime établi et à la présidence républicaine. Pour l'étranger désin-
téressé, cette conclusion paraît désirable dans l'intérêt de la France,
bien que, si la haine de ce pays ne fait pas applaudir à ce qui lui
arrive de mal, on regrette aussi de voir le salut d'une nation puis-
sante dépendre des caprices d'une seule personne, dont les capaci-
LA PRESSE ALLEMANDE EN 1873. 725
tés sont hors de doute, mais qui, aux yeux de tous les mortels, est
des plus mortelles. » Le correspondant de la Gazelle d' Aug.sbourg
était partisan de la dissolution; il écrivait le 31 décembre: « L'an-
née finit bien, la bourse monte, et Versailles tombe. Les paroles at-
tendues par le pays avec une douloureuse impatience ap[)araissent
aujourd'hui comme un salut de nouvelle année dans la feuille pré-
sidentielle : dissolution de la chambre! »
Au fond, les gazettes allemandes ne s'émeuvent guère au spectacle
des luttes qui nous divisent; elles prennent parti pQur l'un ou l'autre
des champions, suivant leurs goûts ou leurs attaches, mais elles le
font d'une manière toute platonique, se penchant au bord de l'arène,
se gardant bien de s'y laisser tomber; elles assistent au drame en cu-
rieuses fort avisées, elles ne s'y mêlent qu'autant qu'il leur convient
et que cela peut êtie utile pour mieux entendre les choses. Quand
elles concluent, ce qu'elles font rarement, leurs conclusions sont
sévères. La Gazelle de Cologne croit à une crise après l'évacuation;
elle résumait ainsi son jugement sur la situation présente : « applau-
dissemens à droite, silllets à gauche; ici et Là, comédie et comédie.
Les choses restent au même point : Thiers indispensable dans l'as-
semblée, les chambordistes incorrigibles comme leurs meneurs les
jésuites, les uns et les autres enclins à une réconciliation impos-
sible, cherchant à gagner du temps jusqu'au moment où l'un ou
l'autre exécutera avec plus ou moins de vigueur un 2 décembre.
Jamais la grande nation ne s'est tirée ou ne se tirera d'une crise
constitutionnelle sans perfidie ou terrorisme. » C'est à peu de chose
près l'opinion de la Gazelle nalionale-, elle montrait récemment
M. Thiers se rejetant à gauche pour se débarrasser de la commis-
sion des trente et s'alfaiblissant par « cette faute politique, » la
droite avec trois prétendans et pas un roi, la gauche voulant la ré-
publique et poursuivant une chimère; elle terminait en disant : a Si
la France avait, un homme qui fut seulement une fraction de César,
avec quelle promptitude il la débarrasserait de M. Thiers et de l'as-
semblée de Versailles aux applaudissemens du pays tout entier!
Démagogique et conquérante, la France supportera toujours plus-
volontiers un empereur qu'un Washington. » Un événement de ce
genre ne surprendrait assurément pas les docteurs politiques de la
Gazelle de Spener; ils jugent les Français le moins téméraire et le
moins généreux des peuples, et ils donnent pour argument leurs
dispositions à subir les dictatures.
« Il faut admettre que les personnes hardies sont une rare exception
en France quand on vuit les succès immenses qu'ont obtenus Napo-
léon III, Gambetta, Tliiers, par cela seul qu'ils ont osé se compromettre
726 REVUE DES DEUX MONDES.
dans un moment critique. Il faut reconnaître que les Français, loin de
pécher par témérité, ont au contraire peur de la responsabilité, préfè-
rent obéir à commander, ne connaissent d'autre droit que la force, et
ne paraissent rien craindre tant que de s'opposer à un pouvoir établi
ou naissant. On ne peut comprendre autrement les événemens les plus
étonnans de l'histoire moderne de la France : le coup d'état, le U sep-
tembre, la commune et sa durée assez longue sous le joug terroriste
de misérables tels que Rigault, Rochefort, Pyat, Grousset, LuUier. »
L'anarchie à l'état normal sous la forme de république ou à l'é-
tat latent sous la forme de dictature, telle semble être la conviction
secrète ou, comme disait Sainte-Beuve, la « pensée de derrière »
de la presse allemande sur notre avenir. Unie et puissante, monar-
chique et militaire, enrichie par ses victoires, disposant de la plus
formidable armée de l'Europe, l'Allemagne assiste à la lutte que
nous livrons contre nous-mêmes avec une curiosité ironique; elle
savoure le plaisir célébré par Lucrèce. Elle semble nous dire
comme Méphistophélès au docteur Faust : « Je te laisse la satisfac-
tion de te mentir à toi-même; cela ne te durera pas longtemps. »
En parcourant les notes recueillies dans les journaux allemands, on
ne peut s'empêcher de songer à cette page si curieuse par laquelle
Frédéric de Gentz termine son journal de ISlZi. 11 suppute ses bé-
néfices de l'année : ils sont considérables; il se tâte le pouls, et se
trouve en parfaite santé; sa considération a grandi, il a payé beau-
coup de dettes, « complété et embelli son établissement. » Alors il
se retourne vers le monde politique; l'aspect en est lugubre, mais
ce ne sont point ses affaires; il ajoute aussitôt : « La connaissance in-
time de cette pitoyable marche et de tous ces êtres mesquins, loin
de m'aflliger, me sert d'amusement, et je jouis de ce spectacle
comme si on le donnait exprès pour mes menus plaisirs. »
IIL
Ce que nous avons cité ne donnera pas une bien haute idée de
l'urbanité de la presse allemande. Il semble possible de rassembler
autant d'informations tout en pratiquant une critique moins étroite
et des « mœurs oratoires » plus délicates. Nous avons cru qu'il
était intéressant de signaler les jugemens les plus caractéristiques
portés sur notre compte. Il ne faut prendre ces jugemens que pour
ce qu'ils valent, et nous n'aurons pas l'ingénuité d'y attribuer plus
d'importance que les Allemands ne le font eux-mêmes. Ils lisent
avec application, ils aiment les journaux bien nourris de faits, mais
LA PRESSE ALLEMANDE EN 1873. 727
ils se réservent à l'endroit de leur presse une entière liberté d'ap-
préciation. Le prince de Bismarck, qui a été tour à tour très attaqué
et très adulé par elle, en parle sur un ton cavalier. Les journaux
qui se disent indépendans traitent avec un souverain mépris les
journaux qu'ils soupçonnent d'une complaisance excessive à l'égard
des puissances établies. Si l'on en croit la Gazette nationale, ces
journaux pullulent, et le malheur est qu'ils n'affichent pas tou-
jours leur qualité sur leur enseigne. On ne s'y reconnaît plus, et on
ne sait pas distinguer les officieux autorisés des officieux clandes-
tins : la Gazette nationale traite ces derniers de « pirates » et de
(( francs-tireurs, » ce qui est une grosse injure en Allemagne. Elle
demande que l'on coupe le mal dans sa racine et que l'on supprime
le « fonds des reptiles, » c'est le nom qu'on donne aux fonds se-
crets. Entre les officieux autorisés eux-mêmes, entre ceux qui sont
pourvus de lettres de marque et dûment commissionnés, il y a lutte
et discorde. « La guerre entre les deux bureaux de presse officieuse
de Berlin, disait la Gazette d'Augsbourg, vient d'entrer dans une
phase nouvelle et tout à fait particulière : la Gazette nationale a
pris ouvertement parti pour Hahn contre OEgidi. » Les personnages
désignés avec ce sans-façon sont deux hauts fonctionnaires dans les
attributions desquels se trouvent les deux bureaux de presse offi-
cieuse. Lorsque nous voyons les journaux allemands s'exprimer
ainsi les uns à l'égard des autres, il nous est permis de n'accepter
que sous bénéfice d'inventaire leurs jugemens sur notre compte. Du
reste, leur ton ironique, l'air dégagé avec lequel ils considèrent
toujours notre avenir, forment un contraste singulier avec l'atten-
tion minutieuse qu'ils apportent à observer tous nos efforts pour
relever l'état de notre administration, de nos finances, de nos ar-
mées. On ne s'occuperait pas tant de nous, si l'on nous croyait si
peu redoutables, si incapables d'un effort sérieux et prolongé. Par-
lerait-on alors de réorganiser l'armée allemande? Les contributions
de guerre passeraient-elles presque en entier au budget militaire?
Est-ce pour contenir les puériles velléités de revanche d'un peuple
déchu que l'on construirait ces immenses places de guerre , ces
camps retranchés, ces boulevards formidables ? Si nous n'étions
dignes que de pitié ou de mépris, lirait-on des phrases comme
celle-ci dans un ouvrage considérable écrit par un officier du grand
état-major prussien (J)? u Si l'Allemagne avait exigé de la France
moins de cinq milliards, la France aurait consacré des sommes
bien plus élevées encore à ses préparatifs de guerre. Il a été d'un
intérêt absolu pour la sûreté de l'Allemagne de restreindre, au
(1) Le capitaine Max Jâhns, Dus fransôsische Heer, Leipzig 1873, in-S», 800 pages.
728 REVUE DES DELX MONDES.
moins pour les temps les plus rapprochés, les moyens dont la
France pourrait disposer pour ce travail : le budget militaire de
M. Tliiers prouve que ce résultat même n'a été que très incomplè-
tement obtenu. » — H y a donc beaucoup de rhétorique dans le dé-
dain dont les journaux allemands font étalage à notre égard.
Nous avons à tenir compte de leurs opinions sur notre pays,
mais nous nous abuserions beaucoup en les prenant à la lettre. Au-
jourd'hui le gouvernement de l'empereur Guillaume témoigne à
M. Thiers de la déférence et de l'estime; les journaux allemands
parlent d'une restauration monarchique en France comme d'un mal-
heur public, ils semblent encourager u l'essai loyal, » et professent
une véritable horreur pour M. le comte de Chambord. On en conclut
qu'assez indiflérente en réalité sur la forme du gouvernement fran-
çais, l'Allemagne inclinerait vers la république et serait hostile à la
monarchie. Ces déductions partent d'un esprit superficiel. L'intérêt
de l'Allemagne est en dernière analyse le fond de toutes les opinions
allemandes en fait de politique extérieure. Ces opinions peuvent être
fausses; mais, si les journaux allemands sont si indulgens pour la
république et si hostiles à la monarchie, c'est vraisemblablement
qu'ils croient la première moins dangereuse que la seconde pour
l'empire allemand. Les Allemands ne désirent pas voir la France se
décomposer et tomber dans la révolution chronique; la révolution
est contagieuse, les Allemands pourraient être forcés d'intervenir,
et ils le souhaitent moins qu'on ne le croit en général; mais, si l'on
se met à leur place, il semble que le gouvernement français qui
conviendrait le mieux à l'Allemagne serait, — république ou mo-
narchie, — un gouvernement faible, contesté, combattu, usant son
énergie à maintenir une apparence de pouvoir, cachant sous un
ordre extérieur et une prospérité menteuse une décadence con-
stante, trop incertain pour avoir des alliés, trop agité pour soutenir
une guerre : l'anarchie décente et impuissante.
U y a des Allemands, parmi les progressistes aussi bien que parmi
les conservateurs, qui verraient avec une inquiétude réelle une
ruine totale, une déchéance irrémédiable de la France. Tous sont
d'accord pour maintenir les conditions de la paix de Versailles : c'est
un point sur lequel il n'y a pour le moment aucune illusion à gar-
der; mais les premiers rêveraient une France libérale, régénérée,
enthousiaste, présentant à l'Europe le type de la république paci-
fique et idéale, de l'état de l'avenir; les seconds s'imaginent volon-
tiers une France monarchique, recueillie, revenue aux traditions
de son histoire, et donnant le modèle d'un état à la fols libéral et
conservateur, qui serait en Europe un élément modérateur et un
élément de progrès. Dans l'un et l'autre cas, la France exercerait,
LA PRESSE ALLEMANDE EN 1873. 729
aux yeux de ces politiques, une influence favorable à l'Allemagne;
elle obligerait la Prusse à se montrer plus respectueuse des droits
des citoyens et de la liberté des consciences.
Le langage de l'empereur Guillaume dans le dernier discours du
trône, la considération très grande dont notre ambassadeur, M. le
vicomte de Gontaut-Biron, est entouré à Berlin, la bonne volonté
que le prince de Bismarck a manifestée, dit-on, dans les négocia-
tions épineuses du traité du 15 mars, prouvent que, dans le gouver-
nement même, on rend justice à la France. Il ne faut pas cependant
nous en faire accroire : le mot de revanche n'amène en Prusse sur
toutes les lèvres qu'un sourire ironique. Ce n'est pas qtie l'on con-
sidère une tentative comme impossible ou invraisemblabl'j; mais on
croit que le résultat n'en saurait être douteux. « C'est uniquement
de ce point de vue, dit M. le capitaine Jâhns, qu'il faut considérer
la réorganisation de l'armée française, h M. Jâhns pense que cette
réorganisation ne donnerait ses résultats qu'après vingt ans de tra-
vail continu, et il ne croit pas la Francj capable d'efforts aussi sui-
vis; lors même que ces efforts aboutiraient, la France, par le déficit
normal de sa population, serait toujours inférieure à l'Allemagne, où
la popidation augmente selon une progression géométrique; l'armée
française, constamment compromise par les guerres civiles, mêlée
forcément aux luttes politiques, est envoie de décadence constante;
le service obligatoire ne sera jamais organisé sérieusement en France,
« une saine constitution de l'armée n'étant possible qu'avec une
conslitulion de l'état respectée par toute la nation. » M. Jâhns pa-
raît donc peu efTrayé pour l'avenir; mais il ne s'en préoccupe pas
moins, et il se demande (( si M. Thiers, encouragé par les succès mi-
litaires qu'il s'attribue dans la prise de Paris, ne se propose pas,
comme couronnement d'une vie si riche en succès de tout genre, de
conduire l'armée française à la frontière?.. L'activité du président
est respectable à tous égards; l'opinion publique la prend fort au
sérieux, par cela même que le soin exclusif donné par M. Thiers aux
choses de l'armée flatte le chauvinisme, qui, malgré de si terribles
déceptions, sévit toujours dans la nation. » Ces lignes permettent de
juger des idées qui ont cours dans le « parti militaire » prussien.
TNous pouvons opposer à M. Jâhns les déclarations formelles du
gouvernement français. Les conclusions de l'exposé des motifs de la
loi sur la réorganisation de l'armée, présentée le 30 janvier à l'as-
semblée nationale, ne laissent aucun doute sur la loyauté de ses
intentions. « C'est la paix pour le présent et l'avenir que nous vou-
lons... Si nous cherchons à reconstituer les forces militaires de la
France, c'est qu'aujourd'hui toutes les nations sans exception cher-
chent, à cet égard, à se mettre au niveau les unes des autres... Ce
730 REVUE DES DEUX MONDES,
n'est pas une force agressive que nous entendons lui donner,...
c'est sa position dans les conseils de l'Europe que nous voulons lui
rendre, parce qu'elle n'a pas mérité de la perdre... Notre politique
est donc la paix, même lorsque notre administration semble viser
à la guerre. »
Le traité du 15 mars et l'évacuation de Belfort, assurée pour
le mois de juillet, ont dû rassurer beaucoup de nos compatriotes.
Nous ne croyons pas à une nouvelle invasion, à une guerre d'agres-
sion de l'Âlleningne contre la France. Le gouvernement allemand
a intérêt à tenir en éveil les passions nationales, à montrer l'em-*
pire constamment menacé par « l'ambition et la rancune » des
Français; c'est un moyen de maintenir l'accord entre les partis,
d'étouffer toute opposition; c'est la plus formidable machine de
guerre de la chancellerie contre les catholiques et les particula-
ristes. Songerait- on à entamer de parti-pris une nouvelle guerre
pour affermir, tant au dehors qu'au dedans, les résultats de la
guerre précédente? Une semblable combinaison ne serait pas d'une
application aussi aisée qu'on paraît le supposer. L'Europe est sans
doute fort désunie; elle professe pour les faits accomplis un respect
qui n'a jamais été si profond; mais nous avons peine à croire que la
Prusse oserait prendre devant l'Europe, devant ses alliés, la respon-
sabilité d'une agression brutale et sans motifs au moins spécieux.
D'autre part, si soumise qu'elle soit, l'Allemagne n'est pas « taillable
et corvéable » à merci. Les populations, celles qui fournissent la ma-
tière militaire, la chair à canon, supputent leurs bénéfices et les trou-
vent au moins douteux. L'émigration prend des proportions inquié-
tantes pour l'état. Pour entraîner la nation à la guerre, il faudrait
la persuader qu'elle est menacée et attaquée; mais cette démons-
tration suffirait, et les colères germaniques éclateraient avec d'au-
tant plus de violence que l'Allemagne se croit plus de droits au re-
pos. La crainte d'un événement de ce genre est à l'état chronique
en Allemagne; la presse officieuse l'entretient soigneusement. Dans
leVcas où les Allemands jugeraient inévitable une guerre à bref dé-
lai, ils considéreiaient que leur gouvernement ferait son devoir en
prévenant une attaque de la France, en ne lui laissant point le
temps de réorganiser son armée et de trouver des alliances. Toute-
fois il est très probable que l'Allemagne ne prendrait pas à son
compte une rupture de la paix; une circonstance imprévue, comme
l'a été en 1870 la candidature Hohenzollern, mettrait la France en
demeure d'opter entre la paix et la revanche, entre le maintien
des traités de Versailles ou la guerre immédiate. Malheur à nous si
la France s'abandonnait alors à ses passions, même les plus saintes,
à la colère, même la plus légitime! L'Allemagne entière courrait
LA PRESSE ALLEMANDE EN 1873. 731
aux armes avec la même unanimité, la même rage implacable qu'en
1815, et l'Europe nous laisserait, sans s'émouvoir, subir les consé-
quences d'un acte qu'elle considérerait comme une injustifiable
témérité.
Tels sont les dangers qui nous menacent, tels sont les avertisse-
mens qui ressortent pour nous de la lecture des journaux alle-
mands. Ce serait perdre notre temps que de récriminer ou de nous
indigner à ce propos. Parmi les jugemens que nous avons signalés,
quelques-uns peuvent être utiles à méditer, tirons-en profit; pour
les autres, il suffît de les citer. Les Allemands ne peuvent trouver
mauvais que nous tenions la même conduite qu'ils ont tenue. Après
ces malheurs de 1806 et ces mécomptes de 1815, la Prusse n'a pas
compté les années. Elle s'est résignée à vivre dans l'Europe telle
que le hasard des armes l'avait constituée; elle s'est contentée de
se préparer silencieusement pour les jours meilleurs. Ces jours vien-
dront pour nous, si nous en sommes dignes. Les traités ne valent
qu'autant que subsistent les circonstances dans lesquelles ils ont
été signés. Ils expriment les rapports de deux forces ; tant que ces
rapports restent les mêmes, les traités gardent leur valeur, et les
efforts que l'on ferait pour les déchirer n'aboutiraient qu'à en affer-
mir les résultats; si les rapports se modifient au contraire, les traités
par eux-mêmes deviennent lettre morte, et l'on voit fatalement se
produire des événemens qui en amènent la révocation. C'a été l'his-
toire des traités de 1815 : ils avaient toute leur force en 1822, ils
étaient ébranlés en 1830; en 1866, lorsque Napoléon III prononça le
discours d'Auxerre, il ne maudit qu'un fantôme. Les traités de 1815
étaient caducs; la Prusse put les fouler aux pieds, l'Autriche n'était
pas de force à les soutenir et l'Europe ne les défendait plus. Les
traités de Francfort auront la même destinée ; il dépend de nous de
réaliser les conditions qui en feront à leur tour un parchemin sans
valeur. A l'heure présente, le recueillement pratiqué avec tant de
dignité et tant de fruit par la Russie après le traité de Paris doit
être le principe de notre diplomatie.
Quoi que nous ayons fait, quoi que nous fassions encore, nous ne
faisons pas assez; nous nous sommes amendés, mais nous ne le
montrons pas suffisamment aux étrangers. Il nous reste à gagner
du sérieux dans les dehors. Il nous siérait de ne pas nous plaindre
autant les uns des autres. Il semblerait opportun de penser un peu
plus librement en politique, et d'abjurer toute superstition répu-
blicaine ou monarchique. La république existe de fait : ce devrait
être pour tout le monde un motif suffisant d'entreprendre sous ce
système de gouvernement la restauration du pays. Pour relever en
Europe le crédit de la France, la république ne peut pas employer
7.32 REVUE DES DEUX MONDES.
des moyens différens de ceux qu'emploierait la monarchie. Ces
moyens sont l'affaire essentielle, et c'est à les déterminer avec pré-
cision que nous devrions employer toute notre activité. L'applica-
tion de ces moyens est incompatible avec le développement de l'es-
prit révolutionnaire et le triomphe du radicalisme. La maxime que
l'anarchie mène à la dictature est un lieu-commiiU dans notre his-
toire. « C'est la voie que suit l'Espagne, dit le capitaine Jâhns en
terminant ses études sur notre armée, elle conduit les états au sui-
cide. » 11 semble aussi, à lire attentivement L s gazettes allemandes,
que la fusion du parti conservateur dans le « parti clérical » soit
un obstacle au succès des conservateurs. Certes il ne s'agit pas
pour ces derniers d'abandonner en Europe les traditions françaises,
la protection des intérêts catholiques en Orient, ni de se séparer en
France de l'église et du clergé catholique; il s'agit de les prendre
comme des auxiliaires puissans, non comme des « directeurs, »
d'agir en toute occasion, en réalité comme en apparence, selon une
politique exclusivement française et non pas selon la politique ultra-
montaine. Les tendances ultramcntaines attribuées à une partie de
nos hommes d'état sont un moyen d'action puissant pour M. de
Bismarck contre les catholiques du sud de l'Allemagne, et la con-
dition même de l'alliance entre la Prusse et l'Italie. Enfin l'histoire
des dernières années nous montre de quel avantage il est pour un
peuple de donner la première place dans ses piéoccupations à la
poliûque extérieure. Il y trouve un élément d'accord, une solution à
tous les conflits, un intérêt supérieur devant lequel tous les autres
intérêts doivent céder. Ayons donc constamment les yeux fixés sur
l'Europe; étudions-la sans illusions et sans découragement, en cri-
tiques et en patriotes; n'oublions pas surtout que la patience et l'at-
tention sont, par excellence, les vertus politiques.
Albert Sorel.
POÈME ET SONNETS
DOUCEUR D AVEIII..
J'ar peur d'avril, penr de l'émoi
Qu'éveille sa douceur touchante;
Vous qu'elle a troublés comme moi,
C'est pour vous seuls que je la chante.
En décembre, quand l'air est froid,
Le temps brumeux, le jour livide.
Le cœur, moins tendre et plus étroit,
Semble mieux supporter son vide.
Rien de joyeux dans la saison
Ne lui fait sentir qu'il est triste:
Rien en haut, rien à l'horizon.
Me révèle qu'un ciel existe.
Mais, dès que l'azur se fait voir.
Le cœur s'élargit et se creuse
Et s'ouvre pour le recevoir
Dans sa profondeur douloureuse,
Et ce bleu qui lui rit de loin,
L'attirant sans jamais descendre,
Lui donne l'inOni besoin
D'un essor impossible à prendre.
Le bonheur candide et serein
Qui s'exhale de toutes choses
L'oppresse, et son premier chagrin
Rajeunit à l'odeur des roses.
11 sent, dans un réveil confus.
Ses anciennes ardeurs revivre.
734 REVUE DES DEUX MONDES.
Et les mêmes anciens refus
Le repousser dès qu'il s'y livre.
J'ai peur d'avril, peur de l'émoi
Qu'éveille sa douceur touchante;
Vous qu'elle a troublés comme moi,
C'est pour vous seuls que je la chante.
l'art trahi.
Fors l'amour, tout dans l'art semble à la femme vain
Le génie auprès d'elle est toujours solitaire.
Orphée allait chantant, suivi d'une panthère
Dont il croyait leurrer l'inexorable faim ;
Mais, dès que son pied nu rencontrait en chemin
Quelque épine de rose et rougissait la terre,
La bête, se ruant d'un bond involontaire.
Oublieuse des sons, lampait le sang humain.
Crains la docilité félonne d'une amante,
Poète : elle est moins souple à la lyre charmante
Qu'avide, par instinct, de voir le cœur saigner.
Pendant que ta douleur plane et vibre en mesure,
Elle épie à tes pieds les pleurs de ta blessure,»
Plaisir plus vif encor que de la dédaigner.
LES AMOURS TERRESTRES.
Nos yeux se sont croisés et nous nous sommes plu.
Née au siècle où je vis et passant où je passe,
Dans le double infini du temps et de l'espace
Tu ne me cherchais point, tu ne m'as point élu;
Pour te joindre ici-bas le jour qu'il a fallu ,
Dans le monde éternel je n'avais point ta trace.
J'ignorais ta naissance et le lieu de ta race :
Le sort a donc tout fait, nous n'avons rien voulu.
Les terrestres amours ne sont qu'une aventure :
Ton époux à venir et ma femme future
Soupirent vainement, et nous pleurons loin d'eux;
C'est lui que tu pressens en moi, qui lui ressemble,
Ce qui m'attire en toi , c'est elle, et tous les deux
Se poursuivent en nous sans jamais être ensemble.
POÈME ET SONNET»* 731»
PLUS TARD.
Mature, accomplis-tu tes œuvres au hasard,
Sans raisonnable loi ni prévoyant génie?
Ou bien m'as-lu donné par cruelle ironie
Des lèvres et des mains, l'ouïe et le regard?
Il est tant de saveurs dont je n'ai point ma part,
Tant de fruits à cueillir que le sort me dénie!
Il voyage vers moi tant de flots d'harmonie,
Tant de rayons, qui tous m' arriveront trop tard!
Et si je meurs sans voir mon idole inconnue,
Si sa lointaine voix ne m'est pas parvenue,
A quoi m'auront servi mon oreille et mes yeux?
A quoi m'aura servi ma main hors de la sienne?
Mes lèvres et mon cœur sans qu'elle m'appartienne?
Pourquoi vivre à demi, quand le néant vaut mieux?
AUX POÈTES FUTURS.
Poètes à venir, qui saurez tant de choses,
Et les direz sans doute en un verbe plus beau,
Portant plus loin que nous un plus large flambeau
Sur les suprêmes fins et les premières causes ;
Quand vos vers sacreront des pensers grandioses,
Depuis longtemps déjà nous serons au tombeau;
Rien ne vivra de nous qu'un terne et froid lambeau
De notre œuvre enfouie avec nos lèvres closes.
Songez que nous chantions les fleurs et les amours
Dans un âge plein d'ombre, au mortel bruit des armes,
Pour des cœurs anxieux que ce bruit rendait sourds ;
Lors plaignez nos chansons, où tremblaient tant d'alarmes,
Vous qui, mieux écoutés, ferez en d'heureux jours
Sur de plus hauts objets des poèmes sans larmes.
Sully- Prudhomme.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 mare 1873.
Au milieu de nos épreuves et de nos deuils, une espérance obstinée,
invincible, a toujours heureusement survécu. De toutes nos illusions
détruites, il nous restait au moins encore une sorte de confiance instinc-
tive qui a résisté aux coups les plus violens de la mauvaise fortune. Ce
généreux pays de France se sentait bien malheureux, bien durement
frappé, bien ému quelquefois en songeant à ce douloureux passé d'hier,
à cette occupation étrangère qui pesait encore sur lui, à ces déchaîne-
mcns de partis dont on lui offrait trop souvent le dangercu>; ou futile
spectacle, et qui pouvaient aggraver ou prolonger le supplice infligé à
son patriotisme; mais il se sentait aussi doué d'une vitalité suffisante
pour arriver à se ressaisir lui-même, pour se racheter tout d'abord de
ce dernier reste d'invasion qui attristait sa fierté, et c'éiait ce qui le
soutenait. 11 comptait silencieusement les jours, les mois, sans déses-
pérer, sans apercevoir distinctement encore néanmoins l'heure de la
libération définitive. Cette heure, où le pays libre de l'occupation étran-
gèi'e n'aura plus qu'à compter avec kii-même, cette heure est venue ou
va venir plutôt qu'on ne le pensait, plutôt qu'on ne se plaisait à l'espé-
rer. L'autre jour, pendant qu'on en était encore à s'échauffer en discus-
sions passionnées, en interpellations agressives ou en récriminations, le
gouvernement ainsi mis sur ia sellette était tout occupé à préparer les
moj|j;^is de conduire jusqu'au bout ce qu'il considère avec raison comme
sa grande œuvre; il suivait patiemment dans le plus impénétrable secret
une négociation qu'on commençait à soupçonner, que l'empereur Guil-
laume révélait à demi dans son discours au parlement allemand, et
dont l'heureuse conclusion a coïncidé avec la fin de cet orageux débat
où la loi des trente a été votée. Le 15 mars était signé à Berlin un traité
qui règle définitivement la retraite, désormais prochaine, de l'armée al-
lemanrjp, ot pour la première fois depuis deux ans la France, respirant
REVUE. — CHRONIQUE. 737
plus librement, oubliant les luttes et les querelles de partis, a pu se re-
poser dans le sentiment d'un patriotisme satisfait!
Ce n'est donc plus maintenant une simple espérance. Tout est réglé
et convenu. Cinq mois seulement nous séparent du jour où la dernière
sentinelle prussienne se repliera du sol français. On n'a point eu re-
cours à des garanties financières pour le complément de l'indemnité.
D'ici au 5 septembre prochain, le cinquième milliaid sera versé comme
tout le reste entre les mains de l'Allemagne. Notre rançon entière sera
payée de mois en mois en capital et en intérêts. Le 5 juillet, l'évacua-
tion commencera. Les quatre départemens qui restent encore occupés re-
trouveront leur liberté; Belfort sera libre aussi. Verdun sera le dernier
gage retenu par les Allemands jusqu'au 5 septembre, et à ce moment
tout sera fini pour Verdun comme pour les autres départemens. Nos
comptes seront réglés. Ainsi le veut, ainsi le dit le traité du 15 mars,
couronnement heureux de cette série de conventions qui se sont suc-
cédé depuis deux ans, et qui, en faisant reculer pas à pas l'invasion, sem-
blaient nous rappeler chaque fois ce qu'il en coûte pour se relever de
tels désastres. En quelques jours du reste, tout a été fait. Le traité a été
signé, il a été approuvé par l'assemblée, qui s'est empressée d'autoriser
le gouvernement à le ratifier; aujourd'hui les ratifications sont échan-
gées, et en définitive tout le monde peut se trouver satisfait de cette
négociation heureusement engagée par M. le président de la république
et par M. de Rémusat, prudemment conduite par M. de Gontaut-Biron
à Berlin, acceptée sans trop de peine par M. de Bismarck lui-même, qui
semble y avoir mis de son côté tout ce qu'il peut avoir de bonne grâce
pour la France.
Qu'on dire, si l'on veut, que l'Allemagne n'a pas beaucoup de mérite à
s'en aller, qu'elle ne fait après tout que se résigner à toucher par anticipa-
tion une indemnité que nous pouvions lui faire attendre encore sans
déroger à nos engagemens, — qu'on s'efforce d'expliquer les facilités du
cabinet de Berlin par quelque circonstance mystérieuse, par une com-
munication décisive du général de Manteuffel, par la nécessité de mettre
l'esprit et la discipline de l'armée allemande à l'abri des influences per-
nicieuses d'un séjour trop prolongé en France, — qu'on dise tout cela et
bien d'autres choses encore, soit, — on dit peut-être vrai sur certains
points. L'Allemagne elle-même a eu ses raisons, elle ne s'est décidée à
se retirer que parce qu'elle y a vu son intérêt, c'est bien évident; on ne
comptait pas apparemment sur un acte de magnanimité désintéressée que
d'ailleurs on n'avait pas à demander. Ce n'est pas moins pour nous la
libération du territoire assurée, devancée et préparée par une patience
prévoyante qui, au moment décisif, a su triompher de toutes les diffi-
cultés secondaires. Ce n'est pas moins pour les départemens occupés la
fin de cette attristante captivité qui les réduisait à vivre sans cesse sous
TOME civ. — 1873. 47
738' REVUE DES DEUX MONDES.
l'œil du garnisaire étranger, et, pour tout dire, s'il restait encore un senti-
ment d'anxiété indéfinissable au sujet de Belfort, le doute a disparu au-
jourd'hui, toutes les incertitudes sont dissipées. Au 5 juillet, Belfort sera
libre comme les autres départemens, et en acceptant, sans se plaindre,
de rester deux mois de plus aux mains des Allemands, d'être en quelque
sorte la rançon de la citadelle de l'est jusqu'au dernier jour de l'occu-
pation étrangère, la ville de Verdun a montré une fois de plus son pa-
triotisme, ce patriotisme qu'elle a eu l'occasion de déployer pendant
la guerre devant l'ennemi. Au fond, tout est là : le mérite du traité du
15 mars est de rouvrir cet horizon de liberté devant le pays et d'en
finir avec ces inquiétudes, avec ces défiances, qui pouvaient survivre en-
core sur un point des plus douloureux.
Non assurément, nous en convenons, le traité du 15 mars, si hono-
rable qu'il soit pour ceux qui l'ont signé, n'est point sans amertume, et
cette joie de la délivrance prochaine du territoire n'est pas une joie
sans mélange. 11 n'y a pas trop de quoi triompher ou illuminer pour
une victoire qui consiste uniquement en fin de compte à n'avoir plus
l'étranger campé dans nos villes et dans nos campagnes. Cette liberté,
bientôt reconquise pour quelques-unes de nos provinces, ravive une
cruelle blessure et nous rappelle que de tous ceux qui étaient il y a
trois ans encore les enfans de la France, il en est qui ne vont pas se re-
trouver au foyer de la patrie commune. L'occupation étrangère, en se
retirant, ne nous rend pas tout ce qu'elle nous a pris, et on dirait même
que ce dernier mot de notre paix avec l'Allemagne laisse peser plus du-
rement sur nous l'implacable loi de la guerre en nous séparant en-
core une fois en quelque sorte de ceux que nous avons perdus et que
nous n'oublions pas; mais enfin ce n'est pas de cela qu'il s'agit, ce
n'est pas là ce que le traité du 15 mars avait à régler. Le bienfait réa-
lisable, possible, de la dernière négociation reste pour ceux qui n'ont été
que des otages temporaires, les gages de la solvabilité de la France,
pour ceux qui ont été occupés depuis deux ans et qui vont ne plus
l'être. Le bienfait reste pour le pays tout entier, dont toutes les résolu-
tions étaient nécessairement à la merci de cette considération souveraine
de la présence de l'étranger, — qui, à vrai dire, ne s'appartenait pas
à lui-même, et qui maintenant du moins va de nouveau s'appartenir
après avoir chèrement payé de son sang et de son argent ses fautes et
ses malheurs.
Non, sans doute, le traité qui a été signé l'autre jour à Berlin n'est
ni une concession gratuite de l'Allemagne, ni une rentrée bien triom-
phante de la France dans les affaires du monde. Ce n'est rien de sem-
blable et c'est peut-être mieux que cela dans la condition qui nous a
été faite, à un certain point de vue. C'est le prix du travail, de l'hon-
nêteté, du bon sens résistant à toutes les excitations, de la patiente per-
REVUE. — CHRONIQUE. 739
sévérance du gouvernement dans une œuvre de patriotisme supérieure
à tous les intérêts de partis. C'est la marque de ce qu'il y a toujours
de vivace dans ce pays si cruellement frappé. Qu'on mesure un instant
en effet le chemin parcouru depuis nos derniers désastres, qu'on em-
brasse d'un regard la situation qui existait, il y a deux ans, à pareille
date, et cette autre situation dont le traité du 15 mars est la rassurante
et saisissante expression. Il n'y a là ni forfanterie ni excès d'illusion,
c'est un fait éclatant devant lequel les étrangers eux-mêmes ne laissent
pas de s'arrêter avec quelque surprise. Au sortir de la guerre étrangère
et de la guerre civile, la France était évidemment arrivée à une de ces
extrémités où l'on se demande si une nation aura un lendemain, si elle
pourra se relever. Elle n'a point désespéré d'elle-même, elle a coura-
geusement accepté tous les sacrifices comme toutes les obligations. Le
gouvernement sorti d'une si effroyable crise n'a pas plus désespéré que
la nation, et en deux ans la France est parvenue à reprendre un certain
équilibre, à se faire estimer des peuples, à reconquérir son crédit; en
deux ans, elle aura payé cinq milliards d'indemnité à l'Allemagne, elle
aura eu au moins cinq autres milliards engloutis dans la guerre, et en
définitive elle aura fait face à tout sans manquer à un seul de ses en-
gagemens, sans laisser souffrir ses services intérieurs, sans être sérieu-
sement exposée à des crises monétaires ou industrielles, sans que la
première de ses valeurs fiduciaires, le billet de banque, ait subi la plus
légère dépréciation. La France aura traversé ces épreuves sans fléchir,
et elle touche aujourd'hui au moment où elle va retrouver la plénitude
de son indépendance, la liberté complète de son territoire !
Certes le passé garde sa grandeur, et M. le duc de Richelieu a mérité
de rester dans notre histoire comme le type du patriotisme le plus élevé
pour s'être dévoué à la restauration de l'influence française, pour avoir
réussi à mettre fin en 1818 à une occupation étrangère, après avoir eu
le courage en 1815 de souscrire, la mort dans l'âme, à la paix la plus
cruelle. Qu'on l'observe bien cependant, non pour diminuer l'honneur
de M. de Richelieu, mais pour rester juste envers notre temps : les
désastres de 1870 et de 1871 ont incomparablement dépassé de toute
façon les désastres de 1815, L'indemnité infligée à la France au lende-
main de la dernière guerre a été bien autrement accablante que celle
qu'on réclamait comme rançon des guerres du premier empire, et, tan-
dis qu'à la suite de 1815 il fallait trois ans pour mettre un terme à
l'occupation étrangère, la retraite de l'armée prussienne va s'accomplir
aujourd'hui, trente mois après la paix de Versailles, deux ans après les
fureurs de la commune à Paris. Franchement, avouons-le, quoiqu'on ait
trouvé encore le moyen de s'égarer et de s'épuiser en agitations ou en
conflits de toute sorte, le temps n'a pas été perdu, puisqu'on a pu arri-
ver si rapidement à désintéresser nos vainqueurs, à délivrer nos dépar-
7Û0 RliVUE DES DEUX MONDES.
temens. Et voilà pourquoi le traité du 15 mars, sans pouvoir effacer
tous les maux de la guerre, sans changer les conditions impitoyables
d'une paix dictée par la conquête, reste une œuvre de vigilante et pa-
triotique réparation faite pour toucher la France en lui rendant le sen-
timent de sa force, en la faisant reparaître aux yeux de l'Europe et du
monde comme la nation qui porte toujours en elle-même le secret des
rajeunissernens imprévus.
M. Thiers a eu le mérite de ne se laisser détourner par rien dans
cette œuvre poursuivie à travers toutes les diversions de la politique in-
térieure, de tout subordonner à cette considération essentielle et inva-
riable de la libération du territoire. Depuis qu'il est au pouvoir, on le
sent, il y a mis sa passion et son dévoùment, sa dextérité et son expé-
rience. Quoi qu'il arrive maintenant, il reste, autant que cela était hu-
mainement possible, l'habile, l'ingénieux réparateur des désastres qu'il
avait prévus sans pouvoir les épargner à la France. C'est son rôle dans
l'histoire, dans cette phase de notre histoire, et si pendant ces deux ans
il y a eu pour lui des devoirs douloureux à remplir, s'il y a eu plus
d'une fois des obligations qui ont coûté à son patriotisme, il peut du
moins se rendre cette justice, qu'il n'est pas responsable de ce qui a pu
affliger la France. A ceux qui seraient tentés de l'accuser, il pourrait
rappeler ce qu'il disait à la veille de la guerre, lorsqu'il essayait de re-
tenir cette impétuosité aveugle qui se pfécipitait au combat : « Quant à
moi, je suis tranquille pour ma mémoire, je suis sCir de ce qui lui est
réservé pour l'acte auquel je me livre en ce moment; pour vous, je
suis certain qu'il y aura des jours où vous regretterez votre précipi-
tation. )) Une dernière compensation bien due à M. le président de la
république pour sa prévoyance inutile et pour les pénibles obligations
qui lui ont été imposées depuis, c'était de pouvoir signer la délivrance
de nos provinces ravagées par la guerre et demeurées temporairement
aux mains de l'étranger. Il y a réussi, l'assemblée a déclaré qu'il avait
« bien mérité de la patrie, » et elle a eu certes raison.
Malheureusement l'assemblée ou une partie de l'assemblée a craint
de trop grandir M. Thiers, d'avoir l'air de lui décerner des « apothéoses, »
comme l'a dit M. de Larochejaquelein, — et aussitôt elle s'est fait un
devoir de s'adresser à elle-même les complimens les plus empressés
en se déclarant « heureuse d'avoir accompli une partie essentielle de
sa tâche. » Rien de mieux assurément , puisqu'il est bien clair que
l'assemblée a sa part dans l'œuvre commune. Quel danger y avait-il
cependant à éviter le ridicule de s'adresser des complimens à soi-
même sur une négociation qu'on ne connaissait pas la veille? Quel
mal y avait-il à ne pas laisser percer de méticuleuses pensées d'an-
tagonisme là où il n'y avait place que pour une entière et patriotique
satisfaction, à faire simplement une démarche toute simple? Ah! voilà
REVUE. CHRONIQUE. 74l
justement le point délicat, voilà où les partis se sont rencontrés de
nouveau sans pouvoir suspendre une seule minute leur éternelle guerre.
Que la délivrance du territoire ait répondu à un vœu universel, qu'elle
n'ait éveillé qu'un même sentiment de joie et de reconnaissance, ce
n'est pas douteux; mais aussitôt ont éclaté en quelque sorte les ar-
rière-pensées. Pour les uns, la libération du territoire, c'était la disso-
lution nécessaire, inévitable et prochaine de l'assemblée; pour les
autres, il y avait précisément à se prémunir contre ce danger d'une dis-
solution trop prompte, à prendre position en déclarant que l'a'^semblée
n'a encore accompli qu'une « partie de sa tâche, » et c'est ainsi que les
partis cherchent leur propre intérêt là où le pays ne voit que ce qui le
touche, l'éloignement de l'étranger, la liberté définitive des provinces
occupées.
Qu'en sera-t-il de ces calculs? Évidemment le traité du 15 mars, en
tranchant la première de toutes les questions, la question de l'intégrité
nationale, ce traité crée pour l'assemblée une situation nouvelle. Cette
situation d'ailleurs, on l'avait prévue. M. Dufaure l'avait indiquée dans
la discussion de la loi des trente; les orateurs de la droite en disaient
assez eux-mêmes pour laisser voir qu'ils ne se méprenaient pas sur la
durée possible de leur mandat. On était en quelque sorte convenu qu'à
la libération du territoire il viendrait une heure où l'assemblée serait
nécessairement conduite à disparaître. Cette heure est venue peut-être
plus tôt qu'on ne s'y attendait, et voilà l'assemblée mise en demeure de
prendre un parti, de s'interroger elle-même sur ce qu'elle peut, sur ce
qu'elle doit faire. En tout cela, bien entendu, il ne s'agit pour la chambre
ni de se dissoudre sous la sommation injurieuse des pétitions radicales,
ni de mourir à jour fixe, ni de disparaître obscurément dans quelque
vote de hasard ou de surprise arraché à la lassitude irritée des partis.
L'autorité et la liberté de la chambre de Versailles restent entières,
elles n'ont d'autre limite que le sentiment de l'intérêt national et de la
nécessité. L'essentiel est de ne point se faire illusion, de regarder en
face cette situation qui vient d'être créée, et dont les conséquences vont
maintenant se dégager d'heure en heure: Certainement ce grand fait
de la libération prochaine du territoire, qui domine tout aujourd'hui,
n'a pas une simple signification matérielle; il ne veut pas dire unique-
ment que, le jour où le dernier Allemand aura quitté le sol français,
tout est fini. C'est la « première partie » de la tâche de l'assemblée,
comme on l'a dit, ce n'est pas la seule.
Quelle est donc cette seconde partie de la tâche du grand pouvoir par-
lementaire sorti des entrailles de la France au 8 février 1871? Quand
on y réfléchit un peu, la mission de l'assemblée dans cette seconde et
dernière partie de son existence n'est pas difficile à définir, elle ressort
de la nature même des choses. Qu'on élargisse ou qu'on resserre à vo-
742 REVUE DES DEUX MONDES.
lonté le programme des travaux parlementaires dont on peut avoir en-
core à s'occuper, la question n'est pas là précisément. Il s'agit avant
tout de savoir si l'assemblée, s' abandonnant aux passions, aux excita-
tions, aux ressentimens des partis qui s'agitent dans son sein, bravera
le danger de périr elle-même d'impuissance en laissant la France livrée
à tous les hasards de la crise la plus périlleuse, ou si, dominant toutes
les considérations secondaires, toutes les passions violentes, elle restera
d'accord avec le gouvernement pour sauvegarder la sécurité du pays,
pour préparer un système de transition qui, au point de vue intérieur,
complète cette paix étrangère dont le traité du 1 5 ma rs est le dernier
mot.
La question est là pour le moment, elle n'est point ailleurs. En réa-
lité, l'assemblée n'a pas trop le choix d'une politique ; elle se trouve pla-
cée entre ce qu'elle ne peut pas faire et ce qu'elle ne veut pas laisser
faire. Ce qu'elle veut certainement empêcher, c'est qu'à la faveur de
l'incertitude et du trouble qui peuvent se produire dans une crise d'é-
lection le radicalisme ne parvienne à s'emparer du pays pour le préci-
piter dans des convulsions nouvelles. Ce qu'elle ne peut faire d'un autre
côté, elle le sent peut-être plus que jamais, c'est la monarchie. Dès lors
la voie semble toute tracée; elle a été ouverte en quelque sorte par cette
loi des trente qui, à la veille même du traité de libération , indiquait
les moyens ou les combinaisons les plus propres à ménager une transi-
tion pacifique, à créer un certain ordre régulier, sans engager la souve-
raineté nationale, dernier et unique arbitre des destinées de la France.
Eh! sans doute les partis ne sont pas contens. Les opinions extrêmes ont
marché avec ensemble contre cette malheureuse loi des trente, qui ne
donnait pas raison à leurs espérances et à leurs prétentions. L'extrême
droite, il faut l'avouer, est particulièrement en ébuUition; elle ne par-
donne ni au gouvernement, ni même aux partisans sensés de la monar-
chie, qu'elle appelle des défeclionnaires parce qu'ils se sont ralliés, dans
l'intérêt de la paix intérieure de la France, à la politique de modération
dont la loi des trente était l'expression.
Non certes l'extrême droite n'est pas contente, et, par un phénomène
qui n'a rien de nouveau, plus elle voit diminuer ses chances de succès,
plus elle s'irrite. Que M. l'évêque d'Orléans ait la hardiesse de cher-
cher à éclairer l'esprit de M. le comte de Chambord sur les nécessités
des temps modernes, M. l'évêque d'Orléans est manifestement un
traître. Aujourd'hui c'est M. de Falloux lui-même qui ne peut trouver
grâce aux yeux de ces farouches de la légitimité, qui forment une
sorte de démocratie royaliste révoltée contre ses chefs. M. de Falloux a
un tort, il est vrai, il ne consent pas à reconnaître à M. le comte de
Chambord le droit de désigner pour son successeur au trône de France
un « infant d'Espagne » ou bien « M. le duc de Parme, » ou bien encore
REVUE. — CHRONIQUE. 743
le « prince impérial en sa qualité de filleul de Pie IX; » il ne se résigne
pas à subir le joug de ceux qui « s'arrogent un brevet exclusif de fidé-
lité aux principes, » et qui courent les aventures dans une voie « où ils
s'exaspèrent vainement, s'cloignant, sans retour peut-être, du but commun
qu'ils ont déjà tant de fois compromis. » M. de Falioux est un suspect!
Naturellement l'extrême droite voit le grand obstacle, l'ennemi public
dans le gouvernement, dans M. Thiers surtout. Elle n'a pas même ob-
servé une trêve d'un jour pour la libération, elle s'est remise aussitôt
en campagne, et la voilà livrant bataille pour soutenir une pétition du
prince Napoléon réclamant contre le décret d'expulsion dont il a été l'ob-
jet l'automne dernier. Ce qui fermente d'animosités, de préventions, de
ressentimens dans ce camp du radicalisme légitimiste, on a pu le voir
par un discours de M. Fresneau, qui aspire décidément à être un des
excentriques de l'assemblée. De quoi n'a pas parlé M. Fresneau? Il a
parlé d'Henri IV, de Charles VII, de la maison de Savoie, du pape, des
dévotions du roi Victor-Emmanuel, de la duchesse de Berry. Il a parlé de
tout pour ne rien dire, et il n'a réussi qu'à faire le plus bizarre salmi-
gondis, auquel M. le garde des sceaux n'a pas cru même devoir ré-
pondre.
Ce n'est point malheureusement M. Fresneau seul qui a rompu des
lances à propos du prince Napoléon. Une fraction assez considérable
de la droite modérée elle-même a cru devoir s'engager dans cette
étrange affaire. Le rapporteur de la commission, M. Depeyre, a jugé né-
cessaire de déployer une chaleur inusitée de conviction et d'éloquence
pour défendre la liberté individuelle, pour réfuter la théorie de la rai-
son d'état, et on ne croyait pouvoir faire moins que de sauvegarder les
principes par un ordre du jour contenant sinon un blâme direct, du
moins une réserve vis-à-vis du gouvernement. On a trouvé piquant sans
doute de faire du prince Napoléon un héros persécuté de la liberté in-
dividuelle, mise en péril dans sa personne. Soit, on a dit certainement
les meilleures, les plus honnêtes choses du monde. Et après? Que si-
gnifiait cette discussion? Où était la nécessité de créer une apparence
de conflit, de laisser peser sur le gouvernement uu soupçon d'arbitraire
inutile? S'il s'agissait de défendre la liberté individuelle, le gouverne-
ment ne mettait point un tel principe en doute. Que restait- il donc? Il
restait une thèse incontestée de droit constitutionnel, de libéralisme,
soutenue à propos du prince Napoléon, poliment reconduit à la frontière
par une mesure d'ordre public! On ne peut pas, dit-on, laisser entre
les mains du gouvernement cette arme exorbitante et redoutable du
droit d'expulsion pour simple raison d'état. D'abord la raison d'état ne
s'applique pas à tout le monde, la mesure d'expulsion est exceptionnelle
parce que le personnage qu'elle atteint est placé lui-même dans une
position exceptionnelle, et un pouvoir gardien de la sécurité publique
est bien obligé dans des circonstances rares de prendre la responsabilité
7hh REVUE DES DEUX MONDES.
de quelque acte de vigilante prévention. Si le pouvoir n'a point ce droit,
il est conduit à le demander, et c'est ce qu'a fait M. Dufaure en présen-
tant une loi pour l'avenir, d'après laquelle les membres de la famille
impériale ne pourraient voyager ou séjourner en France sans une auto-
risation administrative; mais de plus est-ce bien sérieux de déployer de
telles sévérités et de tels ombrages à l'égard d'un gouvernement qui
n'est que le délégué de l'assemblée, qui agit sans cesse sous les yeux
de l'assemblée, qui ne peut accomplir un acte sans en rendre compte
au pouvoir parlementaire deux heures après, comme le disait un jour
M. Thiers, et qui ne décline aucune de ses obligations? C'est là, conve-
nons-en, un scrupule assez exagéré, et qui devient véritablement étrange
lorsqu'il s'agit de s'en faire une arme ou un moyen d'accusation contre
le gouvernement actuel au profit d'un prince de l'cuipire. Le 2 dé-
cembre ou un des bénéficiaires du 2 décembre défendant la liberté in-
dividuelle contre M. Thiers ou M. Dufaure, oui, le spectacle est curieux!
Heureusement la droite a pu soutenir sa thèse libérale sans provoquer
une crise qui eût été la conséquence inévitable d'une défaite du gouver-
nement. L'ordre du jour pur et simple demandé par M. Dufaure a été
voté. Seulement il en résulte encore une fois un de ces déplacemens de
majorité qui rendent tout incertain, qui paralysent la création ou l'ac-
tion de cette force politique dont on aurait besoin plus que jamais au-
jourd'hui pour réaliser jusqu'au bout les mesures de préservation qu8
l'assemblée doit sanctionner avant de disparaître définitivement.
Que les partis extrêmes saisissent toutes les occasions de conflits,
qu'ils s'agitent avec leurs regrets ou leurs espérances autour de la si-
tuation actuelle, comptant toujours sur un imprévu favorable à leurs
desseins, rien n'est plus simple, c'est leur habitude, c'est leur tactique
et leur éternel penchant. Évidemment pour la majorité sensée de l'as-
semblée, pour tous les hommes modérés des opinions diverses qui se
partagent la chambre, il n'y a qu'un système de conduite, une politique,
et cette politique consiste à s'affermir, à prendre position sur le terrain
que la loi des trente avait créé! Qu'on y songe bien, il n'y a plus main-
tenant de temps à perdre en fausses opérations ou en combinaisons de
fantaisie. L'assemblée va prendre des vacances de six semaines. Lors-
qu'elle reviendra, les problèmes s'accumuleront devant elle, et seront
de plus en plus pressans à mesure qu'on approchera de l'époque de la
libération. L'opinion, plus libre, moins préoccupée de la présence de
l'étranger, commencera peut-être à s'émouvoir. La majorité de l'assem-
blée, le centre droit, le centre gauche, tous les hommes de sens poli-
tique et de prévoyance veulent-ils que tout reste livré à l'aventure? Si
l'on s'épuise en luttes stériles, en bruyantes passes d'armes, en conflits
de gouvernement, le résultat est malheureusement inévitable. On ne fera
rien, ou du moins ce qu'on pourra faire se ressentira nécessairement du
trouble et de la confusion des esprits; on disputera son existence au mi-
REVUE. — CHRONIQUE. 745
lieu de toutes les querelles, de toutes les divisions. L'assemblée n'y ga-
gnera point à coup sûr en crédit, en autorité; elle sera exposée à épuiser
ses forces pour vivre jusqu'au bout, et on arrivera ainsi aux élections
sans avoir rien fixé, sans avoir rien organisé, avec des pouvoirs affaiblis
par toutes les contestations, avec des partis violemment animés les uns
contre les autres et un pays plein de perplexités. Contre ce danger pos-
sible, le vrai préservatif, c'est de s'inspirer de l'esprit qui a produit la
loi des trente, et de tirer de cette combinaison toutes les conséquences
pratiques. H ne s'agit point de se demander si c'est un idéal, il
s'agit de savoir si c'est la seule chose réalisable. Eh bien! puisqu'on
s'est entendu pour tracer ce programme, qui consiste en une loi sur
la transmission des pouvoirs publics, la constitution d'une seconde
chambre, la réforme da la loi électorale, pourquoi ne se mettrait-on
pas à l'œuvre en commun, assemblée et gouvernement, pour exécuter
ce plan avec une méthodique et sérieuse résolution ? Pourquoi ne cher-
cherait-on pas à dégager des condilions de vie publique qui nous sont
faites tout ce qu'elles peuvent contenir de garanties et de force?
De quoi est-on préoccupé en définitive? On veut épargner au pays les
périls d'une crise provoquée par une invasion bruyante du radicalisme,
qui effectivement serait peut-être à craindre, si on ne faisait rien. C'est
justement contre cette invasion du radicalisme que les mesures prévues
par la loi des trente peuvent devenir efficaces. On rencontrera sans
doute l'opposition des partis extrêmes, c'est bien aisé à prévoir. Pour
la millième fois et par une sorte d'habitude, les radicaux répéteront
qu'on va porter atteinte au suffrage universel. Nullement; il n'est point
question d'attenter au suffrage universel et de recommencer la loi du
31 mai. Tout ce qu'on se propose, c'est de mettre la sincérité, la mora-
lité et la vérité dans les élections, dans la pratique du suffrage uni-
versel. Là-dessus l'entente est certainement facile entre toutes les opi-
nions sérieuses, entre la majorité et le gouvernement. M. Thiers
lui-même traçait le programme à suivre sur les points essentiels, lors-
qu'il disait dans la commission des trente : « Il y a dans le suffrage
universel, tel qu'il est organisé aujourd'hui, absence complète d'iden-
tité et aussi de garantie morale; nous songeons à écarter les indi-
vidus sans aveu , ce n'est pas une atteinte au suffrage universel.
Ce serait une atteinte, si on excluait les citoyens; mais l'homme sans
aveu, ce n'est pas un dois, comme disaient les anciens... » M. ïhiers
indiquait aussi comme une garantie réelle, sérieuse, « la localisation de
l'élection, l'élection par arrondissement. » Avec une loi ainsi faite, s'in-
spirant de cet esprit, toutes les opinions peuvent assurément se pro-
duire; mais l'élection prend immédiatement ce caractère plus sérieux
qui résulte de la vérité, delà sincérité. Les autres mesures prévues par
la loi des trente peuvent n'être pas moins utiles en concourant au même
but. Gela ne peut être un doute aujourd'hui : lorsqu'on en viendra à
746 REVUE DES DEUX MONDES.
faire la loi sur l'organisation et la transmission des pouvoirs publics,
M. Thiers a personnellement sa place marquée d'avance par ses ser-
vices, par la popularité qu'il a conquise dans le pays. La libération du
territoire consacre une fois de plus son titre au gouvernement; mais
M. Thiers lui-même, avec toutes les ressources de son esprit, peut se
trouver désarmé en face d'une assemblée unique où dominerait une ma-
jorité passionnée, emportée, et c'est là justement que trouve son rôle
une seconde assemblée qu'on appellera comme on voudra, chambre de
contrôle, chambre de résistance, qui dans tous les cas peut être une
force, un appui pour le pouvoir exécutif. Alors M. le président de la ré-
publique n'est plus seul avec son expérience, avec son talent, il a la
loi pour lui, et avec la loi le concours d'une seconde assemblée, de
sorte que ces mesures diverses combinées forment un programme po-
litique qui, dans les conditions où nous sommes, peut offrir au pays de
sérieuses garanties, auquel toutes les fractions modérées de l'assemblée
actuelle peuvent s'attacher avec la confiance de travailler au bien public.
C'est à cette politique de patriotisme, de modération et de libéra-
lisme que répond après tout la candidature qui vient d'être offerte à
M. de Rémusat dans les élections prochaines de Paris. D'ici à peu en
effet, le scrutin va s'ouvrir dans un certain nombre de départemens et
notamment à Paris. Le nom de M. le ministre des affaires étrangères
s'est produit avec une sorte de spontanéité. Certes, par son passé, par
son esprit comme par son caractère, M. de Rémusat aurait toute sorte
de raisons de porter ce titre de député, qu'il a pourtant refusé plus
d'une fois depuis deux ans par une sorte de coquetterie d'homme supé-
rieur. Il ne peut se refuser aujourd'hui à ceux qui ont fait choix de
son nom, il ne s'appartient plus. Associé à cette négociation qui mettra
fin à l'occupation étrangère, il est d'abord le candidat naturel de la
libération du territoire. En outre il représente certainement l'esprit
conservateur le plus libre de préventions routinières et l'esprit libé-
ral le plus dégagé d'illusions et le boursouflure. Enfin ce qui achève
de donner sa couleur et son caractère à la candidature de M. de Rému-
sat, c'est qu'elle rencontre l'opposition des radicaux. Eh bien ! soit, il
vaut mieux qu'il en soit ainsi; seulement les radicaux jouent une grosse
partie, ils proposent aux Parisiens de voter contre l'homme qui vient
de mettre tous ses soins à la délivrance du sol, et qui est un des plus
éminens libéraux de son temps, sans compter qu'il serait curieux, si
cela ^ait possible , de voir le candidat radical triompher de M. de Ré-
musat dans la ville qui s'est appelée et qui est toujours sans doute la
capitale du peuple le plus intelligent et le plus spirituel du monde.
Cette génération si brillante et si forte à laquelle appartient ^L de
Rémusat comme M. Thiers a joué un grand rôle dans notre France con-
temporaine. Elle a déjà perdu en chemin plus d'un de ses représentans,
et elle vient de perdre ces derniers jours encore un homme dont le nom
RETDE. — CHRONIQUE. 747
est deux fois illustre dans les lettres, dans les études historiques.
M. Amédée Thierry, qui vient de mourir, était par la sûreté de sa science,
par l'éclat de son talent, le digne émule de son frère Augustin Thierry.
Ses études sur les Gaulois, sur Attila, sur saint Jérôme n'étaient pas seu-
lement des œuvres d'une érudition exacte et profonde, elles avaient la
couleur et la vie. Nul mieux que M. Amédée Thierry n'a su ranimer le
passé; il était de la race des grands historiens, et son talent a trop sou-
vent illustré ces pages pour qu'on oublie de longtemps et cette posté-
rité de belles œuvres et le vide qu'il laisse parmi nous. Les malheurs
du pays l'avaient profondément atteint dans ces dernières années, et il
est mort vaincu par les événemens encore plus que par l'âge, quoique
ayant gardé jusqu'au bout toute la vigueur de l'esprit. M. Caro s'est
chargé, au nom de la Revue, de lui payer sur sa tombe l'hommage d'un
souvenir fidèle. Les hommes comme M. Amédée Thierry ne se rempla-
cent pas aisément dans les lettres. C'est aux jeunes esprits de la France
nouvelle de recueillir ces traditions de travail et de forte science.
L'Autriche parlementaire est absorbée dans la réforme électorale
qu'elle vient d'entreprendre. C'était un des points essentiels de la po-
litique du cabinet cisleilhan présidé par le prince Auersperg. Il s'agis-
sait de substituer le régime de l'électorat direct au régime de l'élection
des membres du Reichsrath par les diètes provinciales. Sans doute,
même dans le projet ministériel, ce n'était pas encore l'élection toute
simple par circonscription et selon le chiffre de la population , c'était
l'élection par groupes d'intérêts, par villes, par corporations. Telle qu'elle
était, cette réforme ne laissait pas de soulever des difficultés assez
graves. Le ministère Auersperg n'avait pas seulement à se débattre avec
la Bohême et d'autres provinces retranchées depuis longtemps dans
une abstention invariable; il avait à se concilier les Polonais, il a longue-
ment négocié avec eux, il a même appelé à Vienne le lieutenant de
l'empereur en Galicie, le comte Goluchovv^ski, pour suivre ces négocia-
tions. On faisait luire aux yeux des Polonais toute sorte de garanties
pour leur autonomie, pour leur nationalité; on leur demandait tout au
moins de ne pas quitter le Reichsrath, car on craignait que la réforme
électorale n'échouât faute d'un nombre suffisant de votans. Les Polonais,
sans admettre le système de l'élection directe, dans lequel ils voient un
moyen de prépondérance pour le centralisme allemand et une menace
pour eux en Galicie, les Polonais ne se montraient pas cependant intrai-
tables, ils voulaient seulement qu'on ne se bornât pas à des promesses,
que le ministère s'engageât au sujet de leurs franchises. On n'a pas pu
s'entendre, puisqu'au dernier moment les Polonais se sont retirés du
Reichsrath sans vouloir prendre part à la discussion et au vote de la loi
électorale. La réforme n'a pas moins été votée. Il reste cependant à sa-
voir ce que deviendra ce régime nouveau appliqué à des provinces ré-
sistantes, accoutumées depuis longtemps à une vraie sécession, imbues
7^8 REVUE DES DEUX MONDES.
du plus vivace esprit de fédéralisme. C'est une expérience qui ne lais-
serait pas d'être dangereuse, si l'Autriche n'était habituée à vivre au mi-
lieu de toutes ces intimes complications. en. de mazade.
LES THEATRES.
COMiiuiK-FKANÇAiSE, reprise de Dalila. — Gvmnask, Andréa, par M. Victorien Sardou.
Il y a maintenant vingt ans que Dalila a vu le jour, et plus de quinze
que cette pièce charmante et célèbre a été représentée pour la première
fois sur la scène du Vaudeville, à laquelle le Théâtre-Français Ta em-
pruntée au commencement de 1870. Applaudie, acclauiée en 1857, elle
n'a pas eu moins de succès lorsqu'elle a fait son apparition sur la pre-
mière scène française. On vient de la reprendre, dans l'espoir peut-être
de la faire entrer défmitivement dans le répertoire courant de la Co-
médie-Française, caria reprise est entourée d'un luxe de mise en scène
inusité qui respire la confiance. Aux yeux de la critique, Dalila est tou-
jours la plus fortement conçue et la plus parfaite parmi les œuvres de
celui que l'on pourrait appeler l'héritier bénéficiaire de l'école roman-
tique; elle mérite de rester et elle restera, car elle est faite de passion,
de passion ardente qui demeure éternellement vraie et qui est de tous
les temps. C'est l'histoire d'un cœur brisé au seuil de la vie parce qu'il
a dédaigné le bonheur tranquille du foyer pour courir après le mirage
d'un amour tout de feu et de flammes. Cette donnée simple et pathé-
tique est développée avec une grâce et une force singulières, et la tra-
gédie bourgeoise se transforme peu à peu en drame romanesque. La
paix qui régnait dans l'aimable intérieur du vieux musicien Sertorius a
été troublée par son élève favori, un artiste de génie qu'un mécène mé-
lomane a découvert parmi les chevriers dalmates, et dont il a fait en
peu d'années un maestro célèbre. Quand le chevalier Carnioli s'aperçoit
que Roswein aime la fille de Sertorius, la blonde .Marthe, et qu'il est en
train de s'enterrer dans ce bonheur bourgeois, il le pousse dans les
bras d'une dangereuse sirène qui devra tremper cette âme au feu de la
passion. La princesse Léonora ne s'acquitte que trop bien de la mission
dont elle a été chargée à son insu : au bout de peu de mois, nous re-
trouvons le naïf maestro malade d'un coup d'épée, crachant le sang,
l'ombi'c de lui-même et le jouet des cruels caprices de la femme qui
s'est emparée de lui. Trop tard Carnioli arrive pour l'arracher à sa perte;
la princesse le domine jusqu'au moment oîi, lassée, elle le ciiasse. Em-
busqué sur la grand'route pour la tuer, il arrête une voiture dans la-
quelle il croit qu'un rival emmène la princesse : c'est son vieux maître
Sertorius qui emporte le corps de sa fille morte de chagrin. André Ros-
REVUE. — CHRONIQUE. 7â9
wein expire sous les yeux de son protecteur pendant qu'au loin on en-
tend la princesse chanter une gaie chanpon. Dans la manière dont l'ac-
tion se noue et se dénoue, rien d'arlificiel ni d'invraisemblable, si ce
n'est peut-être Tamour soudain de Roswein pour la princesse, amour
qui naît d'un regard fatal; mais ces coups de foudre ne sont pas sans
exemple. Tout se déroule donc avec la logique imperturbable des situa-
tions vraies qui résultent du conflit des passions humaines, et la fin tra-
gique des deux êtres faibles que le destin doit broyer sous les roues de
son char est déjà contenue dans les complications qui se produisent au
début de l'aciion.
C'est ici toutefois que l'interprétation des rôles peut compromettre la
logique intérieure de l'action dramatique. Ce jeune maestro, qui s'éva-
nouit presque en se trouvant pour la première fois en présence de Léo-
nora, c'est évideuiment un être frêle, nerveux, délicat. M. Febvre n'a
guère le ph\sique de l'emploi : carré des épaules, avec ses traits éner-
giques et sa voix fortement timbrée, ce n'est pas sans une certaine in-
crédulité qu'on le voit se pâmer d'émotion devant la grande dame à
laquelle il rapporte son mouchoir. Cette disparate fait sentir davantage
ce qu'il y a d'un peu suranné dans les regrets que semble appeler la
précoce stérilité de ce génie musical; on se refuse à verser des larmes
sur les chansons avortées de ce robuste jeune homme et sur ses opéras
restés dans les limbes. On en a tant fait!
M""^ Sarah Bernhardt, qui a cru pouvoir aborder le rôle de Dalila après
M'i<^ Fargueil et M"« Favart, n'a trouvé ni les accens âpres, mordans,
métalliques, de la première, ni les éclats de passion de la seconde; elle
est restée la plupart du temps au-dessous de sa tâche. C'est une personne
frêle, gracieuse, élégante, qui nous charme dans les rôles tendres et qui
sait lancer une impertinence à ravir; mais ses moyens la trahissent lors-
qu'il s'agit d'exprimer l'énergie d'une passion. Ce débit sec, dur, mar-
telé, parfois affecté, ne trahit pas la férocité féline de la femme qui,
assouvie et indifférente, déchire sa victime en la caressant; c'est quel-
que chose de moins terrible : du dépit, de l'ennui, une impatience qui
ne prend plus la peine de se déguiser. Dans la scène où Dalila joue à
son niais maestro la comédie du repentir, on ne sent peut-être pas assez
que ces tirades n'ont d'autre but que de l'empêcher de quitter la prin-
cesse le premier. M"^ Bernhardt, qui en somme ne manque pas de ta-
lent, réussirait peut-être à se faire accepter dans ce rôle difficile, si elle
se décidait à le jouer avec beaucoup plus de simplicité, sans cette rai-
deur affectée et sans forcer la voix à tout propos.
M"'' Croizette, qui a quelque peine pour nous représenter une blonde
fille du nord, s'est tirée à son honneur du rôle de Marthe. M. Maubant,
dans le rôle de Seriorius, a bien su rendre la bonhomie sereine du vieil
artiste, que Lafontaine en 1870 faisait trop génial (après avoir créé en
1857 le rôle de Roswein); cependant on pouvait le trouver un peu so-
750 REVUE DES DEUX MONDES.
lennel dans les scènes du commencement. Quant à M. Dressant (Car-
nioli), il faut regrelter que cet artiste si distingué joue ses rôles avec
une indolence de plus en plus marquée.
Malgré les défauts trop visibles de l'interprétation actuelle, le drame
de M. Octave Feuillet a été accueilli avec une faveur méritée. Ce beau
et pur langage n'a point perdu son pouvoir de séduction sur un public
habitué depuis des années à des mets plus épicés. Quelle distance à fran-
chir pour passer de Dalila à cette Andréa, que M. Victorien Sardou vient
de donner au Gymnase, maintenant qu'elle a fait sans accident le tour
de l'Amérique! Comme il nous faut brusquement quitter les hauteurs
oîi habite l'idéal ! Et pourtant, à tout prendre, comme le disait un des
critiques les plus fins de notre temps, « lorsqu'on peut laisser sommeiller
son jugement, on y trouve quelque plaisir. » M. Sardou nous offre une
succession de jolies scènes qui intéressent, pourvu qu'on ne se demande
pas en quoi elles sont nécessaires à l'action, et qui donnent à de très
bons acteurs l'occasion ou le prétexte de débiter un dialogue générale-
ment fort spirituel qui est en harmonie parfaite avec le décor et les cos-
tumes. Dans Andréa d'ailleurs, le dialogue et les jeux de scène ne font
pas tous les frais de la soirée. M. Sardou sert à son public blasé l'inté-
rieur d'une loge de danseuse oij l'on voit la célèbre Stella changer de
costume et faire des ronds de jambe sous les yeux d'une rivale déguisée
en couturière, dont le mari pendant ce temps monte la garde devant la
porte fermée, — puis le cabinet d'un préfet de police où se succèdent à
une heure avancée de la nuit les jolies visiteuses voilées qui viennent
implorer la manus militaris, le bras séculier de l'autorité, — enfin une
cellule de fou avec une douche d'eau froide qui part quand le locataire
du lieu essaie d'ouvrir la porte pour s'échapper.
Avec tant d'élémcns de succès, — n'oublions pas la scène où Andréa,
conseillée par le spirituel préfet, emploie les grands moyens pour sé-
duire son mari, véhémentement soupçonné de vouloir partir pour Bu-
charest en compagnie de la célèbre danseuse, — avec des élémeus de
succès si nombreux et si... solides, on ne saurait douter d'une longue
série de représentations fructueuses. Mais l'intrigue? demandez-vous.
Voici M"« Fromentin en costume d'Espagnole rouge et or que son bar-
num américain va présenter à ses fanatiques dans un souper de deux
cents couverts improvisé après la représentation d'adieu. Mais la logique?
Voici M"« Pierson qui dans un frais et coquet déshabillé de soie rose va
essayer le pouvoir de ses charmes sur son ingrat mari, dont la froideur
impardonnable a presque révolté le public. Mais le dénoûment? Voici le
rideau qui tombe sur une réconciliation opérée, toujours à une heure
avancée de la nuit, sur le seuil d'une chambre à coucher.
Si on laisse reposer son jugement, on peut en effet y prendre plaisir.
11 y a dans la pièce de M. Sardou des scènes lestement menées et jouées
avec beaucoup d'entrain et de finesse par M. Landrol (le directeur de la
REVUE. — CHRONIQUE. 751
police de Vienne), par M"<= Pierson (Andréa), M'"« Fromentin (Stella),
M"« Angélo (la baronne Thécla). 11 faut louer surtout le troisième acte,
— ou le troisième tableau, car la pièce se déroule en six tableaux, — qui
nous transporte chez le directeur de la police. C'est d'abord la baronne
Thécla qui vient faire appel au pouvoir discrétionnaire du préfet, parce
qu'elle se trouve sous le coup d'une audacieuse tentative de chantage.
En sortant de sa loge à l'Opéra, au bras de son mari, elle y a oublié
à dessein son manchon, où elle avait caché un billet à l'adresse du fa-
meux général Gracovers, — un ami du baron. Le général, averti par
elle, est retourné dans la loge, mais il n'a pu trouver le manchon. Le len-
demain, une missive anonyme somme la baronne de racheter sa lettre,
si elle ne veut pas qu'elle soit [vendue au mari. Heureusement le bon
préfet a sous la main le dossier du général, — ses états de service I
s'écrie avec une adorable candeur la baronne, dont le général a su ga-
gner le cœur, comme Othello celui de Desdémone , par le récit de ses
exploits guerriers. La baronne en sera quitte pour la peur, a Je regrette
de perdre le général, dit le préfet; il me rendait des services... Bah! il
les rendra ailleurs. » Et la baronne, qui n'en était encore qu'à son pre-
mier rendez-vous, jure qu'elle n'écrira plus... une autre fois! Elle est
à peine partie que la comtesse Andréa arrive à son tour. Après deux ans
de mariage, son mari la néglige déjà, et le hasard lui a fait découvrir
que ce dernier s'est attelé au char triomphal d'une ballerine. Elle a
trouvé moyen de se faire conduire dans la loge de Stella, où son mari
n'a pas tardé à lui fournir les preuves de sa culpabilité. Il n'est toutefois
coupable que d'intention, car Stella jusqu'alors l'a su tenir à distance
respectueuse. Cependant, répondant à un défi de la jolie couturière, la
danseuse a promis à celle-ci qu'au moindre signe d'elle le comte, aban-
donnant sa femme, la suivra elle-même à Bucharest, et elle doit partir
dans la nuit. Le comte, refoulant ses remords, s'est décidé à obéir.
Voilà ce qui amène sa femme éplorée chez le directeur de la police, qui
trouvera bien un moyen quelconque d'empêcher la fugue du mari. Le
directeur, touché de voir chez lui cette rareté, une femme qui adore
son mari, cherche avec la comtesse; il la questionne pour savoir si le
comte ne prêterait pas le flanc par quelque délit... Mais non, c'est la
perle des maris, la comtesse se fâche à ces soupçons injurieux. Ce
n'est qu'un pauvre fou égaré! Voilà le trait de lumière; le directeur,
qui s'échauffe, propose aussitôt de le faire enfermer pendant vingt-
quatre heures dans une maison de santé sur un certificat de méde-
cin... C'est au tour de la comtesse à se récrier, et le directeur d'in-
sister. Enfin il propose un moyen terme : la comtesse mettra d'abord
en œuvre ses ressources personnelles pour retenir au domicile conjugal
son volage mari, qui sans doute va rentrer chez lui avant le départ du
bateau ; si contre toute attente elle ne réussissait pas, si le comte mal-
752 REVUE DES DEUX MONDES.
gré tout s'échappait de ses bras, eli bien! deux sbires l'attendront à
la porte de son bôiel avec une voiLure fermée pour le mener en lieu sur;
il suffira qu'elle leur donne le signal en approchant une bougie de la
fenêtre du salon. Ce compromis est accepté; un mari qui par hypothèse
se sera montre aussi indigne d'indulgence autorise les procédés les plus
violens et se met en quelque sorte lui-même hors la loi.
Dans l'acte suivant, on le voit en effet rentrer chez lui pour faire ses
préparatifs de départ; mais il tiouvo sa femme sous les armes. Elle s'in-
génie à le retenir près d'elle, à déjouer toutes ses ruses, elle perce à
jour ses mensonges maladroits. Dans cette scène, que M"^ Pierson joue
avec un art consommé, le rôle du mari est sacrifié. M. Landrol y montre
trop d'embarras; c'est l'écolier pris en faute, ce n'est pas l'homme du
monde qui sait mentir avec aisance. Quoi qu'il en soit, le comte est dé-
chu et perdu dans l'esprit des spectateurs, quand, au moment où on le
croit maté et conquis, il trompe la vigilance de son adorable geôlier pour
s'enfuir comme un voleur. Tout le monde approuve Andréa lorsque, trou-
vant la cage vide, elle donne le signal aux sbires qui attendent en bas.
Les deux actes, — ou tableaux, — qui suivent ne sont plus que des hors-
d'œuvre. Le comte, enfermé dans une maison de santé, profite de la visite
de son ami Balthazar pour s'évader sous les habits de cet ami, après l'avoir
roulé sous ses couvertures; — c'est une scène assaisonnée de gros sel
qui s'est égarée du Palais Royal au Gymnase. 11 tombe chez lui, poussé
par le démon de la jalousie, car le jeune Balthazar, — qui est d'avis qu'il
faut avertir les maris, — lui a fait part de certaines remarques qui lui
font craindre que sa femme n'ait déjà tenté de se venger, 11 trouve sa
femme seule, — son frère vient de la quitter; elle lui tient d'abord ri-
gueur et s'enferme chez elle, lui laissant le temps de revoir comme dans
un songe certains détails de leur nuit de noces, dont le souvenir le
touche jusqu'aux larmes. Enfin la porte s'ouvre, comme alors... et on
pardonne au repentir sincère.
M. Sardou a prodigué dans cette pièce ce qui peut flatter les goûts
d'un public qui ne demande qu'à êtrq.r^^.usé. Veut-il donc renoncer aux
visées plus hautes que semblait anncf'-' r Patrie? L'émotion serait-elle
tarie chez lui? Au lieu d'utiliser les dons si réels et si brilians qu'il a
reçus pour le théâtre, le verrons-nous se cantonner volontairement dans
ces comédies de genre, sans unité et sans cohésion, qu'on dirait compo-
sées d'accessoires? Ce sont bien souvent les acteurs seuls qui sont res-
ponsables du succès facile de telles œuvres.
Le directear-géranl, C. Buloz.
' 7
. X
<>^
LA SUISSE
ET SA CONSTITUTION
On Sî rappelle les applaudissemens unanimes qui accueillirent
en France, il y a un an, le rejet de la nouvelle constitution fédé-
rale proposée au vote du peuple suisse par le conseil national et le
conseil des états. Cette vive satisfaction était naturelle, puisque
ce vote était considéré comme une bataille entre l'influence alle-
mande et l'influence française, et puisque M. de Bismarck n'avait
pas fait mystère de l'appui qu'il prêtait aux partisans de la révi-
sion. D'ailleurs la majorité des cantons français avait voté contre
la révision, la majorité des cantons allemands avait au contraire
voté pour : il n'en fallait pas davantage pour que le rejet de la ré-
vision fût envisagé chez nous comme une défaite pour les ambitions
germaniques, et salué comme une victoire pour l'indépendance d'une
nation dont les intérêts politiques sont liés désormais étroitement
aux intérêts de la France.
Il y a certainement du vrai dans cette appréciation hâtive des
événemens qui se passent aujourd'hui en Suisse. Le parti de la ger-
manisation a subi l'année dernière un échec signalé. Tout ce qui re-
tarde dans ce pays la destruction de l'autonomie des états et l'avé-
nement de la centralisation unitaire, tout ce qui prolonge le maintien
de la constitution fédérale peut être regardé comme une mesure
conservatrice de l'indépendance nationale. La Suiss j n'est pas une
nation comme une autre, et dont l'unité soit pour ainsi dire maté-
riellement garantie par la similitude de la langue, de la race ou
des lois ; son indépendance et son unité nationales tiennent à ses
traditions de liberté, à ses institutions séculaires, à sa constitution
fédérative elle-même. Elle proteste par son existence même contre
ce principe des nationalités dont on fait un si dangereux abus de
TOME CIV. — 15 AVRIL 1873. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
l'autre côté du Rhin quand on oppose la science ethnologique à la
volonté des populations. La Suisse enfin est un des boulevards de
la liberté européenne contre cette odieuse politique de conquête
qui se couvre aujourd'hui du masque des idées modernes, et qui se
vante d'affranchir les peuples au moment même où elle les op-
prime. A ce point de vue, il est permis de dire que le rejet de la
révision de la constitution fédérale a été une victoire pour le parti
français et une défaite pour le parti allemand.
Ce serait cependant une erreur que de réduire la- question à ces
termes simples, et de ne voir dans cette crise nationale que le com-
bat du parti allemand avec le parti français. Ce serait même une
imprudence; car la révision de la constitution fédérale ne sau-
rait être indéfiniment ajournée, et elle aura toujours pour ré-
sultat d'affaiblir les cantons au profit du pouvoir central. En ce
moment môme, les chambres fédérales élues depuis le rejet de la
nouvelle constitution, et composées en majeure partie de révisio-
nistes, recommencent lo travail de leurs devancières. 11 faut bien
reconnaître que le plébiscite de l'année dernière n'a rien eu d'irré-
vocable et de décisif. Beaucoup de causes diverses y ont contribué;
beaucoup d'opinions et d'intérêts de diverses natures se sont coalisés
de part et d'autre peur amener ce résultat. Si l'influence allemands
est entrée pour quelqu3 chose dans l'entreprise de la révision, elle
a eu pour auxiliaires une foule d'autres influences très différentes et
très peu favorables à l'ambition germanique. Si les secrets desseins
du cabinet de Berlin s'accommodent d'une mesure qui, donnant à la
Suisse une constitution plus unitaire, la prépare pour ainsi dire à se
laisser entraîner dans le mouvement du grand corps germanique,
il ne faudrait pas s'imaginer qu'aucun dessein pareil entrât dans la
pensée des auteurs et des partisans de la révision. Lorsqu'ils récla-
maient la centralisation militaire, l'unité de la législation civile et
commerciale, le mariage civil, l'extension des travaux publics,
l'abolition des privilèges municipaux et des entraves mises par les
institutions locales à la liberté individuelle, ils s'inspiraient au
contraire des idées les plus justes, des sentimens les plus patrio-
tiques, des intérêts vraiment nationaux, et leur seul tort était de
trop se hâter dans une voie encore incertaine et périlleuse. D'autre
part, l'esprit sagement conservateur et le patriotisme alarmé de
leurs adversaires s'unissaient, pour les combattre, à beaucoup d'opi-
nions et de passions moins respectables, ou du moins absolument
étrangères à la lutte du patriotisme helvétique contre les menaces
de germanisation que le projet de révision pouvait contenir.
Ce serait donc faire une grossière injure au peuple suisse que de
supposer que les 250,000 suffrages donnés par lui au projet de ré-
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 755
vision entendissent se prononcer pour une annexion à l'empire
d'Allemagne, ou même pour une alliance intime qui aurait bientôt
mis le gouvernement fédéral dans la dépendance du cabinet prus-
sien. Certes il entre dans les calculs de l'Allemagne de pousser
la Suisse à renforcer le lien fédéral et d'affaiblir les pouvoirs can-
tonaux, afin d'augmenter l'influence des grands cantons allemands
et protestans au détriment des petits cantons français ou catholi-
ques. Elle a un intérêt visible à étouffer la vie cantonale et à grossir
les attributions du pouvoir central, afin d'être sûre, en mettant la
main sur lui, de mettre la main sur la Suisse entière; elle voudrait
d'ailleurs s'en servir pour exécuter pluspromptement le chemin du
Saint-Gothard et les autres grandes entreprises qui doivent, sui-
vant elle, mettre la Suisse dans la main de l'Allemagne et des capi-
taux allemands. Ce n'est pas une raison pour dire qu3 les partisans
de la révision constitutionnelle voulussent nuire à l'indépendance et
à l'autonomie de la patrie helvétique. Beaucoup d'entre eux n'étaient
animés au contraire que du désir de fortifier cette indépendance
en donnant à leur pays des institutions qui missent le gouverne-
ment fédéral en état d'opposer une plus grande résistance aux
agressions de l'étranger. La réforme militaire, qui occupait le pre-
mier rang parmi les m.esures révisionistes, n'avait d'autre but que
de procurer à la Suisse une armée capable de la défendre. C'était
le voisinage même de l'empire d'Allemagne et son ambition déjà
menaçante qui faisaient sentir à bien des gens le besoin de concen-
trer les forces fédérales et de préparer des moyens de défense qui
fussent en proportion avec le danger. Depuis la dernière guerre, la
Suisse a perdu, comme tous les états neutres, les garanties de sé-
curité qu'elle trouvait dans l'équilibre européen; il est donc natu-
rel qu'elle cherche à remplacer ces garanties morales par d'autres
garanties plus positives, et qu'elle fasse effort sur elle-même pour
se mettre en état de suffire à sa propre défense. Beaucoup- de Suisses
peuvent penser ainsi sans être pour cela de mauvais patriotes, et
sans vouloir livrer leur pays à la domination de l'Allemagne.
De leur côté, les conservateurs, ceux qui persistent à repousser
la révision, ou qui ne veulent l'admettre qu'avec de grands ména-
gemens pour la souveraineté cantonale, ont fait preuve de prudence
et de sagacité en s' opposant à des réformes hâtives; mais il ne faut
pas s'imaginer qu'ils forment un parti compacte. Lorsqu'on examine
les élémens divers qui ont concouru au plébiscite de l'année der-
nière, on s'aperçoit que la majorité conservatrice n'est, comme la
minorité elle-même , qu'une coalition passagère et probablement
sans lendemain. Les auteurs de la révision ayant confondu dans un
même vote les questions les plus différentes, le peuple suisse ne
756 REVUE DES DEUX MONDES,
pouvait pas amender leur ouvrage; il ne pouvait que l'accep+er ou
le repousser en bloc, et ce mélange de questions diverses a donné
lieu à des mélanges d'opinions tout à fait inattendus. Les alliances
des partis ont varié d'un canton à l'autre, suivant les intérêts et
les passions des localités. Ici les conservateurs ont voté pour la ré-
vision; là au contraire ils l'ont combattue. Ici les radicaux ont re-
poussé les propositions du gouvernement fédéral comme insuiïi-
santes; ailleurs ils les ont accueillies comme un premier pas dans
une voie où ils espéraient s'engager plus avant. Les révisionistes
ont trouvé un appui chez les membres des grandes compagnies
financières, dans le parti des barons, comme on les appelle à Berne,
et dans les nombreux intérêts qui se groupent autour de ce parti.
Les anti-révisionistes et les partisans de l'autonomie cantonale ont
été soutenus de leur côté par les clcricaux de toutes les confes-
sions, catholiques ou protestans arriérés, opposés au mariage civil
ou à la proclamation de la liberté de conscience, par les bourgeoi-
sies municipales jalouses de leurs privilt^^ges, enfin par les socia-
listes affiliés à l'Internationale, qui forment en Suisse un parti nom-
breux, et qui ont rejeté la révision afin de la refaire eux-mêmes
dans un sens plus radical. Voilà la coalition fragile qui a donné la
victoire au parti conservateur. Il est évident que cette coalition ne
saurait longtemps se maintenir, et qu'elle se dissoudra d'elle-même
aussitôt qu'un nouveau projet mieux conçu aura remis chaque
question à sa place et rendu à chaque opinion sa liberté.
On ne saurait donc tirer de conclusion décisive de l'échec éprouvé
l'année dernière par le projet de révision. Le plébiscite ou, comme
on dit en Suisse, la votatîon du 12 mai s'est faite, à certains
égards, au milieu de la plus grande confusion. Beaucoup de ci-
toyens ont repoussé la révision dans son ensemble, parce qu'ils ne
pouvaient pas en distraire telle ou telle mesure qui blessait spécia-
lement leurs intérêts ou leurs convictions. Beaucoup d'autres l'ont
votée sans y tenir, par crainte de s'opposer inutilement à des chan-
gemens inévitables, et de troubler la paix publique sans pouvoir
rien arrêter. S'ils l'avaient emporté, ils auraient été bien embar-
rassés de leur victoire, et ils ont dû éprouver une secrète satisfac-
tion de leur défaite. D'autre part, la majorité obtenue contre le
dernier projet de révision a été trop minime pour qu'on puisse se
flatter de la retrouver encore. Déjà les élections législatives ont
montré les progrès faits dans l'opinion par l'idée révisioniste, et
elles ont prouvé que le vote du 12 mai dernier était plutôt un mal-
entendu qu'une fin de non-recevoir irrévocable. A vrai dire, la ré-
forme de la constitution fédérale s'était présentée l'année dernière
sous la forme d'une intrigue de parti, et l'on avait employé, pour la
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 757
faire prévaloir, des moyens d'intimidation qui ne pouvaient convenir
au peuple suisse. Après avoir prouvé qu'ils ne se laissaient inti-
mider par les menaces d'aucun parti, les hommes sensés de toutes
les opinions doivent maintenant s'entendre pour apaiser un conflit
regrettable en donnant satisfaction aux légitimes besoins du pays.
I.
Au fond, toute cette querelle sur la révision de la constitution
fédérale n'est qu'un incident nouveau de la lutte éternelle qui règne
dans les états fédératifs entre la centralisation et le fédéralisme.
C'est toujours un moment dangereux pour les républiques fcdéra-
tives que celui où les nécessités des temps ou l'état de l'opinion
publique les obligent à modifier le pacte d'union sur lequel elles re-
posent, et à déplacer plus ou moins l'équilibre des pouvoirs. Si elles
résistent avec trop d'obstination aux besoins ou aux idées du temps,
elles risquent de provoquer des révolutions violentes. Si au con-
traire elles y cèdent trop vite, et si elles dépassent la mesure des
concessions strictement nécessaires, elles brisent le ressort de la
vie nationale en rompant la chaîne des traditions qni faisaient
leur force et leur gloire. La confédération suisse traverse en ce mo-
ment une de ces crises périlleuses, et ses difficultés intérieures em-
pruntent une gravité plus grande aux dangers dont la menace
l'état présent de l'Europe.
La guerre du fédéralisme et de la centralisation est d» jà fort an-
cienne dans ce pays. Si elle se renouvelle aujourd'hui par l'influence
de la politique allemande, elle a commencé à l'époque de la révo-
lution française sous l'influence des idées et des armes de la France.
Jusqu'à cette époque, toutes les formes de gouvernement vivaient
pêle-mêle dans le sein de la confédération. Aux quatre cantons
pastoraux , qui avaient traversé tout le moyen âge sans subir le
joug de la féodalité, où les formes de la démocratie germanique
primitive s'étaient maintenues depuis les temps les plus recalés,
étaient venus se joindre, soit par conquête, soit par alliance, une
foule de cités et de territoires où régnaient les coutumes féodales.
La Suisse présentait alors sur son petit territoire des échantillons
de tous les systèmes politiques et de toutes les espèces de société
connues. A côté de la démocratie primitive et absolue, des sei-
gneuries féodales, des principautés ecclésiastiques, telles que les
évêchés de Porentruy, de Bâle, de Dissentis, les abbayes d'Einsie-
deln et d'Engelberg, il y avait des républiques nobles, des patri-
ciats municipaux, comme à Berne, Lucerne, Soleure, Schaffouse,
où la haute bourgeoisie urbaine tenait son livre d'or, comme dans
758 BEVUE DES DEDX MONDES.
les républiques italiennes, où le droit de cité était un privilège de la
naissance, où le gouvernement appartenait à une ai'istocratie qui
l'exerçait par un sônat; la monarchie elle-même régnait à Neuf-
cliâtel, qui appartenait à la Prusse tout en faisant partie de la con-
fédération. H y avait des cantons catholiques fermés aux protestans
et des cantons protestans fermés aux catholiques; en général, la
féodalité ecclésiastique régnait dans les cantons catholiques, le
protestantisme au contraire était la religion des aristocraties bour-
geoises. Puis il y avait à côté des cantons et dans leur dépendance
des territoires soumis, habités par des populations vassales, que les
cantons souverains gouvernaient despotiquement par des baillis;
on les appelait, comme chacun sait, les bailliages. Tels étaient les
bailliages italiens soumis aux cantons d'Uri et de Schwytz, et qui
sont devenus plus tard le canton du Tessin; Vaud et Argovie n'é-
tai ;nt eux-mêmes que des territoires gouvernés par l'aristocratie
bernoise. La ville de Bâle était suzeraine des campagnes environ-
nantes. Appenzell s'était affranchi dès le xv« siècle des baillis qui
le gouvernaient au nom du canton de Saint-Gall, et avait pris
place dans la confédération au xvi* siècle. Presque partout, sauf
dans les cantons pastoraux, les paysans des campagnes étaient
serfs et sujets des bourgeois des villes, qui formaient au-dessus
d'eux une véritable aristocratie féodale. Le souvenir en est resté
vivant jusqu'à ce jour, et la plupart des rivalités cantonales n'ont
pas encore d'autre origine.
Cependant de grandes familles militaires s'étaient formées par-
tout, même dans les cantons démocratiques, dont les pauvres habi-
tans faisaient leur industrie du métier des armes et s'engageaient
comme mercenaires au service des princes étrangers. Ces familles,
disposant des grades dans les régimens qu'elles recrutaient et qui
devenaient, pour ainsi dire, leur propriété, avaient fini par acquérir
sur les populations voisines une autorité quasi féodale, de sorte que
l'aristocratie s'était glissée dans le gouvernement populaire en
même temps' que la démocratie tendait partout à s'affranchir du
joug des aristocraties municipales. C'était encore toute la variété et
toute la confusion du moyen âge. Quoique le traité de Westphalie
eût rompu tout lien entre la confédération et l'empire d'Allemagne,
la Suisse était bien loin d'être une république au sens moderne du
mot, et elle ressemblait bien plus à l'Italie du w" siècle qu'à la
France de 1789 et de 1792.
L'exemple de la révolution française exerça sur ce pays une ac-
tion profonde; son influence se fit sentir avant même qu'elle n'eût
éclaté. Dès avant 1789, l'ancien régime était menacé en Suisse
comme en France. Les liens féodaux se relâchaient, les populations
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 759
vassales aspiraient à l'indépendance, les classes privées de droits
politiques commençaient à les réclajner. Vaud s'était déjà révolté
contre Berne; Bàle s'était soulevée contre son évô]ue; Genève avait
fait une révolution démocratique et nommé une convention natio-
nale. Cependant la latte se prolongeait entre l'ancien et le nouveau
régime. La révolution française semblait déjà terminf''e que la Suisse
était encore plongée dans des agitations sans cesse renaissantes.
Les olignrqucs et les unitaires, comme on disait alors dans la langue
de la révolution, se succédaient au pouvoir avec une instabilité dé-
plorable, les premiers attachés aux anciennes traditions, aux an-
ciennes libertés locales, aux anciens privilèges aristocratiques, et
hostiles à tout projet d'unification révolutionnaire, ks autres épris
de l'idéal de la révolution française et désireux de fonder en Suisse
une république luie et indivisible à l'image de la république fran-
çaise. Comme de raison, c'étaient les unitaires qui invoquaient avec
le plus d'ardeur le secours de l'étranger. Les populations vassales,
longtemps opprimées par leurs voisines, regard^iicnt naturellement
du côté de la France, et appelaient à grands cris son intervention
libératrice.
On sait comment le directoire et le consulat usèrent des discordes
intérieures de la Suisse pour y établir leur ascendant et pour en
faire à peu près la conquête. C'est un exemple de nature à faire
réfléchir les partis imprudens qui pourraient être encore une fois
tentés de faire intervenir les influences étrangères dans le règlement
de leurs difficultés intérieures, et qui ne craindraient pas de con-
tracter avec telle ou telle puissance victorieuse une alliance qui
deviendrait bientôt une véritable sujétion. Si le cabinet prussien
a des projets de conquête sur la Suisse, il n'aura pas autre chose à
faire que ce que faisait la première république française à l'époque
même où elle se vantait de ne soumettre les nations que pour les
mieux affranchir. Dès 1798, le directoire profitait des querelles
des oligarques et des unitaires pour occuper le pays avec une ar-
mée. Le territoire suisse était remanié sous l'influence de la poli-
tique française; de treize cantons, les envoyés du directoire en fai-
saient dix-neuf, ou plutôt dix-huit, car le Vahds, qui était resté
jusque-là une république indépendante, demeurait aux mains de la
France pour payer le prix de son intervention. Les bailliages ita-
liens, le pays de "Vaud et le pays d'Argovie étaient élevés à la di-
gnité de cantons souverains. Le travail d'unification commençait
sous la protection de nos armées, que le directoire, à court d'ar-
gent, trouvait commode de faire vivre aux dépens d'un pays étran-
ger, et qui en profitaient elles-mêmes pour rançonner cruellement
leurs alliés.
760 REVUE DES DEUX MONDES.
Le parti unitaire exalté, qui comptait sur le désintéressement de
la France, fut profondément déçu. H réclama le Valais, dont la
France refusa de se dessaisir. Il voulut procéder à l'entière unifica-
tion du pays, et là encore il rencontra les résistances de la politique
française, intéressée à ne pas étouffer les querelles qui servaient de
prétexte à son intervention. La diète fut cassée par ordre du gou-
vernement fiançais; une nouvelle constitution fut mise en vigueur
le 29 mai 1801. Elle instituait un sénat de vingt-cinq membres,
qui devait nommer, sous le nom de jp<'/27 conseil, un pouvoir exé-
cutif composé de sept membres, et un premier magistrat nommé
le landamman. Bientôt le landamman Reding, qui appartenait à la
faction oligarchique, fut culbuté avec la connivence du premier
consul, et remplacé par le landamman Dolder; puis les troupes
françaises procédèrent à une comédie d'évacuation qui devait ame-
ner presque aussitôt de nouveaux troubles. Les agitations recom-
mencèrent, comme le voulait le premier consul : les petits cantons
s'insurgèrent sous le commandement du général Reding; de toutes
parts, une nouvelle intervention fut demandée. Le landamman Dol-
der, renversé à son tour, se réfugia à Lausanne avec son gouver-
nement, et la contre-révolution triomphante s'établit à Berne. Aus-
sitôt le premier consul, qui n'attendait que cette occasion, fit entrer
le général Ney avec 30,000 hommes, et la Suisse apprit pour la se-
conde fois ce qu'il en coûte aux nations faibles qui invoquent le
secours de l'étranger pour échapper à des querelles de parti.
On connaît la fin de cette humiliante histoire : l'arbitrage du pre-
mier consul accepté ou plutôt subi par la confédération, — le pèleri-
nage à Paris des prétendus représentans de la république helvétique,
choisis en réalité par le premier consul lui-même, — l'ofl're qu'ils lui
firent du pouvoir suprême, — la nouvelle constitution donnée par
Napoléon Bonaparte à la Suisse et mise sous le protectorat français
par l'acte de médiation du 19 février ISOZi. D'ailleurs le médiateur
de la confédération helvétique s'était montré dans cette circon-
stance plus sage qu'il ne se montra plus tard, quand l'abus des con-
quêtes eut achevé d'égarer son génie. Cette médiation, si humi-
liante pour ce peuple réduit à demander des lois à l'étranger, était
cependant empreinte d'un esprit de modération que n'imiteraient
peut-être pas les gouvernemens qui essaieraient aujourd'hui de
jouer à leur tour le rôle de médiateurs dans les aflaires fédérales. Ce
n'était ni une reconstitution de l'ancien régime, ni une révolution
radicale et difficile à faire prévaloir; c'était une sage conciliation
entre le présent et le passé, entre les besoins de concentration
politique, qui commençaient à se produire, et les besoins d'autono-
mie locale, qui existaient alors et qui existent encore aujourd'hui.
LA SUISSE liT SA. CONSTITUTION. 76l
Celte constitution assurait à la confédération l'unité politique né-
cessaire sans porter atteinte à la variété des ancii;nnes institutions
et des anciennes mœurs. A cette heure où les mêmes difficultés s'é-
lèvent, la Suisse pourrait encore méditer avec profit l'acte de mé-
diation de 180/i.
Voici quels en étaient les traits principaux : la confédération se
composait de dix -neuf cantons souverains, représentés par une
diète fédérale. Chaque canton nommait au moins un député à la
diète; les cantons peuplés de plus de 100,000 âmes nommaient deux
députés. La direction supérieure des affaires executives de la confé-
dération était confiée successivement, par rotation et pour un an seu-
lement, aux magistrats suprêmes des cantons de Fribourg, Berne,
Soleure, Bâle, Zurich et Lucerne, disposition bizarre et théorique-
ment insoutenable, mais qui équilibrait à peu près, en fait, les prin-
cipales influences. Du reste chaque canton conservait sa législation
propre et sa constitution locale. Dans les cantons démocratiques, au
nombre de cinq, le gouvernement direct de la landes g cmeinde ou
assemblée générale du peuple était maintenu sans changement.
Dans les cantons aristocratiques, un cens électoral élevé était sub-
stitué aux privilèges de naissance et à l'inscription sur le livre d'or,
de sorte que la bourgeoisie municipale devenait une bourgeoisie
ouverte au lieu d'une aristocratie fermée. Les anciennes divisions
territoriales, naturelles ou historiques, étaient rétablies le mieux
possible, sauf l'émancipation des pays vassaux, qui devenait irré-
vocable. Enfin tout ce qu'il y avait de respectable et d'excellent
dans les traditions de l'ancien régime était habilenient approprié à
l'esprit nouveau. En définitive, c'est avec cette constitution un peu
surannée et fort médiocrement unitaire que la Suisse a vécu jus-
qu'en 18Û8, et il est probable que la révolution de 18A8 elle-même
aurait été retardée dans ce pays, si les traités de 1815 n'avaient
pas altéré l'œuvre du premier consul en y restaurant plusieurs des
abus de l'ancien régime.
En 1815 en effet, la Suisse fut agrandie aux dépens de la France,
diminuée au profit de l'Autriche et portée à vingt-deux cantons.
En même temps l'existence des cantons de Vaud et d'Argovie, af-
franchis par la révolution française, était remise en question par
l'aristocratie bernoise. On remaniait les territoires de Berne et de
Fribourg; on favorisait le rétablissement des privilèges et des an-
ciens sénats aristocratiques. Les nouveaux états, Vaud, Argovie,
Tessin, Thurgovie, ainsi que Zug, Claris, Appenzell et Saint- Gall,
conservèrent seuls leurs institutions démocratiques. Un nouveau
pacte fédéral fut proclamé à Zurich le 7 août 1815. La diète ne de-
vait plus être composée désormais que de vingt-deux députés nom-
762 REVUE DES DEUX MONDES.
mes par les vingt-deux cantons, chaque canton n'ayant qu'une seule
voix, ce qui assurait la prépondérance absolue de la souveraineté
cantonale et donnait aux petits cantons de Zug ou d'Uri le même
nombre de voix qu'aux grands cantons de Yaud, de Berne ou de
Zurich. Trois cantons seulement au lieu de six devaient alterner
dans les fonctions de vorort ou canton directeur : c'étaient ceux de
Bcrae, Zurich et Lucerne, et la durée de leur pouvoir devait être
de deux ans au lieu d'un. Pour garantir la faiblesse du pouvoir fé-
déral contre les entreprises des cantons, il était stipulé que toute
alliance préjudiciable au pacte fédéral leur était interdite. Cette
constitution était évidemment mauvaise; en partageant le pouvoir
exécutif entre l;^s trois cantons de Berne, de Zurich et de Lucerne,
elle instituait trois influences dominantes et nécessairement rivales;
en refusant aux cantons toute représentation proportionnelle au
nombre de leurs babitans, elle permettait aux petits cantons de se
coaliser pour opprimer les grands, et devait mettre ces derniers
dans la nécessité de se révolter un jour ou l'autre contre la majo-
rité de la diète. Une fédération aussi mal équilibrée ne pouvait en-
gendrer que la guerre civile.
La paix se maintint néanmoins pendant quelques années, ou du
moins il n'y eut que des troubles locaux qui ne mirent pas en dan-
ger l'existence môme de la confédération. Le parti démocratique
s'agitait partout pour ressaisir les droits et le pouvoir qu'on lui'
avait ravis; l'ancien antagonisme des villes et des campTgnes s'était
ranimé plus vivement que jamais. Vers 1830, sous l'influence de la
révolution de juillet, de petites révolutions démocratiques éclatèrent
à Berne, à Zurich, à Soleure, à Fribourg, à Lucerne, à SchalTouse;
Bâle-campagne secoua le joug de Bàle-ville; les territoires sujets
du canton de Schwytz s'affranchirent do tout vasselage; une insur-
rection eut lieu à INeufchâtel contre la domination prussienne; même
dans les cantons démocratiques de Saint-Gall, Yaud, Tlmrgovie et
Argovie, de nouvelles révolutions démocratiques achevèrent de ba-
layer ce qui restait encore de privilèges et de vestiges de l'ancien
régime. Partout les droits seigneuriaux furent a' olis, et les plé-
béiens s'élevèrent au pouvoir. Les sessions de la diète fédérale de-
vinrent un véritable champ de bataille entre les grands cantons
riches et populeux qui avaient adopté les institutions démocrati-
ques et les petits cantons conservateurs qui, sous les apparances
d'une démocratie sans mélange, abritaient encore l'esprit du passé.
On sait qu'une organisation nouvelle fut projetée en 1833 pai'
M. Rossi, alors citoyen de Genève, et qu'en 1S3S la diète fédérale,
cédant à une nécessité évidente, décida que la constitution serait
révisée. Une seule assemblée devait être élue proportionnellement
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 763
à la population de chaque canton; une seule ville devait être dési-
gnée pour recevoir le gouvernement fédéral, et cette ville devait
être celle de Lucerne; un directoire de cinq membres, élus par la
diète, devait exercer le pouvoir exécutif. Malheureusement ce projet
échoua par la rivalité des grandes villes cantonales, qui prétendaient
toutes posséder le gouvernement de la confédération et ne pouvaient
consentir à se laisser imposer Lucerne pour capitale.
Cet essai de conciliation ayant échoué, la Suisse tomba pendant
dix ans dans une véritable anarchie. La plupart des cantons devin-
rent des foyers de révolutions perpétuelles. Radicaux et conserva-
tei^rs se livrèrent une lutte acharnée à Zurich, à Argovie, à Genève,
oii fut renversée l'aristocratie protestante, dans le Valais, où les
protestans et les catholiques se firent longtemps une guerre san-
glante. Les questions religieuses se mêlèrent aux questions politi-
ques; les radicaux procédèrent, partout où ils devinrent les maîtres,
à la sécularisation des couvens et à l'expulsion des jésuites, qui
possédaient, comme ou le sait, de vastes établissemens à Lucerne,
à Fribouig et à Brigg. Dans le canton de Vaud, la passion du parti
radical se déchaîna même contre les pasteurs protestans, qui furent
destitués de leurs chaires pour avoir refusé de reconnaître la nou-
velle constitution du canlon.
. C'est du milieu de ce désordre que sortit la fameuse ligue du
Sonderbund. Les sept cantons conservateurs de Lucerne, Schvvytz,
Uri, Untervvalden (Obwald et Niedwald), Fribourg, Zug et le Va-
lais, formèrent, au mépris de la constitution, une ligue politique et
militaire contre les cantons démocratiques. De leur côté, des corps
francs s'organisèrent sous le commandement de M. Ochsenbein, et
la guerre civile commença. Tandis que le Sonderbund rassemblait
ses forces et résistait aux premières attaques des corps francs, les
radicaux révolutionnaient Genève et Bâle. La majorité se balançait
dans la diète entre les deux partis, et cette incertitude mettait le
gouvernement fédéral dans l'impossibilité d'intervenir. Enfin, la di-
rection des affaires fédérales ayant passé au canton de Berne, la
diète, rassemblée dans cette ville et présidée par Ochsenbein, finit
par prendre parti contre l'insurrection. Une majorité composée de
douze états et de deux demi-états se prononça contre le Sonder-
bund, et le déclara dissous. En même temps la diète décréta l'ex-
pulsion des jésuites, mesure inconstitutionnelle contre laquelle les
sept cantons protestèrent. La diète résolut de réduire leur résistance
par les armes, et le général Dufour, à la tête de 50,000 hommes,
occupa les cantons de Fribourg et de Lucerne. C'en était fait cette
fois de la constitution de 1815.
La victoire du parti radical fut signalée par de grands désordres.
76i5i REVUE DES DEUX MONDES.
Une nouvelle diète fut convoquée à Berne pour refaire la constitu-
tion ; mais les élections de cette assemblée se firent sous la pression
du parti victoiieux. Les opinions dissidentes furent réduites au si-
lence, les élections cantonales furent cassées et refaites militaire-
ment partout où elles ne donnèrent pas des résultats favorables,
particulièrement dans les cantons de Schwytz et du Valais. Les
démocrates du canton de "Vaud se mirent à persécuter brutalement
les m 'mbies démissionnaires du clergé protestant qui avaient es-
sayé de former une église libre en opposition avec l'église offi-
cielle. En certains endroits, les vainqueurs imposèrent aux vaincus
une sorte de contribution de guerre. Il y eut des exils, des interne-
mens, des confiscations, des violences de toute nature. On put
croire un instant que c'en était fait des libertés de la Suisse, et que
cette révolution n'aboutirait qu'au triomphe de la démagogie. Il
n'en fut rien cependant : cette révolution a donné à la Suisse les
institutions les plus sages et les meilleures qu'elle ait jamais eues.
II.
La nouvelle constitution préparée en I8Z18 par la diète de Berne
est justement celle qui règne encore et qu'il s'agit aujourd'hui d'a-
mender. Ou peut en faire l'éloge en deux mots ; c'est une constitu-
tion vraiment fédérative, vraiment appropriée aux besoins et aux
traditions nationales. Si ello doit être modifiée sur quelques points,
les traits généraux en sont impérissables, ou du moins ils dureront
autant que la Suisse elle-même. Le jour où les fondemens de la
constitution de I8Z18 seraient sérieusement ébranlés, on peut le dire
sans exagi^ration, la nation suisse aurait cessé d'exister.
Les fondateurs de cette constitution ont pris avec raison pour
modèle la constitution des États-Unis d'Amérique. Comme cette
dernière, elle concilie les droits des états et ceux de la majorité
numérique du pays en confiant la législation fédérale à deux cham-
bres diversement élues. L'une, intitulée conseil naliomil, est la re-
présentation directe et proportionnelle de la population de chaque
can'on à raison d'un représentant pour 20,000 habitans; le conseil
national est élu pour trois ans et intégralement renouvelé; ses mem-
bres reçoivent une indemnité de la confédération. L'autre s'appelle
le conseil des états, et représente les cantons, comme le sénat amé-
ricain, à raison de deux députés par canton ou d'un député par
demi-canton; il est réélu par tiers comme le sénat américain. Les
cantons sont chargés de fournir une indemnité à ses membres, s'ils
le jugent convenable ; ils sont libres d'ailleurs de leur allouer ou de
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 765
leur refuser ce salain3. Le pouvoir exécutif n'appartient plus à tour
de rôle à chacun des trois cantons directeurs et à leurs magis-
trats particuliers; il réside en permanence entre les mains d'un
directoire nommé le conseil fcdcraU et composé de cinq membres
élus au scrutin de liste par les deux chambres réunies, qui for-
ment alors ce qu'on appelle V (isscrnbUe fcdéride. Le conseil fédéral
est renouvelé intégralement tous les trois ans, après l'élection du
conseil national; ses membres sont rééligibles, mais son président,
qui est le chef nominal, sinon le chef réel du gouvernement,
n'est nommé que pour un an, et ne peut pas être réélu. Voilà pour
l'organisation des pouvoirs fédéraux. Quant aux cantons, la confé-
dération leur garantit l'intégrité de leur territoire, la plénitude de
leur souveraineté dans les limites du pacte fédéral; les cantons con-
servent leurs institutions respectives et se donnent les constitutions
qu'ils veulent, à la condition de les soumettre à l'approbation du
gouvernement fédéral suivant des formes analogues à celles qu'on
observe aux États-Unis; le gouvernement fédéral leur accorde alors
sa garantie, pourvu qu'elles ne contiennent rien de contraire au
pacte fédéral, et pourvu qu'elles assurent l'exercice des droits pu-
blics d'après les formes républicaines. Une troisième condition est
encore requise des constitutions cantonales, c'est qu'elles puissent
être légalement révisées quand la majorité du peuple le demande;
cette disposition, extrêmement démocratique, est une de celles que
le parti révisioniste voudrait faire passer dans la législation fédé-
rale.
Ainsi la démocratie est le fondement commun de toutes les insti-
tutions cantonales; mais la constitution fédérale permet les formes
de gouvernement les plus variées. Ces formes de gouvernement
peuvent d'ailleurs se diviser en deux catégories distinctes et se ran-
ger sous deux types principaux. Il y a les cantons primitifs, où se
sont conservées les formes de la démocratie pure. Le gouvernement
s'y compose de la landesgemeinde, assemblée générale du peuple,
qui se réunit une fois l'an dans une prairie consacrée ou sur la
place publique du chef-lieu, de la commission d'état, pouvoir exé-
cutif élu directement par l'assemblée générale du peuple, et d'un
conseil qui emprunte divers noms, qui exerce des attributions à la
fois législatives, administratives et parfois judiciaires, et qui est
élu par les assemblées locales des communes ou des districts. Ce
const'il ii-atlt ou landrath) règle toutes les matières qui font l'objet
de règlemens d'administration, reçoit les comptes de tous les fonc-
tionnaires, contrôle leur gestion et prépare les lois. Dans certaines
occasions graves, on double ou l'on triple le nombre de ses mem-
bres; il prend alors le nom de double et triple conseil, et présente
766 REVUE DES DEUX MONDES.
les lois qu'il a préparées à la landesgemcinde, qu'il a le droit de
convoquer extraordinairement quand le besoin s'en fait sentir.
C'est dans la landcsgemeinde que se concentre tout le pouvoir
souverain : c'est elle qui vote les lois; c'est elle qui nomme direc-
tement le landamman, le premier magistrat du canton, qui préside
la commission d'état; elle nomme également son lieutenant, le lan~
desstatlhaller, le trésorier cantonal, le chef de la milice cantonale;
elle nomme enfin les députés au conseil national et au conseil des
états. C'est là sans doute un spectacle étrange pour des yeux ac-
coutumés au mécanisme compliqué de nos gouvernemens modernes;
on pourrait croire que ce gouvernement direct est illusoire, et que
les délibérations de la landesgemeînde ne sont qu'une formalité sans
valeur. Il n'en est rien cependant. Ce gouvernement de la place pu-
blique, qui serait impraticable dans un grand pays comme le nôtre,
fonctionne très régulièrement et très sérieusement dans de petits
états où les conditions se rapprochent, et où les intérêts publics sont
sous les yeux et sous la main de tous. 11 a même sur le gouverne-
ment représentatif ce grand avantage, qu'il intéresse tout le monde
à la chose publique, et que les citoyens, dont ailleurs tout le rôle
politique se borne à déposer un bulletin dans une urne, sont obligés
ici de prendre une part active à la direction de l'état et à la confec-
tion des lois. A Claris par exemple, où l'assemblée compte souvent
5,000 ou 6,000 assistans et va dans les grandes occasions jus-
qu'à 7,000, les délibérations sont parfois fort sérieuses, et les ques-
tions législatives les plus compliquées, les plus graves, sont réso-
lues quelquefois avec plus de réflexion et de sagesse que dans nos
propres assemblées représentatives. Il arrive souvent que la séance
dure quatre heures entières; chaque citoyen peut suivre la discus-
sion sur le mémoire préparé par le triple conseil et distribué à tous,
plusieurs jours avant l'assemblée, jusqu'au fond des hameaux les
plus reculés. A Trogen, dans les Rhodes-Extérieures (l'un des demi-
cantons d'Appenzell), la landesgemeinde compte jusqu'à 10,000 et
11,000 assistans, tous vêtus de noir, plusieurs l'épée au côté, sui-
vant la mode de leurs pères; dans cette foule énorme, la voix du
landamman ne peut pas être entendue, et il faut qu'il emprunte
celle de l'huissier cantonal, qui répète en criant chacune des ques-
tions posées par le magistrat. Quand on vote, la majorité se juge
par l'effet de blancheur que produisent les mains levées dans ia
foule. S'il y a doute, l'épreuve est répétée et soumise au jugement
d'un jury d'experts dont la décision est sans appel; quand le doute
persiste, on sépare les deux partis, comme à la chambre des com-
munes d'Angleterre, et on les dénombre en les faisant défiler homme
par homme. Y)ui^\Q2,landesgemeinden d'Uri, d'Obvvald, de Niedwald,
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 767
de Rhodes-Intérieures, les formes sont encore plus simples et plus
patriarcales. Cependant ces assemblées populaires discutent les
lois, nomment les magistrats et les fonctionnaires annuels, compo-
sent même sur place les listes de candidats sur lesquelles le peuple
est appelé à choisir; toutes ces opérations délicates s'exécutent sans
confusion, sans désordre, sinon même avec une certaine majesté
grave dont certains parlemens pourraient prendre exemple. Cela
n'a rien de très surprenant dans les cantons pastoraux, où les ques-
tions à résoudre sont la plupart du temps fort simples et à la por-
tée de l'esprit des campagnards qui les discutent; mais dans les
cantons de Claris et du Bas-Appenzell, pays de grande industrie et
de grand commerce, en relations incessantes avec toutes les na-
tions de l'Europe et du monde, où la législation et l'administration
cantonales sont aux prises avec toutes les difficultés et toutes les
complications de la civilisation moderne, on ne saurait trop admi-
rer le merveilleux bon sens avec lequel on a su adapter les exi-
gences de la vie moderne aux form3s traditionnelles de la démocratie
primitive.
Ce régime d'ailleurs n'est plus qu'une exception; la plupart des
cantons sont en possession du système représentatif, et se gouver-
nent d'une façon plus analogue à nos mœurs politiques modernes.
Le corps législatif se compose alors d'une seule assemblée, nommée
le grand- conseil, élue pour un an au moins et pour cinq ans au plus.
Nulle part il n'y a de seconde chambre appelée à contrôler l'œuvre
de la première; mais le peuple pris dans son ensemble exerce lui-
même ce contrôle, et, sauf à Schvvytz, à Bàie-campagne et dans les
Grisons, qui ont gardé quelque chose de l'organisation de leurs an-
ciennes ligues et qui ne sont eux-mêmes qu'une sorte de petite
confédération dans la grande, l'œuvre législative est soumise au
refcrendum, c'est-à-dire à la ratificaiion directe par le vote po-
pulaire, ou du moins elle est sujette à la révision du peuple, qui
peut interposer son veto. D'ailleurs, outre les lois, le grand-
conseil fait dans chaque état tout ce qui concerne les assemblées
délibérantes dans les gouvernemens représentatifs. Il nomme enfiii
les députés au conseil des états, qu'il ne faut pas confondre avec
les membres du conseil national, élus directement par le peuple; il
nomme aussi le pouvoir exécutif et les membres du tribunal su-
prême du canton. Le pouvoir exécutif, qui porte les noms de con-
seil d'étal, de conseil exécutif om de 7;<?/i7 conseil, est nommé en
général pour une durée de quatre ans; il élit lui-même son prési-
dent ou landamman, qui, comme le président de la confédération,
n'exerce cette fonction que pendant un an, et n'est point rééliglble.
Tels sont les deux types généraux de l'organisation cantonale.
768 REVUE DES DEUX MONDES.
Quant aux attributions de la souveraineté cantonale, la constitution
de I8/18 a dû les limiter comme les constitutions précédentes, et
elle l'a fait à la fois avec plus de rigueur et plus de sagesse que le
pacte fédéral de 1815. Elle n'interdit pas simplement les ligues
particulières entre cantons, sans définir positivement les droits de
l'autorité fédérale. Elle proscrit absolument les alliances et les trai-
tés politiques contractés par les autorités cantonales; elle autorise
au contraire des conventions internationales ou intercantonales sur
les objets d'administration, de législation ou de justice, moyennant
qu'elles soient soumises à l'approbation du gouvernement fédéral.
L'autorité fédérale apparaît ainsi comme le tuteur des cantons et
comme le garant de leur liberté mutuelle dans tout ce qui est du
domaine de leur législation et de leur administration locales; elle se
réserve au contraire ce qui touche à la politique nationale, aux re-
lations extérieures, aux grands intérêts de l'état. C'est elle seule qui
représente les cantons devant les puissances étrangères, elle seule
qui conclut les traités, qui signe les alliances, qui prononce les dé-
clarations de guerre. Elle intervient également comme arbitre dans
les diiïérends qui s'élèvent entre les cantons, et qui sont soumis à
un tribunal fédéral analogue à la cour suprême des États-Unis,
nommé d'ailleurs par l'assemblée fédérale, et dont la compétence
est réglée par elle. Il en est ainsi des différends où la confédéra-
tion elle-même figure à titre de partie et des cas de violation de la
constitution fédérale.
La constitution de iSliS a fait davantage : elle a réalisé de grands
progrès matériels en achevant des réformes déjà commencées au-
paravant, et en centralisant hardiment un certain nombre de ser-
vices indispensables qui longtemps étaient restés en souffrance
faute d'être confiés au gouvernement fédéral. Elle a rassemblé
dans les mains du pouvoir central la direction des postes et des
douanes, celle des monnaies, celle des poids et mesures, celle
de la régale des poudres et des armes. La confédération y trouve
une source de revenus qui lui permet de faire face à ses pro-
pres dépenses. Quant aux cantons dépossédés des impôts qu'ils
avaient frappés sur ces matières, ils reçoivent divers dédommage-
mens. En indenmité de la perte des douanes, la confédération leur
alloue 58 centimes [Il batz) par an et par tète, plus un supidément
d'indemnité pour ceux que cette allocation ne couvre pas de leurs
pertes. Pour les postes, les cantons reçoivent la moyenne du revenu
net qu'ils en tiraient à l'époque où ils les exploitaient eux-mêmes.
Si toutefois les bénéfices réalisés par la conféJération ne suffisaient
pas pour compléter ces indemnités, elles subiraient une diminution
proportionnelle.
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 769
L'armée fédérale est loin d'être centralisée au même degré. Sui-
vant la constitution de 18^8, « l'armée fédérale se compose des
contingens des cantons, » c'est-à-dire que l'autorité fédérale n'a
pas le droit d'entretenir des troupes permanenies; elle a seule-
ment le droit de requérir celles que les cantons doivent tenir à ses
ordres. Nul canton d'autre part ne peut avoir plus de 300 hommes
d'armée permanente sans l'autorisation fédérale , nul canton ne
peut requérir le secours militaire d' autres cantons qu'en cas d'ur-
gence et eii avertissant le conseil fédéral; autrement c'est le conseil
fédéral tout seul qui avise aux mesures nécessaires. L'armée suisse
est essentiellement une milice locale en ce sens que le gouverne-
ment fédéral s'adresse non pas directement à la population capable
de porter les armes, mais aux cantons, dont les contingens sont ré-
glés d'avance en proportion de leur population totale. Ainsi chaque
citoyen doit le service militaire à partir de vingt ans, mais dans le
fait son temps de service est plus ou moins long, suivant l'abon-
dance des sujets valides et propres au métier des armes. L'armée
en effet comprend trois parties : l'élite, à laquelle les cantons doi-
vent fournir 3 hommes par 100 âmes de population, la réserve,
dont l'effectif est égal à la moitié de l'élite et qui se compose
des hommes qui en sortent, enfin la landwehr, dont l'effectif est
irrégulier et qui comprend tous les hommes valides jusqu'à l'âge
de quaran',e-quatre ans.
Dans ce système, qui met l'organisation et l'entretien de l'armée
à la charge des cantons, le commandement et l'instruction leur ap-
partiennent nécessairement. Toutes les unités tactiques formées
dans le sein des cantons ont leurs chefs nommés par les gouverne-
mens cantonaux. 11 y a seulement un état-major fédéral qui, en cas
de besoin, rassemble et organise ces corps séparés, en fait des bri-
gades, des divisions, des corps d'armée, placés sous les ordres des
officiers fédéraux qui sont désignés par rassemblée fédérale. Le grade
le plus élevé de l'état-major est, comme on sait, celui de colonel; il
y a d'ailleurs des états-majors spéciaux pour la justice militaire,
l'intendance et le service médical. Quant à l'instruction militaire,
les cantons doivent la donner conforme aux règlemens fédéraux ;
l'élite et la réserve sont inspectées chaque année par les colonels
de l'état-major fédéral. La confédération ne s'est attribué que l'in-
struction des armes spéciales, le génie, l'artillerie, la cavalerie, les
carabiniers, qu'il serait matériellement impossible d'instruire sur
place dans les cantons, et dont il est nécessaire de rassembler les
élémens pour les employer avec profit. Pour l'infanterie, la confé-
dération se contente de prescrire tous les deux ans l'exercice en
corps d'armée pendant un ou deux mois,
TOME civ. — 1873, 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
Tel est en résumé et dans ses traits généraux le système d'in-
stitutions qu'il s'agit aujourd'hui de modifier. On verra plus loin
ce qu'elles peuvent avoir de critiquable, et quels cliangemens peu-
vent y être sagement apportés, surtout en ce qui touche l'organi-
sation militaire; mais il faut d'abord rendre justice à cette constitu-
tion sous l'empire de laquelle la Suisse a joui pendant vingt ans
d'un calme et d'une prospérité jusque-là sans exemple dans son his-
toire. Il est naturel qu'on y regarde à deux fois avant 4§ toucher à
un système de gouvernement qui, en procurant à ce pays une paix
intérieure profonde, a plus que doublé sa richesse, et lui a donné
parmi les nations de l'Europe un rang auquel il n'était jamais par-
venu. C'est, à vrai dire, à sa constitution que la Suisse doit d'avoir
été préservée pendant vingt ans de ces révolutions intérieures qui
étaient jadis si fréquentes chez elle, et de se sentir protégée contre
les interventions étrangères qui en seraient infailliblement la con-
séquence. C'est grâce à son régime fédératif, à l'heureux équilibre
qu'elle avait su y établir, qu'on a pu la voir, il y a deux ans, au
milieu du redoutable conflit qui a fait trembler l'Europe, égale-
ment respectée des deux combattans et plus fière dans sa neutralité
vigilante que beaucoup de grands états plus puissans en apparence,
mais réduits par leur faiblesse ou par leur lâcheté à la plus déplo-
rable inaction.
Le grand mérite de la constitution de 18Ù8 tient justement à ce
qu'elle a mis fin à l'anarchie fédérative sans tomber dans l'abus
d'une centralisation contraire à la nature même du pays et à son
génie national. Elle n'a touché aux traditions locales que dans la
mesure strictement nécessaire, et elle a su éviter cette faute trop
commune aux réformateurs, qui détruisent parfois ce qu'ils veu-
lent améliorer. Aujourd'hui de nouveaux besoins commencent à
se faire sentir tant à cause des dangers qui résultent de l'état de
l'Europe qu'à cause môme des progrès moraux et matériels qui se
sont accomplis depuis vingt ans. La grande importance des rela-
tions civiles et commerciales qui se sont établies aussi bien avec
l'étranger qu'entre les cantons eux-mêmes réclame certaines ré-
formes dans le sens d'une plus grande unité législative et financière.
Le développement rapide de l'industrie et des travaux publics semble
exiger plus d'unité dans la direction des affaires et une législation
plus conforme à la grandeur des entreprises. Le soin de la défense
nationale préoccupe surtout les esprits, et pourrait demander plus
d'unité dans l'organisation et dans le commandement de l'armée.
Quelques changemens paraissent nécessaires dans le sens d'une
eoncentraiion plus étroite des forces nationales. Il serait impolilique
et imprudent de s'opposer de pard-piis à ces réformes; mais elles
LA SUISSE LT SA CONSTITUTION. 771
doivent être faites sans hâte, sans passion, sans esprit de parti, en
se gardant bien, soit de révoilier les anciennes inimitiés par des
provocations inutiles, soit d'étouffer la vie cantonale, et de briser
la tradition fédérative à laquelle tient l'existence même de la
Suisse.
La Suisse en effet n'est pas une nation comme une autre; elle
n'a rien de commun avec les grands états centralisés ffui occupent
presque toute l'Europe. Elle subsiste au milieu de l'Euiope mo-
derne comme un dernier vestige de la diversité du moyen âge. On
a dit avec raison que la Suisse représentait l'Europe entière en
raccourci; elle contient effectivement des échantillons de toutes les
races européennes. Tandis que dans le reste de l'Europe les di-
verses races tendent à s'isoler ou à s'absorber les unes les autres,
et que ce double travail d'unification ou de dislocation nationale
donne lieu à des luttes sanglantes ou à de sourds antagonismes, la
Suisse seule offre le spectacle consolant de toutes ces races vivant
en bon accord dans un mutuel respect, dans une commune in-
dépendance, et ne formant volontairement qu'une seule nation. Ce
faux principe des nationalités, dont on a tant abusé pour l'oppres-
sion des peuples, et qui foule aux pieds leurs volontés et conve-
nances au nom de la philologie, de l'ethnologie, de la géogra])hie
et de l'histoire naturelle, n'a pas de sens pour une nation fédé-
rative comme la Suisse. Au lieu de faire reposer la solidarité natio-
nale sur une conformité matérielle de race ou de langage, elle la
place bien plus haut, dans la communauté des intérêts et des sou-
venirs, dans la jouissance commune des mêmes libertés, dans une
ancienne confraternité historique et nationale, enfin dans un libre
contrat entre des hommes libres. La nationalité suisse représente
ainsi quelque chose de plus élevé que les liens du sang; elle repré-
sente la liberté, et c'est pour cela qu'elle n'a rien à craindre de l'an-
nexion ou de la conquête étrangère aussi longtemps qu'elle restera
unie et libre. Elle peut braver la théorie moderne des nationalités,
parce qu'elle en est la négation vivante. Assurément la Suisse uni-
fiée à l'image de la France ou de l'Allemagne ne jouerait pas le
même rôle, et n'occuperait pas la même place en Europe que la
Suisse à l'état de république fédérative. Ce qui fait encore sa force,
ce n'est pas l'étendue de son territoire, ni le grand nombre de ses
soldats, ni la grosseur de son budget; c'est l'inviolabilité que lui
assurent la libre union de ses diverses parties et l'unanimité patrio-
tique avec laquelle tous ces petits états séparés , qui se querellent
si souvent entre eux, sauraient pourtant se dévouer tous ensemble
à l'indépendance nationale, s'ils la voyaient menacée par une agres-
sion étrangère.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
Voilà l'espèce d'unité qu'il ne faut pas affaiblir, lors même que
clés réformes centralisatrices seraient devenues nécessaires. — La
Suisse, avant de devenir unitaire, doit rester unie, et, pour être
unie, il faut qu'elle reste libre. 11 faut que les membres de la confé-
dération respectent leur mutuelle indépendance, qu'ils ne cherchent
pas à effacer systématiquement des diversités qui sont dans la na-
ture et dans la force même des choses; qu'ils sd gardent bien de
mettre le patriotisme fédéral en antagonisme avec le patriotisme
cantonal. Tout en apportant à la grande patrie les forces nécessaires
à sa sécurité et à sa grandeur, il ne faut pas risquer de détruire la
petite patrie, qui est le vrai berceau du patriotisme et le fonde-
ment de l'existence nationale. Si des réformes doivent être accom-
plies, elles ne doivent être à aucun prix la conquête violente d'un
parti sur un autre. La Suisse a pu se donner en 1848 le luxe dan-
gereux d'une guerre civile, parce qu'alors sa neutralité était assu-
rée en présence des grandes monarchies ses voisines, peu disposées
dans ce temps-là à faire des conquêtes et travaillées elles-mêmes
par des révolutions intérieures. En ce moment au contraire, et en
présence de cette Allemagne envahissante, qui affiche hautement
la prétention de faire rentrer de gré ou de force tous les membres
de la famille germanique dans le giron du nouvel empire, une
guerre civile ou seulement une longue agitation politique serait la
perte certaine de la Suisse. Ceux qui seraient assez imprudens et
assez insensés pour en courir la chance n'ont qu'à se rappeler le
temps de la première révolution et les humiliations qui ont suivi
l'occupation de la Suisse par les armées françaises. Qu'ils se de-
mandent seulement quelles seraient aujourd'hui les conséquences
d'une intervention pareille de la part des armées allemandes, et quel
usage le nouvel empire pourrait faire de sa pur^isance le jour où les
divisions intérieures de la Suisse lui auraient permis de prendre
pied dans ce pays.
in.
A ce point de vue, le rejet d'un projet de révision patronné par
l'Allemagne est d'un heureux augure pour l'indépendance de la
Suisse. Cette œuvre indigeste et hâtive méritait bien d'être ajour-
née jusqu'à plus ample examen, et la confusion systématiquement
établie par ses auteurs entre des questions fort différentes ne lais-
sait pas au peuple suisse toute la liberté de ses votes; ne pouvant
prendre de décision raisonnée et éclairée sur chacun des objets
qu'on présentait à son approbation, il ne pouvait et ne devait y
répondre qu'en refusant tout en bloc. Malgré la division toujours
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 773
fâcheuse qui s'est produite à cette occasion, il faut se féliciter pour
la Suisse de l'échec des révisionistes. Il y a quelque chose de pire
■que l'ajournement d'une réforme utile, c'est rad()[)tioii irréfléchie
et prématurée d'une mesure qui se recommande par des influences
étrangères ou par des intrigues de parti, et dont la grande opinion
publique n'a pas encore pleinement reconnu la nécessité.
Il faut reconnaître cependant que la révision de la constitution
fédérale n'était pas agitée pour la première fois. Dès I86/1, à la
suite de queltjues mécontentemens et de quelques troubles qui s'é-
taient produits dans certains cantons où l'oligarchie des grandes
compagnies industrielles avait provoqué des réactions démocrati-
ques, les chambres fédérales résolurent de réviser la constitution;
elles espéraient par là ramener le calme en donnant satisfaction à
l'esprit public; mais elles s'aperçurent que le peuple réclamait le
changement des hommes bien plus que celui des institutions, et
celui des institutions locales bien plus que celui des institutions fé-
dérales. Ce premier projet de révision, élaboré pendant deux ans,
fut soumis, suivant l'usage, au vote des cantons comme au vote
populaire, et il échoua dans ces deux épreuves.
En 1869, les chambres s'occupaient de préparer un nouveau pro-
jet de révision, lorsque survint la guerre entre la France et l'Alle-
magne, qui no laissa plus qu'une préoccupation à la Suisse, celle
de veiller à sa sûreté. Après la paix, le projet fut repris par le con-
seil fédéral, qui s'appropria, en le modifiant un peu, le travail an-
térieur des deux chambres. La guerre, en révélant certains incon-
véniens graves de l'organisation de l'armée fédérale, avait apporté
un argument de plus à la cause révisioniste, du moins en ce qui
touchait les réformes militaires. Il n'y avait pourtant pas, il faut le
dire, un mouvement bien prononcé de l'opinion publique en faveur
de la révision. Le nouveau projet n'était, comme le précédent,
qu'une œuvre législative régulière, et non pas une de ces réformes
qni s'imposent par un cri général. Ce fut justement la cause de sa
faiblesse ; au heu de concentrer les regards du pays sur un certain
nombre de points bien mis en lumière , les auteurs de la révision
éparpillèrent leur attention sur une foule de questions accessoires,
et ils cherchèrent le succès dans des combinaisons d'intérêts sa-
vantes qui, en ralliant autour de la révision beaucoup d'intrigues
de pani, la compromirent aux yeux des vrais patriotes, et lui alié-
nèrent absolument la bonne volonté du pays.
Le travail préparatoire de la révision se divisa, comme d'usage,
en trois parties. Le conseil fédéral, c'est-à-dire le pouvoir exécutif,
s'acquitta de la première partie de la tâche, et soumit aux cham-
bres un projet qui servit de texte à leurs discussidis. Le conseil
77A REVUE DES DEUX MONDES.
national, c'est-à-dire la chambre des représentans, se livra sur ce
tlièma à un nouveau travail, qui fut à son tour revu et corrigé par
le conseil des états. Dans cette triple élaboration du projet, on put
remarquer que les propositions du conseil fédéral s'inspiraient sur-
tout d'un grand esprit de modération; celles du conseil national
au contraire étaient plus radicales et plus franchement unitaires;
enfin le conseil des états, fidèle à son rôle de di'légation des can-
tons, se montrait plus conciliant et plus désireux de ménager les
traditions de la souveraineté cantonale. Tous les trois cependant
reconnaissaient à divers degrés et sur presque tous les points la né-
cessité d'une centralisation plus grande dans les pouvoirs du gou-
vernement fédéral.
Ce qu'il y a de remarquable dans cet ensemble de réformes, con-
testables assurément à plus d'mi point de vue, c'est qu'aucune des
mesures unitaires recooimandées par les trois conseils ne semblait
s'appuyer sur une préférence théorique pour le système centrali-
sateur. La centralisation a, comme on le sait, ses doctrinaires, qui
en delîors d'elle ne voient point de salut. Il serait difficile de trou-
ver la trace d'une superstition pareille dans les discussions aux-
quelles s'est livrée l'assemblée fédérale à l'occasion du projet de
révision. La superstition, s'il y en a, est tout entière du côté du
fédéralisme; c'est le fédéralisme qui est l'arche sainte à laquelle on
ne touche qu'en tremblant. C'est par l'expérience des faits, par des
argumens d'un ordre tout pratique et positif, par le sentiment des
besoins chaque jour révélés de la civilisation moderne, que des fé-
déralistes convaincus en arrivent à restreindre le pouvoir des can-
tons, à faire disparaître les diversités locales, à corriger les abus du
vieux temps, à concentrer les grands services nationaux dans les
mains de l'autorité fédérale, à faire passer enfin les dernières irré-
gularités du vieux monde sous le niveau d'une législation unitaire.
11 n'y a jamais eu d'exemple plus saisissant de la nécessité irrésis-
tible, à bien des égards fâcheuse, qui entraîne les sociétés mo-
dernes vers la centralisation administrative, et qui leur impose
chaque jour davantage la grande loi de l'uniformité.
La principale des questions soulevées par le projet de révision
est, comme nous l'avons vu plus haut, celle de la centralisation
militaire. Aux termes de l'article 19 de la constitution fédérale,
« l'armée suisse se compose des contingens des cantons, » qui
forment au total h 1/2 pour 100 de la population; les deux pre-
miers tiers composent l'élite, et le troisième tiers la réserve. La po-
pulation de chaque canton et le chiffre de son contingent, qui en
dépend, sont évalués d'après le dernier recensement. C'est ce qu'on
appelle l'échelle des contingens. Ce système est mal combiné et
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 775
présente dans la pratique de graves inconvôniens. Les cantons
ayant des populations d'importance très inégale, l'arnit^'e se trouve
divisée en unités tactiques de valeur difl'érente; il faut bien en effet
que les unités tactiques correspondent au nombre d'homnjes mis
sous les armes dans chaque canton. Ce fractionnement de l'armée
fédérale va jusqu'aux dernières limites; on trouve dans divers
cantons jusqu'à vingt-deux demi-bataillons isolés et vingt-quatre
compagnies d'infanterie détachées, qui n'appartiennent à aucun
corps, de sorte qu'en temps de guerre l'état- major fédéral doit
procéder à un travail des plus difficiles pour employer ces petits
corps et les faire rentrer dans le cadre d'une organisation régulière.
Quant à la réserve, comme elle est moins nombreuse de moitié, elle
ne peut pas être organisée sur le même plan, et sa distribution ne
saurait correspondre à celle de l'élite; c'est donc une armée dis-
tincte de l'autre et bien plus difficile encore à encadrer.
II y a d'ailleurs dans la loi du recrutement des anomalies gros-
sières, qu'on ne saurait attribuer qu'à l'imprévoyance de ceux qui
l'ont faite. Tout Suisse est, de par la constitution, tenu au service
militaire; mais, comme les cantons ne doivent qu'un contingent
calculé d'après leur population supposée, ceux dont la population
a augmenté fournissent en réalité beaucoup plus de soldats qu'il
n'en faut. Tandis que l'armée fédérale ne compte sur le papier que
10â,35/i hommes, il y a en réalité 135,709 hommes sous les dra-
peaux ; tels étaient du moins les chiffres authentiques au l*"'' jan-
vier 1870. Cela fait un quart en sus du nombre exigé, et ces
hommes qui n'appartiennent pas légalement à l'armée fédérale,
étant néanmoins astreints par la loi fédérale à l'obligation person-
nelle de servir, encombrent outre mesure les bataillons, et ag-
gravent les charges des cantons. On voit dans certains cantons
populeux des bataillons qui comptent jusqu'à 1,000, 1,200 et
1,/iGO hommes. D'autres cantons, pour éviter ce surcroît de dé-
penses, réduisent leur effectif en réduisant le temps du service.
Ceux-ci n'attribuent que cinq ou six levées à l'élite; ceux-là sont
obligés d'y consacrer onze ou doLize levées pour parfaire leur con-
tingent. Ce sont là de» inégalités choquantes, fâcheuses à tous les
points de vue; il en résulte que les charges militaires ne sont pas
égales pour les habitans des divers cantons, et que les dépenses
militaires varient elles-mêmes d'un canton à l'autre. 11 en résulte
enfin que l'instruction militaire, inégalement distribuée, ne saurait
être amenée partout au même point de perfection.
Il y a encore plus à redire à l'institution de la landwehr, qui ap-
partient, comme nous l'avons vu, aux cantons, et qui peut seule-
ment être requise par la confédération en cas de péril. L'organisa-
776 REVUE DES DEUX MONDES.
tion de la landwehr est livrée d'ailleurs par la constitution à toutes
les fantaisies des gouvernemens cantonaux. Il existe assurément des
lois fédérales qui règlent son armement, la durée de son service,
dont le minimum est d'un jour par an, le mode même de son in-
spection; mais ces lois sont pour ainsi dire en l'air, puisque les états
ne sont pas liés à cet égard par la constitution. Il y a dans cette
organisation beaucoup de négligence et de ctécousu. Pour n'en ci-
ter qu'un exemple, l'elTectif des bataillons varie de 377 hommes à
1,368 hommes. Aussi la constitution, en mettant les 66,539 hommes
de la landwehr à la disposition du gouvernement fédéral, ne lui pro-
cure-t-elle aucune force elfeclive. Si la guerre éclatait et qu'il fallût
se servir de la landwehr, il faudrait commencer par la réorganiser
de fond en comble. Il est donc nécessaire, si l'on compte sur elle
pour la défense du pays, que le gouvernement fédéral prenne en
main cette force inorganisée, et qu'il essaie d'en tirer parti.
Ce n'est pas tout. On sait que les corps spéciaux, l'artillerie, le
génie et la cavalerie, sont seuls instruits aux frais et sous la direc-
tion du gouvernement fédéral. Pour tout le reste de l'armée, il n'a
que le droit de surveiller l'instruction et de former les instructeurs;
il surveille également l'équipement et l'armement, qui se font dans
les cantons. Aussi l'équipement et l'instruction, sinon l'armement,
sont-ils parfois mauvais; la qualité du moins en est fort variable
d'un canton à l'autre. On n'en est plus sans doute au temps où les
petits cantons s'entendaient pour frauder la loi militaire, et s'em-
pruntaient réciproquement leurs équipemens ou leurs armes; il y
a longiemps que les batteries d'artillerie nomades qui passaient
d'un canton à l'autre, comme des décorations de théâtre, ont dis-
paru sous l'œil vigilant des inspecteurs fédéraux. Il n'en existe pas
moins de très grandes et très frappantes diiïerences entre les con-
tingens des cantons. Tandis que les uns présentent l'aspect des
meilleures troupes réguhères, les autres ressemblent davantage à
des gardes nationales improvisées, pareilles à celles dont nous
avons été réduits à nous servir pendant notre guerre avec i'xVUe-
magne.
A tous ces inconvéniens, le conseil fédéral n'avait proposé qu'un
remède prudent, presque timide. Il voulait confier à la confédéra-
tion l'instruction de l'infanterie, comme celle des autres armes; il
voulait en outre écrire dans la constitution que tous les citoyens
devaient être astreints au service militaire pendant un temps dé-
terminé, ce qui aurait mis le surplus des cuntingens h. la disposition
du gouvernen)efit fédéral; il proposait enfin d'incorporer la land-
wehr dans l'armée fédérale. Du reste, il laissait au canton la charge
et le soin de l'armement, de l'équipement et toutes les attributions
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 777
attachées à la souveraineté cantonale. Le conseil national an con-
traire tenait à ce que la constitution prescrivît formellement le re-
crutement par tête et l'obligation du service pour tout citoyen de
vingt à quarante-quatre ans; il voulait mettre l'organisation tout
entière de l'armée dans le domaine de la législation fédérale, ne
faisant aucune distinction entre l'armement, l'équipement et l'in-
struction; il voulait que la solde elle-même pût rentrer dans les
attributions du gouvern(>ment fédéral, si la loi fédérale en décidait
ainsi. Le matériel de guerre des cantons devait passer aux mains
de la confédération, ainsi que les places d'armes et les bâtimens
ayant une destination militaire.
C'était la centralisation la plus rigoureuse. Les fédéralistes di-
saient avec raison qu'une telle mesure était la ruine de l'autonomie
cantonale. Du moment où les cantons ne posséderaient plus ni l'in-
struction, ni l'armement, ni l'équipement, ils seraient réduits au
rôle de fournisseurs d'hommes, chargés de lever des recrues et de
les mettre à la disposition de la confédération. On ajoutait qu'il ne
fallait pas tant exiger d'une armée de milices, et qu'à tant vouloir
imiter le système prussien, on finirait par rendre la charge du ser-
vice militaire insupportable aux populations de la Suisse. L'in-
struction n'était-elle pas déjà excellente dans les grands cantons?
Les instructeurs cantonaux ne sortaient-ils pas d'une école spé-
ciale? La forme de l'armement n'était-elle pas déjà prescrite par
la confédération? Était-il nécessaire de tout bouleverser pour obte-
nir de nouveaux progrès? On allait étouffer au contraire la salutaire
et généreuse émulation qui régnait entre les cantons et entre les
citoyens eux-mêmes. Cette opinion s'appuyait de l'autorité du gé-
néral Dufour, qui voyait dans la souveraineté cantonale le ressort
même de l'organisation militaire, et qui regardait une armée ainsi
faite comme la plus apte à soutenir une longue et énergique résis-
tance contre l'invasion. D'ailleurs où trouver les ressources néces-
saires pour fournir à cet immense surcroît de dépenses? Il faudrait
encore une fois les dérober aux cantons. On leur avait déjà pris en
18^8 les postes et les péages, mais on leur avait accordé une juste
indemnité en échange; fallait-il maintenant la leur arracher en
violation de tous les contrats, et les dépouiller de leurs revenus
en même temps qu'on les dépouillait de leur souveraineté? — C'est
sans doute pour répondre à ces objections et pour calmer ces craintes
que le conseil des états a introduit deux légers changemens dans le
projet du conseil national. Il a stipulé qu'autant que possible les
unités tactiques devraient être formées de troupes d'un même can-
ton, et qu'en outre « l'exécution de la loi militaire dans les cantons
aurait lieu par les autorités cantonales elles-mêmes dans les limites
778 REVUE DES DEUX MONDES.
déterminées par la législation fédérale. » C'est le seul adoucisse-
ment qu'on ait cru devoir apporter aux plaintes de la souveraineté
cantonale, ainsi dépouillée impitoyablement de la plus importante
de ses prérogatives.
II ne nous appartient pas de juger cette réforme rt de trancher
entre les deux opinions qu'on vient de voir. Il nous semble cepen-
dant qu'elle ne tu'ra pas l'armée, comme le soutiennent ses adver-
saires, mais qu'elle lui prêtera au contraire une force plus grande.
Chacun reconnaît que la centralisation de l'instniction et l'abolition
de l'échelle des contingens seront de bonnes choses en elles-mêmes;
on ne se lamente que sur l'amoindrissement des cantons et l'aiïai-
blissement de la vie cantonale. Il est vrai que ce nouveau système
porterait un coup terrible aux cantons, où déjà la vie politique
menace de s'éteindre; mais il est impossible de tout concilier, et
les néce.^ sites de la défense nationale ne doivent-elles pas aujour-
d'hui primer tout le reste? Les inconvéniens financiers du projet
sont les plus graves. On a peine à se figurer la Suisse obligée
d'entretenir à grands frais une grosse armée de .150,000 hommes.
Ce qui faisait jusqu'ici sa prospérité, c'est qu'elle payait peu d'im-
pôts et qu'elle se gouvernait à bon marché. Déjà les cantons dé-
pensent environ 7 millions par an pour l'entreiien de l'armée fédé-
rale; à cette somme déjà grosse, et qu'il va falloir imputer sur les
dépenses de la confédération, devra s'ajouter un supplément con-
sidérable de l million 1/2, de 2 millions,' de 3 millions peut-être.
Où la confédération trouvera-t-elle l'argent nécessaire ?
C'est ce que les auteurs de la révision ont été forcés de prévoir,
et voilà pourquoi à la centralisation militaire ils ont dû ajouter la
centralisation fiscale. D'après l'article 3/t de la constitution encore
en vigueur, les dépenses de la confédération sont couvertes par les
intérêts des fonds fédéraux, par les péages, les postes, la régie des
poudres et les contributions des cantons. L'article 28 du nouveau
projet de constitution décide également que le produit des pcagcs
(ou douanes) appartiendra à la confédération, mais cela signifie
qu'il lui appartiendra intégralement, sans remise ni indemnité à
payer aux cantons. On sait en effet que les cantons reçoivent encore,
en dédommagement des péages supprimés en ISÙS, la somme de
58 centimes par tête de population, suivant le recensement de 1838;
ils reçoivent même, au cas où cette indemnité ne serait pas suffi-
sante, une redevance calculée de façon à parfaire le revenu net des
péages, évalué d'après le produit des années 18Zi2 à 18A0. Telles
sont les diverses ressources qu'il s'agit de leur enlever pour les
laisser au gouvernement fédéral ; on ne fait exception que pour les
cantons d'Uri, des Grisons, du Tessin et du Valais, qui continue-
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 779
ront à recevoir une indemnité pour l'entretien de leurs routes al-
pestres internationales.
Les postes et les tiUégraphos fourniraient une autre source de
revenus nouveaux. Lors de la centralisation du service des postes,
il fut alloué à chacun des cantons dépossédés une somme égale au
produit moyen des années iSlili, iShb et 18/i(5, poui'vu toutefois
que le produit total pût y suffire. C'est cette indemnité qu'il s'agit
maintenant de supprimer pour l'attribuer aux dépenses de la con-
fédération. La taxe des exemptions militaires, payée jusque-là aux
cantons, passe aussi dans les mains de la confédération. On voit par
là quel pas immense la Suisse se prépare à faire dans la voie de la
cenLralisation financière. La constitution de ISliS autorisait seule-
ment la législation fédérale à supprimer les péages locaux, canto-
naux ou municipaux, et à se les approprier moyennant indemnité.
Aujourd'hui la centralisation des services entraîne aussi la concen-
tration des revenus; on est même forcé d'ajouter aux ressources
énumérées plus haut un nouvel impôt sur le tabac, que le projet
de révision accorde à la confédération la faculté de créer suivant ses
besoins.
A ces mesures financières indispensables, les auteurs de la révi-
sion ont joint un certain nombre de réformes pratiques aboutissant
toutes à une extension plus grande des pouvoirs du gouvernement
fédéral. Dans ce nombre, il faut compter la disposition qui confère à
l'autorité fédérale la police des endiguemens et des forêts, la sur-
veillance et la direction des travaux de reboisement. Il faut en dire
autant de l'unité des poids et mesures, du droit de législation fé-
dérale sur la pêche et la chasse, de la suppression des maisons de
jeu, du droit de législation accordé au gouvernement fédéral sur
l^s industries insalubres et dangereuses, sur le travail des enfans
dans les manufactures, sur la surveillance des agences d'émigration
et des entreprises d'assurances. Ce sont toutes mesures incontesta-
blement utiles, mais dont le résultat naturel est de grossir les attri-
butions du pouvoir central au détriment des cantons. 11 en est
de même des nouvelles dispositions qui assurent la liberté du
commerce et de l'industrie. Jadis, avant la révolution de ISZiS,
l'exercice de toutes les professions libérales, commerciales et in-
dustrielles était soumis par les lois locales à de nombreuses et in-
supportables entraves. Aujourd'hui même la liberté de l'industrie,
telle qu'elle est garantie par la constitution, ne s'applique qu'aux
Suisses établis dans des cantons étrangers, mais non pas encore
aux Suisses résidans. Il règne encore dans certains cantons des
inégalités flagrantes entre les nouveau-venus et I s anciens habi-
tans du canton. On cite môme certaines villes où s'appliquent tou-
780 REVUE DES DEUX MONDES.
jours des règlemens surannés qui interdisent, comme au moyen
âge, l'entrée de telles ou telles marchandises. Enfin l'exercice des
professions les plus indépendantes est encore soumis en certains
lieux à l'obtention de patentes coûteuses et à l'accomplissement de
certaines conditions fort gênantes, car, faute de les remplir, on ne
peut pas exercer sa profession en dehors du canton où l'on est né.
C'est pour mettre fin à ces entraves que l'article 29 du nouveau
projet de constitntion proclame la liberté du commerce et de l'in-
dustrie, et que l'article 30 décide que la législation fédérale pour-
voira à ce qu'il soit délivré aux personnes qui veulent exercer des
professions libérales des certificats de capacité valables dans toute
l'étendue de la confédération.
Deux mesures d'une utilité moins pressante sont celles qui pla-
cent dans le domaine de la confédération la législation sur les ban-
ques et la législation sur la construction et l'exploitation des che-
mins de fer. Jusqu'à présent, on ne prétend régler que l'émission
et le remboursement des billets de banque. Rien de mieux que cette
surveillance exercf'e par la confédération sur les établissemens de
crédit, qui échappent souvent par leur importance et par la multi-
plicité de leurs relations à la surveillance des cantons, et surtout
des petits cantons; mais le but final et certain de cette mesure est
soit de réunir un certain nombre de banques privilégiées sous le
patronage de la confédération, soit de permettre à celle-ci de créer
elle-même une banque d'état, ce dont l'utilité est au moins dou-
teuse. Quant aux chemins de fer, la mesure qui les concerne a été
résolue cà l'instigation des chefs des grandes compagnies, de c; ux
qu'on appelle à Berne le parti des barons, dans le dessein de mettre
l'autorité fédérale au service de leurs entreprises, et particulière-
ment pour favoriser l'affaire du Saint-Goihard. Il y a quelques an-
nées, les barons, à la tête desquels il faut placer M. Alfred Escher
(de Zurich), régnaient souverainement dans un certain nombre de
gros cantons dont le gouvernement était devenu pour ainsi dire la
succursale des grandes compagnies, et d'où ils dominaient la Suisse
entière. Au bout de quelque temps, ce régime indisposa les popu-
lations, qui les chassèrent du gouvernement de ces états. Depuis ce
temps, les barons ont changé leurs batteries, et ils essaient de faire
du gouvernement fédéral, où ils se sont réfugiés, le centre et l'in-
strument de leur influence. De fédéralistes passionnés, ils sont de-
venus centralisateurs résolus, et c'est, il faut le dire, le secours
apporté par eux aux révisionistes qui a donné à ces derniers la ma-
jorité de l'assemblée fédérale. Pour eux d'ailleurs, la révision tout
entière est contenue dans l'article 2ù sur la législation des chemins
de fer. Ce genre de centralisation n'aurait certes pas été inutile au
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 781
début de la fondation des voies ferrées, quand les cantons pliaient
sous le faix des subventions qu'ils avaient été forcés de leur ac-
corder; elle serait beaucoup moins utile à présent qu'il n'y a plus
à créer que des lignes d'intérêt local, et ce n'est vraiment pas la
peine de priver ainsi les cantons du dernier fleuron de leur souve-
raineté.
Une fois entrés dans ce système, les révisionistes sont allés encore
plus loin. Nous les voyions tout à l'heure qui appropriaient à la con-
fédération les revenus des cantons; les voici mnintenant qui veu-
lent régenter l'assiette des impôts dans l'intérieur des cantons
eux-mêmes. Les articles 32 et 33 du nouveau projet s'attaquent à
l'impôt dit ohmgeld, sorte d'octroi établi par plusieurs cantons sur
les vins et les spiritueux. Ces ohmgeld ne sont pas absolument in-
terdits, comme le conseillaient quelques novateurs téméraires, car
ils forment une des ressources les plus importantes des budgets
cantonaux; mais on ne leur accorde qu'une tolérance provisoire de
vingt années, au bout desquelles" ils devront être impitoyablement
supprimés.
Une autorité qui intervient dans les questions d'impôts ne doit
pas hésiter à se faire sentir dans l'éducation populaire. L'article 25
du projet de révision décrète l'obligation pour les cantons de pour-
voir à l'instruction primaire, obligatoire et gratuite, tranchant ainsi
des questions importantes qui devaient rester du ressort de la lé-
gislation cantonale. L'obligation existait depuis longtemps en Suisse,
mais elle s'y produisait sous diverses formes, particulièrement sous
celle d'une rétribution scolaire obligatoire, qui allégeait d'autant
les charges des cantons et des communes : c'est donc une dépense
nouvelle imposée sans nécessité. Le même article 25 place l'instruc-
tion supérieure dans le domaine de la législation fédérale, et donne
à la confédération le droit de créer une université fédérale, une
école polytechnique et d'autres établissemens d'instruction supé-
rieure. Les centralistes disent avec raison que cette création est le
seul moyen qu'il y ait pour la Suisse de retenir chez elle ses savans
les plus distingués, ou d'attirer ceux des nations étrangères. Us y
voient surtout un moyen de fondre entre elles les diverses parties
de la Suisse en donnant à tous ses enfans une culture uniforme,
et de préparer ainsi l'unification du droit civil. L'unité de la légis-
lation civile, c'est là en effet le dernier terme et le point culmi-
nant de toutes les réformes centralistes. Quand on en sera arrivé cà
ce point, la centralisation politique sera peut-être encore inache-
vée; mais la centralisation sociale, d'où toutes les autres dérivent,
pourra être considérée comme un fait accompli. Or le projet de ré-
vision préparé par l'assemblée fédérale ne recule pas devant cette
782 REVUE DES DECX MONDES.
idée hardie. H ne se contente pas d'accomplir en détail une véri-
table révolution; il n'hésite pas à y mettre le sceau révolutionnaire,
et à ouvrir à la législation fédérale une ère indéfinie de réformes
nouvelles.
IV.
Il y a longtemps que la codification du droit civil est l'un des
vœux les plus ardens des jurisconsultes, l'un des intérêts les plus
pressans du commerce et de l'industrie. L'unité de législation de-
vient un besoin chaque jour plus impérieux à mesure que les affaires
se développent, que les relations se multiplient, et que les intérêts
se compliquent. La diversité de législation qui règne en ce pays, et
qui a ses avantages au point de vue politique, a dans la pratique
journalière de la vie des conséquences vraiment fàcheu-^es, souvent
ridicules. Quand on traverse la Suisse, on peut se trouver soumis,
en une demi-journée , à dix législations différentes. Un mariage
contracté dans un canton n'est pas valable dans un autre; les con-
ditions d'hérédité et de successibilité varient à chaque pas. Dans
tel canton, l'âge de la majorité est fixé à dix-neuf ans, dans tel
autre à vir.gt ans ou à vingt-trois ans. Rien de plus incohérent que
les droits qui résultent des lois sur les obligations ou sur les rela-
tions commerciales. Quand par hasard, et cela arrive fréquemment,
une industrie occupe le territoire de plusieurs cantons, on ne sait
quel est le droit qui la régit. Or il ne saurait y avoir aucune sécu-
rité dans les affaires sans une loi commerciale unique. On voit
même, dans certains petits cantons, des lois de circonstance faites
en vue de telle ou telle entreprise particulière. Dans plusieurs can-
tons par exemple, le privilège hypothécaire est accordé de pré-
férence aux parens du débiteur; la loi du canton de Zug a fort
adroitement complété cette combinaison en conférant au créancier
hypothécaire du premier rang le droit de désigner lui-même celui
qui viendra en seconde ligne. C'est ce qu'un membre du conseil
des états, M. Yigier, appelait avec raison « le pillage réciproque des
codes. » La législation fédérale a essayé de remédier à cette anar-
chie e;i édictant un code de commerce. Cela n'a pas suffi, car, pour
mettre un terme au désordre, il faut remonter jusqu'à la législa-
tion civile elle-même et définir uniformément les obligations.
Les partisans de l'ancienne diversité répondent qu'elle doit être
maintenue, parce qu'elle est une des richesses du génie natioml, et
que d'ailleurs elle est plus utile que nuisible, car les divers cantons
ont moins de relations entre eux qu'avec les pays voisins. Ils s'en
rapprochent déjà par la langue et la facilité des communications.
I
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 783
ils s'en rapprochent encore davantage par l'analogie des lois. Ainsi
la Suisse française a des lois civiles analogues à celles de la France,
la Suisse allemande a gardé le vieux droit germanique, et elles s'en
trouvent bien mieux l'une et l'autre que si la législation fédérale
leur imposait une uniformité factice en faisant violence à leur génie
et à leur histoire. Les révisionistes ne se sont pas arrêtés devant
ces objections; le conseil fédéral lui-même, quoique médiocrement
zélé pour la révision, n'a pas hésité à proposer à l'assemblée fédé-
rale que désormais des lois uniformes régleraient pour la Suisse
entière un certain nombre d'objets indispensables, tels que les con-
trats de transport des voyageurs et des marchandises, les vices
rédhihitoires du bétail, les conditions de la propriété littéraire, la
faillite et la poursuite pour dettes. L'uniformité des contrats de
transport est tellement nécessaire que les compagnies de chemins
de fer avaient cru devoir elles-mêmes parer à l'absence d'une loi
formelle par des conventions volontaires. Quant à la propriété lit-
téraire, il est urgent de mettre fin aux inégalités choquantes que
produisent dans les cantons les concordats qu'ils ont passés entre
eux, ou même les conventions spéciales qu'ils ont conclues avec
les peuples étrangers. En ce sens, le conseil fédéral ne demandait
que l'indispensable, et ne pouvait être accusé de tomber dans une
centralisation imprudente.
Une autre question des plus intéressantes parmi celles que sou-
lève la révision du droit civil est la question du droit cVêtahlisse-
ment des citoyens suisses dans des cantons étrangers. L'acte de
médiation de 1803 renfermait la disposition suivante : « tout ci-
toyen suisse a le droit de transporter son domicile dans un autre
canton et d'y exercer librement son industrie; il peut acquérir les
droits politiques suivant les lois du canton dans lequel il s'établit,
mais il ne peut les exercer en même temps dans deux cantons. »
Cette disposition libérale et sage fut abandonnée en 1815; le pacte
fédéral du 7 août de cette année restitua purement et simplement
aux cantons la législation de l'établissement. La constitution de
lSâ8 eut soin de garantir le droit d'établissement, mais seulement
aux Suisses appartenant à l'une des comm: nions chrétiennes. Le
projet de révision repoussé en 1866 étendait cette garantie à tous
les Suisses sans distinction de croyance; il s'agit aujourd'hui de
faire mieux encore, s'il est possible, et d'adoucir les conditions
matérielles de l'établissement, pour l'assurer à tous les citoyens.
En effet, cette législation étrange et surannée a produit un singu-
lier résultat : c'est qu'il y a en Suisse des milliers d'individus qui
n'ont pas d'autre patrie que la Suisse, et qui cependant ne comptent
point parmi ses citoyens, puisqu'ils ne participent pas au droit de
784 REVUE DES DEUX MONDES.
cité cantonal. On les appelle les heimalhlose, les gens sans patrie,
— et c'est dans leur propre pays qu'ils n'ont pas de patrie ! Il a
fallu une législation spéciale pour mettre la confédération en état
de les protéger contre les exigences et les persécutions des cantons,
et c'est le tribunal fédéral qui est chargé de la leur appliquer. Le
droit de cité n'est jusqu'à ce jour en Suisse qu'un véritable droit de
bourgeoisie, un droit tout personnel attaché à l'origine ou arbitrai-
rement conféré par la commune ou par le canton. Le Suisse établi
appartient toujours à son domicile d'origine, et ce n'est que par
tolérance qu'on le reçoit sur un autre sol. Si ses liens viennent à se
briser avec le canton de son origine sans qu'il parvienne à en con-
tracter de nouveaux avec le canton où il réside, le voilà désormais
vagabond et sans patrie. Lors même qu'il ne tombe pas dans cette
siLiiation bizarre, les difficultés qu'il rencontre dans le lieu de son
établissement lui en rendent souvent le séjour impossible.
D'après la constitution régnante, aucun Suisse n'a le droit de
s'établir dans un canton quelconque, s'il n'est muni d'un acte d'o-
rigine, d'un certificat de bonne vie et mœurs, d'une attestation
qu'il jouit des droits civils et qu'il n'est pas légalement flétri. Ni les
faillis, ni les individus mis en tutelle ne jouissent du droit d'éta-
blissement. Certains cantons d'ailleurs imposent aux nouveau-
venus des cautionnemens onéreux, des charges exceptionnelles. Ces
sévérités sont excessives, et le nouveau projet réduit les conditions
d'établissement aux deux que voici : n'avoir pas éprouvé de con-
damnation judiciaire, n'être pas dans un état d'indigence qui vous
fasse tomber à la charge du public; il retire en outre aux cantons
le droit d'expulsion ou de bannissement, tant pour les indigènes
que pour les étrangers établis; ces derniers seulement peuvent être
éloignés par arrêt de justice ou pour cause d'indigence. En s'éta-
blissant dans un canton étranger, les Suisses entreront en jouis-
sance de tous les droits exercés par les indigènes, sauf pourtant la
participation aux biens des communes, qui est, dans chaque fa-
mille, une sorte de patrimoine héréditaire.
Mais ici un nouvel embarras se présente. Il y a, dans ce pays
hérissé de vieilles lois et de vieilles traditions locales, des cantons
qui n'accordent pas le droit de vote à ceux de leurs ressortissnm
qui viennent à s'établir dans une autre commune, de sorte qu'en
prescrivant l'égalité des droits pour le Suisse établi et pour l'indi-
gène, il se trouve quelquefois qu'on n'a rien fait du tout. Il est
donc nécessaire que la législation de chaque canton fixe un mini-
mum de droits pour tous ceux qui habitent le territoire, ou sinon il
faut prescrire, avec le projet de révision, que le Suisse établi de-
viendra électeur après un établissement d'un 3 certaine durée ; le
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 785
projet de révision a fixé cette durée à trois mois. Ce n'est pas tout
encore : il faut se demander de quelle législation dépend le Suisse
établi. Est-ce la législation du lieu de son origine? Est-ce la légis-
lation de son lieu de séjour? L'usage et la tradition veulent que
ce soit celle du lieu d'origine; le bon sens, l'intérêt bien entendu
de chacun, veulent que ce soit la législation du lieu d'établissement.
Il arrive sans cesse qu'il y a des conlllts entre l'une et l'autre.
C'est là une de ces difficultés inextricables que l'unité de législa-
tion peut seule résoudre, et c'est à elle en effet que le projet de ré-
vision fait appel en réclamant une loi fédérale sur le principe du
domicile.
Le droit de naturalisation soulève une question à peu près sem-
blable. Ce droit n'appartenait jusqu'ici qu'à la souveraineté can-
tonale; quoique conforme à la tradition, le droit absolu des cantons
est en cette matière une anomalie choquante, car tout citoyen d'un
canton est en même temps citoyen suisse, et par conséquent 'a
confédération a quelque droit de l'accueillir ou de le repousser. 11
se passe d'ailleurs dans les cantons des abus scandaleux dont la
confédération est la première à souffrir, et auxquels il faut bien lui
donner le moyen de mettre un terme. On a vu, pendant la der-
nière guerre, la nationalité suisse devenue un objet de commerce
et vendue en Allemagne au plus offrant par des agens cantonaux,
qui ne rougissaient pas de trafiquer du nom de la patrie. Sera-ce
donc à la confédération seule que l'on remettra le droit de natu-
ralisation? Cela ne peut se faire tant qu'on maintiendra la légis-
lation fédérale sur les gens sans patrie, et tant qu'il ne suffira pas
d'appartenir à la confédération pour être citoyen d'un canton.
Faute de l'unité de législation, qui serait ici encore la solution la
plus commode, le projet de révision se contente d'exiger que les
demandes de naturalisation soient soumises d'abord au conseil fé-
déral, qui jugera si elles sont fondées, pour les transmettre ensuite
aux cantons, s'il les approuve.
Un autre point sur lequel l'unité de législation est demandée
avec le plus d'ardeur, c'est la question du mariage. Chose bizarre,
et qui montre comme les coutumes les plus abusives peuvent s'ac-
corder avec l'usage des libertés les plus démocratiques, le droit au
mariage est encore sujet en Suisse à un certain nombre de restric-
tions. Dans plusieurs cantons, les mariages mixtes sont interdits
entre personnes de diverses confessions; de plus on ne peut pas se
marier, si l'on ne peut justifier de ses moyens d'existence, et les
indigens sont condamnés au célibat, parce qu'ils donneraient nais-
sance à une famille que la commune serait dans l'obligation d'en-
tretenir. Bien entendu, cette loi n'a d'autre effet que d'augmenter
to:e civ. — 1873. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
le nombre des enfans naturels; elle s'est maintenue cependant et
s'applique encore avec beaucoup de rigueur dans la plupart des can-
tons allemands , où règne le système de la taxe des pauvres. Elle
n'existe pas dans la Suisse romande, où l'obligation de l'assistance
publique est moins rigoureuse. C'est du canton de Vaud, pourtant
peu révisioniste, qu'est sortie la demande d'une législation fédérale
sur le mariage, et c'est même cette demande, on peut le dire, qui
a été l'origine première de la révision.
Déjà la législation fédérale est intervenue dans les mariages
mixtes; elle les a non-seulement autorisés, mais garantis. Qu'en est-
il résulté? C'est que, dans certains cantons qui persistaient à mettre
des empêchemens au mariage, les mariages entre personnes de la
môme confession religieuse sont devenus plus difilciles que les ma-
riages mixtes. Pour assurer l'égalité à tous, l'article 50 du projet
place solennellement le droit au mariage sous la protection de la
confédération, et stipule qu'aucun empêchement ne peut être fondé
« ni sur des motifs confessionnels, ni sur l'indigence de l'un ou de
l'autre des époux, » ni sur des raisons de police. D'ailleurs on s'ef-
force autant que possible de respecter le droit des cantons, qui au-
ront toute latitude de régler les formes civiles ou religieuses du
mariage, pourvu toutefois que le maiiage contracté régulièrement
dans un canton, ou même au dehors, soit reconnu valable dans la
confédération tout entière. L'article 60 ajoute « qu'en matière ma-
trimoniale nul ne peut être contraint de se soumettre à une juridic-
tion ecclésiastique. » Il est stipulé en outre que la femme acquiert
par mariage le droit de bourgeoisie et de cité de son mari.
Voilà donc l'unité de législation civile qui s'approche à grands
pas. Elle se glisse dans la constitution sous forme d'articles orga-
niques qui ne sont eux-mêmes que des articles de droit civil. Toutes
ces dispositions de détail deviennent inutiles ou ne gardent plus
qu'une valeur transitoire quand on arrive à l'article 55. Ici le prin-
cipe de l'unité législative est hautement proclamé : « la législation
sur le droit civil, y compris la procédure, est du ressort de la con-
fédération ; la confédération peut en outre étendre sa législation au
droit pénal et à la procédure pénale. » Quoique les cantons ne
soient pas dessaisis de l'administration de la justice et qu'ils « con-
servent le droit de rendre des lois en attendant la promulgation des
lois fédérales, » le dernier mot de la centralisation est prononcé; si
cet article prévaut, le régime fédératif est bien malade. Malgré
l'utilité, et il faut presque dire la nécessité plus ou moins prochaine
de cette grande réforme, on comprend que beaucoup de bons es-
prits s'en épouvantent, et qu'ils se demandent avec anxiété si une
révolution aussi profonde ne sera pas fatale à l'avenir de leur pays.
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 787
L'unité de la législation fédérale doit amener tôt ou tard l'exten-
sion du tribunal fédéral et l'agrandissement de ses attributions.
A l'heure qu'il est, cette haute cour, nommée, comme on le sait, par
l'assemblée fédérale, a pour mission de juger les différends des
cantons entre eux, de la confédération avec les cantons, de la con-
fédération avec les corporations ou les particuliers, ainsi que les
différends concernant les heimathlosc; elle juge en outre toutes les
causes importantes dont les parties s'accordent à la saisir, sans
parler des crimes et des délits politiques. Déjà le projet de révision
lui donne en outre à juger les procès entre les particuliers et les
cantons, quand l'une des parties la requiert. Il n'est pas douteux que
son importance ne s'accroisse avec celle du gouvernement fédéral.
On n'échappera pas plus à la centralisation judiciaire qu'à la cen-
tralisation du droit civil.
Il y a un dernier genre de centralisation que la Suisse semble au-
jourd'hui poursuivre avec une ardeur illibérale qui n'est pas tout à
fait digne d'elle et qui ne fait pas très bien augurer de son avenir : il
s'agit de la centralisation religieuse fondée par le moyen de la reli-
gion d'état. On sait que ce pays, qui jouit de toutes les libertés poli-
tiques, n'a pas encore pleinement connu la liberté religieuse. Quoique
toutes les confessions chrétiennes y soient représentées, et qu'une
longue habitude de vie commune ait dû leur enseigner à toutes la
pratique de la tolérance, les passions religieuses se mêlent encore en
Suisse au patriotisme local, et elles ont conservé quelque chose de
l'ardeur qu'elles avaient au moyen âge. Si au milieu de ces dissen-
sions, aujourd'hui fort près de s'apaiser, quoiqu'elles aient dégénéré
plus d'une fois en guerre civile, la confédération bornait son rôle à
exercer un arbitrage impartial et à prêcher la tolérance en prépa-
rant le régime de la liberté, on n'aurait qu'à s'applaudir de l'in-
troduction du pouvoir central dans les questions religieuses ; mais
il n'en est malheureusement pas ainsi. La confédération, se faisant
en cela l'instrument des prétentions des gouvernemens cantonaux,
paraît vouloir s'engager de plus en plus dans la voie illibérale où
M. de Bismarck l'a déjà précédée. Pendant que la nouvelle monar-
chie germanique fait mine de renouveler les querelles séculaires du
sacerdoce et de l'empire, le gouvernement de la Suisse ne paraît
pas comprendre que cette politique, qui est un anachronisme dans
le temps où nous sommes, est de sa part, à lui, une sorte de sui-
cide et d'abdication. Au lieu de se laisser traîner à la remorque du
nouvel empire, la Suisse devrait sentir que sa gloire et son salut
sont dans l'adoption d'une politique tout opposée, et, puisqu'elle
s'occupe aujourd'hui de réviser sa constitution fédérale, elle de-
vrait profiter de cette occasion pour tenter, aux portes de l'Ai-
788 REVUE DES DEUX MONDE?.
lemagne, la grande expérience de l'église libre dans l'état libre.
Le nouveau projet de constitution contient, à l'article A8, des
préceptes excellens. 11 déclare que « la liberté de conscience et de
croyances est inviolable, » que « nul ne peut être inquiété dans
l'exercice de ses droits civils ou politiques pour cause d'opinion re-
ligieuse, ni être contraint d'accomplir un acte religieux ou encou-
rir des peines à ce sujet, » que « nul n'est tenu de payer des impôts
dont le produit est spécialement affecté aux frais proprement dits
du culte ou d'une association religieuse à laquelle il n'appartient
pas, n que « nul ne peut, pour cause d'opinion religieuse, s'affran-
chir de l'accomplissement d'un devoir civique. » C'est là le vrai lan-
gage de l'état laïque, quoique respectueux de la liberté religieuse.
C'était la réponse qu'il convenait de faire à l'étrange pétition
adressée au conseil fédéral par les évoques catholiques, demandant,
sous couleur de liberté, la protection du gouvernement « contre les
abus de la presse, » son intervention dans le Tessin et à Bâle en
faveur du clergé orthodoxe, et la prescription du repos du dimanche
aux troupes fédérales. Il est seulement fâcheux que les faits ne
soient pas d'accord avec les paroles, et que le gouvernement pa-
raisse moins préoccupé de faire respecter sincèrement la liberté de
conscience que d'abuser des droits de police que la constitution lui
réserve contre les empiétemens des autorités ecclésiastiques, pour
persécuter une croyance au profit d'une autre et juger des questions
de doctrine qui ne sont point de son ressort.
Ea tout ceci, la conduite du gouvernement fédéral est équivoque
et contradictoire; la sincérité de ses déclarations libérales est déjà
mise en doute par ses actes. Après avoir élaboré le projet qu'on
vient de voir, il n'hésite pas à voguer à pleines voiles dans les
eaux de la politique allemande et à encourager dans les cantons
rétablissement d'une véritable constitution civile du clergé. Il sem-
ble qu'il veuille les dédommager de leur affaibli-^sement politique
et militaire en leur permettant d'établir une sorte de despotisme
religieux. Si même il faut en croire les bruits qui courent, le gou-
vernement fédéral médite de faire plus encore : il veut centraliser
à son tour le pouvoir religieux qu'il accorde aux cantons et intro-
duire dans le nouveau projet de révision qu'il prépare des mesures
analogues à celles qui viennent d'être prises à Genève et à Neuf-
châtel. Ce serait, paraît-il, la vengeance des révisionistes contre
les catholiques ultramontains, qui se sont joints, pour repousser la
révision, à leurs anciens adversaires, les protestans conservateurs.
Si la confédération prétend faire de l'exercice des cultes un dépar-
tement de l'administration civile, il vaut mieux qu'elle le dise et
qu'elle l'inscrive dans ses lois; mais ce serait pour la Suisse une
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 739
honte ineffaçable, et nous ne la plaindrions plus autant, si par aven-
ture elle devenait la proie du césarisme germanique.
V.
Après avoir énuméré les principales mesures contenues dans le
projet de révision, on ne s'étonne plus de la résistance obstinée
qu'elles rencontrent, non- seulement chez les partisans arriérés
de l'autonomie cantonale, mais encore chez un grand nombre
d'hommes sages et modérés qui, sans être hostiles à ce qu'on ap-
pelle le progrès moderne, craignent de le précipiter outre mesure
et de devancer par trop l'œuvre du temps. La révision forme dans
son ensemble, en dépit de quelques transactions et de quelques
ménagemens plus apparens que réels, un système de centralisation
des plus complets et qui, s'il était mis en vigueur, ne tarderait pas
à se développer d'une manière dangereuse. Supposez que toutes les
réformes qu'elle annonce ou qu'elle prévoit soient accomplies, et il
n'y aura plus guère de différence entre les institutions de la Suisse
et celles des grands états centralisés. On conçoit que des hommes
sensés, convaincus peut-être, en détail, de l'utilité de ces réformes,
mais croyant avec raison l'existence même de leur pays attachée
au maintien de ses institutions fédératives, envisagent un pareil
avenir avec inquiétude et avec chagrin.
C'est par la force des choses que l'on se trouve amené à resserrer
les liens du gouvernement fédéral ; mais plus on augmente ses at-
tributions, plus il devient nécessaire de lui donner un contre-poids,
d'imaginer une institution qui rétablisse l'équilibre entre la confé-
dération et les cantons. Ce contre-poids, les auteurs de la révision
ont cru le trouver dans la participation directe du peuple des can-
tons à la législation fédérale. Ils ont eu l'idée, suivant ce qui se
pratique dans plusieurs cantons pour la législation ordinaire, et
dans la confédération elle-même pour les modifications du pacte
fédéral, d'associer les citoyens aux résolutions de l'assemblée fédé-
rale, et de compenser la perte des prérogatives de la souveraineté
cantonale par une intervention nouvelle de cette souveraineté dans
les actes et dans les décisions du pouvoir central. Cette pensée est
venue à tout le monde, à tous ceux du moins qui désiraient entre-
tenir la vie locale, et qui ne voulaient pas écraser les cantons sous
les pieds d'un gouvernement purement unitaire.
Ce contrôle populaire peut s'exercer sous deux formes : sous celle
du référendum, actuellement en usage pour la constitution, et sous
celle du veto-, il peut même se transformer en droit d'initiative,
comme dans plusieurs cantons, où un certain nombre de citoyens
790 REVUE DES DEUX MONDES.
peuvent en s'unissant provoquer et diriger sur tel ou tel objet l'ac-
tion des pouvoirs légaux. Il semble tout naturel d'emprunter à la
constitution fédérale la forme déjà appliquée et consacrée par l'u-
sage, c'est-à-dire le référendum et la ratification par le double
vote du peuple et des cantons. Ce procédé, quoique déjà ancien,
est le plus perfectionné de ceux qui sont employés dans les can-
tons. Il assimile en apparence les institutions représentatives mo-
dernes à la démocratie pure, et réduit les assemblées parlemen-
taires à un simple travail de préparation, qui reste sans autorité
aussi longtemps qu'il n'a pas obtenu la sanction du peuple. En ce
sens, cette institution convient éminemment au caractère de la dé-
mocratie suisse. Autrefois la législation directe n'existait que dans
les cantons pastoraux d'Uri, de Schwytz, de Glaris, d'Untervvald
et d'Appenzell, où subsistait encore la vieille coutume germanique
de l'assemblée générale du champ de mai. Le procédé du veto po-
pulaire s'introduisit pour la première fois en 1831 dans la consti-
tution du canton de Saiat-Gall. Ce ne fut que plus tard, en 18A8,
que le référendum^ développement du même système, fut installé
à Schwytz, après que la landesgemeinde eut été abolie dans ce can-
ton. Beaucoup d'autres cantons l'imitèrent successivement, les Gri-
sons en 185A, Bàle-campagne en 1863, Thurgovie, Zurich, Berne,
Lucerne, Soleure en 1869, Argovie en 1870, et ce système législatif
tend aujourd'hui à être adopté partout.
Pourquoi la confédération ne suivrait-elle pas cet exemple, à
présent surtout qu'elle veut se saisir de presque toute la législa-
tion politique et civile? Pourquoi n'offrirait-elle pas le référendum
aux cantons, comme gage des libertés qu'ils aliènent, et comme
compensation des sacrifices qu'elle leur impose? Sans dire, comme
on le prétend quelquefois, qu'on leur rendra ainsi plus de pouvoir
qu'on ne leur en prend, il faut reconnaître qu'il y a là un frein sé-
rieux pour les abus de la souveraineté fédérale, et qu'il serait im-
prudent de le négliger dans un moment où cette souveraineté
menace de tout engloutir; mais dans quel cas devra s'exercer ce
contrôle, et sous quelle forme faut-il l'établir? Au fond, il n'y a
qu'une assez légère différence entre le référendum et le vetoj elle
consiste en ce que le référendum est obligatoire ou subordonné
aux décisions de la confédération elle-même, tandis que le veto
est facultatif et n'entre en exercice que quand le peuple ou les
cantons le réclament suivant certaines formes prescrites. Le veto
suffirait donc, car il ne faut pas trop multiplier les votations po-
pulaires, et quand une loi a été votée régulièrement, après mûre
discussion, par les deux chambres, il y a toute présomption que le
pays la désire ou qu'il l'accepte, à moins qu'il ne demande à la sou-
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 791
mettre à l'épreuve du veto. D'ailleurs le référendum peut être réglé
de manière à ne pas porter sans distinction sur toutes les lois fédé-
rales. On peut déterminer d'avance les cas où il entre en usage; on
peut en limiter l'emploi aux lois votées conformément à l'article A 5
du projet de révision, c'est-à-dire aux lois civiles et pénales que
la confédération pourra faire en vertu de cet article; on peut même
l'étendre aux mesures prévues par les articles 20 et A9, en le fai-
sant porter sur toutes les lois civiles, criminelles, militaires ou con-
fessionnelles, et en gc^néral sur toutes les mesures qui sont la con-
séquence des principes posés dans la constitution nouvelle. Il est
naturel en effet que l'exercice d'un pouvoir nouveau soit entouré de
garanties spéciales. Il est juste d'ajouter que les lois fédérales,
même en dehors de ces matières, seront également soumises au
référendum quand les deux conseils l'auront décidé, ou, s'ils ne
sont pas d'accord, quand l'un d'eux en aura exprimé le désir. Enfin
il est indispensable, si c'est là un droit sérieux, que le peuple lui-
même puisse, dans certains cas, en prendre l'initiative. Si par
exemple, dans le délai de trois mois, 50,000 citoyens actifs en ont
fait la demande par une pétition signée de leurs noms, il sera con-
venu que les lois fédérales seront soumises au référendum tout
comme si les conseils l'avaient ordonné. Pour relever l'importance
de la souveraineté cantonale, il sera même bon de conférer le même
privilège aux gouvernemens des cantons; si cinq d'entre eux en
font la demande, elle devra être accueillie. De plus, il y a une foule
de mesures fédérales importantes qui peuvent intéresser gravement
la souveraineté cantonale, et qui sont non pas des lois, mais de sim-
ples arrêtés exécutifs pris par le conseil fédéral : il est bien difficile
de suspendre ces aiTêtés lorsqu'il y a urgence à les mettre en exé-
cution; mais dans le cas contraire il y a utilité à les assimiler aux
lois proprement dites, et à les subordonner également à la ratifi-
cation populaire.
Jusqu'ici, et sauf sur quelques questions de détail, les unitaires
et les fédéralistes sont à peu près d'accord. C'est sur la forme même
du référendum qu'ils cessent de s'entendre. Les uns n'attachent
d'importance qu'au vote des cantons, et ne cherchent dans le ré-
férendum qu'une dernière garantie pour l'autonomie cantonale. Les
autres au contraire voudraient tout subordonner au vote popu-
laire et à la majorité numérique; dans leur pensée, le référendum
n'est qu'un instrument de centralisation démocratique. Quelques-
uns vont même jusqu'à demander que la votation populaire soit la
seule, et, renouvelant l'argument employé par nos radicaux fran-
çais contre l'institution d'une seconde chambre, assurent que le
vote des cantons ne saurait être qu'une formalité inutile, quand il
792 REVUE DES DEUX MONDES.
ne sera pas une cause de conflits. Ces démocrates absolus ne sau-
raient concevoir que la volonté nationale se fît échec à elle-même,
et ceux qui admettent le vote des cantons pour les mesures consti-
tutionnelles ne veulent pas l'étendre à de simples mesures légis-
latives. Passe pour la constitution , qui est un contrat entre des
états souverains : les cantons, qui sont partie au contrat, ont néces-
sairement voix au chapitre; mais pour les lois fédérales les radi-
caux suisses soutiennent qu'il n'en est pas de même, parce que les
conseils ont reçu pleine délégation pour faire les lois. Ils ajoutent,
avec plus de raison, qu'il y aurait quelque danger pour l'existence
des cantons, s'ils avaient la faculté de se mettre en opposition avec
la majorité du peuple. S'ils commettaient souvent cette imprudence,
il est probable en effet qu'on les en ferait repentir. Toute résistance
conservatrice finit par être vaincue, quand elle ne sait pas céder à
temps. Si un certain nombre de petits cantons se coalisaient pour
se mettre en travers de l'opinion publique, il leur arriverait ce qui
est arrivé au Sonderbund : ils seraient brisés, supprimés peut-être,
et, au milieu du courant unitaire qui malheureusement commence
à les entraîner, c'en, serait peut-être fait des institutions fédéra-
tives.
Malgré cela, et tant que ces institutions seront encore debout, le
concours des cantons n'est pas moins utile dans les votations fédé-
rales que le concours de la majorité populaire. Les objections qu'on
y fait peuvent aussi bien s'appliquer à l'existence d'une seconde
chambre. Si le conseil des états, qui représente la souveraineté can-
tonale, n'est pas un rouage inutile, et si l'on doit continuer à faire
voter les lois par les deux conseils, il faut bien admettre la même
base pour les votations fédérales. S'il peut en sortir des conflits qui
compromettent le cantonalisme, on le compromettrait encore bien
davantage en refusant le droit de vote aux cantons; ce serait une
manière certaine de les anéantir. Il ne faut pas oublier que, dans un
état fédératif, les cantons sont des personnes morales égales en
droit, mais inégales, en fait. La population de Zug ou d'Unterwald
est à la population de Berne, de Vaud ou d'Argovie comme celle de
la Suisse à celle de l'Allemagne. Si l'on ne devait s'en fier qu'à la
votation populaire, les petits cantons seraient toujours écrasés.
Seulement, comme le droit électoral appartient en matière fédérale
à tous les citoyens, même résidans, et qu'en matière cantonale il
appartient aux seuls citoyens du canton, il pourrait se faire à l'oc-
casion que dans un canton la votation cantonale donnât d'autres
résultats que la votation populaire; on aurait ainsi l'étrange spec-
tacle d'un canton insurgé contre lui-même, et certes l'ordre public,
comme le respect de la souveraineté cantonale, n'aurait rien à y
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 793
gagner. Il importe donc, soit de réunir les deux votations en une
seule,^ soit de décider, si elles continuent à se faire séparément, que
le droit électoral sera le même pour l'une et pour l'autre.
Quant à Vinitintive populaire instituée par l'article 88 du projet
de révision, il est difficile d'y voir autre chose qu'une vaine affec-
tation de démocratie sans aucune utilité pratique. Lorsque 50,000 ci-
toyens ou cinq cantons réclament l'abrogation ou la modification
d'une loi fédérale ou d'un arrêté fédéral, ou qu'ils demandent
« qu'une nouvelle loi ou un nouvel arrêté soit rendu sur un sujet
déterminé, » les deux conseils seraient obligés d'en délibérer et
faute par eux d'accéder à cette demande, ils devraient la soumettre
à la ratification du peuple, qui prononcerait alors souverainement.
Tout ce pesant appareil de pétitionnemens et de votations popu-
laires est bien superflu, car, lorsque l'opinion publique réclame une
réforme ou une mesure nouvelle, ce n'est pas dans un pays libre
comme la Suisse qu'elle manque de moyens de se produire. On ne
fera jamais croire à personne que, dans des conseils électifs aussi
fréquemment renouvelés que ceux qui siègent à Berne, il ne se
trouve pas une seule voix pour s'en faire l'organe. 50,000 citoyens
ne forment d'ailleurs qu'une infime minorité de la nation, un
dixième à peine du corps électoral. Qu'arriverait-il si par malheur
50,000 citoyens venaient à pétitionner dans un sens et 50,000 dans
un autre? Ou bien le droit d'initiative restera sans emploi dans l'ar-
senal de la constitution, ou bien, si jamais un parti essaie de s'en
armer, il deviendra une cause d'agitation stérile et un instrument
de révolution.
Voilà les seuls dédommagemens que les auteurs de la révision
offrent aux cantons pour prix de ce qu'ils leur enlèvent. Il serait
dérisoire de dire qu'ils leur rendent par là l'équivalent de ce qu'ils
leur prennent. Il semble qu'ils auraient pu sans grands frais d'ima-
gination leur offrir une compensation plus satisfaisante. Le réfé-
rendum, tel qu'on veut l'établir, ne ranimera point la vie can-
tonale, n'entretiendra pas le mouvement politique dans tout le
corps de la nation. Les plébiscites exprimés par oui ou par non sont
toujours les actes d'une souveraineté un 'peu fictive. Les minorités
d'ailleurs seront opprimées par les majorités, et il pourra arriver
que le vote unanime d'un canton ne l'empêche pas d'être vaincu.
Après plusieurs expériences réitérées de leur impuissance, les élec-
teurs se dégoûteront de ces protestations inutiles, ils se désinté-
resseront des affaires publiques, et ils apprendront à s'abstenir,
comme on fait dans les pays centralisés. Il en serait tout autrement
si, au lieu de soumettre les lois fédérales à une ratification gé-
nérale et théorique, on les livrait à la discussion des législatures
79à REVUE DES DEUX MONDES.
canlonales, suivant le système appliqué en Amérique aux amende-
mens constitutionnels. De cette façon, les cantons pourraient étu-
dier sérieusement les lois qui leur seraient soumises» les discuter,
les approfondir et se les approprier réellement, ou même, en cas de
refus, formuler leurs objections d'une manière utile; malgré tout,
les cantons et leurs législatures resteraient des foyers de vie poli-
tique. Les droits cantonaux et populaires seraient encore mieux
garantis, si l'on introduisait dans la constitution un mode de pro-
cédure qui permît aux cantons et au peuple de provoquer en cas de
dissentiment la réélection des chambres fédérales. Ce serait là une
sauvegarde plus efficace et d'un usage plus fréquent que le droit
d'initiative. Les chambres fédérales auront rarement besoin d'être
stimulées, elles auront plus souvent besoin d'être retenues, elles
mettront plus de prudence dans leurs innovations centralisatrices
quand elles se sentiront tous les jours exposées au blâme et au dé-
saveu de leurs commettans.
Voilà l'espèce de rcferendum qu'il pourrait être utile d'établir.
Quant à la forme actuelle, on devrait y renoncer, même pour les
modifications apportées à la constitution fédérale. La double majo-
rité du peuple et des cantons n'est même pas suffisante pour sanc-
tionner des mesures aussi importantes que l'adoption d'une con-
stitution nouvelle. Cette procédure expose le pays à se laisser
surprendre sans réflexion par le vote d'une majorité minime; elle
oblige les partis à se livrer les uns aux autres de grandes batailles
sans résultat, qui alarment les intérêts, ameutent les passions, et
laissent parfois en suspens les questions qu'il s'agit de résoudre.
Quand il faut qu'une nation se décide ainsi sur-le-champ, sans dé-
lai, sans prendre le temps de se renseigner, sans donner aux opi-
nions le temps de mûrir, elle ne prend que des résolutions provi-
sou'es et la plupart du temps sans lendemain. La constitution des
États-Unis est beaucoup plus sage lorsqu'elle exige que les amen-
demens constitutionnels, pour avoir force de loi, obtiennent d'abord
dans le congrès la majorité des deux tiers, et qu'ensuite ils soient
ratifiés par les trois quarts des états. Elle évite ainsi les dangers
des solutions trop précipitées; il n'y a que les réformes vraiment
mûres qui puissent franchir avec succès toutes ces épreuves. Il se
passe quelquefois des années entières avant qu'elles ne soient défi-
nitivement adoptées; pendant ce temps, l'opinion se forme et les
résistances s'atténuent. On n'a pas à craindre les mesures hâtives,
acceptées par entraînement ou par intimidation, ou les rejets in-
considérés sur lesquels il faut aussitôt revenir. On s'épargne enfin
la fatigue et le péril de ces grandes batailles plébiscitaires qui ne
sont la plupart du temps qu'une duperie, même dans les pays cen-
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 795
tralisés où elles se livrent sur le nom d'un homme, et à plus forte
raison dans les républiques fédératives, où elles ont pour objet
des intérêts compliqués et des droits souvent obscurs.
Une dernière question restait à résoudre aux auteurs de la révi-
sion constitutionnelle. La votation populaire sur le projet qu'ils
avaient élaboré se ferait-elle en bloc, ou, comme on dit à Berne,
inglobo? se ferait-elle au contraire par groupes? Il est bien évi-
dent que la votation par groupes est la seule qui sauvegarde la
liberté du citoyen et qui puisse donner des résultats sérieux. La
votation en bloc peut décider l'homme de parti à voter l'ensemble
d'un projet dont quelques fragmens flattent son intérêt ou sa pas-
sion, mais elle empêche l'homme prudent et consciencieux de se
prononcer librement; chez un peuple sage et réfléchi, elle doit
donner des résultats négatifs. Pour bien faire, il aurait fallu pou-
voir voter séparément sur chaque article; mais le vote en bloc per-
mettait aux révisionistes des combinaisons et des coalitions d'inté-
rêts dont le succès leur semblait Infaillible. A la faveur de cette
confusion soigneusement entretenue entre les afl'aires militaires et
le droit civil, entre les chemins de fer et les questions religieuses,
à l'aide de quelques concessions et de quelques avantages particu-
liers faits à tel ou tel canton, à telle ou telle classe, à telle ou telle
confession religieuse, ils espéraient pouvoir grouper autour d'eux
la grande industrie et le radicalisme avancé, la grande finance et
l'état-major fédéral, les juifs et les catholiques. Il faut avouer, en
toute justice, qu'ils n'avaient rien négligé; le sursis de vingt ans
accordé aux ohmgeld, les subventions octroyées pour l'entretien
des routes alpestres, étaient autant d'appâts destinés à attirer les
petits cantons et à les décider à trahir leurs intérêts politiques.
C'est là ce qui a perdu les révisionistes, au rebours même de leurs
prévisions; ils ne sont parvenus, à force d'habileté, qu'à donner à
leur entreprise le caractère d'une intrigue de bas étage, et en ré-
ponse à la coalition qu'ils avaient formée, il s'en est fait une autre
qui s'est trouvée la plus forte.
Le plébiscite du 12 mai de l'année dernière a été, comme on s'en
souvient, une surprise pour tous les partis. Les révisionistes se
croyaient sûrs du succès; ils n'avaient pas craint d'engager et de
compromettre avec eux la dignité du gouvernement fédéral. Les
présidens des deux chambres fédérales avaient adressé au peuple
suisse une proclamation pompeuse qui se terminait par des paroles
presque comminatoires. La presse révisioniste, exploitant les plus
aveugles passions populaires, s'était eflbrcée de réveiller les haines
religieuses et d'évoquer le spectre noir. Malgré tous ces efforts, la
révision succomba dès la première épreuve, et elle fut rejetée au
796 REVUE DES DEUX MONDES.
vote populaire par une majorité de 5,000 voix sur 516,000 votans.
La victoire était mince et grandement disputée; mais, comme elle
était inattendue, elle mit le parti fédéraliste en fête. On s'en exa-
g^!ra volontiers les conséquences, et l'on se plut à considérer comme
un échec irrémédiable ce qui n'était aux yeux de tous les hommes
clairvoyans qu'un ajournement de quelques mois.
YI.
Où est la majorité véritable? Est-elle du côté des révisionistes ou
du côté des fédéralistes? Question douteuse, même après le plébis-
cite du 12 mai , et que les dernières élections au conseil national
paraissent avoir tranchée cette fois dans le sens de la révision. Les
vaincus du 12 mai avaient été surpris, mais non pas découragés de
leur échec. Ils n'ont pas perdu un moment pour rassembler et réor-
ganiser leurs forces; après tout, ils comptaient près de la moitié du
peuple suisse, et ils pouvaient attendre le secours du temps. De
leur côté, les fédéralistes, sentant eux-mêmes la fragilité de leur
victoire, et prévoyant que la révision ne tarderait pas à reparaître,
travaillaient à désintéresser l'opinion publique en accomplissant
eux-mêmes, par la voie de la législation cantonale, les réformes
qu'ils n'avaient pas voulu recevoir des mains de la constitution fé-
dérale. Le canton de Vaud , qui s'était montré l'un des plus ardens
contre la révision, décidait, entre autres choses, l'assimilation ab-
solue des Suisses établis aux citoyens du canton pour la participa-
tion à l'administration communale; il décidait également que l'état
devait prendre à sa charge et centraliser dans ses mains la plus
grande partie de l'équipement militaire. A Lucerne, à Fribourg,
dans le Valais, dans les Grisons, même à Zurich et à Berne, des as-
sociations se formaient pour stimuler l'esprit réformateur au sein
des législations cantonales. Les fédéralistes espéraient ainsi prendre
les devans sur leurs adversaires et enlever tout prétexte sérieux à
tout nouvel essai de révision.
Leurs espérances ont été déçues. Les élections au conseil na-
tional ont donné une majorité hautement révisioniste. Les conser-
vateurs, qui se sont trouvés en majorité le 12 mai dernier, ne pos-
sèdent qu'un tiers du nouveau conseil, puisque sur 135 membres
il y en a 90 qui sont favorables à la révision; au conseil des états,
ils gardent leur majorité de 24 voix contre 20. Quand les deux
chambres se réunissent en assemblée fédérale, les révisionistes sont
encore en majorité, car ils ont 110 voix contre 69. Il est évident
que dans ces conditions la révision n'est qu'ajournée, et que, si les
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 797
fédéralistes ne se hâtent pas de l'accomplir de leurs propres mains,
elle ne tardera pas à reparaître, revue et augmentée par ses pre-
miers auteurs. »
Assurément l'échec des conservateurs tient beaucoup à l'imper-
fection du système électoral et à l'oppression, plus choquante en-
core dans les pays fédératii's que dans les autres, des minorités par
les majorités locales; rien ne porte à croire que le plébiscite du
12 mai, s'il se renouvelait à cette heure, donnerait des résultats
différens. Au contraire, dans les cantons acquis à la révision les
suffrages donnés aux révisionistes ont sensiblement diminué; au
lieu de 193,000, on n'en compte plus que 160,000. D'autre part,
des majorités assez faibles ont décidé d'un grand nombre d'élec-
tions : à Argovie par exemple, où l'on a compté 2A,962 révisionistes
contre 15,289 fédéralistes, ces derniers ne sont pourtant représen-
tés que dans la proportion de 1 contre 9; à Soîeure, ils sont 5,966
contre 9,610, et ils ne sont pas représentés du tout; à Saint-Gall,
c'est pis encore : la députation du canton compte 9 révisionistes et
un seul conservateur, quand la majorité des révisionistes n'est que
d'une trentaine de voix. Tout ceci prouve seulement qu'il y a une
réforme à ajouter au projet de révision, celle de la loi électorale, et
il n'en est pas moins vrai que les révisionistes gagnent du terrain,
puisqu'ils n'en ont point perdu.
Grâce à leur petite majorité dans le conseil des états, les fédé-
ralistes se trouvent encore en mesure d'arrêter le travail de la ré-
vision. Il ne faut pourtant pas qu'ils en abusent, car en repoussant
tout arrangement ils ne feront, comme on dit familièrement, que
reculer pour mieux sauter. Les vieilles institutions cantonales sont
assurément très respectables et très précieuses; elles ont été le ber-
ceau des libertés de la Suisse, en un temps où la vie des peuples
libres se renfermait volontiers dans un étroit espace et gravitait
tout entière autour du clocher d'une ville ou dans les frontières
resserrées d'une vallée de montagnes; mais aujourd'hui, en pré-
sence du grand développement de la civilisation moderne, elles
sont insuffisantes pour les abriter. Les cantons sont pour la plu-
part trop petits pour se suffire à eux-mêmes, et c'est là ce qui
rend la centralisation inévitable. Si les cantons étaient, comme
dans la confédération américaine, de grands états peuplés comme
des royaumes, et s'il y régnait cette uniformité politique et morale
qui est le privilège des nations nouvelles, le, maintien du régime
fédératif dans toute sa pureté y serait beaucoup plus facile. Il n'en
est malheureusement pas ainsi. Si les fédéralistes veulent éviter la
complète destruction des cantons, s'ils ne veulent pas, suivant une
de leurs expressions, que « tout marche dans la confédération comme
798 REVUE DES DEUX MONDES.
sur les chemins de fer, à l'heure de Berne, » il faut qu'ils sachent
faire la part du feu et payer la rançon de leur indépendance.
Il faut surtout que les deux partis s'entendent pour faire taire
l'expression bruyante de deux passions profondément dangereuses,
et qui, si elles venaient à s'envenimer, seraient la perte certaine de
la Suisse : nous voulons parler des haines de race et des haines de
religion. Les haines religieuses ne peuvent être apaisées que par la
séparation de l'église et de l'état; les fédéralistes protestans de-
vraient le comprendre, au lieu de refaire gauchement à leur usage
la constitution civile du clergé. Quant aux guerres de races, il suffit
pour les éviter d'un peu de patriotisme et de bon sens. Il y a quel-
que temps, M. Feer-Herzog, président du directoire révisioniste et
du grand-conseil d'Argovie, prononçait un discours plein de fiel, où
il reprochait aux WdcJies de la Suisse romande d'avoir « commis
le forfait d'exciter les inimitiés de race » pour s'en servir contre le
parti de la révision. Que les fédéralistes se gardent bien de suivre
ce triste exemple, et, quand même ils auraient contre eux tous les
cantons de langue allemande, qu'ils ne trahissent jamais la natio-
nalité suisse pour se faire Italiens ou Français!
Ces antipathies et ces affinités de races sont d'ailleurs plus appa-
rentes que réelles. Au début de la guerre franco-prussienne, les
amis de la Prusse étaient plutôt dans les populations de race fran-
çaise et voisines de nos frontières, les amis de la France dans les
populations de race germanique et voisines de l'Allemagne. On
comprend aisément pourquoi : étant également jalouses de leur in-
dépendance nationale, ces populations se défiaient surtout de leurs
voisins les plus proches, de ceux par qui elles craignaient d'être
absorbées ou conquises. Elles défendaient, le^ unes et les autres,
leur famille d'adoption contre leurs frères étrangers. Ce qui anime
aujourd'hui les cantons romands contre l'Allemagne, ce n'est pas
l'amour du nom français, c'est la crainte d'une centralisation qui
les obligerait à se germaniser pour prendre part à ses avantages.
Cette crainte est d'autant plus vive aujourd'hui qu'un certain de-
gré de centralisation semble devenir plus inévitable, et que l'an-
cienne neutralité de la Suisse paraît plus compromise au dehors.
Loin de voir dans les mesures qu'on leur propose les moyens de
conjurer le péril qui menace leur pays, les fédéralistes se crampon-
nent aux traditions cantonales, et repoussent toute expérience aven-
tureuse comme une nouvelle source de dangers. Quant à être Fran-
çais ou Allemands, comme ils s'en adressent mutuellement l'injure,
c'est une calomnie de part et d'autre; ils ne sont pas autre chose
que Suisses, et ils sauront le prouver quand l'heure viendra.
Il ne faut pas méconnaître d'ailleurs que la victoire de l'Aile-
LA SUISSE ET SA CONSTITUTION. 799
magne et reffacement volontaire des gi'andes puissances euro-
péennes ont gravement altéré la situation des petites puissances
neutres; elles sont maintenant comme entraînées malgré elles dans
le mouvement européen. Si une nouvelle guerre éclatait, il ne se-
rait pas très prudent de leur part de se fier à la neutralité qui les
protège; elles seraient peut-être obligées de prendre parti pour
sauver leur existence môme, et de devenir les humbles satellites de
quelqu'une des grandes puissances belligérantes, pour ne passe
laisser broyer entre leurs voisines. Grâce à sa position géogra-
phique, la Suisse est peut-être moins exposée à ce péril que telle
autre, la Belgique par exemple ou la Hollande, mais elle doit ce-
pendant s'y préparer. D'autre part , si elle renforce son état mi-
litaire et si elle centralise son gouvernement, elle semble accepter
cette situation nouvelle, et dans une certaine mesure elle l'ag-
gi'ave. Elle se condamne pour ainsi dire elle-même à prendre une
part active dans les guerres européennes, elle renonce à une neu-
tralité qui est peut-être encore sa dernière sauvegarde.
On le voit, la Suisse subit en ce moment le sort commun de
toutes les nations de l'Europe. Elle ne saurait échapper, ni au de-
dans ni au dehors, à une crise redoutable et décisive. Pour elle, les
dangers intérieurs et les dangers extérieurs se compliquent d'une
manière alarmante. Ce sont les événeniens du dehors qui ont pré-
cipité et envenimé la crise constitutionnelle. Ce sont les déchire-
mens intérieurs qui peuvent à l'occasion provoquer les interven-
tions étrangères, et qui encouragent les spéculations de la politique
allemande. Voilà ce que personne ne devrait oublier en Suisse, et
ce qui doit rester toujours présent à l'esprit de la politiqne fran-
çaise.
Que les catholiques et les protestans, les conservateurs et les ra-
dicaux, les Welches et les Germains, se pénètrent de cette vérité :
toute discorde grave serait en ce moment la ruine de leui' patrie
commune. Il ne s'agit pas ici d'une guerre de races ou d'une guerre
de religion, ni du triomphe d'une théorie politique sur une autre;
il s'agit, pour qui sait alier au fond des choses, de leur indépen-
dance et de leur nationalité à tous. Il ne faut à aucun prix qu'ils
se passent la fantaisie d'une révolution violente dans l'état actuel
de l'Europe. Il ne faut pas que les Français eux-mêmes, voisins et
amis de la Suisse, cèdent au vain plaisir de retrouver dans ce petit
pays l'écho de leurs ressentimens patriotiques. Si l'antagonisme
qui règne depuis un an entre les deux moitiés de la nation suisse
s'aigrit et se prolonge, il amènera forcément une pacification impo-
sée par l'Allemagne; si une guerre intérieure venait à éclater entre
les cantons à la mode du temps passé, elle aboutirait à un déraem-
800 REVUE DES DEUX MONDES,
brement que la France verrait avec chagrin, et dont elle ne pour-
rait ni ne voudrait profiter. Le seul service que nous demandions à
la Suisse de nous rendre, c'est de rester unie sans acception de race
ou de langue, et de défendre obstinément son indépendance contre
quiconque osera l'attaquer.
Ce devoir, nous sommes convaincus qu'à l'occasion elle n'y fail-
lira pas. Le premier effet de l'intervention étrangère serait de
réunir tous les partis contre l'ennemi commun. Devant un nouveau
Charles le Téméraire, on verrait se renouveler sans doute les luttes
héroïques de Granson et de Morat; mais ce n'est pas assez d'être
prêt à s'ensevelir sous les ruines de la patrie : il vaut mieux éviter
dès à présent toutes les causes de division dont l'ennemi pourrait
profiter. Que les uns montrent plus de patience et plus d'indulgence
pour des institutions séculaires, que les autres montrent un sage
esprit de conciliation et de concession aux idées du jour; qu'en
s'appropriant les réformes utiles que peut contenir l'œuvre de la
révision, ils sachent leur enlever tout caractère hasardeux et révo-
lutionnaire; que surtout le grand intérêt de la défense nationale
cesse d'être obscurci par des intérêts secondaires, et la constitution
fédéiale pourra encore servir d'abri pendant longtemps à une na-
tion vraiment libre, vraiment républicaine, de tout temps chère à
la France, indispensable maintenant à sa sûreté, utile d'ailleurs à
la paix de l'Europe, utile surtout par le bon exemple qu'elle donne
aux autres peuples. Non, le fier esprit d'indépendance et de liberté
républicaine qui au milieu de l'anarchie du moyen âge a rassem-
blé quelques peuplades.de bergers et de paysans pour en faire le
noyau d'une grande nation ne saurait être étouffé sans résistance
par le caporalisme prussien. La Suisse s'est laissé dominer par Bo-
naparte, parce qu'il lui apportait, pour la séduire, les exemples et
les promesses de la révolution française ; mais elle ne se laissera
pas asservir par le cés-arisme bâtard devant lequel l'Europe s'incline
aujourd'hui. Si après le xvm* siècle, qui a vu le partage de la
Pologne, le xix'' siècle était condamné à voir le démembrement de
la Suisse, ce serait à désespérer de la civilisation moderne et à rou-
gir du temps où nous vivons. Si jamais cette profanation venait à
être commise, la France du moins n'en serait pas la complice. Mal-
gré nos revers, malgré notre affaiblissement passager, malgré notre
désir d'éviter toute nouvelle cause de guerre et toute nouvelle oc-
casion de dépenses, la Suisse peut être certaine que son ancienne
alliée lui reste fidèle.
Erne&t Duvergier de Hauranne.
L'ENSEIGNEMENT EXCEPTIONNEL
II.
L'INSTITUTION DES JEUNES AVEUGLES.
I.
Un pauvre tisserand de Saint- Just-lès-Marais, petite bourgade
de Picardie, fut le père de deux hommes dont la France peut à bon
droit s'enorgueillir : l'un, René Haiiy, découvrit la loi constitutive
de la formation des cristaux naturels; l'autre, Yalentin, inventa la
méthode d'enseignement qui devait rendre en partie aux aveugles
le rang dont leur infirmité les avait exclus. Celui-ci était une nature
singulièrement douce, naïve et assez incomplète; à distance, lors-
qu'on lit ses ouvrages, sa biographie, les quelques lettres autogra-
phes que l'on possède encore, il apparaît comme un théoricien in-
génieux et persistant, mais incapable de résoudre les problèmes les
plus simples de l'administration la moins compliquée. On reconnaît
que, s'il eut l'honneur de fonder la première institution d'aveugles
travailleurs, il ne put jamais parvenir à la diriger convenablem.ent.
II a raconté lui-même dans quelle circonstance l'idée lui vint de
faire pour les aveugles ce que l'abbé de l'Épée faisait pour les
sourds-muets. En 1784 , il assistait à un concert donné par une
dizaine d'aveugles qui, les yeux dissimulés derrière des lunettes,
placés en face de pupitres où s'étalaient des cahiers de musique,
écorchaient des airs qu'ils jouaient sans rhythme ni mesure. Tout
en écoutant ce charivari, il se souvint qu'un jour, lorsqu'il ve-
nait de faire l'aumône à un aveugle, celui-ci l'avait appelé et lui
avait dit : « Vous avez cru me donner un sou tapé , et vous m'a-
vez remis un petit écu; » il en conclut que les êtres privés de la
TOME CIY. — 1873. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
vue acquéraient facilement une délicatesse de toucher qui les aidait
à distinguer les objets presque à coup sûr. C'était là une observa-
tion que tout le monde avait déjà faite; mais il en tira cette consé-
quence, que, si un aveugle reste aveugle en présence d'une surface
exactement plane, il peut devenir voyant lorsqu'on lui met sous les
mains un relief appréciable. Une lettre imprimée est sans significa-
tion pour un aveugle, une lettre gauffrée lui offrirait un sens. Il
s'agissait donc d'avoir à l'usage des hommes frappés de cécité des
livres imprimés en lettres saillantes. Les exemples de lecture, au
lieu d'être exposés aux yeux des élèves, seraient placés sous leurs
doigts. Ce fut là l'idée à la fois très ingénieuse et très simple d'où
sortit une série d'exercices raisonnes qui devaient donner corps à
une nouvelle théorie d'enseignement exceptionnel.
Cette conception s'empara de Yalentin Hauy avec une extrême
intensité; mais la théorie ne suffisait pas : il voulut se prouver à lui-
même par la pratique qu'il était sur la voie d'une découverte réel-
lement féconde. Il se mit en quête de son premier élève; naturelle-
ment ce fut aux portes des églises qu'il fit ses recherches. En effet,
à cette époque les aveugles sans ressources, ne pouvant ni travailler
ni s'instruire, en étaient réduits à s'adresser à la charité publique;
ils n'avaient qu'une seule profession, celle de mendians. Ils appar-
tenaient presque tous à cette vaste corporation dont le conseil capi-
tulaire siégeait aux Quinze- Vingts, dans l'hôpital célèbre que saint
Louis avait non pas fondé, mais considérablement augmenté par
les constructions qu'il avait fait élever sur l'emplacement du Champ-
Pourri. Ils avaient, depuis l'origine même de l'établissement, des
crieurs spéciaux qui s'en allaient par les rues et sollicitaient à
haute voix la commisération des passans en faveur de l'œuvre. Dans
ses Contes et fabliaux, Guillaume de la Villeneuve a dit :
A.... cxier mètent grant paino,
Et li avugle a haute halainc :
Du pain à cels de champ-porri!
Les pensionnaires, les associés des Quinze-Vingts portaient une
tirelire à la main, et sur la poitrine, à gauche, une fleur de lis qui
leur avait été concédée par acte authentique de Philippe le Bel en
1312 : ils avaient le privilège de placer un tronc à leur profit dans
toutes les églises de France; de plus on leur adjugeait aux enchères
le portail des églises de Paris. Ils n'étaient donc pas tolérés « au
bénitier » à titre courtois, conime on pourrait le croire et comme on
le voit de nos jours; ils y étaient en vertu d'un droit acquis à beaux
deniers comptans qui, remis à la caisse de l'hospice, servaient à
soulager les aveugles dénués (1). Valentin Haûy découvrit à Saint-
Ci) Mémoires de l'abbé Georgel, Paris 1820, t. I", p. 485,
l'institution des jeunes aveugles. 805
Germain-des-Prés un jeune mendiant de seize ans, nommé François
Lesueur, dont l'intelligence paraissait assez vive, et qui était aveugle
depuis l'âge de dix-huit mois. Ce ne fut pas sans peine qu'il lui
persuada de le suivre; l'enfant faisait de bonnes recettes, et, avant
de jeter la tirelire aux orties, il se fit assurer par son futur bienfai-
teur une somme quotidienne égale aux aumônes que chaque jour il
recueillait. Yalentin Haûy avait eu la main heureuse : en six mois,
Lesueur lisait, calculait et savait un peu de musique.
Tout en débrouillant les premières idées de son élève, tout en
lui apprenant à reconnaître par le toucher la forme des lettres en
relief qu'il avait fait exécuter et avec lesquelles il lui enseignait
à composer des phrases, Yalentin Haûy étudiait les procédés que
quelques aveugles avaient inventés pour eux-mêmes, entre autres
celui de l'aveugle du Puiseaux et celui de Saunderson, dont Dide-
rot a parlé, qui avait imaginé une véritable machine à calculer à
Cambridge, où il était professeur de mathématiques; mais il était
surtout attiré par une demoiselle Paradis, née à Vienne en Autriche,
pianiste assez remarquable, et qui était alors fort à la mode à Pa-
ris, où elle était arrivée en 1783. De larges pelotes en forme de vo-
lumes in-quarto, sur lesquelles elle piquait des épingles, lui ser-
vaient à noter les sonates qu'on lui dictait, et qu'ensuite elle
apprenait par cœur à l'aide de ses doigta. Ses connaissances en
géographie étaient assez étendues : elle les devait à un nommé
Weissenbourg, aveugle de Manheim, homme ingénieux qui avait
fait confectionner pour lui des cartes en relief, où les limites des
états étaient indiquées par des chenilles de soie, les villes par des
perles de différente grosseur, les mers par un vernis très poli,
les terrains par du grès pilé menu. M"" Paradis excitait une vive
curiosité : la lettre de Diderot sur les Aveugles était encore dans
toutes les mémoires; Yalentin Hauy s'appropria une partie de ces
procédés, il les développa, et, tant par expérience que par inven-
tion, il créa sa méthode. Telle qu'elle est, elle nous paraîtrait bien
primitive, car elle a été singulièrement améliorée; elle n'en est pas
moins l'œuf même qui contenait en germe les perfectionnemens qui
la rendent si précieuse aujourd'hui.
Haûy commença par déterminer le caractère dont la forme est le
plus facilement perceptible au toucher : il élimina le romain, qui
est carré et amène des confusions entre certaines lettres, telles que
Vn, Vm, Yu; il rejeta l'italique, dont les longues queues et l'attitude
penchée peuvent être une cause d'erreur, et il s'arrêta définitivement
à une bâtarde droite, qu'on appelait alors l'écriture française, et à
laquelle nous devons les beaux manuscrits du xvn^ siècle. Il avait
remarqué que l'épreuve d'imprimerie faite à la brosse porte au verso
un relief assez accentué, qui reproduit à l'envers les lettres noires du
SOll REVUE DES DEUX MONDES.
recto; il comprit dès lors qu'il était facile de donner aux caractères
une saillie qui suffirait à les rendre distincts au toucher. 11 fit donc
fondre des caractères directs (1); mis en forme et placés sous la
presse, ils se moulaient sur un papier fort, préalablement très mouillé
et maintenu par deux ou trois feutres épais qui permettaient à la
pénétration de s'exercer en toute liberté. Il imprimait la musique de
la même façon. Il voulut aussi apprendre à écrire aux aveugles; là
il fut moins heureux. Il eut beau inventer un cadre qui contenait la
feuille de papier, une règle mobile qui servait de point d'appui à la
main, une encre très épaisse mêlée de gomme adragante et qu'on
saupoudrait de grès porphyrisé; il ne réussit jamais qu'imparfaite-
ment. L'aveugle écrivait tout de travers, les lettres chevauchaient
les unes par-dessus les autres, et le plus souvent il ne parvenait
pas à se relire. C'était donc là un tour de force plus curieux pour
les spectateurs qu'utile pour l'infirme lui-même. Aussi presque tous
les aveugles préféraient se servir de lettres mobiles qu'ils assem-
blaient sur des tablettes disposées de telle sorte que la queue des
caractères pouvait être engagée dans des entailles.
Toutes ces inventions étaient immédiatement expérimentées par
Lesueur, dont les progiès confirmaient les théories du maître. La
période des tâtonnemens avait pris fin; il fallait appeler le public à
juger l'œuvre entreprise, et les aveugles à en profiter. Yalentin
iïaiiy obtint que l'Académie des Sciences, avec laquelle il fut mis en
rapport par son frère, examinerait son élève. Lesueur fit merveille;
il lut, il écrivit, il calcula. Une commission composée de Desma-
rets, Demours, \icq-d'Azir et Larochefoucauld-Liancourt, rappor-
teur, fut chargée d'apprécier le mémoire ei la méthode présentés
par Yalentin Hauy. Le rapport fut lu le 16 février 1785; la copie
que j'ai sous les yeux est certifiée conforme et signée par a le mar-
quis de Gondorcet. » Il est élogieux sans restriction : il rappelle les
procédés dont quelques aveugles ont fait usage pour eux-mêmes, et
il ajoute : « Mais personne n'avait encore songé à rassembler ces
différens moyens, à les discuter et à former une méthode suivie et
complète pour faciliter à une portion malheureuse de l'humanité
l'acquisition des connaissances que la privation du sens le plus né-
cessaire leur refusait, et pour leur ouvrir, s'il est permis de parler
ainsi, l'entrée de la société des autres hommes. » Ce fut là en effet
la mission de Yalentin Haûy, et elle suffît pour assurer sa gloire.
L'attention du public était excitée par la nouvelle découverte; la
Société philanthropique accorda une pension de 12 livres par tête
et par mois à quelques aveugles dont elle confia l'éducation à Va-
(1) Sur les caractères d'imprimerie ordinaires, les lettres sont gravées à l'envers; les
caractères directs les présentent telles qu'elles doivent être placées pour être lues.
l'institution des jeunes aveugles. 805
lentin Haiiy. Celui-ci ouvrit rue Coquillière une école qui ne tarda
pas à être connue dans Paris. Aux études de la grammaire, de la
géographie et de la musique, le fondateur ajouta l'apprentissage de
quelques métiers faciles, le tricot, le filet, la corderie, la sparterie,
l'empaillage des chaises, la fabrication des fouels au boisseau, et
même l'imprimerie. On donnait quelques séances publiques qui at-
tiraient la foule. Bachaumont cite celle du 1" mars 1785, et rap-
})elle un impromptu de Théveneaa sur les sourds - muets et les
aveugles-nés, qui se termine ainsi :
Mais dans ce siècle ingénieux,
Où l'homme enfante des merveilles,
Les yeux remplacent les oreilles,
Le toucher remplace les yeux.
A cette date, on connaît le personnel de l'école; il se compose de
13 enfans, dont h filles et 9 garçons. Un an après, il était presque
doublé ; en effet, le lieutenant de police Lenoir, dont le nom se
trouve mêlé à tant de bonnes œuvres, parla de cette « nouveauté »
à M. de Vergennes; Louis XVI fut prévenu, il désira voir les aveu-
gles travailleurs. Valentin Haiiy ne se fit pas prier, et se transporta
en décembre 1786 avec ses vingt-quatre élèves à Versailles; ils
furent hébergés pendant quinze jours, et étonnèrent tout le monde
par leurs exercices. Cependant l'espoir conçu par Valentin Haiiy
que le roi prendrait l'institution sous sa protection ne fut pas réa-
lisé; elle restait toujours à la charge de la Société philanthropique,
et avait été, pour cause d'agrandissement, transportée rue Notre-
Dame-des-Victoires, dans l'espace qui s'étend aujourd'hui derrière
la Bourse. On y ouvrit une imprimerie ordinaire, qu'il fallut bientôt
fermer, car elle coûtait plus qu'elle ne rapportait, et l'on ne con-
serva que les ateliers où se faisait l'estampage des caractères en
relief. L'émotion causée à cette époque par les résultats des mé-
thodes de l'abbé de l'Épée et de Valentin Haiiy fut assez vive pour
qu'on agitât cette question de savoir si la suppression d'un sens ne
constituait pas à l'infirme une supériorité intellectuelle sur les
autres hommes !
La révolution décida du sort de l'institution des aveugles tra-
vailleurs, et, la plaçant sous la direction de l'état, la mit à même
de traverser les mauvais jours qui l'attendaient. Une loi du 21 juil-
let 1791 déclara que l'institution serait désormais un établissement
public; une seconde loi du 28 septembre y fonda des bourses, et
attribua une subvention à Valentin Haiiy. On réunit momentané-
ment les aveugles aux sourds-muets dans l'ancien couvent des
Célestins; mais en 179/i on les installe rue des Lombards, au coin
de la rue Saint-Denis, dans la maison des Filles Sainte-Catherine.
806 REVUE DES DEUX MONDES.
Ils n'y restèrent pas longtemps. Dès 1800, aux premiers jours du
consulat, on les jette aux Quinze-Vingts, où ils occupent un quartier
à part. L'école devenait hospice, c'était la détruire. Valentin Haûy
n'était point un homme de lutte, sa nature presque timide s'ef-
frayait promptement. Il sollicita une destinée meilleure pour ses
enfans, et ne put rien obtenir. Bonaparte n'aimait point ceux qu'il
appelait des idéologues : or le pauvre Valentin Haûy en était un; il
avait été théophilanthrope, il avait porté la robe blanche et avait
marché derrière le grand pontife Larevellière-Lépeaux dans les
innocentes et puériles cérémonies dont Notre-Dame avait été le
théâtre. Larevellière avait tenu rigueur au consulat. Valentin Haiïy
fut-il soupçonné d'opposition, prouva-t-il une incapacité adminis-
trative trop absolue? Je ne sais, mais le sort ne fut doux ni pour
ceux qui avaient inspiré tant d'intérêt dix ans auparavant, ni pour
leur maître. Celui-ci, fort attristé, n'ayant d'autres ressources
qu'une pension de 2,000 francs, ouvrit une école particulière rue
Sainte-Avoye sous le titre un peu prétentieux de Muséum des
Aveugles, et ne réussit qu'à faire des dettes, qui aggravèrent sa si-
tuation, déjà fort gênée. Il fut pris de découragement et quitta la
France en compagnie d'un de ses élèves nommé Fournier, qu'il ai-
mait beaucoup. A Berlin, il fonda une école qui prospéra, et, se diri-
geant vers Saint-Pétersbourg, où il était appelé, il s'arrêta à Mittau
pour rendre ses devoirs au comte de Provence. C'était le 7 sep-
tembre 1806; Fournier, qui ne .quittait point son maître, après avoir
exécuté différens exercices en présence de Monsieur, écrivit cette
phrase doublement prophétique : « sera-ce donc sous le règne de
Louis XVIII que l'établissement des aveugles travailleui's arrivera à
sa perfection? » Revenu en France après la seconde restauration,
Valentin Haïiy s'adressa au duc de Richelieu et lui demanda pour
toute faveur d'être nommé instituteur honoraire des jeunes aveugles.
Ce très modeste rêve ne paraît pas avoir été réalisé. 11 vivait fort
retiré chez son frère au Jardin des Plantes. On ne fit guère attention à
lui; sa modestie devient de l'humilité, et dans une lettre autographe
datée du 18 février 1818 il écrit : « Je sais qu'on dit de moi : c'est
un vieil imbécile qui n'est plus bon à rien. » 11 végéta pendant
quelques années, et mourut le 18 mars 1822, précédant son frère,
qui le rejoignit le 3 juin suivant.
Louis XVIII, de retour en France, n'avait point oublié la scène
de Mittau; par ordonnance royale du 8 février 1815, il arracha les
jeunes aveugles à l'hospice des Quinze- Vingts, leur créa une existence
indépendante, et fit mettre à leur disposition, dans la rue Saint-
Victor, l'ancien collège des Bons-Enfans, qu'on nommait aussi le
séminaire Saint-Firmin. Là du moins ils étaient soustraits au contact
périlleux des mendians, ils étaient chez eux, et pouvaient reprendre
]
l'institution des jeunes aveugles. 807
l'enseignement, qui pendant une quinzaine d'années avait été sin-
gulièrement négligé. Toutefois il s'en fallait de beaucoup que leur
nouvelle maison fût convenablement disposée pour eux. On les avait
installés, vaille que vaille , dans de vieux bâtimens humides, mal
aérés, utilisés après coup, étroits, et particulièrement malsains
pour des enfans naturellement faibles et presque toujours maladifs.
Des rapports officiels, rédigés par des savans autorisés, constatent
l'insalubrité de l'institution de Saint-Victor à plusieurs reprises,
notamment le 8 mai 1821 et le h décembre 1828; on paraît s'émou-
voir, on propose plusieurs emplacemens, celui entre autres qui est
maintenant occupé par le collège Stanislas, rue Notre-Dame-des-
Ghamps; la révolution de juillet emporte les idées vers d'autres su-
jets, et l'on oublie les jeunes aveugles. Le 29 février 1832, le mi-
nistre des travaux publics déclare que « l'établissement est dans
une situation déplorable et qu'il tombe en ruines. » Un tel état de
choses demande un remède immédiat; celui qu'on imagine est pire
que le mal : on propose de réintégrer ces malheureux aux Quinze-
Yingts, non pas transitoirement, jusqu'à ce que l'on ait découvert
un local convenable pour eux, m-ais d'une façon définitive. La lutte
fut longue et assez vive; fort heureusement la raison et l'humanité
triomphèrent. Le 14 mai 1838, M. de Montaiivet fit passer une loi
que Lamartine appuya de son éloquence; l'état était autorisé à
acquérir des terrains sur le boulevard des Invalides et à y faire éle-
ver un établissement qui serait spécialement consacré aux jeunes
aveugles. M. Dufaure, ministre des travaux publics, posa solennel-
lement la première pierre le 22 juin 1839, et les élèves purent
prendre possession de leur nouvelle demeure le 9 novembre 18Zs3.
C'est un des rares monumens de Paris qui ait été construit dans un
dessein défini, et qui ait été approprié aux besoins qu'il devait sa-
tisfaire.
II.
L'institution est absolument isolée ; elle est sertie dans un cadre
formé par le boulevard de^ Invalides, la rue de Sèvres, la rus Duroc
et la rue Masseran. L'école des jeunes aveugles a été plus favorisée
que la maison des sourds-muets, car au milieu de la cour d'entrée
s'élève la statue de Valentin Haûy considérant François Lesueur,
qui épelle le nom du bienfaiteur. Un bâtiment destiné aux services
généraux sépare l'établissement en deux parties égales; celle de
droite est attribuée aux garçons, celle de gauche est réservée aux
filles. Une longue galerie, qui a. quelque chose de claustral et qui
par hasard n'est pas peinte en jaune, donme accès aux quartiers des
élèves. Dès qu'on a franchi la porte de l'école proprement dite, il
808 REVUE DES DEUX MONDES.
suffit de regarder le grand escalier pour reconnaître qu'on est chez
des aveugles. En effet, les degrés ne sont pas, comme d'habitude,
usés dans la partie moyenne, ils sont fatigués, amincis aux extré-
mités; on comprend que ceux qui les gravissent cherchent un point
d'appui, un guide-main vers la rampe et vers la muraille. Lorsqu'on
arrive pour la première fois aux heures de certaines études, on subit
une impression assez étrange : on se croit dans une vaste boîte à mu-
sique; de tous les coins sortent des bruits d'orgues, de pianos, de
clarinettes, de violons, de contre-basses, de cornets à pistons, de
flûtes et d'ophicléides. C'est le palais de la cacophonie, car chacun
y travaille pour son compte, apprend son morceau , manie son in-
strument et perfectionne sa propre instruction sans se préoccuper
des autres.
La maison est parfaitement distribuée, sans luxe, mais avec un
certain confortable de boiseries et de parquets; de larges fenêtres
ne ménagent point l'air à des êtres qui en ont d'autant plus besoin
qu'ils sont privés de lumière. Les classes, les ateliers, les dortoirs,
le réfectoire, sont bien emménages. Tout a été fait pour les infirmes
spéciaux qui vivent là et s'y plaisent. La première pièce qu'il con-
vient de visiter, c'est la bibliothèque, car elle renferme l'outillage
ingénieux dont on arme l'aveugle, dont on lui enseigne à se servir
avant de lui donner l'instruction qu'il est apte à recevoir; elle
garde aussi, à titre de reliques, les premiers alphabets composés
par Valentin PLaûy, et à titre de documens historiques les éclats des
obus que l'institution, convertie en ambulance, a reçus le 12, le 20
et le 21 janvier 1871. Ces projectiles n'ont tué que des soldats déjà
blessés; les jeunes aveugles avaient été évacués sur Bordeaux avant
que l'investissement de Paris ne fût complet. La bibliothèque pro-
prement dite a été formée avec un fonds de volumes donnés autrefois
par François de Neufchâteau; elle est pauvre, ne compte guère plus
de 700 volumes, et est surtout fournie de vieux bouquins dont il n'y a
plus guère moyen de tirer parti. Là le système d'enseignement ap-
paraît d'un coup ; voilà des sphères et des cartes en relief pour la
géographie, voilà un système planétaire composé de billes de diffé-
rentes grosseurs se mouvant le long d'une ellipse en fer. Sur des
étagères, on aperçoit des animaux, — cheval, éléphant, girafe, —
qui semblent appartenir à la faune de Lilliput. On avait imaginé
d'enseigner l'histoire naturelle aux aveugles en estampant des figures
très saillantes sur des plaques de bronze, mais on n'avait pas ré-
fléchi que l'œil seul peut faire comprendre la perspective, que le
toucher est insuffisant pour s'en rendre compte ; il y a là une série
de tablettes représentant des sarigues, des opossums, des tatous,
des fourmiliers, qui ne servent plus aujourd'hui qu'à orner les mu-
railles.
L INSTITUTION DES JEUNES AVEUGLES. 809
On voit là, dans les premiers essais d'impression en relief com-
posés spécialement pour l'institution des aveugles, le système d'a-
bréviation qui avait été adopté par Yalentin Ilauy, et qui tentait
d'éviter la confusion que devait faire naître la similitude de cer-
taines lettres entre ^elles. J'ai copié cette phrase : « un bon père
donne toujours à ses enfans la nourriture et le désir du bien en
tout; » elle est estampée ainsi: ii bo parc done tojors à ses efas
la norîture et le désir du bie e lot. Donc la lettre redoublée s'indi-
quait par un point souscrit, Vn par un tiret supérieur, Vu par un
tiret inférieur. Pendant longtemps, on s'est servi de ces caractères,
qui, sauf cette modification, reproduisaient notre écriture usuelle;
mais le problème de faire écrire l'aveugle d'une façon sérieuse, et
surtout de lui permettre de se relire lui-même, n'avait point été ré-
solu. Pour arriver à ce résultat si enviable et si vainement cherché,
il eût fallu tracer des caractères en relief, et c'était là une difficulté
qui paraissait insurmontable avec les lettres de notre alphabet or-
dinaire. On s'obstinait cependant à conserver celui-ci, et tous les
efforts restaient stériles. En 1821, un officier de cavalerie nommé
Charles Barbier, passionné pour la sténographie et cherchant toute
sorte de modes d'écriture, imagina, à l'usage des aveugles, une
méthode basée sur un système absolument nouveau. Il négligea
'orthographe, les mots, les lettres, et ne se préoccupa que des
sons; il composa une série de trente-six sons qui devaient suffire à
reproduire tous les vocables de la langue française; il divisa la série
en six lignes composées chacune de six sons ; chaque son était re-
présenté par un certain nombre de points disposés d'une façon par-
ticulière. Le point devenait donc le principe de l'écriture aveugle,
comme la ligne est le principe de l'écriture voyante. L'invention de
Charles Barbier constituait un progrès; cependant elle était loin de
répondre à toutes les exigences. Son écriture phonétique était sou-
vent d'une application douteuse, elle amenait des confusions fré-
quentes et était bien plus compliquée qu'il n'aurait fallu; en outre
elle était impropre à la numération et à la notation musicale,
grand inconvénient pour des hommes qui ont d'assez vives disposi-
tions vers le calcul et qui ont la passion de la musique. Ce fut un
aveugle, ancien élève de l'institution, où il était resté comme pro-
fesseur, qui, s'inspirant des idées de Barbier, donna enfin aux
aveugles l'écriture qui leur manquait. Cet homme, exceptionnelle-
ment intelligent et d'une sagacité rare, se nommait Louis Braille;
il était fils d'un bourrelier de province, et se creva les yeux, h l'âge
de trois ans, en jouant avec une serpette. Son buste est placé au-
jourd'hui dans le vestibule de l'institution : ce n'est que justice;
après Yalentin Haûy, c'est lui qui a le plus fait pour les aveugles.
Par la combinaison de points alignés horizontalement et verticale-
810 REVUE DES DEUX MONDES.
ment, il parvint à trouver l'équivalent des lettres de l'alphabet, des
chiffres simples, des figures de la ponctuation et des notes de mu-
sique. Les combinaisons sont rationnelles : il n'y a en réalité que
dix signes; mais, si à chacun de ces signes on ajoute un point placé
à gauche, on crée dix signes nouveaux; un point mis à droite
donne encore dix formes nouvelles. On voit par là jusqu'où l'on
pourrait étendre cette méthode, qui suffit à tous les besoins et
n'est point compliquée, car la lettre la plus chargée se compose de
trois points en hauteur et de deux points en largeur. Mais pour gui-
der la main, pour éviter que les points ne fussent tracés les uns sur
les autres et ne devinssent illisibles au toucher, il fallait un appa-
reil tout à fait spécial. Louis Braille l'inventa, et créa du premier
coup un chef-d'œuvre de simplicité pratique. Qu'on se figure une
planchette en zinc réglée de lignes creuses et munie d'un cadre
de bois plat; sur le cadre, on adapte une grille en cuivre percée
dans le sens de la longueur de deux bandes de vingt- six trous
rectangulaires, disposés les uns au-dessus des autres. Cette règle
grillée représente la hauteur de deux lignes d'écriture; elle est
mobile sur le cadre, auquel elle n'adhère que par une saillie du
métal pénétrant dans une entaille du bois. Entre la planchette
de zinc et la grille, on place une feuille de papier épais et très
résistant. A l'aide d'un poinçon émoussé, on fait dans chacun des
trous le nombre de points nécessaires pour écrire les mots ou
figurer les sons; lorsque deux lignes sont écrites, on détache la
grille, on la fait glisser sur le cadre, on la fixe dans l'entaille infé-
rieure, et ainsi jusqu'en bas de la page. Par ce moyen, l'écriture,
— le poinçonnage, — est toujours d'une irréprochable régularité;
les lignes sont forcément droites, et les lettres, ne pouvant être
tracées que par l'ouverture même de la grille, n'empiètent ja-
mais sur les voisines. — De cette façon, les aveugles écrivent en
creux, et c'est en touchant le relief qu'ils peuvent lire. — L'objec-
tion n'a point de valeur : ils écrivent de droite à gauche, retirent la
feuille de papier, la retournent, promènent leurs doigts de gauche
à droite, et par conséquent n'ont plus à tâter que des lignes sail-
lantes. L'espace qui sépare les points, les lettres, les mots, est ré-
glé par la disposition même des ouvertures de la giille mobile.
Cette écriture nocturne, — c'est ainsi qu'on la nomme, — est donc
très nette, très commode à tracer, très lisible, lorsqu'on a appris à
la pointer, ce qui n'est ni long ni difficile, car la plupart des pa-
rens qui ont des enfans aux Jeunes-Aveugles se mettent très vite
en correspondance avec eux par ce moyen.
Tous les élèves de l'institution sont frappés de cécité, mais cela
ne veut pas dire qu'ils vivent tous dans une nuit absolue; pour
quelques-uns, l'obscurité n'est pas complète. Sur les 1A3 garçons
l'institution des jeunes aveugles. 811
que j'ai trouvés dans l'établissement lorsque je l'ai visité, 6 pou-
vaient se diriger, 11 parvenaient à distinguer les couleurs, 38 re-
connaissaient le jour, 88 étaient fermés à toute perception. Ceux-là
sont pour la plupart frappés d'amaurose, le nerf optique est para-
lysé. Les autres disent qu'ils ont « un point de vue : » si faible qu'il
soit, ils en tirent vanité; mais les couches de brouillard qui les en-
veloppent sont trop épaisses et les rejettent au rang des infirmes.
Ceux qui parviennent à déterminer les couleurs se trompent bien
souvent ; le bleu leur paraît noir, le jaune leur paraît blanc, à moins
qu'on n'ait soin de placer ces deux tons sur des nuances absolu-
ment différentes, telles que le rouge ou le vert. Presque tous du
reste ont la prétention de voir les éclairs; il ne faut point s'y fier,
car le plus souvent ils les reconnaissent au moment même où le
tonnerre éclate. Ce sont en général les aveugles incomplets qui ont
été le plus défigurés par la maladie; l'opacité de la cornée transpa-
rente leur fait de gros yeux blancs, toujours agités, saillans hors
des paupières et qui ressemblent à des billes de porcelaine bleuâtre;
quelques-uns ont au milieu de l'iris une large tache laiteuse qui
leur donne un horrible regard de hibou effaré. D'autres ont l'orbite
vide, et les paupières toujours rapprochées; lorsque celles-ci s'en-
tr'ouvrent par suite d'une de ces contractions nerveuses de la face
auxquelles ils sont sujets, on aperçoit un filet d'argent veiné de
rose. Les amaurotiques ont des yeux comme les nôtres ; point de
déformation du globe, point de taie, point de mouvemens irrégu-
liers; c'est l'habitude ordinaire du corps qui dénonce leur cécité :
le regard, sans expression, toujours perdu, comme disent les pein-
tres, est d'une indicible tristesse; leur œil est insensible à la dou-
leur comme à la lumière. J'ai vu à l'hôpital de la Charité, il y a une
dizaine d'années, une jeune fille charmante qui avait une amau-
rose; pour se rendre compte du degré de paralysie dont elle était
atteinte, on la soumit à une expérience qui parut cruelle et qui était
iaoffensive. A l'aide d'une loupe, on fit converger les rayons solaires
précisément sur la rétine à travers la pupille d'un de ses yeux : c'é-
tait de quoi allumer instantanément de l'amadou; elle ne s'en aper-
çut même pas.
Tous ne sont pas des aveugles-nés; sur les 143 élèves que j'ai
vus, 20 seulement étaient frappés de cécité congénitale, 33 avaient
perdu la vue aux premières heures de la vie; ceux-ci, pour la plu-
part, ont été clos dans une obscurité perpétuelle par suite d'une
ophthalmie purulente dont ils peuvent faire remonter la cause à
l'inconduite de leurs parens; 51 se sont fermés à toute lumière entre
l'âge de quinze jours et celui de six ans, 22 entre six et dix ans;
17 enfin ne sont devenus aveugles qu'après leur dixième année. Les
sourds-muets qui ont entendu et parlé sont plus intelligens que les
812 REVUE DES DEUX MONDES.
sourds-muets -nés : il en est de même des aveugles; ceux qui ont
vu gardent dans le souvenir certaines notions qui les font supérieurs
à leurs camarades. Ils savent ce que c'est que l'espace; ils ont des
idées presque justes sur la perspective, ils se rappellent les cou-
leurs et aiment à en parler; de plus ils peuvent par la pensée, aidée
de la mémoire, reconstituer l'ensemble d'un objet dont les dimen-
sions dépassent celles de la main, ce qui est très diflicile pour un
aveugle-né. Celui-ci a beau tâter le tronc d'un arbre, grimper dans
les premières branches, les palper, passer ses doigts sur les feuilles
réunies en bouquets; il n'arrivera jamais que très imparfaitement à
se figurer l'arbre entier. Il ne se représente pas mieux les grands
animaux; un cheval nu le déroute, il ne parvient guère à en délimi-
ter la forme que par le harnachement. Du reste il suffît de regarder
les aveugles attentivement lorsqu'ils sont réunis pour reconnaître
presque à coup sûr ceux qui ont « un point de vue, » ou qui ont
conservé quelque vague souvenir de la lumière. Ils sont moins af-
faissés que les autres, ils ont des gestes moins rudimentaires; ils
portent la tête d'une façon plus voyante, et ont même parfois quel-
que coquetterie dans la manière dont ils disposent leurs cheveux
ou le ncBud de leur cravate.
Il est intéressant de les voir lorsqu'ils sont assemblés dans la
grande classe où on leur fait des lectures. Ils arrivent marchant les
uns derrière les autres en se tenant ordinairement par l'épaule,
sans désordre, et chacun gagne son poste assigné avec une sorte de
clairvoyance interne que donne l'habitude. Les bancs sont disposés
d'une façon particulière; toute place y est divisée par deux bras en
fer, comme un fauteuil sans dossier. Cette précaution, qui donne à
certaines classes l'aspect d'une série de petits boxes, est indispen-
sable avec des aveugles. Les enfans voyans se regardent et se par-
lent des yeux; les aveugles se rapprochent invinciblement les uns
des autr;\s, jamais ils ne sont assez pressés. Si on n'y mettait bon
ordre, ils finiraient par s'entasser tous sur le même banc, sans souci
de la gêne extrême qu'ils pourraient en éprouver. Leur attitude
seule, pendant que le professeur parle ou lit, révèle leur infirmité:
la tête est généralement penchée en avant et légèrement inclinée
sur le côté, avec ce mouvement bien connu des oiseaux branchés
qui écoutent au loin un bruit inquiétant. Ils tendent l'oreille, et, si
la voix qu'ils entendent est naturellement harmonieuse, ils y pren-
nent un plaisir qui se reflète sur leur physionomie, toujours un peu
éteinte. Quelques-uns ont des mouvemens nerveux involontaires
qu'ils ne parviennent pas à réprimer; leurs yeux, — ces gros yeux
morts, — semblent doués d'une vie particulière et confuse qui se
traduit par une agitation permanente ou par des battem-ens de pau-
pières incessans. Ces malheureux en ont-ils conscience? On peut
l'lxstitutioiN des jeunes aveugles. 813
en douter. Les nouveau-venus se reconnaissent promptement; ils
ont un geste, — un tic, — qui est insupportable à voir : constam-
ment ils se foulent les yeux avec les mains, et parfois s'enfoncent
les doigts; si profondément dans l'orbite qu'ils déplacent le globe de
l'œil. 11 faut deux ans, trois ans d'observations, de réprimandes, de
soins, pour les guérir de cette manie, qui est une maladie réelle.
Lorsqu'on les interroge, lorsqu'on leur dit : Est-ce que vous souffrez
des yeux? ils répondent invariablement : Non. — Mais pourquoi les
frottez-vous sans cesse? — Je ne sais pas; c'est plus fort que moi.
Dans le grand réfectoire, — que l'on a tort de ne pas disposer de
telle façon qu'il soit possible de leur faire une lecture pendant les
repas, — ils s'assoient à de longues tablesen marbre rouge et man-
gent silencieusement, sans gloutonnerie. La défiance, qui est le fond
même de leur caractère, apparaît ici dans toute son intensité : au-
dessous de la table règne une tablette divisée en compartimens où
chaque élève doit déposer son couvert et sa serviette; c'est là qu'ils
placent leur timbale, à l'abri de tout contact, tant ils redoutent
qu'un voisin facétieux ne jette quelque ordure dans la pâle abon-
dance qu'ils se versent eux-mêmes en tâtant avec le doigt le niveau
du liquide dans leur gobelet. Si la timbale n'est pas cachée, elle est
prudemment abritée par leur main; en un mot, ils la défendent. Il
en est de même pour leur pain ; ils le tiennent ordinairement sous
le bras, loin de tout contact étranger. Ils sont fort dégoûtés : si le
morceau de pain qu'on leur donne a été touché par une goutte de
liquide, si au lieu d'être coupé il a été cassé, ils le refusent, ils s'en
méfient; lorsqu'on insiste et que l'on veut les contraindre, ils pré-
fèrent ne pas manger. Ils ont pour leur nourriture une prudence
toute féline, et ils l'étudient très attentivement avant de l'accepter.
Après les repas, ils prennent leur récréation dans une vaste cour
sablée et plantée d'arbres. On pourrait croire que leur infirmité les
réduit à se réunir en groupes et à causer entre eux; — nullement,
les jeux les plus violens sont les jeux qu'ils préfèrent. On joue au
cheval fondu, aux quatre coins, presque aussi lestement que si l'on
voyait; on court sans jamais se heurter aux arbres, qu'on sait éviter
avec une sagacité surprenante; mais le jeu favori, c'est la bataille,
car tout aveugle est essentiellement belliqueux. On se sépare en
deux bandes adverses, et on se livre de grands combats, à la vive
joie des assistans, j'allais dire des spectateurs, qui écoutent de quel
côté sera la victoire. Quelques enfans restent cependant volontiers
solitaires, dans un coin du jardin, à l'angle des murs qui les pro-
tègent, et là ils se livrent à une sorte de gymnastique sur place
qui rappelle le mouvement rhythmique et toujours semblable des
animaux encagés. Ceux-là sont des nouveaux qui apportent à l'in-
stitution les habitudes prises dans la maison maternelle, où, timides,
SIA REVUE DES DEUX MONDES.
environnés de nuit, claquemurés dans une chambre étroite, ils rem-
plaçaient l'exercice par un balancement perpétuel promptement
dégénéré en manie nerveuse. 11 faut du temps et beaucoup de pru-
dence pour les amener à se débarrasser de cette agitation muscu-
laire à laquelle la volonté semble ne plus prendre part; peu à peu
ils étendent le champ de leurs promenades, le long des murs d'a-
bord, puis à travers les arbres, et enfin ils se mêlent sans réserve
aux jeux de leurs camarades.
En dehors des récréations réglementaires, après chaque heure de
classe, on laisse aux aveugles deux ou trois minutes pendant les-
quelles ils peuvent remuer tout à leur aise. Hygiéniquement et mo-
ralement, l'immobilité leur est mauvaise, et le silence leur est fu-
neste. Un aveugle aime le bruit comme un voyant aime la lumière;
pour lui, c'est l'emblème de la vie. Lorsque le silence se fait
subitement autour d'un enfant aveugle, le pauvre petit prend peur
et se met à pleurer; la punition la plus grave consiste à enfermer
un élève récalcitrant dans une chambre absolument isolée de tout
bruit; c'est là un supplice réel qu'on n'applique que dans des cir-
constances exceptionnelles, et qu'on ne prolonge jamais au-delà
d'une heure. 11 ne faut pas cependant que le bruit dégénère en tu-
multe, car alors la confusion se fait dans l'oreille de l'aveugle, qui
ne sait plus rien distinguer au milieu des vibrations entremêlées,
et qui perd la tramontane. Un aveugle parfaitement capable de se
diriger par l'ouïe au milieu des rues de Paris, suivant une route
dont il a l'habitude, s'égare immédiatement et parfois se retrouve
au fond d'une cour ou d'une allée, si le hasard de son chemin le
fait tomber au milieu d'un de ces brouhahas si fréquens dans une
grande ville. Leur ouïe du reste est d'une finesse exquise, ils en
ont fait l'éducation avec un soin intéressé : si elle ne supplée qu'im-
parfaitement au sens qui leur manque, elle leur rend du moins des
services que les voyans ne soupçonnent guère. Souvent, en entrant
dans une chambre qu'ils ne connaissent pas, il leur suffit de tous-
ser légèrement pour savoir si elle est habitée, où sont placés les gros
meubles, où s'ouvrent les fenêtres. Dans la voix humaine, ils dé-
couvrent des inflexions , des nuances multiples qui nous échap-
pent; ils disent d'un homme : Il a une mauvaise voix, comme nous
disons : Il a un mauvais regard. C'est à l'ouïe qu'ils demandent ces
impressions morales que nous recevons par la vue. Me parlant d'une
femme qu'il avait aimée, un aveugle-né m'a dit ce mot charmant :
« ah ! quel joli son elle avait ! »
Diderot a donné cours à cette erreur, que les aveugles étaient
absolument dénués de toute pudeur (1). S'il avait pu connaître
(i) Lettre sur les aveugles, Londrts 1749.
l'institution des jeunes aveugles. 815
ceux qui vivent dans l'institution du boulevard des Invalides, il aurait
proraptement changé d'opinion. Il est dilTicile en effet de voir une
pudibonderie pareille; jamais Diane au bain ne fut plus chaste, plus
elfarouchée, plus soupçonneuse. Il faut les voir se lever le matin et
sortir du lit avec mille précautions précieuses, se cacher au moindre
bruit et tendre l'oreille pour n'être jamais pris au dépourvu. C'est
là probablement le fruit de l'éducation austère et très morale qu'on
leur donne; mais c'est aussi le résultat de cette défiance qui ne les
abandonne jamais, même dans les actes les plus simples de la vie,
et qui semble faire partie de leur nature. Ignorant ce que c'est que
la vue, ils lui attribuent sans doute une puissance diabolique : pour
eux, elle est un toucher à distance, mais singulièrement pénétrant,
rayonnant et perspicace; ils la redoutent et ne savent parfois qu'i-
maginer pour s'y soustraire. Dans leur salle de bains, qui est très
belle, très bien disposée, suffisamment outillée d'instrumens d'hy-
drothérapie, et où on les conduit très souvent, ils sont visiblement
mal à l'aise et se dissimulent le mieux qu'ils peuvent à des regards
qu'ils soupçonnent et qui ne s'occupent guère d'eux. On fait bien
de les baigner fréquemment et de les fortifier par des lotions d'eau
froide; la plupart sont anémiques, de chair blanche et molle; les
scrofules déforment les garçons, la chlorose affaiblit les filles ; on
agit sagement et humainement en réagissant contre cet état géné-
ral qui, parfois et malgré tous les soins, les conduit à la mélanco-
lie, à ce tœdiiim vitœ où périt toute énergie. Cependant, quoique
cette maladie soit commune chez les aveugles, il est sans exemple
qu'un d'eux ait essayé d'y échapper par le suicide, comme cela se
voit si souvent chez les autres hommes.
Non-seulement les aveugles sont très pudiques, mais ils sont
d'une propreté remarquable. Il est vrai que la grande cause de la
saleté ordinaire des écoliers, l'encre, n'existe pas pour eux à l'insti-
tution; néanmoins il est facile de reconnaître qu'ils se soignent avec
plaisir, que le contact de la poussière, de la graisse, que toute
tache perceptible au toucher leur est pénible. Leur costume fort
simple, — un pantalon de drap et une blouse de siamoise, — n'est
jamais déchiré, et, lorsque par hasard ils se laissent tomber pen-
dant la récréation , ils s'époussettent partout et longtemps avant
de reprendre leurs jeux. Ils sont en outre extrêmement ordonnés:
cela se comprend; s'ils ne retrouvent pas immédiatement les objets
sous la main à une place déterminée, ils sont déroutés et ne savent
que devenir. La plus mauvaise plaisanterie que l'on puisse faire
à un écolier aveugle serait de bouleverser son pupitre. Ces bonnes
qualités ont leur contre-poids; l'homme n'est point parfait, môme
à l'institution des jeunes aveugles. Comme les sourds -muets,
ceux-ci ont un insupportable orgueil; on dirait que leur infu'mité
816 REVUE DES DEUX MONDES.
leur constitue une supériorité dont ils sont fiers, et peut-être pen-
sent-ils sincèrement qu'il faut un génie particulier pour réussir à
percer les ténèbres dont ils sont enveloppés et pour parvenir à s'as-
similer quelques notions des choses de ce bas monde. On doit aussi
reconnaître dans ce défaut l'effet d'une réaction naturelle contre
la commisération dont ils sont l'objet; ils s'irritent de ce sentiment
de pitié qu'ils inspirent, et exagèrent parfois la résistance jusqu'à
soutenir qu'ils sont heureux sans réserve, et qu'ils ne regrettent
rien. Pour quelques-uns d'entre eux, cette vanité se double d'en-
têtement; souvent, lorsqu'un aveugle s'est entiché d'une idée, si
sotte, si impraticable qu'elle soit, il n'en démordra plus. Je m'é-
tonnais de ces dispositions d'esprit chez des enfans qui, dans
presque toutes les circonstances de la vie , ont besoin d'une aide
extérieure ; un homme qui les connaît bien me répondit : « Gela
est naturel, ils ne peuvent changer de manière de voir. »
La maison est admirablement chauffée; on est parvenu à y entre-
tenir une température douce, tiède et toujours égale. Cela est in-
dispensable pour des aveugles : s'ils ont froid aux mains, ils n'y
voient plus, — ce sont leurs doigts qui^sont leurs yeux. Quel-
qaes-uns sont arrivés à posséder un tact d'une délicatesse extraor-
dinaire. Nous avons tous remarqué que dans l'obscurité le sens
du toucher est plus développé que pendant le jour, comme si la
nature elle-même venait à notre aide par une sorte d'ingénieuse
substitution ; chez les aveugles, cette interversion prend parfois les
proportions d'un phénomène. Ils jouent facilement aux dominos,
aux cartes, aux dames; un signe saillant à peine perceptible pour
nous leur permet de s'y reconnaître à coup sûr. On a dit que quel-
ques-uns étaient assez habiles pour pouvoir distinguer la couleur
de differens écheveaux de laine en y passant la main : le fait n'est
pas impossible, car chaque nuance modifie le tissu d'une façon ap-
préciable; mais je n'ai point été témoin d'une telle expérience. Je
sais seulement qu'il suffit à un aveugle de palper du doigt une
montre ordinaire pour indiquer immédiatement l'heure, et de poser
la main sur le bras d'un de ses camarades pour désigner celui-ci
par son nom. C'est là le toucher spécial qui est exercé avec un soin
persistant à l'institution : on le régularise, on le dirige en vertu de
théories qui sont le résultat d'une longue expérience, et l'on par-
vient à de véritables tours de force; mais il y a aussi ce qu'on peut
appeler le toucher général, qui, pour les objets placés à distance,
correspond très exactement à la vue : sous ce rapport, il existe
parmi les aveugles des myopes et des presbytes comme parmi
les voyans. Souvent dans les couloirs de l'institution, apercevant
un élève qui venait vers moi, je me suis arrêté immobile, afin
d'éviter de le prévenir de ma présence. L'enfant marchait droit
l'institution des jeunes aveugles. 817
de mon côté; arrivé à cinq ou six pas, il ralentissait sa marche,
levait la tête comme pour chercher une impression plus accentuée,
faisait encore un pas ou deux avec précaution, puis tout à coup,
prenant son parti, obliquait vers sa droite et passait rapidement
près de m.oi, en ayant soin de me frôler légèrement pour tâcher de
reconnaître qui je pouvais être. La résistance plus ou moins vive
de l'air ambiant est l'indication de l'obstacle, mais cet obstacle est
d'autant mieux perçu qu'il est plus élevé; il est presque sans
exemple qu'un aveugle se soit heurté contre un objet qui dépasse
sa tête ou qui seulement est situé à la hauteur de ses mains, tan-
dis qu'il n'évitera pas un banc, une table, placés au niveau des
genoux ou des hanches. On peut faire cette expérience : un en-
fant vient d'être admis à l'institution ; on le conduit sur le bou-
levard, le dos tourné à la porte d'entrée, et on lui dit : Va droit
devant toi. Il traverse un trottoir, la chaussée, un second trottoir,
se trouble, étend la main, s'arrête : il est à un mètre du mur du
couvent des Oiseaux. Un aveugle va seul dans Paris, il y fait une
longue course, et ne se trompe jamais de chemin. A quoi distingue-
t-il si bien sa route? Au nombre de rues transversales devant les-
quelles il doit passer et qui poussent vers lui une nappe d'air qu'il
sait parfaitement reconnaître. A l'aide de l'aérographie, il recon-
struit, à ne pas s'y tromper, la topographie de la ville.
III.
L'institution a la régularité d'un collège : on s'y lève à cinq
heures et demie, on s'y couche à neuf; le temps est divisé entre
les classes, les récréations, l'étude de la musique ou l'apprentis-
sage d'un métier. On y est reçu de dix à quatorze ans : plus tôt,
l'enfant est trop jeune; plus tard, il est trop vieux, ses habitudes
prises le rendent rebelle à l'enseignement qu'il doit recevoir. L'en-
fant ne fait pas grand' chose au début; on lui met aux mains la
planchette de zinc, la grille, le poinçon, du papier : c'est une fa-
çon de lui « ouvrir les yeux, » de le laisser apprendre à se servir
de ces précieux instrumens avant de s'adresser à sa mémoire et à
son intelligence. Dans cette méthode d'instruction absolument ex-
ceptionnelle, la mémoire doit naturellement jouer le principal rôle,
puisque ces pauvres enfans ne peuvent guère retenir que ce qu'on
leur dit, et que le nombre de livres imprimés à leur usage est sin-
gulièrement restreint (1). Pour les mathématiques par exemple,
(1) Au V6 mars 1873, l'institution possédait, en livres ponctués à l'usage exclusif des
aveugles, 31 ouvrages de religion, de morale, de littérature, de grammaire et d'his-
TOME civ. — 1873. 52
818 RETUE DES DEUX MONDES.
tout est expliqué de vive voix, commenté, répété pendant de longs
jours avant qu'on mette à leur disposition une table à calculer, ou
qu'ils soient parvenus à résoudre le problème sur le papier. On
leur enseigne en même temps l'orthograplie et la grammaire; le
professeur aveugle, promenant ses doigts sur les feuillets du gros
registre poinçonné qui lui sert de livre, lit une phrase; il la fait
épeler lettre à lettre par l'élève, puis il passe à l'analyse gramma-
ticale, qui est détaillée mot à mot; le lendemain, il fait répéter la
leçon de la veille. C'est bien long, — nul point de repère que le
souvenir : aussi faut-il six années d'études suivies pour acquérir
les notions de l'enseignement primaire. La mémoire de quelques-
uns de ces enfans est prodigieuse, et parfois il leur suflit d'avoir
entendu réciter un acte de Racine ou de Corneille pour ne le ja-
mais oublier.
Le premier débrouillement se fait assez vite; en trois ou quatre
mois, un enfant d'une intelligence moyenne sait lire et écrire. Dès
qu'ils sont un peu grands et qu'ils ont franchi les étapes élémen-
taires, on leur fait écrire beaucoup de dictées, qui restent pour eux
des volumes qu'ils peuvent relire. Je les ai vus, la tablette au ge-
nou, piquant les signes conventionnels avec une grande régularité,
silencieux, très attentifs et ayant vraiment l'air de faire effort pour
échapper à l'obscurité qui les enveloppe. Ils lisent sans ânonner,
lestement, l'extrémité des doigts sur les points saillans, et aussi ra-
pidement qu'un voyant qui lirait à haute voix. Ils ont d'eux-mêmes
abrégé leur écriture; à moins qu'ils ne fassent un devoir de gram-
maire, ils négligent l'orthographe, qui n'est utile que pour les
yeux, et ils se servent d'une sorte de sténographie exclusivement
phonétique : ils ne reproduisent que le son. Ainsi, au lieu d'écrire
lentement et en détail : fai bu de Veau, — ce qui exige 27 coups de
poinçon, — ils écrivent en 17 points : j bu dlo. Ils vont ainsi beau-
coup plus vite et avec une sûreté égale, car le système graphique
de Louis Braille, qui actuellement est adopté dans le monde entier,
excepté dans l'Allemagne du nord, a cela d'admirable, qu'il se prête
à toutes les abréviations possibles, et qu'il correspond à la fois aux
besoins de la vue, de l'ouïe et du toucher. Lorsque les enfans par-
viennent à la seizième année, et que déjà ils ont des notions sé-
rieuses de grammaire, de littérature, de géographie et d'histoire,
on les laisse très habilement livrés à eux-mêmes pour le choix des
compositions qu'ils ont à faire. Au lieu de leur donner une matière
à amplifier, discours ou narration, on leur dit à peu près : Faites ce
toire, 70 ouvrages ou recueils de musique. Ce n'est pas la dixième partie de ce qui
serait strictemeut nécessaire à renseignement.
l'institution des jeunes aveugles. 819
que vous voudrez. C'est im moyen excellent de leur permettre de
développer eux-mêmes leurs facultés dominantes et de lire plus
facilement dans ces âmes, qui semblent toujours redouter d'être
pénétrées.
Le devoir est généralement indiqué de cette façon vague ; une
lettre à écrire. Quelques-uns choisissent un sujet de morale, mais
alors ce ne sont guère que des réminiscences de sermons entendus
à la chapelle ou de lectures écoutées à la classe. D'autres racontent
des aventures de voyage, des naufrages, des excursions à la cam-
pagne. Ces compositions sont intéressantes à étudier; quoiqu'elles
fourmillent de lieux-communs et de phrases toutes faites, elles
donnent la clef des rêveries qui les occupent. Ils voudraient parcou-
rir ce monde qu'ils ne connaîtront jamais; c'est le voyage qui les
sollicite. Ils font des descriptions de paysages et s'elfoicent d'y
rendre des sensations qu'ils n'ont pu éprouver. Ils parlent des
claires fontaines, de l'azur du ciel, ils tâchent en un mot de parler
comme des voyans; mais leur infirmité est plus forte qu'eux, et
alors il n'est plus question que du murmure de la brise, du chant
des oiseaux, de la voix du vent à travers -les arbres, de la plainte
des vagues, du bêlement des troupeaux. C'est qu'en effet notre
langue n'est pas faite pour eux, elle ne traduit qu'approximative-
ment leurs sensations; ils se l'approprient, il est vrai, jusqu'à em-
ployer les termes dont nous nous servons, mais dans une tout autre
acception. — Si dans un corridor deux élèves se heurtent par ma-
ladresse, l'un dira infailliblement à l'autre : Es-tu donc aveugle?
Cela signifie : Ne m'as- tu pas entendu ou senti venir? — Si les
aveugles inventaient un langage, il ne serait guère semblable au
nôtre, qui emprunte les trois quarts des vocables au phénomène de
la vision. « Que fais-tu là ? » demandais-je à un enfant d'une dizaine
d'années qui tenait ses yeux fixement tournés vers le ciel; il me ré-
pondit : « J'écoute le soleil, » comme si la lumière et la chaleur
avaient un bruiss-ement perceptible pour lui. Cela leur fait un voca-
bulaire étrange et parfois aride. Ils pensent ouïe et toucher, ils
parlent lî^e. Les rapports de similitude qui existent entre ces trois
sens sont inexacts, douteux, décevans, et doivent bien souvent je-
ter quelque confusion dans leur esprit.
Le besoin d'échapper au milieu obscur dans lequel ils vivent ap-
paraît surtout lorsqu'on leur fait des lectures; après l'audition de
la musique, c'est là leur plus vif et plus pénétrant plaisir. Lors-
qu'on leur fit quelque ouvrage de morale, d'histoire ou d'ima-
gination, ils sont très attentifs et visiblement satisfaits; mais,
lorsque c'est un récit de voyage, ils ne se tiennent pas de joie, ils
sont tout oreilles, comme on dit. Semblables aux petits enfans aux-
quels on fait un conte, ils diraient volontiers : Encore ! lorsque déjà
820 REVUE DES DEUX MONDES.
l'aventure est finie. Ils ont donné une preuve touchante de ce goût
dans une circonstance qu'il est bon de rappeler. Ils s'étaient beau-
coup préoccupés de Gustave Lambert et de son beau projet de ten-
ter une nouvelle route à travers les glaces du pôle nord pour dé-
couvrir la mer libre. Afin de leur donner une idée approximative
des difficultés et des périls de toute sorte qui attendaient le futur
navigateur, on leur lut le Voyage du capitaine JJatteras; leur en-
thousiasme fut exalté au plus haut point, et ces enfans, pauvres
pour la plupart, fort dénués, réunirent une somme relativement
considérable pour cette souscription, qui ne fut jamais couverte,
quoiqu'il ne s'agît que d'une misérable somme de 000,000 francs.
Lorsque plus tard ils apprirent la mort de Gustave Lambert, qui se
fit tuer à Montretout sans bénéfice pour la cause qu'il défendait et
au grand préjudice de l'entreprise qu'il avait projetée, ils furent
tristes. Ils en parlèrent avec regret; pas un ne dit : Et notre argent?
— Tous dirent : Et son voyage?
En dehors de leur infirmité, qui les diminue et pèsera sur leur
existence entière, ces enfans sont intéressans; ils sont assez dociles,
curieux de s'instruire, fort doux en général, d'une extrême bonne
foi dans leurs relations. Les disputes, les rixes, si fréquentes chez
les collégiens, incessantes chez les sourds-muets, sont très rares
entre eux. Les plus calmes sont les amaurotiques; on dirait, à les
étudier, que la paralysie dont le nerf optique est frappé exerce
une action un peu stupéfiante sur le cerveau; ceux-là semblent
plus rêveurs que les autres, ils ne sont peut-être que plus engour-
dis. Contrairement à ce qu'on remarque chez les enfans ordinaires,
les petites filles aveugles sont bien moins éveillées que les gar-
çons : en classe, à l'atelier, pendant les récréations, elles sont
languissantes, taciturnes; elles n'ont que des jeux silencieux, et
c'est à peine si elles parlent. Cela s'explique. La femme est avant
tout une créature d'impression : or c'est la vue qui nous donne des
impressions multiples, incessantes; une femme aveugle est litté-
ralement privée de son aliment intellectuel favori, elle manque de
ce qui renouvelle sa vie nerveuse, son existence particulière, l'im-
pression reçue et l'impression produite. Aussi ces petites aveugles
sont lamentables à voir; elles ressemblent à des âmes en peine
découragées.
Les filles et les garçons se réunissent du reste dans un senti-
ment commun; tous les élèves de l'institution adorent la maison
qui les abrite. C'est une patrie, une sorte de pays que l'on a fait
exprès pour eux. Ils savent que là nul danger, nul accident ne
peut les atteindre, que tout a été prévu pour neutraliser leur in-
firmité. Ils ne s'en éloignent qu'avec peine : les sorties du di-
manche sont peu suivies; le jeudi, on a renoncé à les conduire
l'institution des jeunes aveugles. 821
en promenade, ils aiment bien mieux la longue récréation dans
leur préau, dont ils savent les limites et où chaque arbre est une
vieille connaissance. Lorsqu'ils sont dehors, même dans leur fa-
mille, ils sont mal ta l'aise, inquiets, sans sécurité; le péril est par-
tout, on ne sait par où il peut venir. Et puis pendant longtemps
ils se sont crus semblables aux autres hommes; comment au-
raient-ils pu imaginer un sens qu'ils n'ont pas, ceux qui sont sortis
des ténèbres de la gestation pour entrer dans les ténèbres de la
vie? Le jour où ils ont eu la révélation douloureuse, où ils ont pu
se convaincre, par une expérience personnelle, qu'on pouvait se
rendre compte de leurs gestes muets sans les toucher, ils ont conçu
l'idée qu'ils sont des êtres exceptionnels, et depuis lors ils s'imagi-
nent que chacun les regarde, qu'on se moque de leurs allures,
qu'on rit de leur infirmité. Cette pensée, qui est très intense chez
les aveugles et qu'il est bien difficile de modifier, leur rend le con-
tact du monde insupportable. A l'institution, ils sont entre eux,
entre compatriotes, comme ils disent parfois en plaisantant; ils la
quittent avec appréhension, ils y reviennent avec joie, et les plus
heureux sont ceux qui, leurs études terminées, peuvent y rester
comme professeurs.
Les natures récalcitrantes et rebelles sont extraordinaîrement
rares; il s'en rencontre cependant, et récemment l'institution a été
mise en émoi par suite d'une petite aventure à laquelle elle n'est
point accoutumée. Un aveugle d'une douzaine d'années, venu des
enfans assistés, avait pris la maison en déplaisance, rêvait de li-
berté, et cherchait partout la clé des champs. Il sut grimper sur le
toit d'une joliette, attacher une corde au chaperon du mur d'en-
ceinte et se laisser glisser sans accident sur le trottoir de la rue
Duroc, — une véritable évasion de prisonnier d'état. Ce jeune
drôle avait peur des brigands, et à l'aide d'une corde à violon, d'un
demi-cerceau, de quelques baguettes, il s'était fabriqué un arc et
des flèches pour pouvoir repousser les attaques à main armée qu'il
redoutait. Une fois dans Paris, il s'y promena; mais l'éveil avait été
donné à la préfecture de police, et six heures après sa fuite il était
arrêté par des gardiens de la paix, conduit au poste, installé près
du poêle, et par ordre supérieur réintégré à l'institution. Il est tout
prêt à recommencer, et l'on est obligé de le surveiller d'une façon
toute spéciale.
L'institution n'a pas seulement pour but de donner aux aveugles
une instruction quelconque; elle doit aussi les mettre à même
d'exercer un métier qui les fasse vivre; il faut avouer que cela n'est
pas aisé, car, s'il est relativement facile de découvrir un état con-
venable pour un sourd-muet pourvu de deux bons yeux, on se trouve
singulièrement empêché en présence d'un homme qui vit dans la
822 REVUE DES DEUX MONDES.
nuit. Aussi le nombre des métiers qu'on leur enseigne est fort res-
treint et se trouve nécessairement limité à quelques occupations
où le toucher peut jusqu'à un certain point suppléer à la vue. Cet
enseignement professionnel est très lent, très fastidieux, et doit fa-
tiguer ceux qui le pratiquent. Il faut que l'enfant soit parvenu à
retenir dans sa mémoire les différentes combinaisons des gestes
qu'il doit faire avant d'essayer de les appliquer. 11 y a là des jeunes
aveugles qui empaillent les chaises ou qui tressent les bandes de
rotin pour former le siège; il y a des tourneurs qui sont adroits et
suivent avec le pouce de la main gauche toutes les formes que le
ciseau doit donner à la pièce de bois mise en mouvement par le
tour; quelques-uns déploient une véritable adresse et font de me-
nus objets, flambeaux et bougeoirs, qui sont d'une exécution irré-
prochable. Ce sont les aveugles qui impriment les livres pointés
spécialement réservés à leur usage : ils composent rapidement sur un
composteur coupé de lignes à jour où le caractère s'engage en par-
tie; la main ne se trompe point de case lorsqu'elle saisit les lettres;
elle passe légèrement sur le cadre de chaque compartiment, et cela
lui suffit pour ne pas commettre d'erreur. La correction des épreuves
exige deux personnes : l'une palpe la copie et lit à haute voix,
l'autre tâte la forme d'imprimerie et répète la ligne déjà lue. La
presse à bras est manœuvrée par un aveugle, mais le papier est
placé sous le rouleau, il en est retiré et mis au séchoir par des en-
fans voyans dont les yeux, au milieu des regards éteints que l'on
aperçoit, brillent comme des escarboucles. C'est une grande joie
pour les élèves de l'institution de pouvoir venir dans l'imprimerie,
car des cages suspendues le long de la muraille contiennent quel-
ques serins et deux ou trois chardonnerets. Ils sont passionnés pour
les oiseaux chanteurs, ils les soignent avec amour; c'est à qui leur
apportera quehjue mie de pain ou un peu de sucre. Si l'on tolérait
un rossignol dans une classe, le professeur aurait beau parler, nul
ne l'écouterait plus.
Un métier assez suivi est celui de filetier, qui cependant exige
parfois des combinaisons multiples et très compliquées. Il ne s'agit
pas en effet de produire simplement ces filets à mailles toujours
semblables qui servent à faire des pêchettes ou dans lesquels les
collégiens mettent du pain et des cerises lorsqu'on les conduit aux
bains froids; il faut pouvoir agencer tous les filets possibles, l'é-
pervier qu'on jette en rivière, le panneau dont on entoure les en-
ceintes à lapins pendant les battues, l'énorme filet qu'on tend sous
la corde raide ou le trapèze des gymnastes, le fichu de laine, la
capeline dont les femmes s'enveloppent au sortir du bal, les appuie-
têtes dont la petite bourgeoisie garantit économiquement le dossier
de ses fauteuils. On n'en finirait pas, si l'on voulait énumérer tout
l'institution des jeunes aveugles. 823
ce que l'on peut faire avec un bout de ficelle, une navette et un
moule. Le professeur de filet a été élevé à l'institution; c'est un
aveugle défiguré en outre par un de ces nœvi 7naterui qu'on appelle
communément une tache de vin, qui lui couvre et lui tuméfie une
partie du visage; habile homme en son art et fort expert, il a fondé
une importante maison de commerce qu'il dirige à la grande satis-
faction de ses associés. Si enchevêtré que soit un dessin, il lui suffit
de passer la main dessus pour découvrir la maille trop lâche ou
trop serrée. Il est ingénieux, entreprenant, et il rendit un grand
service aux Parisiens pendant la période d'investissement, car il
fabriqua les filets à l'aide desquels on put pêcher les^ poissons dans
la Seine.
C'est un peu à contre-cœur que l'institution donne ce genre d'en-
seignement professionnel (1), et elle n'y soumet ses élèves qu'après
s'être assurée par des épreuves réitérées qu'ils sont dépourvus de
toute faculté musicale. Lorsque Valentin HaLiy fit apprendre la
musique aux premiers aveugles qu'il recueillit, il croyait ne mettre
à leur disposition qu'un art d'agrément, il ne se doutait pas que
ce serait leur gagne-pain le plus sérieux. L'enseignement musical
prit des proportions considérables en 1815, quand les jeunes aveu-
gles furent distraits des Quinze- Vingts; l'institution était alors diri-
gée par un médecin, le docteur Guillié, qui reconnut promptement
que ses élèves avaient pour la plupart une sorte d'instinct musical
qu'il était possible de développer et de faire fructifier. Dès lors il
se consacra très ardemment à cette tâche, dans laquelle il fut géné-
reusement aidé à titre courtois par des artistes éminens tels que
Duport, Dacosta, Habensck. Les résultats obtenus furent excellens,
et depuis cette époque ce genre d'instruction s'est élevé de jour en
jour jusqu'à constituer une école de premier ordre. L'enfant, après
avoir été initié au solfège, choisit l'instrument pour lequel il se sent
le plus d'aptitude; il apprend à l'aide du toucher les notes pointées
en relief, puis il les joue sous la direction d'un professeur, presque
toujours aveugle, qui rectifie les mouvemens, donne des conseils et
enseigne le parti qu'on peut tirer d'un outil musical. Tout un corps
de bâtiment, coupé de trois étages, est réservé à ces études spé-
ciales : au premier l'orgue, au second les instrumens d'orchestre,
au troisième le piano. De longs couloirs, divisés en chambrettes,
isolées les unes des autres par des murailles en briques creuses,
forment cette classe bruyante ; chaque enfant est clos dans sa lo-
gette et étudie seul. Pour les morceaux d'ensemble, chacun ap-
prend sa partie, puis tous les exécutans se réunissent dans une
(4) On a calculé qu'un aveugle ouvrier filetier gagne, par journée de douze heures,
1 fr. 50 cent, ou 2 fr,, un rempailleur-canneur de chaises, un tourneur, de 3 à 4 fr.
S'ill REVUE DES DEUX MONDES.
vaste salle consacrée aux exercices publics, et répètent sous la direc-
tion d'un chef d'orchestre. Celui-ci ne bat pas la mesure, il la
frappe à l'aide de deux spatules concaves dont la partie supérieure
produit par le choc contre la main un bruit sec parfaitement per-
ceptible. La musique qu'on leur enseigne est sérieuse et savante :
Gluck, Beethoven, Weber, sont les auteurs de prédilection. Il faut
du temps pour qu'ils puissent jouer irréprochablement une sym-
phonie complète, — trois mois; mais ils ne consacrent qu'une
heure cinq fois par semaine à la musique d'ensemble, c'est donc
une moyenne de soixante-dix heures. Ils m'ont paru avoir beau-
coup d'entrain pour l'étude instrumentale; je me suis promené dans
le couloir sur lequel s'ouvre la porte vitrée des loges, et j'ai vu que
tout le monde était fort à son affaire, sauf un pauvre enfant très
troublé qui, malgré le bruit ambiant, était en proie à une sorte
d'angoisse maladive, parce que d'un coin de sa chambrette il
« voyait » sortir un fantôme vêtu de blanc.
En dehors de cette école générale, il existe deux classes particu-
lières dont on ne rencontre l'analogue nulle part ailleurs; l'une est
destinée à créer des organistes, l'autre forme des accordeurs de
pianos. Ceci est excellent et très pratique. J'ai écouté des élèves
manœuvrer de grandes orgues d'église pendant qu'un de leurs pe-
tits compagnons « piétinait » les soufflets, et j'ai été émerveillé de
ce que j'ai entendu. Un de ces virtuoses prenait évidemment un
plaisir extrême à l'harmonie qui jaillissait sous ses doigts et mon-
tait autour de nous; c'était un grand garçon blond et pâle dont les
gros y 2UX blancs restaient immobiles. Je le regardais; à certains ac-
cens de l'orgue, à ces notes plaintives qui ressemblent aux lamen-
tations d'une voix humaine, un nuage rose passait sur sa face et
un léger frémissement agitait ses lèvres. Celui-là est un artiste, et,
si jamais il est placé au buffet d'orgues d'une cathédrale, il ravira
les foules. Évidemment chez lui tout se formule en symphonie, il
chante son rêve; ne sait- on pas qu'il faut crever les yeux aux ros-
signols pour en faire d'incomparables chanteurs? On enseigne à ces
enfans toutes les ressources et tous les secrets de la composition;
ceux dont l'imagination est stérile deviennent accordeurs de pianos,
et acquièrent dans cet art, que l'on dit assez difficile à bien prati-
quer, une habileté sans pareille. Ils sont extraordinaires d'adresse
et de précision, c'est à croire que les yeux sont inutiles pour une
œuvre semblable. Ils rattachent une corde, remplacent un mar-
teau, manient la clé avec une habileté qui remplit d'étonnement,
et c'est en les voyant que j'ai compris ce mot d'un chanteur cé-
lèbre : « les aveugles sont les premiers accordeurs du monde. »
La finesse de leur ouïe les aide singulièrement, et leur permet d'ar-
river au ton absolument exact.
l'institution des jeunes aveugles. 825
Le public est parfois appelé à juger de la valeur de l'enseigne-
ment musical distribué à l'institution. On y donne des concerts qui
ont une très réelle valeur. Dans la chapelle, dont le sanctuaire est
voilé par de larges rideaux, on réunit les invités; les enfans sont
placés sur une estrade, les garçons d'un côté, les filles de l'autre.
J'ai assisté à l'une de ces fêtes, l'impression est triste, c'est l'infir-
mité qui domine; ces faces immobiles et sans regard sont doulou-
reuses à contempler. La sensation s'efface promptement, et l'on
reste étonné de l'ensemble des exécutions difficiles. Il n'y a pas une
hésitation dans la rentrée des parties secondaires, pas une note
douteuse. Le chef d'orchestre conduit en sourdine, et le bruit de
sa spatule ne parvient même pas à l'oreille des auditeurs. Plusieurs
anciens élèves, actuellement professeurs à l'institution, ont fait en-
tendre des compositions remarquables (1), à la fois très sérieuses
et très mélodiques. Lorsque les filles se lèvent pour chanter, tous
les garçons penchent la tête de leur côté comme pour mieux écou-
ter « les jolis sons » qu'ils vont entendre. La partie vocale est la
moins satisfaisante, par la simple raison que ces enfans sont trop
jeunes et qu'ils n'ont point encore la voix formée. Au reste, on ne né-
glige rien pour développer en eux le goût et la science de la musique;
ils ont leur loge au Conservatoire, des places à l'Opéra-Gomique,
des sièges réservés aux concerts du Grand-Hôtel. L'Opéra, qui les
accueillait autrefois, leur a fermé ses portes: la grosse subvention
qu'il reçoit devrait cependant l'engager à être moins inhospitalier
pour des enfans infirmes à qui l'audition de la musique est une joie
exquise et un très utile enseignement. L'excellence des études mu-
sicales de l'institution se démontre par ce fait, que depuis vingt ans
les jeunes aveugles ont obtenu cinq prix et treize accessits aux con-
cours du Conservatoire.
L'institution voudrait bien se débarrasser de l'apprentissage pro-
fessionnel, afin de pouvoir se consacrer exclusivement à l'enseigne-
ment scolaire et musical. Ce serait évidemment un grand bienfait
pour elle ; il faudrait lui accorder le droit d'évacuer sur nos rares
maisons de province les enfans inhabiles à la musique, et l'autori-
ser à y prendre les élèves doués de dispositions particulières comme
virtuoses ou comme compositeurs. On obtiendrait ainsi, je crois, des
résultats importans, et l'institution serait promptement à même de
fournir des organistes aux principales églises de France; c'est là un
double avantage qui n'est pas à dédaigner. Aujourd'hui les efforts
s'éparpillent un peu autour de ces petits métiers qui ne sont qu'un
pis-aller stérile; il serait bon de les concentrer sur cet art multiple
(1) Je citerai un Agnus Dei de M. Person, un menuet de quatuor de M. Proust,
deux très jolis chœurs, le Combat des rats et des belettes, le Retour de croisière, par
M. V. Paul.
826 REVUE DES DEUX MONDES.
et charmant, pour lequel la vue n'est point de nécessité première.
L'institution deviendrait alors une sorte de conservatoire réservé à
une classe particulière d'individus choisis avec discernemeni; les
autres, que leur médiocrité intellectuelle réduit à l'état d'ouvriers
inférieurs, recevraient en province l'apprentissage dont ils ont be-
soin.
On a dit, dans cet esprit d'opposition quand même que nos ad-
ministrations ont toujours eu le triste privilège de susciter, que l'in-
stitution des jeunes aveugles ne réussissait guère qu'à produire
des mendians joueurs de clarinette et d'accordéon. Qu'il soit sorti
quelque mauvais drôle de l'institution, cela n'a rien d'extraordi-
naire; nos collèges, nos écoles en produisent, et il ne suffit pas
d'être infirme pour devenir impeccable. Je n'ai pas à raconter ici
quelle puérile compétition se cache derrière ces assertions, trop in-
téressées pour être sincères, mais je puis dire ce que sont devenus
depuis vingt- cinq ans les élèves qui ont traversé l'établissement;
c'est là une pièce qui suffit à juger le procès. Du l" janvier 18/i8
au 31 décembre J872, 51/i garçons ont été admis à l'institution;
39 sont décédés, 21 ont été retirés par leurs parens avant l'achè-
vement de leurs études, 1(5 ont été rendus à leur famille parce que
leur état sanitaire ou mental ne leur permettait pas de profiter de
l'enseignement; 6 sont sortis après avoir été mis à môme de se
servir de leur vue améliorée; 50, presque i'diots, ont été exclus
parce qu'ils étaient absolument inhabiles aux travaux dont les aveu-
gles sont capables; hl ont été renvoyés pour fautes graves, par
suite d'une décision ministérielle. Si à ce total de 173 on ajoute les
l/i3 élèves actuellement présens à l'institution, on obtiendra un
chiffre de 31(5; il reste donc à savoir ce que sont devenus les 198 en-
fans qui ont terminé leurs études : 6 ont été nommés aspirans-
professeurs à l'institution même; 2 y sont pourvus d'un emploi;
53 sont capables d'exercer la double fonction de professeur orga-
niste et d'accordeur de pianos; 34 sont organistes maîtres de cha-
pelle, lib sont accordeurs de pianos; 20 sont employés dans une fa-
brique de filets; 26 gagnent leur vie comme empailleurs et canneurs
de chaises, h sont tourneurs et h brossiers; enfin Zi, sortis sans pro-
fession déterminée, ont trouvé dans leur famille une aisance qui
ressemble à de la fortune. Sur ce nombre de 198, 3 seulement
n'ont pas répondu aux espérances qu'ils avaient fait concevoir, et
évitent avec soin tout ce qui pourrait les rappeler au souvenir de
leurs anciens maîtres; il est fort possible que ceux-là deviennent
des mendians ou obtiennent leur entrée aux Quinze-Vingts, s'ils
sont sans ressources personnelles. Cette moyenne est incontesta-
blement inférieure à celle des élèves qui v. tournent mal » à l'issue
du collège.
l'institution des jeunes aveugles. 827
La maison contientanjourd'hui 2 18 pensionnaires, dont 75 rilles(l);
elle est remarquablement tenue, d'une propreté qu'on rencontre ra-
rement dans les lieux habités par des enfans, munie d'une infir-
merie spacieuse dirigée par des sœurs augustines de Sainte-Marie,
parfaitement disposée en tous ses aménagemens, quoique un peu
petite, puisque le quartier des garçons ne pourrait contenir un
élève de plus. Autant l'institution des sourds -muets est morne,
autant celle des jeunes aveugles est vivante, active, occupée. Elle
ne coûte pas cher; son budget pour 1873 est de 186,000 francs,
dont 30,000 francs de rentes, 6,000 francs de recettes diverses et
une subvention de 150,000 francs allouée par l'état. C'est s'en tirer
à bon compte, car elle produit des résultats fort impoitans et est
un réel honneur pour notre pays. Les bienfaiteurs véritables des
aveugles sont deux Français : Yaleniin Haiiy, qui a réuni tous les
systèmes épars en un seul corps de doctrine, et Louis Braille, qui
les a dotés d'une merveilleuse écriture. L'institution suit l'impul-
sion donnée, elle perfectionne son programme et limite son action
sur des points déterminés, étudiés avec soin et enseignés par l'ex-
périence. Les facultés naturellement restreintes de l'aveugle étant
données, elle les féconde et en tire le meilleur parti possible. Je
ne vois guère qu'un mince desideratum à signaler, et il est bien
facile d'y porter remède : la bibliothèque est absolument insuffi-
sante. C'est par la lecture surtout que l'on instruit ces enfans, ils
aiment à entendre les récits d'aventures et de voyages; il faut au
moins que leurs professeurs aient sous la main de quoi satisfaire
cette curiosité inteiligente'et saine. Le fonds donné par Neufchateau
est encore la vraie richesse bibliographique de la maison ; les dic-
tionnaires de Bayle, de Moréri, de Trévoux, la vieille Encyclopédie,
n'ont plus grand'chose à nous apprendre aujourd'hui; il faudrait
rajeunir cette bouquinerie surannée. Le dépôt des livres au mi-
nistère de l'instruction publique ne pourrait- il pas faire quelque
largesse au boulevard des Invalides? Ne pourrait-on pas, ce qui
vaudrait mieux, consacrer une somme spéciale à l'achat des ou-
vrages qui sont de nature à intéresser, à éclairer ces malheureux?
500 francs par an suffiraient : c'est une bien faible somme; le mi-
nistère de l'intérieur, d'où l'institution relève hiérarchiquement, ne
la refusera certainement pas.
L'aveugle qui sort de cette excellente école n'est point aban-
donné; on ne le jette pas sans défense aux hasards pénibles de la
vie. Une société de placement, qui a ses racines dans l'institution
même, veille sur lui et le protège, elle le guide. Elle n'intervient
(1) Sur co nombre, il n'y a que 6 élèves payant intégralement la pension.
828 REVUE DES DEUX MONDES.
que bien rarement pour lui donner des secours; elle fait mieux, elle
s'emploie activement à lui trouver une situation qui l'aide à créer
son indépendance par le travail; dans ce dessein, elle s'occupe
surtout de nouer des relations avec les facteurs d'instrumens de
musique, avec les fabriques des églises, avec les patrons qui peu-
vent utiliser la science acquise par l'enseignement professionnel.
Son but est élevé, il est philanthropique au vrai sens du mot.
La liste des donataires est très instructive à parcourir; elle prouve
quelle reconnaissance les anciens élèves ont gardée au fond du,
cœur pour la bienveillante institution qui les a longtemps abrités
et en a fait des hommes. Les souscripteurs sont nombreux, presque
tous ils sont aveugles ou attachés à la maison par un lien quel-
conque. La somme versée est minime, en général 3 francs; c'est
donc un sacrifice réel prélevé péniblement sur la paie ou sur les
maigres émolumens. Cela en dit bien long en faveur de ceux qui
donnent; ils ont la rare vertu du souvenir, et démontrent ainsi le
bon aloi de l'éducation morale qu'ils ont reçue.
Cette institution est à encourager sous tous les rapports; elle est
utile au premier chef, très bien conduite, et il m'a paru que cha-
cun y était dévoué à l'œuvre collective. On peut regretter qu'elle
ne soit pas plus ample, ou qu'elle n'ait pas quelques succursales
propres à recueillir les enfans auxquels son exiguïté l'empêche d'ou-
vrir la porte k deux battans. Il y a en France environ 3,000 jeunes
aveugles en âge d'être instruits, et nos établissemens spéciaux n'en
peuvent guère contenir que ZiOO. Que deviennent les autres? En
1833, lorsque M. Guizot discutait la loi du 28 juin sur l'enseigne-
ment, il disait : « L'enseignement primaire est la dette du pays
envers tous ses enfans. » Bien des aveugles restent encore créan-
ciers éconduits. L'instruction est cependant pour eux, plus encore
peut-être que pour les voyans, un bienfait qui n'a pas d'équiva-
lent. A l'aveugle pauvre, elle donne un métier où il trouve des
ressources suftisantes, elle l'arrache à la mendicité et à l'hospice; à
l'aveugle riche, elle apporte des satisfactions profondes, toujours
renouvelées, qu'il ne peut attendre que de la culture de son esprit;
pour tous deux, elle ouvre le monde fermé, déchire la nuit qui les
enveloppe, neutralise l'infirmité dans une mesure très étendue, et
les crée bien réellement à une vie nouvelle. Aussi, en étudiant cette
institution mère, dont tout l'honneur revient à notre pays, en con-
statant les résultats qu'elle obtient, on déplore qu'elle ne soit pas
assez vasie pour accueillir, pour éclairer tous ceux qu'un mal irré-
parable condamne à la double nuit de l'ignorance et de la cécité.
Maxime Du Camp.
VOYAGES GÉOLOGIQUES
AUX AÇORES
III.
LES CULTURES DE SAN-MIGUEL. — LE MONDE ORGANIQUE AUX ACORES.
L'importance des inégalités du sol et le degré d'altération des
roches sont les principaux signes auxquels on reconnaît l'ancien-
neté d'un terrain d'origine éruptive. En considérant l'île de San-
3'IJguel à ce double point de vue, on s'aperçoit ! ientôt qu'elle pré-
sente à ses deux extrémités deux régions dont l'âge est plus ancien
que celui de la partie moyenne. Ces deux régions, l'une orientale,
l'autre occidentale, ont formé autrefois deux îles distinctes, plus
séparées que Pico ne l'est de Fayal, la première allongée de l'est
à l'ouest, la seconde du nord-ouest au sud-est. L'intervalle entre
les deux îles a été comblé par une série d'éruptions. Une multitude
de cônes volcaniques se sont élevés dans cet espace, et d'innom-
brables coulées de laves s'y sont déversées de manière à former de
part et d'autre une sorte de plaine rocailleuse. Les cendres et les
lapilli projetés dans les éruptions se sont répandus au milieu des
roches, et tous ces détritus, modifiés par l'action de l'humidité,
ont constitué une terre végétale d'une incompai able fertilité. C'est
la partie la plus riche et la plus peuplée de San-Migiiel. C'est là
que s'élève sur la côte sud Ponta-Delgada, capitale de l'île, et sur
la côte nord Pabeira-Grande, ville également considérable.
Toute cette étendue de terrain est divisée et subdivisée en en-
clos environnés de hautes murailles et désignés dans le pays sous
îe nom de quintas. La culture prédominante est celle de l'oranger.
830 REVUE DES DEUX MONDES.
Chaque année, des centaines de millions d'oranges y sont cueil-
lies, puis embarquées et transportées sur le marché de Londres.
Il n'existe peut-être au monde aucun district dont la culture soit
aussi fructueuse. L'oranger à fruits doux n'appartient pas plus
qu'aucun de ses congénères de la même famille à la flore primitive
de San-Migusl; on ignore l'époque précise à laquelle il y fut intro-
duit, mais ce fut certainement peu de temps après la découverte
de l'île. Les botanistes considèrent cet arbre comme originaire des
contrées les plus orientales de l'Asie, et admettent qu'il n'a été ap-
porté en Europe que longtemps après le bigaradier et seulemeat
dans le courant du xv^ siècle. Cent ans plus tard, nous le trouvons
déjà cultivé en grand à San-Miguel. Fructnoso, dont la précieuse
chronique remonte au milieu du xvi^ siècle, fait mention d'une
quînta, située près de Ponta-Delgada, où l'on voyait une centaine
de très beaux orangers. Des citronniers, des cédratiers, des liniei-
ras et beaucoup d'arbres fruitiers du continent européen prospé-
raient dans ce verger; des charretées d'oranges en sortaient chaque
année et abondaient à la ville voisine. La fleur, au lieu d'être négli-
gée comme elle l'est maintenant, fournissait par la distillation une
grande quantité d'essence d'excellente qualité.
Le commerce des oranges a commencé à prendre un certain dé-
veloppement à San-Miguel dans le courant du dernier siècle; plus
tard, la guerre et le blocus continental n'ont fait que le favoriser.
L'alliance intime qui s'est établie alors entre l'Angleterre et le PO'*
tugal a créé des relations commerciales entre les deux pays et
fourni un débouché presque illimité aux produits de San-Miguel.
Toutefois la production des oranges n'a pris véritablement dans
l'île un essor considérable que pendant les trente dernières an-
nées. Dans le principe, on n'abritait pas les orangers : on les
plantait à de grandes distances les uns des autres, et l'on obtenait
ainsi de magnifiques arbres qui couvraient une large surface de
leur tête toufl'ue, et qui parfois étaient chargés de 15,000 ou
20,000 fruits. Quelques-uns de ces orangers avaient 1 mètre de
diamètre. On posait une énorme pierre au sommet de la tig3 entre
les branches pour les forcer de s'écarter latéralement et pour les
maintenir à un niveau peu élevé où elles fussent davantnge à l'abri
du vent. On dut ensuite renoncer à ce système, qui avait de grands
inconvéniens dans un pays exposé pendant l'hiver à de violens ou-
ragans. Une nuit de tempête suflisait souvent pour joncher le sol
d'oranges en pleine maturité et pour détruire la plus belle récolte;
quelquefois les arbres eux-mêmes étaient arrachés et déracinés.
Enfin les bourgeons délicats développés par la sève du printemps
avaient presque toujours beaucoup à souffrir de l'humidité saline
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 83l
apportée par le vent de la mer. On eut alors l'idée d'emprisonner
les ora::gers par petits groupes dans d'étroits enclos formés par di-
vers arbres; mais bientôt on s'aperçut que l'ombre nuisait à la
croissance et à la maturité des fruits; il fallut agrandir les ver-
gers, et c'est seulement depuis 18/|5 qu'une disposition normale
paraît avoir été adoptée définitivement. Les quinùis sont mainte-
nant des carrés de ^0 à 50 mètres de côté; des murs en pierres
sèches, de 3 à 6 mètres de haut, les entourent de toutes parts. Les
vents les plus impétueux ont peu de prise sur ces murailles épaisses
composées de blocs basaltiques volumineux, denses, dont les sur-
faces rugueuses sont encastrées ensemble. Le rempart de pierres
ainsi édifié est doublé intérieurement d'une haie de fayas serrés les
uns contre les autres. Ces arbres au port élancé dépassent bientôt
la crête du mur auquel ils sont adossés, et forment au-dessus un
rideau verdoyant de plusieurs mètres d'élévation.
Après bien des essais pour rechercher l'essence qui convient le
mieux à l'installation des abris, on paraît s'être accordé générale-
ment pour préférer l'arbre açorien par excellence, le faya. Les essais
faits pour le remplacer sont néanmoins assez intéressans pour que
nous en disions quelques mots. Durant plusieurs années, la faveur
populaire s'était prononcée pour le piltosporum undulatian, arbre
élégant, au feuillage toujours vert, originaire de l'Australie et im-
porté d'Angleterre il y a trente-cinq ans. Cet arbre avait séduit par la
beauté de ses feuilles et par la rapidité de sa croissance; mais il épui-
sait le terrain et nuisait, à la végétation des plantes qu'il était appelé
à protéger. Le laurier des Canaries et le laurier de l'Inde (1) possè-
dent également un beau feuillage et croissent promptement; cepen-
dant leurs racines s'étendent; au loin et épuisent aussi le sol. Le
faya au contraire améliore la terre : les feuilles mortes constituent
un engrais excellent. Non-seulement il n'enlève pas aux arbres
plantés dans son voisinage les sucs nourriciers dont ils ont besoin,
mais plusieurs essences, telles que le liétre et le chêne, prospèrent
mieux auprès de lui que lorsqu'ils végètent isolément. Le piltospo-
rum tabira est employé dans les quintas voisines du bord de la
mer; il résiste mieux que le faya à la poussière d'eau salée que le
vent rejette sur la côte. Le carùiocarpus lœvigatus, originaire de
l'Australie, résiste également à l'action des brises marines, et a de
plus l'avantage de supporter la taille. \1 acacia melanoxylon est re-
cherché dans un cas tout opposé, car il ne réussit bien qu'à une
distance assez considérable de la mer. Lorsqu'il n'est pas atteint
par le souffle salin du vent maritime, il pousse très vite, n'appau-
(1) Laurus canai-iensis et persea azorica.
832 REVUE DES DEUX MONDES.
vrit pas le terrain et fournit un excellent abri. L'essai le plus cu-
rieux est celui du néflier du Japon [eriobolrya japonica), qui joint
à tous ces avantages celui de posséder d'amples feuilles largement
étalées, et de fournir un fruit comestible; malheureusement il ne
souffre pas la taille. En attendant que les arbres destinés à former
les haies arborescentes aient acquis une élévation suffisante, on
sème le terrain avec une espèce de genêt qui croît rapidement et
que l'on détruit au bout de trois ou quatre ans. L'usage des abris
porte-t-il, comme on l'a soutenu, préjudice à la qualité des oranges?
enlève-t-il'à l'arbre fruitier l'air et le soleil nécessaires à la com-
plète maturation des produits? Rend-il l'écorce de l'orange plus
épaisse et plus tendre, ce qui nuirait à la conservation du fruit? Ce
sont là autant de questions dont la solution offre de grandes diffi-
cultés, et qu'une suite continue d'observations impartiales pourrait
seule permettre de trancher.
Le terrain des plantations doit être labouré pendant quatre ou
cinq ans. Ensuite, deux fois par an, on procède à un binage superfi-
ciel. Souvent on sème du lupin, que l'on enterre à la houe pour
amender le sol. Dans les mauvais terrains, cette opération est in-
dispensable tous les ans; rarement on emploie d'autre engrais.
Chaque année, on coupe le bois mort, on élague les rejetons armés
de piquans, mais du reste on ne taille nullement les orangers. Dans
les momens de sécheresse, on a soin d'arroser, si l'on peut avoir
de l'eau à proximité. L'élagage des abris, qui se fait chaque année,
fournit en moyenne 300 fagots par hectare, lesquels se vendent à
raison de 7 francs le 100. Les orangers se plantent en quinconces :
autrefois on laissait entre eux des intervalles de 15 mètres, mais
depuis quelques années on a diminué les distances; on les plante
généralement à 10 mètres les uns des autres. Dès la première an-
née, le sujet donne quelquefois du fruit, cependant il n'entre plei-
nement en rapport qu'au bout de dix ans; alors, s'il est en bon état
et planté dans un bon terrain, il produit de 1,000 à 1,500 oranges.
Un arbre plus âgé et vigoureux dont les branches sont larges
et régulièrement étalées peut fournir une récolte de 7,000 à
8,000 oranges. Dans les quintas trop vastes, les orangers ne rap-
portent en moyenne que (300 fruits par pied, tandis qu'ils en rap-
portent généralement de 2,500 à 3,000 dans les petits enclos.
Les variétés d'oranges comestibles cultivées aux Açores sont au
nombre de six principales. L'orange commune est de moyenne
grosseur, légèrement acide et très savoureuse. La peau en est fine
et adhérente au fruit; elle devient un peu épaisse à la fin de la sai-
son. Les lobes de la partie charnue se séparent difficilement les uns
des autres : pour la déguster convenablement, on doit recourir à
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 833
l'emploi d'un instrument tranchant. L'orange allongée {comjjrida)
est plus aromatique que la précédente et plus acide, surtout pen-
dant les premiers mois de l'hiver ; l'arbre qui la donne est rare-
ment très chargé de fruits. On désigne sous le nom d'orange d'ar-
gent [prata) une variété plus petite dont la chair est très ferme, la
peau extrêmement fine et la couleur d'un jaune-vcrdàtre clair.
L'orange choisie [selecta] est grosse, d'un goût excellent, très peu
acide; la peau en est de couleur jaune foncé. Elle est dé4)ourvue de
pépins et ne mûrit guère qu'en avril, ce qui lui donne une grande
valeur. 1^ orange à ombilic {d'embigo) est aplatie et très douce;
c'est la variété qui fournit les fruits les plus volumineux. Vient
enfin la mandarine [iangerina], qui m'a paru différer de la man-
darine de Malte par une adhérence plus marquée de l'écorce à la
partie charnue. Cette union plus intime de la zone corticale du fruit
à la masse des lobes intérieurs semble distinguer toutes les oranges
des Açores des variétés correspondantes d'Espagne et d'Italie.
L'orange entre en maturité à la fin d'octobre; ce n'est toutefois
qu'en janvier que se recueillent les meilleures qualités. La saison
se termine en mai. La multiplication de l'oranger s'opère par. mar-
cottes ou par boutures. Le premier procédé a été emprunté aux
Chinois : il est fort en usage depuis quelques années. On choisit
une branche de A à 5 centimètres de diamètre, à laquelle on prati-
que une incision circulaire. Autour de la plaie , on dispose un pail-
lasson en forme d'entonnoir évasé par le haut et rempli de terre
battue. L'opération se fait du 15 mai au 15 juin; les racines adven-
tives ne tardent pas à pousser, et dès l'hiver suivant la bouture est
pourvue de racines suffisantes pour pouvoir être détachée de la
plante-mère. La jeune plante ainsi obtenue rapporte souvent du
fruit au bout de deux ou trois ans. Dans l'origine, on employait ex-
clusivement la multiplication par greffe sur des sujets obtenus par
semis. Aujourd'hui cette méthode est encore usitée en concurrence
avec la précédente ; cependant elle est un peu délaissée à cause de
la lenteur relative avec laquelle les arbres qui en proviennent entrent
en rapport. On assure néanmoins que les sujets auxquels elle a été
appliquée donnent de meilleurs fruits et durent plus longtemps que
les autres.
L'orange douce se reproduit aussi de graine. C'est là un fait
digne de réflexion, car il y a des botanistes qui considèrent l'oran-
ger à fruit doux comme une simple variété de l'oranger épineux à
fruit amer. Si cette hypothèse était vraie, quand on sème un pépin
d'orange douce, on devrait s'attendre à voir naître, conformément à
la loi générale, un individu appartenant au type primitif. Or, au
moins aux Açores, les choses ne se passent pas ainsi. Le sujet qui
TOME civ. — 1873, 53
834 REVUE DES DEDX MONDES.
provient d'un tel semis possède, il est vrai, le port, le feuillage, les
piquans épineux du bigaradier, mais les fruits qu'il porte, bien
qu'ils n'aient jamais entièrement la saveur des fruits de la plante-
mère, n'ont jamais non plus l'amertume de ceux de l'espèce sau-
vage. On devrait au moins, par un grand nombre de semis succes-
sifs, obtenir des plantes se rapprochant de plus en plus du type
fondamental de l'espèce, c'est-à-dire de l'oranger à fruits amers;
jusqu'à présent l'expérience ne semble pas confirmer cette possibi-
lité. Il faut donc admettre, ou que l'orange douce provient réelle-
ment d'une espèce particulière qui ne diffère du bigaradier que par
les qualités de son fruit, ou que la variété formée possède une bien
étonnante stabilité.
La récolte des oranges s'opère rapidement et sans difTîculté. Mal-
gré l'émigration incessante vers les deux Amériques, la population
surabonde aux Açores, et la main-d'œuvre y est à très bon marché.
Les oranges, cueillies avec soin, sont transportées au magasin
d'emballage. Ce travail est accompli par des bandes d'hommes, de
femmes, d'enfans, qui portent sur la tête ou sur l'épaule de lourds
paniers chargés de fruits et courent nu-pieds jusqu'au lieu du dé-
pôt. Là chaque orange est enveloppée d'une feuille sèche de maïs
et mise en caisse. La forme des caisses a complètement changé dans
l'intervalle de mes deux voyages aux Açores. Jusqu'en ces dernières
années, on se servait de grandes caisses à faces rectangulaires pou-
vant, suivant les années, contenir de 700 à 900 oianges de la va-
riété commune. Le fruit est d'autant plus gros que l'été s'est mon-
tré plus humide. Des planchettes minces et flexibles formaient un
couvercle bombé, assez peu solide, dans la concavité duquel on
logeait presque autant d'oranges que dans la caisse elle-même. On
disait, pour justifier cette singulière disposition, que l'air circulait
plus facilement entre ces planchettes qu'entre les pièces de bois de
la caisse proprement dite, et que c'était une condition indispen-
sable à la conservation des oranges; en réalité, l'origine de cet
usage doit être cherchée dans le désir d'éluder le paiement d'une
partie de la tixe de sortie. Les anciens règlemens administratifs
imposaient les oranges par caisses d'une capacité donnée; dès lors
il était .admis qu'on était fidèle à la lettre, sinon à l'esprit de la loi
en donnant au\ caisses la dimension maxima et en ks surmontant
d'un énorme couvercle. Les caisses ainsi construites ne pouvaient se
juxtaposer exactement; elles occupaient .donc dans un navire un
volume supérieur à leur cubage véritable. En outre elles étaient
trop volumineuses, trop flexibles; quand elles étaient empilées,
les oranges s'y écrasaient souvent. Une application plus intelli-
gente des droits de douane a fait défmiliveraent renoncer aux
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 835
grosses caisses et aux couvercles bombés. La caisse actuelle est sans
exception rectangulaire sur toutes ses faces : elle a 1 mètre de long,
50 centimètres de large et 20 centimètres d'rpaisseur ; la capacité
est à peu près moitié de celle de l'ancienne. Elle est divisée en trois
compartimens par deux solides cloisons, et entourée de trois bandes
en châtaignier. Les frais de récolte, de transport à la ville, de ma-
gasinage, le prix des feuilles de maïs, l'emballage, la caisse, les
frais d'embarquement, les droits d'exportation, s'élèvent en tout à
environ 3 francs 50 cent. (700 reis) par caisse. Le droit de station-
nement dans le port, pour les navires dans lesquels on charge les
oranges, représente en outre 1 franc par caisse. Le prix de la caisse
d'oranges varie considérablement pendant la duiée de la saison :
généralement il augmente beaucoup vers le mois d'avril et de mai;
alors il double, quelquefois même il triple. D'une année à l'autre,
le prix moyen varie aussi dans des limites très étendues. La con-
currence faite sur la place de Londres par les oranges étrangères,
l'état de la saison , la spéculation et une foule d'autres causes
influent sur le marché. Il y a quelques années, les oranges prises
sur l'arbre se sont vendues àSan-Miguel, en pleine saison, jusqu'à
25 francs le 1,000, les frais de cueillette, d'emballage et de trans-
port étant à la charge de l'acheteur; l'an dernier, dans les mêmes
conditions, le prix moyen n'a été que de 9 francs.
En ISliO, le nombre des caisses d'oranges expédiées de San-Mi-
guel en Angleterre était seulement de 60,000 à 80,000; en 1850,
il s'est élevé à 175,000 (anciennes caisses), et l'an dernier à en-
viron 600,000 (nouvelles caisses). Le transport se faisait autrefois
exclusivement par navires à voiles; mais déjà près de la moitié du
transport a lieu par bateaux à vapeur. Le prix du fret jusqu'à
Londres par celte voie est de 7 fr. 50 cent, par caisse; tout fait es-
pérer qu'un prix aussi élevé ne tardera pas à s'abaisser. Les ba-
teaux à vapeur chargés de ce service font huit voyages en Angle-
terre du 15 novembre à la fin d'avril : chacun d'eux emporte en
moyenne 5,000 caisses. L'application de ce système de navigation
constitue un très grand progrès, car la mer est si souvent mauvaise
pendant l'hiver dans les parages des Açores que souvent un navire
à voiles chargé d'oranges n'arrive à Londres qu'avec la majeure
partie de sa cargaison détériorée. Depuis dix ans environ, en avant
de Ponta-Delgada, on travaille à la construction d'un môle derrière
lequel les bâtimens peuvent déjà se mettre en sûreté pendant les
gros temps; mais un bateau à vapeur peut seul sortir de ce refuge
par le vent sud-ouest, qui malheureusement est le vent dominant,
et il n'est pas rare qu'un navire à voiles dont le chargement est
achevé soit obligé, au grand détriment de sa marchandise, d'at-
836 REVUE DES DEUX MONDES.
tendre des semaines entières qu'un ciel plus clément lui permette
de partir. Avant l'édification du môle, il ne se passait guère d'an-
née qui ne fût signalée par des sinistres. Tout le temps que durait
l'opération de l'embarquement d'une cargaison d'oranges, le com-
mandant du navire devait guetter attentivement les signes précur-
seurs do, la tempête, souvent interrompre le chargement et donner
le signal de la fuite, sous peine de faire naufrage contre la longue
ligne des falaises de San-Miguel. De pareils événemens ne sont plus
guère à redouter à présent, et, le commerce des oranges aux Açores
étant ainsi devenu beaucoup moins aléatoire qu'autrefois, les frais
divers peuvent être estimés plus sûrement. En somme, on peut dire
aujourd'hui qu'une orange de San-Miguel, rendue sur la Tamise
au mois de janvier, coiite de 3 à A centimes au marchand qui
l'achète.
Sous un climat humide et tiède comme celui des Açores, on doit
s'attendre à voir de temps en temps se développer sur les plantes
des maladies parasitaires diverses, de nature végétale ou animale.
Les relations variées de San-Miguel et de Fayal avec toutes les
parties du monde facilitent aussi l'introduction de ces sortes d'épi-
démies. C'est ainsi qu'à deux reprises depuis quarante ans les oran-
gers de l'archipel açorion ont été dévastés par des maladies spé-
ciales. Pour la première fois, en 183i, on s'aperçut que l'écorce des
orangers se fendillait. Les crevasses, situées principalement à la
base du tronc, laissaient suinter un liquide gommeux que l'on a
comparé à des larmes, d'où le nom de lagrima donné au mal. Bien-
tôt après, l'écorce se boursouflait et se détachait; le bois, laissé à
nu, pourrissait, la racine s'altérait aussi, et l'arbre ne tardait pas
à périr. On a remarqué que le nombre des oranges fournies par les
sujets malades était plus grand qu'à l'ordinaire, mais que la qualité
en était médiocre. Aujourd'hui encore une récolte trop abondante
et de qualité inférieure rend suspect l'arbre qui la produit. Lors de
l'apparition du fléau, les cultivateurs de San-Miguel, effrayés, ne
reculèrent devant aucun moyen pour en arrêter la propagation. De
larges incisions transversales furent pratiquées à la partie inférieure
des troncs soupçonnés de maladie, afin de favoriser l'écoulement
de la sève malsaine, les arbres les plus fortement attaqués furent
arrachés et brûlés; d'autres simplement déracinés et abandonnés
au contact de l'air pour revivifier les racines, que l'on considérait
comme le siège principal du mal. a J'ai vu moi-même en 1860,
rapporte M. Morelet, à qui j'emprunte plusieurs de ces détails, ces
nobles arbres mutilés et couchés sur le sol, où ils ne cessaient pas
de végéter. Telle était leur vigueur que plusieurs résistèrent à ce
traitement barbare, et que les autres continuèrent à fructifier, en
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 837
attendant que les jeunes sujets plantés dans leur voisinage entras-
sent à leur tour en rapport. » C'est à San-Miguel que la lagrima
avait pris naissance : c'est aussi dans cette île qu'elle atteignit vers
18/iO son maximum d'intensité. Des plantations entières furent
anéanties, d'autres partiellement détruites; on estime qu'un quart
des orangers do l'île dut être abattu. Des arbres séculaires dont
chacun était une richesse furent rongés par la pourriture ou tom-
bèrent sous la cognée. Kn 18/i*2, la maladie a commencé à dé-
croître, et maintenant, sans avoir tout à fait disparu, elle a cessé
d'être redoutable. En dehors des Açores, elle s'est propagée unique-
ment aux environs de Lisbonne, et ne paraît pas y avoir produit de
grands désastres.
L'année même où la la grima eniv^^.i en décroissance, un nouvel
ennemi attaquait les orangers des Açores. L'a.spidioles conchifor-
mis, hémiptère de la famille des coccinées, originaire du Brésil,
apparaissait sur les orangers de Fayal, et ne tardait pas à s'y mul-
tiplier à l'infini. Les orangers des autres îles de l'archipel furent
envahis à leur tour. Le développement des galles de l'insecte faisait
promptement dépérir ces plantes; les feuilles jaunissaient et sé-
chaient, les fruits n'arrivaient pas à maturité. Un moment, on put
craindre la destruction de toutes les plantations; heureusement au
bout de quelques années le fléau s'arrêta de lui-même. L'insecte,
issu des chaudes régions du Brésil, ne put résister aux hivers
des Açores, quelque modérés qu'ils fussent; aujourd'hui il a presque
entièrement disparu. Les pertes qu'il a causées sont bien moins
importantes que celles qui sont dues à la lagrima.
D'autres plantes, aux Açores, ont été également dans ces der-
niers temps en proie aux maladies parasitaires. J'ai déjà parlé des
ravages causés par V oïdium Tuckeri sur les vignes de Pico, et
signalé les causes particulières qui y ont rendu la maladie plus re-
doutable que partout ailleurs; je ne reviendrai pas sur ce sujet.
Aujourd'hui les propriétaires des Açores sont surtout préoccupés
par l'invasion d'une nouvelle épidémie végétale qui ressemble à la
lagrima, mais qui, au lieu d'affecter les orangers, s'étend spécia-
lement sur les châtaigniers. L'enveloppe corticale de la racine et
l'écorce de la partie inférieure du tronc se gonflent et se fendillent;
en dessous, on trouve une mince couche de moisissure qui s'étend
rapidement jusqu'à l'extrémité des radicelles. La nutrition de l'arbre
est arrêtée, les feuilles se flétrissent, tombent, l'écorce sèche et se
détache. J'ai vu, près de la ville de Ribeira, un bois de châtaigniers
dévasté par la maladie. C'était au milieu de l'été : tout alentour
s'étalait une riante verdure; à peu de distance, des pins et des
eucalyptus déployaient une splendide végétation. Au milieu dô
838 REVUE DES DEUX MONDES,
cette riche nature, le bois de châtaigniers semblait un lieu maudit,
visité par le feu du ciel. De grands arbres desséchés s'y dressaient
tristement. Avant de succomber, les rameaux dénudés avaient pris
des formes contournées et bizarres, comme s'ils avaient été tor-
turés par une douleur physique. La maladie s'est montrée aussi
dans le district de Povoaçao, où se trouvent les plus grands bois
de châtaigniers de San-Miguel; elle y a déjà produit, d'énormes
ravages et ne paraît nullement en voie de décroissance. Jusqu'à
présent, l'homme est resté impuissant devant ce fléau; le rappro-
chement des touffes de châtaigniers, l'extension du mal aux parties
extrêmes des racines ont empêché d'appliquer les moyens violens
auxquels on avait eu recours contre la lagrima des orangers. Il y a
véritablement peu d'espoir d'arrêter la propagation de la maladie.
Cependant l'examen microscopique du champignon parasite déve-
loppé sous la partie corticale des racines, si elle était exécutée par
un botaniste habile, pourrait peut-être fournir quelques indications
sur la nature des remèdes les plus efficaces à employer. Dans tous
les cas, ce serait une étude intéressante dont les résultats figure-
raient avec honneur parmi les travaux d'histoire naturelle entrepris
de notre temps.
Il y a quel({ues années, la perte des châtaigniers eût été irrépa-
rable, tandis que dans les plantations d'essences nouvellement in-
troduites on trouvera sans doute des bois capables de remplacer le
châtaignier dans ses principaux usages. Les progrès récens de la
sylviculture à San-Miguel permettent en effet de fonder sur cette
industrie les plus belles espérances.
Les Açores, couvertes de forêts épaisses au moment de leur dé-
couverte, ont été déboisées sans ménagement pendant trois siècles
et demi. La pénurie d'arbres était devenue telle, il y a cinquante
ans, que pour la confection des caisses d'oranges on était obligé de
faire venir le bois de Lisbonne; aujourd'hui, loin d'importer du
bois, on commence à en exporter, et dans un avenir peu éloigné
San-Miguel sera devenu un centre important d'exploitation fores-
tière. Quelques étrangers que des raisons de santé ou des intérêts
commerciaux avaient attirés aux Açores ont les premiers par leur
exemple inspiré le goût de l'arboriculture. Un consul de Russie,
nommé Scholtz, a planté il y a quatre-vingt-cinq ans quelques ar-
bustes qui sont aujourd'hui devenus des arbres grandioses. J'ai vu
dernièrement, dans une propriété qui lui avait appartenu, un su-
perbe hêtre de 3 mètres de circonférence, et dans un de ses jar-
dins, un laurier des Canaries de plus de 6 mètres de tour. Toute-
fois ces essais étaient isolés et ne se pratiquaient guère que dans
un intérêt d'ornementation, lorsque l'un des principaux proprié-
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 839
taires de l'île, M. José do Canto, tout jeune encore, comprit l'im-
portance des reboisemens au point de vue économique, et entre-
prit de couvrir de pins maritimes et d'autres essences exotiques
les solitudes incultes qui faisaient partie de ses vastes domaines.
11 y a trente ans que cet homme énergique poursuit la lâche labo-
rieuse à laquelle il s'est voué. Le succès couronne de plus en plus
ses efforts. Son nom, béni de ses concitoyens, restera dans leur
mémoire comme celui d'un bienfaiteur public, car chaque jour son
exemple trouve de nouveaux imitateurs, et déjà chacun peut ap-
précier l'immense source de travail et de richesse dont il a doté
son pays. Son frère M. Ernest do Canto, M. Jaccome, M. Borges et
plusieurs des autres propriétaires de l'île, rivalisent aujourd'hui
avec lui de science et d'ardeur dans les applications pratiques de
la botanique. Aux essais forestiers, tous ont joint la création de
jardins splendides où sont réunis des spécimens innombrables de
plantes de toutes les parties du globe. Frappé des heureuses condi-
tions climatérjques des Açores, M. José do Canto avait commencé
son œuvre avec l'idée de faire de San-Miguel un vaste jardin d'ac-
climatation botanique. Son projet, mis en pratique par lui et ses
émules, est déjà devenu une magnifique réahté. Avant d'insister
davantage sur les résultats qu'ils ont obtenus, je veux essayer de
donner un aperçu rapide de la flore indigène du pays. La pauvreté
de cette flore primitive mettra encore mieux en lumière l'impor-
tance des acquisitions végétales dont le pays s'est enrichi,
IL
Les plantes indigènes de l'archipel açorien appartiennent à
478 espèces, comprises dans 80 familles différentes. Elles sont as-
sez bien connues, grâce aux travaux de colleclionnement ou de dé-
termination dus à Hochstetter, Seubert, Watson, Hunt, Drouet, Mo-
relet, llartung et Godman. Si l'on considère la position des Açores
au milieu de l'Atlantique, presque à égale distance de l'Europe et
de l'Amérique, mais très loin des deux continens, on s'attend à y
observer tout un ensemble de végétaux très différens de ceux des
côtes de l'Amérique et de l'Europe. On peut penser aussi que le
partage des espèces communes, s'il en existe, doit être à peu près
égal entre l'ancien et le nouveau continent, la direction des cou-
rans marins de l'ouest vers l'est compensant la faible différence
des distances qui séparent les Açores des deux rives de l'Atlan-
tique. Il n'en est rien pourtant. Sur les hlS espèces qui composent
la flore açorienne, hO au plus sont spéciales à cet archipel, 400 se
retrouvent en Europe, principalement dans la région méditerra-
840 REVUE DES DEUX MONDES,
néenne, h seulement appartiennent à l'Amérique et une à l'Afrique
intertropicale et méridionale (1). Le nombre des espèces exclusive-
ment propres aux Açores est donc relativement petit, et encore sur
ces liO espèces 37 sont très voisines des formes européennes, 3 seu-
lement sont plus rapprochées des types américains. Les espèces
franchement africaines ou américaines ne figurent dans le total que
pour un chiffre presque insignifiant. Un grand nombre d'espèces
sont aussi communes avec Madère et les Canaries : 300 espèces des
Açores se retiouvent à Madère, 260 aux Canaries; mais la plupart
de celles-ci appartiennent en même temps à l'Europe, de telle sorte
que la flore açorienne présente un cachet européen des plus marqués.
Un des caractères les plus saillans de la végétation des Açores
est la verdure permanente dont elle décore la campagne. Les fou-
gères et les mousses abondent. Les graminées, parmi les phanéro-
games, constituent la famille la plus riche en espèces. Les plantes
annuelles, qui se fanent et périssent pendant l'hiver, ne laissant
de vivante que leur graine, sont rares. La végétation herbacée est
surtout représentée par des espèces vivaces dont les feuilles con-
servent toute l'année leur fraîcheur. Les lieux incultes de l'île, qui
conservent encore leur aspect primitif, sont revêtus d'un lacis inex-
tricable d'arbrisseaux et de buissons perpétuellement verts, la myr-
sine, les lauriers, le vaccinium, la bruyère frutescente, le myrte,
le houx, la viorne, le picconia, le lierre, le faya, y déploient en toute
saison leur feuillage verdoyant. Sur les hautes crêtes de San-Mi-
guel, un genévrier [junijyerns oxycedrus) étend horizontalement à
une faible hauteur au-dessus du sol ses rameaux d'un vert glauque
étroitement enchevêtrés. Godman rapporte qu'il a pu parcourir de
longues distances à la surface de ce feutrage végétal permanent
sans mettre pied à terre.
Parmi les lois générales de la géographie botanique, il en est une
dont la flore des Açores offre une éclatante confirmation. Plus une
flore est restreinte, plus les espèces qui la composent sont distri-
buées en un nombre de familles relativement considérable. C'est
ainsi que les /i78 espèces de plantes recueillies dans l'archipel
açorien appartiennent à 80 familles différentes, tandis que la flore
des îles britanniques, qui est trois fois plus riche en espèces, cor-
respond à un nombre de familles à peine plus grand d'un cin-
quième.
La flore des Açores offre quelques particularités remarquables,
telles que l'absence complète des saxifrages et des orobanches, la
(!) Les espèces américaines sont : lepidium virginicum, caliilc americana. cyperus
vegetiis, hjGopodkim cernaum, et l'espèce africaine myrsine africana.
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 841
rareté des rosacées, dont une tribu, celle des pomacées (pommier,
poirier, etc.), fait complètement défaut, et dont une autre tribu,
celle des drupacées (pêcher, cerisier), ne fournit qu'une seule es-
pèce {prumis lusi(anica); mais la singularité la plus grande en-
core est la manière dont la famille des amentacées figure dans cet
ensemble de plantes. L'important groupe des arbres à chatons, au-
quel appartiennent le chêne, le hêtre et la plupart des essences fo-
restières de l'Europe, n'est représenté aux Açores que par le faya,
dont les caractères botaniques ne sont pour ainsi dire qu'une
image défigurée de ceux qu'affecte l'ensemble de la famille. Il
n'existe actuellement aux Açores aucune espèce arborescente indi-
gène capable d'acquérir une grande hauteur ou un diamètre con-
sidérable; mais antérieurement à plusieurs des grandes éruptions
qui ont eu lieu longtemps avant la découverte des îles il a existé,
au moins à San-Miguel, des arbres volumineux. A Sete-Cidade,
dans la partie ouest de l'île, on voit, sous une couche de ponces de
plus de 30 mètres d'épaisseur, des troncs d'arbres dont l'un après
de 1 mètre de diamètre. La végétation du pays date du reste cer-
tainement d'une époque extrêmement reculée, car au pied de la
cascade dont les eaux débouchent dans le lac de Furnas W. Reiss
a signalé une couche de lignite d'environ 1 décimètre d'épaisseur
recouverte par une série d'assises de laves de plus de 200 mètres
de puissance totale. L'imagination recule quand on songe au
nombre de siècles qui se sont probablement écoulés depuis l'en-
fouissement de cette assise végétale. L'étude détaillée des débris
organiques de ce lignite serait très intéressante : elle mettrait
peut-être sur la voie du procédé que la nature a employé pour re-
lier les plantes des Açores à celles de l'Europe, et fournirait le
moyen de résoudre plus d'un problème de détermination botanique
aujourd'hui laissé en suspens.
Parmi les plantes açoriennes regardées comme indigènes, la plu-
part de celles qui ont été rapportées à des espèces d'Europe se
distinguent de leurs congénères du continent par certaines diffé-
rences de forme, de coloration ou même de structure qui les font
considérer comme appartenant à des variétés spéciales. Quelque-
fois ces différences sont si importantes et tellement constantes que
les botanistes se sont trouvés dans le plus grand embarras pour dé-
cider s'ils avaient affaire à des espèces très voisines ou à de simples
variétés très éloignées.
Les îles de l'archipel des Açores se divisent, au point de vue de
la flore aussi bien qu'au point de vue de leur distribution géogra-
phique, en trois groupes principaux. Le groupe oriental, constitué
par San-Miguel et Santa-Maria, est celui qui offre la végétation la
8/12 REVUE DES DEUX MONDES.
plus variée : il possède 390 espèces; le groupe moyen, formé de
Terceira, Fayal, Pico, Graciosa et San-Jorge, en possède 376; enfin
le groupe occidental, composé de Florès et Gorvo, n'en a offert
que 241. Sans vouloir tirer de conclusion de cette distribution des
plantes dans des îles de dimensions inégales, je ferai cependant
remarquer que le nombre des espèces diminue ici d'un groupe à
l'autre cà mesure qu'on s'éloigne de la côte d'Europe.
La multiplicité des arbrisseaux et la verdoyante uniformité que
présente la flore des Arores paraissent avoir vivement impressionné
Cabrai et ses compagnons lorsqu'ils abordèrent pour la première fois
sur ces rivages. Les Flamands et les Portugais qui colonisèrent en-
suite l'archipel y introduisirent promptement la plupart des plantes
cultivées dans leurs contrées natales. Avec les graines des céréales
et des autres végétaux apportées à dessein pour la culture, on sema
involontairement dans les champs et dans les jardins une foule de
graines de végétaux divers. Le vent et les oiseaux se chargèrent de
propager au loin ces semences; aujourd'hui un grand nombre des
espèces ainsi disséminées sont tellement acclimatées au milieu des
espèces indigènes, que les botanistes ont les plus grandes diflicultés
à en reconnaître l'origine exotique, et la complication de la flore
spontanée ne fera qu'augmenter encore avec le temps à mesure que
le nombre des plantes importées sera devenu plus considérable.
Parmi les plantes d'importation récente qui se multiplient facile-
ment à l'état sauvage, je me contenterai de citer l'exemple du
pittosporwn undulntum. Cet arbuste a été planté dans les vergers
et dans les jardins de San-Miguel; il porte à maturité un grand
nombre de petites baies dont les oiseaux sont très avilies, et qui se
trouvent par suite transportées dans les endroits les plus déserts de
l'île, où elles germent et poussent. La germination de ces graines
s'opère même plus facilement dans ces conditions que lorsqu'on les
sème directement. En passant par le tube digestif des oiseaux, elles
paraissent sous l'action des liquides intestinaux se dépouiller d'une
matière résineuse qui les enduit superficiellement, et qui empêche
la pénétration de l'humidité nécessaire au développement de l'em-
bryon.
Les jardins d'où s'échappent ces transfuges végétaux sont presque
tous situés dans le voisinage de la ville de Ponta-Delgada. La plupart
sont vastes et en pente douce vers la baie. On y jouit d'un 3 vue éten-
due sur la mer. De belles pelouses et de larges allées y circulent au
milieu d'une multitude d'arbres et d'arbrisseaux divers intercalés
avec art. Les arbres à chatons, les conifères, les myrtacées, les
protéacées, les palmiers et des milliers d'arbres d'autres familles
s'y succèdent, excitant chacun l'admiration du passant, les uns
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 8A3
par leur taille élevée et leur port majestueux, par la grâce ou la
singularité de leur feuillage, par la beauté de leurs fleurs, d'autres
par l'énorme diamètre de leur tronc. Les araucaria, les crypto-
meria, les wellingtonia, dressent fièrement leurs cimes au mi-
lieu de cette végétation; les casuarina arrondissent leurs rameaux
pleureurs chargés de feuilles articulées comme la tige de nos
prèles; le tulipier étale ses larges frondes échancrées; les arallia
brillent par leur feuillage délicat, les banksia, les metrosideros, par
leurs touffes fleuries. Dans le jardin de M. José do Canto, j'ai vu
un peuplier planté depuis deux ans et ayant déjà 5 mètres de haut,
un cyprès âgé de huit ans et possédant un diamètre de 0'",70 (1).
La splendeur des dracœna, des yucca, des pandanus, la beauté im-
posante des palmiers (2), défient toute description. Parmi les plantes
les plus remarquables de cette dernière famille, je citerai seule-
ment un 7Jiusa ensele originaire d'Abyssinie qui pour la première
fois a fructifié aux Açores. Cet arbre, que M. José do Canto s'était
procuré tout petit par un échange fait en 1866 avec le jardin bota-
nique d'Alger, a maintenant 5 mètres de haut et 60 centimètres de
diamètre. Il ne donne pas de rejeton : aussi les milliers de graines
qu'il a fournies ont-elles un prix extraordinaire aux yeux de tous les
amateurs d'horticulture. '
Dans ces jardins, les accidens de terrain sont soigneusement
utilities. Ici, un amas informe de laves arides est couvert d'une
brillante parure de fleurs de cactus ou orné de crassulacées qui
pendent en longues guirlandes; là une ancienne carrière est deve-
nue un parterre humide dont le sol et les parois sont garnis de fou-
gères et de lycopodes. Les alsophilla attirent surtout l'attention
par leurs belles tiges arborescentes et leur feuillage découpé; les
cyathea, les dicksonia, certains blechnum, rivalisent avec eux par
la vigueur de leur végétation ; quelques-unes de ces fougères se
distinguent par l'éclat argenté ou les formes variées de leurs
feuilles (3). En un autre point du jardin, un ruisseau d'eau vive
alimente un petit étang creusé dans l'intervalle de coulées de lave
irrégulière. Des bambous s'élèvent sur les bords de cette nappe
d'eau; leurs tiges élancées, unies ou rayées de couleurs diverses,
se balancent doucement au souffle de la brise. Quelques-uns pré-
sentent un gros diamètre. Pour donner une idée de la rapidité de
leur végétation, je citerai l'exemple de l'un d'eux qui, apporté d'Al-
gérie en 1867, avait déjà l'an dernier des pousses de 10 mètres de
haut et de 20 centimètres de diamètre. De jeunes plantations d'o-
(1) Populus quadrangulata, — cupressus macrocarpa.
(2) Notamment des chamserops, des jubaea, des caryota, des oreodoxa, des lataniers.
(3) Pteris argilia, — asplenium diversifolium.
Shk REVUE DES DEUX MONDES.
rangers appartenant à des variétés nouvelles sont protégées du vent
par des haies de camélia, d'azaléa, de rhododendron. Les agave, les
dasilirium, les aloès, croissent et fleurissent au milieu de corbeilles
où sont réunies une multitude de plantes remarquables par la
beauté de leurs fleurs ou par la coloration de leurs feuillages; les
pelargonium, les campanules, les véroniques, les fuchsia, une foule
de labiées et de composées, les bégonia, les gloxinia, les canna, se
groupent en massifs élégans et touffus dont la richesse et la va-
riété forment un coup d'œil éblouissant.
Le visiteur qui parcourt ces immenses jardins en sort toujours
émerveillé; mais on en méconnaîtrait le caractère principal, si l'on
n'y voyait qu'une œuvre d'agrément. Pour bien juger de l'entre-
' prise, il faut pénétrer dans la partie du jardin où se font plus spé-
cialement les semis et les essais de culture des plantes utiles. Des
plates-bandes nombreuses, échelonnées en terrasses et isolées par
des haies ou le plus souvent entourées d'un rideau peu élevé de
thuyas, recèlent des myriades de petites plantes qui se chauffent
frileusement au soleil. Chacun de ces étroits enclos produit l'im-
pression d'une foiôt naine. Les semis se font généralement dans
des pots remplis de terre, et le végétal naissant n'est planté dans
les plates-bandes que lorsque la petite tige a déjà acquis quelques
centimètres de hauteur. On le transplante dans la campagne, au
point où il doit devenir un arbre, lorsqu'il paraît assez vigoureux.
On a renoncé aux semis sur place à cause des rats, qui dévoraient
les graines ou rongeaient les jeunes plantes.
Le nombre des arbres élevés ainsi dans les jardins de Ponta-Del-
gada et transplantés ensuite dans les différentes parties de l'île est
presque incalculable. L'essence de beaucoup la plus cultivée est le
pin maritime. M. José do Canto en plante annuellement plus de
'2 millions d'individus; son frère, M. Ernest do Canto, environ
i million 1/2, et les autres grands propriétaires des quantités ana-
logues. Les espèces forestières dont la culture offre ensuite le plus
d'importance sont le cryptomeria, l'eucalyptus, l'acacia (1), les cy-
près et les chênes. Le tulipier, le cuningliamia sinensis, les thuya,
les cèdres, le genévrier des Bermudes, les araucaria, le palis-
sandre, le sapin, l'orme, le noyer d'Europe, réussissent très bien
aux Açores (2). Sur la liste des essences forestières dont la culture
a été essayée par M. Ernest do Canto figurent 86 espèces de pins,
28 chênes, 36 acacias, 16 érables, ih cyprès, 7 sapins, 5 cryptomeria,
10 châtaigniers, 8 eucalyptus, 6 casuarina, etc., en tout environ
(1) Cryptomeria japonica, — eucahjptits robusta, — acacia melanoxylon.
(2) Thuya orienlalis, cedrtis robusta, juniperus bermudiana, araucaria excelsa,
jacaranda mitnosœfolia, abies pectinata, ulmus montana, juglans nijra.
VOYAGES GEOLOGIQUES. 8hb
800 espèces de plantes arborescentes. Le nombre des espèces dont
l'introduction a été tentée par M. José do Canto est encore plus con-
sidérable.
Parmi les essais d'acclimatation végétale qui ont eu lieu aux
Açores, l'un des plus intéressans est celui des quinquinas de la Nou-
velle-Grenade. Après bien des efforts infructueux, M. José do Canto
a reconnu que ces arbres se développaient très bien à San-Miguel,
à la condition d'être plantés à une hauteur d'environ 200 mètres
au-dessus du niveau de la mer et d'être abrités contre la violence
des vents. Une plantation installée dans ces conditions près du pic
de Pedras est aujourd'hui en pleine voie de prospérité. Une autre
culture tentée également avec succès est celle du lin de la Nou-
velle-Zélande [plionnium tenax). Dans quelques années, la fibre
textile extraite de cette plante fera concurrence au lin du pays.
Enfin l'arbrisseau qui fournit le thé pousse admirablement dans
les jardins de Ponta-Delgada. La culture en est facile; il ne reste
plus qu'à connaître exactement les conditions de la récolte avant de
songer à le multiplier en grand.
Jusqu'à présent, le pin maritime, le laurier des Indes et le peu-
plier d'Europe ont seuls fourni le bois des caisses d'oranges; mais
ils ne tarderont pas à être remplacés en partie par le cryptome-
ria, l'eucalyptus et l'acacia. Il existe déjà de très belles plan-
tations de ces trois essences. L'une des plus anciennes, celle du
lac de Congro, a été commencée il y a vingt-sept ans, et elle ren-
ferme des eucalyptus qui ont actuellement environ hO mètres d'é-
lévation, et des cryptomeria dont la hauteur n'est guère moindre.
Toutefois le pin maritime est encore l'arbre qui paraît le mieux
convenir au climat des Açores : il pousse dans les endroits les plus
stériles et les plus exposés à l'action des vents; il végète très-bien
près du niveau de la mer et mieux encore à des altitudes de 600
à 800 mètres. Un arbre de cette essence, planté il y a cinquanTe
ans près de Pùbeira-Grande, a maintenant atteint une hauteur con-
sidérable et un diamètre de i mètre 20 centimètres. L'écorce de
cet arbre, comme celle d'un jeune pin, porte encore l'empreinte
intacte des feuilles qui s'en sont détachées. Le pin maritime paraît
du reste aussi résineux aux Açores que sur le continent; les expé-
riences faites tout récemment à ce dernier point de vue sont des
plus satisfaisantes. Les plantations opérées dans certains districts
ponceux de San-Miguel y ont complètement modifié la nature de
la végétation. Autrefois sur les ponces s'étendait une couche uni-
forme et épaisse de mousses humides. Les racines des pins ont
traversé un lit argileux imperméable étendu sous la ponce; ils ont
soutiré l'humidité qui était nécessaire au maintien des mousses, et
846 REVUE DES DEUX MONDES,
les détritus résineux des feuilles tombées ont achevé la destruc-
tion de cette végétation cryptogamique.
Deux cultures spéciales ont été jadis florissantes aux Açores et en
ont depuis complètement disparu. La première est celle du pastel
{isatis tinctoria). Introduite vers l'an 1500 par un capitaine do-
nataire de San-Miguel, allié à la famille normande des Béiliencourt,
elle prit bientôt un développement rapide, et devint l'origine de
grandes fortunes. Dans le milieu du xvi* siècle, on exportait ann
nuellement en France, en Angleterre et dans les Flandres environ
10 millions de kilogrammes de la précieuse plante; la concurrence
de l'indigo, doué de qualités tinctoriales supérieures, vint mettre
un terme à cette prospérité, et en 1639 l'exportation du pastel
cessa complètement. La seconde culture également disparue des
Açores est celle de la canne à sucre; elle dut céder à la rivalité du
Brésil, favorisé à la fois par son climat et par les règlemens admi-
nistratifs de la métropole. La rareté de plus en plus grande du
combustible nécessaire à l'évaporation des sirops fut aussi une cause
très puissante de la ruine de cette industrie.
Pendant près de deux siècles, l'agriculture proprement dite fut à
peu près l'unique ressource des Açoriens, encore était-elle entra-
vée par une foule de lois et d'usages nationaux. La plus grande
portion du sol était la propriété des couvens ou faisait partie de
majorais possédés par une noblesse inactive. La dîme pesait lourde-
ment sur le laboureur. De fortes taxes et quelquefois même des rè-
glemens prohibitifs arrêtaient l'exportation. Le produit des impôts
était transporté à Lisbonne et employé à régler les dépenses du
gouvernement sans qu'aucun avantage immédiat en résultât pour
la colonie. Ces abus ont cessé. La fermeture des couvens, l'assimi-
lation des Açores aux provinces continentales du Portugal, la sup-
pression des majorats, ont ouvert aussitôt une ère nouvelle de pro-
spérité. Cependant il reste encore des traces nombreuses de l'état
de choses antérieur. La suppression des majorats est d'ailleurs toute
récente, et les bons efl'ets de cette mesure n'ont pas encore eu le
temps de se produire.
La configuration très accidentée du sol et la difficulté des voies
de communication impliquent la division des régions agricoles des
îles en petites propriétés. C'est en eflet ce qui est arrivé tout natu-
rellement dans les parties qui n'étaient pas défendues par la loi des
majorats. Les possesseurs des grands domaines eux-mêmes n'ont
du reste jamais songé à créer de vastes fermes; ils ont loué par pe-
tits lots les parties labourables de leurs propriétés, assurés d'en ti-
rer ainsi un meilleur revenu. Avec la législation actuelle, il arrivera
infailliblement aux Açores ce qui se produit toujours en pareil cas,
YOYAGES GÉOLOGIQUES. 8^7
c'est que peu à peu le fermier se substitue au propriétaire primitif,
et que les champs finissent par devenir la possession de celui qui les
arrose de ses sueurs. Une autre raison qui a déjà contribué à favo-
riser le développement de la petite propriété est l'absence de cours
d'eau nécessaires à l'entretien des prairies naturelles. Les pâturages
sont possibles sur les sommités, grâce à l'humidiié bienfaisante
qui y règne perpétuellement; mais à des niveaux plus bas le ter-
rain sec et poreux n'est propre qu'au labourage, où le travail de
l'homme remplit le premier rôle.
La culture principalement pratiquée est celle du maïs : l'ense-
mencement se fait de février à mai, et la récolte en septembre. Les
épis, une fois récoltés, sont mis à sécher au soleil le long d'un fais-
ceau de perches ou suspendus dans le même dessein à des peupliers
dont les rameaux ont été réduits à l'état de moignons difformes.
San-Miguel et San-Jorge produisent aussi beacoup de froment.
L'orge, que l'on sème fréquemment, est coupée d'ordinaire avant
maturité pour servir de fourrage. Une culture très répandue est
celle de l'igname. Cette plante, dont les amples feuilles servent
souvent en France à l'ornement des massifs de verdure des jar-
dins publics, fournit un tubercule allongé, grisâtre, qui est un ex-
cellent aliment. Les terrains humides lui sont surtout favorables;
on la cultive jusque dans la région des brumes. Sur les bords de la
rivière chaude de Furnas, elle végète avec vigueur dans des champs
inondés perpétuellement par un courant d'eau tiède. La pomme de
terre, la patate, sont cultivées aussi, mais en moindres proportions.
Le pois, la fève, le haricot, le lupin, sont très répandus. Le lupin
joue un très grand rôle dans l'agriculture açorienne. Le sol volca-
nique des îles fournit spontanément aux plantes la silice, le sel de
potasse et les phosphates dont elles ont besoin pour se développer;
s'il contenait en outre une matière azotée décomposable dans l'acte
de la végétation, l'addition d'engrais serait presque superflue. Or le
lupin arrivé à maturité est précisément riche en élémens azotés;
il suffit donc de l'arracher et de l'enfouir pour compléter l'engrais
naturel du terrain. Cette opération, très en vogue aux Açores, se
trouve ainsi rationnellement expliquée et justifiée. L'addition du
fumier ou d'autres engrais ne fait, bien entendu, qu'augmenter les
facultés productives du sol; mais, lors même qu'on n'ajoute aucune
de ces substances fertilisantes, la fécondité de la terre est telle que
sans assolement, sans repos, sans autre amendement que les tiges
de lupin enfouies, elle donne généralement deux récoites par an.
Les melons, les concombres, les potirons et les autres fruits de la
famille des cucurbitacées, qui ne réussissent en France qu'à grand
renfort de fumier, prospèrent aux Açores sans fumure spéciale. En
8i8 REVUE DES DEUX MONDES.
revanche, si l'on excepte le figuier et l'abricotier, la plupart de nos
arbres et de nos arbrisseaux à fruits viennent mal sous ce climat
trop doux et trop égal. On a maintes fois essayé sans succès d'ac-
climater les groseilliers; ils demeurent improductifs et dépérissent.
Les pommiers et les poiriers appartenant aux meilleures variétés
ne donnent que des fruits chétifs et rabougris. Le cerisier, le pru-
nier, ne végètent guère mieux (1). Les fruits communs sont, outre
la figue, l'orange et l'abricot, la banane, le limon, le citron, la nèfle
du Japon et la grenade.
On commence aussi à cultiver avec succès, comme espèces fruc-
tifères, le goyavier, le jambosier, Veugenia uniflora^ le maracujo
{passiflora edulis). Une culture qui pendant longtemps a été sim-
plement un luxe, et qui maintenant tend à devenir l'objet d'un
grand commerce, est celle de l'ananas. Aux Açores, l'ananas vit
très bien en pleine terre; mais pour acquérir un volume notable et
la saveur excellente qui fait toute sa valeur, il doit être élevé sous
des abris de verre. Dans plusieurs des grands jardins de Ponta-
Delgada, on a construit dans ce dessein d'immenses galeries vitrées,
et de simples agriculteurs, imitant l'exemple des grands proprié-
taires, bâtissent maintenant des serres dont la dépense de construc-
tion est, dit-on, couverte dès la première année par le produit des
plantes qu'on y élève. Les registres de la douane de San-Miguel
constatent que, dans le courant de l'année dernière, on a importé
dans l'île 2,000 caisses de carreaux de verre destinés à cet usage.
Les bateaux à vapeur qui opèrent le transport des oranges en An-
gleterre servent en même temps à l'exportation des ananas.
Le lin est la seule plante industrielle cultivée en grand aux
Açores; elle est pour le pays une source de bénéfices importans. Le
coton mûrit bien et donne un duvet de bonne qualité; malgré
cela, on n'en a pas encore essayé la culture d'une manière suivie.
Le cabellinho {dicksonia culcila), fougère très belle, commune dans
les parties hautes de toutes les îles de l'archipel, fournit une matière
soyeuse et dorée que l'on emploie pour rembourrer les matelas et
les oreillers. Cette substance fine et moelleuse entoure la base de
la plante au niveau du collet de la racine. En J860, un bon mate-
las de cabell'inho coûtait environ 6 francs. Cette fougère s'expor-
tait autrefois en assez grande quantité en Portugal et au Brésil,
mais elle commence à devenir rare.
(l) Une de nos plus belles plantes florifères, le lilas, ne résiste pas non plus au cli-
mat énervant des Açores. On n'a pu arriver à lui faii'e produire quelques grappes de
llcurs qu'on la cultivant dans l'une des parties les plus froides de San-Miguel.
«
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 849
III.
Le plus grand fléau de l'agriculture aux Açores est la multitude
innombrable d'oiseaux granivores qui y séjournent. Après la récolte
des céréales, ces oiseaux trouvent une subsistance assurée dans les
baies et les autres fruits que leur offrent en abondance les arbris-
seaux sauvages. Au moment de la maturité des blés, l'avidité de
ces ennemis des moissons est telle qu'il faut employer contre eux
de véritables moyens de défense. A San- Jorge, on se contente de
faire sentinelle jour et nuit, et de les éloigner en faisant du bruit.
Dans chaque champ s'élève un monticule de roches ou de bran-
chages sur lequel se tient ordinairement une femme ou un enfant
qui agitent des crécelles et poussent des cris bizarres. A San-Mi-
guel, on a été plus loin : on a proscrit cinq des espèces qui causaient
le plus de ravages, le merle, le bouvreuil, le rouge-gorge et deux
pinsons (l). Chaque douzaine de becs dûment représentés donne
droit, dit Morelet, à une gratification d'environ 12 centimes. La dé-
pense totale faite chaque année en rémunérations de ce genre s'é-
lève pour File de San -Miguel à environ 3,500 francs; elle est
acquittée par les propriétaires proportionnellement à l'étendue de
leurs cultures.
Les oiseaux étaient déjà extrêmement nombreux aux Açores lors de
la découverte de ces îles. Le nom donné à l'archipel par les premiers
explorateurs vient de la buse {falco biitea), que l'on prit pour le
milan, açor en portugais. Dans les récits que nous ont laissés les
contemporains, il est souvent question de la multitude et de la fa-
miliarité des oiseaux au moment de l'arrivée des Européens. Un
siècle plus tard, Fructuoso dans sa chronique s'extasie sur la déli-
cieuse mélodie que l'on entend sans cesse dans les bois de San-
Miguel, et décrit dans son langage naïf les charmes d'un concert
dont les chanteurs sont le pinson, le serin, le toutinegro (2), le
merle et la tourterelle. Le nombre total des espèces d'oiseaux trou-
vées aux Açores est de 53; sur ce chiffre, 15 espèces doivent être
regardées comme véritablement étrangères, les individus qui les re-
présentent n'ayant été rencontrés qu'accidentellement dans ces pa-
rages. Sur les 38 espèces restantes, 18 ou 20 seulement vivent dans
l'intérieur des terres. Parmi ces dernières, il n'y en a que trois qui
diffèrent assez de leurs types européens pour qu'on ait songé à en
faire des espèces distinctes (3). La faune ornithologique des Açores
(1) Afelro {turdus merula), prioîo {pyrrhula vulgaris), mnagreira {rubecula erytha-
tus), tintilhâo {fringilla canariensis) et canario {fringilla serinus).
(2) Sylvia alricapilla.
(3) Ces trois espèces sont : pyrrhula murina (Godman) ou coccinea (Drouct et Mo-
TOMB civ. — 1873. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
a donc, comme sa flore, un cachet essentiellement européen. Un
seul des oiseaux qui en font partie doit être rattaché à l'Amérique,
c'est un thalassidrome, oiseau de haute mer, qui fréquente particu-
lièrement la région nord-ouest de l'Atlaniique. Cependant, si les
oiseaux des Açores peuvent être rapportés à des espèces d'Eu-
rope, on doit remarquer qu'ils se montrent toujours à l'état de
variétés plus ou moins éloignées des types fondamentaux ; ils dif-
fèrent généralement de leurs congénères de l'ancien continent
par leur plumage plus foncé, par leur bec et leui^ jambes plus
robustes. JNotons aussi que la distribution des oiseaux entre les di-
vers gréupes de l'archipel offre les mêmes particularités que la dis-
tribution des plantes. Dans le groupe insulaire oriental, on en a
recueilli liO espèces, 36 dans le groupe moyen, 29 dans le groupe
occidental; le nombre des espèces diminue donc de l'est à l'ouest,
à mesure qu'on s'éloigne de l'Europe.
Les espèces qui figurent comme gibier sur les marchés sont la
bécasse, la perdrix rouge, la caille, le pigeon ramier, la bécassine et
quelques palmipèdes. La caille, très abondante à San-Miguel de-
puis novembre jusqu'en mars, est maigre; elle n'a aucune des qua-
lités alimentaires qui distinguent les individus de cette espèce que
l'on chasse en France. La perdrix rouge, assez commune à Santa-
Maria, a été introduite aux Açores par Ruy Gonçalès de Caméra, le
même auquel on doit la culture du pastel. On rapporte que ce ca-
pitaine donataire avait importé aussi la gelinotte, qui a disparu
depuis.
La considération de la classe des insectes conduit, relativement
aux affinités de la faune, à des résultats analogues à ceux qui ont
été précédemment déduits de l'examen des oiseaux : 212 espèces de
coléoptères ont été trouvées aux Açores; sur ce nombre, 175 es-
pèces sont européennes et pour la plupart identiques à des espèces
du centre de la France; un petit nombre seulement habite nos dé-
partemens méridionaux. « En les voyant rangés dans les vitrines
d'une collection, on pourrait penser, dit Drouet, que, sauf quelques
exceptions, tous ces insectes proviennent d'une chasse aux envi-
rons de Lyon, Troyes ou Dijon. » Parmi les 37 espèces qui restent,
19 se rencontrent à Madère, aux Canaries ou dans ces deux archi-
pels à la fois; 3 appartiennent à l'Amérique du Sud, une à Mada-
gascar; 14 n'ont pas encore été observées en dehors des Açores (1).
Tous les lépidoptères diurnes, sauf un seul, sont européens. L'es
relet), fringilla tintillon, serinus canarius. Ces deux dernières espèces sont, d'après
Godman, identiques à des espèces de Madère et des Canaries. D'après Pucheran, l'as-
similation ne saurait se faire que pour la dernière.
(1) Les espèces américaines sont les suivantes : œoJtis nieUiculus, monocrepidius
posticus, tœniotes scalaris: l'espèce africaine est Velastrus dolosus.
VOYAGES GÉOLOGIQUES, 851
pèce qui fait exception est le Banaîs archippm, qui se montre
dans les parties centrale et septentrionale de l'Amérique. Ce que
l'on connaît des insectes açoriens les rattache donc aussi à la faune
de l'Europe. Il en est de même pour les crustacés terrestres et les
myriapodes; même conclusion encore pour les mollusques ter-
restres. L'important travail de MM. Morelet et Drouet fournit des
documens nombreux et précis sur les relations spécifiques de ce
groupe zoologique. Un premier fait signalé par ces naturalistes
est l'absence de toute espèce lluviatile aux Açores. Cette don-
née capitale est le pendant du fait si singulier de l'absence des
mammifères, des poissons d'eau douce, des reptiles et des batra-
ciens indigènes. Les recherches les plus minutieuses n'ont pas
amené la découverte du plus petit mollusque, ni dans les lacs, ni
dans les marécages, ni dans les cours d'eau, ni dans les petites fon-
taines des régions montagneuses, qui sont si nombreuses et jamais
complètement à sec. A part la grenouille, dont l'introduction est
toute récente, l'anguille et le cyprin, dont l'importation me paraît
également certaine, les eaux douces des Açores ne contiennent
d'autres organismes vivans que quelques larves d'insectes et quel-
ques plantes aquatiques. Avant l'arrivée des Européens, la vie ani-
male devait y être à peu près nulle. Cette lacune est d'autant plus
étonnante qu'aux Madères et aux Canaries les mollusques d'eau
douce abondent.
Les mollusques terrestres des Açores appartiennent à 69 espèces,
dont 26 se rattachent à la faune d'Europe, 11 à celle de Madère et
des Canaries, 32, c'est-à-dire environ la moitié, sont propres au
pays. C'est donc encore avec l'Europe que les affinités zoologiques
sont le mieux marquées. Le chiffre total de 69 espèces paraît bien
faible, si on réfléchit combien le climat doux et humide des Açores
est en harmonie avec l'organisation d'animaux dont le corps est
mou et dont la respiration se fait à l'aide de délicates membranes
superficielles. Cette faune semble encore plus pauvre, si on la com-
pare à celle des deux archipels voisins.
Sous un ciel tempéré et au milieu d'une atmosphère humide
comme celle des Açores, on pourrait croire que les mollusques ter-
restres sont actifs et se montrent souvent en dehors. Après les
pluies d'été, on sait combien nos escargots et nos limaces aiment
à entrer en campagne; on est donc étonné de voir les habitudes
casanières des animaux des mêmes familles aux Açores. A l'ex-
ception de quelques héUces, qui se fixent contre les murs ou adhè-
rent aux plantes, tous les autres se tiennent cachés pendant le
jour, immobiles sous les pierres, sous les feuilles sèches, au pied
des broussailles ou sur les tiges basses des végétaux. Quelques
bulimes et certaines hélices possèdent seules une taille notable et
852 REVUE DES DEUX MONDES.
une brillante coloration. Généralement la coquille des mollusques
terrestres açoriens est mince, fragile et transparente. Les rares es-
pèces qui ont une coquille épaisse sont identiques à des espèces du
continent : elles sont cantonnées dans le voisinage des ports de
débarquement les plus fréquentés. Il y a tout lieu de supposer
qu'elles sont d'introduction relativement récente. La ténuité de la
coquille est un caractère de variété que l'on peut considérer comme
appartenant à tous les mollusques terrestres de la faune vérita-
blement açorienne. La cause principale de cette particularité est
sans doute la composition du sol du pays. Les roches volcaniques
qui le constituent exclusivement ne contiennent que de petites quan-
tités de chaux ; encore cette substance y est-elle à l'état de com-
binaisons éminemment stables. Les mollusques ne peuvent donc y
puiser directement, comme dans les terrains calcaires, la chaux
nécessaire à l'épaississement de leur test: dès lors il n'est pas éton-
nant que leur coquille soit mince et fragile. Aux Arores, on peut
voir d'ailleurs une preuve évidente de l'influence du sol sur le dé-
veloppement du test des mollusques. La même espèce, lorsqu'elle
est commune à Santa-Maria et à San-Mignel, possède une enve-
loppe plus épaisse, plus opaque et plus colorée dans la dernière de
ces deux îles, qui est, comme je l'ai déjà indiqué, dotée de forma-
tions calcaires.
La distribution des mollusques terrestres dans les trois groupes
d'îles de l'archipel açorien est semblable à celle des autres subdi-
visions du règne animal. Le plus grand nombre des espèces se
trouve dans le groupe oriental, et le plus petit dans le groupe de
l'ouest. Les espèces communes avec l'Europe ou avec Madère et les
Canaries sont répandues d'une extrémité à l'autre de l'archipel,
tandis que celles qui sont propres au pays sont plus ou moins limi-
tées dans leur expansion. Les premières habitent en général la li-
sière maritime, les autres au contraire vivent presque toutes sur la
pente des montagnes, à l'ombre des bruyères et des myrsines; plu-
sieurs espèces, notamment quelques hélices, ne se rencontrent que
dans certaines circonscriptions très limitées dans l'intérieur des
îles. Les mollusques terrestres que l'on rencontre encore à une
altitude supérieure à 1,000 mètres appartiennent à de petites es-
pèces; on les trouve au milieu des mousses et des plantes herba-
cées qui revêtent ces hauteurs.
Les mollusques marins sont peu nombreux et en général de petite
taille dans les parages des Açores. Les bivalves surtout sont rares. Ce
fait tient en première ligne à la configuration du sol. Les plateaux
de soude sur lesquels reposent les îles sont très étroits; les côtes
sont généralement bordées de falaises abruptes et sans découpures.
Les baies peu profondes dans lesquelles les mollusques acéphales
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 853
peuvent vivre enfoncés dans le sable ou dans la vase sont tout à fait
exceptionnelles. La violence fréquente des mouvemens de la mer fait
que l'on ne rencontre, appliquées contre les rochers, ni les espèces
qui se fixent par un byssus comme la moule, ni celles qui adhèrent
directement comme l'huître. Les mollusques lithophages font éga-
lement défaut; la dureté des laves n'est cependant pas un obstacle
insurmontable au travail de ces animaux, car sur d'autres côtes ces
mollusques creusent et perforent des roches quartzeuses incompara-
blement plus résistantes que les roches volcaniques. Drouet et Mo-
relet ont recueilli 75 espèces de mollusques marins aux environs des
Açores. Quelques-unes de ces espèces sont propres à l'archipel aço-
rien, mais la plupart sont très voisines d'espèces de la Méditerranée,
de Madère et des Canaries ou même des Antilles. Il est à remorquer
qu'aucun des mollusques les plus caractéristiques de !a faune ma-
rine du Portugal ne figure sur la liste en question. Le genre le plus
commun aux Açores est la patelle, dont on distingue plusieurs es-
pèces. Fixées solidement contre les rochers par une masse muscu-
laire qui fait l'ofTice de ventouse, protégées par leur coquille co-
nique peu saillante, les patelles résistent au choc des vagues. Les
récifs les plus exposés aux fureurs de l'océan en sont couverts. On
les détache facilement avec la lame d'un couteau glissée entre la
coquille et le rocher; les pauvres gens en font une assez grande
consommation. Un crustacé appartenant au groupe des balanes et
désigné dans le pays sous le nom de craca fournit un aliment plus
recherché; mais son test solide et résistant adhère avec une telle
force au rocher que pour l'obtenir il faut briser la pierre à grands
coups de marteau.
La mer est très poissonneuse autour des Açores. Le marché de
Ponta Delgada est presque toujours abondamment fourni d'une
foule de poissons de forjrie et de taille variées. Le nombre des es-
pèces désignées par des noms vulgaires s'élève à plus de soixante.
Cependant les pleuronectes manquent à peu près complètement.
On ne voit ni sole, ni turbot, ni aucun de ces poissons plats qui
sont si abondans sur les côtes de notre continent. Ces espèces, ap-
pelées par leur nature à vivre enfoncées dans le sable des plages,
font naturellement défaut aux alentours d'îles à contours abrupts
qu'environne une ceinture de récifs ou de rocailles.
Parmi les espèces que l'on pêche près des Açores, quelques-unes
se rencontrent spécialement dans tel ou tel parage, où elles sem-
blent attirées par l'exposition de la côte, par la direction ordinaire
des courans marins -ou par d'autres causes moins faciles à appré-
cier. Ainsi le mugem [mugil chela) fréquente surtout le littoral sep-
tentrional de San-Miguel; la murène recherche de préférence les
abords de la côte sud; le cherne [polyprion cernite), qui atteint de
854 REVUE DES DEUX MONDES.
grandes dimensions, hante les bas-fonds situés assez loin des îles.
Les pêcheurs de San-Miguel n'entreprennent la poursuite de ce pois-
son que durant la belle saison et par un temps très sûr; d'après
M. Morelet, on le rencontre également au large, sous les vieux bois
couverts d'anaiifs et de balanes qui flottent à la surface de l'Océan.
Beaucoup de poissons n'apparaissent que dans certaines saisons,
et arrivent alors parfois en bandes innombrables. Une des plus
belles parmi ces espèces voyageuses est la bonite. Ces scombres se
montrent par milliers au commencement de l'automne; devant eux
fuient des troupes de chicharros [caranx tradmrus) au ventre ar-
genté, au dos d'un vertd'émeraude, qui frétillent près de la surface
de l'eau. Durant les temps calmes, quand une bri^e à peine sen-
sible fait avancer lentement la barque sur laquelle on navigue entre
les îles, on est souvent escorté pendant des jours entiers par des
bataillons de bonites, qui s'allongent près de l'arrière du bateau,
et font miroiter au soleil la nacre de leurs écailles. Autrefois la bo-
nite aflluait en si grande quantité dans les eaux des Açores qu'on
la vendait à raison de 10 ou 15 centimes la pièce sur le marché de
Ponta-Delgada. Dans certaines années, la pêche de ce poisson a
môme été tellement abondante que les agriculteurs l'ont employé
comme engrais; mais depuis quelque temps déjà le passage s'en
est ralenti, et les gens du pays, naturellement enclins à la supersti-
tion, n'ont pas manqué d'y voir une punition divine du crimmel
abus dont les cultivateurs s'étaient rendus coupables.
Le thon, assez commun, est peu estimé comme aliment; il ne
figure que sur la table des pauvres. 11 se pêche avec des lignes
très longues munies de forts hameçons; on le prend aussi à l'aide
du harpon. Les pêcheurs açoriens se servent fort habilement de
cet instrument, c'esi pourquoi parmi les hommes de l'équipage des
baleiniers américains il est rare qu'on ne voie pas figurer quelque
harponneur indigène. La pèche du cachalot occupait naguère un
grand nombre de navires américains fins voiliers, qui pendant
l'été sillonnaient les parages maritimes des Açores. La poursuite
acharnée exercée contre ces cétacés en a considérablement réduit
le nombre, ou au moins elle les a tellement dispersés qu'elle est de-
venue beaucoup moins fructueuse. Par suite, cette industrie s'est
notablement ralentie; le nombre des navires qui la pratiquent di-
minue chaque année. D'autres cétacés, particulièrement le mar-
souin commun, sont encore en butte aux coups meurtriers du har-
pon. Le marsouin est assez fréquent dans les eaux des Açores;
dans les diverses traversées que j'ai faites entre le Portugal et
San-Miguel, j'ai eu chaque fois l'occasion d'en voir des troupeaux
bondissans et se jouant autour du bateau à vapeur. Morelet signale
encore un autre cétacé commun aux environs des Açores du mois
VOYAGES GEOLOGIQUES. 855
de juin au mois d'octobre, et désigné par les p:ens du pays sous le
nom de tomnha. « Les pêcheurs, dit-il, en prennent parfois un
grand nombre en s'associant pour mettre leurs filets en commun.
Emprisonnées dans une enceinte qui se rétrécit peu à peu, des
bandes entières de ce dauphin sont entraînées vers le rivage, et
viennent échouer dans quelque petite crique où on les assomme. »
L'ensemble des faits qui viennent d'êlre exposés conduit à des
conclusions d'une grande importance sur la manière dont les Açores
se sont peuplées, sur le mode d'introduction que la nature a em-
ployé pour y faire pénétrer la vie; toutefois, avant d'entrer dans
l'examen des diverses opinions émises sur cette grave question, je
dois faire connaître les données que la géologie apporte pour la
solution du problème. A la vérité, ces données sont bien faibles,
mais un débat aussi élevé exige qu'aucun appoint ne soit né-
gligé.
IV.
L'examen intrinsèque des roches d'un pays volcanique peut pro-
curer, comme nous l'avons dit, certains renseignemens sur le degré
d'ancienneté des éruptions qui ont formé le sol de la contrée, lors
même qu'aucune assise sédimentaire ne se trouve en contact vi-
sible avec les laves; pourtant on n'arrive à en fixer l'âge avec quel-
que certitude que lorsque l'on peut assigner la position des roches
volcaniques par rapport à des dépôts stratifiés fossilifères. Les
pétrifications contenues dans une assise sédimentaire en déter-
minent généralement la date; par conséquent, si un banc de lave
repose entre deux couches renfermant des fossiles, l'époque géo-
logique où il s'est formé se trouvera par cela même établie sûre-
ment. Ces conditions favorables sont en partie réalisées dans la
petite île de Santa-Maria, l'une des Açores. En plusieurs points,
des tufs calcaires, les uns à gros fragmens, les autres à grains tel-
lement fins qu'ils ressemblent à des calcaires purs, s'y observent
au milieu de coulées de lave et de couches de conglomérats. Ces
tufs se montrent à diverses hauteurs au-dessus du niveau de la
mer, et affectent des inclinaisons variées. Ceux qui occupent le ni-
veau le plus élevé apparaissent à des altitudes de 60 à 80 mètres;
ils renferment un grand nombre de coquilles marines, entières ou
réduites en fragmens. Bronn et Mayer, à qui on doit l'étude d-e ces
débris, les ont rapportés à différentes espèces de mollusques. Les
unes sont identiques à des espèces du terrain tertiaire des bassins
de Bordeaux ou de Vienne, d'autres peuvent être assimilées à des
espèces de la molasse de Suisse, d'autres sont de tout point sem-
blables aux mollusques marins qui vivent encore sur le littoral de
REVUE BES DEUX MONDLS.
Santa-Maria. Les animaux auxquels ont appartenu ces restes ont
vécu dans une mer qui abandonnait un fin sédiment de carbonate
de chaux; leurs débris se sont déposés au fond de l'eau, au milieu
d'une sorte de boue calcaire et sableuse, qui les a empâtés et em-
prisonnés en se solidifiant. Le sol sur lequel s'opérait un tel dépôt
était constitué par des agrégats volcaniques, produits d'éruptions
antérieures. Des mouvemens locaux ont eu lieu plus tard; le fond
de la mer s'est soulevé, ici de 80 mètres, là de 60, plus loin d'une
moindre quantité et dans des sens divers. De nouvelles éruptions
ont succédé, et les assises sédimentaires relevées ont été recouvertes
en plusieurs endroits d'une série d'assises de laves et de conglo-
mérats volcaniques de plus de 100 mètres d'épaisseur. Les couches
calcaires ainsi soulevées appartiennent, d'après leurs fossiles, à la
fin de l'époque miocène; les laves sous-jacentes à ce dépôt sont plus
anciennes que lui et antéiûeures au soulèvement de l'île; les laves
superposées sont plus récentes que l'un et l'autre. En d'autres
termes, l'éruption des laves inférieures a précédé le dépôt du ter-
rain miocène supérieur, tandis que les éruptions des laves supé-
rieures l'ont suivi, et en somme l'archipel açorien n'a pas cessé
d'être émergé pendant les derniers âges de la période tertiaire. Il a
donc été possible aux végétaux et aux animaux terrestres de s'y
maintenir et d'y vivre, depuis une époque dont nous sommes sé-
parés par des myriades d'années, et cette possibilité sera considé-
rée comme une certitude, si l'on se rappelle la couche de lignite
de San-Miguel dont il a été précédemment question , et le gise-
ment de cette couche sous wn amas de bancs de lave de plusieurs
centaines de mètres d'épaisseur.
Les mouvemens d'élévation du sol, dont il reste des signes si
intéressans dans l'île de Santa-Maria, ont été essentiellement lo-
caux; aucune des autres îles de l'archipel des Açores ne présente
de banc marin dans les nombreuses coupes de terrain que l'on y
peut apercevoir. L'île dd Santa-Maria elle-même est loin d'avoir
subi dans toutes ses parties des déplacemens égaux de sa surface.
Des soulèvemens partiels comme ceux dont on y remarque les ef-
fets sont fréquens dans toutes les contrées volcaniques; on en a vu
deux curieux exemples, l'un au pied du Vésuve en 1860, l'autre à
Santorin en 1866. Ils n'ont rien de commun avec ces profonds bou-
leversemens auxquels on doit la formation des grandes chaînes de
montagnes : ceux-ci embrassent tout un pays; aux Açores, il n'existe
aucune trace d'un tel mouvement ascendant général.
Mais un déplacement de la surface du sol en sens inverse n'a-t-il
pas eu lieu aussi? Une vaste étendue de terrain comprenant l'es-
pace occupé aujourd'hui par l'archipel açorien ne s'est-elle pas
affaissée, comme cela est arrivé dans d'autres régions du globe au-
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 857
trefois émergées, maintenant couvertes par les eaux? En un mot,
les Açores ont-elles toujours été des îles, ou représentent- elles les
sommités montagneuses d'une large contrée qui se serait enfoncée
sous les eaux, et dont les plaines seraient maintenant recouvertes
par les flots de l'Océan? La question posée ainsi dans toute sa gé-
néralité ne reçoit aucune solution de la géologie. Il est certain
qu'un vaste affaissement peut avoir eu lieu: les exemples d'un tel
phénomène sont si communs dans les annales de la science qu'il
serait absurde d'en nier la possibilité; mais d'autre part il faut re-
connaître que rien dans la constitution du sol resté apparent ne
justifie une pareille hypothèse. Si certaines parties du terrain se
sont enfoncées sous les eaux, elles n'ont laissé aucun indice qui
prouve qu'elles ont été autrefois à découvert. Oui, il a pu exister au
milieu de l'Atlantique une vaste terre dont les Açores ne seraient
qu'un minime débris. De nos jours, un soulèvement de A, 500 mètres
environ se produisant entre ces îles et l'Europe mettrait à sec le
fond de cette partie de l'Atlantique, et réunirait l'Afrique, l'Europe
et les trois archipels des Açores, des Madères et des Canaries; l'ima-
gination peut se représenter l'opération inverse et concevoir une
dépression du sol abaissant un ancien continent à une profondeur
égale au-dessous du niveau de l'Océan; mais jusqu'à présent aucune
observation positive ne vient à l'appui d'une semblable conception.
La géologie néanmoins n'est pas entièrement impuissante : inca-
pable de fournir la solution complète du problème, elle peut au
moins donner un aperçu de la limite des conditions de temps né-
cessaires à la possibilité de l'airaissement supposé; elle peut prou-
ver qu'un pareil cataclysme, s'il est réel, n'a pu se produire qu'à
une époque extrêmement reculée, et que par conséquent une Atlan-
tide hantée par les Phéniciens n'a jamais existé, ou du moins que
les Açores n'en ont jamais fait partie. Le fait sur lequel repose cette
démonstration est le suivant.
Il y a eu aux Açores deux sortes d'éruptions; les unes se sont
opérées à l'air libre, les autres ont été sous-marines. Les cônes vol-
caniques auxquels elles ont donné naissance se distinguent facile-
ment les uns des autres, les premiers étant formés de scories
sèches et vitreuses, les seconds composés de grains de tuf très alté-
rés par l'action de l'eau de mer. A l'inspection d'un cône d'érup-
tion, on peut donc en fixer le mode de production, et par conséquent
déterminer quelles étaient les conditions du terrain sur lequel il
s'est élevé. Or les cônes de tuf, dont quelques-uns sont fort anciens,
car ils sont souvent plus ou moins recouverts par des coulées de
laves provenant des bouches volcaniques aériennes, forment comme
une ceinture de sentinelles avancées autour de chacune des îles de
l'archipel açorien : la mer en baigne encore le pied comme au jour
858 REVUE DES DEUX MONDES.
de leur apparition, et réciproquement les cônes de scories sèches se
trouvent tous dans l'intérieur des îles; jamais, à moins de dénuda-
tions considérables, la mer n'en enveloppe la base. La distribution
de la terre ferme et de la mer est donc sensiblement la même au-
jourd'hui qu'aux époques, pour la plupart très leculées et séparées
par de longs intervalles, auxquelles ont eu lieu les éruptions volca-
niques dont ces cratères ont été le produit. Si l'hypothèse de l'Atlan-
tide était vraie, si la région des Açores n'était réduite à l'état d'ar-
chipel que depuis trois mille ans à peine, les cônes de tuf devraient
y être relativement très rares, et des cônes de scories sèches anté-
rieures à l'alTaissement du sol devraient se voir actuellement en
contact avec les flots de la mer. Or c'est le contraire qui s'observe.
L'absence de volcans aériens au contact des flots, le nombre consi-
dérable des cônes de tuf, leur ancienneté, attestée par leurs rela-
tions avec les laves avoisinantes et par les ravages que leur a fait
subir l'action lente du temps, concourent à démontrer la fausseté
de l'hypothèse d'après laquelle les Açores auraient fait partie, de-
puis le commencement de l'époque historique, d'une sorte d'Austra-
lie située au centre de l'Atlantique. Ainsi un soulèvement grandiose
créant autour des Açores une vaste étendue de terre ferme n'a
peut-être jamais eu lieu, et dans tous les cas n'a pu se manifes-
ter qu'à une époque extrêmement éloignée de nous.
Les déductions qui ressortent de ces réflexions sont les seules
auxquelles conduise la géologie relativement à la question qui nous
occupe. Réunies à l'ensemble des faits zoologiques et botaniques
dont nous avons essayé dans les pages précédentes de présenter le
tableau, elles vont nous servir à peser la valeur des théories qui
ont été proposées pour expliquer l'origine des êtres organisés indi-
gènes aux Açores. Ces théories, diverses sous beaucoup de points
de vue, peuvent cependant être groupées et partagées en deux ca-
tégories. Dans les unes, on admet que toutes les espèces açoriennes
proviennent d'une introduction étrangère; dans les autres, on sup-
pose qu'elles sont, au moins pour la plupart, nées sur place, et
que leur état actuel n'est que la conséquence d'un développement
naturel et spontané.
A la tête des partisans de l'hypothèse de l'introduction étran-
gère, nous trouvons Godman et JForbes. Tous deux ont été surtout
frappés du caractère européen de la faune et de la flore des Açores,
et ont voulu rendre compte de cette particularité en admettant qu'il
s'est établi, à des époques plus ou moins anciennes, des communi-
cations entre l'archipel açorien et le continent européen. Quant à la
question de savoir comment se sont opérées ces relations, ils la ré-
solvent dilTéremment. Godman pense que les communications acci-
dentelles dont les hommes de l'époque actuelle sont journellement
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 859
témoins ont dû se produire de tout temps, bien que plus rarement
peut-être qu'aujourd'hui. Les oiseaux et les insectes ont été amenés
par leur instinct d'émigration, ou quelquefois poussés jusqu'aux
Açores par les tempêtes qui sévissent dans ces parages orageux; en
même temps ils ont été le plus souvent les véhicules dont la na-
ture s'est servie pour propager les plantes. Les mouvemens de la
mer et de l'atmosphère ont aussi puissamment contribué à cette
dissémination. De nombreux exemples de graines américaines ap-
portées par le gulf-stream se voient chaque année, particulière-
ment sur les côtes de San-Miguel. La graine d'un mimosa {mimosa
scandens) est une de celles que l'on ramasse le plus fréquemment
sur les rivages des Açores. M. José do Canto, bien compétent en pa-
reille matière, estime à une vingtaine le nombre des espèces amé-
ricaines dont il a vu les graines ou les fruits échouer sur les plages
de son île. Il m'a raconté que dans certains districts de San-Mi-
guel les hommes de la côte se font des tabatières en creusant la
graine d'une de ces espèces, qui a la forme d'un disque de plu-
sieurs centimètres de diamètre. Les exemples d'importations de
plantes s' opérant par l'intermédiaire des courans marins sont donc
loin d'être rares, et l'on ne peut qu'être surpris du petit nombre
des' espèces américaines introduites aux Açores sans le secours de
l'homme, quand on songe à la fréquence des apports effectués par
le gulf-stream. Les courans atmosphériques sont aussi des agens
puissans d'importation étrangère; il suffit de citer à cet égard les
nuées de sauterelles amenées du littoral africain sur les côtes de
Terceire par le vent sud -est. On comprend facilement que des
graines légères munies de filamens soyeux ou d'aigrettes plu-
meuses, que des spores de fougères ou de champignons, fines
comme la plus délicate poussière, puissent être transportées par
les vents au milieu de l'Océan, quand on sait que les cendres de
Chicago sont arrivées jusqu'aux Açores le quatrième jour après
le début de l'incendie qui a consumé cette ville. Ce jour-là, l'as-
pect roussâtre du ciel du côté du nord-ouest, l'odeur empyreu-
matique qui se répandait partout, et plus encore la cendre recueil-
lie, firent penser de suite aux habitans de Fayal qu'un immense
embrasement avait lieu aux États-Unis.
On peut donc expliquer de la sorte la propagation d'un grand
nombre d'espèces animales et végétales, mais il faut reconnaître
pourtant que l'introduction de certains groupes d'animaux abon-
dans aux Açores ne peut être raisonnablement attribuée à de telles
causes. Un des groupes les plus rebelles à la théorie en question
est celui des mollusques terrestres, pour lesquels l'élément salé
forme une barrière infranchissable sans le secours de l'homme..
860 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans ce cas, doit-on admettre que l'homme a été l'agent involon-
taire du transport effectué? Les mollusques terrestres européens
ont-ils été importés inaperçus sur des bois, des marchandises ou
des graines? Les espèces sont trop nombreuses pour qu'une pareille
hypothèse soit probable. D'ailleurs, ainsi que le fait très bien re-
marquer M. Morelet, « comment expliquer que les mêmes causes
n'aient pas produit des résultats semblables, c'est-à-dire que l'Eu-
rope n'ait reçu des îles Açores, Madères et Canaries aucune espèce
de mollusques en échange de ceux qu'elle y aurait introduits? Les
communications ont été réciproques; on peut même assurer qu'elles
furent plus favorables à l'émigration des espèces insulaires qu'à
l'importation de celles du continent. »
Godman lui-même reconnaît que l'importation des mollusques
et des crustacés terrestres, et probablement celle des myriapodes
et des arachnides, sont dues à des causes variées dont l'apprécia-
tion est très difficile. Il espère que la connaissance des faiis rela-
tifs à la distribution des espèces permettra d'établir approximative-
ment dans l'avenir la raison des traits saillans d'un certain nombre
de flores et de faunes. Une semblable déclaration n'est que l'aveu
déguisé de l'embarras où se trouve l'éminent naturaliste pour
donner une explication qui puisse rendre compte de l'introduction
supposée. Considérant l'action des agens de transport connus comme
insuffisante, il s'arrête prudemment devant les hypothèses invrai-
semblables qu'il serait logiquement forcé d'adopter.
Un conchyliologiste français. Petit, appelé à se prononcer dans
un cas analogue, se montre plus hardi, et ne craint pas de nier la
possibilité de l'existence de mollusques terrestres dans des îles
éloignées des continens, en dehors de l'intervention de l'homme.
D'après lui, il y aurait eu absence de tout mollusque terrestre
dans des îles comme les Açores avant l'arrivée des Européens;
mais, bien qu'aucune relation contemporaine de cet événement ne
puisse être opposée à son opinion, tant de faits la contredisent
qu'elle ne peut véritablement être soutenue. Et d'abord croit-on
que les écrivains de l'époque de la découverte n'eussent pas été
surpris de l'absence des mollusques terrestres et ne l'eussent pas
signalée, comme ils ont noté celle des mammifères et des reptiles?
Ensuite comment expliquer la station ordinaire de quelques petites
espèces qui vivent, quoi qu'en dise Petit, dans les pariies les plus
sauvages des îles, loin des ports et des lieux fréquentés? Et les mo-
difications éprouvées par les formes européennes, modifications
tellement considérables que l'on hésite souvent dans les détermina-
tions spécifiques, peut-on raisonnablement admettre que quatre
siècles à peine auront suffi à les produire ? Enfin les relations com-
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 861
merciales avec le Brésil et avec l'Amérique du Nord sont presque
aussi développées qu'avec l'Europe continentale; d'où vient alors
la prédominance des espèces du vieux monde par rapport à celles
des deux Amériques?
Forbes résout autrement la difficulté. 11 prend pour point de dé-
part l'hypothèse de l'existence d'une vaste terre ferme qui aurait
autrefois réuni les Açores avec Madère et les Canaries en un seul
continent attenant à l'Europe. Nous avons déjà dit que cette hypo-
thèse n'offrait rien de contraire aux faits géologiques constatés, à
la condition toutefois que l'on suppose une date très ancienne au
phénomène, mais nous avons reconnu que rien non plus ne la jus-
tifiait. C'est une hypothèse inventée tout exprès pour les besoins
de la cause et dénuée d'ailleurs de base solide : c'est déjà un re-
proche grave à lui adresser; mais elle soulève encore d'autres ob-
jections. Si une communication territoriale avec l'Europe est né-
cessaire pour expliquer le caractère européen général de la flore
et de la faune des Açores, ne devrait-on pas, disent les adversaires
de cette théorie, admettre aussi une communication avec l'Amé-
rique pour rendre compte des quelques espèces de ce pays que l'on
rencontre dans l'archipel açorien? A cela, les partisans des idées de
Forbes répondent que les espèces américaines trouvées aux Açores
sont très exceptionnelles, et que leur présence dans ces îles peut
s'expliquer par des importatioHs accidentelles, comme celle qu'in-
voque Godman pour soutenir sa théorie. Une réplique aussi vague
laisse beaucoup à désirer; acceptons-la néanmoins et passons à
une autre objection.
La théorie de Godman expliquait assez bien l'absence de mam-
mifères, de reptiles, de batraciens , de poissons d'eau douce et de
mollusques fluviatiles aux Açores par la difficulté de propagation
plus grande de ces espèces animales; on reproche à la théorie de
Forbes de ne fournir aucune raison plausible des mêmes faits. Si
les Açores ont été à une époque quelconque en communication di-
recte avec l'Europe, on ne voit pas par exemple pourquoi les mam-
mifères européens ne s'y seraient pas répandus. Si la théorie en
question est vraie, n'aurait-on pas dû, lors de la découverte de ces
îles, y retrouver au moins quelques espèces de mammifères les plus
communes de l'Europe? Les disciples de Forbes ont deux réponses
à cette objection. Les uns disent que les Açores ont été jadis han-
tées par les mammifères, les reptiles et les autres classes d'ani-
maux européens qui y font défaut aujourd'hui, mais que ces es-
pèces ont été anéanties par de violentes éruptions volcaniques. Que
doit-on penser de cette réponse? Non-seulement on peut lui repro-
cher de n'être que l'expression d'une hypothèse sans fondement.
862 REVUE DES DEUX MONDES.
mais on peut encore démontrer que cette hypothèse est dépourvue de
vraisemblance. Les neuf îles qui composent le groupe des Acores sont
assez éloignées les unes des autres pour qu'une éruption, quelque
formidable qu'elle soit, n'étende guère ses effets au-delà de l'île qui
en est spécialement le siège. A part San-Jorge et Pico, que l'on peut
considérer comme relativement modernes, toutes les autres sont
d'ailleurs d'origine très ancienne, et diverses observations tendent
à montrer que la formation de leurs premières roches volcaniques
remonte à la même période de la vie du globe. 11 faudrait donc que
dans sept des îles de l'archipel au moins il y ait eu des éruptions
locales capables de tout détruire autour d'elles. 11 est vrai que dans
toutes il y a eu des explosions terribles, de puissantes projections
de cendres et de ponces; mais comment les mammifères qui vi-
vent dans des terriers, comment les reptiles qui se cachent dans les
intervalles des roches, comment les poissons et les mollusques qui
habitent les lacs et les cours d'eau auraient-ils tous péri, alors que
des mollusques terrestres à peau nue ou des végétaux délicats sur-
vivaient à de si épouvantables cataclysmes? On comprendrait à la
rigueur que de pareilles catastrophes se soient produites dans l'une
des îles; mais que toutes aient été successivement le théâtre de
destructions pareilles, c'est ce que refuseront d'admettre tous ceux
qui se livrent à l'étude des phénomènes volcaniques.
La seconde réponse faite par les partisans de la théorie de Forbes
pour expliquer l'absence de certains groupes zoologiques aux Acores
est plus spécieuse et plus compliquée. En voici le sens. Avant l'af-
faissement qui a plongé sous les eaux la moitié orientale de l'At-
lantide, les montagnes dont les Acores représentent les points cul-
minans s'élevaient de 5,000 ou 6,000 mètres au-dessus du niveau
dô la mer. Le rivage actuel des Acores était à une altitude d'au
moins /i,500 mètres, et les sommités des îles (le pic de Varao de
San-Miguel par exemple) se trouvaient à une altitude d'environ
6,000 mètres. La région montagneuse représentée aujourd'hui par
l'archipel açorien devait donc être en grande partie, sinon complè-
tement, recouverte toute l'année par la neige, et par conséquent
elle était peu propre à servir de séjour à des êtres vivans. Il n'est
donc pas étonnant que la faune et la flore y aient été très pauvres,
et que des classes entières d'animaux y aient fait défaut. L'état
présent de la végétation indigène des Acores et les particularités
qu'y offre le règne animal sont la conséquence de cet état de choses
antérieur.
A cette réponse, les adversaires de Forbes répliquent par le
dilemme suivant: l'affaissement du sol, dont l'hypothèse fait le
fondement de votre théorie, s'est opéré rapidement ou graduel-
VOYAGES GÉOLOGIQUES. 863
lement. Dans le premier cas, les espèces indigènes des Açores de-
vraient avoir un caractère d'affînité marqué, non avec les espèces
de l'Europe tempérée, mais avec celles des parties les plus sep-
tentrionales de l'ancien continent, ou plutôt aucune espèce animale
ou végétale ne devrait se trouver à l'état indigène aux Açores, car
la transition brusque d'un milieu hyperboréen à un autre milieu
essentiellement tempéré aurait dû faire périr immédiatement les
rares espèces confinées sur les cimes dont vous supposez que les
Açores sont le représentant. Les choses ont dû se passer comme si le
sommet du Mont-Blanc s'abaissait subitement au niveau de la mer,
ou comme si la maigre flore qui s'y observe était tout à coup trans-
portée sur les bords de la Méditerranée. N'est-il pas à peu près
certain qu'il n'en resterait bientôt plus une seule espèce vivante?
Dans la seconde hypothèse, l'affaissement du sol aurait été lent
et progressif; mais alors les animaux de la plaine et des parties
basses de la montagne auraient infailliblement cherché un refuge
dans les parties non submergées, et la faune açorienne devrait
par suite, au lieu de la pauvreté qui la distingue, se faire remar-
quer par une richesse exceptionnelle. Ainsijes faits sont, dans les
deux cas, contraires aux conséquences de la théorie de Forbes.
Notons enfin que la théorie de Forbes aussi bien que celle de God-
man impliquent l'adoption des idées de Darwin sur la mutabilité
des espèces, et qu'aux yeux de beaucoup de naturalistes ce serait
une raison suffisante pour les rejeter l'une et l'autre. Elles ne peu-
vent en effet rendre compte de l'existence des espèces particulières
aux Açores que par la transformation d'espèces originairement dif-
férentes dont les types existent encore actuellement en Europe ou
y ont vécu pendant les derniers stades de la période tertiaire.
Si nous rejetons les théories fondées sur la propagation lointaine
des espèces, il ne nous reste plus d'autre alternative que l'adop-
tion de l'un des systèmes basés sur l'origine locale et le dévelop-
pement indigène des espèces; nous nous trouvons en face du grand
problème de la création avec toutes les difficultés qui l'entourent.
De notre temps plus que jamais, cette redoutable question est à
l'ordre du jour et soulève bien des luttes. Ce n'est pas ici le lieu
d'entrer dans la lice et de prendre part à la discussion qui s'agite
entre les darwinistes et les partisans de la théorie des créations
successives. J'insiste seulement sur cette considération : quelle que
soit la bannière que l'on arbore, on devra, dans la question spéciale
de l'origine des espèces aux Açores, s'attacher à donner la raison
du caractère européen de la flore et de la faune de cet archipel.
F. FOUQUÉ.
LE
GÉANT YÉOUS
CONTE FANTASTIQUE
A MA PKTITB- FILLE OABKIBLLK SAND.
Et toi aussi, mon petit enfant rose, tu casseras des pierres sur le chemin de la vie
avec tes mains mignonnes, et tu les casseras fort bien, parce que tu as beaucoup de
patience. En écoutant l'iiistoire du géant Yéous, tu vas comprendre ce que c'est
qu'une métaphore.
I.
Lorsque j'habitais la charmante ville de Tarbes, je voyais toutes
les semaines à ma porte un pauvre estropié appelé Miquelon, assis
de côté sur un petit âne et suivi d'une femme et de trois enfans. Je
leur donnais toujours quelque chose, et j'écoutais toujours sans
impatience l'histoire lamentable que Miquelon récitait sous ma
fenêtre, parce qu'elle se terminait invariablement par une méta-
phore assez frappante dans la bouche d'un mendiant. « Bonnes
âmes, disait-il, assistez un pauvre homme qui a été un bon ouvrier
et qui n'a pas mérité son malheur. J'avais une cabane et un bout
de terre dans la montagne; mais un jour que je travaillais de grand
cœur, la montagne a croulé et m'a traité comme me voilà. Le géant
s'est couché sur mol. »
La dernière année de mon séjour à Tarbes, je remarquai que de-
puis plusieurs semaines Miquelon n'était pas venu chercher son
aumône, et je demandai s'il était malade ou mort. Personne n'en
LE GÉANT YÉOUS. 865
savait rien. Miquelon était de la montagne, il demeurait loin, si
toutefois il demeurait quelque part, ce qui était douteux. Je mis
quelque insistance à m'informer, je m'intéressais surtout aux en-
fans de Miquelon, qui étaient beaux tous trois. J'avais remarqué
que l'aîné, qui avait d(''jà une douzaine d'années, était très fort,
paraissait fier et intelligent, que par conséquent il eût pu commen-
cer à travailler. J'avais fait reproche aux parens de n'y pas songer.
Miquelon avait reconnu son tort, il m'avait promis de ne pas trop
prolonger cette école de la mendicité, qui est la pire de toutes. Je
lui avais offert de contribuer et de faire contribuer quelques per-
sonnes à l'effet de placer cet enfant dans une école ou dans une
ferme, Miquelon n'était pas revenu.
Quinze ans plus tard, ayant depuis longtemps quitté ce beau
pays, je m'y retrouvai de passage, et, comme je pouvais disposer de
quelques jours, je ne voulus pas quitter les Pyrénées sans les avoir
un peu explorées. Je revis avec joie une partie des beaux sites qui
m'avaient autrefois charmé.
Un de ces jours-là, voulant aller de Campan à Argelez par un
chemin nouveau pour moi, je m'aventurai à pied dans les vallées
encaissées entre les contre-forts du pic du Midi et ceux du pic de
Mont-Aigu. Je ne pensais pas avoir besoin de guide : les torrens,
dont je n'avais qu'à suivre le lit avec mes jambes ou avec mes
yeux, me semblaient devoir être les fils d'Ariane destinés à me di-
riger dans le labyrinthe des gorges. J'étais jeune encore, rien ne
m'arrêtait : aussi, quand j'eus gravi jusqu'au charmant petit lac
d'Ouscouaou, je me laissai emporter par la tentation d'explorer la
crête rocheuse au revers de laquelle je devais trouver un autre lac
et un autre torrent, le lac et le torrent d'Isaby, et par conséquent
les sentiers qui redescendent vers Yillongue et Pierrefîtte. Pensant
que j'aurais toujours le temps de reprendre cette direction, je pris
sur ma droite et m'enfonçai dans une coulisse resserrée que cô-
toyait, en s' élevant, un sentier de plus en plus escarpé.
C'est là que je me trouvai en face d'un beau montagnard, très
proprement vêtu de laine brune, avec la ceinture rouge autour du
corps, le béret blanc sur la tête et les espadrilles de chanvre aux
pieds. Gomme nous ne pouvions nous croiser sur ce sentier sans
que l'un de nous s'effaçât, le dos un peu serré à la muraille de
roches, je pris position pour laisser passer cet homme, qui parais-
sait plus pressé que moi; mais, tout en soulevant son bonnet d'un
air poli, il s'arrêta au lieu de passer et me regarda avec une atten-
tion singulière. Je l'examinais aussi, croyant bien ne pas rencon-
trer son regard pour la première fois, mais ne pouvant me rappeler
oii et quand j'avais pu remarquer sa figure.
TOME civ. — 1873. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ah! s'écria-t-il tout à coup d'un ton joyeux, c'est vous! je
vous reconnais bien; mais vous ne pouvez pas vous rappeler...
Pardon! je passe devant; inutile de nous croiser, à deux pas d'ici
le chemin est plus commode; je veux vous demander de vos nou-
velles. Je suis content, bien content de vous retrouver!
— Mais qui êtes- vous, mon ami? lui dis-je ; j'ai beau cher-
cher...
— Ne causez pas ici, reprit-il; vous avez pris un mauvais sen-
tier; vous n'êtes pas un montagnard. 11 faut penser où l'on met le
pied. Suivez-moi; avec moi, il n'y a pas de danger.
En effei, le sentier devenait vertigineux; mais j'étais jeune et
j'étais naturaliste, je n'avais pas besoin d'aide. Cinq minutes plus
tard, le sentier tourna et entra dans une des rainures sauvages qui
aboutissent en étoile au massif du Mont-Aigu. Là il y avait assez
d'espace pour marcher côte à côte, et je pressai mon compagnon de
se nommer.
— Je suis, me dit-il , Miquel Miquelon, le fils aîné du pauvre
Miquelon, le mendiant qui allait vous voir tous les jours de marché
à Tarbes, et à qui vous donniez toujours avec un air d'amitié qui
me faisait plaisir, car dans ce malheureux m6tier-là on est souvent
humilié, ce qui est pire que d'être refusé.
— Comment? C'est vous, mon brave, qui êtes ce petit Miquel?..
En effet, je reconnais vos yeux et vos belles dents.
— Mais pas ma barbe noire, n'est-ce pas? Tutoyez-moi encore,
s'il vous plaît, comme autrefois. Je n'ai pas oublié que vous me
vouliez du bien; vous n'étiez pas riche, je voyais ça, et pourtant
vous auriez payé pour me mettre à l'école; mais le pauvre père est
mort là-dtssus, et il s'est passé bien des choses. »
— Raconte-les-moi, Miquel, tu parais sorti de la misère, et je
m'en réjouis. Pourtant, si je puis te rendre quelque service, l'in-
tention y est toujours.
— Non, merci ! Après bien des peines, tout va bien pour moi à
présent. Cependant vous pourriez me faire un grand plaisir.
— Dis!
— Ce serait de venir dîner chez moi !
— Volontiers, si ce n'est pas trop loin d'ici, et si je peux arriver
ce soir à Argelez, ou tout au moins à Pierrefitte.
— Non, il n'y faut pas songer. Ce n'est pas bien loin, ma maison,
mais c'est un peu haut; il est déjcà quatre heures, et pour redes-
cendre de ce côté-ci au soleil couché, non, c'est trop dangereux !
Je vois bien que vous avez bon œil et bon pied; mais je ne serais pas
tranquille. Il faut que vous passiez la nuit chez moi. Voyons, faites-
moi cet honneur-là! Vous ne serez point trop mal. C'est pauvre,
LE GÉANT YÉOUS. 867
mais c'est propre. Oh ! j'ai trop souiïert des vilains gîtes dans mon
enfance pour ne pas aimer la propreté. D'ailleurs vous ne mourrez
pas de faim : j'ai tué un isard, il n'y a pas huit jours; la viande est
à point. Venez, venez ! Si vous refusez, j'en aurai un chagrin que je
ne peux pas vous dire.
Ce bon Miquel était si sincère, il avait une si agréable figure, que
j'acceptai de grand cœur, et j'aurais accepté de même, s'il eût fallu
coucher sur la litière et souper avec le lait aigre et le pain dur des
chalets.
Tout en marchant, je le questionnais; il refusa de répondre. —
Nous entrons dans le plus dur de la montagne, me dit-il , il ne faut
pas causer, ce n'est ni commode ni prudent. Quand nous serons
chez moi, je vous raconterai toute mon histoire, qui est assez drôle,
vous verrez ! A présent mettez vos pieds où je mets les miens, ou
plutôt... je n'ai pas le pied grand, mettez mes espadrilles par-des-
sus vos bottines; vous n'êtes pas chaussé comme il faudrait.
— Et tu iras pieds nus?
— Je n'en marcherai que mieux!
Je refusai, il insista; je m'obstinai et je le suivis, piqué un peu
dans mon amour-propre. Je dois avouer pourtant que j'eus quelque
mérite à m'en tirer sans accident. Nous escaladions à pic des talus
pénibles pour descendre des ravins glissans. Nous traversions des
neiges qui cachaient des cailloux polis roulant sous le pied. Le pire
était de suivre des versans tourbeux sur des sentiers tracés, c'est-
à-dire défoncés par les troupeaux.
Enfin nous débouchâmes tout à coup, après une dernière esca-
lade des plus rudes, sur un bel herbage qui offrait une large voie
ondulée entre de fraîches collines surmontées de contre-forts har-
diment dessinés. Nous étions dans le cœur ou pour mieux dire dans
les clavicules de la montagne, dans ces régions mystérieuses que
renferment les grands escarpemens, et où l'on se croirait dans les
doux vallons d'une tranquille Arcadie, si çà et là une échancrure
du rempart ne vous laissait apercevoir une dentelure de glacier à
votre droite ou un abîme formidable à votre gauche.
— A présent que nous voici dans le pli, me dit Miquelon, nous
pouvons causer. Vous êtes chez moi, ce vallon m'appartient tout
entier. Il n'est pas large, mais il est assez long, et la terre est
bonne, l'herbe déUcieuse. Tenez, vous pouvez voir là-bas mes ca-
banes et mon troupeau. Nous habitons cela une partie de l'année,
et l'hiver nous descendons dans la vallée.
— Tu dis nous, tu es donc en famille?
— Je ne suis pas marié. J'ai mes deux jeunes sœurs avec moi, je
ne suis pas encore assez à l'aise pour avoir femme et enfans avant
868 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elles ne soient établies. Ça viendra sans doute, rien ne presse;
nous vivons en paix. Je vous les présenterai, ces petites que vous
avez vues si misérables. Ah dame ! elles aussi sont changées ! mais
voyez d'abord mes belles vaches en passant.
— Certainement; elles font honneur à ton pâturage; cependant
il ne doit pas être facile de les faire descendre d'ici?
— C'est très aisé au contraire. A l'autre bout de mon petit bien,
il y a un sentier que j'ai rendu très praticable. Celui où je vous ai
rencontré n'est pas le bon; il fallait bien le suivre ou vous faire faire
un trop grand détour.
— J'allais au hasard; mais toi, tu avais un but, et je te l'ai fait
manquer?
— Et j'en suis bien content, j'aurais voulu avoir quelque chose
à sacrifier au plaisir de vous voir; mais l'affaire que j'avais à Les-
ponne peut être remise à demain.
Nous arrivions à l'enclos en palissade qui était comme le jardin
de l'habitation. A vrai dire, les légumes n'étaient pas variés, je
crois qu'il n'y avait que des raves; le climat, à cette hauteur, est
trop froid pour mieux faire; en revanche, les plantes sauvages
étaient intéressantes, et je me promis de les examiner le lende-
main matin. Miquel me pressait d'entrer dans sa demeure, qui, au
milieu des chalets de planches destinés au bétail, avait un air de
maison véritable. Elle était bâtie tout en marbre rougeâtre brut,
avec une forte charpente très basse, couverte de minces feuillets
de schiste en guise de tuiles; elle pouvait braver les deux mètres de
neige sous lesquels elle était ensevelie tous les hivers. A l'intérieur,
des meubles massifs en sapin, deux bonnes chambres bien chauf-
fées. Dans l'une, les sœurs couchaient et travaillaient à la confec-
tion des repas; dans l'autre, Miquel avait son lit, un vrai lit, sans
draps il est vrai, mais garni de couvertures de laine fort propres,
une armoire, une table, trois escabeaux et une douzaine de volumes
sur un rayon.
— Je vois avec plaisir que tu sais lire, lui dis-je.
— Oui, j'ai appris un peu avec les autres, et davantage tout
seul. Quand la volonté y est! mais permettez que j'aille chercher
mes sœurs.
Il me laissa seul après avoir jeté dans l'âtre une brassée de bran-
ches de pin, et je regardai ses livres, curieux de voir en quoi
consistait la bibliothèque de l'ex-niendiant. A ma grande surprise,
je n'y trouvai que des traductions de poèmes de premier choix : la
Bible, V Iliade et l'Odyssée, la Luisiade, Roland furieux, Don Qui-
chotte et Robinson Crusoé. A la vérité, pas un seul de ces ouvrages
n'était complet; leur état de délabrement attestait leurs longs ser-
LE GÉANT YÉOUS. 869
vices. Quelques feuillets brochés contenaient en outre la légende
populaire des quatre fils Aymon, diverses versions espagnoles et
françaises sur le thème de la chanson de Roland, enfin un petit
traité d'astronomie élémentaire très éraillé, mais complet.
Miquel rentra avec ses sœurs Maguelonne et Myrtile, deux
grandes filles de dix-huit et vingt ans, admirablement belles sous
leurs capulets de laine écarlate, et très proprement endimanchées
pour me recevoir. Après avoir rentré leurs vaches, elles s'étaient
hâtées de faire cette toilette en mon honneur; elles n'en firent pas
mystère, n'y ayant point mis de coquetterie. Après que nous eûmes
renouvelé connaissance, bien que l'aînée seule se souvînt vague-
ment de moi, l'une s'empressa d'aller mettre le cuissot d'isard à la
broche , tandis que l'autre dressait la table et arrangeait le cou-
vert. Tout était fort propre, et le repas me parut excellent, le gibier
cuit à point, les fromages exquis, l'eau pure et savoureuse, le café
passable, — car il y avait du café; — c'était le seul excitant que se
permît le patron; il ne buvait jamais de vin.
Je trouvai les sœurs charmantes de naturel et de bon sens. L'aî-
née, Maguelonne, avait l'air franc et résolu; Myrtile, plus timide,
avait une douceur touchante dans le regard et dans la voix. Plus
occupées de nous bien servir que d'attirer l'attention, elles parlè-
rent peu, mais toutes leurs réponses furent sages et gracieuses.
Quand le couvert fut enlevé : — Êtes- vous fatigué? me dit Miquel;
voulez-vous dormir, ou apprendre mon histoire?
— Je ne suis pas fatigué. Je veux ton histoire ; je l'attends avec
impatience.
— Eh bien donc! reprit-il, je vais vous la dire, — et se tournant
vers ses sœurs, — vous la connaissez de reste, vous autres.
— Nous ne la connaissons pas assez, répondit Maguelonne.
— C'est-à-dire, ajouta Myrtile, ça dépend... Nous la connaissons
toute d'une manière; mais de l'autre... tu ne la contes jamais autant
que nous voudrions.
Mes yeux étonnés demandaient à Miquel l'explication de cette
réponse profondément obscure; celui-ci, s'adressant à Maguelonne :
— Fais comprendre cela à notre hôte, dit-il. La petite ne parle pas
mal; mais toi, tu parles mieux, étant l'aînée.
— Oh! je ne saurai pas expliquer la chose, s'écria Maguelonne
en rougissant.
— Si fait, lui dis-je, je vous prie d'expliquer, et je vous promets
des questions, si je ne comprends pas tout de suite.
— Eh bien! répondit-elle, un peu confuse, voilà ce que c'est:
mon frère ne raconte pas mal quand il dit les choses comme elles
sont pour tout le mçnde; mais, quand il les dit comme il les a vues
870 REVUE DES DEDX MONDES.
et comme il les entend, il est plus amusant, et il y a des jours où
on ne se lasse pas de l'écouter. Dites-lui d'avoir confiance, peut-
être qu'il trouvera au bout de sa langue des imaginations comme
il en lit dans ses livres.
Je priai Miquel de se livrer à son imagination, puisque l'imagina-
tion devait jouer un rôle dans son récit. Il se recueillit un instant,
tout en attisant le feu, regarda ses sœurs avec un bon et fin sou-
rire, et tout à coup, l'œil brillant et le geste animé, il parla ainsi.
II.
— Il y a sur les flancs du Mont-Aigu, à cent mètres au-dessus de
nous, — je vous montrerai cela demain, — un plateau soutenu par
un contre-fort de rochers et creusé en rigole, comme celui où nous
sommes, avec de beaux herbages, quand la neige est fondue. 11 y
fait plus froid, l'hiver y est plus long, voilà toute la différence. Ce
plateau a un nom singulier : on l'appelle le plateau d'Yéous. Pour-
riez-vous me dire ce que ce nom-là signifie?
Après avoir réfléchi un instant: — J'ai ouï dire, lui répondis-je,
que beaucoup de montagnes des Pyrénées avaient été consacrées à
Jupiter ou Zeun, dont il faut, je crois, prononcer le aom Zéoiis...
— Vous y êtes! reprit Miquel avec joie. Vous voyez, mes sœurs,
que je n'ai pas inventé cela, et que les gens instruits me donnent
raison. A présent, monsieur mon ami, dites-moi si vous vous sou-
venez de la phrase qui terminait toujours la complainte de mon
pauvre père demandant l'aumône.
— Je me la rappelle très bien. « Le géant, disait-il, s'est couché
sur moi. »
— Alors vous allez comprendre. Mon père était un porte; il avait
été élevé par les vieux bergers espagnols sur les hauts pâturages
de la frontière, et tous ces hommes-là avaient des idées, des his-
toires, des chansons, qui ne sont plus du temps où nous vivons. Ils
savaient tous lire, et plusieurs savaient du latin, ayant étudié pour
être prêtres; mais ils n'en avaient pas su assez, ou ils avaient com-
mis quelque faute contre les règlemens, ou bien encore ils avaient
été compromis dans des affaires politiques : tant il y a que c'est
une race à peu près perdue, et qu'on ne croit plus, dans nos pays,
à toutes les choses qu'ils enseignaient, à leurs secrets et à leur
science. Mon père y croyait encore, et, comme il avait l'esprit
tourné aux choses merveilleuses, il m'avait élevé dans ces idées-
là. Ne soyez donc pas étonné s'il m'en reste.
Je suis venu au monde dans cette maison, c'est-à-dire dans l'em-
placement qu'elle occupe, car c'était alors une simple cabane
\
LE GEANT YEOUS. 871
comme celle où j'abrite mon bétail. Mon père était propriétaire d'une
partie de cet enclos, qu'il appelait sa rencluse. Plus haut il y a
la rencluse d'Yéous, où il me menait quelquefois pour voir, d'après
l'état des neiges, si nous devions prolonger ou abréger notre sé-
jour dans la montagne. Or, toutes les fois que nous passions devant
le géant, c'est-à-dire devant une grande roche dressée qui, vue de
loin, avait un peu l'air d'une statue énorme, il faisait un signe de
croix et m'ordonnait de cracher en me donnant l'exemple. C'était,
selon lui, faire acte de bon chrétien, attendu que ce géant Yéous,
qui donnait son nom au plateau, était un dieu païen, autant dire
un démon ennemi de la race humaine. Longtemps le géant, ainsi
expliqué, me fit peur; mais à force de cracher en l'air à son inten-
tion, voyant qu'il souffrait ces insultes sans bouger, j'arrivai à le
mépriser profondément.
Un jour, — j'avais alors huit ans, je me souviens très bien, —
c'était vers midi, mon père travaillait dans notre petit jardin, ma
mère et mes sœurs, — Maguelonne, qui déjà savait traire et soigner
les vaches, Myriile, qui commençait à marcher seule, — étaient au
bout de la rencluse avec les animaux; moi, j'étais occupé à battre
le beurre à deux pas de la maison. Voilà qu'un bruit comme celui
de la foudre court sur ma tête avec un coup de vent qui me ren-
verse, et je tombe étourdi, assourdi, comme assommé, bien que je
n'eusse aucun mal. Je reste là immobile pendant un bon moment
sans rien comprendre à ce qui m'arrive.
Des cris affreux me réveillent. Je me lève, et, me trouvant en face
de la maison, je ne la vois plus : elle est effondrée sur le sol, écra-
sée sons des pierres énormes qui, poussées par d'autres, commen-
cent à s'ébranler et à rouler vers moi. Je comprends que c'est quel-
que chose comme une avalanche, et je me sauve, éperdu, sans
savoir où je vais. J'arrive auprès de ma mère et de mes sœurs, qui
m'appelaient avec des cris de désespoiré Je me retourne alors, l'é-
croulement s'est arrêté; le géant Yéous n'est plus sur son contre-
fort de rochers, il s'est abattu sur notre maison, et couvre de sa
masse disloquée notre jardin et la plus grande partie de notre en-
clos. Alors ma mère : — Ton père? où est ton père?
— Mon père? je ne sais pas.
— Malheur! il est écrasé! Reste là, garde les petites; moi, je
cours! — Et ma pauvre mère de courir vers ces masses encore mal
assises et menaçantes. INe pas la suivre était bien impossible. Je
range les enfans dans un gros repli du terrain, je leur défends de
bouger, et je cours aussi à travers l'éboulement, cherchant et appe-
lant mon père. Je dois dire à l'honneur de ces deux filles que voilà
qu'elles firent semblant de m'obéir, et qu'un moment après elles
872 REVDE DES DEUX MONDES.
couraient, comme moi, dans les débris, la grande traînant la petite,
cherchant et appelant comme elles pouvaient. De temps en temps,
nous suspendions nos cris pour écouter; cela dura bien une bonne
heure; enfin j'entends une faible plainte, je m'élance, et je trouve
mon pauvre père étendu sous une masse et ne pouvant se dégager.
Gomment il n'avait pas été broyé entièrement, c'est un hasard peu
ordinaire : la roche formait voûte au-dessus de sa tête et de son
corps. Le choc lui avait brisé les os de la jambe et du bras droit,
voilà pourquoi il ne pouvait se relever et sortir de là. Il avait fait
tant d'efforts inutiles et douloureux qu'il était épuisé, et qu'il s'é-
vanouit en nous voyant. Nous parvînmes à le retirer. xMa mère était
comme folle. Que devenir avec un homme à moitié mort dans ce
désert oîi il ne nous restait pas un abri, pas un pouce de terre qui
ne fût couvert de débris, pas un meuble qui ne fût brisé?
Maguelonne ne perdit pas la tête; elle me montra les cabanes de
la rencluse, c'est-à-dire de l'étage de terre végétale qui est au-des-
sous de nous, et se mit à courir comme un chamois de ce côté-là.
Je compris qu'elle allait chercher du secours, et je commençai à
rassembler des morceaux de bois pour faire un brancard. Quand
les habitans des cabanes d'en bas accoururent, ils n'eurent qu'à les
lier ensemble, et mon père fut transporté chez eux aussi vite que
possible. Le médecin fut appelé, et mon père fut bien soigné; mais
il avait fallu du temps pour avoir des secours : l'enflure avait fait
des progrès, le bras fut très mal remis, et la jambe avait été si dé-
chirée qu'il fallut la couper. Voilà comment ce brave homme tomba
dans la misère et dut abandonner le travail, acheter un âne et men-
dier sur les chemins avec sa famille. Nous avions bien au bas de la
vallée, non loin de Pierrefitte, une petite maison d'hiver; mais le
plus clair de notre revenu, c'étaient nos vaches, et nous n'avions
plus de quoi les nourrir. 11 fallut vendre les deux qui nous res-
taient, les trois autres, épouvantées par la chute du géant, s'étaient
tuées et perdues dans les précipices.
Ma mère répugnait beaucoup à la mendicité. Elle eût voulu cher-
cher quelque travail à la ville et garder mon père au coin du feu;
mais il ne pouvait souffrir l'idée de rester tranquille, et il regardait
l'exhibition de son malheur comme un travail devant lequel iFne
devait pas reculer pour nourrir sa famille. C'était bien une sorte
de travail en effet que d'être sans cesse et par tous les temps sur
les chemins. Pour ma mère, qui avait à traîner et à porter souvent
la petite, c'était même assez pénible; pour moi, qui n'avais qu'à
conduire et à soigner l'âne, c'était une vie de loisir et de paresse.
C'était aussi la tentation de mal faire et la possibilité de devenir
bandit; mais je vous ai dit que mon père était poète, et je me sers
LE GÉANT YÉOUS. 873
de ce mot parce que dès ce temps- là, et sans savoir encore ce qu'il
signifiait, je l'entendais dire par des gens de belle apparence qui
l'écoutaient émerveillés de son langage et de ses idées. Vous étiez
très occupé, vous, jamais vous n'avez eu le temps de l'interroger
un peu; vous eussiez été étonné de son esprit comme les autres.
C'est l'esprit de mon père qui m'a retenu dans le bon chemin. Il
m'enseignait à sa manière tout en causant avec moi, et il me faisait
voir toutes choses en grand ou en beau, si bien que, quand je vis
le mal passer à côté de moi, je le trouvai laid et petit, je lui tournai
le dos. Il est vrai pourtant que mon père eût pu m'apprendre à lire,
et qu'il n'y songeait pas. Cette vie de voyages continuels ne porte
pas à l'attention, et je ne désirais pas me donner la peine d'étu-
dier. Puis il faut que vous sachiez que depuis son accident mon
père était devenu très exalté, et qu'il n'avait plus le calme qu'il faut
pour enseigner. 11 ne nous instruisait que par des histoires, des
chansons et des comparaisons, de telle sorte que, mes sœurs et moi,
nous avions beaucoup d'entendement sans connaître a ni h. Notre
pauvre mère n'en savait pas plus que nous.
Nous parcourions la montagne pendant toute la saison des eaux.
Nous allions à Bagnères de Bigorre, à Luchon, à Saint-Sauveur, à
Cauterets, à Baréges, aux Eaux- Bonnes, partout où il y a des
étrangers riches. L'hiver, nous nous rabattions sur Tarbes, Pau et
les grandes vallées. A ce métier-là, recevant beaucoup et dépen-
sant peu, car nous étions tous sobres, nous eûmes en peu d'années
regagné plus que nous n'avions perdu. Alors ma mère, qui avait le
cœur haut placé, essaya de persuader à mon père que nous n'avions
plus le droit d'exploiter la charité publique, que j'étais d'âge à
gagner ma vie, et que, quant à elle, elle se faisait fort, aidée de
Maguelonne, d'entretenir le reste de la famille par son travail de
blanchisseuse. Mon père ne l'écouta pas. Il avait pris goût à cette
vie errante, non pas tant parce qu'elle était lucrative que parce
qu'elle l'amusait et lui faisait oublier son infirmité. Je pensais
comme ma mère ; mais nous dûmes céder, et cette vie durerait
peut-être encore, si mon pauvre père n'eût pris une fluxion de poi-
trine dont il mourut en peu de jours. Ce fut pour nous tous un pro-
fond chagrin. Encore qu'il contrariât nos désirs, il était si bon, si
respectable et si tendre que nous l'adorions.
Après ce malheur, nous revînmes à Pierrefitte, et ma mère, ayant
refait là une petite installation, me prit à part et me dit : — Mon en-
fant, je te dois rendre compte de notre position. Ton père nous a
laissé quelque chose. Les pauvres gens comme lui ne font point de
testament; il s'est fié à moi, me laissant libre d'agir comme je l'en-
tendrais dans l'intérêt de ses enfaos. Je veux que tu saches que nous
87Zl REVUE DES DEUX MONDES.
possédons entre nous quatre environ trois raille francs. J'en ai fait
deux parts égales, une pour moi et tes deux sœurs, et l'autre pour
toi. — Gela n'est pas juste, lui répondis-je; je n'ai droit qu'à un quart.
— Il n'est pas question de droit, reprit-elle. Il s'agit de vos besoins,
dont j'ai souci et dont je suis meilleur juge que vous. Mon travail
est assuré. Les petites m'aideront, et nous nous tirerons très bien
d'affaire avec la petite réseiTe que nous gardons; mais tu es un
garçon, et c'est à toi de gagner ta vie honnêtement. Je ne compte
pas te nourrir et t'entretenir, ce serait te pousser à la lâcheté et
à la fainéantise. Avise à te faire un état; je vais te donner cent
francs pour que tu puisses chercher ton occupation et la bien
choisir. Il sera donc très juste que dans la suite, quand tu te seras
tiré d'affaire sans notre aide, tu en sois dédommagé par une part
plus grosse que celle de tes sœurs. Sache qu'cà vingt et un ans tu
peux revenir chercher ici quatorze cents francs. Si j'étais morte, tu
trouverais la somme quand même, puisque je vais la placer en ton
nom, et d'ailleurs dans ce temps-là tes sœurs, dont je sais le bon
naturel, comprendront la chose et approuveront ce que j'aurai fait.
J'embrassai ma mère et mes sœurs en pleurant, et, mes meil-
leurs habits au bout d'un bâton sur l'épaule, mes cent francs en
poche, je partis, bien triste de quitter ma famille, mais résolu à
faire mon devoir.
III.
Jusqu'à présent, continua Miquel, je vous raconte les choses
comme elles sont; je vous demande la permission de vous les
dire maintenant comme elles me sont apparues à partir de ce mo-
ment-là, c'est-à-dire à partir du moment où je ma trouvai seul au
monde, livré à moi-même à l'âge de quinze ans. Ma mère m'avait
pourtant donné une direction à suivre. Elle m'avait engagé à aller
voir des parens et des personnes qui s'intéressaient à nous et qui
me donneraient conseil, assistance au besoin; mais j'avais une idée,
une idée d'enfant si vous voulez, mais bien obstinée dans ma cer-
velle. Je voulais revoir notre pauvre rend use abandonnée, notre
cabane détruite, la place où j'avais vu mon père estropié, se débat-
tant sous la roche. Il m'avait si souvent reparlé de cette cata-
strophe, il en avait tant de fois raconté les détails dans son langage
imagé pour attirer l'attention et pour exciter l'intérêt des cliens,
que je n'avais rien oublié. Je crois même que je me souvenais de
plus de choses que je n'en avais remarqué, et que j'avais bâti
dans ma tête... Au reste vous verrez tout ce qu'il y avait dans
cette tête-là; pas n'est besoin de vous le dire d'avance.
LE GÉANT YÉOUS. 875
Je marchais droit sur le Mont-Aigu. Nous avions fait tant d'allées
et venues dans nos pèlerinages de mendians, que je savais bien
où j'étais; mais, quand il fut question de quitter les fonds, je fus
vite égaré, je ne me souvenais plus. Je grimpai au hasard, et après
bien du chemin inutile je me trouvai enfin dans notre rencluse,
bien reconnaissable par l'écroulement encore frais qui la couvrait.
C'était toujours notre propriété; nous n'avions pas plus songé à la
vendre qu'on n'avait pensé à nous l'acheter. Elle n'avait plus au-
cune valeur. Tout au plus eût-on pu faire paître quelques jours
dans l'intervalle des débris; cela ne valait pas la peine et la dé-
pense d'une nouvelle installation.
La perte récente de mon père avait ravivé la tristesse de mes
souvenirs, et quand je vis le colosse brisé en mille pièces, mais im-
mobile, paisible et comme triomphant de notre désastre, j'entrai
dans une grande colère. — Affreux géant, m'écriai-je, stupide
bête d'Yéous, je veux venger mon père, je veux t'insulter et te
maudire. Bien des fois, quand j'étais petit, j'ai craché en l'air à ton
intention; à présent que je suis grand et que te voilà étendu à
mes pieds, je veux te cracher au visage! — Et je m'en allais cher-
chant dans ces débris celui qui avait pu être la tête du géant. Je
crus l'avoir trouvé, je crus reconnaître la roche creuse sous laquelle
mon père avait été enseveli, et qui s'ouvrait comme une large
bouche, essayant de mordre la terre. Je lui assénai de toute ma
force un coup de mon bâton ferré, et alors... alors, croyez-moi si
vous voulez, j'entendis une voix sourde qui rugissait comme un
tonnerre souterrain et qui disait : — Est-ce toi? que me veux-tu? —
J'eus une si belle peur que je me sauvai, croyant à une nouvelle
avalanche; mais je revins au bout d'un moment. Je n'avais pas
craché, je voulais cracher sur la figure du géant, dût-il m'englou-
tir, et je lui fis résolument cette insulte sans qu'il parût s'en aper-
cevoir. — C'est cela, lui dis- je; tu es toujours aussi lâche! Eh
bien! je veux te faire rouler dans le torrent pour que tu te brises
tout à fait! — Et me voilà poussant cette grosse roche et m'éver-
tuant à l'ébranler.
J'y perdis mon temps et ma sueur, et, quand je vis que je ne
gagnais rien, j'essayai de la briser en lui lançant d'autres pierres.
J'eus au moins le plaisir de voir que ce n'était pas une roche bien
dure, et que mes coups lui faisaient des entailles que je prenais
pour des blessures et des plaies. Quand je me fus bien fatigué, je
voulus revoir de près les débris de notre cabane, et je fus surpris
d'y trouver encore un petit coin où l'on pouvait s'abriter en cas de
pluie; même ce petit coin avait été renfermé par un bout de mur
relevé depuis peu par quelque chevrier, mais abandonné après un
876 REVUE DES DEUX JIOiNDES.
spjonr plus ou moins long, car il n'y avait pas de trace de passage
sur l'herbe qui poussait, haute et drue, tout autour de la ruine.
Comme le soleil se couchait, je résolus d'y passer la nuit. Je rele-
vai quelques pierres, je bouchai l'entrée, afin de n'être pas surpris
par les loups, et, m'asseyant sur un reste de plancher, j'entamai
un morceau de pain que j'avais dans mon havre-sac de toile. Puis,
me sentant las et ennuyé de la solitude, je m'étendis pour dormir;
mais j'avais comme de la fièvre pour avoir trop marché et m'ètre
trop démené; d'ailleurs je n'étais plus habitué à ce grand silence de
la montagne qui ne ressemble à rien et que ne semble pas inter-
rompre le bruit continu des torrens. Je n'étais pas non plus des
mieux couchés, et, bien que je ne fi;sse pas difficile, je me retour-
nais d'un côté sur l'autre sans trouver moyen de m'étendre, tant
mon refuge était resserré. Je pris le parti de m'asseoir sur mes
talons, et, comme je manquais d'air, je poussai une des pierres que
j'avais amoncelées pour me garantir, et regardai dehors pour me
désennuyer.
Quelle fut ma surprise de voir que tout était changé dans la ren-
cluse depuis que la lune s'était levée! Elle était toute verte, tout
herbue, et s'il y avait encore quelques roches éparses, elles n'é-
taient ni plus grosses ni plus nombreuses qu'un petit troupeau de
moutons. Je fus si étonné que je sortis de mon refuge pour toucher
la terre et l'herbe avec mes pieds et m'assurer que je n'étais plus
dans un éboulement, que je foulais la belle praii ie d'autrefois, et
que ce n'était point un rêve. Je me réjouissais encore plus que je ne
nf étonnais, lorsque tout à coup, en me retournant, je vis derrière
moi, haut comme une pyramide, le géant, dont la base occupait
tout le fond de la reackise à ma gauche. D'abord il me parut tel
qu'autrefois, quand il se dressait au bord de la rencluse d'Yéous,
au-dessus de la nôtre; mais, à mesure que je le regardais, il chan-
geait d'apparence : sa base se rétrécissait comme une gaîne, son
corps prenait un air de forme humaine, sa tète se dessinait comme
une boule. Il ne lui manquait que des bras, et, quand je l'eus encore
mieux regardé, je vis qu'il en avait, seulement ils étaient collés à
son corps, et rien de tout cela ne bougeait. C'était une vraie statue,
mais si haute que je ne pouvais pas distinguer sa figure.
J'aurais dû avoir peur devant une pareille chose; eh bien ! expli-
quez cela comme vous voudrez, je n'eus que de la colère. Mon pre-
mier mouvement fut de ramasser une pierre et de la lancer au géant.
Je ne le touchai pas. J'en lançai une seconde qui eflTleura sa cuisse, et
une troisième qui l'atteignit en plein ventre et rendit un son comme
si elle eût frappé une grosse cloche de métal, en même temps qu'un
cri rauque, furieux, sauvage, semblait sortir de sa poitrine, répété
LE GÉANT YÉOUS. 877
par tous les échos de la montagne. Ma colère en augmenta, et je le
criblai de toutes les pierres qui m'avaient servi à me renfermer.
Devenant à chaque essai plus fort et plus adroit, je l'atteignis enfin
au beau milieu du visage; sa tête tomba aussitôt et vint rouler à
mes pieds. Je m'élançai dessus pour tenter encore de la briser avec
mon bâton; mais je fus arrêté par une voix grêle qui partait de cette
tête monstrueuse et qui faisait entendre un rire sec comme celui
d'un petit vieillard édenté. — Est-ce toi, brute, lui dis-je, qui as
cette façon ridicule de rire ou de pleurer? Je vais bien te faire taire;
attends un peu! — Et j'allais redoubler mes coups, lorsque la tête
disparut et se trouva replacée sur les épaules du géant sans que je
pusse voir comment il s'y était pris pour la ramasser. Je devins fu-
rieux. Je recommençai à l'attaquer à coups de pierres. Je le touchai
au bras gauche ; le bras tomba, mais il se trouva replacé au mo-
ment où je touchais et faisais tomber le bras droit. Alors je l'atta-
quai aux jambes, à ses vilaines jambes collées ensemble, et alors le
colosse se rompit à la base et s'étendit tout de son long par terre,
brisé en mille pièces : alors aussi je reconnus que j'avais fait la
plus grande sottise du monde, car la belle prairie avait de nouveau
disparu sous les débris, et les premières lueurs du jour me mon-
trèrent la triste rencluse engloutie et poudreuse, telle que je l'avais
trouvée la veille en arrivant.
J'étais si fatigué, si surmené par la rage de ce combat, qui avait
duré toute la nuit, que je me laissai tomber là où je me trouvais,
et m'endormis aussi profondément que si j'eusse été moi-même
changé en pierre. Quand le soleil , déjà haut et chaud, m'éveilla, je
pensai que j'avais fait un rêve terrible, et me pris à réfléchir tout
en mangeant un reste de pain et cueillant ces baies noires qu'on
appelle chez nous raisins d'ours. Mon rêve, si c'en était un, devait
signifier pour moi quelque chose; mais quelle chose? Je cherchais
et ne trouvais pas. Il n'y en avait qu'une dont je ne pusse pas
douter, c'est que le géant pouvait m'apparaître tant qu'il voudrait,
je n'avais pas eu, je n'aurais jamais peur de lui. Je le haïssais pour
le mal qu'il avait fait à mon père, et je n'avais qu'une idée, me
venger de lui et l'humilier autant qu'il me serait possible.
Au grand jour, je m'assurai que toutes choses autour de moi
étaient dans l'état où nous les avions laissées huit ans auparavant,
que la maison était bien ruinée, hors de service, la prairie bien
écrasée par une montagne de rochers, de pierrailles et de sable, et
qu'il n'y avait plus aucun moyen de l'utiliser. En outre, les glaces
du plateau d'Yéous, qui autrefois ne descendaient pas jusqu'à nous,
s'étaient ouvert un passage l'hiver précédent. On en voyait la trace
le long du rocher, la chute du géant ayant creusé une large ri-
878 REVUE DES DEUX MONDES.
gole par où elles glissaient sur notre terrain avec la neige, et cette
circonstance était une nouvelle cause de dévastation.
Malgré tant de sujets de découragement, une idée fixe me brû-
lait la tête. Je voulais reconquérir ma propriété et mettre le géant
dehors. Comment? par quels moyens? je ne m'en doutais seule-
ment pas; mais je le voulais.
Tout en rêvassant, je ramassais des pierres et je les jetais les
unes sur les autres, essayant de déblayer un coin, ne fût-il grand
que comme mon corps. Je voulais voir si le sol était ensablé trop
profondément pour recouvrer son ancienne fertilité. Je fus surpris
de trouver de l'herbe très épaisse dans les endroits où la pierre ne
portait pas à plat. Cette herbe n'était même que trop vigoureuse,
car elle pourrissait dans l'humidité, les eaux n'ayant plus d'écou'e-
ment et formant partout des flaques ou de petits marécages. La
terre é-tant humide et légère, j'y pus plonger mes mains profondé-
ment et m'assurer que c'était toujours de la bonne terre, suscep-
tible de bien produire, si elle pouvait être assainie par des rigoles
bien dirigées.
En une heure, je déblayai à peu près un mèfre. Je me reposai
un instant et repris mon travail avec plus d'ardeur. Vers le soir, je
mesurai mon ouvrage, j'avais nettoyé environ six bons mètres de
terrain. Il est vrai que c'était à l'endroit le moins épais et dans la
pierre menue. — C'est égal, pensai -je, qui sait ce que je pourrais
faire avec le temps?
La faim me pressait : je descendis à la rencluse de Maury, celle
qui est au-dessous d'ici, et qui est habitée presque toute l'année.
Ses cabanes avaient changé de maîtres. Je n'y connaissais plus per-
sonne, et personne ne m'avait jamais connu; mais j'avais de l'ar-
gent, et, bien que pour me donner le souper et le couvert on ne me
demandât rien, je parlai de payer ma dépense. Je tenais à n'être
pas à charge, comptant m'installer là pour quelques jours.
Le père Bradât, maître berger des troupeaux de cette rencluse,
était un vieux brave homme qui, tout en m'accueillant avec beau-
coup de bonté, s'étonna de mon idée, d'autant plus que je me gar-
dais bien de lui en dire le fond. — Tu cherches donc de l'ouvrage
chez nous? me dit-il. Par malheur, mon enfant, j'ai le monde qu'il
me faut et ne puis t'employer.
— Je ne cherche pas d'ouvrage pour le moment, lui dis-je, j'en
ai; j'ai aussi quelque argent pour attendre, et, comme je vois que
vous me prendriez peut-être bien pour un vagabond qui veut se
cacher dans la montagne avec l'idée de faire ou de cacher quelque
sottise, je vais vous dire tout de suite qui je suis. Avez-vous entendu
parler de Miquelon?
LE GÉANT YÉOUS. 879
— Oui, c'est un nom connu ici, parce que le plateau qui est au-
dessus de nous, et qui s'appelait, m'a-t-on dit, la Verderette, a
pris le nom de rencluse à Miquelon, depuis l'accident arrivé à ce
pauvre homme. Je ne suis ici que depuis quatre ans, on m'a ra-
conté la chose.
— Eh bien ! ce pauvre homme était mon père, et cette pauvre
rencluse est ma propriété. J'ai été élevé dans cet endroit-là. Je ne
l'avais pas revu depuis l'âge de huit ans, et j'ai un plaisir triste à
m'y retrouver. J'y ai passé la nuit dernière, et je voudrais y retour-
ner demain, peut-être après-demain encore.
— Si c'est comme cela, dit le vieillard, tu resteras chez moi la
semaine et davantage, si tu veux, et je ne recevrai pas de paiement,
car je suis ton débiteur.
— Comment?
— C'est comme cela. J'ai envoyé souvent mes chèvres pâturer
dans ta rencluse, et je n'avais pas ce droit-là; seulement, l'endroit
étant a'oandonné, je pensais ne faire tort à personne en ne laissant
pas perdre le peu d'herbe qui y pousse encore; c'est bien peu; mais
enfin c'est quelque chose, et je me disais que, si quelqu'un venait
réclamer, j'étais prêt à lui payer la petite dépense de mes bêtes. Te
voilà, c'est pour le mieux; reste et garde ton argent. Je suis con-
tent de m'acquitter.
Je dus accepter. Il me donna place à la soupe et à la paille au
milieu de ses gars. J'étais las, je dormis bien, et au petit jour je
me mis en route pour ma rencluse, avec du pain et un morceau de
lard pour ma journée.
Ce jour-là, je ne travaillai que de mon esprit. Je voulais calcu-
ler, chose bien impossible, combien il me faudrait d'heures de tra-
vail pour déblayer ma rencluse. Si j'avais su, comme je le sais au-
jourd'hui, mettre des chiffres sur du papier les uns au-dessous des
autres, l'entreprise n'eût pas été absolument déraisonnable ; mais
je ne savais que les mettre dans ma tête les uns au bout des autres,
et j'en eus pour longtemps. Je ne m'y pris pourtant pas trop mal,
je mesurai patiemment avec mon bâton la superficie du terrain, et,
gravant mes nombres avec la pointe de mon couteau sur une roche
tendre, inventant des signes à mon usage pour remplacer les chif-
fres, par exemple une croix simple pour 100, une croix double
pour 200, et ainsi de suite, je parvins dans la journée non à savoir,
mais à supposer sans trop d'erreur, combien de mètres je possé-
dais en long et en large. Les jours suivans, il s'agit de calculer
combien je mettrais de temps pour faire l'ouvrage facile. Je trouvai
deux ans, à cinq mois de travail par an, vu que la neige n'en per-
met pas davantage. 11 s'agissait ensuite d'évaluer la durée du tra-
vail difficile, et pour cela il fallait l'entreprendre.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
J'empruntai à mon hôte une masse de fer, et j'attaquai les grosses
pièces. C'était de la roche calcaire pas trop dure, et je fis ce travail
de cantonnier sans m'apercevoir de la fatigue. J'étais heureux et
fier de mettre en miettes le gros ventre du géant. Je voulais faire
mon mètre dans la journée, je le fis. Alors je me trouvai si las que
je ne songeai point à descendre, et résolus de passer encore la
nuit chez moi, afin d'être tout rendu le lendemain.
J'étais à peine endormi sous mon reste de hangar, que je fus ré-
veillé par le géant, qui cette fois se promenait tranquillement de
long en large. Avant de l'examiner, je regardai le sol, et je le vis
absolument déblayé et couvert de sa belle verdure. Il faisait encore
un peu jour, le couchant était encore un peu rouge, et les neiges
du haut montaient toutes roses dans le ciel bleu. Je me mis à ob-
server le monstre, dont le pas ébranlait la terre; il ne paraissait
pas faire attention à moi, et je me tins coi pour surprendre ses ha-
bitudes. J'étais décidé à ne pas agir follement comme la première
fois et à savoir s'il ne lui prendrait pas fantaisie de s'en aller de
lui-même, puisque maintenant il avait le pouvoir de marcher. Il
devait être ennuyé des coups que je lui avais donnés dans la
journée.
En eflet, il voulait s'en aller, et il essaya de remonter vers son
plateau d'Yéous; mais il s'y prenait fort mal : au lieu de faire un
détour, il prétendait escalader le plus rapide du rocher et suivre la
m"ême route qu'il avait prise autrefois pour descendre. Il n'eut pas
fait deux enjambées le long de l'escarpement, qu'il tomba sur ses
genoux, le nez par terre, en rugissant et en criant d'une voix for-
midable : — Personne ne viendra donc m' aider à remonter chez
moi? — En deux sauts, je fus près de lui, et, saisissant son épou-
vantable main accrochée à une pointe de rocher, — Voyons, lui
dis-je, tu sais bien que je suis ton maître; obéis-moi, prends un
autre chemin, et va-t'en!
-^ Eh bien! relève-moi, répondit-il, prends-moi sur tes épaules
et porte-moi là-haut.
— Vous manquez de raison, je ne pourrais pas seulement soule-
ver un de vos doigts; mais je vous tourmenterai si bien...
— Ne peux-tu me laisser tranquille, petit? Je me trouve bien
ici, j'y reste. Seulement je veux dormir sur le dos; aide-moi.
Je lui allongeai un coup de pied dans les reins, et, en se retour-
nant, il me montra sa grosse vilaine figure toute couverte d'un li-
chen blanchâtre. Le voyant ainsi à ma merci, je sentis se rallumer
toute la haine que je lui portais, et ne pus résister au désir de lui
plonger mon bâton dans la gueule. Il ne parut pas s'en apercevoir;
mais une petite voix imperceptible sortit de cette caverne qui lui
servait de bouche, et, prêtant l'oreille, j'entendis que cette voix di-
LE GÉANT YÉOUS. 881
sait : — Oh ! le méchant garçon qui déchire ma toile et qui a man-
qué m'écraser! .
— Qui es-tu? dis-je en retirant mon bâton avec précaution et en
appliquant mon oreille sur la bouche du géant.
— Je suis la petite araignée des mousses, répondit la voix. De-
puis que j'existe, je demeure ici; je travaille, je file, je chasse;
pourquoi me déranges-tu?
— Va-t'en filer et chasser ailleurs, ma mie ; le monde est assez
grand pour toi.
— Je pourrais t'en dire autant, reprit-elle. Pourquoi tourmenter
ce rocher qui m'appartient? N'y a-t-il pas place ailleurs pour ta
personne ?
En ce moment, le géant, que je recommençais à chatouiller avec
ma trique, éternua et chassa au loin l'araignée, tandis que, poussé
comme par l'ouragan, je dégringolais au bas du rocher.
Quand je fus là, je rentrai en moi-même. Puisque cette petite
araignée avait vécu toute sa vie dans la gueule du géant sans s'in-
quiéter de ses caprices, et qu'elle y eût vécu toujours, si je ne
l'eusse dérangée, pourquoi ne m'arrangerais-je pas pour vivre à
côté de mon ennemi, sans exiger qu'il allât plus loin? N'était-il pas
fort bien là étendu sur son dos, les pieds appuyés sur les blocs qui
avaient été jadis son piédestal, et le corps placé de manière à arrê-
ter la glissade des neiges? Je remontai vers lui, et me plaçant
contre une de ses larges oreilles, car ma voix devait lui sembler
aussi faible que m'avait semblé celle de l'araignée: — Tu prétends,
lui dis-je, que tu es bien là, et que tu y veux rester?
— Oui, répondit la formidable voix qui paraissait lui sortir du
ventre; j'y resterai quand tu m'y auras fait mon lit.
— Ah! vraiment, il faut un lit à monsieur! repris-je en éclatant
de rire, un lit de duvet peut-être?
— Je me contenterai d'un bon lit de sable; mais il faut un ereux
pour ma tête, un creux pour chacun de mes membres, et surtout
un grand creux pour mes reins, afin que je puisse dormir sans
glisser. Allons, vite, arrange-moi ça, et tâche que je sois bien, si-
non je retournerai m'étendre dans ton pré, où, sauf que tu me cha-
touilles de temps en temps en essayant de me travailler, je ne me
trouve point mai.
— Il est de fait, dit une voix humaine à côté de moi, que la
chose la plus raisonnable à faire, serait de le mettre là et de l'y
asseoir de la bonne manière. Il servirait de digue aux glaces d'en
haut, et je ne sache pas d'endroit où il te gênera moins, car de le
reporter à son ancienne place, tu n'y peux songer, et de le sortir
autrement de ta rencluse, tu n'en as pas le droit.
lOME Giv. — 1873. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
— Comment? répliquai-je sans me soucier de savoir qui me par-
lait de la sorte, je n'en ai pas le droit? Il a donc le droit, lui, de
s'emparer de mon terrain?
— Il n'avait que le droit du plus fort, reprit la voix; mais tu ne
l'as pas, toi, car la loi est plus forte que l'homme, et si tu te débar-
rassais de ton ennemi pour le faire rouler chez tes voisins, tu en
serais empêché ou puni.
— Et si je le poussais aux abîmes?
— Il n'y a pas d'abîme qui ne soit la propriété de quelqu'un, et
d'ailleurs, au fond de tout abîme, il y a une eau courante qui est
la propriété de tout le monde, et que tu n'as pas le droit d'arrêter
ou de détourner. Il faut donc que tu gardes ton géant, et puisque
ce revers de montagne t'appartient, c'est là qu'il faut le porter
pierre à pierre. De cette façon, il te deviendra utile au lieu de te
nuire.
J'allais répondre qu'il n'était pas nécessaire de l'y porter, puis-
qu'il s'y était mis de lui-même, lorsqu'une clarté se fit dans mes
yeux, et je reconnus que j'étais assis dans la cabane de mon vieil
hôte, devant la cheminée, et que c'était lui qui causait avec moi.
— Allons, dit-il, tu parles un peu comme un garçon qui rêverait
tout éveillé; cependant, quoique tu dises drôleuient les choses, tu
as d'assez bonnes idées. Viens souper, tu es rentré tard, mais je t'ai
attendu, et nous causerons encore avant de dormir.
Je ne savais plus où j'en étais, et je me sentais trop honteux
pour rien dire. Avais-je rêvé, tout en revenant au gîte, que j'étais
aux prises avec le géant, qu'une petite araignée m'avait parlé, que
le géant m'avait fait ses conditions, et avais-je eu la sottise de ra-
conter tout cela au père Bradât? Ou bien toutes ces choses m'é-
taient-elles arrivées au coucher du soleil, et le géant, qui à coup
sûr était magicien, m'avait-il transporté à la cabane Bradât sans
que je me fusse aperçu de rien?
Quand j'eus un peu mangé : — Qu'est-ce que nous disions donc
tout à l'heure? demandai-je au vieux berger.
— Voyons, tu t'endors? répondit-il; tu ne t'en souviens déjà
plus? Tu te fatigues trop après ce rocher. Tu es trop jeune pour
faire tout seul un si gros ouvrage.
— Combien donc pensez-vous qu'il faudrait de monde pour en
venir à bout?
— Ça dépend du temps que tu voudrais y mettre. En deux sai-
sons, je pense qu'une douzaine de bons ouvriers en viendraient à
bout.
— Une douzaine? Étes-vous sûr? Je pensais qu'à moi tout seul...
— Tu rêvais! Il en faut bien douze, et en beaucoup d'en-
LE GÉANT YÉOUS. 888
droits il faudra faire jouer la mine pour faire éclater les grosses
roches.
— Faire jouer la mine? m'écriai-je. Voilà une idée qui me plaît.
Oui, oui, lui mettre le feu sous le ventre,... il faudra bien qu'il s'en
aille.
— Sans doute, car il ne s'en ira pas tout seul.
— II s'en ira, vous dls-je! c'est un paresseux qui ne veut pas
s'aider ou un imbécile qui ne sait ce qu'il fait; mais quand il sen-
tira la poudre...
— C'est un rocher : il se fendra; mais il faudra tout de même
faire une manière de chaussée avec les morceaux, et cela coûtera
beaucoup d'argent. Est-ce que tu es riche?
— J'ai cent francs.
Le père Bradât se prit à rire. — Ce n'est pas assez, dit-il; il t'en
faudrait au moins dix fois autant.
— J'aurai cela un jour.
— Eh bien ! attends ce jour-là.
— Yous pensez donc que ce ne serait pas une folie de vouloir
reprendre mon domaine à ce géant?
— Dame ! la terre est une chose bonne et sainte; quand on l'a,
c'est dommage d'être forcé d'y renoncer. Dieu n'aime pas qu'on
l'abandonne tant qu'on peut la disputer à la glace et à la pierre!
— C'est-à-dire aux méchans esprits! Eh bien ! je la disputerai à
ce démon bête et cruel qui a voulu massacrer mon père et qui m'a
détruit ma maison. C'est lui qui m'a fait mendiant, errant sur les
chemins pendant toute mon enfance, pendant que lui, le brutal,
l'idiot, il dormait son lourd sommeil sur notre prairie. Il en sortira,
je vous dis! Je le déteste trop pour le souffrir là, à présent que je
commence à être un homme, et quand j'y mangerais ce que j'ai, ce
que je dois avoir, quand mon bien ne vaudrait pas ce qu'il me coû-
tera, tant pis! 11 y a sept ans que je maudis ce géant; je mettrai,
s'il le faut, sept ans à le châtier et à le chasser!
— Tu es un drôle de garçon, dit le vieux berger. Comme tu te
montes la tête, toi! Je ne hais pas cela, j'y vois que tu aimais
ton père, que tu as de la fierté et du courage : nous reparlerons de
ton idée. Si je pouvais t'aider,... mais je suis trop pauvre et trop
vieux.
— Vous pouvez m'aider : vendez-moi votre masse de fer.
— Je te la prête pour rien. Je n'en ai pas besoin. Elle est lourde,
laisse-la dans ta rencluse, où personne n'ira la dérober pendant la
nuit. On a trop peur du géant.
— On en a peut ? Voilà ce que je ne savais pas ! On sait donc
qu'il se relève la nuit et qu'il marche?
884 REVUE DES DEUX MONDES.
— On le dit; moi, je ne le crois point. J'ai servi en Afrique et
j'ai fait la guerre, c'est te dire qu'habitué à ne point craindre le
canon, je ne m'amuse point à avoir peur des pierres.
— Mais je n'en ai pas peur non plus, père Bradât ! Je suis bien
sûr que ce géant est un diable, et c'est pour cela que je suis décidé
à lui faire la guerre, comme vous l'avez faite aux Bédouins.
— Allons, reprit le vieux berger, c'est comme tu voudras. Il se
fait tard, il faut dormir.
Le jour suivant, comme je montais à ma rencluse, j'entendis
qu'il m'appelait. — Ne va pas si vite! me dit-il, je veux aller avec
toi. Je marche doucement, mais j'arrive tout de même, et je veux
voir ce fameux géant. Je ne monte pas souvent là-haut, et n'ai
jamais fait grande attention à cette pierraille. Peut-être te don-
nerai-je un bon avis.
Quand il eut tout examiné : — H y a, dit-il, dix fois plus d'ou-
vrage que je ne pensais. Ce n'est pas en deux saisons que dix bons
ouvriers pourraient déblayer cela. 11 faudrait aussi une quantité de
poudre... Si tu veux m'en croire, tu y renonceras; tu y mangerais
tout ce que tu as, et tu ne serais pas payé de tes peines.
— IN'avez-vous pas ouï dire pourtant, père Bradât, que l'herbe
de ce pâturage était le meilleur échelon de la montagne? Mon père
me l'a tant répété que je le crois.
— Je ne dis pas non. Le peu qui y pousse encore est de première
qualité; mais quand tu auras déblayé, je suppose, il faudra fumer,
et pour fumer il faut un troupeau ; il faut même bien vite un fort
troupeau, car l'ancien engrais est tout perdu, et c'est un pâturage
à recommencer en terre vierge. Si tu es bien riche, si tu as quatre
mille francs par exemple...
— Je n'en ai pas la moitié.
— Alors n'entreprends pas cela, ce serait ta ruine. Qu'est-ce que
c'est que ces chilTres-là sur le rocher?
— C'est moi qui les ai inventés pour calculer...
— Ah! je comprends. Tu ne sais donc pas écrire?
— Ni lire non plus.
— C'est un malheur. Tu devrais apprendre, ça t'aiderait plus que
tous tes coups de masse sur la pierre.
— Je ne dis pas non! Si vous vouliez m'apprendre...
— Je n'en sais pas long; mais c'est mieux que rien, et quand tu
voudras...
Je commençai le soir même en devançant d'une heure ma ren-
trée à la cabane de Bradât. Le plus grand des gars qui servaient le
vieux berger, voyant que j'avais bon vouloir, m'enseigna aussi, et
je dois dire que, s'il était moins patient que le vieux, il en savait
LE GEANT YEOUS. 885
davantage. C'est comme cela que je commençai à en comprendre
assez pour être à même de m'exercer tout seul. J'emportai bientôt
un livre avec moi, et en prenant, sur le midi, une heure de repos,
j'étudiais avec une grande attention et un entêtement aussi solide
que celui qui m'attachait au travail de ma rencluse.
Le père Bradât, voyant que ses-prudens conseils n'avaient rien
changé à ma résolution, prit son parti de ne plus m'en détourner;
seulement il se moquait un peu de moi quand je me laissais aller à
parler du géant comme d'un méchant diable, et cela me rendit plus
circonspect. Je n'en parlai plus que comme d'un tas de pierres, sans
démordre pour cela de mon idée et de ma haine. Les autres gars
pensaient pourtant un peu, comme moi, qu'il y avait de l'enchan-
tement dans ces maudites roches. Ils avaient ouï parler, en d'autres
pâturages de montagne, de certains éboulemens qu'on avait voulu
endiguer, mais où le démon défaisait chaque nuit la besogne des
ouvriers les plus habiles. Ils venaient quelquefois me voir travailler,
car je travaillais avec rage, et ils se hasardaient par amitié pour
moi à me donner un coup de main; pourtant ce n'était pas sans un
peu de crainte, et même il y en eut un qui, ayant rêvé du géant,
jura qu'il n'y voulait plus toucher. Je n'insistai pas. Je savais bien
que, si je leur avais voulu payer du vin le dimanche, ils auraient
eu plus de courage; mais je ne voulais pas les détourner de leur
devoir : c'eût été mal payer l'hospitalité que m'accordait le père
Bradât.
Je n'en eus pas moins la compagnie de l'un ou de l'autre de
temps en temps. Le père Bradât consentait à me garder et à me
nourrir moyennant que ses chèvres consommeraient le peu d'herbe
qui poussait chez moi, et l'enfant chargé de les conduire s'amusa,
pendant que je piochais, à construire, pour se garer de la pluie,
une baraque assez solide avec les restes de l'ancienne et beau-
coup de pierres et de broussailles qu'il agença très adroitement.
J'eus donc un refuge pour la nuit, et je m'en servis plusieurs fois
afin d'avancer mon ouvrage.
IV.
Chaque fois que je dormis là, je revis le géant, et chaque fois je
le vis plus remuant et plus agité. Il devenait certain pour moi qu'il
se sentait tracassé , et qu'il se faisait plus léger et plus désireux de
s'en aller; mais je crois aussi qu'il devenait toujours plus imbé-
cile, car, au lieu d'aller dormir où je lui conseillais d'être, il es-
sayait toute sorte d'installations impossibles. Je tâchais de le rai-
886 REVUE DES DEUX MONDES.
sonner dans son intérêt et dans le mien, lui promettant de le
laisser tranquille quand il serait où je voulais le voir. Il ne com-
prenait rien, ou bien il me répondait de telles grossièretés que
j'étais forcé de le battre, et, sitôt battu, il s'eiïonrlrait et recom-
mençait à dévaster ma prairie. Voyant qu'il n'y avait pas moyen de
causer avec cette brute, j'y renonçai. Je le laissai faire ses lourdes
extravagances, qui n'aboutissaient à rien, et bien souvent je m'en-
dormis au bruit sourd de son pas inégal : il devenait de plus en
plus boiteux. Je vis bien que le plus sage était de continuer à lui
casser les pieds, et qu'il ne s'en irait que par force, en menus mor-
ceaux.
J'étais là depuis trois mois. Je devenais fort comme un jeune
taureau, et j'apprenais très vite à lire assez pour comprendre ce
que je lisais. Le père Bradât, qui ne comprenait pas tous les mots
et toutes les idées de ses livres, était surpris de me voir les lui ex-
pliquer. C'est que mon père, en ne m'enseignant rien, m'avait ap-
pris beaucoup de choses, et il arriva bientôt que les habitans de la
cabane me regardèrent comme un savant qui cachait son jeu. Ils ne
me détournèrent plus de mon projet, et je résolus d'en hâter l'ac-
complissement par quelque dépense.
Je descendis la vallée de Lesponne, et j'allai aux carrières de
marbre de Campan pour embaucher des ouvriers. Je n'en trouvai
point. C'était la belle saison où les étrangers occupent toute la popu-
lation; on me demandait un prix insensô. Je parvins à me procurer
un peu de poudre, et je revins consolé en songeant à la petite fête
que j'allais donner à monseigneur Yéous.
Dès le matin suivant, je courus tout préparer après avoir averti
mes hôtes de ne pas s'étonner du bruit; je creusai ma petite mine
avec l'instrument que je pus trouver. Je ne m'y pris point mal ;
j'avais assez vu opérer ce travail sur les routes de montagne. Le
cœur me battait d'une joie cruelle quand j'allumai la mèche; j'avais
mis toute ma poudre, l'explosion fut belle et faillit m'ètre funeste, —
j'étais trop fier pour avoir bien pris mes précautions; mais la gueule
du géant éclata jusqu'aux oreilles, car je m'étais attaqué à sa face,
et il resta béant avec une si laide grimace que j'en tombai de rire,
tout sanglant et blessé que j'étais moi-même. Je n'avais rien de
grave, je me relevai vite. — Bois mon sang! dis-je à mon ennemi
en me penchant sur sa hure calcinée. Voilà! c'est entre nous duel
à mort. Tu ne sais pas saigner, toi, mais j'espère que tu souffres
comme tu as fait souffrir mon père.
En ce moment, je vis une chose qui me ramena à la pitié. L'ex-
plosion avait envoyé au diable une pauvre fourmilière installée
dans une oreille du géant. Ce petit monde éperdu ne s'amusait pas
LE GÉANT YÉOUS. 887
à compter ses morts et à fuir; il remontait avec courage à l'assaut
des ruines pour emporter ses larves et les mettre en sûreté ailleurs.
— Ma foi, je vous demande pardon, leur dis je, j'aurais dû vous
avertir; mais je vais vous aider à sauver vos enfans. — Je pris sur
ma pelle de bois un gros paquet de cette terre si bien triturée et
creusée de logettes et de corridors où reposaient les larves, et je la
portai à quelque distance. Je regardai les adroites fourmis qui,
après m' avoir suivi, retournaient sans se tromper faire le reste de
leur déménagement. Elles s'avertissaient, elles se parlaient certai-
nement, elles s'entr' aidaient. Personne ne paraissait consterné ni
découragé. — Petites fourmis, leur dis-je, vous me donnez là une
grosse leçon! Dût mon travail s'écrouler sur moi, je ne l'abandon-
nerai pas.
Mais j'étais tout seul, moi, et toutes mes idées se portèrent à la
résolution d'avoir de l'aide. Je n'avais pas encore donné de mes
nouvelles à ma mère, bien que je fusse fort près d'elle. J'avais
craint avec raison qu'elle ne me blâmât de perdre mon temps à ca-
resser des chimères au lieu de chercher une place. Je commençai
à me tourmenter de l'inquiétude qu'elle devait avoir, et j'allai la
trouver.
Elle était inquiète en effet, et me gronda quand elle apprit que je
n'avais rien gagné encore; mais, quand elle sut que j'avais presque
appris à lire et que je n'avais presque rien dépensé, elle se calma,
forcée de reconnaître que je n'avais point fait le vagabond. Alors je
lui ouvris mon cœur, je lui racontai l'emploi de mon temps et lui
confiai mes espérances. Elle fut très surprise et très émue, mais
très effrayée aussi. Elle me parla comme m'avait parlé le père Bra-
dât et me supplia de ne point risqjier mon avoir dans une entre-
prise si déraisonnable. Pourtant je gagnai ceci sur elle, qu'elle me
laissa voir son attachement pour ce coin de terre où elle avait été
plus heureuse qu'ailleurs et où elle m'avoua être retournée bien
des fois en rêve. Je ne voulus pas me trop obstiner, espérant que
peut-être avec le temps je la persuaderais. Je lui promis d'utiliser
l'hiver, car je devais quitter les hauteurs très prochainement, et je
lui tins parole. Ma saison finie dans les pierres, je fis présent au
père Bradât d'une bonne capuche de laine de Baréges, et à ses gars
de divers petits objets achetés à leur intention. Nous nous quittâmes
bons amis, avec promesse de nous retrouver l'année suivante, et je
m'en allai chercher fortune du côté de Lourdes, dans les carrières
et sur les routes. J'avais toujours mon idée, je voulais apprendre à
combattre le rocher et à m'en rendre maître le plus vite et le plus
adroitement possible. On ne me faisait faire qu'un métier de ma-
nœuvre, mais, tout en le faisant, je regardais le travail des ingé-
888 REVUE DES DEUX MONDES.
nieurs, et je m'efforçais de me rendre compte de tout. Je gagnai
bien peu de chose au-delà de ma nourriture et de mon entretien.
Ce surplus, je l'employai à prendre des leçons de calcul, car pour
la lecture je m'en tirais déjà tout seul avec lenteur et patience;
quant à l'écriture, je m'en faisais une moi-même en copiant. J'em-
ployais à tout cela une ou deux heures le soir et presque tout mon
dimanche. On me regardait comme un grand bon sujet, raisonnable
comme pas un de mon âge; au fond, j'étais un entêté, rien de plus.
Aussitôt que le printemps eut fondu les neiges, je quittai tout
pour courir voir ma mère et acheter une brouette, un pic, de la
poudre, une tarière, une masse, tout ce qu'il me fallait enfin pour
attaquer mon ennemi de plus belle. J'obtins de ma mère la pro-
messe de me donner cent francs encore quand j'aurais dépensé ce
que j'avais en réserve, si mon travail, vérifié, méritait d'être en-
couragé; pour se prononcer à cet égard, elle s'engageait à venir le
voir dans le courant de la belle saison.
J'avais embauché à Lourdes deux gars de mon âge, qui, m' ayant
promis de me rejoindre à Pierrefîtte, s'y trouvèrent en effet au jour
dit. C'était de bons compagnons, aimant le travail et point vicieux.
Tout alla bien au commencement. Ceux-là n'avaient point peur du
géant Yéous, et ne se gênaient pas pour lui briser les côtes et lui
élargir la mâchoire. Nous nous construisîmes une cabane plus
grande et plus solide, l'hiver ayant détruit celle que j'avais, et,
comme le père Bradât allait toutes les semaines à la provision dans
les vallées, nous le chargeâmes d'acheter et de rapporter la nôtre
sur son âne.
Tant qu'il s'agit de faire sauter les roches, mes deux compagnons
furent gais; mais, quand il fallut charger et mener la brouette, l'en-
nui les prit. Ils étaient de la plaine, la montagne les rendait tristes,
et je ne pouvais plus les distraire de l'ennui des soirées et du bruit
agaçant des cascades. Ce que je trouvais si beau, ils le trouvaient
triste à la longue, et un beau matin je vis que la peur les avait
pris. La peur de quoi? Ils ne voulurent pas le dire. J'avais peut-
être fait l'imprudence de trop parler par momens de ma haine pour
ce rocher, et, bien que je n'eusse rien raconté de ses apparitions
nocturnes, auxquelles souvent j'assistais encore en silence pendant
que les autres dormaient, peut-être fut-il aperçu ou entendu par
l'un d'eux. Quoi qu'il en soit, ils me déclarèrent qu'ils avaient assez
de cette solitude, et ils me quittèrent de bonne amitié, mais en
cherchant à me décourager.
Ils n'y réussirent pas. Après avoir pour mon compte embauché
d'autres compagnons, qui avancèrent encore un peu la besogne,
mais sans donner des résultats bien apparens, je fus encore laissé
LE GEANT YEOUS. 889
seul, sous prétexte que j'avais entrepris une folie, et que c'était
me rendre service que de m'abandonner.
Pour la première fois, j'eus un accès de découragement. Je ne
pus dormir la nuit, et je vis le géant plus entier, plus solide, plus
vivant que jamais, assis sur un bloc au milieu d'autres blocs que
j'avais réussi à isoler. Au clair de la lune un peu voilée, on eût dit
d'un berger gardant un troupeau d'éléphans blancs. J'allai à lui,
je parvins à grimper sur ses genoux, et, m'accrochant à sa barbe,
je me haussai jusqu'à son visage, que je souffletai de ma main de fer.
— Petit berger, me dit-il avec sa voix rugissante, allez chercher
un autre herbage. Celui-ci est à moi pour toujours, — et me mon-
trant les blocs épars, — vous m'avez donné ces brebis, je prétends
les nourrir à vos frais jusqu'à la fin des siècles.
— C'est ce que nous verrons, repris-je. Tu crois triompher parce
que tu me vois seul; eh bien ! tu sauras ce que peut faire un homme
seul !
Dès le lendemain, je m'attaquai aux blocs avec tant d'emporte-
ment que quinze jours après le géant, n'ayant plus une seule bre-
bis, essaya encore de s'en aller et fit un pas vers la digue où je le
voulais parquer.
Ma mère vint me voir un dimanche avec mes sœurs. J'avais dé-
blayé entièrement la place où mon père avait été brisé; l'herbe, as-
sainie par une rigole, y poussait au mieux, et de belles ancolies
bleues se miraient dans le filet d'eau. J'avais planté une croix de
bois à l'endroit même de l'accident, et j'y avais établi un banc de
pierre. Ma mère fut très touchée de ce soin, elle pria et pleura
à cette place, et, regardant ensuite notre petit domaine, dont un
bon quart était nettoyé et bien verdoyant, elle m'avoua qu'elle ne
s'attendait pas à me voir si avancé; mais quand, après s'être un
peu reposée, elle entra dans la partie la plus épaisse du dégât,
quand elle vit tout ce qui me restait à faire, elle en fat efi'rayée et
me supplia de me contenter de ce qui était fait. — Tu peux, dit-
elle, louer ce bout de pâturage à tes voisins d'en bas, à présent
qu'il a une petite valeur. Ce sera une mince ressource, mais cela
vaudra mieux qu'une folle dépense.
Je ne cédais pas; ma mère se fâcha un peu et me menaça de ne
plus m'avancer d'argent. Maguelonne, qui commençait à être une
grande fille, pleura à ma place. Elle prenait mon parti, elle m'ap-
prouvait. Elle eût voulu être un garçon et avoir la force de m'ai-
der. Rien ne lui semblait plus beau que les hauteurs; elle jurait de
ne se jamais marier dans une ville. Elle n'avait jamais oublié sa
montagne; c'est là quelle rêvait de retourner vivre dès qu'elle en
trouverait le moyen. La petite Myrtile ne disait rien, mais elle ou-
890 REVUE DES DEUX MONDES.
vrait ses yeux bleus et courait comme une gelinotte dans les ro-
chers, ivre d'une joie qu'elle sentait et montrait sans pouvoir l'ex-
pliquer.
J'avais préparé un petit goûter de fraises avec la meilleure crème
du père Bradât. Nous mangeâmes ensemble sur les ruines de notre
ancienne maison. INous étions tous attendris, tristes et joyeux en
même temps. Ma mère me quitta sans me rien promettre, mais en
m'embrassant beaucoup et sans pouvoir se décider à me blâmer.
Je travaillai donc seul jusqu'à la fin de la saison. Plus ma tâche
avançait, plus je m'assurais de la difficulté que je trouverais à trans-
porter cette montagne de débris. Je travaillais d'autant plus. Je ne
descendais plus aux cabanes qu'un instant le dimanche. Puisque
j'avais une espèce de logement, je m'y tenais, et je mettais à profit
les soirées pour lire, écrire et compter. J'avais fait, en fouillant les
décombres, une découverte précieuse; j'avais retrouvé intact un
vieux coffre qui contenait divers outils, quelques ustensiles de mé-
nage et les livres tout dépareillés de mon père. Je les lus et relus
avec un grand plaisir, ne me dépitant pas quand ils me laissaient
au milieu d'une aventure, que je continuais à ma fantaisie. Ils
étaient pleins d'exploits merveilleux qui me montaient la tête et
enflammaient mon courage. Je ne m'ennuyais point seul. J'appre-
nais à calculer par chiffres l'étendue et la durée de mon travail. Je
vis que j'en pourrais venir à bout par moi-même en plusieurs an-
nées, et, quoi qu'on pût dire, je m'y acharnai. Le géant était si
bien émietté qu'il n'essayait plus de rassembler ses os pour se
promener. Il me laissait dormir tranquille, sauf que de temps en
temps je l'entendais geindre avec la voix d'un bœuf qui s'ennuie
au pâturage. Je lui imposais silence en le menaçant d'employer la
poudre. Je savais que c'était ce qu'il détestait le plus. Alors il se
taisait, et je voyais bien qu'il était vaincu et se sentait absolument
en mon pouvoir.
L'hiver venu , je fis comme l'année précédente, et je gagnai da-
vantage. J'avais déjà dix-sept ans; j'avais grandi et pris des muscles
de première qualité. Malgré mon jeune âge, je fus payé comme un
homme fait. Un des messieurs qui conduisaient les travaux me re-
marqua, prétendit que j'étais plus intelligent, plus persévérant que
tous les autres, et me prit en rmitlé. Il me confia dès lors en toute
occasion l'ouvrage qui pouvait le mieux m'instruire, et il me fit
faire un bon petit profit en me donnant place dans son logement et
à sa table; cela fît qu'au printemps je n'avais presque rien dé-
pensé. Il s'en allait du pays et désirait m'emmener comme servi-
teur et compagnon, me promettant de me faii-e faire mon chemin
dans l'emploi; mais rien ne put me décider à abandonner ma ren-
LE GÉANT YÉOUS. 891
cluse. J'y retournai aussitôt que la neige me permit d'y poser les
pieds.
Y.
Tout était à peu près cassé. Je n'avais plus que le travail de la
brouette. Ce n'était pas le plus dur, mais ce fut le plus ennuyeux.
J'y passai toute cette saison-là, et la suivante, et celle d'après en-
core. Enfin, au bout de cinq années, je vis un beau soir tout le
corps dépecé du géant transporté sur le flanc déchiré de la mon-
tagne et formant une belle digue capable de retenir les glaces des
plus rudes hivers, avec tous les sables qu'elles entraînent, lesquels,
en rencontrant un point d'appui, tendaient à s'amonceler et à aug-
menter la puissance de la digue. Ma prairie, que j'avais drainée à
mesure avec des rigoles de pierre, portait toutes ses eaux vers la
couUsse du torrent et se passait d'engrais pour être magnifique. Il
n'y avait que trop de fleurs; c'était un vrai jardin. Les chèvres n'y
venaient plus, car j'avais replanté, dès la seconde année, tous les
hêtres que l'éboulement avait détruits, et mes jeunes sujets étaient
déjà forts et bien feuillus. Jour par jour aussi, j'avais arraché
les fougères et les autres herbes folles qui m'avaient envahi; je les
avais brûlées, et la cendre avait détruit la mousse. J'en étais à ma
dernière brouettée, peut-être la quatre millième, quand je m'ar-
rêtai et la laissai sur place, voulant donner à ma sœur Maguelonne
le plaisir de la soulever et de dire qu'elle avait mis la dernière main
à mon ouvrage.
Alors je me mis à genoux du côté du soleil pour remercier Dieu
du courage qu'il m.'avait donné et de la santé qu'il m'avait per-
mis d'avoir pour mener à bonne fin cette tâche, que l'on m'avait dit
devoir prendre toute la vie d'un homme. Et je n'avais que vingt et
un ans; j'entrais dans ma majorité, et la tâche était faite ! J'avais
devant moi tout mon âge d'homme pour jouir de ma propriété et
recueillir le fruit de mon labeur.
Le soleil se couchait dans une gloire de rayons d'or et de nuages
pourpres, c'était comme un grand œil divin qui me regardait et me
souriait. Les neiges du pic brillaient comme des diamans, la cas-
cade chantait comme un chœur de nymphes; un petit vent cour-
bait les fleurs, qui semblaient baiser ma terre avec tendresse. Du
monstre qui m'avait tant ennuyé, il n'était plus question; il était
pour jamais réduit au silence. Il n'avait plus forme de géant. Déjà
en partie couvert de verdure, de mousse et de clématites qui avaient
grimpé sur la partie où j'avais cessé de passer, il n'était plus laid;
bientôt on ne le verrait plus du tout.
892 REVUE DES DEUX MONDES.
Je me sentais si heureux que je voulus lui pardonner, et, me
tournant vers lui : — A présent, lui dis-je, tu dormiras tous tes
jours et toutes tes nuits sans que je te dérange. Le mauvais esprit
qui était en toi est vaincu, je lui défends de revenir. Je t'en ai dé-
livré en te forçant à devenir utile à quelque chose ; que la foudre
t'épargne et que la neige te soit légère !
Il me sembla entendre passer, le long de l'escarpement, comme
un grand soupir de résignation qui se perdit dans les hauteurs. Ce
fut la dernière fois que je l'entendis, et je ne l'ai jamais revu autre
qu'il n'est maintenant.
Dès le malin, je préparai la petite fête que je voulais donner;
j'allai inviter le père Bradât , qui avait toujours été un bon voisin,
un brave ami pour moi, à se rendre chez moi vers midi avec tous
ses gars et tous ses animaux, auxquels je voulais donner l'étrenne
de mon pré; puis je courus à Pierrefitte chercher ma mère et mes
sœurs.
— Me voici, leur dis-je, j'ai fini, et je n'ai rien dépensé de l'ar-
gent que vous me réserviez pour ma majorité. 11 me le faudra
maintenant pour acheter un troupeau et bâtir une vraie maison-
nette; mais j'entends que tout soit commun entre nous quatre jus-
qu'au jour où mes sœurs voudront s'établir; alors nous ferons de
toutes choses des parts égales. En attendant, venez; j'ai là une car-
riole et un cheval pour vous conduire jusqu'au pied de la mon-
tagne, avec quelques provisions pour le déjeuner. Je veux que vous
plantiez le bouquet sur la rencluse à Miquelon.
Quand elles entrèrent dans notre petit vallon , elles crurent rê-
ver; la cantine était dressée, et envoyait dans les airs son long filet
de fumée bleue. Le père Bradât, aidé de quelques femmes et filles
des environs que j'avais requises en passant, préparaient le repas,
les perdrix de montagne, que vous appelez lagopèdes et qui sont
toutes blanches l'hiver, les coqs de bruyère et les fromages de
crème. J'apportais le vin, le sucre, le café et le pain tendre. Le
troupeau de Bradât était épars sur mon herbage et l'attaquait à
belles dents comme pour prouver qu'il était bon. Les gars mettaient
la table et dressaient les sièges avec des billes de sapin et des plan-
ches à peine équarries ; mais tout cela, couvert de feuillages et de
fleurs, avait un air de fête. Le bouquet de rhododendrons et d'œillets
sauvages était pendu à une corde pour être hissé par ma mère à
une perche. Quant à moi, j'eus aussi la surprise d'une musique à
laquelle je n'avais point songé. Le père Bradât avait convié un de
ses amis, joueur de tympanon, à venir nous faire danser. Après le
déjeuner, nous eûmes le bal, mes sœurs s'en donnèrent à plein
cœur et à pleines jambes. Ma pauvre mère pleura de joie en hissant
LE GKANT YÉOUS. 893
]e bouquet, Maguelonne se couvrit de gloire en enlevant lestement
la dernière brouettée et en la jetant sur le tas. Tout le monde fut
gai, par conséquent amical et bon. Personne ne se grisa, bien que
je n'eusse point épargné le vin. Nos montagnards sont sobres et
polis, vous le savez.
Le soir venu, je reconduisis ma famille; ma mère me bénit et me
remit l'argent pour bâtir la maison que vous voyez et acheter le
bétail. Elle consentait à vivre l'été avec moi à la rencluse; mes
sœurs s'en faisaient une fête et une joie.
L'année 'suivante, au moment où nous étions prêts à nous in-
staller, nous eûmes une grande inquiétude. Ma mère fut malade, et
nous crûmes la perdre; mais dès qu'elle fut hors de danger, elle se
lit transporter dans notre montagne, où le bon air l'eut bientôt gué-
rie. Si vous ne la voyez point aujourd'hui avec nous, c'est que la
brave femme, qui ne se trouve pas assez occupée ici et qui veut
toujours gagner de l'argent pour nous, est à Cauterets, où elle blan-
chit et repasse les jupes et les affiquets des belles baigneuses, sans
parler des fines chemises des beaux messieurs. On la demande par-
tout parce qu'elle est bonne ouvrière et très aimable. Quant à nous,
vous voyez, nous sommes bien ici, et c'est toujours un regret quand
nous y finissons notre saison d'été, c'est toujours avec plaisir que
nous y refaisons notre installation aux premiers beaux jours. La
chasse est bonne, le gibier ne manque pas. Monseigneur l'ours,
quand il s'aventure de notre côté, est bien reçu au garde-manger.
Les loups nous ont un peu tourmentés au commencement; mais ils
ont eu leur compte et se le tiennent pour dit. Notre rencluse est
redevenue meilleure qu'elle n'avait jamais été. J'ai fait de bonnes
affaires avec mes vaches grasses, que je vais vendre en pays de
plaine chaque automne pour en racheter de maigres au printemps,
si bien que j'ai pu doubler mon terrain en achetant le morceau d'à
côté. Il était à l'abandon, je ne l'ai pas payé cher. A présent, il
vaut autant que l'autre, et l'an qui vient je doublerai mon trou-
peau, c'est-à-dire mon capital de roulement.
Voilà mon histoire, mon cher hôte, dit Miquelon en terminant.
Si elle vous a ennuyé, je vous en demande pardon. J'ai été un peu
intimidé, d'abord par la crainte de n'être pas pris au sérieux, et
ensuite par le sérieux avec lequel vous m'écoutiez.
— Mon cher Miquel, lui répondis-je, savez-vous à quoi je son-
geai3 en supputant dans mon esprit le nombre de vos coups de
masse et de vos brouettées de pierres? D'abord je regrettais qu'un
homme de votre valeur n'eût pas été appelé par la destinée à exer-
cer sa persévérante volonté sur un plus vaste champ d'action, — et
puis je me suis dit que, quel que fût le théâtre, nous étions tous
89Û REVUE DES DEUX MONDES.
des casseurs de pierres, plus ou moins forts et patiens. L'homme
capable de reconquérir son domaine comme vous l'avez fait n'est
pas ordinaire, et ce qui me frappe le plus en ceci, ce n'est pas seu-
lement cette obstination du paysan, qui est pourtant digne de res-
pect, c'est que vous avez été mû par un sentiment plus élevé que
l'intérêt, l'amour filial et la lutte pour la fécondité de la terre, en-
visagv^.e comme un devoir humain.
— Bien, merci! reprit Miquclon. Il y a eu de cela; pourtant il y
avait aussi quelque chose que vous devez blâmer, la croyance aux
mauvais esprits dans la nature.
— Oh! ceci, vous n'y croyez plus, je le vois bien.
— A la bonne heure! vous me comprenez. J'étais un enfant
nourri de rêveries et sujet aux hallucinations... Et puis je ne com-
prenais pas le fin mot des croyances. J'ai lu depuis, j'ai vu qu'il
n'y avait qu'un Dieu, et que Zeus ou Jupiter n'était qu'un de ses
prénoms. Celui qui a mis la foudre dans les nuées n'en veut pas
au rocher qu'il frappe, et le rocher qui s'écroule n'en veut pas au
pauvre homme qu'il broie. Aussi... vous verrez demain, sur le haut
de ma digue, où la terre s'est amoncelée et amendée, que j'ai planté
comme un petit bois sacré d'androsèmes et de daphnés sauvages
en signe de respect pour les lois de la nature, dont les anciens
dieux étaient les symboles.
Je passai une très bonne nuit sous le toit de Miquelon, et je n'at-
tendis pas le lever du soleil pour aller visiter la rencluse. Mique-
lon était déjà dans son étable; mais, devinant que j'avais plaisir à
être un peu seul, il eut la discrétion de me laisser errer à ma guise.
Je trouvai de beaux échantillons de plantes, des anémones à fleurs
de narcisse, des primevères visqueuses, des saxifrages de diverses
espèces, rares et charmantes; mais j'examinai surtout le géant, ce
monument qu'il eût fallu dédier à la divinité qui fait d'incontes-
tables miracles pour l'homme, la patience! J'y fis une récolte de
mousses très précieuses; j'y contemplai les savans travaux des
fourmis et la chasse habile et persévérante de la petite araignée.
J'aurais bien souhaité entendre un peu le râle du géant par curio-
sité; mais je n'entendis que la voix harmonieuse et fraîche d'une
charmante cascade qui tombait tout près de là, et dont l'eau, bien
dirigée par les soins de Miquelon, caressait la prairie en chantant
un allegro très gai.
Miquelon me fit faire encore un bon repas, et me remit dans mon
chemin par d'agréables sentiers. 11 ne voulut accepter pour remer-
cîment de son hospitalité que des graines de fleurs sauvages re-
cueillies par moi sur d'autres montagnes. Quand je lui appris qu'un
des plaisirs du botaniste était de semer en divers endroits les
LE GÉANT YÉOUS. 895
plantes belles et rares pour en conserver l'espèce, en vue des re-
cherches des autres botanistes, il me parut touché et frappé de
cette idée, et se promit de suivre désormais mon exemple dans ses
courses. Il avait, comme tous les montagnards en contact avec les
amateurs et les touristes, quelques notions d'histoire naturelle. Il
voulut me conduire à sa maison de Pierrefitte pour me donner des
échantillons de plantes et de minéraux, de belles cristallisations
enlevées sur le géant même, des renoncules glacialis et des ramon-
dies superbes cueillies près des glaciers. — N'est-ce pas, me di-
sait-il, que nos montagnes sont le paradis des botanistes? Vous y
avez à la fois les fleurs et les fruits de toutes les saisons. Au fond
des vallées, c'est l'été et l'automne; vous montez à mi-côte, vous
trouvez le printemps; plus haut encore, et vous reculez dans la flo-
raison que vous ne trouveriez ailleurs qu'aux premiers jours de
mars. Ainsi vous pouvez récolter dans la même journée les orchis
des premiers beaux jours et ceux de l'arrière-saison. C'est la même
chose pour tout, pour l'air et la lumière. Vous avez en un jour, à
mesure que vous montez, l'éclat du soleil sur les lacs, la brume
d'automne sur les hautes prairies, et la majesté des hivers sur les
cimes. Comment pourrait-on s'ennuyer de la vue des plus belles
choses ainsi rassemblées? Une pareille richesse vaut bien d'être
achetée par sept mois d'exil dans la plaine. C'est pourquoi nous
aimons tant notre montagne, et lui pardonnons de nous chasser
tous les ans. Nous comprenons qu'elle appartient à quelque chose
qui est plus que nous, et qu'il faut nous contenter des beaux sou-
rires qu'elle nous fait quand nous y rentrons.
Miquelon voulut encore m'héberger et me servir à Pierrefitte.
J'étais honteux d'être ainsi comblé par un homme pour qui j'avais
fait si peu. — Souvenez-vous, me dit-il quand nous nous séparâmes,
que vous avez dit jadis devant moi à mon père : a II ne faut pas que
cet enfant mendie plus longtemps; il a dans les yeux quelque chose
qui promet mieux que cela. » J'ai recueilli votre parole, et qui sait
si je ne vous dois pas d'avoir voulu être un homme?
George San».
Nohant, mars 1873.
IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D'ART
I.
SOUVENIRS DU NIVERNAIS,
I. — COSNE. — SANCERRE. — LA CHARITÉ.
Gosne possède une très ancienne église romane dont le porcke
sculpté mérite quelques instans d'attention. Ces sculptures ne sont
autres cependant que les signes du zodiaque, que l'on rencontre in-
variablement dans toutes les œuvres de l'architecture romane; mais
ici la disposition en a quelque chose de plus particulièrement chré-
tien qui attendrit de piété pendant quelques minutes la rêverie du
promeneur. Ils sont symétriquement rangés en demi- cercle sur la
courbe de l'arc roman, six d'un côté, six de l'autre, et viennent
aboutir à la figure de Jésus, placée au sommet, comme deux fleuves
qui se joignent à la mer au même point. Ce n'est autre chose,
comme on le voit, que la vieille et grande pensée qui a fait et fera
mélancoliquement rêver toutes les générations des hommes; les
joufs se fondent dans les mois, les mois dans les années, et l'une
après l'autre les années vont se perdre dans l'océan de l'éternité;
seulement ici l'éternité porte un nom et revêt une forme indivi-
duelle, le nom et la forme du rédempteur auquel les flots du temps
aboutissent, non comme à un élément fatal, mais comme à un
maître qui peut à son gré leur faire rebrousser chemin pour re-
commencer leur course ou les arrêter pour toujours.
C'est avec ce mince bagage d'impressions que j'allais quitter la
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D'aRT. 897
petite ville de Cosne lorsqu'en me promenant, au moment de par-
tir, à travers VJIôtel du Grand Cer/) où j'étais logé, mes yeux ren-
contrèrent à l'improviste, sculptées et peintes au-dessus de la che-
minée d'une petite salle, la triple tiare et les clés de saint Pierre.
Assez étonné de rencontrer le blason de la papauté dans cette salle
d'auberge, je m'informe auprès de mon hôtesse, qui m'apprend que,
lors de son voyage pour le sacre de Napoléon, Pie Vil a passé une
nuit dans cette chambre, et que le lendemain la cheminée lui ser-
vit d'autel pour célébrer la messe à son réveil, en souvenir de quoi
les armes de la papauté furent sculptées à cette place= « Vous possé-
dez certainement ce qu'il y a de plus intéressant à Cosne, fis-je ob-
server à mon hôtesse, et, comme ce souvenir ne se trouve mentionné
dans aucun guide pour les touristes, je vous engage à réclamer,
cela vous ferait une bonne annonce commerciale, et quantité de
voyageurs qui s'arrêtent à Cosne descendraient chez vous sur la
mention de ces armoiries. — Il n'est pas étonnant que le fait ne
soit pas connu, me dit-elle, car cette sculpture a été recouverte
pendant de très nombreuses années par une maçonnerie que le pré-
cédent propriétaire avait fait élever; c'est nous qui, ayant eu besoin
de remettre les lieux dans leur premier état, l'avons rendue au jour
dans ces derniers temps sur l'avis d'une vieille bonne qui avait passé
dans l'hôtel plus de soixante et dix ans. Vous ferez attention quand
vous arriverez à cet endroit, avait-elle dit aux maçons en leur dési-
gnant la place de la cheminée; il y avait là quelque chose, je ne sais
pas ce que c'était, mais c'était, bien joli. — Soixante et dix ans!
m'écriai-je , cette servante avait passé dans l'hôtel soixante et dix
ans! En ce cas, ce devait être une servante modèle. — Oh! oui,
me répondit l'hôtesse avec une expression sérieuse et une inflexion
de voix légèrement respectueuse; elle était entrée enfant au service
de ceux qui fondèrent la maison, et c'est nous-mêmes qui l'avons
enterrée il y a peu de temps. » Comme le triomphe des humbles
est écrit à toutes les pages des livres où est renfermée la religion
dont Pie VII fut le pontife, je puis avouer sans embarras que cette
simple femme, type d'une domesticité disparue, triompha com-
plètement dans mon esprit de tous les souvenirs de la papauté et
de l'empire, et me parut pendant quelques minutes intéressante à
l'égal de toutes les splendeurs de ce monde, seul succès de ce genre
qu'elle ait probablement obtenu.
_ Après la légende auguste, le fabliau gausseur. L'hôtelier, qui as-
siste à cette conversation, prend à son tour la parole et complète
les renseignemens précédens par une petite anecdote que nous
rapporterons malgré son irrévérence, parce qu'elle montre très au
vif la persistance de cet esprit gaulois que notre littérature a rendu
TOME civ. — 1873. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
si célèbre. «Ma femme ne vous raconte pas tout, me dit cet homme ;
la chronique de Cosne rapporte qu'à l'époque où le pape passa
dans notre ville il s'y trouvait une femme qui n'avait pas d'enfans
et se désolait de ne pas en avoir. Rien n'y faisait, ni neuvaines, ni
pèlerinages. Alors l'idée lui vint subitement que, si elle pouvait
dormir dans le même lit où le pape avait couché, sa stérilité cesse-
rait certainement. Elle guetta donc le moment où personne ne l'ob-
servait, se glissa dans la chambre que le pontife venait de quitter,
et se coucha audacieusement dans le lit, où on la trouva quelques
heures après, et d'où on eut beaucoup de peine à la déloger. Elle
se plaignit même par la suite de cette expulsion comme d'un abus
de la force, car, comme elle n'eut pas davantage d'enfant que par
le passé, elle prétendit que cette persistance de stérilité venait de
ce qu'elle n'avait pas dormi assez longtemps dans le lit du pontife,
et elle ne pardonna jamais à ses compatriotes de l'en avoir fait sor-
tir avant que l'influence miraculeuse eût eu le temps d'agir. » Eh
mon Dieu ! cette anecdote irrévérencieuse, mais assez inoffensive au
demeurant dans son irrévérence, ce n'est ni plus ni moins que la
matière première d'un conte des Cent nouvelles nouvelles, d'un de-
vis de Bonaventure Despériers, d'une gaudriole de Rabelais, ou d'un
récit de La Fontaine, et probablement elle nous charmerait, si elle
nous était racontée avec la vivacité de tour d'Antoine de Lasalle, la
verve comique du curé de Meudon, ou la naïveté sournoise du
grand fabuliste.
« Il n'y a pas que cette sculpture qui soit historique ici, cette
fenêtre que vous voyez l'est aussi, reprit l'hôtesse en me montrant
une des deux ouvertures qui perçaient le mur de la salle. En 18/i7,
il y eut une élection à faire dans la Nièvre. L'opposition, qui se
croyait sûre de la victoire, avait déjà préparé ses ovations; mais il
se trouva qu'elle avait vendu la peau de l'ours avant de l'avoir
tué, car ce fut le candidat conservateur, M. Delangle, qui l'em-
porta à la majorité d'une seule voix. Furieux d'avoir manqué leur
coup de si près, et plus furieux encore d'avoir apprêté à rire à
leurs ennemis en chantant victoire au m.oment où ils allaient être
battus, les opposans prirent prétexte de cette majorité d'une seule
voix pour insulter au triomphe de leur adversaire, et le poursui-
virent de huées et de clameurs. M. Delangle s'était réfugié dans
cette salle; mais un charivari formidable vint l'y chercher, et, comme
ledit charivari était accompagné d'une grêle de pierres, le nouvel
élu jugea prudent de s'esquiver par la fenêtre, afin d'éviter d'être
enseveli dans son triomphe. Je ne tenais pas encore l'hôtel à cette
époque, mais c'est M. Delangle lui-même qui m'a depuis lors raconté
le fait en me désignant la fenêtre par laquelle il s'était échappé. »
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 899
Là-dessus je prends congé de mes hôtes en les félicitant sur le ca-
ractère réellement historique de leur auberge, je les invite à prendre
des mesures pour faire connaître les diverses particularités qui la
recommandent à la curiosité des touristes, et je me mets en route
pour Sancerre. Si nous n'avions su d'avance que le Nivernais est
une province entièrement démocratisée, la couleur toute populaire
de ces anecdotes aurait suffi pour nous le faire soupçonner.
Sancerre, située sur la rive ouest de la Loire, appartient au Berry
tant par sa situation géographique que par son histoire ; mais,
comme cette ville est la souveraine véritable de la verte plaine
qui compose ce qu'on peut appeler le Nivernais gai par opposition
au Nivernais sombre des forêts et des montagnes, nous n'aurons
garde de ne pas traverser le fleuve. C'est le seul moyen d'ailleurs
d'embrasser dans toute son étendue le superbe paysage de la val-
lée de la Loire, qu'elle domine comme une reine du haut de sa col-
line ardue. Je n'ai pas fait de voyage de trois quarts d'heure plus
fécond en surprises charmantes. Tout au pied de la montagne,
le petit village de Saint-Satur étage ses maisons avec une sorte
d'humble timidité comme une vassale qui craindrait de relever trop
haut la tête devant sa suzeraine. On dirait une sorte d'écoulement
de la ville d'en haut, ou bien encore un des hameaux verdoyans de
ce vaste vestibule circulaire où dans le purgatoire de^ Dante les âmes
destinées au rachat stationnent avant de gravir la montagne de
purification. Ce n'est pas une simple comparaison métaphorique,
car au moyen âge les habitans de Sancerre, abusant des avantages
que leur donnait la situation escarpée de leur ville, avaient pris les
habitans de Saint-Satur pour souffre-douleurs, et avaient fait ma-
licieusement un véritable purgatoire de ce gentil village. De temps
à autre, les Sancerrois descendaient sur Saint-Satur, et livraient
combat à ses indigènes jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus à faire
l'un d'entre eux prisonnier. Ce captif une fols fait, ils le mettaient
en mue jusqu'à la fête de Pâques ; alors le prévôt de la ville, se
présentant devant ses administrés à l'instar de Ponce-PIlate devant
les juifs, leur demandait s'ils voulaient qu'on délivrât ce Barabbas,
sur quoi tous s'écriaient généreusement d'une voix unanime : qu'il
en soit ainsi. Le lendemain lundi de Pâques, nouvelle expédition,
encore plus folâtre que les précédentes. Les jeunes gens de San-
cerre descendaient sur Saint-Satur sous le commandement de leur
roi des jeux, et faisaient une guerre sans trêve ni quartier à tous les
chiens qu'ils rencontraient. Cette plaisanterie, qui était sans doute
une parodie symbolique où les Sancerrois représentaient les chré-
tiens et les chiens les infidèles, n'était pas, comme on peut croire,
du goût des habitans de Saint-Satur, qui vengeaient de leur mieux
900 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs chers animaux. Des rixes s'ensuivaient, et plus d'un Sancer-
rois s'en retournait le nez en sang ou la patte boiteuse se faire pan-
ser par le barbier de son quartier. Enfin un jour que cette brutale
imbécillité avait eu sans doute des conséquences plus désastreuses
que de coutume, le clergé s'en mêla, et, sur les représentations de
l'abbé de Saint-Satur, le comte de Sancerre en prononça l'abolition
dans les premières années du xiii^ siècle (1).
Peut-être la nature de la localité était-elle en partie coupable de
ces excès d'espièglerie, car nulle n'est mieux faite pour pousser aux
actes de turbulente bonne humeur. La campagne qui monte de
Saint-Satur à Sancerre se compose d'une suite de monticules ou,
pour mieux dire, d'ondulations dissimulées par les accidens de ter-
rain et comme cachées en tapinois les unes derrière les autres, qui se
découvrent et disparaissent successivement à mesure qu'on monte
la colline. Les images aimables se pressent en foule dans l'esprit à
la vue de ce spectacle mouvant d'une douceur non pareille. Tantôt
on dirait une bande de jolis bambins qui jouent à colin-maillard, et
tantôt un enfant sournois qui, s'avançant à pas silencieux derrière
une sœur aînée, l'entoure de ses petits bras avec un naïf éclat de rire;
mais le plus souvent c'est une image moins chaste qu'évoque à l'es-
prit cette campagne en quelque sorte palpitante, grâce à l'illusion
de ces exhaussemens et de ces aijaissemens successifs, et il semble
voir la déesse Nature elle-même, toute pareille à la Diane mulli-
mammia, symbole de sa fécondité, qui, saisie de volupté, étend ou
reploie ses membres avec une langueur élégante, ou soulève avec
un frémissement rhythmé par le plaisir tantôt l'une, tantôt l'autre
de ses mille mamelles.
Bien que cette campagne ondulée ne soit séparée de celle du Ni-
vernais que par l'étendue de la Loire, on s'aperçoit, rien qu'tà sa
mollesse et à sa douceur, que ce n'est déjà plus le même pays. Ici
se découvre pour la première fois dans toute sa séduction légère-
ment énervante la bonne, calme et quelque peu sensuelle nature du
Berry, qui, pareille à une femme dont les beautés principales se-
raient aux parties du corps que recouvre le vêtement, cache dans les
coins secrets et les plis ignorés de son domaine tant de charmans
détails et de délicieuses surprises. Pour retrouver la nature du Ni-
(1) Nous trouvons ces très curieux détails dans une Histoire de Sancerre écrite au
dernier siècle par l'abbé Poupard, qui fat pendant près de cinquante ans curé de cette
ville. Ce livre, à peu près inconnu liors du Berry, mérite d'être lu et consulté par tous
ceux qui s'occuperont de ces provinces du Nivernais et du Berry, ne fût-ce que pour
un esprit de tolérance qui sent son xvni^ siècle, et pour l'impartialité avec laquelle
l'auteur, en dépit de ses croyances et de son titre, a jugé et utilisé les documens pro-
tostans. L'abbé Poupard fut un des députés du clergé pour la province du Berry aux
états-généraux de 1789.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 901
vernais, il faut achever le voyage, et gravir jusqu'à la terrasse du
château ou mieux encore monter jusqu'au faîte de la fam.euse tour.
De l'un et l'autre de ces deux points, l'œil embrasse l'étendue entière
de la vallée de la Loire entre les collines du Berry et les montagnes
du Morvan. C'est un immense verger sans clôture, qu'on dirait
transformé en parc du côté du Berry, laissé à l'état de libre prairie
du côté du Nivernais, et dont les routes blanches bordées de peu-
pliers semblent les allées sablées et les villages épars les fermes
isolées. Aucun bruit ne monte de cette vaste plaine; c'est le silence
et le repos de la Loire, le moins loquace et le plus indolent des
fleuves. Cette Loire aux calmes eaux est vraiment le plus parfait
symbole d'indifférence que j'aie vu. Soit qu'elle traîne ses eaux pa-
resseuses sur son lit de sables alternativement altérés ou noyés,
soit qu'elle submerge ses rives, elle traverse la vallée comme étran-
gère au spectacle qu'elle baigne. Les îles qu'elle a créées de toutes
parts comme en dormant, elle les inonde avec une sorte de songeuse
apathie; elle fertilise sans amour, elle détruit sans colère, c'est une
mère qui met au jour et voue à la mort des enfans qu'elle ne con-
naît pas. Rien n'est mieux fait pour justifier la triste opinion des
philosophes qui veulent que notre monde ne soit qu'une coordina-
tion'^d'élémens aveugles qui trouvent leur équilibre par la force fa-
tale des choses. Ces rives qu'elle daigne à peine effleurer, et qu'en
certains endroits elle ne visite même pas une fois peut-être par an-
née, sont aussi charmantes que si elles étaient caressées avec ten-
dresse; pourtant il y règne une légère pointe de mélancolie comme
si elles se sentaient orphelines, ou éprouvaient de cette indiffé-
rence un petit sentiment de souffrance. Le paysage du Nivernais,
à la fois brillant et frêle, se distingue par un éclat de verdure
d'une vivacité singulière, gai à l'excès, et cependant marqué d'une
nuance de pâleur qui fait courir sur la riante vallée comme un
zéphyr de tristesse, pâleur peut-être due en partie à l'abondance
des peupliers, des saules et des autres arbres au feuillage tendre.
On dirait un de ces aimables adolescens qui portent en eux le germe
caché d'une maladie lointaine, ou mieux encore une de ces personnes
dont la beauté, toute à l'épiderme, consiste dans l'éclat du teint et
la finesse des tissus. C'est en effet à l'épiderme qu'est le charme
de ce paysage; ce qui en est beau, c'est la surface plutôt que la
structuie, et ce qui en séduit, c'est la couleur plutôt que la forme.
Sancerre est aujourd'hui une petite ville d'une couleur gris bru-
nâtre assez désagréable à l'œil, — quelque chose comme la cou-
leur qui résulterait d'un mélange de poussière et de brique pi-
lée, — dont les constructions d'architecture maussade, surannée
sans être ancienne, seraient peu faites pour parler à l'imagination,
902 REYUE DES DEDX MONDES.
si la situation pittoresque que nous venons de décrire ne compen-
sait amplement ce vulgaire aspect. Elle est du reste fort propre,
car, étant bâtie en grande partie sur des pentes très inclinées, les
pluies et les vents du ciel s'y acquittent évidemment des charges de
l'édilité avec une exactitude et un zèle qu'on ne pourrait réclamer
des conseils municipaux les mieux intentionnés. Cependant en dé-
pit de ses lourdes bâtisses et de sa morne couleur, Sancerre reste
essentiellement une ville du moyen âge par le dessin de ses rues.
Elles ont peu changé, j'imagine, depuis les jours où le pays était
gouverné par les comtes issus de cette grande maison de Cham-
pagne qui a poussé tant de branches princières et mêlé tant de
fois son sang à celui de la maison de France (1). Ce sont des ruelles
plutôt que des rues, étroites, escarpées, tortueuses, et auprès des-
quelles nos vieilles rues du Foin et de la Reine-Blanche étaient de
spacieuses allées. En parcourant quelques-unes d'entre elles, je
me suis rappelé cet exploit acrobatique du maréchal de Boucicault,
qui, lorsqu'il se trouvait dans une de ces impasses, montait jus-
qu'au faîte des maisons en appuyant ses genoux et ses coudes contre
(1) De tous les membres de cette famille de Sancerre, le plus illustre est Louis do
Sancerre, connétaole sous Charles VI, une des plus nobles pli_vsionomies militaires de
l'ancienne France, et la plus noble de son temps, si l'on en excepte son maître et son
ami Duguesclin, qu'il chérit et admira tant, une sorte de Mac-Mahon heureux du der-
nier âge de la féodalité pour la vaillance sans fracas et la simplicité héroïque. Elle est
même mieux que noble, elle est touchante à force de modestie et de délicate réserve,
vertus qui n'étaient pas précisément surabondantes à cette époque d'anarchie et de
désastreuse dislocation. La charge de connétable, vacante depuis la mort de Dugucs-
clin, lui fut offerte à l'avènement de Charles VI; mais il s'excusa de l'accepter en allé-
guant qu'il n'était pas digne do succéder à un si grand homme, et la charge fut don-
née à Olivier de Clisson. Vacante une seconde fois, elle lui fut encore offerte, et, la
refusant de nouveau, il la laissa passer à Philippe, comte d'Eu. Enfin, après la lamen-
table expédition de Kicopolis, qui laissait la France sans connétable pour la troisième
fois depuis vingt ans, il accepta ce titre, qui lui paraissait si lourd, le conserva cinq
ans, et mourut avec une tranquillité et une piété d'enfant et de bonne femme. En sou-
venir de ma visite à Sancerre, j'ai voulu revoir la tombe du connétable à Saint-Denis.
Il est représenté couché et revêtu de son armure militaire; la figure est peu belle, mais
la physionomie, d'une douceur singulière, ne dément pas l'âme que nous révèlent ses
actions. Hélas! l'effigie est pour le moment incomplète, car Louis de SanceiTe se
trouve être un des mutilés de notre dernière guerre; les deux mains ont été amputées
par les Prussiens. M'-rimée a remarqué dans ses tournées archéologiques que la figure
humaine poussait à la destruction; mais il paraîtrait, d'après les dégâts de Saint-De-
nis, que l'instinct de destruction est différent selon les races, et que chez les Prus-
siens ce sont Its mains et non la tête qui invitent à briser. Toutes les mutilations, en
petit nombre d'ailleurs, il faut le reconnaître, qu'ils ont fait subir aux tombes prin-
cières ont porté sur les mains. Qu'est-ce que cela veut dire? Serait-ce par hasard un
symbole? Cette invariable mutilation de l'organe qui est fait pour tenir l'épéo si-
gnifierait-il que l'amputation de la gloire militaire française était le but et le véritable
mobile de la dernière guerre?
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D'ART. 903
chacune des deux murailles; s'il revenait au monde, il pourrait
encore trouver à Sancerre un théâtre où renouveler son mémorable
tour de force. Ces pauvres ruelles tortueuses ont vu plus d'hé-
roïsme et de vertu morale que n'en ont vu et n'en verront proba-
blement jamais bien des voies spacieuses et élégantes, car il n'y a
pas de petite ville en France qui mérite mieux le respect dû à la
constance dans le courage, la vertu difficile entre toutes. Cette bi-
coque de Sancerre a trouvé le moyen de soutenir un siège égal
aux plus fameux, et un blocus auprès duquel la tenace défense
de Gênes par Masséna est presque un jeu d'enfant. Citadelle des
protestans pendant les guerres de religion, elle fut cernée au com-
mencement de 1573 par le futur maréchal de La Châtre en même
temps que La Rochelle et Harlem étaient assiégées, et pendant huit
mois elle eut l'honneur, qui, heureusement pour elle, ne s'est plus
renouvelé, de faire l'étonnement de l'Europe.
Rien n'est mieux fait pour enseigner ce que peut la volonté, je
ne dirai pas d'une minorité résolue, mais seulement de quelques
âmes. Au fond, cette résistance fut l'œuvre de deux hommes, du
commandant militaire de la garnison protestante, Jouanneau, et
du ministre Jean de Léry, et ces deux hommes à leur tour se ré-
duisent à un seul, car Jouanneau, personnage obstiné, mais vio-
lent et imprudent, manquait essentiellement des qualités qui pou-
vaient imposer une longue énergie à la population. Cette résistance
en effet fut moins encore, malgré le courage que montrèrent les
Sancerrois, l'œuvre de la vaillance que celle de l'impitoyable dis-
cipline calviniste de cette époque, discipline dont le ministre Jean
de Léry fut ici le représentant. Tant qu'il ne s'agit que de repous-
ser les assauts de La Châtre et de protéger la ville contre la canon-
nade, la population sancerroise lutta avec un sombre entrain qui
ne devait rien de sa farouche véhémence à la contrainte de l'auto-
rité; il n'en alla pas de même lorsque le siège eut été transformé
en blocus. Aussi peut-on dire que pendant les quatre premiers mois
le courage fut spontané, mais que pendant les quatre derniers
l'éneigie fut réellement imposée. On peut en juger par la série des
mesures suivantes. Lorsque la famine devint trop pressante, on prit
la résolution d'expulser de la ville tous ceux qui ne pouvaient par-
ticiper à la défense, c'est-à-dire les vieillards et les pauvres. Un
certain nombre de ces malheureux sortit donc de l'enceinte de San-
cerre; mais, La Châtre les ayant repoussés à son tour, leurs compa-
triotes refusèrent de les laisser rentrer, et ils furent libres de cher-
cher leur vie parmi les herbes des fossés ou de se coucher à terre
pour attendre l'heure où le bon vouloir de la nature débarrasserait
leurs âmes de leurs corps, — fait de dureté impitoyable dont ma
90h REVUE DES DEUX MONDES.
mémoire ne me rappelle pas d'autre exemple dans nos annales de-
puis le vieux siège du Château-Gaillard par Philippe-Auguste. Bien-
tôt vinrent les murmures et même les commencemens de sédition;
on les apaisa en publiant que quiconque ne voudrait pas ou ne pour-
rait pas supporter la famine n'avait qu'à sortir de la ville, — ce
qui était aller à une mort certaine pour la raison que nous avons
dite, — sinon qu'on jetterait des remparts dans les fossés ceux
qu'on entendrait se plaindre. Le peuple sentit qu'il fallait mourir
en silence, et les murmures s'arrêtèrent. Il y eut non-seulement
des commencemens de révolte, mais des commencemens d'anthro-
pophagie : de malheureux vignerons se résolurent à manger le ca-
davre de leur fille, morte elle-même de faim; les coupables furent
découverts, appréhendés, jugés publiquement, et brûlés à la vue
du peuple, à qui on fit ainsi comprendre qu'il ne suffisait pas de
mourir en silence, mais qu'il fallait encore mourir moral en dépit
de la nature. Enfin il vint un moment où l'on eut tout mangé jus-
qu'au dernier rat, jusqu'au dernier débris d'os ramassé dans la
boue, jusqu'au dernier brin des herbes même malfaisantes; alors le
ministre Jean de Léry, se rappelant que pendant un voyage d'A-
mérique en Europe, assailli par une longue tempête, il avait trompé
les douleurs de la faim en mâchant du cuir, révéla aux Sancerrois
qu'il leur restait, par la grâce de Dieu qui n'abandonne jamais ses
fidèles tant qu'ils ne s'abandonnent pas eux-mêmes, des amas de
provisions succulentes dont ils ne se doutaient pas. Voici donc,
d'après le journal même de Jean de Léry, le relevé des subsistances
des Sancerrois pendant les deux derniers mois du siège. « Les
peaux de bœuf, de vache, de veau, de chèvre, d'âne, de cheval,
vertes ou sèches, furent trempées, pelées, raclées, hachées, bouil-
lies, grillées, mises en fricassées, apprêtées de toutes façons et dé-
vorées comme des mets exquis. Les souliers, les vieilles savates, les
cuirs des cribles, les tabliers gras des cordonniers, les licols, les crou-
pières, les colliers, les bâts des chevaux et des ânes, les ceintures de
cuir des vignerons, les vieux livres et es vieilles chartes de parche-
min, le suif, les cornes de lanternes, tout fut dévoré; encore tout le
monde n'en avait pas. » Il vint cependant un jour où cet héroïsme
dut prendre fin; mais il ne fut pas inutile, car, grâce à lui, les San-
cerrois furent reçus à soumission dans les conditions mêmes que le
roi venait tout récemment d'accorder aux Rochellois, conditions
qu'ils n'auraient jamais obtenues, si leur résistance prolongée à
outrance ne leur avait pas donné le temps d'attendre que La Ro-
chelle eût fait sa capitulation. De ce siège admirable, il ne reste
plus à Sancerre d'autre témoin qu'une tour du château depuis long-
temps détruit , la tour même d'où l'on embrasse dans toute son
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 005
étendue ce paysage de la vallée de la Loire que nous avons décrit
dans les pages précédentes. Cette tour est enclavée aujourd'hui
dans un parc touffu qui fait partie de la succession du duc d'Uzès;
celui de ses héritiers qui la recevra dans son lot pourra se vanter de
posséder un des plus beaux paysages qu'il y ait en France. Quel-
ques autres débris du château, des chicots de muraille, des tron-
çons de maçonnerie, sont çà et là épars aux environs de la tour,
et composent, entourés de lierre et d'herbes grimpantes, une déco-
ration à moitié naturelle, à moitié historique, d'une agréable ori-
ginalité. Parmi ces débris se trouve un petit enfoncement en forme
de cellier surmonté de vertes guirlandes, qu'on peut recommander
aux futurs propriétaires pour le cas oii il leur prendrait fantaisie
de donner dans leur parc des représentations de tableaux vivans,
car c'est le plus parfait décor qu'on puisse rêver pour figurer la
scène d'Énée et de Didon pendant l'orage. Ainsi les choses les plus
sombres du passé deviennent un jeu pour l'avenir et une fête pour
l'imagination des générations nouvelles.
Je ne crois pas que le respect et le souci du passé soient au
nombre des qualités qui distinguent les habitans de la Nièvre en
général, car en nul lieu je n'ai moins senti palpiter cet élément
historique qui, dès qu'il existe quelque part, se révèle au prome-
neur avec une subtilité et une autorité si remarquables; mais
peut-être les habitans de La Charité l'emportent-ils en négligence
sur tous les autres groupes de leurs concitoyens. Ils possèdent
une église qui est d'une importance historique considérable pour
tout le monde, mais qui est pour eux d'un intérêt tout à fait di-
rect, car sans elle leur jolie petite ville, comme dit railleusement
Stendhal, ne fût jamais venue au monde. L'existence de La Charité
est en effet de même date que cette église, qui fut construite dans
la dernière partie du xr^ siècle, et qui, dans la première partie du
xii% servit de centre aux populations éparses dans les environs.
Ce n'est pas seulement son existence, c'est aussi son nom que la
ville doit à son église , car c'est en reconnaissance des abondantes
aumônes que les moines y distribuaient, et que les indigènes, qui à
cette époque devaient être bien misérables et bien barbares, ve-
naient y chercher des points les plus éloignés du comté qu'elle
fut appelée La Charité. Un souvenir intéressant se rattache encore
à l'origine de cette église, celui d'un de ces voyages de la papauté
si nombreux depuis Charlemagne, qui, se succédant de règne en
règne, habituèrent peu à peu les souverains pontifes à considérer
les rois de France comme leurs champions naturels et les rois de
France à se considérer comme les tuteurs des papes. Suger, abbé
de Saint-Denis et futur régent du royaume, nous apprend, dans sa
906 REVUE DES DEUX MONDES.
Vie de Louis le Gros, qu'en 1107 le pape Paschal II, obsédé par
les exigences de l'empereur Henri V, qui faisait revivre les préten-
tions de son malheureux père relativement aux droits d'investiture
par l'anneau et la crosse, prit le parti de s'échapper de Rome et de
venir en France conférer avec le roi et les évêques sur les moyens
de se soustraire à cette tyrannie. Il fit séjour à Cluny, alors dans
toute sa splendeur, et, comme en ce moment l'église abbatiale
de La Charité, qui devint une des innombrables filles du célèbre
monastère, venait d'être achevée, il fut invité à en faire la dédi-
cace. De nos jours enfin, elle a eu le privilège d'exciter l'inté-
rêt d'un grand nombre d'artistes et de critiques célèbres; Victor
Hugo, pendant sa phase gothique, en a parlé avec admiration,
Stendhal et Mérimée en ont signalé l'importance. Eh bien ! ni ces
souvenirs augustes, ni ces recommandations des lettrés n'ont eu
le privilège de protéger l'église de Sainte-Croix contre la négli-
gence et l'abandon. Horriblement mutilée, elle n'a jamais été qu'in-
complètement réparée, et, quand d'aventure elle l'a été, ce n'a
jamais été que d'une manière barbare. Le dallage, usé et inégal,
présente le spectacle d'une place qui attend depuis trop longtemps
les services des paveurs, et pour toute toilette intérieure on s'est
contenté de revêtir les piliers et les murailles d'un vilain badi-
geon blanc qui lui prête l'aspect des salles de caserne ou des
écoles publiques. Entièrement nue et dépouillée, elle n'a conservé
de toutes les œuvres d'art qui l'embellissaient qu'un des morceaux
de sculpture qui formait le tympan d'une de s.-^s tours, et encore ce
morceau n'a-t-il échappé à la destruction que pour avoir été re-
marqué par Mérimée et sur ses sollicitations pressantes. Sous la
restauration, on coiffa d'une sorte de chapeau chinois recouvert
d'ardoise l'admirable tour qui subsiste encore ; mais les pluies et
lèvent ont eu facilement raison de ce frêle couvre-chef, qui, pres-
que mis à nu aujourd'hui et très probablement rongé dans sa char-
pente, ne pourra manquer, un jour d'aquilon, d'enrichir de quel-
ques hôtes prématurés le cimetière de La Charité.
Certes voilà une coupable incurie; eh bien ! qui le croirait? cette
négligence a été mieux récompensée que ne l'aurait été le plus
soigneux intérêt. Grâce à cette indifférence, La Charité possède un
des plus vastes et des plus admirables paysages de ruines qui se
puissent voir; c'est à peine si Rome a quelque chose de plus beau.
Le contraste de splendeur et de misère, de hautaine grandeur et de
basse familiarité que présente de tant de côtés la ville éternelle
revit au complet dans le quartier de La Charité qui va du porche
de l'église Sainte-Croix aux restes du château. Les boutiques de
verdurières et les ateliers de forgerons percés dans les murailles
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 907
du théâtre de Marcellus, la basse-cour de petite ferme qui sert
d'entrée à Saint-Sixte et aux autres églises qui vont à la voie Appia,
la plantation de haricots et de petits pois qui coiffe le sépulcre des
Scipions, la porte en planches mal clouées qui ouvre accès à la
tombe de Gécilia Metella, ont leurs analogues sur les bords de la
Loire dans ces bicoques plébéiennes qui se sont installées hardi-
ment entre les parties subsistantes encore de l'abbaye, dans ces
ruines transformées en boutiques ou en ateliers, dans cette superbe
tour délabrée qu'assiège de toutes parts la vie vulgaire, dans ce
porche encore debout qui mène à la Loire, et qu'accompagnent quel-
ques marches inégales de pierre, dans ces fenêtres ogivales où pen-
dent des nippes de ménagère, dans les deux tours féodales qui domi-
nent tout en haut ce spectacle, et en augmentent encore l'impression
en la ravivant par un second sentiment de ruine. La grande diffé-
rence qu'il y ait entre ce paysage et ceux de Rome est dans le fau-
bourg populaire qui monte de ces ruines au pied des tours du châ-
teau. Avec ses petites maisons bien tenues et ses ménagères qui
dans les beaux jours en gardent les portes à l'extérieur en filant et
en babillant entre elles d'un côté de la rue à l'autre, ce faubourg
ressemble à un gentil village que traverse une grande route, et
présente la vie populaire sous son plus aimable aspect. Cependant,
en dépit de sa beauté, ce paysage, s'il remplit l'œil, ne s'enfonce
pas bien profondément dans l'âme. C'est peut-être qu'il manque
ici la mfijesté morose de la nature romaine; c'est aussi, et bien
plus certainement, parce que les souvenirs qu'il réveille sont plu-
tôt respectables que grands, et qu'aucun ne se détache distincte-
ment de l'ombre anonyme où dorment oubliés à jamais les services
obscurément rendus et les travaux modestement accomplis par de
nombreuses générations qui, recevant d'ailleurs leurs inspirations,
ont obéi plutôt que commandé, et exécuté plutôt que conçu (1).
(1) Nous ne nous arrêterons pas à cette église de Sainte-Croix, dont les lecteurs
curieux trouveront une description détaillée et exacte dans les notes archéologiques
de Mérimée. Nous en dirons autant du fragment de sculpture sauvé par les soins de
l'illustre romancier, qui en a indiqué avec un goût parfait les principaux caractères
et les contrastes passablement surprenans. Ce bas-relief est divisé en deux parties
superposées l'une au-dessus de l'autre. La partie inférieure représente l'adoration des
rois mages et une autre scène dont il m'a été impossible de me bien rendre compte et
qui se rapporte à la naissance du Christ. L'exécution est d'une finesse étonnante pour
tout ce qui concerne les draperies et d'une gaucherie extrême pour tout ce qui concerne
les personnages. C'est à la fois de l'art le plus avancé et le plus barbare. Mérimée a fort
bien signalé ce caractère ; mais ce qu'il n"a pas dit, c'est que cette gaucherie n'exclut
pas la profondeur morale, le mouvement par lequel les mages se précipitent vers Jésus
à la file l'un de l'autre est plein de tendresse et de respectueuse allégresse. Le bas-relief
supérieur est le plus beau : il représente Jésus au sein de sa gloire encadré dans l'o-
méga mystique, symbole de son éternité. A ses côtés sont deux apôtres ou plus proba-
908 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout en haut du petit faubourg, nous avons trouvé ouverte la
porte d'un jardin qu'à ses belles allées et à ses terrasses étagées en
face de la Loire nous avons pris d'abord pour une promenade pu-
blique. Ce n'était pourtant que le jardin d'un simple particulier,
dans lequel est enclavée la plus importante des deux tours encore
subsistantes du château féodal. Tout ce qui reste de ce château se
trouve aujourd'hui réparti entre différens propriétaires : M. Auguste
Adam possède la grosse tour, M. Prudot possède la petite, un troi-
sième bourgeois dont le nom m'échappe n'a pas de tour, mais en
revanche il a pour lot un imposant morceau de maçonnerie qui n'est
point à dédaigner. Sic transeunt guhernationes mundi.
II. — NEVERS. — LE PALAIS DUCAL ET L'HISTOIRE
DU CHEVALIEn DU CYGNE.
Nous ne devons pas nous attendre à rencontrer en Nivernais
l'abondance de monumens et de souvenirs à laquelle la Bourgogne
nous a habitués. A aucun moment de notre existence nationale,
le Nivernais n'a joué de rôle décisif; rien de général ni en bien
ni en mal ne se relie à sa vie, presque tout entière locale. Les
circonstances historiques, qui n'ont jamais été pour cette province
ni positivement favorables ni positivement défavorables , lui ont
fait une sorte de destinée moyenne qui, en la protégeant contre
les maux dont les provinces limitrophes étaient accablées, lui en
ont en même temps interdit les grandeurs. La nature et l'histoire
ont un peu agi de concert pour le Nivernais, comme ces parens
qui, sans être cruels pour tel de leurs enfans, n'ont jamais jeté
sur lui que des regards de sécheresse et déposé sur son front que
des baisers sans amour. L'enfant ainsi élevé n'en grandit pas moins;
il en devient même quelquefois d'autant plus industrieux, plus la-
borieux, plus énergique, et c'est là le cas du Nivernais; mais il y a
cent à parier contre un qu'il lui manquera toujours cette force
d'expansion dont le germe premier est dans la vivifiante chaleur
blement deux prophètes, Moïse et Élie. Aux deux coins du bas-relief sont placés trois
autres personnages, deux d'un côté, un seul de l'autre, — probablement saint Pierre,
saint Jean et la Vierge. Deux de ces personnages tiennent à la main une draperie dont
la présence est faite pour émouvoir, sans que nous puissions dire cependant si elle
est là pour rappeler les larmes que les personnages ont versées à la passion ou les linges
dont ils enveloppèrent pieusement son corps. Quoi qu'il en soit, il y a quelque chose
de touchant dans ce souvenir des douleurs de la terre persistant au sein de l'éter-
nité glorieuse. Détail curieux à noter pour l'influence bj'zantine qu'il révèle, les yeux
des personnages sont formés de boules en verre de couleur. Quant à la partie pu-
rement décorative de ces sculptures , aux oraemeus qui les entourent, ils sont d'une
habileté achevée, et il y a là notamment sur les chapiteaux de deux colonnes deux
petites figures de cavaliers qui rappellent sans désavantage les souvenirs de l'art grec.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 909
de la sympathie paternelle. La destinée du Nivernais, si elle n'a
pas été maliieureuse, a été au moins bien contrariée, et son his-
toire, pour peu qu'on la parcoure, donne l'impression pénible que
donnerait le spectacle d'un satellite qui serait empêché de se rat-
tacher à son véritable centre d'attraction, ou plutôt qui se trouve-
rait sollicité entre plusieurs centres dont aucun ne serait suffisam-
ment prépondérant. Partagé, comme il l'est nettement, en deux
régions bien distinctes, une région montagneuse et une riante val-
lée, où est son centre d'attraction? Par le Morvan, il se relie à la
Bourgogne; par la vallée de la Loire, il touche au Berry, et par le
Berry il se rattache aux provinces de l'ancienne Aquitaine; mais on
ne voit pas que son génie propre ait quoi que ce soit en commun
avec les génies de l'une et de l'autre région. La race physique
même est complètement diff"érente; ces corps maigres et agiles,
ces formes fluettes et sèches, ces visages minces et ronds aux tout
petits traits, peu faits pour atteindre à la grande beauté, mais
en revanche souvent remarquablement jolis et atteignant à une
mignonnesse charmante, ne sont pas sans causer quelque surprise
quand on songe au voisinage des formes plantureuses de la Bour-
gogne et à la molle beauté des provinces de l'autre côté de la
Loire. C'est le genre de vivacité et de sécheresse de la pierre à fu-
sil, de l'étincelle qui en jaillit et de l'amadou qu'elle allume; on di-
rait une population faite à souhait pour l'action rapide, les coups de
main agiles, les besognes enlevées d'assaut, plus adroite et alerte
que robuste cependant. S'il faut s'en rapporter aux hommes re-
marquables que cette province a produits, l'âme, en parfait rapport
avec cette enveloppe, serait tranchante, subtile, volontiers batail-
leuse, facilement violente, capable de logique pratique et assez peu
portée aux choses idéales , car ces hommes remarquables sont in-
variablement de deux sortes, ou bien des révolutionnaires comme
Théodore de Bèze, Anaxagoras Chaumette et Saint-Just, ou bien
des procureurs et des légistes comme le vieux Guy Coquille et les
modernes Dupin.
Cependant de ces centres d'attraction qui s'offrent au Nivernais,
la Bourgogne est celui qui lui aurait été le plus naturel; il lui est
même si naturel par la position géographique, que dès les premiers
temps de notre histoire le Nivernais était considéré comme une
annexe de cette première province. J'ouvre la chronique des An-
nales de Saint-Bertin, et j'y vois sous la date de 865 Charles le
Chauve accorder à un de ses seigneurs le comté d'Auxerre et le
comté de Nevers, dont il dépossède le bénéficiaire en fonctions; cette
situation dura sous diverses formes pendant toute la première mai-
son féodale et jusqu'au commencement du xiii* siècle. N'est-ce pas
910 REVUE DES DEUX MONDES.
ici d'ailleurs que se termine bien décidément la France de l'est, et
dès lors le Nivernais ne doit-il pas suivre nécessairement les desti-
nées de la région dont il fait partie? Ce n'est toutefois que par in-
termittences que le Nivernais a été rattaché à la Bourgogne.
Un autre fait bien singulier et qui doit avoir influé nécessaire-
ment sur son histoire, c'est que de toutes nos provinces le Nivernais
est peut-être celle où les intérêts féodaux ont fait le plus rapide-
ment se succéder les maisons souveraines; elles sont en nombre in-
fini. Après la première maison féodale, — celle que nous avons vue
en lutte pendant trois générations avec les abbés de Yézelay, — se
présente la maison quasi royale de Courtenay, rapidement inter-
rompue par le mariage d'Hervé, baron de Donzy, puis un instant la
maison du Forez, puis les comtes flamands de la maison de Dam-
pierre, puis les ducs de Bourgogne de la maison de Valo's, puis la
maison allemande de Clèves mêlée aux maisons d'Albret et de Bour-
bon, puis les Gonzague de Mantoue, qui livrent enfm à prix d'ar-
gent leur duché à Mazarin pour qu'il en constitue l'apanage des
Mancini, ses neveux. La liste est longue, vous le voyez, je ne suis
cependant pas très sûr de ne pas avoir oublié quelque rameau
minuscule. Chose très importante à remarquer, à l'exception de
la première maison féodale, celles de ces familles qui ont régné
le plus longtemps sont d'origine étrangère; les Dampierre sont fla-
mands, les Clèves sont allemands, les Gonzague et les Mancini sont
italiens. Pour les princes, ces dominateurs diflerens étaient mieux
que des compatriotes, c'étaient des beaux-frères, des neveux, des
petits-fils, à tout le moins des pairs; pour le peuple, ils n'étaient
que des étrangers intronisés par le hasard d'une succession ou d'un
mariage. Quelle influence ce fait a-t-il exercée sur le peuple du
Nivernais? Il est difiicile de la constater, mais il est de toute évi-
dence qu'il doit en avoir exercé une. Pour nous, ce qui paraît
à peu près certain, c'est que le peuple du Nivernais n'a jamais
obéi avec entrain qu'à la première maison féodale, la seule qui pût
passer pour vraiment indigène; il nous semble apercevoir à cette
époque un accord d'action entre le peuple et les princes que nous
ne retrouvons plus du tout aux périodes suivantes. Qui sait si ce
n'est pas de cette circonstance que sont nés cet esprit exclusive-
ment démocratique et ce complet oubli du passé qui distinguent
plus particulièrement peut-être que toute autre la population du
Nivernais ?
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'on rencontre en Nivernais
si peu de traces de ses anciens maîtres. De toutes ces maisons sou-
veraines, une seule, celle de Clèves- Gonzague, a laissé un souve-
nir, le palais ducal de Nevers; il est vrai que celui-là est admi-
J
IMPRESSIONS DE YOYAGE ET d'arT. 911
rable et compense hautement par la qualité la quantité, qui manque.
C'est un superbe édifice, d'une élégance sombre, où s'unissent dans
une sévère harmonie ce que le moyen âge eut de plus morose et la
renaissance de plus sérieux. Cela est riche, altier, sans familiarité
d'aucune sorte, et tout semblable pour l'impression qui en résulte
à ces portraits de seigneurs italiens et espagnols du xvi* siècle, si
magnifiques sous leurs costumes de velours noir rehaussé de satin
pourpre, mais qui cherchent moins à plaire à l'œil qu'à lui inspirer
une sorte de respectueuse timidité. Deux énormes tours rondes
flanquent les deux côtés de l'édifice, mais c'est à peine si on en
remarque l'aspect massif, tant il est bien corrigé par les deux
tourelles hexagonales qui en sont rapprochées et par la longueur
de la façade. Au centre se renfle une tourelle octogonale percée
d'innombrables ouvertures disposées en spirales qui suivent les
courbes du grand escalier intérieur; c'est une sorte d'épisode ar-
chitectural d'un merveilleux et presque féerique effet. Deux tou-
relles rondes engagées dans le mur, placées à égale distance de
cette tourelle octogonale, partant seulement du premier étage et
s' arrêtant au bord du faîte, complètent ce palais, d'une correction
fantasque et d'une fantaisie correcte, où, comme chez les hommes
d'existence princière, la force est partout enveloppée par la grâce.
Au-dessous des lucarnes, entre les fenêtres, tout le long des spirales
de la tourelle du centre, se déroulent des armoiries sculptées, des
figures d'ornement, des bas-reliefs charmans. Nulle part, sauf à
Heidelberg, ma mémoire ne s'est rappelé avec plus de vivacité
l'histoire de ce baiser que le vieux docteur Faust sollicita de la
belle Hélène, évoquée par la formule de son amoureux désir. Ici
comme à Heidelberg, le baiser que demandait l'enchanteur pour
devenir immortel a été déposé par la jeune renaissance sur le front
du vieux moyen âge; seulement à Heidelberg il a été donné avec
une chaude tendresse, tandis qu'ici il a été donné avec une com-
plaisance sévère, comme par respectueux égard, et d'une lèvre
filiale sans émotion, un peu à la façon dont l'Aurore devait baiser
son vieux Tithon.
II est presque inutile de dire que les sculptures de la façade
avaient été horriblement mutilées; elles ont été restaurées, il n'y a
pas plus d'une vingtaine d'années, par M. Jouffroy, sur les indica-
tions existantes, tâche difficile dont il s'est acquitté avec autant de
goût que de fidélité, s'il nous est permis d'en juger d'après ceux
des fragmens, — par exemple les cariatides à la façon de Jean Gou-
jon, — qui font maintenant partie du musée lapidaire de Nevers. Ces
sculptures, comme nous l'avons dit, sont de trois sortes : figures
d'ornement, armoiries, bas-reliefs. La partie des figures d'orne-
912 REVUE DES DEUX MONDES.
ment, remarquable par sa sobriété, tranche par ce caractère avec
la prodigalité fantasque du moyen âge expirant, non moins qu'avec
le luxe habituel des décorations de la renaissance. Le sommet et
la base de la tourelle sont occupés par les armoiries seigneuriales
qui se présentent encore mêlées aux figures d'ornement; voici les
bâtons noueux réunis en forme d'O de Jean de Clamecy, le fonda-
teur du château, le cygne à chaîne d'or de la maison de Glèves, le
mont Olympe des Gonzague. Les devises qui accompagnent ks
sculptures, et qui appartiennent toutes aux Gonzague, portent bien
la marque de la renaissance et ont bien la saveur de leur Italie.
Nec retrogradior, nec devio, dit l'une d'elles, je ne rétrograde ni ne
dévie, expression parfaite de la fortune de cette famille , qui, sans
jamais rien faire d'éclatant ni courir aucune généreuse aventure,
sut s'élever, par la seule force et la seule suite du temps, au rang
des familles princières. Une autre est formée par le nom de l'O-
lympe, écrit en caractères grecs, Olumpos, et par le mot fides; une
troisième enfin, qu'on peut dire mantouane de pied en cap, et par
son auteur et par son sujet, est un vers entier de Virgile, igncus
est ollis vigor et celcstis origo , ils ont une force de flamme et une
origine céleste. Si les armoiries et les devises appartiennent en
grande partie aux Gonzague, les bas-reliefs appartiennent exclu-
sivement aux Glèves. A l'exception de trois, qui sont consacrés à
la chasse de saint Hubert, ils ne racontent tous qu'une même his-
toire, celle de ce mystérieux chevalier du cygne auquel la mai-
son de Glèves se plaisait à rattacher son origine princière, à peu
près comme les grandes familles grecques et romaines aimaient à
se dire descendues d'Hercule et de Vénus, ou, à défaut d'un dieu
olympien, de quelque naïade amoureuse ou de quelque faune sé-
ducteur.
Un jour que des chevaliers étaient rassemblés pour célébrer un
tournoi sur les bords du Rhin, près de Cologne, la ville légendaire
par excellence, on vit tout à coup s'avancer au loin sur le fleuve
une splendeur éblouissante comparable à celle d'un métal neuf
frappé par le soleil, précédée d'une blancheur mate pareille à une
écume mouvante. La vision prit bientôt forme; mais, au rebours de
cesïobjets qui perdent leur prestige à mesure qu'on s'en approche,
plus elle devint distincte, plus elle parut merveilleuse. Gette splen-
deurjmiroitante, c'était un jeune chevalier de la mine la plus sédui-
sante, revêtu d'armes flambant neuves, et cette blancheur mou-
vante, c'était un robuste et gracieux cygne qui traînait sa barque.
Le chevalier sauta sur le rivage d'un pied leste, et aussitôt barque
et cygne disparurent. Interrogé sur ses noms et qualités, il dé-
clara qu'il se nommait Hélias, qu'il était chevalier grec, et qu'il
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 915
venait pour prendre part au tournoi. Il fit mainte prouesse, comme
on pouvait l'attendre d'un homme si merveilleusement amené,
et, ses exploits ayant enflammé le cœur d'une jeune princesse qui
assistait aux joutes, il la demanda en mariage, l'obtint et en eut
plusieurs enfans; mais, de même que ce qui vient au son de la
flûte s'en retourne au son du tambour, le chevalier disparut exac-
tement comme il était arrivé, car après plusieurs années d'un heu-
reux ménage, la barque et le cygne s'étant inopinément présen-
tés, le chevalier partit sur-le-champ, et jamais depuis lors oa
n'apprit de ses nouvelles. Telle est la poétique histoire que ra-
content ces sculptures avec une naïveté savante, où le radieux ba-
dinage de la renaissance enveloppe, sans trop l'étoufier, l'aimable
crédulité des âges gothiques.
Il y a tel de ces bas-reliefs qui ressemble à une page d'un hardi
poème italien de la fin du xv"" siècle, et tel autre qui fait penser
à un épisode de quelque innocente légende. Voici par exemple
le chevalier seul dans une forêt; il tient une lance à la main et
en touche un écu suspendu à une branche d'arbre. Ce sont sans
doute les armes qu'un hasard ami lui a fait rencontrer. Plus loin,
il s'avance près d'un château dont les portes s'ouvrent d'elles-
mêmes à son approche. Ne dirait-on pas deux aventures de Spen-
ser ou d'Arioste? Ailleurs le chevalier demande en mariage la prin-
cesse; la jeune fille, assise à terre parmi l'herbe et les fleurs, le
regarde amoureusement tout en entourant de son bras une biche
apprivoisée; lui, debout devant le père de la princesse, tient par
la bride son destrier de combat. Maintenant c'est une légende d'a-
mour germanique racontée avec la candeur d'un minnesingerj et
où se laisse apercevoir ce sentiment de la nature qui n'abandonne
jamais le moyen âge allemand. Ailleurs encore, voici les époux rece-
vant la bénédiction nuptiale, et cette fois le bas-relief ressemble, à
s'y méprendre, à l'heureuse conclusion d'un conte de Perrault. Tout
en haut de l'édifice, dans l'intervalle qui sépare les dernières fe-
nêtres de la corniche du faîte, Hélias est représenté quatre fois avec
sa barque et son cygne; dans les deux premiers bas-reliefs, il ar-
rive et débarque; dans les deux autres, il s'embarque et s'en re-
tourne. Trois de ces tableaux sculptés sont consacrés, avons-nous
dit, à la chasse de saint Hubert, mais ils sont si bien en harmonie
avec le reste de l'œuvre qu'on ne s'aperçoit pas tout d'abord qu'ils
sont étrangers à l'histoire principale, et que, loin de détruire l'unité
de cette illustration sur pierre, ils en complètent au contraire le
caractère féodal.
Voilà une toute gracieuse histoire, n'est-il pas vrai? et cependant,
à mesure que j'en examinais et que j'en rapprochais les divers épi-
TOME civ. — 1873. 58
91 A REVUE DES DEUX MONDES.
sodés, je sentais tout son charme se dissoudre sous les conjectures
qu'elle me suggérait. Toute face a son revers, dit le proverbe, et
de même que la plus belle femme contient caché en elle un hi-
deux squelette, cette poésie me semble recouvrir une fort laide
réalité. J'en suis fâché pour l'illustre maison de Clèves, mais ce
chevalier Hélias, auquel ils aimaient à rapporter leur origine, laisse
facilement apercevoir un jeune aventurier de la plus équivoque es-
pèce. De quelle nature est cette protection mystérieuse qui semble
l'envelopper, qui lui fait découvrir comme par hasard des armes
brillantes dans la solitude des forêts, et ouvre devant lui d'une main
invisible les portes des châteaux-forts? Est-elle diabolique ou pro-
videntielle? La protection est certaine, mais le protecteur reste obs-
tinément invisible. A quelle nature d'être se rapporte-t-il? est-ce
un simple mortel ou un esprit élémentaire, secourable gnome ou
ondine amoureuse? Si le chevalier demandait à le voir, s'évanoui-
rait-il sans retour comme le lutin familier du chevalier dont parle
Froissard, ou bien, comme le page féminin du Diable amoureux de
Gazotie, qui se métamorphose en hideux dragon dés que son maître
lui a dit : « Cher Béelzebuth, je t'adore, » prendrait-il quelque
forme effrayante? Le nom de cette tutelle mystérieuse est-il bien
protection, et ne serait-il pas plutôt domination? La légende nous
le dit en toute transparence : ce jeune chevalier ne s'appartient pas,
il s'est lié par quelque pacte secret qui règle ses mouvemens, ar-
rête le plan de ses aventures, en détermine la durée, le pousse
vers la fortune ou l'en arrache à son gré. Le poétique rameur ailé
de la barque du jeune Hélias n'est évidemment qu'un calembour
aussi facile qu'ingénieux, cygne, signe. Nous savons par tous les
démonologues quelle est la nature dangereusement capricieuse des
esprits élémentaires dont aucune loi ne règle les actions, et dont
aucune sagesse n'arrête les mouvemens spontanés : bienfaisans sans
charité, durs sans justice, passionnés sans noblesse, ils tuent aussi
facilement qu'ils aiment. L' Ondine de La Mothe-Fouqué, qui est
toujours prête à noyer son adorateur sous l'eau dont elle lui jette
par espièglerie les gouttes au visage, est le type même de ces fan-
tasques protecteurs régis par les phases changeantes de la lune,
l'astre des sortilèges. Ce caractère étant connu, la brusque appa-
rition et la non moins brusque disparition du chevalier Hélias
< s'expliquent fort aisément. Un jour, peut-être dans une phase de
tendresse reconnaissante d'où l'égoïsme fut exclu pour un moment,
peut-être par un mouvement d'amoureuse pitié pour l'ennui où lan-
guissait le jeune homme ou les inquiétudes qu'il avait laissé voir,
la protection mystérieuse consentit au bonheur du chevalier selon
les voies de la commune humanité. Un signe pareil à ces courans
IMPRESSIOxNS DE VOYAGE ET d'aRT, 915
électriques qui ne sont visibles que par la secousse qu'ils font
éprouver à celui qu'ils touchent l'atteignit au loin, et, comme le
fer marche vers l'aimant, il alla sans dévier de sa route vers le
point où l'appelait sa force directrice. Là s'accomplirent les desti-
nées qui lui avaient été marquées, et le chevalier fut heureux tant
que la tyrannie qui le gouvernait consentit à sommeiller. Au bout
de quelques années, peut-être par regret, peut-être par un cruel re-
tour d'égoïsme, peut-être aussi par impitoyable caprice, elle envoya
de nouveau le signe mystérieux, et, esclave obéissant, le chevalier,
se levant, partit aussitôt sans mot dire et sans retourner la tête.
Telle est Tassez triste réalité que la fatale habitude de l'ana-
lyse, habile à empoisonner tous les plaisirs naïfs de l'intelligence,
nous laisse apercevoir sous cette légende. Admirez cependant com-
ment ici l'imagination humaine s'est montrée l'émule presque
victorieuse de la nature. D'ordinaire la poésie se contente de trans-
former les objets dont elle s'empare par des procédés qui conser-
vent l'objet ancien dans le nouveau, à peu près comme l'églantine
des buissons est conservée dans la rose de nos jardins ; ici, avec
un simple calembour, elle a su tirer de la réalité une histoire qui
n'y était nullement contenue, et qui est non plus une transfor-
mation, mais une véritable création nouvelle sans rapport aucun
avec son germe, une création qui non-seulement voile la réalité,
mais la met à néant et se substitue à elle. La réalité rampait comme
une chenille, la légende vole comme le papillon aux ailes diaprées;
la réalité était équivoque et impure , la légende est chaste et im-
maculée comme le cygne au blanc plumage qui mena la barque du
chevalier. Quant à la provenance de cette légende, elle est très
clairement indiquée par le calembour même sur lequel elle est
fondée; c'est évidemment une invention de lettré, car la langue
dans laquelle ce calembour a été fait est celle que parlaient seuls
dans les pays germaniques les lettrés et les moines, c'est-à-dire la
langue latine. Il porte sur la ressemblance des deux mots cygnus et
signum, ressemblance qui, au datif et à l'ablatif, est étroite jusqu'à
l'identité. C'est donc une ingénieuse plaisanterie de clerc habile à
recouvrir sa pensée d'un voile diaphane qui s'est transformée en
gracieuse allégorie où l'élément populaire n'est entré pour rien,
puisque les mots dont elle se compose n'ont pu être empruntés à
l'idiome germanique.
Le palais ducal occupe le sommet d'une vaste place inclinée qui
descend vers la Loire. Il faudrait peu de chose pour faire de cette
place une des plus belles de la France entière : il suffirait d'a-
battre les trois ou quatre bicoques qui masquent la vue du fleuve,
et de découvrir entièrement la cathédrale. Cet embellissement est
916 REVUE DES DEUX MONDES.
tellement indiqué et de si facile exécution, au moins pour ce
qui concerne la vue de la Loire, qu'on le trouve en projet dès le
temps des Gonzague, dans un vieux plan de Nevers de 1590 ou
1592, qui est conservé dans une des salles de ce même palais du-
cal. Trois siècles se sont écoulés depuis cette époque, et l'embellis-
sement projeté est encore à exécuter, tant il est vrai que, lorsque les
choses ne se font pas en France par coups d'autorité, elles ne se
font jamais. Qu'a-t-il manqué pour que cette place reçût son agran-
dissement légitime? Tout simplement qu'elle occupât deux minutes
l'attention d'un prince connaisseur en choses vraiment belles; mais,
ce hasard heureux ne s'étant pas rencontré, Nevers ne possédei'a
jamais le panorama superbe dont la nature lui fournissait les élé-
mens.
Dans les salles supérieures du palais, on a installé un commen-
cement de musée bien pauvre encore, dont la pièce la plus cu-
rieuse, à mon sens, est un portrait de Théodore de Bèze, peint de
son vivant; nous en avons fait mention en parlant de Vézelay. Des
Glèves, des Gonzague, des Mancini, pas un souvenir n'est resté,
sauf quelques méchantes petites gravures pouvant servir de fron-
tispice à une réimpression de Guy Coquille et représentant les mé-
daillons des Gonzague, plus un portrait gravé du dernier duc de
Nivernais, cet aimable Mancini qui fut ambassadeur en Angleterre
après la guerre de sept ans, et qui, ruiné par la révolution, de-
manda noblement le pain de sa vieillesse à la collection des petites
fables et des petits vers dont il avait amusé dans des temps heu-
reux les loisirs de sa vie de seigneur. C'est une figure d'une élé-
gance et d'une urbanité accomplies, avec un long et fin profil qui
lui donne l'air d'un oiseau de luxe; un certain cachet de faiblesse
dénonce l'état maladif qu'il garda toute sa vie et qui le conduisit
jusqu'à une vieillesse avancée, mais aussi peu morose que si la
souffrance et la ruine n'avaient pas été ses compagnes. Parmi les
salles de ce musée, il en est une cependant qui possède un intérêt
particulier pour les amateurs de l'art céramique, celle où ont été
rassemblés les divers produits de la fabrique de Nevers pendant
les trois derniers siècles. Les faïences à l'imitation des majoliques
italiennes du xvi« siècle y abondent, ce qui n'a pas lieu de sur-
prendre, puisque la fabrique de Nevers fut fondée sous les Gon-
zague par des ouvriers italiens appelés d'Urbin même, l'atelier cé-
ramique par excellence; ce sont les plus belles, tant pour la forme
que pour la décoration. Après cette période d'initiation, Nevers,
marchant dans sa hberté, déploya pendant quelque temps une cer-
taine originalité; c'est à cette seconde époque que se rapportent
un certain nombre de vases et de plats à peintures bleues sur fond
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 917
blanc, coloration neutre qui manque de vivacité et d'attrait, mais
qui n'est pas sans douceur. La partie la plus instructive de ce mu-
sée céramique cependant, ce n'est pas la plus belle et la plus ori-
ginale, c'est la plus laide et la plus grossière. On peut y apprendre
par un tout petit exemple comment la science est toujours à la
veille de soml3rcr dans l'ignorance, et la civilisation toujours prête
à retomber dans la barbarie; un rien suffit pour cela, un incident
inaperçu ou dont on n'a pas tenu compte par légèreté, un élément
inattendu qui prend une extension trop grande, une manie d'imita-
tion qui n'a pas de raison d'être. Il est étonnant de voir avec quelle
rapidité dégénéra la fabrique de Nevers. Dès la fin du xvn^ siècle,
forme, coloration, sujets d'ornement, tout se vulgarise; une gros-
sière imagerie religieuse et de ridicules sujets de genre prennent
la place des jolies décorations mythologiques et pastorales des épo-
ques précédentes. Le dessin n'en vaut pas celui des figures que les
enfans dessinent sur leurs livres de classe, les sujets sont incom-
préhensibles dans leur vulgarité, et les devises imbéciles qui pré-
tendent les expliquer les rendent plus obscurs encore. Le plus clair
de ces non-sens représente l'arbre d'amour scié au tronc par deux
demoiselles armées d'un instrument de scieur de long; la devise
explicative de ce beau sujet est à l'avenant. Enfin, quand on arrive
à l'époque de la révolution, la barbarie est à son comble; on ne
peut rien imaginer de plus stupide, et l'intelligence d'un OEdipe ne
suffirait pas pour comprendre la nature de ces sujets embrouillés
dans leur ineptie et le texte ténébreux de ces devises.
Nevers possède deux églises dignes d'intérêt, Saint-Étienne et la
cathédrale de Saint-Gyr. Saint-Étienne est la plus ancienne des
deux, et l'on peut presque dire qu'elle remonte à l'origine même
du Nivernais, car, en-deçà de la date à laquelle se rapporte la fon-
dation, l'histoire de cette province n'est que ténèbres, incertitude
et confusion. Cette église fut bâtie vers la fin du xi*" siècle, presque
dans les mêmes années que celle de La Charité, et placée, comme
cette dernière, sous le patronage de Cluny, par le premier comte du
nom de Guillaume, le fondateur authentique de cette maison féo-
dale dont nous avons vu les membres successifs en si longues que-
relles avec les abbés de Yézelay. C'est un édifice roman dont l'ex-
térieur lourd et sans grâce fait peu de promesses, et dont le vaste
intérieur est d'un puissant effet. Je n'ai guère vu d'église d'une
sévérité plus sombre; les ténèbres visibles de Milton y ont véri-
tablement établi leur empire. Pendant que je me promène à tra-
vers son crépuscule, en me laissant aller aux rêveries qu'il sug-
gère, il me semble que je pénètre mieux que je ne l'avais encore
fait une des causes qui ont élevé la puissance du christianisme,
918 REVUE DES DEUX MONDES.
et qui assurent sa durée. Dans le cours de sa longue existence, le
christianisme a eu le temps de multiplier ses œuvres, — monu-
ens, objets d'art, cérémonies, livres, doctrines, caractères indi-
viduels, — à un tel point qu'il n'est pas un état de l'àme humaine,
aussi fugitive qu'en soit la nuance, qui n'ait son analogue dans
quelque coin de l'église, en sorte que son empire par là s'étend
non-seulement aux croyans, mais aux incroyans de toute secte et
de tout plumage. Il n'y a guère d'incrédule par exemple qui n'ait au
moins un favori dans les rangs du christianisme, c'est- à-dire une
âme dont il comprend la destinée par similitude de nature ou par
expérience individuelle : pour celui-ci, c'est saint François d'Assise,
pour celui-là saint Vincent de Paul, pour un autre tel apôtre hé-
roïque des âges barbares. Il n'en est guère non plus qui ne puisse
retrouver à l'improviste telle phase morale de sa vie, tel senti-
ment éprouvé ou rêvé dans quelque lecture de légende ou quel-
que visite à un sanctuaire célèbre. Pour nous, il nous est arrivé
bien des fois de retrouver sensibles et réalisées, dans telle ou
telle église, jusqu'à des idées métaphoriques, et à des images ex-
primant les faits de l'ordre moral. C'est ainsi que le sombre vais-
seau de cette église de Salnt-Étienne de Nevers me parut tout à
coup comme la représentation la plus sensible de la manière dont
la vérité se communique à notre monde. Des fenêtres en très petit
nombre laissent passer avec avarice une lumière insuflisante pour
dissiper les ténèbres d'en bas, et qui semble manquer de force
pour descendre jusqu'à elles. C'est justement de la même sorte que
la vérité nous arrive. Elle tombe des sommets inaccessibles, s'afiai-
blit et se décolore pendant son long voyage, et lorsqu'elle touche
les ténèbres de notre vallée, tout ce qu'elle peut faire, c'est de les
transformer en un clair-obscur di'sespérant, qui ne sert qu'à nous
montrer que nous habitons au sein de la nuit. Cependant, si nous
levons les yeux, nous apercevons à travers les lucarnes de notre
monde le soleil de la vérité qui brille dans les profondeurs de l'in-
fini; si sa possession nous est refusée, son existence nous est révé-
lée; nous savons qu'elle est, et cette certitude suffit pour raffermir
nos courages et raviver nos espoirs.
Quoique la cathédrale dédiée à saint Cyr ait été fondée à une date
assez rapprochée de celle de l'église de Saint-Élienne, elle ne re-
monte cependant pas, sous sa forme actuelle, au-delà du xiv* siècle.
C'est un beau et étrange monument, dont la forme très originale
est due aux reconstructions dont elle a été l'objet. Cette église
est fermée à ses deux extrémités, en sorte que, n'ayant point de
porche, on y pénètre par les ouvertures latérales. Sa forme est à peu
près celle de ces vases allongés et profonds qu'on appelle iévnâres
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D'aRT. 919
en termes de ménagère; je demande pardon de la vulgarité de l'ex-
pression, mais elle m'est nécessaire pour bien faire comprendre au
lecteur la bizarrerie de cette construction. Elle a donc deux absides;
l'une est romane, l'autre gothique. L'abside romane, reste considé-
rable de l'édifice primitif, aujourd'hui transformée en chapelle, s'é-
lève au-dessus du sol de l'église d'une hauteur de six à sept
marches et surmonte une crypte : crypte et chapelle sont dé-
diées à sainte Julitte, la mère de saint Gyr. C'est à peu près la
disposition des confessions dans les anciennes églises de Rome,
c'est-à-dire des autels élevés au - dessus dos sanctuaires où dor-
ment les ossemens des martyrs; c'est encore à peu près celle
que l'on remarque dans quelques-unes de nos très vieilles églises,
Sainte-Radegonde et Saint-Hilaire de Poitiers par exemple, Saint-
Germain d'Auxerre, et bien d'autres dont l'architecture intérieure
se rapproche singulièrement de celle des primitives basiliques ro-
maines, où la partie de l'église destinée au clergé et au culte
s'élève de la hauteur d'un étage au-dessus de la partie réservée
aux fidèles, Saint-Laurent-hors-des-Murs, Saint-Nérée, etc. Du
haut du perron , qui est formé par le double escalier conduisant à
cette chapelle, on serait parfaitement placé pour embrasser l'édi-
fice intérieur dans toute son étendue , si pour le quart d'heure
les échafaudages des maçons qui le restaurent au complet n'en
masquaient pas les principales parties. Le chœur, qui est vaste, oc-
cupe le centre de l'église, et tout autour court une nef circulaire
dont les deux bras viennent rejoindre la nef principale.
Ainsi qu'il arrive très souvent avec les édifices qui gardent leur
destination pendant de longs siècles et voient se succéder d'innom-
brables générations, Saint-Gyr a perdu depuis le dernier siècle un
grand nombre de ses souvenirs, et retrouvé ceux qu'il avait per-
dus dans les siècles antérieurs. Ses nombreux tombeaux, ses bas-
reliefs sculptés, dont quelques-uns étaient considérables, ont été
entièrement détruits, les peintures de ses chapelles ont été écail-
lées par le temps à en être méconnaissables; en revanche, les tra-
vaux de réparation et de nettoyage ont mis au jour nombre d'in-
scriptions et plusieurs fresques complètement inconnues jusqu'à
ces derniers temps, ensevelies qu'elles étaient sous l'épaisse couche
de badigeon dont elles avaient été sans façon recouvertes. Il n'est
point juste d'accuser trop exclusivement la révolution de la dévas-
tation de nos anciens édifices, car cette dévastation a été l'œuvre
de bien des causes réunies, et l'incurie, la négligence, l'ignorance
et le faux goût y ont eu leur bonne part. Nous oublions trop que ce
n'est que de nos jours que le sentiment des arts s'est généralisé;
les générations antérieures n'en prenaient point tant de souci, et
920 REVUE DES DEUX MONDES.
pour un enthousiaste ou deux on comptait les barbares par mil-
liers. Dans le clergé particulièrement, qui le croirait? ce respect
scrupuleux des souvenirs du passé, dont il était cependant le gar-
dien, est de date récente, et dans les siècles précédens un curé
ne se gênait nullement pour faire blanchir, repeindre, nettoyer,
selon que la fantaisie lui en prenait, sans souci aucun des pein-
tures qu'il lui fallait effacer ou des objets d'art qu'il lui fallait
déplacer, enlever ou quelquefois mutiler. Le clergé des cinquante
dernières années tranche singulièrement, en cela comme en bien
d'autres choses, sur le clergé des époques précédentes, et a réparé
autant qu'il était en lui les dégâts que ses devanciers avaient opérés
ou laissé opérer. C'est là l'histoire de ces souvenirs de la cathédrale
de Nevers retrouvés sous le badigeon : dans le nombre, il s'y ren-
contre une œuvre charmante, une peinture à fresque consacrée au
souvenir d'un certain chanoine Simon Laurendault, mort en llihb,
et qui marquait probablement la place de sa sépulture. On reste
étonné de l'insouciance stupide qui avait condamné à l'effacement
cette page remarquable. Elle avait toute sorte de titres pour échap-
per à la destruction, une beauté réelle, un sentiment de naïveté
des plus touchans, une perfection de travail rendue curieuse par
la date; aucun de ces mérites cependant n'avait pu la sauver
contre le badigeon sous lequel elle est restée emprisonnée un temps
infmi à la façon de ces chevaliers et de ces dames que les enchan-
teurs des vieux poèmes enfermaient dans des arbres ou des pierres.
Elle est de llihb, c'est-à-dire du printemps même de la renaissance
italienne, à laquelle elle n'a rien à envier, et dont elle reproduirait
exactement le caractère, si un sentiment de naïveté familière et de
bonhomie pieuse qui se sent des vieux âges gaulois ne nous disait
pas que c'est pour une église française et non pour une église ita-
lienne que cette fresque fut composée. Le chanoine, agenouillé sur
ce tapis d'herbe et de fleurs si cher à tous les peintres de la pre-
mière renaissance, est présenté par saint Pierre à la Vierge et à
l'enfant. Gela est peint d'une large et ferme touche, sans gaucherie
gothique d'aucun genre, ni mièvre minutie de détail. Saint Pierre
offre tous les caractères du type traditionnellement établi par la
peinture depuis la renaissance; mais ce qui n'est rien moins que
traditionnel, c'est la façon familière dont il présente le chanoine à
la Vierge ; il le tient légèrement par l'occiput entre le pouce et l'in-
dex à peu près comme un père ou un maître tire l'oreille d'un
enfant qu'il veut réprimander sans le punir, ou auquel il veut mon-
trer un sentiment d'espiègle sympathie. La Vierge à laquelle le
chanoine est ainsi amicalement recommandé est de son côté d'as-
pect peu redoutable et respire peu la sévérité. Rousse superbe, un
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 921
peu charnue, son expression de bonté tranquille serait bien faite
pour rassurer le suppliant, s'il pouvait être alarmé. Quant au cha-
noine, c'est une jolie figure de vieillard en qui se sont conservés
quelques-uns des traits de l'enfance, pâle, fine, une figure d'une
innocence presque virginale et qui fait penser qu'en s'adressant à
la Vierge le chanoine s'adresse non-seulement à la protectrice com-
mune des chrétiens, mais à sa patronne naturelle. Enfin le ba-
digeon, qui n'a pu être enlevé à fond, prête encore un dernier charme
à cette fresque, car elle nous apparaît ainsi comme un spectacle
aimable que nous verrions distinctement à travers un rideau de
gaze diaphane. C'est l'œuvre d'art la plus intéressante que con-
tienne la cathédrale, et, comme elle n'est pas connue, la découverte
étant relativement récente, et qu'elle n'a été mentionnée encore que
par les archéologues de la province, nous la signalons à l'attention
de tous les artistes qui traverseront Nevers (1).
Nevers conserve encore la petite maison d'Adam Billault, ce me-
nuisier-poète qui est arrivé à la postérité avec une toute gentille
chanson à boire, trop célèbre pour que nous ayons besoin de la
rappeler. C'est à peu près tout ce que nous connaissons de lui;
nous avions eu d'abord la pensée de pousser plus avant la connais-
sance, mais vraiment la vie est trop courte pour que nous puis-
sions en distraire une parcelle en faveur du vieux menuisier. Je
doute d'ailleurs, au moins s'il faut en juger par une pièce détes-
table écrite en l'honneur des eaux de Fougues, dont il avait obtenu
le privilège, et plus encore en l'honneur de sa protectrice, Marie de
Gonzague , la reine de Pologne, que la plupart de ses vers vaillent
ceux du maçon Charles Poney, voire du cordonnier Savinien La-
pointe, qui, moins heureux que lui, n'ont pas été entourés de leur
vivant des mêmes nobles soins, et n'iront pas après leur mort à une
aussi lointaine postérité , soins et hommages qui prouvent, par pa-
renthèse , que l'ancienne France n'était pas une marâtre bien déna-
turée, même pour les menuisiers. Si le bon Adam Billault revenait
au monde aujourd'hui, combien ne lui faudrait-il pas de chan-
sons à boire de la valeur de sa célèbre petite pièce pour acquérir
la célébrité? Peut-être lui vaudrait-elle la bienveillance de quelque
petit journal pendant quinze jours, et encore faudrait-il qu'il eût
(I) On a beaucoup écrit sur la cathédrale de Nevers dans ces quarante dernièrea
années; nous signalerons seulement les travaux que nous avons consultés bien que nous
en ayons peu profité, le Voyage archéologique de Mérimée dans le midi de la France,
l'intéressante monographie de M?' Crosnier, évêque de Nevers, une brochure de l'abbé
Bouthillier, enfin l'excellente description qu'a donnée de la cathédrale M. de Soul-
trait dans son Guide archéologique à Nevers, description qui permet de retrouver dans
l'église actuelle toutes les dispositions de l'église d'autrefois.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
bonne chance. L'arc de triomphe élevé en l'honneur de la bataille
de Fontenoy au sommet de la ville est une laide maçonnerie qui ne
vaut pas un regard, et les vers de Voltaire, gravés sur ses pierres,
sont bien, je crois, les plus mauvais qui aient jamais échappé au
grand écrivain. S'il est des communeux dans la Nièvre qui éprou-
vent un jour le besoin de démolir quelque chose, on peut leur
concéder cet arc de triomphe comme os à ronger; les arts n'y per-
dront rien, et le souvenir de Fontenoy n'en restera pas moins dans
notre histoire comme celui d'une bataille gagnée. Cet exécrable mo-
nument ouvre une longue rue marchande qui se prolonge jusqu'à
l'extrémité de la ville et qu'il faut parcourir dans toute son éten-
due, car elle a vraiment du caractère. Avec sa voie spacieuse et
cependant quelque peu sombre, ses maisons d'un dessin net et sec
et d'un ton brun légèrement enfumé, elle n'est ni jeune ni vieille,
et ressemble à une bourgeoise bien posce qui a eu de la beauté et
qui garde encore du charme, qui ne date pas précisément d'hier,
mais pour qiu aujourd'hui existe encore. Enfin Nevers possède un
musée lapidaire établi dans une des anciennes portes, la porte du
Croux; si on a du temps de reste, on peut y aller passer deux ou
trois heures plus innocentes que celles que le juge Dandin deman-
dait au spectacle de la question, mais qui ne seront cependant pas
sans fatigue, car rien ne lasse plus l'esprit qu'une promenade pro-
longée au milieu de ces osseméns du passé, disjoints la plupart du
temps du corps dont ils faisaient partie. Aussi avec quelle joie d'en-
fant n'ai-je pas salué certaine décoration dont la bonne nature a
gratifié l'extérieur de cette vieille porte, et que peu d'habitans de
Nevers auront, je le crois, remarquée ! D'une des tourelles, il ne
reste plus que la base en forme de coquille de colimaçon sur la-
quelle elle s'élevait; or les pluies et les saisons ont, avec le secours
du temps, comblé de sable et de pierre végétale le large orifice de
cette coquille de pierre, en sorte qu'elle est devenue fertile, s'est
épanouie, et présente le spectacle d'une énorme vasque remplie jus-
qu'aux bords de, hautes herbes et de fleurs sauvages. C'est sur cette
fraîche impression que j'ai naguère quitté Nevers, et que je veux
aujourd'hui arrêter mes souvenirs,
Emile Montégdt.
LA
MONTAGNE KURDE
I.
A quelques lieues au nord du lac de Van, sur l'une des routes qui
mènent de Tauris à Erzeroum, on rencontre une petite plaine ar-
rosée par un ruisseau et ombragée de vieux chênes. Des voyageurs
européens, venant de Perse, arrivèrent un jour en ce lieu solitaire
pendant l'automne de 1860, et y firent leur halte de midi. L'un
d'eux était un officier anglais, le lieutenant Meredith Gordon Ste-
wart, des ingénieurs royaux. Il ramenait en Angleterre sa cousine,
miss Lucy Blandemere, qui s'était mise en route sous la protection
d'une vieille dame nommée mistress Morton. Un fonctionnaire otto-
man de nation arménienne avait obtenu de se joindre à eux, et plu-
sieurs serviteurs « francs » et indigènes complétaient la caravane.
Lucy Blandemere venait d'entrer dans sa vingt-deuxième année.
Toute petite encore, elle avait perdu sa mère. Son père était colo-
nel aux Indes, et ne faisait en Angleterre que de rares apparitions.
La jeune Lucy avait grandi dans la famille de son oncle, un nohle-
man du Westmoreland, qui la laissait à peu près maîtresse d'elle-
même; heureusement mistress Morton, alliée de loin à la famille,
s'était trouvée là pour se constituer la gouvernante volontaire de
l'enfant et surveiller son éducation. En 1859, Lucy était une belle
personne, grande, blonde, à la fois sensible et hautaine, avec une
imagination un peu rêveuse et un esprit très résolu ;" elle aimait la
vieille musique, les récits de voyages lointains et les vers de Tho-
mas Moore. Son père, nommé adjudant-général, avait été chargé
d'une mission politique et militaire en Perse, et résidait à Tauris;
elle partit avec mistress Morton pour passer quelques mois auprès
924 REVUE DES DEUX MONDES.
de lui. Le'pays l'étonna et lui déplut même tout d'abord : ce n'était
plus l'Orient des albums; mais elle se consola vite de ce mécompte
en découvrant, au lieu des beautés de convention qu'on lui avait
décrites, d'autres beautés plus vives, plus saisissantes, qu'elle était
loin de soupçonner. Le lieutenant Stewart, fils de ce grand sei-
gneur chez qui s'était passée l'enfance de Lucy, l'avait précédée à
Tauris, où il était venu comme aide-de-camp du général Blande-
mere. Il ne manqua pas de s'éprendre de sa belle parente. Celle-ci
ne l'encouragea pas, mais ne le repoussa pas non plus; il n'entrait
pas dans les vues de miss Blandemere de se prononcer tout de suite.
Cependant, comme le lieutenant fut rappelé en Angleterre à l'é-
poque même où Lucy dut y revenir, elle consentit à faire le voyage
en compagnie de son cousin.
Aucun incident fâcheux ne marqua les premières étapes. Jusqu'au
moment où la caravane franchit la frontière turco-persane, le temps
resta constamment beau.
Le jour où nous les trouvons réunis dans la petite plaine, les
quatre voyageurs venaient de finir leur déjeuner. Mistress Mor-
ton se préparait à faire sa sieste quotidienne; le lieutenant avait
pris dans ses bagages un fusil de chasse qu'on lui avait envoyé un
peu avant son départ de Tauris, et, accompagné du fonctionnaire
arménien, qu'on appelait Tikrane-ElTendi, il sortit pour essayer la
portée de son arme. Pendant que la vieille dame s'installait sur des
coussins, miss Blandemere s'assit devant l'entrée largement ouverte
de la grande tente carrée. Elle vit l'ordonnance de Stewart courir à
l'extrémité de la plaine et y planter une haute perche, surmontée
d'une planche de bois; c'était la cible des tireurs. L'Arménien visa
le premier, et manqua le but. Le lieutenant ne fut pas plus heu-
reux; soit que son adresse ordinaire lui fît défaut ce jour-là, soit
que la cible fut trop éloignée, il ne put parvenir à mettre une seule
balle dans la planche, et parut mortifié de cet insuccès.
En détournant ses regards vers le côté opposé de la plaine, Lucy
aperçut un petit groupe de voyageurs qui s'était arrêté au bord du
chemin, en plein air. L'un d'eux portait le fez et la redingote de
Constantinople; les autres semblaient vêtus assez pauvrement,
comme des paysans du canton. Ils regardaient curieusement et avec
un peu d'ironie les inutiles essais de l'officier. Bientôt, sur un ordre
de son maître, l'un des paysans alla vers les chevaux, qui pais-
saient à quelque distance, détacha d'une selle un fusil incrusté de
nacre, long comme une canardière, et l'apporta. Le maître ouvrit
le bassinet, l'essuya avec l'ongle, renouvela la poudre de l'amorce,
et attendit patiemment que Stewart et Tikrane suspendissent leur
fusillade, Alors il s'agenouilla le long du chemin, fit un petit tas de
LA MONTAGNE KURDE. 925
pierres sur lequel il appuya son arme, se coucha à terre, visa lon-
guement et tira. Du premier coup il troua la cible, bien qu'elle fût
placée à une énorme distance.
Une pareille adresse tenait presque du prodige; ïes voyageurs
surpris se retournèrent tous pour regarder le tireur. Sans s'émou-
voir, ce dernier introduisit avec sa baguette un chiffon dans le
canon de son fusil et le nettoya consciencieusement; ensuite il puisa
de l'huile dans une petite burette en forme d'encrier que son ser-
viteur lui tendait, oignit les batteries, prit dans une petite pou-
drière de la poudre d'amorce, dans une plus grande de la poudre
à charger, bourra avec un tampon de feutre, força une balle dans
le canon, et se coucha pour tirer de nouveau; ces préparatifs avaient
duré deux bonnes minutes. La seconde balle alla se loger tout près
de la première.
— Il faut que ce Turc ait des balles fondues par le diable, dit
Stewart à l'effendi en jetant son fusil sur l'herbe.
— Cet homme-là n'a pas l'air d'un Turc, répondit Tikrane; mal-
gré ses habits, ce doit être un montagnard, et même un Kurde.
— Kurde ou Turc, c'est un habile homme , et je m'en vais lui
faire mon compliment, reprit le lieutenant, qui, en sa qualité de
pur Anglais, éprouvait pour un sportsman aussi distingué une ad-
miration mêlée d'estime.
Il n'eut pas le temps de féliciter son heureux rival. Celui-ci s'é-
tait déjà remis en route. Il chevauchait lentement, suivi de ses
compagnons. Un détour du chemin le faisait passer près de la tente
où Lucy était restée assise pendant cette scène; bientôt elle put le
voir de près. C'était un homme de vingt-trois ou vingt-quatre ans,
mince, nerveux, avec un nez en bec d'aigle et des yeux perçans,
ces yeux de montagnard ou d'oiseau de proie qui, à une lieue de
distance, distinguent une pierre d'une autre dans le lit d'un tor-
rent. Il ne portait pas d'armes, chose étrange dans ce pays, où les
gens les plus pacifiques ne sortent de la ville que le sabre au côté,
et ses vêtemens turcs étaient d'une simplicité presque grossière;
mais son cheval, de pure race turcomane, paraissait souple, vigou-
reux, plein d'ardeur. Les hommes qui composaient son escorte
étaient armés de fusils et de camasy larges poignards semblables à
l'épée romaine. Il n'aperçut Lucy qu'en arrivant à deux pas d'elle;
mais la vue de la voyageuse produisit sur lui un effet aussi étrange
qu'inattendu. Son regard, lorsqu'il fixa les yeux sur elle, exprima
la surprise et l'admiration la plus enthousiaste. Le prophète delà
légende, pour qui Dieu entr'ouvrit un moment le mur d'airain qui
entoure le paradis, ne dut pas être plus ébloui à la vue des mer-
veilles célestes que ne l'était ce Kurde en contemplant la radieuse
926 REVUE DES DEUX MONDES.
beauté de l'étrangère. Si cette impression fut vive, elle fut plus
rapide encore; cependant le cavalier n'avait pu réprimer un mou-
vement violent qui épouvanta sa bête et la fit bondir à deux pieds
du sol. Il ne fat pas un moment ébranlé; d'une main souple et vi-
goureuse, il ramena à lui la bride; le cheval reprit immédiatement
sa première allure. En passant devant miss Blandemere, le Kurde la
salua. Elle n'avait pu rester insensible à l'hommnge de cette muette
admiration. Souvent on lui avait dit qu'elle était belle, et elle n'es-
timait guère les flatteries qu'on lui prodiguait dans les salons d'Eu-
rope; mais le langage que parlaient les yeux de cet homme, de ce
demi-barbare, ne pouvait qu'être sincère, et ne ressemblait nulle-
ment à un compliment banal. Elle rendit au cavalier son salut. Il la
regarda une fois encore, puis, prenant le galop avec toute sa troupe,
il fut bientôt hors de vue.
Pendant les trois jours qui suivirent, la caravane continua sa
route. Les montagnes devenaient de plus en plus escarpées; les
nuits se faisaient froides, et jusqu'à midi le soleil semblait avoir
perdu sa chaleur; l'automne s'avançait. Un matin, l'herbe apparut
toute couverte de gelée blanche; les vents venus des sommets du
Taurus aux neiges éternelles soufllèrent sur la campagne et dé-
pouillèrent les arbres de leurs dernières feuilles, pendant que des
oiseaux noirs s'envolaient en tourbillonnant dans le ciel.
Les voyageurs ne purent continuer à coucher sous leurs tentes.
Le soir du quatrième jour, il fallut chercher un asile dans les
maisons d'un pauvre village. La seule demeure un peu spacieuse
était celle du prêtre arménien de l'endroit; ils y furent envoyés par
Je mouktar. Tandis que les étrangers se chauffaient devant l'étroit
foyer, le maître du logis, pauvre diable habillé d'une méchante
veste de toile bleue, fumait silencieusement sa cigarette dans un
coin. Il passait sa vie à cultiver son champ, tout comme ses parois-
siens; il était presque aussi grossier qu'eux, et, sans le bonnet rond
entortillé d'une loque noire qui lui couvrait la tête, on l'aurait pris
pour un paysan. Il se plaignit de sa misère à Tikrane, en qui il re-
connut vite un compatriote. Il prétendait que les Turcs, l'évêque
arménien et les Kurdes semblaient s'entendre pour dépouiller le
village. — Les Kurdes, dit-il, ne sont pourtant pas nos pires en-
nemis. Ceux des environs appartiennent à la tribu des Abdurrah-
manli; leur chef, Sélim-Agha, ne s'attaque guère qu'aux voyageurs
riches comme vous autres.
La conclusion de ce discours n'était pas rassurante. Tikrane in-
terrogea le prêtre, et apprit que l'agha des Abdurrahmanli dépouil-
lait souvent les caravanes pour se venger du gouverneur de Yan,
qui le tracassait depuis longtemps. — Ce n'est du reste pas un
LA MONTAGNE KURDE. 927
méchant homme, ajouta le prêtre; mais, si le gouvernement ne se
trouve pas assez fort pour le réduire, il devrait bien ne pas lui
chercher querelle. Sélirn-Agha est brave et résolu. Le chef de Mek-
kio, à la fronlièie de Perse, lui a confisqué au printemps dernier un
troupeau avec le berger, sous prétexte que les moutons paissaient
dans des pâturages de Khadarli, qui appartiennent aux Kurdes per-
sans. L'Abdurrahmanli n'a rien dit d'abord; mais, il y a quinze
jours, il est parti, habillé en Turc, avec une troupe de quatre ou
cinq hommes seulement, est tombé à l'improviste sur les gens de
Mekkio, a cassé la tcte à plusieurs d'entre eux et délivré son ber-
ger. Il a passé hier par ce village en retournant chez lui.
Tikrane découvrit bientôt que le chef des Abdurrahmanli était
sans aucun doute l'adroit tireur qu'ils avaient rencontré quatre
jours auparavant. Il fit part de ses observations à Stewart. — Bah !
dit le lieutenant, s'ils nous attaquent, nous nous défendrons. Ces
Kurdes sont bons tireurs; mais ils mettent une grande demi-heure
entre chaque coup.
Quant à miss Blandemere, la perspective qui alarmait si fort
l'Arménien ne l'effrayait pas. Le souvenir du cavalier kurde s'était
souvenj: représenté à sa mémoire, et elle n'aurait pas été fâchée de
le revoir de plus près; d'ailleurs ce n'était pas un brigand vulgaire,
et elle avait ses raisons de supposer qu'il ne ferait pas grand mal
à une caravane où elle se trouvait. Elle passa donc fort tranquille-
ment cette nuit-là, tandis que son cousin était plus inquiet qu'il
ne voulait le dire, non pas pour lui-même, mais pour les femmes
qu'il s'était chargé de guider. Le lendemain, avant de se mettre
en route, il demanda au nioukiar une escorte de zaptiés ou gen-
darmes, il savait à quoi s'en tenir sur la vaillance de ces protec-
teurs officiels; mais ils grossissaient la caravane, qui devenait dé-
sormais trop nombreuse pour que la tribu kurde n'hésitât pas à lui
barrer le chemin.
Pendant deux jours encore, rien ne vint justifier les alarmes de
Tikrane-Effendi. Les Européens rencontraient, presque toutes les
heures, de longues files de bêtes de charge accompagnées de leurs
muletiers, qui semblaient voyager en toute sécurité. On voyait à
droite et à gauche de la route des groupes nombreux de villages
habités par une population misérable , moitié arménienne, moitié
turque. Celte pauvreté paraissait inexplicable au milieu de ce pays
de pâturages fertiles et de riches terres à blé. Tikrane souffrait
de ce contraste. C'était la première fois qu'il traversait l'Arménie,
sa patrie d'origine. INé et élevé à Constantinople, il s'était rendu
par le Caucase à Tauris, où il faisait partie de la commission inter-
nationale dans laquelle le général Blandemere représentait l'Angle-
928 REVUE DES DEUX MONDES.
terre. — Mon malheureux pays, disait-il, a été le champ de bataille
de tout l'Orient depuis les commencemens de l'histoire. Il sert au-
jourd'hui de campement à cinq ou six races ennemies les unes des
autres, et, pour comble de malheur, nos compatriotes vivent pour
se quereller entre eux. Pourtant, vous le voyez, tout misérables que
nous sommes, nous vivons, et les autres passent. Qui sait s'il n'est
pas permis de compter sur un meilleur avenir ?
Son interlocuteur, le lieutenant, l'écoutait d'une oreille distraite :
il avait des préoccupations d'une autre nature. En quittant Tauris,
il comptait sur les hasards du voyage, sur l'intimité de la vie com-
mune pour le rapprocher de miss Blandemere; il désirait ardem-
ment s'expliquer avec elle sur un sujet qu'auparavant il n'avait pas
encore pu aborder. Cependant les jours se succédaient; chaque
heure ajoutait à la puissance du charme qu'il subissait, et moins
que jamais il osait parler. Dans l'accueil que lui faisait Lucy, il n'y
avait rien de froid ni de sévère; mais elle ne paraissait pas soup-
çonner la nature de l'affection qu'elle inspirait. Elle avait une gaîté
douce, bienveillante, communicative, qu'entretenaient les mille
incidens d'un voyage qui lui plaisait visiblement; elle aimait à voir
partager par ses amis le plaisir qu'elle éprouvait; seulement elle
restait maîtresse d'elle-même malgré l'enivrement de cette exis-
tence vagabonde, et il ne paraissait pas qu'elle voulût se laisser
distraire par des soucis d'une autre sorte. L'officier se trouvait
presque malheureux. Plein d'énergie et d'activité quand il s'agis-
sait de lutter contre les difficultés de la vie, il redoutait les incerti-
tudes d'un autre ordre. Il avait une confiance imperturbable dans
la supériorité des institutions et l'excellence des habitudes natio-
nales de son pays; il rêvait le bonheur dans le milieu qu'il s'était
choisi et dans la paix du foyer domestique. Une femme distinguée et
bien née comme sa cousine, une maison peuplée de beaux enfans,
l'avancement régulier que lui promettait sa carrière, il ne souhaitait
rien en dehors de cela et ne concevait pas que miss Blandemere ne
montrât pas d'empressement à se diriger avec lui vers un but si
enviable.
Mistress Morton ne s'apercevait guère des agitations morales de
Stewart. La brave femme avait dans sa jeunesse parcouru le quart
du globe à la suite de son mari, comptable du commissariat de
l'armée, et avait vu beaucoup de choses sans trop les regarder. Un
jour le comptable, s'étant aventuré loin de ses registres avec une co-
lonne qui poursuivait les Maoris, avait été tué et, disait-on, mangé
par les sauvages. Mistress Morton était revenue en Angleterre,
s'était attachée à Lucy, alors toute petite fille, et ne l'avait plus
quittée. La perspective d'aller en Perse ne l'avait pas effrayée. Le
LA MONTAGNE KURDE. 929
voyage de retour la retrouvait toujours placide; assise sur son mu-
let, elle contemplait de tous ses yeux les pays que traversait la
caravane, poussait de temps à autre l'exclamation admirative de
rigueur, mangeait de bon appétit et dormait de grand cœur à chaque
station. Les Turcs qui passaient sur la route s'arrêtaient un moment
devant cette grosse dame rose aux yeux calmes, vêtue invariable-
ment d'étoffes claires, et la regardaient avec considération. Pen-
dant les loisirs du voyage, elle confectionnait une merveilleuse
tapisserie commencée à Tauris, et inspirée par le souvenir des
étoffes persanes couvertes d'oiseaux et de fleurs brillantes.
II.
Comme on approchait de Khinis, on trouva la terre couverte de
neige; l'hiver s'était déjà abattu sur ces hauts plateaux, qui pen-
dant six mois de l'année deviennent froids comme la Sibérie. Il fut
convenu qu'on se hâterait, de peur de rencontrer les mauvais temps
dans les montagnes entre Erzeroum et Trébizonde. Les journées de
marche furent donc allongées; on partait le matin avant l'aube, on
s'arrêtait une heure seulement à midi, et on marchait jusqu'à la
nuit. Le froid devenait très vif; un tapis blanc s'étendait sur les
plaines, sur les montagnes, sur le lit des torrens gelés. De longues
stalactites étaient suspendues sur les cascades, pareilles à la che-
velure cristallisée d'une naïade surprise par l'hiver : les rochers
verticaux, noirs au milieu de cette immensité blanche, se dressaient
comme des monumens funéraires; les corbeaux, perchés sur leur
sommet, battaient des ailes et poursuivaient de leurs cris rauques
les imprudens qui ne craignaient pas de troubler par leur présence
les silencieux mystères de l'hiver arménien.
Les voyageurs subissaient la contagion de cette tristesse de la
nature environnante, les conversations devenaient rares, et dans
la caravane on n'entendait guère que le bruit des fourreaux de
sabre heurtant à temps égaux les larges étriers. Seule, miss Blan-
demere conservait sa gaîté sereine et fière. Elle était charmante
sous son bonnet d'astrakan, avec ses cheveux tombant en longues
boucles sur la fourrure noire de sa pelisse. Elle raillait Tikrane-
Effendi à propos de l'enthousiasme discret que lui inspirait son
pays. — Vous n'êtes pas patriote, lui disait- elle. Pourquoi vous
autres Arméniens ne venez-vous pas tous vous établir dans les ca-
hutes souterraines de ces villages, au milieu de vos neiges natio-
nales? 11 faut avoir le courage de ses opinions.
Vers trois heures du soir, la neige tomba plus épaisse. On traver-
TOME civ. — 1873. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
sait alors des gorges absolument désertes, et le gîte était encore
éloigné. Les chevaux n'avançaient plus qu'avec peine; les voya-
geurs se sentaient glacés sous leurs épaisses fourrures. A quatre
heures, le vent d'ouest se leva. Il tourbillonnait entre les murs de
rocher qui bordaient le sentier, soulevait la neige et la divisait en
particules impalpables : on eût dit autant de pointes d'aiguilles
gelées qui s'introduisaient dans le nez, dans les yeux, dans les
oreilles et c mpêchaient de respirer, de voir et d'entendre. Le lieu-
tenant marchait un peu en avant des deux femmes; Tikrane s'ap-
procha de lui et dit à demi-voix : — Je crois que nous sommes en
danger. Ceci est le commencement d'un tipi ou tempête de neige.
Je n'en avais pas encore vu, mais on m'en a souvent parlé, et il
paraît que c'est terrible.
— Quîîlle est la nature du danger?
— D'abord les animaux refusent d'avancer, et les hommes eux-
mêmes, aveuglés par la neige tourbillonnante, n'y voient plus à
deux pas devant eux. Toute trace de route ayant disparu, on est
forcé de s'arrêter où l'on se trouve, et on attend, à la giâce de
Dieu, la fin de la tempête.
— Combien de temps dure-t-elle d'ordinaire?
— Cela varie : quelquefois deux heures,, quelquefois deux jours,
répondit l'Arménien, devenu subitement très grave et s'efTrayant
de ses propres paroles. On prétend que le simoun d'Arabie n'est
rien en comparaison.
Au même moment, le lieutenant vit que le chef des muletiers
s'était arrêté et conférait avec ses hommes. Stewart, qui avait ap-
pris le persan à Tauris, ainsi que sa cousine, alla lui demander de
quoi il s'agissait. — Ne voyez -vous pas le tipi? répondit le mu-
letier en secouant la neige qui couvrait sa barbe et ses épais sour-
cils.
— Que faut-il faire?
— Nous n'avons pas l'embarras du choix. Ni les hommes ni les
bêtes ne pourraient faire dix pas maintenant, et dans une demi-
heure ce sera bien pis. Si l'orage dure, je crois bien que nous
sommes en grand péril.
Stewart alla dire aux femmes qu'il fallait s'arrêter un moment.
Mistress Morton, qui n'avait pas conscience du danger, descendit
de sa mule de la meilleure grâce du monde ; mais Lucy avait lu
plus d'une description de ces sinistres ouragans, elle comprit la
vérité et devint pâle. Stewart se sentit le cœur serré : l'angoisse de
son amour se doublait du sentiment de sa responsabilité.
Les voyageurs d'une caravane sont comme l'équipage d'un na-
vire, et l'expérience a tracé la ligne de conduite que doit suivre
LA MONTAGNE KURDE. 931
chacun d'eux au milieu des tempêtes de montagnes, comme elle a
déterminé les devoirs des marins à l'heure des ouragans de mer.
Le katerdffi-bachi ou chef des muletiers, devenu le véritable capi-
taine de la troupe, ordonna de décharger les bagnges, et y fit
prendre tout ce qu'on put trouver de couvertures. Un large tapis
fut étendu à terre au pied d'un rocher; puis tous les voyageurs se
réunirent en un seul groupe, s'assirent le plus près possible les
uns des autres et étalèrent au-dessus d'eux les couvertures comme
une voûte. Ils formaient ainsi une sorte de monticule vivant que la
neige ne tarda pas à recouvrir. L'un des muletiers avait soin de
ménager, au-dessus de leurs têtes, un passage pour l'air du de-
hors. On raconte que des voyageurs surpris par le ti'jyi ont survécu
à vingt, trente et même quarante heures de cet ensevelissement. Si
la tempête dure plus longtemps, le froid et la faim font leur œuvre.
Au printemps suivant, les premiers passans qui traversent le pays
lors du dégel retrouvent les cadavres intacts, dans la situation où
la mort est venue les prendre. Il n'y a pas de désespoir qui tienne
contre la fatalité d'une telle situation. Les plus impatiens compren-
nent que la lutte est impossible et se résignent. D'ailleurs ceux qui
ont vu de près la mort sous cette formée prétendent qu'elle est pres-
que douce : le froid engourdit avant de tuer, et l'on ne se sent pas
finir. Un sommeil profond, invincible, épargne au mourant les hor-
reurs de l'agonie.
Quand la nuit tomba, la tempête était plus violente que jamais.
Lucy était assise entre son cousin et mistress Morton. Celle-ci avait
enfin compris que l'existence de la caravane courait des risques sé-
rieux, et elle pleurait, non pas sur ce qui allait être enlevé de ses
vieilles années, mais sur la jeunesse si douloureusement abrégée
de sa fille d'adoption. Stewart songeait qu'après tout, s'il fallait
mourir, il lui serait doux de mourir auprès de ce qu'il aimait le
plus au monde. Lucy, à qui les terreurs même d'une pareille si-
tuation ne pouvaient enlever sa sérénité d'esprit, récitait tout bas ses
prières. Quant à l'Arménien et aux muletiers persans, ils avaient
pris leur parti. Les Orientaux voient venir la dernière heure sans
larmes et sans plaintes, comme les petits enfans.
Les voyageurs ne souffraient pas encore trop du froid : la cha-
leur de ces corps réunis sur un étroit espace entretenait autour
d'eux une température plus élevée que celle du dehors; mais la
neige tombait toujours, et pouvait tomber ainsi le lendemain, le
surlendemain, toute la semaine; un moment arriverait où elle s'ac-
cumulerait en lourde masse et où l'on ne pourrait plus ménager
un accès à l'air extérieur. Les heures passaient, longues comme des
siècles; la faim commençait à se faire sentir.
932 REVUE DES DEUX MONDES.
Européens et indigènes, tous se taisaient. On n'entendait que les
sifllemens du vent et le bruit sourd des niasses de neige qui, de
temps en temps, tombaient du haut des rochers dans la vallée. Un
muletier se leva en silence, et se dressa de toute sa hauteur pour
dégager l'ouverture supérieure de la prison de neige; mais, au lieu
de se rasseoir ensuite, il resta debout plusieurs minutes, observant
ce qui se passait au dehors. — Que vois-tu? demanda le katerdji-
bachi.
— Donne-moi ton pistolet, répondit l'homme. Un ours rôde au-
tour de nous. — Et il tira un coup de feu dans la nuit.
Personne n'avait pensé encore à ce nouveau danger. La perspec-
tive en parut trop horrible à la pauvre Lucy. Sa fermeté d'âme lui
permettait de se résigner à rester ensevelie sous le blanc linceul de
la neige; mais l'idée de cette bête fauve qui la guettait comme une
proie, qui bientôt peut-être ouvrirait avec ses pattes le toit de
neige et choisirait une victime parmi les malheureux voyageurs,
c'était plus qu'elle n'en pouvait supporter. Peu à peu elle se sen-
tit défaillir, et perdit enfin toute conscience d'elle-même.
Quand le sentiment lui revint, elle se trouvait en pleine nuit,
portée sur les bras de quelqu'un dont elle ne pouvait distinguer les
traits. La neige tombait toujours, et le vent lui fouettait le visage;
ce furent sans doute ces âpres caresses de la tempête qui la ranimè-
rent. Elle ne souffrait pas, mais elle se sentait envahie par une
sorte de torpeur qui ne lui permettait pas de parler et de s'enqué-
rir de sa situation. Au bout de quelques instans, elle se sentit dé-
poser à terre; plusieurs personnes auprès d'elle s'entretenaient à
voix basse. Elle ouvrit les yeux et vit mistress Morton, qui se jeta
dans ses bras. — Je t'ai crue morte, ma chérie, disait sa vieille
amie en la couvrant de baisers. — Stewart, Tikrane et les gens de
la caravane étaient tous là; plus loin, des hommes portant le cos-
tume du pays se pressaient devant un grand feu. En promenant ses
regards autour d'elle, elle distingua des voûtes sculptées, des ar-
cades, des colonnes; l'endroit où tout ce monde se trouvait assem-
blé était une église à demi ruinée.
— Gomment sommes- nous venus ici? demanda- 1- elle à son
cousin.
Stewart raconta que le muletier avait tiré sur l'ours, et l'avait
manqué : deux circonstances également heureuses, car, si la bête
féroce avait été atteinte, elle aurait assiégé la cave de neige qui
servait de retraite aux voyageurs, au lieu de s'enfuir comme elle
l'avait fait en entendant le bruit du coup de pistolet qui ne l'avait
pas touchée; d'autre part, ce même bruit avait amené auprès d'eux
leur sauveur. — Le voilà, dit le lieutenant en allant chercher un
LA MONTAGNE KURDE. 93S
homme qui se tenait à l'écart, devant le feu. — Miss Blandemere
reconnut Sélim-Agha.
Il s'approcha lentement. Mistress Morton courut à lui, et lui
sauta presque au cou en s'écriant qu'elle lui devait la vie. Le
Kurde s'arrêta, étonné de ces démonstrations de reconnaissance et
de ces discours dans une langue qu'il ne comprenait pas. — Les
dames veulent te remercier du service que tu nous as rendu à
tous; c'est Dieu qui t'a conduit sur notre chemin, dit Stewart en
persan.
— Chaque homme a sa destinée écrite sur son front, répondit
l'agha. Je dois plus remercier mon étoile de m'avoir amené ici que
vous ne devez remercier la vôtre de m'y avoir rencontré, ajouta-
t-il, ses yeux noirs fixés sur ceux de Lucy.
La jeune voyageuse voulut se lever pour aller, elle aussi, expri-
mer sa gratitude à l'agha; mais malgré l'aide de son cousin elle ne
put se tenir debout. — La crtûf/??e doit avoir eu les pieds gelés pendant
que je la portais, dit Sélim. Il faut les lui frotter avec de la neige.
— Mistress Morton s'empressa de déchausser sa jeune amie, et vit
qu'elle avait les pieds blancs, inertes et froids comme du marbre. On
apporta delà neige, et la bonne dame commença ses frictions. — Ce
n'est pas ainsi qu'on doit frotter un pied gelé, dit le Kurde à Stewart,
et il fit un mouvement comme pour montrer à la vieille Anglaise la
manière de s'y prendre; mais tout à coup il s'arrêta, retenu par une
pensée subite. Il avait compris que l'assistance d'un homme, d'un
inconnu, pourrait bien, en dépit delà gravité des circonstances, être
gênante pour la voyageuse étrangère. — Viens ici, Aïcha, dit-il en
se tournant vers le groupe réuni devant le feu. — Un garçon d'une
douzaine d'années répondit à cet appel. Sélim-Agha lui dit quel-
ques mots en kurde, et l'enfant, s'agenouillant près de Lucy, reprit
la besogne si mal commencée par la veuve du comptable. Au bout
de quelques minutes, les pieds de la jeune fille étaient redevenus
roses, et le sang y circulait; mais on ne lui permit pas de s'approcher
du feu. Elle prit à la hâte quelques alimens, une toile fut tendue
entre deux colonnes, et les deux femmes allèrent chercher derrière
ce rempart improvisé un repos bien nécessaire après tant d'émo-
tions.
Tikrane et le lieutenant demandèrent alors au Kurde comment il
s'était trouvé si à propos sur leur route. — J'ai été surpris comme
vous, dit Sélim, par le tipi] mais je connaissais depuis longtemps
cette église, et je m'y suis réfugié. Ainsi que tu as pu le voir, elle
est éloignée d'une centaine de pas seulement du lieu où vous avez
fait halte; la neige et les tourbillons vous ont empêchés de la décou-
vrir. J'ai trouvé en arrivant ces paysans qui sont là devant nous :
9oA REVUE DES DEUX MONDES.
ils s'étaient arrêtés également dans l'église avec leur âne chargé de
petit bois qu'ils allaient veifdre sur le marché de Khinis; c'est ainsi
que nous avons pu" avoir du feu. Au moment où nous allions nous
endormir, un de m.es hommes resté en sentinelle est venu m'avertir
qu'il avait entendu la détonation d'un pistolet. Pensant que ce
coup de feu était l'appel de quelque voyageur égaré, nous sommes
allés à la découverte. Voilà tout. Demain, si l'orage diminue de vio-
lence, je me rendrai à mon village d'Abdurrahmanli; j'en ramènerai
du monde avec ce qu'il vous faut pour vous remettre dans votre
route; mais j'espère qu'avant de partir pour Erzeroum vous vien-
drez passer quelque temps chez moi. Tout pauvres que nous sommes,
vous trouverez dans ma maison de quoi vous reposer de vos fa-
tigues. — Sievvart et Tikrane acceptèrent cette offre avec recon-
naissance. Quand ils s'éveillèrent le matin, ils ne trouvèrent plus
le Kurde, il était parti avant le jour.
Un rayon de soleil, pénétrant au travers du mur de toile, éveilla
Lucy. Elle fit rapidement sa toilette, et vint s'asseoir avec ses com-
pagnons devant un déjeuner aussi frugal que le souper de la veille.
Il consistait en pastourma ou viande conservée, en un peu de lait
caillé et de pâte d'abricot séchée au soleil. Mistress Morton se fit
ensuite apporter la boîte contenant la fanjeuse tapisserie qu'on avait
retrouvée sous la neige, ainsi que les autres bagnges, et elle se mit
imperturbablement au travail. Tikrane entreprit de montrer l'é-
glise au lieutenant et à Lucy. C'est un monument illustre entre
tous, contemporain, dit-on, de saint Grégoire l'Illuminateur; les
Turcs l'ont appelé Sarmadjik Kilissé à cause d'un lierre qui court sur
les sculptures de la façade. Miss Blandemere ne songeait guère à
admirer les trois coupoles de pierre, les arcades hardies, les figures
de saints qui ornent l'antique église. Elle pensait aux événemens
de la veille, à la mort qu'elle avait vue de si près, à ce sauveur in-
attendu qui, au risque de tomber dans un trou de neige ou de s'é-
garer dans les ténèbres, l'avait arrachée au plus terrible des dan-
gers. C'était, disait-on, un brigand; mais les idées de l'Orient ne
sont pas les nôtres, et d'ailleurs les parens de Lucy se vantaient de
connaître plusieurs brigands pareils dans l'histoire de leur famille.
Les Blandemere qui au moyen âge pillaient les navires échoués au
pied de leur château étaient sans doute moins scrupuleux que le
chevaleresque bandit de la montagne kurde. Ces iNormands féodaux
n'avaient pas à coup sûr la nature fine, élégante, l'élévation de
sentimens dont l'Abdurrahmanli avait donné plus d'une preuve. Com-
ment reconnaître un tel service rendu par un tel homme? Miss Blan-
demere se sentait fort embarrassée.
Vers le milieu de la journée, elle fit apporter des coussins sous
LA MONTAGNE KURDE. 935
le porche de l'église. Le ciel avait repris toute sa sérénité; le soleil
brillait sur cette neige perfide, si calme maintenant, et qui, la veille,
promenait de la terre au ciel ses vagues impalpables. Miss Blande-
mere était heureuse de revoir la lumière; au sortir d'un -grand pé-
ril, on éprouve cette calme ivresse du convalescent qui renaît à la
douceur de vivre. En promenant ses regards sur la campagne dé-
serte, Lucy vit une troupe lointaine de cavaliers qui venaient des
montagnes, du côté du nord. Ils avançaient aussi vite que le per-
mettait l'épaisse couche de neige étendue sur le sol. Sêlim-Agha
chevauchait à leur tête; mais Lucy ne le reconnut pas tout d'abord.
Il avait quitté les vêtemens turcs qui lui servaient de déguisement
lors de son expédition de Mekkio, et il reparaissait sous le brillant
costume de guerre de sa nation. Un turban blanc, étroit et haut
comme une tiare, remplaçait le fez constantinopolitain; sa veste
bleue étincelait de broderies d'argent, et sur son kilty semblable à
celui des montagnards d'Ecosse, pendait un arsenal compliqué de
petits instrumens d'argent ciselé dont les Kurdes se servent pour
charger lei:rs armes à feu. Deux longs pistolets se perdaient dans
l'écharpe de cachemire qui lui entourait la taille; un de ces sabres
anciens à lame presque droite, devenus si rares aujourd'hui, était
suspendu à son côté par une étroite cordelière de soie rouge à glands
d'or. Agile comme un cerf, son cheval turcoman enfonçait à peine
dans la neige. Ge Kurde avait une beauté vraiment noble et intelli-
gente; ses mouvemens décelaient une vigueur nerveuse et souple, la
vigueur de ces panthères apprivoisées que la mythologie hellénique
donnait pour montures aux compagnons dii Bacchus indien. Der-
rière lui marchaient une trentaine de Kurdes, équipés à peu près
de la même manière et armés de longues lances à houppes de soie
flottantes. L'étincelante lumière de ce beau jour d'hiver se reflétait
sur l'acier poli des sabres et des lances, et se décomposait en pe-
tits arcs-en-ciel dans la poussière neigeuse que soulevaient les
pieds des chevaux. — Very beautiful indeed! s'écria Stewart à ce
spectacle, en répétant sans y prendre garde la célèbre exclamation
du duc de Wellington.
On arracha mistress Morton aux délices de sa chère méridienne;
les préparatifs du départ furent bientôt terminés, et l'on se mit en
route pour Abdurrahmanli. Les chemins étaient peuplés comme à
l'ordinaire; les katerdgis, que la tempête avait retenus la veille
dans les villages, recommençaient leurs voyages, et les Européens
en rencontraient plus d'un accroupi sur les ballots, chantant la
lente complainte des cruautés de la belle Dériko. — J'aime l'Ar-
ménie, dit Lucy à l'elfendi, malgré sa neige et ses longs hivers; mais
vous avez beau dire, elle restera toujours pauvre.
036 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ne le croyez pas; elle est riche au contraire, seulement cette
richesse reste stérile. Le blé qui dort là, sous la neige, couvrira au
printemps ces plaines d'une moisson suffisante pour nourrir la moi-
tié de l'Europe. Comme les routes manquent, on ne peut expédier
le grain à l'étranger, et parfois il pourrit dans les granges; mais
nous tenons la terre, et nous la garderons : c'est là, pour les Armé-
niens, le meilleur gage d'avenir.
A côté d'eux, Sélim-Agha cheminait en silence. — Qui te rend
triste? lui demanda Lucy. — L'Abdurrahmanli ne répondit que par
le grave sourire qui lui était habituel. Miss Blandemere ne se tint pas
pour battue; elle se mit à interroger l'agha sur sa famille, sur son
passé, sur sa vie présente. Il sortit peu à peu de sa réserve, et lui
décrivit, avec une simplicité presque éloquente, les plaisirs et les
dangers de son existence nomade, les longs loisirs de l'hiver dans
les maisons bien closes, les voyages à la suite des troupeaux, pen-
dant la belle saison , lorsque la tribu plantait successivement ses
tentes sur toutes les montagnes de l'immense plateau du Taurus;
puis les luttes avec les clans rivaux, les razzias, les escarmouches
au bord des torrens et des précipices. Par momens, au milieu de
son récit, il fixait les yeux sur Lucy, s'oubliait à la contempler, et
chevauchait plongé dans une silencieuse rêverie. Lucy n'était pas
une coquette, mais elle ne pouvait observer sans un secret plaisir
l'émotion de l'Abdurrahmanli. — Ce n'est pas jouer avec le feu,
pensait-elle. Dans trois jours, nous serons bien loin l'un de l'autre.
— Après un de ces intervalles de silence, elle demanda de nouveau
à Sélim ce qui le rendait rêveur. — As-tu donc des chagrins? dit-
elle.
— Peut-être, répondit celui-ci.
— Allons, je vois que les chagrins sont une maladie de tous les
climats. Heureusement qu'il est toujours possible de s'en guérir,
d'après ceux qui s'y connaissent.
Le Kurde la regarda avec son sourire mélancolique. Leurs com-
pagnons étaient restés un peu en arrière ; il se pencha vers miss
Blandemere, et, presque à l'oreille, lui dit ces vers d'une vieille an-
thologie persane :
— Féridoun, tes pensées sont tristes comme les pleureuses des funérailles.
— Ma sœur, les cheveux blonds de l'étrangère sont des rayons de soleil;
Les rayons me sont entrés au cœur, et ils me brûlent.
— Féridoun, les filles de notre pays ont des remèdes pour ces maux.
— Ma sœur, on n'oublie le mal dont je souffre
Que sous les cyprès funéraires, aux portes de la ville.
Miss Blandemere devint fort rouge. — C'est ma faute, pensa-
t-elle. Mes questions ont été imprudentes, et je devais prévoir
LA MONTAGNE KURDE. 937
cette réponse. — Gomme en même temps Stewart et l'Arménien
les avaient rejoints, Sélim put mettre son cheval au galop et s'é-
loigner de Lucy. Elle ne songeait pas à lui en vouloir; cet aveu,
qu'elle avait involontairement provoqué, était fait d'un ton de tris-
tesse résignée qui l'empêchait de paraître audacieux. Pendant tout
le reste de la journée, le Kurde se tint loin de miss Blandemere;
mais celle-ci ne put s'empêcher de rêver souvent aux étranges mé-
taphores de cette poésie persane, pour qui « les cheveux blonds de
l'étrangère sont des rayons de soleil. »
Tourmenté par les incertitudes et les préoccupations de son
amour, le lieutenant n'avait pu remarquer sans dépit le long en-
tretien de sa cousine et de l'agha : ce n'était pas qu'il voulût voir
en Sélim un rival; il aurait été jaloux à l'occasion du dernier cor-
nette de sa compagnie, mais ne pouvait l'être d'un Kurde. En s' ap-
prochant de miss Blandemere, il lui dit d'un air un peu contraint :
— Ce que vous racontait Sélim- Agha était donc bien intéressant?
— Très intéressant, répliqua presque durement Lucy, à qui la
question avait déplu.
La conversation en resta là jusqu'au moment où l'on arriva en
vue d'Abdurrahmanli,
III.
Le chef des Abdurrahmanli était sincère quand il disait « qu'on
n'oublie qu'au tombeau le mal dont il souffrait. » En voyant Lucy
pour la première fois, il avait été ébloui. Cette beauté si différente
de celle des femmes du pays avait produit sur le Kurde l'effet d'une
révélation. Il ne soupçonnait pas qu'il pût exister au monde une
chevelure aussi blonde, des joues aussi fraîches, des yeux bleus
d'un éclat aussi pur. Lorsque le hasard le remit en présence de
cette merveilleuse créature, il sentit s'allumer en lui un amour dé-
vorant, irrésistible, comme l'étaient toutes les passions de sa na-
ture indomptée. 11 était complètement subjugué. Miss Blandemere
fût-elle venue chez lui comme captive au lieu d'y accepter l'hospi-
talité qu'il ne se fût pas montré moins respectueux pour elle; il
reconnaissait l'ascendant d'un être d'ordre supérieur, différent de
tout ce qu'il avait vu jusqu'alors.
Quoiqu'il ne raisonnât guère ses impressions, il comprit qu'il
était rejeté hors de toutes les voies à lui connues, et se sentit
perdu. Il était dans la situation d'un homme qui, au bord de la
mer, n'aurait jamais marché que sur des plages solides, et qui tout
à coup serait transporté au milieu des sables mouvans. Seulement
en pareil cas un Européen se débat, lutte contre le danger même
938 REVUE DES DEUX MONDES.
inconnu et mystérieux; un Oriental accepte silencieusement la des-
tinée qui lai est faite. Souffrir et subir, c'est la devise des races fa-
talistes. Après que son cœur lui eut révélé qu'il aimait et que son
instinct l'eut averti qu'il n'avait pas d'espérance à concevoir, il ne
trouva pas d'autre parti à prendre que celui de s'abandonner aux
événemens. — J'ai encore, pensa-t-il, quelques heures, quelques
jours peut-être à la voir. — Ce fut là toute sa consolation; quant à
C3 qui adviendrait après le départ de l'étrangère, ce n'était pas son
affaire k lui, cela regardait le destin. 11 sentait confusément qu'elle
avait fait un grand ravage dans sa vie, que, lorsqu'elle ne serait
plus là, il ne pourrait plus revenir à son existence ordinaire; mais
il remettait à l'heure à venir le souci de prendre une détermina-
tion.
Il ne faisait pas encore nuit quand l'Agha et ses hôtes arrivèrent
à Abdurrahmanli. C'était un groupe d'habitations à demi souter-
raines qui s'échelonnaient sur la pente assez raide d'une sorte de
promontoire entouré de trois côtés par un torrent alors gelé. Les
maisons, fort spacieuses, étaient toutes adossées à celte pente, de
manière que les portes des plus hautes s'ouvraient sur le toit en
terrasse des plus basses. Quand on dépassait le seuil, on trouvait
devant soi une sorte d'escalier de pierre qu'il fallait descendre pour
arriver au sol de l'appartement, taillé en partie dans le rocher. Ce
sont bien toujours « les demeures souterraines, pleines de grands
vases de cuivre, et où les montagnards vivent avec leurs bestiaux, »
que décrivait, il y a deux mille ans, le chef des mercenaires de Gy-
rus le Jeune.
On sait que les Kurdes ne sont guère musulmans que de nom, et
que leurs femmes ne se voilent pas comme les Turques en présence
des étrangers. Quand l'agha introduisit les Européens dans sa mai-
son, ils y furent reçus par sa sœur; c'était une femme jeune encore,
veuve d'un Kurde de la même tribu. Comme tous les Abdurrah-
manli, dont l'existence nomade se passe en Perse autant qu'en Tur-
quie, elle parlait assez bien le persan. Elle accueillit miss Blande-
mere avec une politesse un peu hautaine; elle semblait habituée à
commander dans la maison, et n'avait rien de la timidité des femmes
du Levant. En réalité, c'était elle qui menait les affaires de la tribu,
et qui inspirait les résolutions prises dans cette petite république
dont l'agha était le président.
Elle présenta à miss Blandemere sa fille, toute jeune encore, et
qui, par suite d'un étrange caprice de la nature, était blonde
comme une femme du nord. Lucy lui demanda son nom. — On
m'appelle Frandjik (la petite Franque), répondit l'enfant. On m'a
donné ce nom à cause de la couleur de mes cheveux, qui ressem-
LA MONTAGNE KURDE. 939
blent aux tiens, ajouta-t-elle en baisant une des tresses flottantes
qui tombaient sur les épaules de miss Blandemere.
Le repas du soir fut somptueux. On y servit un mouton apprêté
à la manière du pays, un rôti de forêt, comme l'appellent les gens
de l'Analolie, puis des volailles presque grasses, chose rare en Tur-
quie, des fruits conservés et toute sorte de crèmes. Pendant le dî-
ner, un vieux musicien, qui était à la fois le poèLe et le sorcier de la
tribu, chantait des chansons dans les trois langues des Abdurrah-
manli, le kurde, le turc et le persan. 11 était aveugle comme Ho-
mère, et tenait en main un instrument composé de trois cordes de
métal tendues sur une planche de bois. La lyre de ces mi'nétriers
ambulans qui furent les pères de la poésie hellénique ne devait
être ni beaucoup plus compliquée, ni beaucoup plus harmonieuse.
Quand on quitta la table ou plutôt le large plateau d'élain ciselé
qui en tenait lieu, le vieillard déposa près de lui sa guitare, et, pre-
nant un neil, sorte de flûte aux sons doux et mélancoliques, il fit
entendre les premières mesures de l'air sur lequel on chante les
vers persans de la Douleur de Féridoun (1). L'agha l'interrompit
brusquement, lui dit. que c'était assez de musique comme cela, et
parut, pendant le reste de la soirée, plus songeur et plus préoc-
cupé que jamais.
La sœur de Sélim conduisit elle-même les deux étrangères dans
une maison voisine qui avait été préparée pour les recevoir. — Ma
fille restera ici, dit-elle, et passera la nuit auprès de vous. — La
chambre à coucher était grande, fort propre, et égayée par la lueur
d'un beau feu flambant. Sur le plancher étaient étendus des ma-
telas recouverts d'épaisses couvertures à larges raies de couleur.
Mistress Morton, qui tombait de sommeil, se coucha la première.
Elle fut satisfaite de la manière dont les Kurdes entendaient les
conditions matérielles de l'existence, et déclara que depuis long-
temps elle n'avait pas trouvé de si bon lit. Cinq minutes après, elle
dormait du plus profond sommeil. Lucy se déshabilla, mais ne pa-
rut pas aussi pressée de partir pour le pays des rêves; elle resta
longtemps éveillée, causant avec Frandjik. Elle s'était sentie prise
d'une subite affection pour cette petite Kurde, blonde comme elle-
même, et en qui elle croyait retrouver une compatriote. L'enfant
n'avait pas hérité de la nature impérieuse de sa mère; elle se mon-
tra dès l'abord confiante et affectueuse à l'égard de la belle An-
glaise.
Frandjik n'était pas sans quelque ressemblance avec Sélim-Agha;
(1) Féridoun est le héros légendaire de plusieurs poèmes héroïques persans très
anciens. Les improvisateurs prennent volontiers, aujourd'hui encore, ses aventures
pour sujet de leurs récits.
©40 REVUE DES DEUX MONDES.
c'étaient les mêmes yeux noirs doux et pleins de flammes, les mêmes
élans passionnés promptement contenus, les mêmes accès de mé-
lancolie intermittente, et miss Blandemere ne lui sut pas mauvais
gré de la ressemblance. Le nom du chef abdurrahmanli revenait à
chaque instant sur les lèvres de l'enfant. — Elle l'aime déjà sans
doute, pensait Lucy, ou elle l'aimera bientôt. — Peut-être Lucy ne
se trompait-elle pas. Frandjik était très-jeune, mais les courts et
brûlans étés de l'Arménie mûrissent vite la jeunesse des filles, et
quand la nièce de Sélim-Agha, par les belles matinées d'hiver, in-
terrompait son travail de broderie pour regarder courir les nuages
au bord du ciel, il y avait dans ses yeux une expression de mé-
ditation inquiète qui n'était déjà plus de l'enfance.
Miss Blandemere lui avait demandé pourquoi elle se teignait le
bord des yeux avec cette couleur noire qu'on appelle le surmeh. —
Nous autres gens de la montagne, nous sommes obligés de nous
peindre ainsi les paupières, avait répondu Frandjik. Ce n'est pas
pour paraître plus beaux, mais parce que la petite ligne noire que
vous voyez rend les yeux moins sensibles à la réverbération des
neiges. — Cependant le lendemain, quand elle vint retrouver Lucy,
toute trace de surmeh avait disparu; je ne sais comment elle s'y
était prise pour l'enlever, car il est, dit-on, très difllcile de se dé-
barrasser de cette teinture.
Ce jour-là, Sélim-Agha fit visiter le village à ses hôtes. Les Ab-
durrahmanli étaient relativement peu nombreux, mais assez riches,
plus riches même que les Haydéranli, dont ils sont un rameau dé-
taché. Presque toutes les maisons étaient commodes, sèches et
chaudes. Les ustensiles de cuivre qui les remplissaient brillaient
de propreté. Des étables immenses servaient au bétail de retraites
d'hiver : on voyait là des bœufs, assez petits et maigres à la vérité,
des moutons magnifiques à large queue, des chèvres à longs poils
tombant jusqu'à terre. Ces troupeaux avaient pour gardiens de ter-
ribles chiens efflanqués, hauts sur jambes, habitués à combattre
l'ours et à étrangler un loup d'un coup de dent. Des filles aux che-
veux nattés, à l'air un peu sauvage, sortaient de la bergerie avec
de grands vases de cuivre poli pleins de lait écumant, et jetaient
en passant sur les étrangers un regard effarouché.
Partout où ils allèrent ce jour-là, ils trouvèrent le nom de Sélim
dans toutes les bouches. Un agha ne peut exiger des Kurdes l'o-
béissance un peu servile ni l'aveugle soumission avec laquelle on
exécute les ordres des grands parmi les Orientaux. Le pouvoir
d'un chef de tribu est fondé moins sur le respect qu'inspire son
origine que sur son courage, son habileté et son mérite person-
nel. Les aghas sont au milieu des leurs comme étaient au moyen
LA MONTACNE KURDE. 9^1
âge les capitaines, souvent héréditaires, des villes italiennes. Sélim
possédait à un haut degré les vertus et les défauts de son peuple;
il était loyal, chevaleresque, intelligent et bon, mais aussi super-
stitieux et prompt à la vengeance. Il se montrait à l'occasion un
terrible justicier. Un villageois arménien de passage à Abdurrah-
manli raconta l'histoire suivante à Tikrane. Le cadi de Kara-Aghatch
avait battu et dépouillé de ses biens un pauvre paysan chrétien des
plaines coupable d'avoir défendu sa femme qu'un soldat outrageait
odieusement. Sélim-Agha traversait alors le pays, au retour d'une
expédition contre son éternel ennemi le chef de Mekkio. Le paysan
vint se plaindre à lui. L'agha ouvrit, de son autorité privée, une
enquête sommaire, alla prendre le cadi dans sa maison, lui fit couper
la tête, et abandonna au paysan une grosse part du butin prove-
nant de la razzia. L'autorité, pour diverses raisons qu'il serait trop
long de rapporter, ne tira pas une vengeance immédiate de la. mort
du cadi, et le chef des Abdurrahmanli eut depuis ce jour dans la
province une haute réputation de défenseur des faibles et de re-
dresseur de torts.
Il était heureux de montrer à miss Blandemere sa rustique opu-
lence; mais il ne dit pas un mot qui pût trahir les sentimens dont
la veille il avait laissé échapper l'aveu. Il se contentait de regarder
Lucy et d'admirer longuement, quand elle marchait devant lui, la
souplesse de sa taille et la grâce de sa démarche. Miss Blande-
mere finissait par ressentir les effets de la sympathique attraction
que le Kurde semblait exercer sur tout le monde, elle se plaisait à
l'entendre parler, et, quand elle lui répondait, sa voix avait des
accens d'une caressante douceur.
Les deux compagnons de miss Blandemere voyaient Sélim-Agha
d'un œil moins favorable. L'Arménien se sentait mal à l'aise auprès
de ce représentant d'une race conquérante qui avait constamment
battu la sienne. Un raïa, quel qu'il soit, ne peut que haïr un mu-
sulman. D'ailleurs, quoique Tikrane fût traité courtoisement par
tout le monde, il était clair que sa situation d'effendi chrétien ne
lui valait pas grande considération de la part des gens de la tribu,
et ces prétentions même tacites à la supériorité de race sont hor-
riblement blessantes pour ceux qui doivent les subir; mais le plus
malheureux des deux voyageurs était sans contredit le lieutenant
Stewart. Depuis que ce Kurde était là, l'officier croyait se sentir
plus loin du cœur de sa cousine. Tout le voyage n'avait été pour
lui qu'une longue série de déceptions, et pour comble de malheur
il ne pouvait se dissimuler que Lucy accordait à leur hôte une at-
tention qui ressemblait beaucoup à de la sympathie. En ce moment,
Stewart trouvait dur d'être l'obligé de l' Abdurrahmanli. S'il avait
9A2 REVUE DES DEUX MONDES.
cru pouvoir payer avec deux mille livres sa dette de reconnaissance,
il aurait tiré de sa poche son carnet de chèques avec un joyeux
empressement.
Le soir, il prit Lucy à part et lui demanda quand elle comptait
qu'il conviendrait de repartir. — Vous êtes bien pressé, répondit-
elle. Nous devons assez à l'agha et à ses compagnons pour leur
faire l'honneur de passer quelques jours chez eux.
— Il semblerait que vous avez des raisons pour désirer cette
prolongation de séjour.
— Que voulez-vous dire?
— Je veux dire que, si cet homme n'était pas un Kurde, on pour-
rait croire qu'il ose vous aimer, et que vous ne faites pas ce qu'il
faut pour le ramener à des idées raisonnables.
A peine le lieutenant eut-il dit ces mots qu'il les regretta de tout
son cœur; mais ils avaient été entendus. Miss Blandemere s'en
crut d'autant plus offensée qu'elle ne se sentait pas complètement
innocente. — Quand il en serait ainsi, dit-elle, je ne vois pas ce
qui vous autorise à me demander des comptes. Je n'ai d'engage-
mens avec personne, et je suis maîtresse de moi-même. — Elle se
leva brusquement, traversa la chambre d'un air irrité, et sortit.
11 était déjà assez tard. Quand elle entra dans son appartement, elle
trouva mistress Morton couchée et endormie. Elle s'assit devant le
foyer. Stevvart l'avait profondément blessée; elle ne lui avait pas
donné le droit d'être jaloux, se disait-elle. Et d'ailleurs pourquoi
parler de Sélim avec ce mépris? Lucy devait s'avouer à elle-même
qu'elle n'était pas restée insensible aux séductions de ce Kurde,
comme l'appelait son cousin, et quelque chose des dédains de Ste-
wart remontait jusqu'à elle.
Pendant qu'elle regardait tristement la flamme qui dansait au-
dessus de l'immense fagot de broussailles, la porte s'ouvrit; c'était
Frandjik qui entrait. Voyant Lucy plongée dans ses pensées, elle ne
voulut pas l'en distraire. Elle s'assit à ses pieds, et resta silencieuse
jusqu'au moment où miss Blandemere s'aperçut de sa présence. —
ïu étais là? lui dit celle-ci en l'embrassant. — Lucy se sentit heureuse
de voir la petite Kurde auprès d'elle. L'enfant la tirait de son iso-
lement : mécoiîtente d'elle-même et des autres, miss Blandemere
trouvait pénible cette solitude où la poursuivaient ses tristes pen-
sées.
Frandjik était une étrange créature : douce, tendre et craintive,
elle étonnait les rudes montagnards parmi lesquels le hasard l'avait
fait naître. Elle toussait souvent, et on se demandait comment sa
petite poitrine pouvait respirer l'air vif de la montagne. Plus jeune,
elle n'aimait pas les jeux bruyans des enfans de son âge, et main-
LA MONTAGNE KURDE. 9A3
tenant on ne pouvait deviner à quoi elle songeait quand elle restait
des heures entières assise sur un rocher, suivant d'un œil rêveur
les lignes capricieuses des sommets qui bordent le ciel comme les
rivages de l'infini.
Elle appuya sa tête sur les genoux de Lucy, et toutes deux se
mirent à causer. Elles passèrent ainsi une partie de la nuit. Frand-
jik, que sa mère ne choyait guère, la regardant comme un peu
folle, trouvait un plaisir inexprimable à ces entretiens. Elle s'igno-
rait trop elle-même pour beaucoup apprendra sur son propre
compte à sa nouvelle amie; mais son cœur était tout plein, et elle
avait besoin de l'ouvrir. N'ayant jamais quitté ses montagnes, ne
connaissant môme pas les villes voisines, elle ne pouvait se plaindre
de la destinée qui lui était faite ni en souhaiter une meilleure; mais
son oncle était le seul être qu'elle aimât véritablement, et elle
comprenait d'instinct qu'il y avait ailleurs des cieux plus doux que
le ciel de ses campagnes natales. Elle aurait voulu suivre Lucy, et
se désolait à la pensée de la quitter. Puis elle reparlait de son oncle,
des bontés qu'il avait pour elle; jamais il n'avait dit, ce que répé-
taient tous les autres, que les djadés (magiciennes) avaient jeté un
sort à la petite Franque. Elle finit par éclater en sanglots. Lucy
lui demanda la cause de ses larmes ; Frandjik ne pouvait la dire,
car elle-même ne la savait pas. Miss Blandemere la fit asseoir au-
près d'elle, sur le lit, et tâcha de la consoler; peu à peu ses larmes
tarirent, et elle s'endormit comme un enfant clans les bras de son
amie.
A ce moment, il semblait à miss Blandemere que le sort s'était
trompé dans le lot qui lui était destiné, de môme qu'il avait mal
choisi celui de Frandjik. Elle n'aurait pas vécu sans plaisir dans
cette sauvage contrée, dont les horizons nobles et sévères et dont
les violens contrastes charmaient les fantaisies de sa nature ardente
et sérieuse tout ensemble. Elle aurait trouvé ici, pensait-elle, une
foule de satisfactions intimes qui lui manqueraient peut-être dans
un milieu plus civilisé : quant à la simplicité de la vie pastorale, qui
aurait épouvanté une autre Européenne, elle s'y serait faite sans
regret.
Gomme elle ne pouvait dormir, elle prit sur une tablette un nar-
ghilé qui était là tout préparé pour elle. Le lombéki qu'on brûle
dans ces narghilés est une herbe aromatique qui n'a rien de l'âcreté
de notre tabac; il plaît à presque toutes les femmes qui habitent
l'Orient, même aux Franques, et Lucy avait pris, à Tauris, l'habi-
tude de le fumer. Seulement il se trouva que les feuilles de ce
lombéki étaient mélangées d'un peu d'opium. Il n'y en avait pas
assez pour enivrer complètement miss Blandemere; mais sous Fin-
944 REVUE DES DEUX MONDES.
fluence de ce narcotique, si faible qu'il fût, ses pensées devinrent
plus libres, plus légères en quelque sorte, et s'envolèrent plus fa-
cilement vers les régions de la fantaisie. Tout en fixant ses yeux
sur les fines découpures de bois du plafond, doré par les derniers
reflets de la flamme expirante, elle commença tout éveillée un
rêve plus aventureux peut-être que ceux du sommeil. Elle se figu-
rait qu'elle était la maîtresse de ces demeures, que sa vie devait
dorénavant se partager entre les travaux de l'hiver dans les grandes
habitations souterraines et la pastorale nomade des longs mois
d'été. Comme sa compatriote lady Esther Stanhope, elle serait la
reine des tribus. Frandjik deviendrait sa fille, et celui qui l'avait
sauvée la remerciait de le sauver à son tour « du mal pour lequel
n'ont point de remède les filles de ce pays. » Ces pensées vagues
se succédaient dans son esprit comme des flots qui lentement, l'un
après l'autre, viennent déferler sur une plage et se confondent en
expirant.
Le feu allait s'éteindre, elle se leva pour le ranimer; mais elle se
sentit la tête pesante. — Cette chambre manque d'air, se dit-elle.
— Elle se dirigea vers la porte, et l'ouvrit. Dans la nuit silencieuse,
on entendait l'aboiement des chiens de garde courant autour des
bergeries. Lucy voyait comme à travers un nuage le calme paysage
d'hiver; mais les étoiles, petites et un peu pâles, lui semblaient
rayonner dans une atmosphère plus douce qu'à l'ordinaire. A la
clarté de la lune, elle aperçut une ombre qui se promenait au mi-
lieu de la neige, sur les terrasses supérieures : elle crut reconnaître
Sélim-Agha. C'était bien lui. Depuis qu'il avait rencontré l'étran-
gère, il n'avait pas eu deux heures de sommeil calme : en se rap-
prochant de l'habitation de Lucy, il croyait donner le change aux
préoccupations qui le tourmentaient. Il vit miss Blandemere, qui,
blanche comme un fantôme, s'appuyait à l'un des piliers de bois
placés de chaque côté de la porte. Le Kurde ne pouvait supposer
que ce fût bien elle qu'il trouvait là, dehors, à une pareille heure;
il pensa d'abord qu'une des aïeules de la tribu était sortie de son
tombeau pour revoir les lieux où s'était passée sa jeunesse. La ren-
contre d'un revenant est, pour un vivant, le gage d'une mort pro-
chaine : l'apparition n'efi'raya pourtant pas Sélim; il lui semblait
naturel que cette messagère d'outre-tombe vînt lui annoncer la fin
d'une soufl'rance qu'il lui semblait impossible de supporter long-
temps. Il s'arrêta et attendit. La présence imprévue de l'agha était,
pour Lucy, la continuation de son rêve : elle quitta le pilier, tra-
versa la ruelle d'un pas de somnambule, et se dirigea vers lui. Aux
rayons de la lune, Sélim distingua les traits de la voyageuse; mais
ils lui parurent animés d'une expression étrange qu'il ne leur
LA MONTAGNE KUKDE. 9Û5
avait jamais vue encore. Elle porta la main à sa tôle et chancela :
d'un bond, le Kurde fut près d'elle et la soutint dans ses bras. En
sentant le cœur de la jeune fille battre contre sa propre poitrine,
le Kurde fut plus épouvanté qu'il ne l'avait été à la pers{)ective
d'un tête-à-tête avec un fantôme. Il est bien connu dans tout le
pays kurde que les morts se plaisent à sortir de l'étroite prison du
tombeau, mais cette évocation d'une vivante, d'une Franque im-
posante, noble et froide comme l'était Lucy, c'est là un prodige qui
dépasse la puissance de l'amour même le plus ardent. D'ailleurs
ces yeux démesurément agrandis, ces frémissemens qui faisaient
palpiter la poitrine de l'étrangère, montraient qu'elle subissait
une inexplicable et mystérieuse influence. Silencieuse, elle ap-
puyait son front sur l'épaule de l'Abdurrahmanli. Celui-ci inclina
la tête vers elle, et, sans peut-être qu'il le voulût, sa bouche ef-
fleura la joue pâle de miss Blannemere. Elle frissonna à ce con-
tact; en même temps une brise passa sur le village, une de ces
brises froides tout imprégnées de l'humidité des neiges. Lucy s'é-
veilla; peu à peu l'air glacé rafraîchit son front et calma l'exal-
tation nerveuse que l'opium avait fait naître. Effrayée de se re-
trouver dans les bras du Kurde, elle le repoussa brusquement. Le
souvenir de tout ce qui s'était passé lui revint à l'esprit; mais elle
ne comprenait pas encore comment de vagues songeries commen-
cées au coin du feu l'avaient conduite jusque-là. Pendant quelques
secondes, elle l'asta debout devant Sélim sans lui parler; puis elle
lui dit : — Je dois vous sembler bien étrange! Je suis moi-même
étonnée de me voir ici. L'atmosphère trop chaude de ma chambre
m'avait rendue souffrante; j'ai voulu respirer un moment dehors;
mais le froid m'a surprise et j'allais perdre connaissance au milieu
de la neige, si vous ne vous étiez encore trouvé là pour venir à
mon secours. Je me sens mieux maintenant.
Lucy revint vers la maison et rentra. Quand la porte fut refer-
mée, elle se sentit émue et tremblante comme une personne qui
vient d'échapper à un grand danger. — Ah ! dit-elle tout bas en
passant devant sa vieille compagne endormie, tu ne sais pas quelle
folle tu as élevée! — L'air de la chambre était chargé de vapeurs
étranges, plus pénétrantes que celles du iombcki : Lucy reconnut
l'odeur particulière à l'opium, tout lui fut expliqué. Elle ranima le
feu, et ouvrit un moment le châssis de papier qui servait de fenêtre.
Miss Blandemere, en repassant dans son esprit les événemens de
la soirée, se jugea sévèrement. Elle se reprocha ses imprudentes
rêveries; elle se trouva cruelle d'avoir joué avec l'amour du Kurde
et avec l'inquiète affection de son cousin. Ce roman de vie nomade
qui l'avait un moment séduite lui parut odieux et absurde : qui
TOME civ. — 1873. 60
9hQ REVUE DES DEUX MONDES.
sait où il aurait pu la mener, s'il y avait eu un peu plus d'opium
dans le narghilé, si le souffle du vent d'hiver n'avait pas dissipé
son ivresse? Elle ne songeait plus maintenant qu'à s'éloigner du
villnge kurde, comme on s'éloigne du bord d'un prépice.
Frandjik était plongée dans un calme sommeil, mais une larme
pendait encore à l'extrémité de sa paupière close. Lucy sécha cette
larme avec un baiser; puis, s'agenouillant devant son lit, elle com-
mença sa prière du soir. Dans ce qu'elle demandait à Dieu, il y
avait des souhaits de bonheur pour cette petite amie d'un jour
qu'elle allait quitter, et qui, seule désormais, resterait livrée aux
caprices de cette destinée qui joue avec la vie des hommes comme
le vent avec les feuilles tombées. La prière finie, elle se coucha au-
près de Frandjik; leurs chevelures blondes se confondirent sur l'o-
reiller, et l'on n'entendit plus dans la chambre que le cri d'un gril-
lon caché parmi les cendres de l'âtre.
IV.
Quand le lendemain matin miss Blandemere rencontra Stewart,
elle lui tendit la main. — Pardonnez-moi, dit-elle, j'ai été injuste
envers vous hier soir, et je le regrette. J'ai un bien mauvais carac-
tère, je tâcherai que vous vous en aperceviez moins souvent à
l'avenir. Nous ne reparlerons plus de cela, n'est-ce pas? Et, pour
vous donner une première satisfaction, nous partirons demain.
Erzeroum est à deux journées de caravane d'Abdurrahmanli;
mais les chevaux, de solides bêtes choisies exprès pour le voyage,
étaient reposés maintenant, et on pouvait sans trop de difficulté
leur faire faire le trajet en un seul jour. 11 fut convenu qu'on se
mettrait en route avant le lever du soleil. Lucy se chargea d'an-
noncer à Sélim-Âgha cette détermination. — Mon cousin, dit-elle,
est forcé de hâter son retour en Europe. Moi-même je crois que
j'aurais tort de séjourner davantage dans un pays aussi froid que
l'Arménie. Vous avez pu voir que j'étais souffrante, je craindrais
les suites d'une crise nerveuse comme celle d'hier.
Le Kurde, qui ne s'attendait pas à un si brusque départ, sentit
que son cœur se brisait; mais il ne manifesta aucune émotion. — Il
sera fait comme vous le désirez, répondit-il. Je vais donner des
ordres pour que tout soit prêt demain matin.
La journée se passa tristement; Frandjik ne quittait plus miss
Blandemere, et pouvait à peine retenir ses larmes. Le lieutenant
voulut laisser à la tribu un souvenir de son passage : il payait ma-
gnifiquement les moindres services. Il prit à part le vieux barde
aveugle, et lui remplit les deux mains de medjidiés d'or. Celui-ci,
LA MONTAGNE KURDE. 9A7
fier et gueux comme un poète, accepta cette libéralité du même ton
que l'aède Démodocus recevait les présens des rois. — Je compo-
serai un poème en ton honneur, dit-il, et ton nom vivra longtemps
parmi les fils des Abdurralimanîi.
Miss Biandemere ne dormit pas de toute la nuit. Vers quatre
heures du matin, elle et mistress Morton se levèrent et se préparè-
rent au départ. Quand elles sortirent de la maison, les deux femmes
ne trouvèrent pas devant leur porte les chevaux et les muletiers
qu'elles s'attendaient à y voir; en revanche, tout le village était sur
pied et présentait l'apparence de la plus grande confusion. — Qu'ar-
rive-t-il? demandèrent-elles à Stewart qu'elles aperçurent alors à
la clarté indécise du crépuscule.
— Les Kurdes sont en grand émoi, répondit l'officier. L'agha a
disparu, et on le cherche inutilement depuis une demi-heure.
Les étrangers apprirent bientôt que les serviteurs de Sélim, lors-
qu'ils étaient entrés chez leur maître pour le prévenir que l'heure
du départ de ses hôtes était proche, avaient trouvé la chambre
vide. Son cheval favori n'était pas à l'écurie, et on ne voyait plus
ses armes à leur place habituelle. 11 lui était souvent arrivé de
partir à l'improviste pour une expédition ou un voyage; mais alors
il se faisait accompagner par quelques-uns de ses hommes et pré-
venait sa sœur de sa résolution; cette fois il n'avait rien fait de pa-
reil. Un aussi brusque départ semblait inexplicable; s'il n'alarmait
pas encore la tribu, il l'étonnait singulièrement.
Le jour ne tarda pas à paraître ; on put suivre sur la neige les
traces de pas laissées par la monture du chef. Elles se dirigeaient
vers le sud-est, c'est-à-dire du côté de la route de Perse. Plusieurs
hommes montèrent à cheval pour courir après l'agha. Les Anglais
ne voulurent pas partir avant d'être rassurés sur le compte de leur
hôte, et ils restèrent au village, attendant les nouvelles. Miss Bian-
demere était rentrée dans sa chambre. Par la fenêtre entr'ouverte,
elle entendait les conversations des gens qui passaient sur le che-
min; elle ne les comprit que très imparfaitement, mais il lui sembla
qu'on imputait aux étrangers l'événement qui troublait toutes les
têtes de la tribu; en bien des circonstances, les sortilèges des Francs
sont pour les hommes de l'Anatolie une explication toute simple
des incidens extraordinaires. Un pressentiment avertissait Lucy que
ces Kurdes ne se trompaient qu'à demi dans leurs conjectures; elle
craignait que le chef des Abdurrahmanli ne fût resté sous l'empire
du charme fatal qu'il subissait, et n'eût pris quelque résolution
désespérée. Elle connaissait trop bien l'Orient pour supposer qu'il
voulût se délivrer lui-même d'une existence devenue intolérable;
mais qui dira combien d'autres folies un homme peut commettre
sous l'influence de la passion ?
9/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant le soir arriva sans que Ton apprît rien de nouveau.
Lucy passa une partie de la nuit à consoler la petite Frandjik, qui
ne savait ce qui lui causait le plus de chagrin du prochain départ
de son amie ou de la disparition de l'agha. Quand le jour parut, les
cavaliers n'étaient pas encore revenus. La caravane ne pouvait sus-
pendre indéfiniment son voyage; il fut convenu que l'on se remet-
trait immédiatement en route; seulement, comme les étrangers de-
vaient s'arrêter quelques jours à Erzeroum , ils prièrent la sœur du
chef de leur envoyer dans cette ville un messager pour leur donner
des nouvelles aussitôt qu'il en arriverait. Lucy fit ses adieux à l'in-
consolable Frandjik, à qui elle laissa comme souvenir de son pas-
sage un bracelet de turquoises, présent de la femme du vice-roi de
Tauris, et une partie de la tribu accompagna pendant une heure
les étrangers, tout sorciers que les supposaient les fortes têtes du
village.
Le voyage se fit sans encombre par un assez beau temps. Le
matin du troisième jour, la caravane sortit d'une gorge étroite, et
vit devant elle une vaste étendue de pays. C'était une grande plaine
semblable au bassin d'une mer d'où les Ilots se seraient retirés.
Des montagnes en amphithéâtre, disposées comme les gradins d'un
cirque démesuré, l'entouraient de toutes parts; des pics élevés dé-
passaient çà et là les lignes dentelées des cimes inférieures. La
plaine était blanche de neige; des taches brunes, au-dessus des-
quelles flottaient des fumées, marquaient la place de nombreux
villages. Dans le lointain, h mi-côte des dernières hauteurs, on dis-
tinguait une tache sombre plus large que les autres; c'était Erze-
roum. Environnée par les immenses nappes de neige que le soleil
colorait de teintes bleues et roses, à demi voilée par une brume
légère que perçaient les pointes des minarets, elle apparaissait
comme ces villes fantastiques, suspendues entre le ciel et la terre,
qui servent de demeures aux génies.
Erzeroum, c'était déjà presque l'Europe; mais, si heureuse que
fût miss Blandemere de se retrouver ainsi à portée des pays civili-
sés, il lui aurait coûté de continuer son voyage sans apprendre ce
qu'était devenu son hôte de la montagne : pourtant les jours se
passèrent, et le messager promis ne vint pas. Il fallut partir pour
Trébizonde, et de là pour Constantinople. Dans cette dernière ville,
les voyageurs anglais se séparèrent de Tikrane-Effendi; quinze jours
plus tard, ils arrivaient à Londres.
Une année s'écoula. Lucy, qui avait épousé Stewart, était assise
à la fenêtre de sa chambre, dans le grand château du ^Vestmore-
land. L'hiver était revenu : les pelouses du parc, les campagnes et
le lac gelé disparaissaient sous la neige. Ce tableau lui rappela les
LA MONTAGNE KURDE. 949
solitudes de l'Arménie. On lui apporta une lettre couverte de tim-
bres multicolores : elle rompit le cachet, qui portait, en lettres
arabes, le monogramme de ÏJkrane-Eiïendi, et lut ce qui suit :
<' Constantinople, 20 octobre 1801.
« Madame, vous m'aviez chargé de vous donner des nouvelles de
nos amis de la montagne kurde; si ces nouvelles vous parviennent
tardivement, excusez-moi, je vous prie, en songeant qu'il est diffi-
cile de savoir à Constantinople ce qui se passe cà Abdurrahmanli.
Voici ce que j'ai appris tout récemment d'un voyageur qui vient de
traverser le Kurdistan.
« Sélim-Agha n'a jamais reparu parmi les siens; les cavaliers qui
s'étaient mis à sa poursuite ont perdu ses traces à la frontière de
Perse, et pendant plusieurs mois on n'a plus entendu parler de
lui. Au commencement de cette année, le bruit s'est répandu qu'il
avait été rejoindre les tribus kurdes établies aux frontières du Kho-
rassan; enfin, il y a quelque temps, un derviche voyageur venu de
iMéched a rapporté que ce malheureux Sélim-Agha s'est fait tuer
dans une rencontre avec les Uzbeks du désert de sable rouge. On
ne sait pas les moiifs de l'étrange résolution qu'il a prise : les siens
disent qu'il y a de la magie dans tout cela; quant à moi, je me
perds en conjectures.
a Vous aviez laissé à Abdurrahmanli une amie qui parlait sans
cesse de vous, la petite Frandjik; malheureusement la pauvre en-
fant est tombée malade au commencement de l'hiver. Elle avait
toujours eu une faible santé; le chagrin que lui a causé le départ
de son oncle ne lui a pas été moins fatal que les rigueurs du climat,
et elle est morte avant le printemps. Elle a demandé à sa mère
d'être enterrée avec le bracelet que vous lui aviez donné... »
— Pauvre Frandjik ! pauvre Sélim ! dit Lucy en laissant tomber
la lettre. Elle resta longtemps debout devant la fenêtre sans détacher
sa pensée du sujet de sa méditation silencieuse, sans détourner ses
yeux de ce paysage d'hiver, si semblable aux sites du pays kurde.
La seule verdure au milieu de la neige était celle d'un petit cime-
tière isolé au bas de la plaine. Ces cyprès lui rappelèrent une fois
encore les stances mélancoliques du poète persan; elles chantaient
à son oreille comme un adieu plein de tristesse résignée. Depuis
lors Lucy songea souvent aux deux tombes où dormaient dans le
fond de l'Orient ceux qui l'avaient aimée.
Albert Eynaud.
UN
ROMAN POLITIQUE
EN ALLEMAGNE
Um Scepter wid Kronen {Pour le sceptre et la couronne), von Samarow, 8 toI.; Stuttgart 18~2.
Le temps est loin où Henri Heine, en commençant une de ces
œuvres exquises qui jaillissaient de sa plume toutes empreintes de
grâce, de malice et de finesse, se trouvait obligé de dire en guise
de préface : « Ne crains rien, lecteur allemand; il ne s'agit point ici
de politique, il s'agit de philosophie, — c'est ce que tu aimes. H
est réellement très-politique de ta part de ne vouloir pas entendre
parler de politique, car tu n'apprendrais que des choses désagréa-
bles ou humiliantes. Mes amis avaient bien raison d'être dépités
contre moi parce que ces dernières années je ne me suis guère oc-
cupé que de politique, et j'ai même publié des écrits politiques. H
est vrai, disent-ils, que nous ne les lisons pas; mais que de sem-
blables choses soient imprimées en Allemagne, dans le pays de la
philosophie et de la poésie, cela suffit déjà pour nous rendre in-
quiets. Puisque tu ne veux plus rêver avec nous, au moins ne nous
éveille pas de notre doux sommeil. » Ces temps sont loin : la litté-
rature allemande s'est attachée au front une cocarde officielle dès
le lendemain de la victoire; il n'y a plus, MM. Strauss, Geibel,
Redwitz et tant d'autres l'ont prouvé, que des philosophes et des
poètes de l'empire. Voici venir maintenant le rom.ancier de l'em-
pire, romancier ou historien? Quel nom donner à ce Samarow dont
on parle en Allemagne pour la première fois ? Et d'abord qu'est-ce
que ce Samarow? C'est encore un secret, un de ces secrets mal
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. 951
gardés que tout le monde se chuchote à l'oreille. Quand Um Scep-
ter und Kronen parut dans le journal universel hebdomadaire Uber
Land und Meer, que dirige à Stuttgart M. Hacklânder, la curiosité
publique fut vivement excitée.
Une certaine habileté dans la disposition des événemens, une
certaine facilité de style trahissant l'écrivain de profession, on l'at-
tribua tout naturellement à M. Ilacklander lui-même, auteur de
la Vie militaire en Prusse et de plusieurs romans estimés; il pa-
raissait invraisemblable cependant qu'un simple particulier eût
ainsi la clé de la politique de son temps, et qu'il eût surtout l'au-
dace de s'en servir, fût-ce pour glorifier un souverain victorieux.
On s'étonnait surtout que les plus grands personnages contempo-
rains donnassent à un publiciste quelconque le droit de les mettre
en scène comme autant de marionnettes, et non pas sur les nuages
de l'apothéose où nous sont apparus l'empereur Guillaume et son
grand-chancelier entre Alexandre, Napoléon et Wellington, dans le
Chant du nouvel empire allemand, mais en déshabillé pour ainsi
dire, débarrassés même du masque transparent qui permettait de
nommer à demi-voix les originaux du Grand Cyrus. Si nous nous
avisions de poursuivre une comparaison, impossible d'ailleurs, avec
notre Grand Cyrus, Um Scepter und Kronen, histoire ou roman,
aurait deux infériorités : la première serait de remplacer la pein-
ture affectée, mais ingénieuse en somme, des nobles sentimens
d'une société polie, par les tableaux sanglans de la guerre entre-
mêlés à ces effusions mystiques dont les Allemands ont l'habitude,
et qui révoltent si justement notre goût; parmi le5 vices welches
ne figure pas du moins l'hypocrisie. La seconde infériorité serait
l'absence d'esprit; ceci ne doit point être reproché à M. Samarow,
l'équivalent d'esprit n'existant ni dans la tête allemande la mieux
organisée, ni dans le vocabulaire allemand le plus complet.
A défaut de ce don particulier, qui ne saurait leur être ravi,
M. Samarow a emprunté aux Français telle contrefaçon du patrio-
tisme affublée d'un nom ridicule et que l'Allemagne a raillée bien
longtemps. Encore le chauvinisme français est-il naïf et franc, tout
d'élan, d'instinct irréfléchi; en Allemagne, il est farouche comme
le fanatisme, raisonné, savant, éclos dans des cerveaux hégéliens
qui ne s'ouvrent à aucune émotion naturelle aussitôt qu'il est ques-
tion de principes et à' idées. Quelque forme qu'il prenne du reste,
il doit paraître sans excuse quand c'est une guerre fratricide qui
l'allume, car Um Scepter und Kronen n'est autre que le récit des
événemens précurseurs de Sadowa, en attendant peut-être un récit
bien autrement emphatique de l'invasion de 1870 et du siège de
Paris. Si l'auteur était de ceux qui, persuadés qu'on ne peut at-
teindre à la liberté que par l'unité, prennent à cause de cela leur
952 REVUE DES DEUX MONDES.
parti de la prépondérance prussienne; mais on voit trop qu'avant
ce que M. Strauss salue comme l'achèvement de la réforme, il ac-
clame, lui, l'avènement du césarisme, et que c'est un encens de
courtisan qu'il fait fumer aux pieds d'idoles dont le plus grand mé-
rite à ses yeux est d'avoir pleinement réussi. 11 met dans la bouche
même des ennemis de M. de Bismarck l'éloge du ministre, et
celui-ci, armé de foudres qu'il lance à regret, quoique d'un bras
implacable, prend tout à coup les proportions d'une figure surna-
turelle du destin. Cette admiration aveugle pour la force et le suc-
cès est moins rare qu'on ne pourrait le croire au a pays de la phi-
losophie; » elle explique ce qui a étonné tant de voyageurs en
Allemagne, la secrète sympathie vouée a Napoléon P"" par ceux-là
mêmes qui ont été ses victimes, l'étrange faveur dont on entoure,
dans les classes inférieures surtout, la légende du moderne Attila.
Le droit est un mot prononcé souvent, et faiblement compris : être
fort, être habile, vaincre, conquérir, dominer, voilà l'essentiel, la
vraie grandeur, la suprématie, l'empire avant tout.
L'intérêt qu'inspire à Samarow cette suprématie de la Prusse est
si tendre que dès les premières pages on avait cru deviner sous un
pseudonyme exotique le prince George, cousin du roi Guillaume
et auteur d'une Phèdre qui éclipse celle de Racine au même titre
que la Phèdre de Vradon. 11 est avéré aujourd'hui que le prince
George se repose sur l'éclatante renommée que lui valent une dou-
zaine de tragédies, et les soupçons après avoir effleuré de hautes
individualités politiques ont fini par s'arrêter sur M. Meding, qui,
Prussien d'origine, exerça naguère d'importantes fonctions en Ha-
novre. A cette époque déjà, il écrivait, paraît-il, des articles offi-
cieux qui n'avaient pas précisément le ton de son roman. Que la
rumeur soit ou non fondée, on peut, sans risque de ralomnie, sup-
poser que Samarow n'écrit pas avec un complet désintéressement,
et que M. le prince de Bismarck est en mesure de calculer à peu de
chose près ce que vaut son enthousiasme. Cet enthousiasme offi-
ciel se manifeste parfois de façon à faire sourire le grand homme
lui-même, n'importe! Il se sert volontiers pour impressionner les
masses de ce que sa haute sagesse doublée d'un profond scepti-
cisme tient sans doute en mépris. Voici comment, dès les premières
pages, sont placés en présence M. de Manteuffel et M. de Bismarck,
la vieille et la nouvelle Prusse :
Au mois d'avril 1S66, vers neuf heures du soir, une voiture s'arrête
devant le ministère des affaires étrangères à Berlin. Il en descend
un homme de moyenne taille, de soixante ans environ, au teint
quelque peu jaunâtre, à l'œil vif et sombre, très perçant, bien qu'il
exprime aussi le calme et la bienveillance. — Monsieur le ministre
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. 953
de Bismarck est-il chez lui? demande-t-il avec une affabilité hau-
taine. — La porte d'un salon s'ouvre, et l'on annonce : — Son
excellence de Manteuffel.
M. de Bismarck, assis devant un secrétaire encombré de papiers,
se lève avec empressement pour saluer son visiteur, qui lui tend la
main avec un sourire ému. Antithèse vivante, le passé, l'avenir, se
touchent en la personne de ces deux hommes; tous deux le sentent,
et ils restent debout un instant sans parler. M. de Bismarck dépasse
presque de la tête M. de Manteuffel, son extérieur est imposant, son
maintien prouve qu'il est habitué à porter l'uniforme, sa physio-
nomie parle d'une vie agitée, ses yeux gris et clairs semblent pé-
nétrer chaque objet qui s'offre à eux; sous le front haut et large, on
croit voir travailler la pensée. — Je vous suis obligé d'être
venu, dit-il, bien que je vous eusse prié de me recevoir chez
vous.
— Cela vaut mieux ainsi, votre visite aurait fait trop d'éclat;
d'ailleurs ici on est plus sûr de n'être pas écouté, en supposant que
notre entretien ait un objet grave.
— Hélas! il faut en effet une cause bien extraordinaire pour que
la joie me soit donnée d'entendre lés conseils de mon ancien chef!
Vous savez combien je désire vous confier mes pensées, et vous
semblez me fuir, dit Bismarck d'un ton à demi douloureux.
— A quoi bon? reprend Manteuffel. Agir moi-même, avoir seul
la responsabilité, c'était là ma maxime lorsque j'occupais votre
place. Quand un homme d'état commence à recevoir des conseils
de ci de là, il perd la force d'avancer sur le chemin que lui tracent
sa raison et sa conscience.
— Oh! s'écrie M. de Bismarck, ce n'est pas mon système d'écou-
ter tout le monde, et je ne manque pas de résolution pour faire
mon chemin moi-même; au contraire, ajoute-t-il avec un fin sou-
rire, mes amis les députés me le reprochent chaque jour; mais il
faut convenir qu'il y a des momens où l'esprit le plus ferme a be-
soin de consulter un maître qui puisse se flatter de succès tels que
les vôtres, mon ami.
— Et un de ces momens est venu? demande M. de Manteuffel en
laissant reposer un regard tranquille sur les traits agités de M. de
Bismarck.
— Vous connaissez la situation de l'Allemagne et de l'Europe,
vous comprenez donc que la crise est imminente, la crise d'où dé-
pend l'avenir des siècles prochains.
— Je crois qu'elle viendra, s'il est nécessaire qu'elle vienne;
mais, dit M. de Manteuffel après une pause, vous savez mon ap-
préhension de me mêler d'affaires qui ne me regardent pas. Est-il
permis de demander si le roi a connaissance de notre entretien?
954 REVUE DES DEUX MONDES.
— Sa majesté désire avoir votre avis.
— Alors c'est mon devoir de le donner; cependant il faut d'abord
que je sois mis au courant du but de votre politique et des moyens
par lesquels vous croyez pouvoir l'atteindre.
M. de Bismarck baisse silencieusement la tête.
— D'après la conviction que je me suis formée en observant les
événemens, continue son interlocuteur, vous voulez résoudre la
question allemande ou plutôt la trancher : vous voulez mettre entre
les mains de la Prusse toute la puissance de l'Allemagne et tourner
l'épée contre ceux qui s'y opposent; en un mot, vous voulez presser
la crise de cette maladie chronique qu'on appelle la question alle-
mande.
— Oui, je le veux, répond Bismarck d'une voix vibrante.
— Ne vous y trompez pas, vous rencontrerez une vigoureuse
résistance.
— Je le sais.
— Eh bien 1 continue M. de Manteuffel, considérons seulement
les moyens dont vous pouvez disposer. Vous avez l'armée prus-
sienne, un moyen dont je ne méconnais assurément pas l'impor-
tance, bien que dans cette lutte il y ait encore d'autres points à
considérer, les alliances, l'opinion publique. Les alliances me sem-
blent bien douteuses !.. La France? Vous devez vous rendre compte
mieux que personne de la situation à l'égard de l'homme silen-
cieux? — L'Angleterre?.. L'Angleterre attendra le succès. La Rus-
sie, elle, est sûre; la voix publique...
— Est-ce qu'il y a une voix publique?
— Il y en a une, répond en souriant M. de ManteufTel, il y a
une opinion publique qui s'élève comme le vent, aussi fugitive et
aussi terrible que lui lorsqu'il apporte la tempête. L'événement
qui repose encore dans le sein de l'avenir, c'est une guerre d'Alle-
mands contre Allemands, une guerre civile, et dans de telles con-
jonctures l'opinion publique réclame son droit. Elle peut être un
allié puissant ou un ennemi foraiidable, et elle est contre la guerre
en Prusse plus encore que dans le reste de l'Allemagne. A ne con-
sidérer que le concours même de l'armée prussienne, ceci n'est pas
indifférent.
— Supposez-vous donc..., interrompt M. de Bismarck.
— Que l'armée soit capable d'oublier son devoir et ose refuser de
marcher? Non, jamais! Il pourra survenir quelques irrégularités
dans la landwehr, mais elles seront rares; l'armée fera son devoir,
elle est l'incarnation de l'obéissance. Nierez-vous cependant qu'il
n'y ait une grande différence entre le devoir accompli avec joie et
enthousiasme ou avec appréhension?
— La joie, l'enthousiasme, naissent du succès.
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. 955
— Et jusque-là ?
— Jusque-là le devoir doit suffire.
— Eh bien! répond M. de Manteuffel, je ne doute pas que le de-
voir ne soit accompli, je voulais seulement vous prouver que ce
point important n'est pas pour vous.
— Soit ! Aujourd'hui elle est contre moi, cette opinion publique
que vous avez si justement comparée au vent et qui, changeante
par conséquent, tournera comme tournent les girouettes.
— Mais le succès est-il sûr, est-il préparé? Nous avons traité
deux questions, venons maintenant à la troisième, la plus grave,
aux alliances. Où en êtes-vous avec la France, avec Napoléon?
A cette question directe, les lèvres de M. de Bismarck frémis-
sent en répliquant : — Nous sommes d'accord autant qu'on peut
l'être avec ce sphinx.
— Avez- vous des promesses, des traités, ou une parole person-
nelle de Napoléon?
— Je répondrai, dit Bismarck, puisque je me trouve devant mon
maître. Eh bien ! j'ai parlé à l'empereur, mais vous savez combien
il est difficile de pénétrer ce caractère mystérieux et d'obtenir de
lui des promesses formelles.
Pendant cette conversation, M. de Bismarck feuillette des papiers
qui se trouvent sur la table. — Voici le traité avec l'Italie, fait avec
le général Gorone, qui nous promet d'attaquer l'Autriche méri-
dionale.
— La France, qu'exige-t-elle pour sa part?
— Elle demande la Yénétie pour l'Italie.
— Et pour elle-même?
— Rien du tout.
— Rien? réplique M. de Manteuffel avec un sourire de doute. Et
le Hanovre, vous est-il favorable?
— C'est ma sincère volonté de lui donner une position honorable
dans l'Allemagne du nord et de gagner sa sympathie; mais il faut
que l'on cesse aussi de nous faire sentir toujours que nous sommes
pour lui un obstacle.
— Qu'a promis le comte de Platen à cet égard?
— La neutralité.
— Le traité est-il conclu? demande M. de Manteuffel.
— Le comte de Platen ne pouvait le décider seul et désirait que
cette affaire restât secrète; je l'ai assuré que l'amitié du Hanovre
nous était précieuse, que nous souhaitions la conservation du trône,
bien que ce ne soit pas l'avis de tous les Prussiens, comme vous
savez.
— Croyez-vous que le Wurtemberg et la Bavière restent neutres
en cas de guerre contre l'Autriche?
956 REVUE DES DEUX MONDES.
— Non , répond M. de Bismarck.
— C'est alors l'armée prussienne seule qui vous donne de la sé-
curité; tous les autres points d'appui sont imaginaires. L'attitude de
la France n'est ni ferme ni définie, l'Allemagne en général me paraît
être ennemie; je ne me fie pas au Hanovre, il peut devenir dange-
reux. Une question encore, qui n'est pas la moins sérieuse : cette
guerre est- elle nécessaire? Vous savez si je désire que la Prusse se
place à la tête de l'Allemagne ; j'ai toujours compté sur le temps
pour obtenir pacifiquement ce résultat. Pourquoi troubler la Prusse
par les chances incertaines d'une guerre?
A ces mots, Bismarck se lève vivement, et, saisissant la main de
Manteuffel , répond : — 0 mon ami, je reconnais votre prudence et
votre délicatesse, mais moi non plus, je ne joue pas légèrement
avec le sort de la Prusse. Ce n'est pas moi qui ai provoqué la guerre,
on me l'impose. N'y a-t-il pas aussi des momens dans la vie où
l'action prompte et la résolution hardie sont nécessaires pour at-
teindre aux grandes choses et pour détourner de grands maux?
— Si pourtant vous ne réussissiez pas, demande M. de Manteuffel,
quelles précautions aurez-vous prises pour sauver la Prusse de sa
perte? "Vous savez qil'un bon général pense d'abord à la retraite.
— Si je croyais possible que noire armée fût battue par l'armée
autrichienne, je ne serais pas ministre prussien.
A ces mots, M. de Manteuffel prend congé. — Notre conversation,
dit-il, me semble terminée.
— Adieu, dit tristement M. de Bismarck, vous m'ôtez une espé-
rance, un appui.
— Mes vœux les plus ardens, répond M. de Manteuffel, seront
toujours pour le bonheur de la Prusse.
M. de Bismarck reconduit silencieusement son hôte en songeant :
— N'a-t-il pas raison? Peut-être? Si le succès nous faisait défaut,
quelle serait l'issue?.. Il faudrait se retirer comme un joueur im-
prudent, condamné par tous dans l'avenir; — d'un autre côté, re-
culer avec la conviction de la victoire dans le cœur, perdre le mo-
ment propice et avec lui l'avenir de la Prusse, que je vois si brillant
devant moi ! Ce que tu perds en une minute, une éternité ne saurait
te le rendre...
Sur cette sentencieuse réflexion, il passe dans le salon, où se
trouvent M"'^ de Bismarck, sa fille et son confident, M. de Keu-
dell; il s'assied affectueusement auprès de sa femme et prie son
jeune ami de faire un peu de musique. M. de Keudell obéit, il exé-
cute en virtuose la marche funèbre de Beethoven. « Tous les trois
se sentirent émus en écoutant. M. de Bismarck regardait autour de
lui comme s'il venait de s'éveiller d'un songe. Pendant quelques
minutes, il resta debout, immobile, puis, s'adressant à lui-même, il
ROMAN PuLiTiQUii L^ allemagm;. V)57
prononça ces mots : — Quand je mourrai, que mon âme s'élève au
ciel entourée de pareils sons. — Oubliant la société, tout absorbé
en lui-même, il sortit de la chambre, suivi des regards de M""" de
Bismarck. » Lorsque M. de Keudell, appelé par le ministre, se rend
dans son appartement : — Cher ami, lui dit ce dernier, voici quel-
ques instructions pour nos ambassadeurs à Vienne, à Francfort, à
Berlin. Voulez-vous les expédier sur-le-champ?
— Aussi promptement que possible, répond M. de Keudell, — et
jetant un coup d'œil sur les papiers : — Excellence, c'est la guerre!
dit-il avec effroi.
— C'est la guerre, répète Bismarck, et maintenant bonne nuit! Je
suis fatigué, mes nerfs demandent du repos.
Après la difficulté de traduire en allemand un roman français,
difficulté à peu près insurmontable, pour les scènes dialoguées sur-
tout, à cause des tournures alertes et familières qui font notre su-
périorité dans la conversation et le style épistolaire, il n'y en a pas
de plus grande que de traduire en français les lenteurs, l'emphase,
les circonlocutions, les richesses surabondantes d'un ouvrage d'ima-
gination allemand. La forme où se coule la pensée diffère déjà
beaucoup chez les deux peuples, et cette fois il ne s'agit pas seu-
lement de la forme, le fond lui-même est souvent d'une véritable
étrangeté.
Du chapitre caractéristique qui vient de nous montrer le Dieu
des armées, la patrie, Beethoven, mêlés en un ragoût éminemment
prussien, nous passerons à celui qui nous transporte par opposi-
tion au milieu des frivoles élégances de la cour de Vienne.
Dans les salons du comte de Mensdorf, meublés avec un luxe in-
comparable, brillent les riches toilettes, les uniformes somptueux,
et s'entre-croisent les rires légers, les conversations mondaines. La
comtesse reçoit ses invités avec cette grâce aisée qui est propre à
l'aristocratie viennoise. Suivent de nombreux portraits, celui de la
princesse Obrenovitch, femme séparée du prince Michel de Ser-
bie, toujours vêtue de noir, ce qui rend sa beauté plus touchante,
celui du brave et galant baron de Reischach , que ses blessures
glorieuses ont forcé de se retirer du service actif, mais qui porte
sur l'uniforme gris de feld-maréchal-lieutenant la croix de Marie-
Thérèse, la médaille de Léopold, la croix de Malte, attestant une
carrière noblement remplie, — tous les membres du corps diploma-
tique, parmi lesquels l'ambassadeur français, M. le duc de Gramont,
avec sa taille élevée, sa tournure presque militaire, ses traits aris-
tocratiques, sa réserve affable et gracieuse. « Son front est haut
et franc, dit l'auteur, mais dans ses yeux on lit cette insouciance
flegmatique qui est aussi un héritage de l'ancienne noblesse fran-
çaise, si souvent disposée à prendre, dans les phases les plus cri-
958 REVUE DES DEUX MONDES.
tiques de l'histoire, tant de choses sérieuses avec une légèreté qu'on
ne peut s'expliquer. » — La conversation s'engage entre lui et un
homme vêtu avec une simplicité recherchée, la poitrine ornée du
ruban blanc et orange et de la plaque de l'aigle rouge de Prusse,
— dans aucun de ces portraits, on ne nous fait grâce de la moindre
décoration. C'est M. de Werther, ambassadeur de Prusse.
— Enfin, monsieur le duc, dit-il en français, je trouve l'occasion
de vous souhaiter le bonsoir. Comment est M'"^ la duchesse? Je ne
l'aperçois pas.
— Un peu enrhumée, réplique i'ambassadeur, et M'"^ de Wer-
ther? Elle aussi apparemment est victime de la grippe.
— Oui, monsieur, elle est souffrante, et je ne serais pas venu, si
ce n'était mon devoir de recueillir des nouvelles.
— Avez-vous réussi? demande le duc.
— Pas encore. Le comte de Mensdorf est chez l'empereur, m'a
dit la comtesse. Vous savez sans doute que la situation se tend de
plus en plus?
— Je regrette qu'il en soit ainsi, dit M. de Gramont; des préten-
tions opposées ne peuvent que provoquer la guerre, et je ne la dé-
sire nullement pour ma part.
— Vous savez que nous ne cherchons pas la guerre; cependant
pouvons-nous l'éviter au prix de notre honneur et de notre rang de
puissance? Nous le conseilleriez-vous?
— Ces événemens sont éloignés, répond le duc, et nous ne
sommes que spectateurs. D'ailleurs, ajoute-t-il avec un sourire gra-
cieux, on nous observe, et on pourrait tirer des conséquences de
cet innocent entretien.
— Vous avez raison, reprend M. de Werther, évitons les regards
curieux. — Il quitte le duc en murmurant : — Il ne sait rien, —
pour aller chercher d'autres nouvelles auprès du général hanovrien
de Knesebeck, qui répond avec une réserve de mauvais augure,
en se bornant à exprimer ses vœux pour que la sécurité de la con-
fédération allemande , l'union entre la Prusse et l'Autriche, ne soit
pas compromise.
Tandis que la comtesse de Mensdorf met tout son art à faire ré-
gner autour d'elle, en dépit des menaces de l'horizon politique, le
plaisir et la gaîté, le comte s'efforce d'amener son souverain à la
conciliation. 11 est résolu, assure-t-on, dans le cas où il échouerait,
à quitter le ministère, ne voulant pas prendre la responsabilité
d'une rupture; mais l'orgueil de la maison de Habsbourg regimbe
contre les conseils, et M. de Mensdorf n'est pas à la hauteur de la
situation. « Il a le type français, » — n'est-ce pas dire d'un mot sa
faiblesse? Voici en quels termes il annonce au secrétaire d'état ba-
ron de Meysenbug l'issue de son débat avec l'empereur. — J'ai fait
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. 959
tout ce qui était possible pour empêcher cette résolution, qui peut-
être aura des suites terribles. Je n'entends pas grand' chose à la po-
litique, mais je suis soldat, et je comprends ce que doit être une
armée prête à marcher. La politique que nous faisons produira cer-
tainement la guerre, car Bismarck n'est pas homme à se laisser of-
fenser. Pour faire la guerre, on a besoin d'une armée bien organi-
sée; or, à mon avis, nous ne l'avons pas.
— Votre excellence s'alarme trop, s'écrie M. de Meysenbug, nous
avons huit cent mille hommes, le ministère de la guerre le con-
state...
— Le ministère de la guerre peut constater ce qu'il veut, inter-
rompt M. de Mensdorf ; je suis soldat, je connais bien la situation
de l'armée. Si nous étions en état de faire marcher seulement la
moitié de vos huit cent mille hommes, je me tiendrais pour sa-
tisfait. Et avec une pareille armée nous serons obligés d'opérer sur
deux théâtres à la fois, car vous verrez qu'au premier coup de
canon l'Italie se tournera contre nous; je suis même persuadé qu'il
existe déjà une alliance entre elle et la Prusse. Les fils de cette al-
liance aboutissent à Paris.
— M. de Gramont dit pourtant...
— Gramont! s'écrie M. de Mensdorf en s'animant, eh! croyez-
vous donc que Gramont sache ce qui se passe à Paris? Croyez-vous
que l'empereur lui donne le dernier mot de sa politique mysté-
rieuse dans des dépêches officielles? Gramont sait qu'il ne doit rien
dire de ce qui pourrait empêcher la guerre, car cette guerre sert
trop bien les intérêts français. La réunion des armées de l'Autriche
et de la Prusse inquiète Paris; à cause de cela, l'Allemagne doit à son
gré être divisée. L'Allemagne sera vaincue dans celle des deux puis-
sances qui perdra la partie; celle qui la gagnera la gagnera pour
la France. Je ne puis croire à la victoire de l'Autriche, je l'ai dit à
l'empereur, j'ai voulu donner ma démission; mais sa majesté m'or-
donne de rester, et je reste comme soldat. Si j'étais un ministre
politique de l'école moderne, je ne resterais pas. — Après cette ti-
rade, il rentre dans ses salons et s'en va causer avec M. de Gra-
mont. Peu à peu chacun sent qu'une atmosphère glaciale entoure
M. de Werther, qui dissimule à grand'peine son isolement jusqu'à
l'heure où il peut enfin se retirer.
Troisième changement de décor, et celui-ci est le plus intéressant
pour nous. Ce diable-boiteux Samarow, pour qui les palais n'ont
pas de secrets, nous transporte aux Tuileries. Un homme d'un ex-
térieur modeste monte l'escalier qui conduit au cabinet de M. Pié-
tri. C'est M. Hansen, un Danois qui se remue beaucoup pour les
intérêts de son pays natal.
i^60 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien! dit M. Piétri, vous arrivez d'Allemagne, qu'avez-
vous vu et entendu?
Au moment où Hansen va répondre, on entend du bruit de l'autre
côté du cabinet, une portière se lève, et l'empereur Napoléon pa-
raît. — Sire, lui dit M. Piétri, voici M. Hansen, un Danois qui aime
par-dessus tout sa patrie, et qui nous a rendu aussi de grands ser-
vices, parce qu'il a comme Danois des sympathiespourlaFrance.il
a parcouru l'Allemagne, il a vu des personnages importans et vient
me communiquer le résultat de ses observations.
L'empereur s'incline légèrement, u et le sourire bienveillant qui
dans la conversation éclairait parfois avec tant de charme son vi-
sage immobile passe sur ses traits comme un rayon de soleil.»
— - Je sais, dit-il d'une voix basse, mais nette, que tous les Da-
nois aiment leur pays et qu'ils sont par conséquent sympathiques
à la France, son amie. Votre nom, monsieur, m'est connu comme
celui d'un homme qui se distingue par son patriotisme ardent et
actif, même dans une nation de patriotes telle que la vôtre.
M. Hansen salue en rougissant. — Sire, de si bienveillantes pa-
roles me font presque oublier que mes efforts ont été jusqu'à pré-
sent inutiles. Puisque mon nom modeste est connu de votre ma-
jesté, elle doit savoir aussi combien j'aime la France et combien
j'honore son empereur, à qui est donné le pouvoir de décider si le
Danemark doit conserver la place qui lui convient parmi les nations
européennes.
L'empereur baisse la tête, puis, relevant son regard observateur
sur M. Hansen, lui dit, après avoir demandé à M. Piétri les dé-
pêches nouvellement arrivées : — Je ne veux pas troubler voire
conversation, monsieur; faites comme s'il n'y avait personne ici,
pendant que je lis mes lettres.
M. Piétri reprend sa place devant son bureau et fait signe à
M. Hansen de l'imiter. —Vous êtes allé d'abord à Berlin? de-
mande-t-il.
— Oui, et j'en ai rapporté la conviction que le grand conflit alle-
mand est inévitable.
— Est-ce qu'on le veut partout?
— On ne voudrait pas le conflit, mais on veut ce qui ne saurait
être atteint sans conflit.
— Et ce serait?
— La réforme complète de la confédération, la prépondérance
militaire jusqu'au Mein, la rupture avec les traditions créées par
Metternich. M. de Bismarck a pris son parti d'atteindre au but qu'il
prépare, fût-ce par les armes.
— Ne se contenterait-il pas de la possession unique du Slesvig
et du Holstein?
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. 961
— Non, sur cette base la guerre ne serait pas conjurée. Croyez-
moi, monsieur, elle n'aura pas lieu à cause des duchés allemands.
Berlin sait qu'ils lui reviendront tôt ou tard, et on ne craint guère
les résolutions du duc d'Augustenbourg; la guerre est fondée sur le
développement historique de l'Allemagne et de la Prusse. En effet,
la Prusse est non pas le second état de l'Allemagne, mais le pre-
mier, et la confédération, qui lui assigne le second rang, arrête
son développement naturel par un mécanisme dont les ressorts se
meuvent à Vienne. La Prusse veut la place qui lui appartient en Al-
lemagne, et que l'Autriche lui ravit injustement. Cette querelle n'est
pas nouvelle, et le jeu de la diplomatie européenne l'eût peut-être
longtemps laissée pendante, si le comte de Bismarck n'avait pas été
mis à la tête du gouvernement prussien. Ce diplomate est l'incar-
nation de la Prusse, fortifiée par son génie rare et original. Il n'ira
jamais à Olmiitz, il acquerra pour son pays le rang qu'il envie, ou il
périra.
L'empereur avait laissé tomber les lettres sur ses genoux, et son
œil était fixé pensif sur le visage de M. Hansen. M. Piétri, s'aper-
cevant de l'attention qu'il prêtait à cet entretien, dit en souriant : —
Il est étrange d'entendre un Danois parler ici, à Paris, avec une
telle effusion d'un ministre prussien.
— Pourquoi? répartit Hansen avec calme; l'homme qui sait ce
qu'il veut et qui emploie toutes ses forces pour faire prévaloir sa
volonté, qui aime sa patrie et qui travaille à lui procurer grandeur et
puissance, celui-là m'impose, et il a droit assurément à l'estime par
ses efforts, à l'admiration s'il réussit. Entre moi et M. de Bismarck,
il y a le Danemark. Ce qui est allemand dans les duchés, nous n'y
prétendons pas, nous réclam-ons ce qui est danois et ce qu'il faut
au Danemark pour garder ses frontières. Quand on nous aura donné
cela, nous n'aurons plus de raisons pour être ennemis de l'Alle-
magne; mais, en refusant d'accomplir nos vœux légitimes, la Prusse
trouvera toujours le petit Danemark du côté de ses ennemis et guidé
par le même motif qui détermine les actes de M. de Bismarck.
Napoléon écoute attentivement. — Croyez- vous, reprend M. Pié-
tri, que la Prusse soit disposée à satisfaire vos désirs?
— Ce n'est pas impossible, réplique avec sécurité l'agitateur
danois, surtout si la Prusse peut s'allier avec une autre grande
nation pour cet arrangement. Il n'y aurait alors qu'à fixer les limites
des intérêts allemands et danois.
— Mais, interrompt M. Piétri, si M. de Bismarck veut la guerre,
le roi ira-t-il aussi loin que lui? N'abandonnera- t-il pas plutôt son
ministre? N'avez- vous pas rapporté de Berlin l'impression que M. de
Bismarck pût être remplacé par le comte de Goltz?
xoMB av. — 1873. 61
962 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ifon, monsieur, bien que le roi désire éviter autant que pos-
sible une guerre avec l'Allemagne; mais, la question de principe une
fois touchée, le roi ne cédera pas non plus. Il a créé la nouvelle
organisation de l'armée, qui doit être admirable, il l'a emporté de
haute lutte malgré l'opposition du parlement; comment voulez-
vous qu'il cède dès la première occasion qui s'offrira d'utiliser cette
armée pour l'agrandissement de la Prusse? Quant à la position de
M. de Bismarck, elle est solide; rien n'ébranlera la confiance qu'a
le roi en son ministre.
— Et pourquoi? interrompt encore M. Piétri.
— Parce qu'il est soldat, qu'il porte l'uniforme de la landwehr.
Ceci compte plus que vous ne pouvez le croire. M. de Bismarck est
soldat, il traversera les champs de bataille aussi tranquillement que
s'il s'asseyait à son bureau. Le roi le sent bien parce qu'il est sol-
dat lui-même. De là sa confiance.
— Qu'est-ce que dit le peuple? Selon les voix de la presse, il
n'est point favorable à la guerre.
— En effet, répond M. Hansen, on craint une défaite, et la myo-
pie qui prévaut chez les membres de l'opposition est cause que l'on
croit que M. de Bismarck veut la guerre seulement pour sortir de
l'impasse où il s'est censé fourvoyé.
— Mais, reprend M. Piétri, ne serait-il pas périlleux pour la
Prusse de commencer la guerre à l'heure môme où l'opposition se
lève pour la condamner?
— Je crois, réplique froidement M. Hansen, que l'opposition se
taira dès la première bataille gagnée; chaque pas fait vers l'unité
de FAllemagne rendra populaire la guerre qui aura conduit à
ce but.
— Vous croyez au succès de la Prusse?
— J'y crois, répond M. Hansen d'un ton ferme. La puissance de
la Prusse est concentrée, celle de l'Autriche est affaiblie, privée du
vrai lien, l'unité dans le commandement. A mon avis, une politique
prévoyante doit calculer ces chances-là.
— Vous parliez d'abord de l'agrandissement de la Prusse; de
quoi croyez-vous donc qu'elle s'empare, si la victoire lui reste?
— De tout le nord de l'Allemagne sans doute. Le peuple lui-
même exigera les conquêtes les plus étendues après que le sang
prussien aura une fois coulé. Ce qu'on peut attendre de la Prusse
doit être demandé avant la guerre; une victoire, et l'on ne fera plus
de concessions à Berlin.
L'empereur se lève, et salue M. Hansen en disant : — Je suis bien
aise, monsieur, d'avoir fait votre connaissance; ce sera toujours
pour moi un bonheur d'être utile à une nation qui sait inspirer à
ses membres tant de patriotisme.
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. 963
M. Ilansen s'incline profondément et sort. Alors l'empereur s'ap-
proche de Piétri avec vivacité : — Croyez-vous qu'il soit bien in-
formé ?
— Je le connais pour un bon observateur, je sais qu'il a été reçu
par M. de Bismarck, et qu'il est en relation avec dilTérens person-
nages politiques; il s'entend très bien à sonder l'opinion, mais je
crois pourtant qu'il exagère la puissance de la Prusse.
— Je crains, moi, qu'il n'ait raison, répond tout bas l'empe-
reur, et nous nous trouvons devant un grand problème historique.
Peut-on secourir l'Autriche sans offenser l'Italie, qui est dc'jà trop
forte pour qu'on la dédaigne? Peut-on laisser faire la Prusse?
Peut-on voir se constituer l'Allemagne sans mettre en péril le pres-
tige de la France, même nos frontières, l'Alsace et la Lorraine, ces
anciens pays allemands?
Piétri se met à sourire : — Votre majesté daigne plaisanter.
— Piétri, réplique l'empereur, vous ne connaissez pas les Alle-
mands; moi je les connais et je les comprends, car j'ai vécu parmi
eux. Ce peuple allemand est un lion qui ignore sa force. Un en-
fant peut le conduire par une chaîne de fleurs, mais il est capable
de mettre en pièces noire frêle monde européen, s'il apprend à
connaître sa nature, s'il lèche du sang, et il léchera du sang dans
ce combat. Le proverbe : Voppctit vient en mangeant^ pourra bien
être justifié. Peut-être le lion allemand dévorera-t-il aussi un jour
son dompteur prussien; mais ce dernier nous sera d'abord un voisin
dangereux.
— Que votre majesté me permette de lui dire, hasarde M. Pié-
tri, que l'élément de la vie du lion allemand est le sommeil. S'il
s'éveille jamais et qu'il ait des envies aussi terribles, il trouvera
sur nos frontières la grande armée, et les aigles impériales sauront
indiquer sa place à ce lion impertinent.
L'empereur répond d'un ton triste : — Je ne suis pas mon oncle !
A croire M. Samarow, l'empereur pressent déjà que l'incendie
qui s'allume pourra bien menacer l'existence de la France et la
sienne; cependant, lorsque M. Drouyn de Lhuys vient le conjurer
d'intervenir, il se retranche dans l'immuable volonté de gagner du
temps avant tout. Un rapport de Vienne prouve que l'Autriche a
été assez aveugle pour provoquer les hostilités par une quasi-som-
mation hautaine qui s'ajoute à l'injure de la convocation des états
dans les duchés sans que la Prusse ait été consultée; un rapport
de M. Benedetti affirme que M. de Bismarck est résolu à tout.
M. Drouyn de Lhuys met ces pièces sous les yeux de Napoléon III,
il est d'avis que la guerre doit être empêchée à tout prix pour le
repos de la France et celui de l'Europe entière. L'empereur répond,
toujours imperturbable : — Croyez-vous donc que je sois assez fort
96Û REVUE DES DEUX MONDES.
pour faire rentrer dans leur fourreau les épées df]k tirées à moi-
tié? Si Palmerston vivait encore, il eût été possible de s'entendre
avec lui, mais l'Angleterre a remplacé les grandes actions parles
grands mots. Vous figurez-vous que ma voix seule suffise, et, si
on ne l'entend pas, ne dois-je pas craindre que les deux adversaires
ne se réunissent contre moi? Un tel jeu serait digne de Bismarck.
Ah! j'ai laissé cet homme devenir trop grand!
M. Drouyn de Lhuys, pour rassurer l'empereur, lui répète une
conversation qu'il a eue autrefois avec le ministre de Prusse, qui,
parlant sans détours de la guerre contre l'Autriche comme d'une
nécessité fondée sur le développement historique de l'Allemagne,
ajoutait que le moment de cette guerre dépendrait des exigences
de la politique, et qu'il ne serait jamais assez hardi, quant à lui,
pour rien entreprendre contre la France et l'Autriche réunies. — Il
suffira, continue M. Drouyn de Lhuys, que votre majesté m'auto-
rise à lui déclarer que la France ne veut pas maintenant d'une
guerre en Allemagne, et que, si elle se faisait, nous enverrions nos
armées aux frontières.
— Je ne suis pas tout à fait de votre avis, réplique obstinément
l'empereur, bien que je ne méconnaisse ni les inconvéniens qui
peuvent naître pour la France d'une guerre allemande, ni les faci-
lités que nous avons de faire valoir notre influence; mais il y a un
penchant général qui entraîne les nations à s'unir dans une activité
de travail commun, et il me semblerait grave de m'opposer à cette
impulsion du moment. L'Allemagne ne sera pas aussi dangereuse
que vous le craignez. D'abord la soif de centralisation n'existe pas
chez les Allemands; ils tendent toujours à l'état fédératif. Puis je ne
crois pas que l'un des adversaires triomphe absolument de l'autre;
ils s'aff"aibliront mutuellement, nous nous opposerons au vainqueur
pour le modérer, et le résultat pourra bien être le partage de l'Alle-
magne en deux parties : la Prusse et l'Allemagne du nord, l'Autriche
et l'Allemagne du sud.
— Ainsi votre majesté ne veut pas empêcher cette guerre?
— Je ne crois pas que je le puisse ni que je le doive. L'Italie aussi
me presse d'accomplir ma promesse : libre jusqu'à l'Adriatique,
— Un mot que votre majesté n'aurait jamais dû prononcer! dit
le ministre d'un ton ferme.
Napoléon soupire profondément. — Je veux faire encore une
tentative de conciliation. Laissez-moi demander à "Vienne si l'on
est disposé à me céder la Vénétie pour la donner à l'Italie. Cela for-
merait la base d'une alliance possible avec l'Autriche, qui nous
permît d'agir sur les affaires allemandes avec une vraie autorité et
une espérance de succès. La Saxe insiste auprès de moi pour que
je ne prête pas assistance à la Prusse. Voulez -vous instruire en se-
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. 965
cret notre ambassadeur à Dresde pour qu'il fasse entendre qu'il dé-
pend du cabinet de Vienne que cette requête obtienne la réponse que
je désire lui donner?^ — M. Drouyn de Lhuys s'incline. — Pour-
tant, continue l'empereur, il sera nécessaire de parler aussi à Ber-
lin des garanties que M. de Bismarck est disposé à nous donner dans
le cas où les vues de sa politique se réaliseraient en Allemagne.
Vous savez de quelle manière évasive on a traité ce sujet à Berlin. —
L'empereur se lève et congédie son ministre en lui tendant la main.
— Je ne puis me mêler directement de tout cela, se dit-il à lui-
même, il faut que je laisse aller les événemens; si mon veto n'était
pas écouté, je serais obligé de livrer un combat terrible, et après?..
Oui, il faut que j'essaie de diriger les événemens par une action
prudente et mesurée. — Il s'approche d'un buste de César qui se
trouve dans son cabinet, et le regarde longtemps tristement. —
Grand idéal de ma maison, je dirai encore une fois comme toi :
Aléa jacta est, mais, continue-t-il assombri, tu jetais toi-même
les dés, et tu les forçais à tomber comme tu voulais; les miens sont
jetés par la main d'une destinée impitoyable, et il faut que je les
accepte comme ils tombent...
Le tableau ne serait pas complet, si nous n'étions témoins er.
outre des incertitudes et des bonnes intentions du roi George de
Hanovre, ce modèle des vieux princes allemands qu'un écrivain de
leur pays nous montre mettant la nuit un bonnet de coton sur la
couronne qui leur a poussé tout naturellement sur la tête, pour re-
poser en paix avec les peuples endormis à leurs pieds. — « Bon-
jour, père! » crient les peuples en s'éveillant, et ces princes-là, d
répondre : « Bonjour, mes enfans! » — Le bon roi aveugle est sui-
pris par les préludes de la guerre dans les vertes allées de son beau
parc de Herrenhausen, ce Versailles en miniature créé par Le Nôtre,
où il se promène appuyé sur un bras ami, au milieu des fleurs, de?
opulens ombrages, de sa famille chérie, des tombeaux vénérés des
ancêtres. Le comte de Platen, l'opinion publique, l'armée surtout
le poussent à l'alliance contre l'Autriche; mais les excellens con-
seils de M. le conseiller de régence Meding conspirent avec ses
sympathies personnelles pour le rapprocher de la Prusse. Si M. Me-
ding est, comme on le prétend, l'auteur du roman, il ne s'est assu-
rément pas calomnié dans cette galerie de portraits où figure le
sien. Il s'attribue toutes les sincérités, toutes les prévoyances, tous
les courages; il presse le roi de conclure ce traité de neutralité qui,
rédigé à temps, en s'assurant le concours de l'électeur de Hesse et
du grand-duc d'Oldenbourg, eût empêché l'annihilation du Ha-
novre, assuré peut-être l'indépendance de la nouvelle Allemagne.
Il refuse de croire à la victoire de l'Autriche, il démêle le profond
égoïsme de la politique anglaise, il sauverait tout, mais sur ces
966 REVUE DES DEUX MONDES.
entrefaites arrive de Vienne le prince Charles de Solms, beau-frère
du roi, général autrichien, chargé d'une mission de l'empereur.
François-Joseph est résolu d'accepter la lutte pour la formation fu-
ture de l'Allemagne; il attache le plus grand prix à être entouré
dans cette crise par les princes allemands, comme il l'a été à la
convocation de Francfort...
— Où l'on m'a voulu médiatiser, murmure le roi, non sans mé-
fiance.
— L'empereur désire avant tout une ferme alliance avec le Ha-
novre, regardant comme identiques les intérêts de la maison de
Habsbourg et ceux de la maison des Guelfes.
— La maison des Guelfes a toujours combattu le césarisme , dit
le roi.
— L'empereur trouve qu'au congrès de Vienne le Hanovre n'a
pas obtenu la position qui lui était due dans l'Allemagne du nord.
— Parce que les efforts du comte de Munster n'ont pas été sou-
tenus par Metternich, riposte le roi, s' obstinant à se souvenir.
— L'empereur reconnaît la nécessité de réparer cette faute du
congrès dans la nouvelle formation de l'Allemagne, et propose pour
cela une alliance offensive et défensive.
— Sur quelles bases?
— Les voici : le Hanovre préparera immédiatement son armée
pour la guerre qu'il prendra l'engagement de déclarer à la Prusse,
de concert avec l'Autriche. En échange, l'empereur met à la dispo-
sition du Hanovre la brigade Kahk, qui se trouve en Holstein, et
lui cède pour la durée de la campagne le général de Gablenz. Il
garantit, quelle que soit l'issue, l'intégrité du Hanovre, et lui pro-
met en cas de victoire le Holstein et la Westphalie prussienne.
A cette dernière proposition, tous les sentimens de l'honnête roi
George se révoltent. H y a là une question de principes. Son avis
est qu'une guerre entre deux membres de la confédéi*ation est im-
possible d'après les lois mêmes de la confédération; si elle se pré-
sente, il l'acceptera comme un fléau de Dieu, mais loin de lui l'im-
piété de conclure des traités en vue d'une telle réalité! Jamais il
ne combattra des Allemands autrement qu'en cas de légitime dé-
fense, jamais il n'acceptera les offres qu'on lui fait pour l'agran-
dissement du Hanovre. 11 s'enorgueillit que dans le pays gouverné
par lui il n'y ait pas un pied de terre qui n'appartienne en propre à
sa maison, et il respecte le bien du prochain, comme il prétend
qu'on respecte le royaume qui est à lui par la grâce de Dieu. —
Ainsi parle ce doux prince aveugle, digne de vivre au temps des lé-
gendes, et dont les raisonnemens naïfs ont dû fort divertir en leur
sagesse pratique le roi Guillaume et son grand-chancelier.
— C'est un noble, un aimable caractère que celui de mon cousin
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. %7
George, dit cependant Je roi Guillaume. Combien j'eusse désiré
qu'il nous fût possible de rester plus intimement unis! Bien des
choses iraient peut-être mieux en Allemagne. Malheureusement il
a toujours eu de la Prusse une sorte d'appréhension. — Il plaint du
fond de l'âme ce pauvre roitelet qui s'imagine qu'il peut agir, con-
formément à son éducation de prince anglais, avec autant d'indé-
pendance et de dignité que le souverain d'un grand empire, tenant
entre ses mains des flottes et des armées; il s'attendrit sur tant d'il-
lusions, mais un regard par la fenêtre au monument de Frédénc le
Grand lui rend toute l'énergie nécessaire. — Lui aussi était seul, se
dit-il, seul comme moi, abandonné de tous, et seul il était le plus
grand ; — puis par un retour douloureux sur lui-même : — Qui
aurait pensé qu'il me faudrait à mon âge subir une telle épreuve,
conduire au combat cette armée nouvellement organisée, fruit de
mes pensées , de mes efforts, et que je voulais laisser à mon fils
comme un héritage, une garantie de puissance et de grandeur à
venir? Lorsque je reçus l'épée à l'heure de mon couronnement, la
promesse monta du fond de mon cœur de ne la tirer jamais sans la
nécessité la plus sérieuse, et, si je la tirais un jour, d'en faire usage
avec l'aide de Dieu.
Le roi joint les mains et s'absorbe dans une méditation fervente,
qu'il interrompt pour autoriser le comte de Bismarck à commencer
sans retard les opérations militaires dans le cas où ses cousins res-
teraient sourds à une dernière tentative de conciliation. — Que la
volonté de Dieu soit faite! — ajoute-t-il. Louis XI n'eût pas mieux
dit en préparant une chausse - trape après génuflexion faite aux
amulettes de son chapeau.
Quelle différence, selon le romancier prussien, avec l'attitude lé-
gère, délibérée , provocatrice de la cour de Vienne en ces graves
conjonctures ! 11 s'agit pourtant d'un adversaire inconnu depuis la
guerre de sept ans et dont on n'ignore pas la merveilleuse organi-
sation militaire; mais l'orgueil de l'Autriche est en jeu et aussi
l'indépendance des princes allemands. François-Joseph n'hésite
pas : il croit même pouvoir se passer de l'alliance française, subis-
sant sur ce point l'influence du conseiller d'état Klindworth, un
débris du temps où l'oreille de Metternich était dans tous les cabi-
nets européens, où sa puissante main dirigeait les résolutions des
cours. Le Staatsrath Klindworth est d'avis que la plus dangereuse
de toutes les fautes serait l'irrésolution; déjà on a trop tardé, il
fallait agir contre la Prusse avant qu'elle n'eût conclu son traité
avec l'Italie, et que celle-ci se fût armée. Le coup devait être brus-
que, rapide, et surprendre l'adversaire mal préparé; au lieu de
cela, on a échangé des dépêches aussi vaines, aussi oiseuses que les
interminables disputes des héros grecs devant Troie. Dès la pre-
968 REVUE DES DEUX MONDES.
mière sommation faite, les armées autrichiennes devaient passer
en Saxe : maintenant l'armée saxonne a passé au contraire en Bo-
hême; c'est là qu'il faudra se battre et porter les misères de la
guerre. Le seul moyen de réparer les premières fautes commises,
c'est de ne pas perdre un instant de plus.
— Mais l'armée n'est pas prête...
— Elle ne le deviendra pas en restant oisive en Bohême; qu'on
la fasse combattre, et elle sera prête. Quant aux offres françaises,
— une alliance en échange de la Vénétie, — elles sont inaccep-
tables. Napoléon ne prendrait pas son parti de la suprématie de
l'Autriche sur l'Allemagne unie; ce serait se préparer de nouvelles
luttes contre un allié qui n'est pas capable en ce moment d'un
grand effort militaire et dont le concours compromettrait la position
de la maison de Habsbourg en Allemagne. L'Autriche fût-elle vic-
torieuse avec l'aide des Français, l'Allemagne verrait toujours dans
la Prusse une martyre forcée de reculer devant l'ennemi juré de
la nation allemande. De cette façon, la Prusse s'assurerait des par-
tisans et recommencerait plus tard avec de nouveaux avantages.
Il suffirait d'une alliance française pour que l'Allemagne appartînt
à la Prusse. — Ces leçons de Nestor trahissent toute la profondeur
des haines de l'Allemagne entière contre 4a France, haines que l'on
a tant niées, que l'on nie encore au lendemain d'une guerre moins
impie peut-être, mais non moins cruelle que celle de 1866.
La prétendue tentative de conciliation du roi Guillaume se trou-
vant n'être qu'un redoublement d'exigences, le roi de Hanovre sort
de son imperturbable douceur. Il repousse formellement l'offre
d'alliance fondée sur la proposition d'une réforme qui lui enlèverait
la plus grande partie de sa souveraineté, puis, après des scènes de
famille touchantes, part comme un chevalier du moyen âge, ap-
puyé sur le bras de son fils, ses y'eux sans regard levés vers le
ciel, qu'il appelle au secours d'une cause juste, et confiant aux ci-
toyens de sa résidence ce qu'il a de plus cher après la patrie, sa
noble femme, ses jeunes filles. Les journées qui suivirent appar-
tiennent à l'histoire. Chacun connaît cette marche héroïque de
l'armée hanovrienne, qui se termina par la sanglante bataille de
Langensalza, et une capitulation contre laquelle s'indignèrent les
braves troupes que leur roi ne voulut pas sacrifier inutilement.
Nous négligerons donc un instant la partie politique pour dire
quelques mots du double roman d'amour qui s'entrelace aux secrets
des cabinets européens et aux mêlées sanglantes des champs de
bataille; il n'est évidemment qu'un hors-d'œuvre dont l'auteur se
sert pour relier des événemens qui sans cela ressembleraient par-
fois aux images incohérentes d'une lanterne magique. C'est avec
une sorte de plaisir d'abord que l'on est transporté du cabinet de
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. 969
M. de Bismarck dans une contrée pastorale du Hanovre, le riche
Wendtland aux plaines fertiles, aux magnifiques forêts, où se con-
servent encore les usages poétiques et hospitaliers du vieux temps,
pour assister aux préludes des fiançailles de M. de Wendenstein,
jeune oflicier hanovrien, fils du digne bailli de ce district, avec Hé-
lène Berger, la fille du pasteur de Blechow. Celui-ci avait rêvé
pour elle une autre destinée, un mariage avec son neveu, le can-
didat Behrmann, qui doit lui succéder dans le saint ministère; mais,
lorsque la guerre éclate, la douleur d'Hélène trahit le penchant de
son cœur. H se révèle plus ouvertement encore lorsqu'elle supplie
M'"* de Wendenstein, sur le point de partir pour Langensalza, où
le jeune homme a été blessé, de lui permettre de l'accompagner.
Le candidat Behrmann, tourmenté de jalousie, est du voyage. Lui
aussi veut consoler les malades et les mourans : on peut supposer en
outre qu'il compte veiller sur celle qu'il aime. H lui faut enfin se
résigner à perdre Hélène. Au pied de ce lit où le jeune officier re-
vient lentement à la vie sont décidées des fiançailles qui se célébre-
ront un peu plus tard, dans un temps de deuil pour les Hanovriens,
après la cession de leur beau pays à la Prusse. M. de Wendenstein
donne sa démission de bailli, son fils renonce à la carrière des
armes afin de ne point servir la Prusse, mais il leur reste après tout
le bonheur domestique.
Parmi les muses allemandes, la plus belle, la plus pure, la plus
sympathique est assurément la muse pastorale, qui chante les beau-
tés de la nature et les affections de la famille, celle qui a créé des
types incomparables, la Louise de Voss, la Dorothée de Goethe;
cette muse-là évite les sentiers tortueux où rampe volontiers la
politique à l'œil louche, elle craindrait d'y salir sa robe immaculée,
il lui suffit pour s'inspirer de regarder l'œuvre de Dieu ou de son-
der son propre cœur. M. Samarow a dû s'apercevoir qu'il l'invitait
en vain à semer les fleurs du ciel dans les régions basses et trou-
blées des passions humaines; la trouvant sourde à son appel, il a
voulu relever la fadeur de cette idylle par le réalisme d'un autre ta-
bleau. Aux chastes amours de l'Allemagne du nord, il s'est plu à
opposer la corruption des mœurs viennoises; il nous montre le
beau lieutenant de Stielow, éblouissant d'élégance sous l'uniforme
vert, rouge et or des hulans, partagé entre sa tendresse naissante
pour la jeune comtesse Clara de Frankenstein et l'ascendant que
conserve sur lui M'"* Balzer, sa maîtresse. Cette Baizer a un mari
qui l'exploite pour payer ses dettes de jeu, elle a un amant, le
comte de Rivero, qui se sert d'elle au profit de la politique italienne,
étant lui-même agent du pape. Après s'être battu, apparemment
par jalousie, avec Stielow, Rivero finit par montrer à ce dernier une
lettre qui ramène l'officier au bon sens et au devoir.
970 RETUE DES DEUX MONDES.
Il se jette une fois pour toutes dans les bras de son bon ange.
« Le feu follet a disparu... Maintenant sois-moi propice, belle étoile
dont la clarté me sourit si paisible et si douce ! » — L'étoile daigne,
sans trop se faire prier, descendre jusqu'à lui, et en même temps
qu'il obtient la main de la comtesse Clara, il est nommé officier
d'ordonnance du général Gablenz, car dans l'intervalle la guerre a
été déclarée; mais la Balzer est résolue à le reconquérir. En vain
M. de Rivero essaie-t-il de la faire renoncer à tout ce qui n'est
pas Ja politique de l'église, en vain cet étrange Rivero et un
abbé Rosti, non moins invraisemblable, veulent-ils lui persuader
que l'œuvre de sa vie doit être de se dévouer à la conservation du
patrimoine de saint Pierre; elle pense que l'affaire importante pour
elle est sa vengeance, et elle emploie les moyens les plus infâmes
pour empêcher le mariage de M. de Stielow. Voyant qu'ils échouent
devant la confiance et la générosité de la comtesse Clara, devant la
ferme résolution de son ancien amant, cette Messaline se joint aux
femmes charitables qui s'empressent dans les ambulances impro-
visées pour l'arrivée à Vienne d'un train de blessés. Là elle trouve
moyen de s'approcher de sa rivale, et comme par accident lui pique
la main avec ses ciseaux trempés dans le poison d'une blessure en
suppuration. Le ridicule de cette tentative de meurtre, qui n'échap-
perait pas au lecteur français le moins exigeant, n'a pas été senti
en Allemagne. Aucune critique ne paraît s'être élevée contre l'a-
venture des ciseaux empoisonnés ni contre l'intervention du mys-
térieux Rivero, qui se trouve être médecin fort à propos pour
secourir la victime. Cet Italien chimérique, au milieu de ses cor-
respondances et de ses menées occultes, s'érige en vengeur de
l'innocence. 11 reproche à celle qui a été un instrument dans ses
mains tous les crimes de son passé; il lui déclare qu'il pourrait
la livrer à la justice, mais que, faisant partie de la ligue des dé-
fenseurs de l'église, il veut lui laisser encore l'occasion d'expier
des forfaits épouvantables. Pour cela, elle doit exécuter aveuglé-
ment désormais les ordres qui lui seront donnés touchant le ser-
vice de la sainte cause. L'odieuse créature promet tout ce que veut
ce représentant du fanatisme cathohque, type de fantaisie d'une
incroyable absurdité. Leur entretien terminé, Rivero va froidement
annoncer à M. Balzer les desseins qu'il a sur sa femme. Le mari
fait bien quelques objections; toutefois une somme d'argent dont il
a besoin le décide à partir sans bruit pour l'Amérique, et M'"*' Balzer
se croit veuve, la nouvelle lui étant annoncée quelques jours après
que le chapeau, la redingote et les gants de son digne époux ont
été trouvés au bord d'un lac voisin.
Cela se passe de commentaires. Tout ce qu'a pu enfanter le dé-
vergondage d'imagination de nos romanciers de dernier ordre est
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. 971
dépassé. Des caractères aussi faux, des situations aussi forcées,
sont au-dessous de la critique; à quoi bon les intercaler dans un
ouvrage qui, débarrassé de ces fioritures plus qu'inutiles, per-
drait du moins le caractère bybride également désagréable aux
lecteurs frivoles et aux lecteurs sérieux ? On ne pense pas en Alle-
magne comme chez nous. M. Samarow a besoin de ce prétexte du
roman pour déguiser la propagande d'idées prussiennes qu'il pour-
suit; il voit qu'un romancier n'inspire pas de méfiance, que le
roman pénètre à tous les rangs de la société, chez les gens même
qui n'ouvriraient ni journaux ni brochures politiques, insoucians
qu'ils sont de se former une opinion personnelle. Ces gens-là sont
nombreux en Allemagne ; chacun ne s'y croit pas obligé comme
ailleurs de pousser ou d'enrayer à sa manière le char de l'état, de
discuter pour sa propre part les questions de liberté, de droit, de
constitution. Dans ce pays, le plus avancé peut-être sous le rap-
port de la science et de la philosophie, on a encore une tendance
féodale à tout remettre aux mains du maître, qui est naturellement
le plus fort. Quant à considérer les questions politiques sous leurs
dilïérentes faces, ne demandez pas cela au peuple, ni même à une
partie considérable de la bourgeoisie, qui s'en rapporte à la sagesse
d'une seule gazette locale dûment muselée; l'écrivain politique qui
leur rappellerait en passant que l'empire qu'ils acclament n'est autre
que l'empire détruit jadis au nom de la liberté de conscience risque-
rait de déplaire, et les mots sonores de développement historique,
d'unité, de pangermanisme, seront toujours accueillis avec ravisse-
ment, quelque sens qu'on leur prête. M. Samarow l'a bien compris,
et il a su accommoder au goût de ses convives un mélange d'illu-
sions et de préjugés plus agréables à ceux qui en sont pénétrés que
de bonnes vériiés toutes crues. Tâchons de le suivre jusqu'au bout,
mais en écartant une fois pour toutes les Balzer, les Stielow, les
Rivero, les Wendenstein, les bergeries hanovriennes et les stylets
viennois. Mieux vaut retourner aux personnages historiques, bien
qu'ils ne soient pas toujours beaucoup plus sérieux au fond que les
personnages de fantaisie, — évoquer par exemple la scène curieuse
où Napoléon III, en têtc-à-tète avec son confident Piétri, se réjouit
d'avoir su attendre. L'empereur d'Autriche, après les premiers re-
vers qui l'ont humilié, invoque son alliance au prix même de la
A^énélie, le roi de Prusse accepte son entremise pour l'armistice ;
il est devenu l'arbitre de l'Allemagne. Aurait-il obtenu davantage,
si l'armée française se fût mise en campagne? Les résultais atteints
valent presque ceux d'une bataille gagnée, sans que l'on ait tiré
un coup de caion ni dépensé un liard. Il faut que la presse pré-
sente les choses sous cet aspect à l'opinion publique, — et l'empe-
972 REVUE DES DEUX MONDES.
reur descend à des détails de journalisme qu'il serait scandaleux de
reproduire ici. Dans son allégresse, il est tenté de profiter de ces
chances heureuses pour s'assurer l'acquisition de la Belgique, M. Be-
nedetti présumant qu'aucune difficulté ne s'élèverait là-dessus à
Berlin; d'ailleurs la Belgique est française... — Au même titre que
l'Alsace est allemande, — répond M. Drouyn de Lhuys, dont l'avis
finit par prévaloir. En compensation du péril que suscite à la sécu-
rité de la France l'union de l'Allemagne sous le commandement
militaire de la Prusse, on réclamera sans tarder à M. de Bismarck
la reconstitution des limites tracées par le congrès de 1814 ainsi
que le Luxembourg et Mayence. Nous ne pouvons manquer, bien
entendu, d'assister à l'entrevue qui eut lieu à cet effet dans le
vieux château de Nikolsburg, entre MM. de Bismarck et Benedetti.
Écoutez la réponse du ministre allemand, faite d'une voix trem-
blante d'émotion. — J'aimerais mieux me retirer de la carrière po-
litique que de céder jamais Mayence! — Puis, ayant remis la dis-
cussion des autres points après conclusion de la paix avec l'Au-
triche : — L'Allemagne, dit-il à part lui, l'Allemagne ne paiera
pas son unité, comme l'Italie, de sa propre chair et de son propre
sang, du moins elle ne le fera pas tant que j'aurai quelque in-
lluence sur sa destinée. Qu'ils viennent sur le Bhin! Moi, je ne re-
cule pas... Ils croient tenir le jeu; c'est moi qui mêlerai les cartes !
La guerre est terminée, l'annexion du Hanovre va se consommer
malgré les prodiges de courage et de fidélité de ce malheureux
pays; le roi George, après avoir offert en vain d'abdiquer pour
conserver la couronne à son fils, s'est résigné douloureusement à
l'exil, et le roi Jean de Saxe envie son rôle lorsqu'il le compare
au rôle humiliant qui lui est imposé. Selon la version de M. Sa-
marow, voici comment notre ambassadeur explique à Napoléon le
revirement de l'opinion pubUque en Allemagne : — La guerre con-
tre l'Autriche n'était pas populaire à Berlin, et si elle s'était ter-
minée malheureusement, des agitations sérieuses à l'intérieur se-
raient sans doute survenues; mais je ne puis dissimuler à votre
majesté que le succès a produit son effet. Le peuple prussien croit
s'éveiller d'un long sommeil, la politique de M. de Bismarck se
dessine désormais si clairement que non-seulement on approuve,
mais on exalte la fermeté, l'énergie dont il fait preuve dans les
choses militaires de même que dans les choses politiques. Le
comte de Bismarck est l'homme le plus populaire en Prusse, et si
ce prestige pouvait être augmenté, ce serait par une nouvelle
guerre, entreprise afin d'éviter toute cession du territoire allemand.
Quant à l'Allemagne vaincue, elle n'oserait, quoi qu'il arrivcàt, s'allier
en ce moment avec la France contre la Prusse. D'ailleurs je dois
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. 973
confier à votre majesté que j'ai entendu parler d'un traité secret
d'après lequel les armées des états allemands du sud devraient être
mises sous le commandement prussien en cas de guerre...
Napoléon, ému, mais résolu néanmoins à ne pas reculer, s'il
s'agit de l'honneur de la France, convoque tous ses maréchaux.
— Messieurs, vous connaissez les événemens qui viennent d'avoir
lieu en Allemagne. La Prusse, abusant de la victoire de Sadowa,
veut créer un grand état militaire qui sera une menace continuelle
à nos frontières, dont j'ai le devoir, comme souverain, de garantir
la sécurité. Pour cela, j'ai entamé des négociations avec la Prusse
en réclamant la restitution des frontières de ISlli. On a repouss<i
ma demande. Avant d'aller plus loin, avant de laisser arriver les
choses à un ultimatum, je veux entendre votre avis au sujet d'une
guerre avec l'Allemagne, la guerre la plus importante et la plus
sérieuse que la France puisse entreprendre.
— Sire, dit le maréchal Vaillant, il y a vingt ans, mon cœur eût
tressailli à la pensée d'une telle guerre, d'une revanche de Wa-
terloo ; aujourd'hui la prudence domine tout autre sentiment, et je
n'oserais me prononcer sur une question qui touche d'une façon si
essentielle au sort de la France. Si je suis trop circonspect, que
votre majesté pardonne à mon âge. — Le maréchal Baraguay
d'Hilliers et le maréchal Canrobert l'approuvent.
— Vous savez, sire, interrompt le duc de Magenta, que j'aime-
rais tirer l'épée contre l'ennemi; mais réfléchissons pourtant, et
puis agissons vite!
— La réHexion ne servirait de rien, réplique le maréchal Niel.
Nous ne sommes pas prêts. Une guerre contre l'Allemagne exige-
rait la force entière de la nation et une arme qui surpassât leur fusil
à aiguille. Sire, de nouvelles armes exigent une nouvelle tactique :
il faudra modifier l'importance de la cavalerie, donner à l'artil-
lerie la tâche principale. Nos forteresses de la frontière ne sont pas
non plus en état de soutenir la guerre. D'ailleurs nous nous trou-
vons vis-à-vis d'une puissance militaire dont l'organisation exige
que chaque homme soit soldat. Contre une nation entière, nous
n'avons que notre armée; si elle est battue, rien ne nous restera
que des masses sans disciphne, qui seront sacrifiées inutilement.
— Sire, s'écrie M. Drouyn de Lhuys, je ne suis pas militaire,
mais je trouve que M. le maréchal a raison; seulement il me
semble que, pour commencer la guerre dans les conditions qu'il
juge nécessaires, il faudra beaucoup de temps; or nous n'avons pas
un instant à perdre. La Prusse organisera et concentrera de plus
en plus les forces militaires de l'Allemagne, et, quand nous aurons
terminé tout ce que le maréchal exige, nos forces augmentées se
974 REVUE DES DEUX MONDES.
trouveront en face d'un ennemi doublement formidable. Je suis sûr
que toute la nation française se lèvera en cas de guerre; le grand
Napoléon a vaincu avec des soldats formés dans l'action et non dans
les casernes; ne tardons pas à l'imiter.
Le visage de l'empereur s'assombrit. — Qu'en dites-vous, mon
cher Nie! ? Les paroles de M. le ministre retentiront dans tous les
cœurs français, et il faut tout le sentiment de mon devoir pour
m'empêcher d'y applaudir moi-même. Immédiatement après Sa-
dowa, lorsque l'Allemagne était encore sous les armes, la Prusse
ébranlée par le choc, et que l'Autriche n'avait pas conclu la paix,
il aurait été possible de faire ce que M. le ministre conseille; au-
jourd'hui ce serait un jeu dangereux. Et combien de temps vous
faut-il, ajoute l'empereur, pour exécuter ce que vous croyez être
indispensable?
— Deux années, sire.
Napoléon III se retire et va écrire ses résolutions; il ne veut pas
agir, il accepte les changemens qui ont eu lieu en Allemagne; mais
accepter n'est point reconnaître, ce n'est encore que gagner du
temps, — et il avoue à son fidèle confident Piétri qu'il est toujours
reconnaissant envers ceux qui le forcent de faire ce qu'il désire lui-
même. — Nous ne voyons plus Napoléon III que dans une scène
mélodramatique avec la malheureuse impératrice Charlotte, qui
épuise les supplications sans réussir à l'émouvoir. L'empereur a be-
soin pour les desseins de sa politique des troupes qu'il a fait revenir
du Mexique. La malédiction de la souveraine déchue, de l'épouse au
désespoir, pèsera sur sa tète comme un nuage plein de tempêtes,
et nous pouvons pressentir qu'une série de désastres va commencer
pour la France, tandis que se lève d'un autre côté le soleil resplen-
dissant de la Prusse.
Avec la paix d'une bonne conscience et d'un grand devoir ac-
compli, le roi Guillaume est rentré à Berlin au milieu de l'en-
thousiasme de ses sujets qui s'émerveillent des résultats presque
fantastiques de cette campagne de sept jours. Il conserve dans le
succès l'humilité chrétienne la plus édifiante. A ceux qui le félici-
tent d'avoir triomphé seul : — La Prusse, répond-il dévotement,
avait les deux alliés qui composent notre devise : Dieu et la patrie.
Je suis touché des sentimens de mon peuple, mais je voudrais qu'il
se rappelât celui à qui nous devons une grande partie de nos suc-
cès. Avec quel zèle et quelle constance feu mon frère Frédéric-
Guillaume IV, n'a-t-il pas travaillé au bonheur de la Prusse, à la
grandeur de l'Allemagne!.. Si Dieu nous a permis de recueillir
les fruits de ses efforts, il ne faut pas oublier la main qui planta
cet arbre, qui en arrosa les racines au temps de la sécheresse. Pour
ROMAN POLITIQUE EN ALLEMAGNE. 975
réveiller sur ce point le souvenir de mes sujets, un article a> été
préparé sur les travaux de mon frère, qui doit leur être communi-
qué par les journaux.
Il semble que le haut comique de cette scène, qui laisse loin
derrière elle les odes, les sonnets, les cantates en l'honneur de
l'impérial soldat de la chasteté, de la religion et de la tempérance,
ne puisse être dépassé ; on se trompe, ce n'est rien encore. Pour
savoir jusqu'où peut aller l'amalgame de sentimens contradictoires
dans un pays où l'on mêle dans la salade le sucre et le vinaigre, il
faut avoir vu M. de Bismarck, de retour à Berlin, prier M. de Keu-
dell de lui jouer une fois encore la marche funèbre de Beethoven,
qu'il a entendue , on s'en souvient, avec un si profond recueille-
ment la veille de la guerre. Cette marche ouvre et clôt le récit.
— Beaucoup de braves soldats ont péri dans la lutte, dit M. de
Bismarck lorsque s'est éteint le dernier accord, — mais leur sang
n'a pas coulé en vain ; l'ère qui s'ouvre est remplie d'espérances.
Que les dissonances se changent en harmonie, et puisse l'union de
toute l'Allemagne être notre récompense ! — A ces mots, qui ré-
sument l'œuvre de M, Samarow, glorification ininterrompue de
Vunilarisme, la comtesse regarde tendrement son époux, et M. de
Keudell commence l'hymne guerrier qui fortifia jadis l'âme d'un
grand réformateur allemand, tandis que M. de Bismarck, les mains
jointes, les yeux levés au ciel, murmure ces paroles :
Eine feste Burg ist unser Gott,
Eia starke VVehr und Waffen!
La plus cruelle parodie du sentimentalisme allemand n'imaginerait
rien de mieux : musique, philosophie, amour, mitiallleuses, et,
au-dessus de tout cela, ses ailes d'aigle éployées, ceDieude« ar-
mées qui ressemble à Odin plutôt qu'à Jésus.
Est-ce là vraiment ce que va devenir le roman allemand, qui si
longtemps s'est obstiné à planer dans un monde supérieur et fan-
tastique, au-dessus des passions humaines, sur les plus hauts som-
mets de la pure fantaisie, qui ensuite, pa-r un revirement heureux,
a inauguré avec Goethe le règne de la vérité, de la nature, de l'ob-
servation, tout ensemble délicate et sincère, cette école réaliste,
détournée depuis de sa voie, mais si prospère jusqu'ici dans le pays
qui la vit naître? Que de noms illustres ou sympathiques nous sa-
luions naguère encore ! Frilz Reuter, dont les récils pleins d'hu-
mour, de simplicité, de grâce jeune, agreste et sereine, nous pro-
menaient à travers ces belles campagnes du Mecklembourg, si
passionnément, si douloureusement évoquées par l'auteur d'Olle
Kamellen durant sept années de captivité dans les prisons d'état
de la Prusse, — et tant d'autres, qui depuis la guerre ont gardé le
Ô76 REVUE DES DEUX MONDES.
silence! Ils ont bien fait, puisque le livre en vogue devait être celui
dont nous venons de donner l'analyse. Ce livre sera suivi, n'en dou-
tons pas, de beaucoup d'œuvres du même genre, car le succès encou-
rage. Déjà on annonce une suite, qui nous conduira jusq'aux évé-
nemens de 1870 (1), et on s'occupe d'un roman nouveau de M. G.
Freytag (2), dédié à la princesse royale de Prusse, qui, sous prétexte
de traiter des ancclrcs, semble avoir encore des tendances politi-
ques. Or la politique n'est pas un champ propice aux jeux de l'ima-
gination ; le vrai talent ne saurait s'abaisser à servir les passions
d'un parti, descendre à des complaisances ni à des flatteries inévi-
tables lorsqu'il s'agit d'événemens contemporains. Lourde comme
un traité d'histoire, l'œuvre de M. Samarow rappelle par certains
côtés les travaux oubliés de ceux qu'on appointait autrefois chez
nous pour écrire, sous prétexte d'histoire, des panégyriques as-
sez plats et qui « louaient le roi sur un buisson, sur un arbre,
sur un rien. » — « Quand on leur fait quelque remontrance à ce
sujet, ils répondent qu'ils veulent louer le roi. » Ce que Despréaux
disait spirituellement de Pélisson pourrait s'appliquer à M. Sama-
row et à plusieurs de ses concitoyens. Poètes et romanciers ne s'in-
spirent plus d'un âge d'or légendaire ni de l'âme humaine, éter-
nellement féconde : les bulletins de victoire leur suflisent désormais.
Malheureusement ce n'est pas là un sujet d'inspiration bien relevé
ni surtout inépuisable; nous avons pu nous en assurer au temps
de nos gloires funestes, sous le premier empire, qui produisit une
si maigre moisson littéraire, tandis que le désespoir de la défaite,
la haine du joug étranger, éclataient au contraire chez nos voisins
en chants sublimes. Triomphante, l'Allemagne n'eût pas produit
les Kœrner, les Piuckert, les Uhland, les poètes patriotes de 1813.
Le laurier qui les couronne devant la postérité ne se ramasse pas
dans le sang de la victoire, il est donné plutôt comme une divine
compensation à ceux qu'écrase un hasard brutal. Nos vainqueurs
auront vite épuisé l'enthousiasme que leur inspire la restauration
d'un pouvoir tyrannique et militaire, tandis que le malheur, la con-
stance, la foi, la liberté, oITrent une carrière illimitée. A défaut
d'autres armes, nous en possédons deux dont l'Allemagne n'a jamais
su bien se servir, l'esprit et le goût. Eiïorçons- nous d'en tirer parti
pour établir notre supériorité dans cette lice ouverte aux produc-
tions contemporaines de chaque nation, et là du moins soyons les
plus forts. Ce sera notre première , notre plus glorieuse revanche.
Th. Bentzon.
(1) Europaischc Minen und Gegenmineu^ Zcitroman von Greger Samarow,
(2) Ingo und Ingraban.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
U avril 187X
II y a d'étranges phénomènes dans la politique, et la logique supé-
rieure qui gouverne le monde se perd quelquefois dans de singulières
incohérences. Certes, s'il est un événement qui dût sembler de nature à
exercer une influence favorable et calmante, c'est cette libération prochaine
du territoire dont l'assemblée se faisait honneur à elle-même l'autre jour
en se rendant cette justice, qu'elle avait heureusement accompli la moitié
de sa lâche « avec le concours de l'illustre président de la république. »
Depuis deux ans, c'est le but où tendent tous les efforts, c'est la pensée
qui domine toutes les volontés. Au milieu des agitations, des contradic-
tions, qui ont survécu à la guerre étrangère et à la guerre civile, cette
idée de délivrer le sol d'une occupation douloureuse reste le frein tout-
puissant, la règle souveraine et irrésistible, parce que c'est l'idée natio-
nale elle-même. Avant tout, la France a voulu se ressaisir, remonter la
pente de cet abîme où elle a été un instant précipitée. Elle y est arrivée,
non sans peine, avec beaucoup de sagesse et de modération, en sachant
faire des concessions et des sacrifices, surtout en décourageant les im-
patiens et les violens de tous les partis. C'est le triomphe du patrio-
tisme, ayant cette fois pour premier ministre un homme éminent par
l'esprit autant que par l'expérience, et puisqu'on en est arrivé là par une
sagesse un peu forcée, mais après tout acceptée, il semblerait assez na-
turel de ne pas compromettre aussitôt dans des aventures nouvelles
cette liberté et cette paix si péniblement reconquises, de ne pas se
hâter de rompre avec cette politique de transaction et de mesure qui a
rendu la France à elle-même.
Eh bien! non, ce n'est pas ainsi. Au lieu de se calmer et de se rele-
ver sous l'aiguillon généreux d'un patriotisme désintéressé, on se livre
à toutes les vulgaires irritations de l'esprit de parti. Au lieu d'aller sim-
plement, franchement, aux grandes et sérieuses affaires d'où dépendent
la sécurité et l'honneur du pays, on s'épuise dans toutes les tactiques
TOMB civ. — 1873. 62
978 BEVUE DES D£CX MONDES.
obscures, dans les froissemens et les conflits à propos de tout, à l'occa-
sion d'une question de discipline parlementaire, d'une mesure d'ordre
public ou de Torganisation de la municipalité lyonnaise. On se fait un
jeu des crises, des confusions, des incidens, des luttes d'influences où
tous les pouvoirs finissent par laisser quelque chose de leur autorité et
de leur crédit. L'assemblée elle-même, l'assemblée surtout, se laisse
gagner par cet esprit d'énervante agitation, et sans la moindre irrévé-
rence on serait tenté vraiment de considérer les vacances parlemen-
taires qui viennent de commencer comme un soulagement pour le pays,
comme un temps de repos favorable et bienvenu, si les élections par-
tielles qui vont se faire dans l'intervalle n'étaient à leur tour une arène
rouverte à ces mêmes passions qui s'agitaient hier encore à Versailles.
La situation où nous vivons n'est point facile assurément, elle est
pleine d'obscurités que les dernières discussions de l'assemblée n'ont
pas malheureusement éclaircies, et que les élections prochaines n'éclair-
ciront pas beaucoup mieux sans doute. En définitive, pour tous ceux qui
ne veulent pas s'asservir aux passions, aux préventions ou aux mobili-
tés de tous les jours, il y a un but très clair et une manière assez
simple de juger les alTaires publiques. Le but nécessaire, évident et su-
périeur est l'affermissement de ce qui existe, parce que la paix inté-
rieure est à ce prix, parce que ce régime, si vague et si indéfini qu'il
soit, est encore le seul possible, le seul qui puisse préserver de nou-
veaux hasards le pays, à peine remis de ses dernières commotions. La
manière de juger les questions ou les incidens qui se succèdent, c'est
de voir dans quelle mesure ils servent à cet affermissement, à cette ré-
gularisation d'un régime dont la raison d'être n'est point épuisée, même
après le traité qui met fin à l'occupation étrangère. 11 ne s'agit point
aujourd'hui de disputer indéfiniment et à propos de tout sur la répu-
blique et sur la monarchie, de prolonger cette sorte de compétition
bruyante de systèmes de gouvernement qui s'évertuent à se prouver
les uns aux autres qu'ils sont également impossibles. La vraie et seule
politique consiste à rester dans la réalité des choses , à organiser ce
qu'on a du mieux qu'on le peut, à préparer pour le pays, avec les
élémens dont on dispose, les moyens de garder la paix intérieure
après que le départ de l'armée allemande aura mis le dernier sceau à
la paix extérieure. Le malheur des partis qui s'agitent dans l'assemblée
ou hors de l'assemblée, de la droite et de la gauche, des légitimistes
ou des radicaux, et même parfois de quelques autres, c'est de ne pas
s'arrêter à ces conditions premières toutes pratiques, de ne voir dans
toutes les questions que ce qui les sert ou les flatte, d'appeler dédai-
gneusement un expédient ce qui ne répond pas à leurs passions ou à
leurs vues exclusives, et, sous prétexte d'en finir avec une équivoque
qu'ils créent ou qu'ils aggravent eux-mêmes le plus souvent, de se jeter
à la recherche de l'impossible. S'il y a des momens où ils sont obligés
REVUE. — CHRONIQUE. 979
de se plier à la force des choses, ils essaient aussitôt de s'y dérober
par des diversions compromettantes, en se vengeant de leurs mécou)ptes
sur tout ce qui les gêne. Pour les uns, l'ennemi c'est le gouvernement
et tout ce qui représente la situation actuelle; pour les autres, le grand
ennemi c'est rassemblée. Pour tous, le premier mot c'est l'esprit de parti
dans toute son irréflexion, le dernier mot c'est une impuissance agitée.
Voilà le malheur et voilà aussi l'explication de la marche des choses
depuis q-uelque temps. On ne fait pas ce que nous appellerons de la
politique d'intérêt public, d'intérêt national, on fait de la politique d'ar-
rière-pensée, de réserve, de défi et de mauvaise humeur, une vraie
guerre de broussailles et de surprises. On proteste qu'on ne veut pas
toucher à M. Thiers, et en effet on évite de l'atteindre directement, on
déclare même par un vote solennel qu'il a bien mérité de la patrie;
mais le lendemain on ne laisse pas échapper l'occasion de l'aiguillon-
ner, de lui infliger de petits échecs, on prend à partie le premier mi-
nistre qu'on trouve sous la main pour le mettre dans l'embarras. M. Du-
faure était fort en faveur il y a quelques mois parce qu'on se figurait
naïvement qu'on allait pouvoir le séparer de M. Thiers, et déjà il est
menacé de perdre les applaudissemens par lesquels certaines frac-
tions de la droite fêtaient ses paroles. M. de Goulard restait le ministre
préféré, et à son tour il commence peut-être à devenir suspect. Quoi
donc? Ne vient-il pas de prendre pour sous-secrétaire d'état un homme
d'esprit, préfet depuis 1871, conseiller d'état depuis quelques mois,
M. E. Pascal, qui, malgré des opinions monarchiques qu'il ne désavoue
pas, se rallie sans réticence à la république d'aujourd'hui? Bref, la
droite, mécontente et troublée, cherche un peu de tous les côtés sur qui
elle déversera sa mauvaise humeur, et croit fort uiile de faire à tout
propos acte de défiance et de prépotence, sans se demander si, en aggra-
vant les difficultés d'une situation pour laquelle elle a peu de goût, elle
ne se crée pas des impossibilités à elle-même.
Qu'est-ce que cette échauiïourée qui a signalé une des dernières
séances de l'assemblée avant les vacances et où M. Grévy s'est vu con-
duit à répondre par la démission des fonctions de président à des ma-
nifestations qu'il a jugées blessantes pour son autorité et pour sa di-
gnité? C'est tout simplement un acte d'impatience et de mauvaise grâce
dont on n'a peut-être pas au premier moment calculé la portée. La scène,
à dire vrai, n'a point laissé d'avoir un certain côté comique. Une ques-
tion de dictionnaire s'est trouvée tout à coup jouer un rôle politique
assez imprévu. Un orateur de la gauche, M. Le Royer, parlant de la ré-
forme municipale projetée à Lyon, s'est servi du mot « bagage » pour ca-
ractériser l'ensemble de faits et de raisonnemens produits dans le rapport
de la commission et dans un discours du rapporteur. « Bagage, » l'Acadé-
mie avait-elle prévu le cas? Ce vocable était peut-être familier ou léger, il
n'était pas au demeurant des plus injurieux, et surtout il n'était pas de
980 REVUE DES DEUX MONDES.
nature à provoquer, à titre de riposte légitime, l'expression « d'imperti-
nence » partie brusquement des bancs de la droite. « Bagage, » — « im-
pertinence, » il a donc fallu peser les mots en expert juré de la langue
parlementaire. M. Grévy les a pesés de son mieux dans sa balance, ces
terribles mots, il a trouvé consciencieusement qu'impertinence pesait
plus que bagage, et il a frappé d'un sévère rappel à l'ordre l'impétueux
interrupteur; mais voilà justement oîi tout s'est gâté. La droite, ou du
moins une partie de la droite, s'est crue obligée de soutenir celui qui
s'élait compromis pour sa défense-, elle a murmuré, jurant sur son âme
et sa conscience que les deux mots ."^e valaient bien. Elle a eu l'air de
mettre en doute l'impartialité du président, si bien que M. Grévy, se re-
levant dans sa fierté blessée, a répondu non sans hauteur que, si la con-
fiance d'une partie de l'assemblée lui manquait, il savait ce qui lui
restait à faire, et ce qu'il laissait entrevoir, il l'a fait résolument, en
envoyant le lendemain sa démission. Si on avait cru que la scène dût
aller si loin, peut-être se serait-on arrêté. Une fois qu'on s'était engagé,
il n'y avait plus à reculer. M. Grévy avait pris une décision irrévocable,
la droite, elle aussi, avait pris son parti, et c'est ainsi que pour un
mot de trop il y a eu un président de moins. C'est ainsi que ce qui
n'était à l'origine qu'une question de discipline parlementaire, dont le
premier magistrat de l'assemblée aurait dû rester le seul juge, est de-
venue rapidement une question politique assez grave, révélant sous une
forme particulière le travail et l'état moral des partis.
Il ne faut pas s'y tromper en eflet, c'est plus qu'une démission ordi-
naire dans les circonstances présentes. M. Jules Grévy était depuis le
mois de février 1871 le président invariable de cette chambre qui est
née un jour d'une des plus effroyables crises nationales, et qui est allée
de Bordeaux à Versailles, portant avec elle la fortune de la France. Il
s'était fait une position éminente aux yeux de tous les partis, et il la
méritait par sa tranquille équité au milieu des agitations parlementaires,
par la droiture et le tact qu'il avait su montrer dans les conditions les
plus délicates. Après tant d'autres hommes qui ont eu à conduire et qui
ont dirigé avec éclat les travaux des assemblées françaises, c'était une
physionomie nouvelle et originale de président simple, sobre, se mêlant
peu aux discussions, se réservant pour mieux rester impartial, et sa-
chant au besoin préciser un débat d'un mot lucide et ferme. En outre,
attaché à la république d'une conviction ancienne, sincère, mais mo-
dérée, il représentait dans une autre mesure que M. Thiers, à sa propre
manière, cette trêve des partis dont on a toujours parlé en la respec-
tant moins que lui, et il semblait appelé à rester jusqu'au bout une des
personnifications, un des garans de ce régime pour lequel la réorgani-
sation de la France a été le premier des mots d'ordre. C'est là juste-
ment ce qui donne un caractère politique à l'incident qui éloigne M. Grévy
de la présidence de l'assemblée. Sans rien exagérer, il est bien clair
REVUE. — CHRONIQUE. 981
qu'il y a un certain changement, un certain déplacement dans la situa-
tion, que depuis assez longtemps la droite, sans vouloir prendre l'ini-
tiative d'un acte direct d'hostilité, croyait faire nn sacrifice en maintenant
M. Grévy à sa tête, et qu'elle n'a point été fâchée de trouver une occa-
sion de se donner un président à elle en envoyant une pincée de cendre
au front de la république dans la personne de celui qui la représentait
au siège présidentiel.
Soit; le président qui a été élu à la place de M. Grévy offre assuré-
ment les plus sérieuses garanties par son talent et par la modération
de ses opinions. M. Buffet ne pourra répondre sans doute aux impatiens
qui l'ont porté au fauteuil, il ne fera pas beaucoup plus que son prédé-
cesseur, et il ne compromet certainement rien, il ne fait que reprendre
le programme de la commission des trente, lorsqu'il dit dans son dis-
cours d'inauguration, en parlant de cette seconde partie de la tâche de
l'assemblée dont il a été si souvent question : « 11 nous reste à donner
à noire pays, éprouvé par de si cruelles catastrophes, toutes les garan-
ties de sécurité et d'avenir qu'il nous sera possible de lui procurer. Nous
ne faillirons pas à ce devoir... » C'est entendu, on ne faillira pas au
devoir, on fera du moins ce qu'on pourra; mais comment se prépare-
t-on à ce devoir? Justement en commençant par un acte de parti, en se
jetant dans une sorte de conflit entre la droite portant au fauteuil
M. Buffet et le gouvernement soutenant la candidature d'un des vice-
présidens, M. Martel. La conséquence, on la voit aussitôt : l'assemblée
se coupe en deux. Dans un premier scrutin où le nom de M. Grévy rallie
encore une majorité, la scission est déjà visible. Dans un second scru-
tin, M. Buffet n'est élu qu'à quelques voix de majorité. Le gouverne-
ment est battu faute de quelques voix que la gauche, avec son esprit
politique et son à-propos ordinaires, refuse à M. Martel. Ainsi vont les
choses, de sorte qu'au moment où il va falloir nécessairement aborder
cette « seconde partie de la tâche » dont l'assemblée revendique juste-
ment le devoir et l'honneur, on se fractionne, on se défie; on a l'air
d'opposer un camp à un camp, d'élever présidence contre présidence,
et en procédant ainsi, en obéissant à des passions ou à des calculs de
partis, on ne s'aperçoit pas qu'on risque d'aller à l'impuissance par la
division de toutes les forces, qu'on s'expose à se réveiller brusquement
devant la nécessité d'une dissolution avant d'avoir donné au pays les
<( garanties de sécurité » dont il a besoin.
Heureusement il y a une inspiration supérieure de prudence qui ré-
siste, qui finit assez souvent encore par avoir le dernier mot, et c'est là
même un des phénomènes singuliers, saisissans, de nos laborieuses af-
faires. 11 y a une sorte de combat engagé, sans cesse renouvelé, entre la
raison, le bon sens, le patriotisme d'un côté, et de l'autre l'esprit de
parti bruyant, agitateur, envahissant, qui se jette sur tout pour tout
dénaturer, qui ne cherche dans les questions d'intérêt public que des
982 REVUE DES DEUX MONDES.
moyens de domination. Ce n'est point on fait nouveau, dit-on, c'est
l'éternelle histoire de la politique et des partis, on n'y peut rien chan-
ger. Ce n'est pas un fait nouveau, si l'on veut; mais ce fait, tout en
étant vieux comme le monde, prend un caractère plus dramatique au-
jourd'hui et devient plus choquant. Qu'on prenne pour exemple cette loi
sur l'organisation municipale de la ville de Lyon, récemment discutée
et votée par l'assemblée. La lutte a été sérieuse, instructive et des plus
animées, même à part l'incident où a disparu la présidence de M. Grévy.
La mairie centrale de Lyon est devenue l'occasion d'une véritable ba-
taille. Eh bien! qu'on parle franchement : ce qui a tout compliqué, c'est
que l'esprit de parti s'en est mêlé pour mettre ses passions, ses préoc-
cupations, dans ce qui devait rester avant tout une affaire de bonne or-
ganisation administrative, et tout le monde a eu sa part dans cette con-
fusion. Évidemment en effet, si la municipalité lyonnaise n'eût pas été
une forteresse du radicalisme, si elle avait été au pouvoir des conser-
vateurs, la majorité de l'assemblée ne se serait pas montrée si impa-
tiente de la réformer. Elle en serait restée peut-être à ces beaux rêves
d'indépendance locale et de décentralisation qu'elle nourrissait il y a
deux ans à peine, au mois d'avril 1871, lorsque M. Thiers était obligé
de la menacer, pour la première fois, de sa démission, si on ne laissait
pas au moins au gouvernement le droit de nommer les maires dans les
villes d'une certaine importance. D'un autre côté, la gauche ne se serait
point à coup sûr portée si passionnément au combat, si Lyon n'avait pas
été une ville républicaine, si le maire avait été royaliste ou clérical, de
sorte que, sans être précisément oublié, l'intérêt lyonnais n'a été en dé-
finitive que le prétexte d'une lutte nouvelle entre radicaux ou républi-
cains et conservateurs.
Au fond, l'affaireétait des plus simples. Il s'agissait de ramener l'ordre
et la régularité dans une administration locale où se sont accumulées
les incohérences révolutionnaires depuis près de trois ans, où se sont
perpétuées les habitudes de résistance à la loi transmises par tous ces
pouvoirs de hasard qui se sont succédé sous le nom de comité de salut
public ou de commune. Oui, en vérité, il s'agissait de rompre avec ce
passé. Le gouvernement pouvait d'autant moins reculer qu'il était ex-
posé à se trouver d'un moment à l'autre en présence d'un renouvelle-
ment forcé du conseil municipal, et il a proposé un ensemble de me-
sures fort modestes dont la principale consistait à remplacer dans les
élections locales le scrutin de liste par un sectionnement électoral
comme à Paris. La commission de l'assemblée a voulu compléter le pro-
jet du gouvernement en proposant la suppression de la mairie centrale,
à laquelle on substitue un certain nombre d'arrondissemens, — toujours
comme à Paris, — et en somme c'est tout: voilà l'œuvre ténébreuse de
réaction dénoncée parles radicaux! Cette réforme ainsi faite répond-elle
à un intérêt véritable en respectant les droits do Lyon ? At.teindra-t-elle
REVUE. — CHRONIQUE. 98S
le but qu'on se propose? C'est là toute la question, Tunique question, et
elle a éié exposée par M. Béranger avec une saisissante évidence, avec
une netteté décisive. Qu'on discute sur l'efficacité ou l'opportunité de la
mesure, soit encore; mais c'est évidemment la plus singulière exagéra-
tion de prétendre, comme l'ont dit les orateurs de la gauche, que la
loi nouvelle abolit les franchises municipales, qu'elle met Lyon hors du
droit commun. Est-ce qu'on louche à la représentation locale? Est-ce
porter atteinte aux franchises municipales? est-ce placer une ville hors
du droit commun que de supprimer un pouvoir exorbitant et de créer
six mairies au lieu d'une? Ce qui est au contraire exceptionnel et anor-
mal, c'est l'existence de cette mairie centrale se constituant l'organe
d'une population de trois cent mille âmes, s'érigeant en antagoniste de
l'autorité supérieure de l'état, et il y a là plus qu'un intérêt de loca-
lité, il y a un intérêt souverain d'unité nationale. Veut-on en effet que
sous ce voile des franchises municipales il y ait en France des cités in-
dépendantes, formant autant de communes ou de .petites républiques
italiennes du moyen âge, et toujours prêtes à renouveler des ligues du
midi, comme on l'a essayé pendant la dernière guerre?
Voilà le danger; mais il y a une chose bien plus curieuse que M. Bé-
ranger a mise en pleine lumière, c'est que celte mairie centrale, qu'on
représente comme une institution de droit commun, n'a par le fait au-
cune existence légale. Elle est le produit aussi spontané qu'irrégulier
de la révolution de 1870. Jusque-là il n'y avait rien de semblable à
Lyon, ou du moins ce qu'on appelait la mairie centrale ne s'étendait
qu'à une partie de la ville, tandis que les autres quartiers, rattachés à
l'agglomération lyonnaise, restaient indépendans, gardaient leurs muni-
cipalités distinctes. Ces municipalités, les seules légitimes, ont disparu,
la mairie irrégulière est seule restée, et il en résulte ce fait étrange, que
depuis trois ans aucun acte de l'état civil n'a réellement une valeur
légale, si bien que la loi nouvelle est obligée d'y pourvoir. Mettre fin à
toutes ces anomalies, à toutes ces incohérences, rendre à Lyon ses mai-
ries distinctes sans lui enlever l'unité de son conseil municipal, c'était
donc une évidente nécessité. On ne soumet pas une grande ville à un
régime exceptionnel, on la replace dans le droit commun; on supprime
tout au plus une institution de privilège révolutionnaire, et sous ce
rapport la loi nouvelle, dégagée de toutes les interprétations passion-
nées des partis, reste une œuvre de libéralisme prévoyant et d'ordre
pour l'état comme pour la ville de Lyon elle-même. Voilà cependant une
des armes dont les radicaux s'apprêtent à se servir dans les élections
prochaines contre l'assemblée et contre le gouvernement lui-même. On
dirait que leur république à eux se compose d'une éternelle et mono-
tone protestation contre tout ce qui ressemble à un ordre régulier et
légal.
L'assemblée n'est peut-être pas très populaire dans les grandes villes,
984 REVUE DES DEUX MONDES.
qui à leur tour ne sont peut-être pas frès populaires à Versailles. La
meilleure politique à l'égard de ces grandes populations, qui n'ont pas
sans doute plus de droits que les autres, mais qui ont des habitudes, des
intérêts d'un ordre différent, et qui sont en déûniiive une puissance, c'est
de les traiter avec une sérieuse et forte équité, de ne leur laisser ni le
privilège de devenir des foyers d'agitation, ni le privilège de se plaindre.
L'assemblée ne s'est point occupée seulement de Lyon avant d'entrer en
vacances, elle a passé les dernières heures de sa pénible session à s'oc-
cuper de Paris, à régler les comptes de la ville de Paris avec l'état, en
votant la loi qui fixe la part de la grande cité dans les réparations ou
les restitutions accordées à la suite de la guerre. C'était, à vrai dire, un
compte assez compliqué, il y avait des questions délicates qui ont été
l'objet d'une longue et laborieuse négociation. Le gouvernement et les
pouvoirs municipaux traitaient ensemble, ayant pour témoin la com-
mission du budget, qui tenait les cordons de la bourse. On a fini par
s'entendre, on en est venu à un arrangement d'après lequel l'état doit
payer IZiO millions à la ville de Paris, et la ville doit à son tour affecter
une portion de cette somme à la réparation de certains dommages ré-
sultant de la guerre civile. Le point difficile et délicat était le rembour-
sement d'une partie des 200 millions imposés à Paris par l'armistice
du 28 janvier 1871.
C'était évidemment une justice de ne pas laisser peser exclusivement
sur Paris cette lourde contribution, prix d'une capitulation aussi dou-
loureuse que nécessaire. Quel est en effet le caractère de cet acte du
28 janvier 1871 ? Est-ce la reddition pure et simple d'une place amenée
à merci? Les pouvoirs municipaux sont- ils intervenus au nom de la ville
qu'ils représentaient? Est-ce de l'existence particulière et des intérêts
municipaux de Paris qu'il s'agissait? Non. C'est le gouvernement qui
a défendu la cité assiégée, c'est le gouvernement qui au jour du mal-
heur est allé négocier à Versailles. Ce n'est pas l'autorité municipale, ce
n'est pas même l'autorité militaire, c'est le ministre des affaires étran-
gères qui a signé l'armistice stipulant non-seulement pour Paris, mais
pour la France entière. Ce n'est donc pas un fait tout parisien, c'est un
fait essentiellement politique, un fait national. 11 en résulte que, sans
se dérober absolument aux charges que la loi de la guerre inflige à une
ville prise, Paris a tout au moins le droit d'être exonéré d'une partie de
cette contribution qu'il a payée pour la France comme pour lui. La
cause de Paris a été plaidée avec autant d'habileté que de chaleur par
M. Denormandie, par M. André, par M. Vautrain, par des hommes qui
savent s'occuper sérieusement des intérêts de la ville qu'ils représen-
tent sans flatter ses passions, et elle a été gagnée en définitive. Elle eût
été gagnée avec bien plus d'avantage encore pour l'intérêt public, si on
n'avait pas cru devoir jeter dans le débat les récriminations de l'esprit
provincial, déguisant à peine l'esprit de parti.
REVUE. — CHRONIQUE. t)S5
Qu'on s'efforce de réparer autant qu'on le pourra les ruines laissées
dans les départemens envahis, qu'on rende justice aux autres villes qui
ont subi les rigueurs de la guerre, rien de mieux assurément. Où donc
est la nécessité de saisir toutes les occasions de récriminer contre Pa-
ris, de lui disputer jusqu'au mérite des douleurs qu'il a essuyées? Si
Paris a souffert de la faim, du bombardement, de toutes les misères, il
a supporté ces épreuves pour la France aussi bien que pour lui-même.
Le siège est un honneur pour le pays tout entier. Est-ce la peine de
parler si souvent de conciliation, d'unité nationale, d'accuser Lyon de
séparatisme, pour venir à son tour réveiller tous ces antagonismes, ré-
chaufTer tous ces fermons de discorde? Et puis, pour tout dire, que
signifie cet éternel procès fait à une malheureuse ville? Paris est le
foyer de toutes les révolutions, voilà le grand crime! C'est bien un peu
vrai malheureusement; mais d'où viennent ceux qui font des révolu-
tions? C'est à peine s'il y a des Parisiens parmi eux. Paris, le vrai Paris,
est le premier à souffrir de ce cosmopolitisme révolutionnaire. 11 dispa-
raît submergé sous ce flot d'agitateurs venant de toutes parts, et en ce
moment même ne se prépare-t-on pas à jouer cette comédie de ré-
pondre aux récriminations de Versailles en poussant à la députation pa-
risienne la fine fleur du radicalisme provincial? Est-ce Paris qui a inventé
la candidature de M. Barodet pour les élections du 27 avril?
Oui, vraiment, on veut persuader à Paris qu'il doit venger les fran-
chises municipales violées à Lyon, la république menacée à Versailles,
qu'il doit pour cela nommer au plus vite le héros de la mairie centrale
lyonnaise, M. Barodet en personne! Et contre qui organise-t-on cette
grotesque campagne? Contre l'assemblée de Versailles, on le dit, contre
les menaces monarchistes, on le répète sans cesse; on organise aussi en
définitive cette campagne contre le ministre d'un gouvernement qui
représente la république, la seule république possible, et qui vient, il y
a un mois à peine, de signer la libération du territoire! Puisqu'on s'en-
gage dans cette étrange aventure, il faudrait avoir au moins la franchise
de ce qu'on fait et dire nettement les choses. Est-ce qu'il n'y a pas des
habiles du radicalisme qui commencent à jouer ce jeu puéril de repré-
senter la candidature de M. Barodet comme une manifestation toute
simple, entièrement iuoffensive, nullement hostile dans tous les cas?
M. Barodet! mais c'est l'ami de M. Thiers, il a été nommé maire de Lyon
de la propre main de M. Thiers, il est reçu à la présidence. Quoi donc
encore? C'est pour venir en aide à M. Thiers, c'est pour soutenir le gou-
vernement qu'on le propose aux électeurs. C'est une candidature vrai-
ment conservatrice! Et c'est avec ces subterfuges, avec ces ruses vul-
gaires qu'on espère sans doute gagner des esprits simples, leur persuader
qu'ils vont d'un seul coup par leur vote venger les injures de Lyon, sau-
ver la république et soutenir M. Thiers contre ses ennemis embusqués
dans le palais de Versailles!
986 RETDE DES DEUX MONDES.
D'abord il serait assez intéressant de savoir comment Paris pcarrait
âToirà venger Lyon, parce qu'on donne tout bonnement à Lyon le ré-
gime municipal dont Paris lui-même se contente parfaite ment, parce
qu'on enlève à la cité du Rhône une mairie centrale que la cité de la
Seine ne possède pas et qu'elle ne réclame pas; mais en réalité la
question n'est pas là, elle n'est ni là ni dans toutes ces subtilités la-
borieuses par lesquelles on s'efforce d'abuser le public en travestis-
sant les élémens les plus simples d'une situation. La vérité dans la
lutte qu'on ne craint pas d'engager, la voici. M. de Rémusat est M. de
Rémusat, le ministre des affaires étrangères qui vient d'être l'heureux
négociateur de la libération du territoire, le membre du gouvernement
représentant, sous la république comme sous la monarchie, au pouvoir
comme dans l'opposition, toutes les traditions libérales, l'homme cmi-
nent par l'esprit et par le caractère. Sa profession de foi et son programm e
sont tout tracés dans les services qu'il vient de rendre, dans sa carrière,
dans ses travaux. Il ne peut rien dire de plus, et si on lui proposait,
comme on le lui a fort singulièrement demandé, de désavouer quelques-
uns de ses collègues du ministère, M. Dufaure, M. de Goulard, dans l'in-
térêt de sa candidature, il est probable qu'il tiendrait la proposition pour
peu sérieuse. Au point où en sont les choses, M. de Rémusat est devenu
plus qu'un candidat ordinaire; il représente désormais dans celte lutte
le gouvernement tout entier, la république libérale, régulière, subor-
donnée à la souveraineté nationale, telle que l'entend le gouvernement.
Quant à M. Barodet, il a le mérite, fort apprécié à ce qu'il paraît dans
certaines régions, d'être un inconnu, de sortir on ne sait d'où, de la
boîte aux surprises électorales, du club de la rue Grolée de Lyon. Ce
qu'il est par lui-même, on ne le sait guère, et on ne s'en informe pas
depuis qu'il est convenu, comme on le disait ces jours derniers dans
une réunion publique, qu'il ne faut plus ni titres personnels, ni mérite,
ni connaissance des affaires pour aspirer à représenter ses concitoyens!
Ce que représente M. Barodet, on le voit trop : il est le prête-nom de la
république radicale, turbulente, agitatrice, toujours périlleuse pour l'in-
tégrité nationale, — de la république avec des communes à Paris et à
Lyon, avec toutes les fantaisies de violence et d'incapacité qui se dé-
ploient dans les rapports instructifs qu'on publie sur la période de la
défense nationale. On peut choisir maintenant. La situation est en effet
fort simple, comme on le dit, elle est de plus assez grave.
Cette lutte, le gouvernement semble résolu à l'accepter; il ne pouvait
plus faire autrement, il a pour lui la complicité de tous les sentiraens
de patriotisme, de libéralisme et de conservation. Que les radicaux s'a-
gitent, fassent du bruit, c'est leur affaire. Est-il bien sûr que ceux qai
semblent conduire le parti et qui se laissent traîner à la remorque des
plus vulgaires meneurs désirent beaucoup le succès? Se sont-ils demandé
ce qui arriverait le lendemain du jour où ils auraient réussi? Ce qui ar-
REVUE. — CHRONIQUE. 987
riverait est bien facile à pressentir. Ils auraient probablement compro-
mis de la façon la plus sérieuse tout ce qu'ils prétendent servir, la
république, le suffrage universel et Paris lui-même : ils auraient justifié
d'un seul coup ceux qui ne cessent de proclamer que ce qu'on appelle
la république conservatrice est une chimère, qu'il n'y a d'autre alterna-
tive que le radicalisme ou la monarchie. Ils auraient fourni tout au
moins un nouveau prétexte à ceux qui ne demandent pas mieux que de
voir Paris commettre des fautes et justifier leurs méfiances, à ceux qui
déclarent que le suffrage universel, tel qu'il existe, sans règle, sans ga-
rantie et sans organisation, ne peut conduire qu'à de périlleuses aven-
tures. Si les radicaux pouvaient triompher, ils effraieraient la province,
ils mettraient tous les intérêts en alarme, cela n'est point douteux, et,
au lieu de hâter la dissolution de l'assemblée comme ils le croient, ils
pourraient bien plutôt peut-être prolonger son existence en lui donnant
une force nouvelle, en réveillant tous les instincts conservateurs ralliés
autour d'elle.
On aurait donné une leçon au gouvernement, c'est possible. Et après?
Le gouvernement ne resterait-il pas le représentant de la France d'ac-
cord avec l'assemblée? On aurait réussi tout au plus à pousser Paris
dans un piège par fanatisme de parti, à l'entraîner dans une manifes-
tation qui serait certainement une faute politique des plus graves, qui
le compromettrait lui-même, qui rendrait la république suspecte. Puis
enfin, qu'on nous permette de l'ajouter, il y a une dernière raison qui
n'a rien de politique, qui'est toute morale ou intellectuelle, et qui n'est
pas sans valeur : on propose véritablement à Paris de se donner un ef-
froyable ridicule devant le monde en paraissant même hésiter entre
M. de Rémusat et M. Barodet. Paris, après avoir été une brillante et
lumineuse Athènes, veut-il passer pour une capitale de Béotiens? Con-
sent-il à mettre bas sa couronne de cité de l'esprit? Franchement, mettre
en doute tant d'intérêts, la sécurité d'un pays si éprouvé, la considéra-
tion d'un gouvernement qui vient de préparer la délivrance du terri-
toire français, la réputation d'une ville, et tout cela pour jouer un bon
tour à l'assemblée de Versailles ou pour venger M. Barodet déchu de sa
mairie centrale, c'est beaucoup, — beaucoup plus que le bon sens pu-
blic ne devrait en permettre à des hommes qui se mêlent de politique.
Cependant au milieu de toutes les agitations de la politique Paris, le
vrai et vieux Paris de l'esprit et des arts, de l'intelligence, de l'étude
et de la sociabilité supérieure, ce Paris se sent par intervalles encore
vivant; il s'émeut d'une fête académique ou de la disparition soudaine
d'un des plus brillans talens contemporains. Certes tout se réunissait
pour donner un lustre particulier à cette séance académique de l'autre
jour. Le nouvel élu, qui entrait à l'Institut ayant pour témoins M. le
président de la république et M. Guizot, était un prince, et ce prince,
vrai fiis de son siècle, ne s'est pas borné à être un vaillant soldat au
988 REVUE DES DEUX MONDES.
commencement de sa carrière, avant l'exil; il s'est voué depuis aux
travaux de l'esprit, il est devenu un écrivain; il a débuté ici, au mi-
lieu de nous, par ces pages vivantes et rapides sur les Zouaves, sur les
Chasseurs à pied, dans un temps où il n'avait pas même le droit de
signer de son nom l'œuvre la plus simple, la plus palriolique, et où
la publication de ce qu'il écrivait n'était pas toujours sans péril. C'est
un détail de l'histoire littéraire qui n'a point. eu de place dans la séance
de l'autre jour. M. le duc d'Aumale a donc été reçu à l'Académie comme
il le méritait; il a trouvé, pour lui donner la bienvenue, M. Cuvillier-
Fleury, qui avait été autrefois le maître de sa jeunesse, et il n'a eu qu'à
promener son regard pour distinguer partout autour de lui des visages
connus. Celui-là même que M. le duc d'Aumale remplaçait et dont il
avait à parler, M. de Montalembert, était de ce temps de la monarchie
constitutionnelle où toutes les libertés parlementaires se déployaient
au milieu des tranquilles fiertés de l'honneur national. Cette vie de
l'orateur catholique ardent, passionné, impétueux, M. le duc d'Aumale
l'a racontée en homme qui subit le charme du talent et de l'indépen-
dance du caractère. 11 a suivi M. de Montalembert dans tous les détails
de sa vie de tribune, de ses luttes et de ses travaux d'écrivain. Le nouvel
académicien a le jugement pénétrant et ferme, l'image vive, le langage
nerveux, et en revenant sur le temps passé, sur un homme qui a ho-
noré notre pays, il ne pouvait se dérober au spectacle du temps présent
et des épreuves cruelles infligées à la France; mais de ces malheurs ré-
cens il n'a voulu parler que pour indiquer le hioyen de les réparer, le
travail, et pour faire enlentlre ce qu'il a justement appelé « le cri chré-
tien et français : espérance! » Et cette fête de l'esprit s'est terminée ainsi
sous une impression à la fois sérieuse et fortifiante.
Il y a des jours heureux et il y a des jours malheureux. Récemment
c'était M. le duc d'Aumale qui entrait avec éclat à l'Académie, hier c'é-
tait M. Saint-Marc Girardin qui disparaissait subitement, emporté par
un mal foudroyant. Professeur, écrivain, député, homme d'un esprit
brillant et sage, M. SainL-Marc Girardin appartenait, lui aussi, à cette forte
génération qui depuis quarante ans a fait la renommée intellectuelle de
la France. Son originalité, c'était le bon sens, et ce bon sens, il le portait
dans la politique comme dans la littérature, en l'aiguisant de finesse et
de piquante ironie, en le parant de toutes les grâces d'un art savant et
habile. 11 savait donner une séduction toujours nouvelle à ses cours de
la Sorbonne, à ses livres, à ses essais littéraires et même à ses polé-
miques politiques. C'était en un mot un homme éminent et charmant.
Partout où il a été, M. Saint-Marc Girardin laisse un grand vide, il le
laisse surtout parmi nous, dans cette Revue où il a déployé son talent,
où il a si souvent raconté avec une raison pratique et une verve toujours
en éveil nos affaires de tous les jours. Par la mesure de son esprit, par
la modération naturelle de ses opinions, comme aussi par cette éduca-
REVUE. — CHRONIQUE. 989
tion première qui fait tout l'iiomme, M. Saint-Marc Girardin appartient
essentiellement à la monarchie constitutionnelle, et les derniers événo-
mens l'avaient frappé non-seulement en attristant son patriotisme, mais
encore en ouvrant devant lui une carrière où il voyait la France en pé-
ril, où il se sentait lui-même dépaysé; jusque dans ces épreuves qui
devaient précéder de si peu sa mort, il gardait cependant la fermeté
d'un esprit clairvoyant fait pour être un conseiller avisé et utile.
eu. DE MÂZADE.
ESSAIS ET NOTICES.
Situation des Alsaciens-Lorrains en Algérie,
Rapport de M. Guynemer, adressé à la Société de protection.
Au 1" mars 1873, le nombre des Alsaciens-Lorrains débarqués en
Algérie s'élevait à 3,261. L'installation des immigrans, qui au début
avait rencontré des difficultés sérieuses, se fait aujourd'hui dans d'assez
bonnes conditions. Le gouvernement dispose à cette heure, dans les
trois provinces d'Oran, d'Alger et de Constantine, de 200,000 hectares
prêts à être distribués aux colons qui voudront s'y établir; ce sont en
partie des terres domaniales (azels, autrefois loués et dont l'état a re-
pris possession), en partie des terres séquestrées à la suite de l'in-
surrection de 1871, ou bien acquises par voie d'échange ou d'achat.
Aujourd'hui toutes les familles arrivées depuis 1871 ont été mises en
possession de leurs terres. Celles qui disposaient d'un petit capital ont
reçu des concessions en toute propriété-, les autres, celles qui étaient sans
ressources, et elles forment la grande majorité, ont reçu les terres au
titre 2, c'est-à-dire avec condition de résidence : ce n'est qu'au bout de
neuf ans que la toute-propriété leur appartiendra, mais aucune autre
condition que celle de la résidence ne leur est imposée. La contenance
des lots est en moyenne de 25 ou 30, au maximum de 50 hectares. L'é-
tat ne donne déterres qu'aux familles, les célibataires n'en reçoivent
que par exception.
Les villages où les Alsaciens -Lorrains ont été placés sont dissémi-
nés sur toute l'étendue do la colonie. Il eût peut-être mieux valu les
rapprocher les uns des autres dans une région convenablement choisie,
soit sur les hauts plateaux de la province de Constantine, soit dans le
voisinage de la Kabylie ou du chemin de fer d'Oran ; mais on n'a pas
eu le choix dans les premiers momens, il a fallu prendre les terres
qui devenaient disponibles un peu partout. A l'avenir, on pourra procé-
der à la création des centres nouveaux d'après un plan plus rationnel,
et surtout éviter les régions encore dépourvues de routes. En somme,
990 REVUE DES DEUX MONDES.
malgré les difficultés qu'il a fallu vaincre d'abord, malgré les conditions
déplorables dans lesquelles la plupart des émigrés se sont dirigés sur
l'Afrique, leur installation est aujourd'hui achevée, grâce à la bonne
volonté de l'administration et au zèle admirable déployé par les sociétés
d'assistanoe et de protection. Le sol est fertile, et le climat n'a rien qui
puisse effrayer les colons ; l'avenir paraît donc assuré pour tous ceux qui
viendront en Algérie avec la résolution de travailler. C'est ce qui ressort
du rapport très-circonstancié de M. Guynemer, qui vient de visiter pres-
que tous les établissemens d'Alsaciens-Lorrains en Algérie, comme dé-
légué de la société présidée par M. le comte d'Haussonville.
Le seul desideratum signalé par le rapport concerne les habitations.
Les familles, à leur arrivée dans les villages, étaient d'abord logées sous
des tentes, abri insuffisant pour les femmes et les enfans; plus tard le
gouvernement fit construire des gourbis en pierre, mais dans la plupart
des villages ces gourbis sont trop petits et mal couverts. Aussi est-ce à
la construction de maisons définitives que M. Guynemer crut devoir af-
fecter la plus grande partie des subventions allouées par la société, et
c'est sur cette question qu'il appela la sollicitude de M. le gouverneur-
général, qui s'empressa d'ouvrir à cet effet un crédit de 100,000 francs
au préfet d'Alger. Il a été décidé ensuite que les constructions projetées
seraient exécutées sous la direction du génie militaire, et dans ces con-
ditions une maison qui reviendrait à 2,000 ou 2,300 francs, si elle était
bâtie par un entrepreneur civil, n'en coûtera que 1,500. Il faut ajouter
qu'ainsi on n'aura plus à craindre l'abandon des travaux ou les retards
qui se produisent si souvent par suite du manque d'ouvriers ou de la
négligence des entrepreneurs. Toutes ces maisons pourront être ter-
minées dans un bref délai. Des dispositions semblables ont été prises
pour les provinces d'Oran et de Constantine. Les émigrans trouveront
donc à l'avenir leur installation toute préparée, surtout s'ils se confor-
ment à l'avis du sous-comité d'Alger, qui leur conseille de retarder leur
départ jusqu'à la fin de septembre, afin de leur éviter l'épreuve des
grandes chaleurs. Au reste, le mouvement d'immigration tend à s'ac-
croître, et l'avenir de la colonie inspire une confiance entière à tous
ceux qui l'ont vue de près. On ne se fait pas en général une idée assez
juste des ressources que peut offrir l'Algérie à des colons résolus et in-
telligens. « En voyant, dit M. Guynemer, tant de villes et de villages de
construction européenne, tant de fermes dont les propriétaires, arrivés
sans fortune, ont trouvé l'aisance et quelquefois la richesse, j'ai com-
pris combien l'Algérie était peu connue en France. »
Le directeur-gérantj G. Buloz.
TABLE DES MATIÈRES
CENT QUATRIÈME VOLUME
SECONDE PÉRIODE. — XLIII« ANNÉE.
MARS — AVRIL 1873
Livraison dn 1" Uars.
La Guerre de France. — 1870-1871. — IV. — L'Invasion en NoRMANnie, la
CAMPAGNE DU NORD ET I.E GÉNÉRAL FaIDHERBE, par M. CHARLES DE MAZADE. 5
Les Finances de l'Allemag^ie depuis l'indemnité de guerre, par M. Ecgëne
TROLLARD 39
Philippe, par M. Henri RIVIÈRE 70
Impressions de Voyage et d'Art, Souvenirs de Bourgogne. — VIII. — Autun,
AuxoNNE, TouRNUs ET Macon, par M. Emile MOMTÈGUT 90
Un Naturaliste philosophe. — Lamarck, sa vie et ses œuvres, par M. Ch.
MARTINS 142
Les Finances de la ville de Paris depuis la guerre, par M. Louis REYBAUD,
de riiistit'.it de France 178
Un Poète théologien. — La religion romaine dans Virgile, par M. Gaston
BOISSIER 199
Céramique. — Anthropologie des vases grecs, pai- M. FROHNER 223
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littérair e, 232
Essais et Notices. — Abraham Duquesne et la marine du xvii" siècle, par
M. Ch. LOUANDRE 244
Livraison da 15 Mars.
La Nouvelle profession de foi du docteur Strauss, par M. Albert RÉ VILLE. 2S7
Les Missions extérieures de la marine. — III. — La station du Levant. —
Les Souliotes, Ali-Pacha, Canaris, par M. le vice-amiral JURIEN DE LA
GRAVIÈRE 289
992 TABLE DES MATIÈRES.
L'ÉoUCATrON DES FILLES BN RuSSIE ET LES GYMNASES DE FEUMES, par M. ALFRED
RAMBAUD 3-21
Études sun les travaux publics. — Les canaux et les voies de communica-
tion AUX États-Unis, par M. H. BLERZY 351
L'Ondine, Scènes de la vie provinciale, par M. A. THEURIET 374
Études nouvelles sur Grégoire VII et son temps. — I. — L'empire et la
papauté avant Grégoire VII, par M. Cii. GIRAUD, de l'Institut de Fiance. 437
L'Archéologie et l'Art, par M. Henri DELABORDE 458
Le Japon depuis l'abolition du taïcounat, les réformes et les progrès des
Européens. . 472
Les Russes dans l'Asie centrale. — L'Expédition de Kuiva, par M. Arminius
VAMBÉRY 504
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 492
Livraison da 1" Avril.
Jean de Thommeray, par M. Jules SANDEAU, de l'Académie Française. . . . 513
L'enseignement exceptionnel a Paris. — I. — L'institution des Sourds-Muets,
par M. Maxime DU CAMP 555
Lord Palmerston d'après sa correspondance et le livre de lord Dalling,
par M. l8 comte de JARNAC 578
Etudes nouvelles pur Grégoire VII et son temps. — II. — Le moine Hildb-
brand, par M. Charles GIRAUD, de l'Institut de France 613
Un Drame japonais. — L'histoire des quarante-sept lonines, par M. Alfred
ROUSSiN C40
La Physiologie de la mort, la mort apparente et la mort réelle, par
M. Fernand papillon C6ît
Les déportés politiques en Afrique et a la Nouvelle-Calédonie. — Un essai
DE colonisation SANS TRAVAIL, par M. Paul MERRUAU C89
La PRESSE ALLEMANDE EN 1873 A PROPOS DE LA FRANCE, par M. AlBERT SOREL. 711
Poème et Sonnets, par M. SULLY-PRUDHOMJIE 733
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 736
Essais et Notices. — Les Théâtres. — Comédie-Française, reprise dp. DalUa
d'Octave Feuillet. — Gymnase, Andréa, par M. Victorien Sardou. . . . 748
Livraison da 15 Avril.
La Suisse et la révision de sa constitution, par M. Ernest DUVERGIER DE
HAURANNE, député à l'Assemblée nationale Î53
L'Enseignement exceptionnel a Paris. — II. — L'institution des Jeunes
Aveugles, par M. Maxime DU CAMP 801
Voyages géologiques aux A;ores. — III. — Les oranges de San-Micuel, les
cultures et le monde organique aux Açores, par M. F. FOUQUÉ 829
Le géant Yéous, conte fantastique, par M. George SAND 86i
Impressions de voyage et d'art. — I. — Souvenirs du Nivernais, la vallée
de la Loire et Nevers, par M. Emile MONTÉGUT 896
L* montagne kurde, scènes de la vie turque en An.atolie, par M. Albert
EYNAUD 923
Un roman politique en Allemagne. — Vour le sceptre et la couronne, db
M. Gregor Samarow, par M. Th. BENTZON 950
Chronique de la Quinzaine. — Histoire politique et littéraire 977
Essais et Notices. — Les Alsaciens-Lorrains en Algérie 989
Paris. — J, CLAYE, Imprimeur, 7, rue Saint-Benoît.
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